Les derniers avis (512 avis)

Par Gaston
Note: 3/5
Couverture de la série Tulipe
Tulipe

2.5 J'ai lu trois tomes de cette série parce que j'avais envie de mieux connaitre l'œuvre de Sophie Guerrive qui est en ce moment une des auteurs de la série Spirou une de mes séries franco-belge classiques préférés et j'aime bien connaitre l'œuvre des auteurs qui donnent vie au groom. J'ai été moyenne convaincu. Je connaissais déjà un peu l'univers de Tulipe à travers ''Le Club des amis'' qui s'adresse aux enfants. Ici, le public-cible est un peu plus mature. Cela ressemble à du Trondheim: le dessin naïf laisse penser que c'est pour les jeunes enfants, mais les personnages passent leur temps à faire des réflexions qui vont surtout intéresser un public au minimum adolescent. Le dessin est bon, mais l'humour n'a pas trop fonctionné sur moi. J'ai parfois souris sans plus. Il y a plusieurs histoires qui m'ont paru d'un intérêt limité et j'ai fais l'erreur de lire plusieurs albums un à la suite de l'autre, c'est vraiment un truc à lire à petite dose. C'est dommage parce que je trouve les personnages attachants, mais voilà je n'arrive pas à être captivé par leurs vies quotidiennes.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série A la recherche de Peter Pan
A la recherche de Peter Pan

La plaisir d'un séjour dans un village enneigé - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de tout autre. Comme l'indique le titre, il s'agit de l'intégrale de l'histoire : il regroupe les 2 tomes initiaux parus en 1984 et 1985, et prépublié dans le Journal de Tintin en 1983-1984. Ce récit est en couleurs, entièrement réalisé par Cosey (Bernard Cosendai), un auteur suisse. Il est connu entre autres pour la série Jonathan (16 tomes) et pour un récit de Mickey Une mystérieuse mélodie : ou comment Mickey rencontra Minnie (grand prix du Festival d'Angoulême 2017). Ce tome commence par une introduction de 3 pages écrite par André Guex, auteur de Geiger : Pilote des glaciers et de Valais Naguère. 281 photographies anciennes. Il évoque la région du Valais, un canton de Suisse situé au sud du pays. Peu avant 1930, la malle de la Poste progresse tranquillement pour rallier le village d'Ardolaz dans les Alpes Valaisannes en Suisse. Un mystérieux individu à chapeau et à moustache saute dedans à la faveur d'un tunnel. Un peu plus loin sur le bas-côté, 2 gendarmes interpellent un touriste pour savoir ce qu'il fait là. Melvin Z. Woodworth leur explique qu'il vient séjourner à Ardolaz pour trouver l'inspiration pour écrire son prochain roman. La malle arrive. Woodworth propose une petite goutte de Gin aux policiers, d'une bouteille de ses affaires personnelles, transportées par la malle. Il est un peu surpris d'apercevoir Baptistin, mais n'en dit rien aux gendarmes. Il finit par rallier Ardolaz à pied, mais arrive après la malle, ayant ainsi perdu son pari avec le cocher. Une fois installé à l'auberge de monsieur Zufferey, il va faire le tour du village. Il va se recueillir sur la tombe de Dragan Z. Madjevic, puis se promener autour du Grand Hôtel qui est fermé pour l'hiver. le soir alors qu'il lit tranquillement dans le fauteuil de sa chambre, il entend un énorme craquement. Il s'agit du glacier avoisinant qui bouge. Au petit déjeuner, il évoque l'histoire d'un ancien village qui aurait été enseveli par le glacier. Les gendarmes sont toujours à la recherche de Baptistin, accusé de faux-monnayage. Melvin Woodwaorth reçoit un courrier de son agent Virgil G. Ashbury qui menace de lui couper les vivres si son prochain roman tarde encore trop. Pour essayer de déclencher le processus créatif, Woodworth se met à relire Peter Pan (1911) de James M. Barrie (1860-1937), personnage créé en 1902. Il est toujours un peu intimidant de se lancer dans la lecture d'une oeuvre ayant été intégrée au patrimoine de la bande dessinée. le lecteur sera-t-il à la hauteur ? Saura-t-il en apprécier la substantifique moelle, y percevoir ce qui fait sa valeur ? Peu importe, autant déjà commencer par la lire comme n'importe quelle bande dessinée pour voir si elle fournit un bon moment de lecture. Généralement, la première composante qui accroche le lecteur réside dans l'intrigue. Cosey propose d'emmener le lecteur dans un canton suisse, plus précisément dans un village de haute montagne, pour toute la durée du récit (à part l'épilogue de 3 pages itinérant en Italie). Il met en scène un écrivain à la recherche de l'inspiration, peu avant 1930. A priori, il n'y a pas de quoi titiller l'attention d'un amateur de récit d'aventures. Mais en fait, l'auteur intègre plusieurs éléments d'ordre romanesque, comme un trafic de fausse monnaie, un fuyard (Baptistin) qui échappe aux gendarmes, un individu qui rôde la nuit dans le Grand Hôtel fermé pour la saison et qui y joue des airs au piano, une mystérieuse jeune femme (Evolena) qui se baigne dans une source chaude, un village qui aurait disparu, et même Melvin Woodworth a un objectif caché qui a trait aux circonstances de la vie et de la mort de Dragan Z. Zmadjevic dans ce village. Finalement le lecteur se retrouve très intrigué, avec l'envie d'en savoir plus sur ces mystères. Il plonge dans une histoire agréable et facile à lire, sans dimension intellectuelle exigeant trop de concentration de sa part. Il se rend compte qu'il apprécie également la dimension touristique de l'histoire, l'évocation de ce village de montagne au début du vingtième siècle. Il en a un premier aperçu avec les tenues vestimentaires des personnages : à commencer par les culottes courtes de Melvin Woodworth et ses grosses chaussettes de laines qui montent jusqu'au genou, en continuant par les uniformes d'époque des gendarmes, en passant par les vêtements confortables et un peu empruntés des villageois. Il n'y a pas de doute que le dessinateur ait fait les recherches nécessaires pour assurer la véracité historique de ces éléments. Les recherches de Cosey couvrent également l'architecture du village avec ses chalets de bois et leurs toits en ardoise, son église en pierre, les clôtures de bois, le luxe du Grand Hôtel, etc. Au fil des séquences, le lecteur peut également découvrir les occupations quotidiennes des villageois : filage de la laine, travail du bois, élevage de chèvres. Il se rend compte que l'évocation de ce village et de cette époque n'a rien de superficielle ou de générique quand le personnage principal bénéficie d'explications sur quelques pratiques, ou de la définition de quelques termes locaux. Ainsi le lecteur découvre avec Melvin Woodworth (ou retrouve s'il connaissait déjà) la définition du chemin de bisse : canal d'irrigation creusé dans la terre, ou accroché au rocher, conduisant à la belle saison l'eau des torrents vers les prés et les prairies qui se dessèchent. Il croise des termes comme le fendant (un cépage chasselas en Valais), les mayens et les raccards qui sont tous explicités au cours du récit. L'authenticité de cette reconstitution historique n'est donc pas à mettre en doute, et c'est un vrai plaisir que de pouvoir découvrir le village par les yeux du nouveau venu, de l'accompagner faire du ski dans une zone encore majoritairement sauvage, sans touriste, de découvrir les spécialités locales (encore un petit verre de fendant ?), et de savourer une raclette à l'air libre, avec quelques nouveaux clients de passage. Cette bande dessinée est découpée en 9 chapitres assez rapides, et le lecteur s'aperçoit que dès le troisième, il est complètement emporté par l'histoire. Il n'a pas besoin de temps d'adaptation pour pouvoir apprécier les dessins de Cosey. Ils appartiennent à un registre descriptif avec un bon niveau de détails. Il utilise un trait d'encrage assez fin pour tracer les contours de chaque forme. Dès la première page, le lecteur apprécie de pouvoir observer ce toit qui protège le pont permettant de traverser une rivière. À chaque page, il peut choisir de lire rapidement pour ne s'intéresser qu'à l'histoire, ou prendre son temps pour apprécier les détails qui s'y trouvent : la forme d'une luge, une pile de bûches, l'aménagement de la chambre d'auberge de Woodworth, les formes des sacs à dos, les bâts des ânes et leur contenu quand les villageois sont contraints d'évacuer le village, la bouilloire utilisée par Woodworth, la robe de soirée d'Evolena, un abreuvoir, etc. Cosey sait créer des personnages aisément reconnaissables, avec des allures différentes, qu'il s'agisse de Melvin Woodworth, jeune homme plein d'allant et confiant en ses capacités, d'Evolena jeune femme pleine d'entrain et souriante, de Baptistin homme chenu plus âgé, encore dans la force de l'âge, des 2 gendarmes, ou du cochon Wilfrid, des villageois, etc. Il se montre assez facétieux avec les 2 gendarmes, les utilisant comme le duo des Dupondt dans un premier temps, en tant que ressort comique, avec une forme de condescendance de la part des autres personnages, mais finalement des professionnels assez compétents dans un deuxième temps. Il s'avère convaincant pour animer de manière réaliste le cochon que Woodworth a baptisé Wilfrid. Dès la première page, le lecteur apprécie de pouvoir contempler la nature. Alors que la malle postale n'en est encore qu'au début de son ascension, il voit la ligne des arbres, la terre à nu, et les formations rocheuses des montagnes avec des affleurement rocheux à plusieurs endroits. le lecteur ressent l'impatience à prendre de l'altitude pour parvenir aux paysages entièrement recouverts de neige. Il constate qu'au fur et à mesure de la progression de la malle, les bas-côtés se couvrent de plus en plus de neige. Dans le chapitre II, Melvin Woodworth part faire un tour à pied aux environs du village, ce qui permet de regarder alentour, malgré un petit banc de brume. Dans le chapitre III, il part faire un tour à ski, d'époque en bois. le lecteur partage son plaisir à se laisser glisser, à progresser dans la neige fraîche, seul au monde, à découvrir une source chaude au milieu d'un bosquet de mélèzes. Au fil des chapitres, Melvin Woodworth a l'occasion de faire d'autres sorties à ski, de découvrir l'intérieur d'une grotte, et de passer sur le glacier. le lecteur reste béat d'admiration devant la manière dont Cosey sait conserver le blanc de la page pour rendre compte de la virginité de la neige. le lecteur se retrouve à projeter la texture et la résistance de la neige dans ces zones blanches de la page où évolue Woodworth ou d'autres personnages. L'artiste n'abuse pas de ce mode de représentation, en particulier, il donne une couleur grise aux étendues enneigées lors des séquences nocturnes. Il sait également rendre compte de la résistance de la neige, entre autres lorsque Woodworth se retrouve les quatre fers en l'air dans de la poudreuse. Il réalise une mise en couleur naturaliste, essentiellement basée sur des aplats de couleurs unis. Il introduit rarement des nuances, essentiellement pour rendre compte de reliefs mis en évidence par la luminosité. Il ajoute des petits traits secs pour rendre compte des textures des surfaces, que ce soit le bois ou les tissus. Il utilise également les couleurs pour faire mieux ressortir quelques surfaces par rapport aux autres par exemple 2 plans différemment éloignés de lignes d'arbre. Le lecteur un peu tatillon peut trouver qu'un ou deux passages comprennent des invraisemblances, ou des situations un peu tirées par les cheveux. Il y a bien sûr le comportement du cochon Wilfrid qui relève plus du dispositif artificiel bien pratique pour aider le héros, que d'un comportement naturaliste totalement plausible. Néanmoins le lecteur peut y voir une forme de comédie, sans réelle incidence sur l'intrigue en elle-même. Cosey donne l'impression de jouer dans un registre de chassé-croisé, pour introduire une tension momentanée, et ne pas se répéter dans les recherches menées par les 2 gendarmes. le lecteur peut aussi s'étonner de voir Evolena se balader dans la neige jambes nues, ou en talon, alors que les autres personnages restent en tenue hivernale pour affronter le froid de la saison, et la couche de neige. Mais il ne s'agit que de menus détails au regard de la globalité du récit. du coup, il pardonne également le final un peu trop spectaculaire quand l'une des attaches du sac à dos de Baptistin lâche au mauvais moment, ou quand ce personnage fait une découverte spectaculaire à un moment bien opportun. Il le pardonne à l'auteur, parce que malgré tout celui-ci a pris soin de préparer ces événements, à commencer par le poids du chargement du sac, mais aussi parce qu'il voit bien qu'il s'agit pour l'auteur d'introduire des rebondissements pour rester dans le registre de l'aventure. Totalement décontracté par la facilité de la lecture, le lecteur se laisse emporter par l'intrigue, par le plaisir de se retrouver dans cette région, par le grand air, et par la bonne nature du personnage principal. Il se rend compte que la reconstitution de l'ambiance du village le convainc entièrement. Il se surprend à aller se renseigner sur la vie de Joseph-Samuel Farinet (1845-1880) faux-monnayeur, ayant fait l'objet d'un roman : Farinet ou la fausse monnaie (1932) de Charles Ferdinand Ramuz. Malgré quelques facilités de scénario, Cosey a recréé une communauté, en la présentant par les yeux d'un nouveau venu. Au sein de son intrigue, il évoque donc cette forme d'activité criminelle qui est la création de fausse monnaie. Il évoque également le symptôme de la page blanche chez l'écrivain, et la situation financière précaire qu'il provoque. Au travers de l'histoire personnelle de Melvin Woodworth, il parle aussi d'un immigré (son père), de sa relation avec son père, de la distance qui sépare les membres d'une même famille, de la vie rêvée du frère absent. le lecteur peut trouver comme un écho de ces thèmes dans l'exode imposé des villageois d'Ardolaz, devant abandonner leurs racines, devant quitter leur foyer. Il y a finalement des thèmes sous-jacents assez graves dans le récit, même s'ils ne prennent jamais le pas sur l'histoire racontée. le lecteur peut d'ailleurs voir dans la conclusion de l'épilogue l'affirmation d'une valeur qui rejoint la question de la cellule familiale. Et Peter Pan dans tout ça ? Il y a déjà les citations de James M. Barrie en ouverture de chaque chapitre qui sont toutes extraites du livre Peter Pan. le lecteur peut essayer de trouver en quoi elles viennent apporter un éclairage au chapitre afférent, ou y voir plus une idée générale du chapitre, une source d'inspiration. L'auteur va un peu plus loin encore, lorsque dans les pages 81 et 82, Melvin Woodworth rêve au dieu pan. Il est assez difficile d'établir un parallèle direct entre le parcours de Melvin Woodworth et celui de Peter Pan, ou de voir dans ce récit des thèmes comme la peur de la mort. Peut-être que Woodworth est effectivement à la recherche de Dragan Z. Zmadjevic qui semble avoir vécu son rêve d'enfance ? C'est la réflexion qu'il se fait en page 57. Peut-être est-il à la recherche d'une vie romanesque qui lui éviterait d'être adulte, de faire face à ses responsabilités ? Ou peut-être que plus simplement Melvin Woodworth est un individu qui trouve du plaisir dans l'expérience de la vie, sans réelle implication de sa part ? Faut-il voir dans la décision de Woodworth de rester au village malgré le danger, un comportement manquant de maturité ? Ou dans sa décision de venir en aide à Baptistin sans rien connaitre de lui ? Il apparaît également qu'il souhaite retrouver l'état antérieur de la chaleur familiale lorsqu'il était enfant. Finalement, qu'elle appartienne ou nom au patrimoine de la BD, cette histoire se lit avec un grand plaisir, sans donner l'impression de retomber en enfance, ou que le média soit une excuse pour un récit infantilisant. L'auteur laisse le libre choix au lecteur de ne lire le récit que pour son intrigue et sa dimension touristique, ou de prendre le temps de penser aux choix effectués par le personnage principal.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Celluloid
Celluloid

Voyage onirique et érotique - Ce tome comprend une histoire complète, racontée sans aucune bulle, sans aucun texte. Une femme rentre chez elle. Elle arrive sur le palier. Elle ouvre la porte de son appartement avec une clef plate. Il pourrait s'agir d'un appartement parisien. Elle pose sa valise et appelle son compagnon (ou peut être son mari). Elle l'appelle avec son portable. Il est au travail dans un grand bureau. Après quelques explications agenda en main, il apparaît qu'il y a eu un décalage d'une journée dans leur rendez-vous. La femme raccroche et décide de prendre un bain. Elle se déshabille, se prélasse dans l'eau, se sèche sort sans prendre la peine de se rhabiller. Dans la pièce, elle avise un projecteur avec un film prêt à être visionné. Elle le met en marche et elle est vite troublée par le caractère érotique du film. La bande de celluloïd prend feu et la projection sur le mur se transforme en porte que la femme franchit pour se retrouver dans un monde onirique et érotique. En 2011 paraît cet étrange objet bédéïque entièrement réalisé par Dave McKean (scénario et illustrations). Il s'agit d'un récit érotique, sans aucun mot, illustré (à quelques exceptions près) sous la forme de pleines pages. Les français ont eu l'honneur de bénéficier de sa première parution, avant qu'un éditeur américain n'ose le publier au pays des puritains. S'agit-il vraiment d'un ouvrage érotique ? Oui, il est impossible de s'y tromper. La femme est nue à partir de la scène du bain jusqu'à la fin de livre. Elle commence par être témoin d'actes sexuels, puis elle participe à des actes sexuels. S'agit-il d'un ouvrage pornographique ? On n'en est pas loin. Il y a des représentations explicites et détaillés des organes génitaux masculins et féminins en gros plan, il y a des scènes d'accouplement et de fellations, mais il n'y a pas de gros plan de pénétration. Y a-t'il une histoire ? Oui, Dave McKean reste un vrai créateur et son objectif n'est pas d'accumuler les scènes racoleuses. Il y a une vraie progression narrative au fur et à mesure que le désir augmente chez l'héroïne. Il suffit de regarder les premières pages disponibles en aperçu pour constater que McKean n'a pas recours à l'esthétisme codifié des bandes dessinées érotiques ou pornographiques. Les mensurations de son héroïne restent dans la normale (pas de glandes mammaires hypertrophiées) et qu'il a choisi un esthétisme qui rappelle au départ celui de Cages. C'est d'ailleurs le propre de ce créateur d'accorder la première place aux illustrations, au langage de l'image : il ne se contente jamais de représenter une personne ou un objet. Il en donne à chaque fois une vision artistique, un point de vue qui met en évidence les sentiments, les sensations, un jugement de valeur, le regard subjectif de l'artiste. McKean utilise plusieurs techniques différentes pour illustrer cette femme s'aventurant dans le monde de l'érotisme et du désir. Les premières pages commencent avec le style qu'il a adopté à partir de Cages. La représentation des individus évoque Picasso dans des tableaux comme "Les demoiselles d'Avignon" (1908) pour les visages anguleux, le "Portrait d'Ambroise Vollard" (1910) pour la décomposition de l'image en formes géométriques. Ce style empêche le lecteur de réduire la femme à un simple objet du désir. Les illustrations présentent son visage sur une surface plus importante que la vue directe ne le permet. McKean s'en sert pour augmenter l'importance du regard en accordant plus de place aux yeux que ce que rendrait une perspective traditionnelle. Il applique également ce mode de représentation au corps dénudé. du coup, les attributs sexuels sont effectivement mis en évidence, mais dans une composition qui fait également ressortir des angles là où tout n'aurait été que courbes voluptueuses dans un magazine de charmes. le regard du lecteur bute sur ces angles ce qui provoque une personnification de cette femme qui ne peut pas être réduite à un objet (bimbo ou MILF), à des appâts sexuels. La représentation des décors évoque Vincent van Gogh pour la perspective déformée, légèrement faussée de "La chambre de van Gogh à Arles" (1889). Dave Mckean change de style au fur et à mesure des paliers de plaisir franchis par l'héroïne, jusqu'à utiliser à la fin la retouche de photo par logiciel d'infographie, avec un vrai modèle féminin nu. Dans les différents modes de représentation picturale, il s'arrête à chaque fois juste avant l'abstraction, juste avant Kandinsky, ou la dernière période de Picasso. Dave McKean est un artiste érudit qui utilise ses différents modes picturaux pour mieux traduire ce qu'il souhaite dire. À mon goût, il réussit à faire ressentir au lecteur les sensations éprouvées par la femme. Toutes les activités sexuelles sont évoquées de son seul point de vue. Chaque scène a suscité une empathie de ma part, avec des images inoubliables. Parmi les plus marquantes, il y a cette montée du plaisir féminin chez l'héroïne qui est représenté en juxtaposant des esquisses rapides de cette femme avec son sexe en premier plan et des photographies de fruits tels qu'une grappe de raisin, une goyave, un fruit de la passion, une poire, etc. Ces images transcrivent la narration sur le plan des sensations éprouvées, un exploit en matière de bandes dessinées (les grappes de raisin auront maintenant pour moi une forte connotation). Il y a également le passage où le désir devient de plus en plus pressant jusqu'à être animal et il est représenté sous la forme d'un démon rouge, nu et bien pourvu par la nature. La métaphore est simple, mais les illustrations sophistiquées et légèrement second degré apportent des nuances et des subtilités insoupçonnées. Le genre érotique se compte parmi les plus codifiés et les rigides, il semble presqu'impossible de pouvoir trouver une idée originale dans ce genre, et encore moins de la représenter sans tomber soit dans la pornographie ordinaire, soit dans les stéréotypes éculés. Dave McKean a mis tout son art au service de cette histoire simple pour transmettre les sensations du personnage féminin au lecteur. J'ai trouvé qu'il y avait parfaitement réussi en mettant en oeuvre tout son vocabulaire graphique (aussi sophistiqué qu'étendu) pour le récit qui se révèle être un point de vue construit sur le désir et le plaisir sexuel. Seul petit défaut : du fait de l'absence de texte, il s'agit d'une bande dessinée qui se lit très vite (environ 20 minutes en s'attardant sur les images).

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Cages
Cages

Créer - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, écrite et illustrée par Dave McKean, parue à l'origine sous la forme d'une série de 10 comics publiés de 1990 à 1996. L'histoire s'ouvre avec un prologue constitué de 4 récits différents des origines du monde, 4 variations sur la création du monde par Dieu. Il s'agit de textes, illustrés par des compositions graphiques entre peintures et collages. Le récit en bande dessinée commence page 28, avec un chat dont la silhouette se détache contre la Lune, qui descend du toit en passant devant les fenêtres d'un bâtiment appelé "Meru House" et abritant des appartements. Le chat observe les activités de chaque locataire. Puis Leo Sabarsky (un artiste) arrive dans le quartier cherchant Meru House. Il rencontre Joffrey, un simple d'esprit s'étant construit un mobile représentant les planètes du système solaire dont il s'est coiffé en guise de couvre-chef. Après une discussion à sens unique, il demande son chemin à un sans-abri. Il pénètre enfin dans Meru House, et tente de se faire comprendre de, la logeuse dont les propos trahissent une forme de logique déconcertante. Leo Sabarsky est un artiste peintre à la recherche de l'inspiration, d'une nouvelle motivation artistique. Il va rencontrer Jonathan Rush (un écrivain devant se cacher), Angel (un musicien de jazz) et Karen qui habite un appartement dans l'immeuble d'en face. Dave McKean est un artiste à part entière qui s'est fait connaître dans le monde des comics par ses collaborations avec Neil Gaiman (Violent cases, The tragical comedy or comical tragedy of Mr Punch ou Signal to noise), et pour ses couvertures époustouflantes de la série Sandman (voir Dust covers). Quand le lecteur ouvre "Cages", il commence par être un peu déçu parce que Dave McKean n'illustre pas ce récit par le biais de ses compositions complexes mêlant dessins, peintures, photographie et infographie, mais à l'encre, pour des dessins assez dépouillés, avec une esthétique de surface peu séduisante. Il n'y a qu'une vingtaine de pages réalisées à l'infographie, soit un très petit nombre par rapport à ce récit de près de 500 pages. En outre, ces dessins à l'encre ne sont rehaussés que par une seule couleur, un gris (entre gris acier et gris souris) assez froid. Il faut donc avoir envie pour commencer cette lecture conséquente. Passés les 4 contes de la création du monde, le lecteur découvre quelques personnages (une dizaine) dont 3 principaux (les 3 artistes), des rencontres entre des individus au comportement parfois étranges, des moments de la vie quotidienne, des conversations banales, et quelques réflexions sur la créativité et les œuvres artistiques. Il s'agit donc d'un roman sur quelques facettes de l'existence, dépourvu de péripéties, au rythme un peu indolent. Les personnages sont plutôt sympathiques, mais ils gardent tous une part de réserve, une forme de distance. C'est vrai qu'à la première lecture, "Cages" semble hermétique avec beaucoup de séquences gratuites sans rapport avec le fil conducteur et sans grand intérêt. Il y a par exemple le soliloque de la logeuse (de la page 162 à la page 175, puis de 187 à 202), dont l'esprit divague passant du laveur de fenêtre à la vaisselle, à son expérience de vendeuse, son mariage, la disparition de son mari. La regarder faire la vaisselle à la main pendant une page n'a rien d'intéressant ni visuellement, ni par rapport au récit. De temps à autre, McKean recourt à des symboles ou des visions oniriques, et là encore le lecteur éprouve de réelles difficultés à déterminer leur sens. Ainsi pages 65 à 71, la façade de Meru House se retrouve enserrée par les os d'ailes de créatures surnaturelles et démesurées sans explication. Angel (le musicien) explique qu'il est capable de tirer de la musique de cailloux en les frottant, comme il est possible de faire chanter un verre à pied en frottant doucement son rebord. Là encore, le lecteur veut bien prendre cette information au premier degré, mais le rapport avec le reste n'apparaît pas. Le summum est atteint avec le sans abri (de la scène d'ouverture) déclarant page 325 : j'ai complètement perdu l'intrigue, exprimant à merveille l'impression du lecteur. La scène au cours de laquelle un personnage s'exprime de manière confuse en montrant des mots écrits sur des bouts de carton laisse le lecteur perplexe sur le sens de ce mode de communication, au sein de cette scène à la fois drôle et irréaliste. Il faut donc de la patience pour s'immerger dans la narration de McKean, et découvrir au hasard d'une page, un élément éclairant, une explication. Ainsi page 255, Leo Sabarsky se définit comme un peintre topologique néo réaliste, explicitant son propos en indiquant qu'il dessine les gens comme il les ressent même si le dessin qui en résulte semble faussé. Le lecteur comprend que McKean parle de lui-même, ce qui explique ces visages asymétriques, un peu de guingois, mais effectivement chargés d'affectif. De la même manière, au milieu d'une scène onirique (page 347), un personnage du rêve dit de manière explicite qu'un tableau a besoin d'un critique pour interpréter son sens (pourquoi l'artiste a placé un personnage derrière un arbre ?). McKean indique que le lecteur doit faire jouer son sens critique et s'interroger sur ce qui lui est raconté. Au fur et à mesure, le lecteur constate que le thème principal est celui de l'acte de création. Le lecteur perspicace l'aura compris dès les 4 versions de la création du monde placé en tête d'ouvrage. Il convient donc d'envisager chaque scène comme se rapportant à l'acte de création. Ce point de vue ne permet pas de tout déchiffrer (pourquoi la petite fille porte un masque page 144 ?), mais il fournit la clef de compréhension principale. Dave McKean a donc réalisé un roman graphique sur la création artistique. Il s'agit bien d'un roman dans le sens où le lecteur partage la vie de plusieurs personnages. Il est possible de détecter de ci de là de rares ressorts romanesques, tels que les 2 gardes du corps de Jonathan Rush, l'absence de soucis matériels des personnages, ou le manque d'asservissement à leur travail. Il ne s'agit que de rares éléments ; pour le reste le lecteur côtoie ces personnages comme des individus réels, les découvrant au travers de leurs paroles, de leurs interactions avec les autres, de leurs actes. Seules une ou deux séquences oniriques viennent donner un éclairage supplémentaire sur leur vie intérieure. Avec presque 500 pages, Dave McKean a toute latitude pour aborder le thème de la création artistique sous tous les angles qui l'intéressent. Ce qui impressionne et déroute à la lecture, est que McKean n'est jamais dogmatique ou coercitif dans sa façon de s'exprimer. Il laisse les personnages au premier plan, charge au lecteur d'interpréter leurs paroles ou leur comportement au regard de l'acte de création. Le lecteur doit garder à l'esprit que McKean a composé son ouvrage, il n'y a pas de scène arrivée par hasard ou jouant les bouche-trous pour étoffer la pagination. Du coup, le plaisir de lecture dépend de l'investissement et de l'implication du lecteur dans son interprétation, de sa capacité à se mettre en phase avec les personnages, avec le ressenti de l'auteur. Certains éléments parlent plus que d'autres. Il est par exemple assez facile de reconnaître en Jonathan Rush, un hommage à Salman Rushdie, auteur des Les versets sataniques (1988) et désigné comme la cible d'une fatwa par l'Ayatollah Ruhollah Khomeini. McKean ne se lance pas dans un pamphlet politique ; il préfère creuser la question de l'artiste qui se voit privé de ses sources d'inspiration. À nouveau il ne s'agit pas d'une réflexion de type intellectuelle, mais d'un ressenti émotionnel et affectif. Il sonde également le rapport entre l'inspiration de cet artiste et sa relation avec sa femme, dans une prise de conscience aussi feutrée que cruelle. Dans ce moment intime, le lecteur peut apprécier à quel point l'étrange concept de dessiner juste (même si c'est laid ou anatomiquement contestable) est maîtrisé par McKean et très expressif. En fonction des séquences, le lecteur sera amené à considérer une facette ou une autre de l'artiste en train de créer. McKean propose 3 approches différentes au travers de 3 artistes différents : Leo Sabarsky cherchant à saisir la personnalité intérieure des individus, Jonathan Rush écrivain intellectuel plus intéressés par les idées et les concepts (par l'identification des schémas), ou Angel plus mystique. Le volume de ce roman graphique permet à McKean d'aborder ce sujet de nombreuses manières. Il peut établir une preuve patente que tout peut alimenter la création littéraire, même la logeuse faisant la vaisselle. McKean a recours à un dispositif narratif relevant du théâtre : il montre cette dame en train de soliloquer tout en effectuant sa tâche ménagère. Le lecteur peut voir apparaître les expressions fugaces sur son visage ; McKean capture les apparitions ténues de la personnalité de cette femme attirant l'attention du lecteur sur le fait que le quotidien dans toute sa banalité recèle la saveur des individus, pour peu que l'observateur se donne la peine de réellement regarder. À l'opposé de ce moment ordinaire sans éclat, McKean arrive aussi faire partager les sensations les plus délicates au lecteur. Par exemple, pages 241 à 253, Leo et Karen prennent un verre attablés dans un bar, sur fond de musique jazz, en faisant connaissance. Au travers de dessins de plus en plus expressionnistes se délitant en simples traits jusqu'à en devenir abstraits, McKean installe le lecteur dans l'intimité de ces 2 personnes se découvrant et appréciant leur conversation. En déroulant un récit de longue durée avec de nombreuses approches, McKean indique au lecteur qu'il conçoit sa vocation de créer et la réalité de manière complexe, en la considérant sous plusieurs angles, pas forcément tous compatibles entre eux. Cette façon de présenter son point de vue participe à la déroute du lecteur à qui il revient de hiérarchiser ces différentes façons de voir. À nouveau il a l'impression de participer à une conversation, d'être un acteur de sa lecture au travers de l'interprétation qu'il fait des séquences. Il a la liberté de ne pas partager le point de vue de McKean (le chat comme lien entre les individus, capable de percevoir une réalité plus complète que celle perçue par l'être humain), d'y confronter sa propre expérience de la vie. Malgré un rythme indolent, McKean couvre un large territoire thématique connexe à la création artistique. Il évoque aussi bien la part du hasard dans la vie humaine (ce morceau de recette de ratatouille récupéré par les pigeons puis par Angel), que l'asservissement volontaire de l'individu à sa profession (le déménageur littéralement écrasé par le poids d'une caisse). À l'évidence, le lecteur n'est pas en mesure de déchiffrer ou décrypter tous les symboles conçus par l'auteur. Une séquence livre la clef de l'interprétation du visage humain surimposé à la tête de chat. Par contre, le masque sur le visage de la petite fille reste lettre morte, ou encore la similitude entre le rêve de la logeuse et le portrait chinois de Karen qui semble orienter le lecteur vers la notion de cycle, et de vie stéréotypée. Au fil des pages le lecteur se familiarise avec les personnages qui gagnent tous à être connus, apprend à apprécier l'humour délicat de McKean (les 2 personnes âgées commentant les performances d'Angel, qui finissent par évoquer Statler et Waldorf, les 2 vieux du Muppet Show). Il apprend également à détecter l'adresse élégante avec laquelle McKean utilise le vocabulaire et la grammaire graphique : du figuratif à l'abstrait en passant par l'expressionisme, qui peuvent être imbriqués dans une séquence admirable de fluidité et de naturelle quand Karen contemple les nuages pour y détecter des formes (un exemple de paréidolie). Il s'imprègne peu à peu de la philosophie de vie de l'auteur. McKean n'assène pas des vérités absolues et prêtes à l'emploi. Ses personnages finissent par énoncer leur conviction en une courte phrase qui conceptualise et synthétise ce qu'ont montré plusieurs séquences. Il n'y a pas de révélation fracassante sur le sens de la vie, juste des convictions sur des thèmes philosophiques comme le besoin naturel de l'individu d'identifier des schémas, ou l'importance vitale de créer, le développement de la capacité d'un artiste au fur et à mesure que passe les années (en forme de spirale). Sans pédanterie, sans pontifier, McKean propose au lecteur de découvrir son approche de la vie par l'entremise d'un roman graphique qui a la particularité de nécessiter d'être activement interprété. Il annonce dès le prologue qu'en tant que créateur, il estime que son œuvre est un peu décevante, pas à la hauteur de son ambition de ce qu'il avait imaginé qu'elle pourrait être en la concevant avant de la réaliser (déclaration empreinte d'humilité énoncé par le Dieu d'un des 4 récits de la création du monde). McKean a la prévenance d'expliquer son titre "Cages" dans le cours du récit. Il estime que chaque individu est en butte à ses propres limites qu'il subit ou qu'il s'impose. En tant qu'artiste, son ambition est de repousser ces limites, de sortir de cette cage (quitte à se retrouver dans une plus grande), en créant, en sortant de son cadre de référence, en quittant sa zone de confort. Cette forme de narration est aussi sophistiquée que risquée. Il faut que le lecteur accepte de se prêter au jeu du dialogue, se familiarise avec le rythme lent du récit, accepte les méandres de la conversation. Certains passages restent hermétiques faute de culture commune entre l'auteur et le lecteur. D'autres séquences se prêtent à des interprétations multiples, voire le lecteur peut ressentir l'impression de projeter un sens sur des images ou des propos qui n'ont pas été voulus par l'auteur. Il est tentant de se dire que la pension et ses pensionnaires sont autant de symboles représentant les différentes particularités de la personnalité du personnage principal, que les éléments concrets du récit sont autant de métaphores de la vie intérieure du personnage... mais il n'y a aucune certitude qu'il s'agit bien de l'intention de l'auteur. "Cages" est une œuvre ambitieuse, unique, à haute valeur artistique, respectant son lecteur et attendant sa participation. Elle n'est pas exempte de défauts, mais ses qualités l'emportent largement. Par la suite Dave McKean a réalisé plusieurs histoires courtes rassemblées dans 2 recueils (Pictures that tick, Volume 1 & Pictures that tick, Volume 2), ainsi qu'un récit érotique très personnel Celluloid.

12/04/2024 (modifier)
Par Blue boy
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Guerres de Lucas
Les Guerres de Lucas

Si ceux qui comme moi auront vibré en découvrant « Star Wars » dans leur prime jeunesse — et bien sûr par extension les fans les plus récents de la saga — seront sans aucun doute totalement emballés à la lecture de cette bande dessinée, il n’est pas impossible que les plus réfractaires l’apprécient. En effet, c’est d’abord l’ascension extraordinaire d’un homme mû par un imaginaire foisonnant et surtout l’histoire d’un film culte qui est présenté ici. On peut donc être simplement amateur de cinéma pour se plonger dans cette lecture… Abondamment documenté, l’ouvrage a été mené de main de maître par les deux auteurs, avec une symbiose parfaite entre les partitions graphique et narrative. On y découvre d’abord le personnage de Georges Lucas, cet enfant rebelle dont les rêves étaient « bigger than life ». L’homme, déjà tout gosse, avait une personnalité hors du commun, tête brûlée dans son adolescence et plutôt renfermé, il semblait habité par une volonté de fer pour donner corps à ses rêves…et il lui en aura fallu de la volonté pour franchir les innombrables écueils qu’il subit avant la sortie en salles du film, dans la douleur qui plus est… Même si Lucas avait déjà sa trilogie en tête, c’est le succès inattendu de ce premier opus au box office qui fut le catalyseur de l’impressionnante saga et de ses innombrables spin-offs, très inégaux il faut bien l’avouer, que nous connaissons aujourd’hui. C’est avec bonheur que l’on avale les 200 pages du livre, qui, en plus d’un personnage à la « vie intérieure bouillonnante », nous dévoile la genèse du tout premier Star Wars. On découvre que la compagne de George, Marcia, aura été d’un énorme soutien dans l’aboutissement de son projet, remanié mille fois avant sa version définitive ! Si les relations furent souvent houleuses avec les producteurs de studios, davantage préoccupés par l’appât du gain, celles avec les cinéastes furent heureusement plus amicales. On y croise ainsi Francis Ford Coppola, Steven Spielberg, l’autre homme qui aura transformé le cinéma dans ces années-là, Irvin Kershner (qui à l’époque n’avait pas encore réalisé « L’Empire contre-attaque »), Martin Scorsese et d’autres. Et puis les acteurs bien sûr, le trio magique composé d’Harrison Ford (recruté par défaut !), Carrie Fisher et Mark Hammill, mais aussi les seconds rôles, notamment l’acteur britannique Alec Guinness qui aura apporté son aura bienveillante au film. Le tout est passionnant, très complet, et truffé d’anecdotes croustillantes. On se gausse par exemple en apprenant que Han Solo aurait dû porter un col Claudine au lieu de sa fameuse tunique échancrée, si son interprète, par un réflexe salutaire, n’avait pas décidé de l’arracher. Le dessin de Renaud Roche est d’une efficacité redoutable dans sa simplicité. Il accompagne à merveille la narration extrêmement fluide. On apprend, de façon peu étonnante, qu’il a une expérience dans le storyboard. La mise en page va à l’essentiel et insuffle beaucoup de dynamisme au récit. La particularité graphique de cet album est qu’il n’est ni en noir et blanc ni en couleurs, l’auteur s’étant contenté d’ajouter ça et là des touches de couleurs pour souligner les éléments importants, renforçant encore le punch narratif. A croire que Roche a travaillé au pinceau-laser ! Si « Les Guerres de Lucas » ne représente que sa première bande dessinée en tant que co-auteur, on se dit que le jeune homme, illustrateur formé à l’école des Gobelins, a de l’avenir… Encore une fois, cette bande dessinée pourra largement captiver un lectorat au-delà des amateurs de la saga Star Wars. Sur une autre grille de lecture, elle montre le parcours admirable d’un homme qui en ayant concrétisé ses rêves par la puissance de sa « force » intérieure (on ne saurait mieux dire, et Lucas était loin d’être un communicant expansif, encore moins vénal !), nous offre une véritable leçon de vie. On peut dire que les Editions Deman, plutôt spécialisée dans la presse jusqu’à récemment, auront frappé fort avec la – seulement - troisième BD de leur collection. Déjà récompensée de prix divers (France Info, Fnac-France Inter), « Les Guerres de Lucas » ont rencontré également un succès critique et public. Laurent Hopman, à la fois co-fondateur de la société et scénariste de l’ouvrage, semble avoir eu du flair, inspiré peut-être par une force mystérieuse venue d’outre-espace…

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Maus
Maus

Processus et devoir de mémoire - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 2 parties du récit : Mon père saigne L Histoire (publié en recueil en 1986), Et c'est là que mes ennuis ont commencé (publié en recueil en 1991). Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comprenant 292 planches et 1.500 cases. À la suite à sa parution, un prix Pulitzer a été décerné à son auteur en 1992. Elle a également été récompensée par le prix de meilleur album étranger au festival international de la bande dessinée d'Angoulême en 1988 pour le livre I et en 1993 pour le livre II. L'auteur a complété cette oeuvre avec un album revenant sur sa genèse avec des explications complémentaires : MetaMaus (2012). En 1958, à Rego Park à New York, le jeune Art Spiegelman (10 ans) est en train de faire du patin à roulette avec ses amis. Une des fixations lâche et il tombe par terre. Ses copains continuent leur course en le traitant d'oeuf pourri. L'enfant va se plaindre à son père qui lui répond qu'on ne peut pas les qualifier d'amis tant qu'on n'a pas été enfermé avec eux pendant une semaine sans rien manger. En 1978, Art rend visite à son père Vladek qui habite toujours à Rego Park. Il le salue, ainsi que sa deuxième épouse Mala. Après le repas, Art indique à son père qu'il souhaite commencer à réaliser sa bande dessinée sur lui, et qu'il aimerait donc qu'il lui raconte son histoire, en débutant par comment il a rencontré Anja, sa première épouse, la mère d'Art. En 1937, Vladek Spiegelman vivait à Cz?stochowa, en Pologne, travaillant dans le commerce de vêtements. Il avait belle prestance, ses amis le comparant avec Rudolph Valentino (1895-1926) dans le film le Cheik (1921). Il avait développé une relation amoureuse avec Lucia Greenberg, issue d'une famille sans argent. Vladek allant visiter sa famille dans la ville de Sosnowiec, sa cousine lui présente une amie : Anja Zylbergberg. Ils commencent à nouer une relation épistolaire, puis Vladek est invité dans sa famille qui possède une des plus grandes usines de bonneterie de Pologne. Vladek décide de déménager pour s'installer à Sosnowiec. Il se fiance à Anja, se marie avec elle, et son père lui offre une bonne situation dans son entreprise de bonneterie. Finalement avec l'aide de son beau-père, Vladek Spiegelman fait construire une usine de textile à Bielsko, également en Pologne. En octobre 1937, nait Richieu, le premier enfant d'Anja et Vladek. La jeune mère souffre d'une dépression périnatale, et le jeune père l'accompagne pour un séjour dans un sanatorium, en Tchécoslovaquie. Durant le voyage en train, il passe par une ville où flotte le drapeau nazi. Un voyageur leur parle d'un pogrom en Allemagne. le séjour au sanatorium dure 3 mois : c'est un vrai succès pour la santé d'Anja. de retour à Sosnowiec, le père d'Anja apprend à Vladek que son usine a été pillée. Il l'aide à redémarrer son affaire, et rapidement l'usine à Bielsko engrange de confortables bénéfices. Mais le 24 août 1939, les Spiegelman reçoivent une lettre du gouvernement intimant l'ordre à Vladek de rejoindre l'armée. Il est décidé que Richieu et Anja retournent à Sosnowiec pour séjourner avec sa famille, pendant que Vladek rejoint les rangs de l'armée. Il se retrouve bientôt au front contre l'armée allemande. Vladek s'interrompt dans son récit car il vient de renverser son flacon de pilules qu'il était en train de compter pour préparer son pilulier. Par association d'idées, il se lance alors dans le récit de son opération de l'oeil droit qui a fini par une ablation et la pose d'un oeil de verre. Art Spiegelman revient régulièrement voir son père pour recueillir sa parole et il se retrouve souvent pris à témoin dans les chicaneries entre Valdek et son épouse Mala. Finalement son père reprend son histoire là où il s'était arrêté, au front. Depuis sa parution à la fin des années 1980, cette bande dessinée est devenue une référence incontournable : un témoignage extraordinaire d'un survivant du camp de concentration d'Auschwitz, pendant la seconde guerre mondiale. le lecteur assiste aux entretiens d'Art avec son père, et vit en direct les souvenirs de ce dernier qui sont alors racontés au temps présent, toujours sous forme de bande dessinée. L'auteur a choisi de restituer la parole de son père au mieux, en effectuant des recherches historiques en parallèle pour dessiner avec authenticité ce qu'il évoque : la Pologne de la deuxième moitié des années 1930, et de la première moitié des années 1940, mais aussi les installations du camp de concentration, les trains, les uniformes des prisonniers et des soldats, etc. le lecteur n'a pas forcément conscience de cette volonté d'authenticité, car l'artiste a choisi un rendu descriptif, mais simplifié, avec un format de BD un peu plus petit que celui d'un comics. Néanmoins s'il regarde les pages sous l'angle de la reconstitution historique, il voit bien que ces dessins à l'apparence parfois un peu naïve contiennent effectivement des informations visuelles en bonne quantité, avec un investissement visible de l'auteur quant à l'exactitude de chaque détail, qu'il s'agisse des tenues vestimentaires, ou des meubles, des aménagements intérieurs, des installations des camps. Bien évidemment, c'est le récit de Vladek Spiegelman qui dicte la forme de la narration. Pour autant, Art Spiegelman a effectué des choix narratifs très conscients. Dès le départ, le lecteur est frappé par l'utilisation du zoomorphisme pour représenter les nationalités : des souris pour les juifs, des chats pour les allemands, des cochons pour les polonais, et d'autres animaux pour les américains, les français et les suédois. Cela n'a pas pour effet de rendre les individus mignons, mais ça permet au lecteur de prendre du recul, de ne pas ressentir de plein fouet l'horreur de ce qui est raconté. Chaque visage est très simplifié : des points pour les yeux, bien souvent pas de bouche dessinée pour les souris, le même visage pour toutes les souris, pour tous les chats, pour tous les cochons, et pourtant le lecteur sait toujours qui est représenté grâce au contexte et au dialogue ou au commentaire. Ensuite, il constate que le nombre de cases par page est assez élevé : entre 8 et 10 en moyenne, avec des bordures rectangulaires. de temps à autres, il fait ressortir une case par un insert, ou par une absence de bordure. Il utilise régulièrement un découpage très rigoureux en 8 cases, 4 bandes contenant chacune 2 cases. En outre, le lecteur constate rapidement que l'artiste représente le décor en arrière-plan dans plus de 90%, ce qui est à nouveau fait sciemment pour que les personnages ne deviennent pas juste des acteurs sur une scène vide. En fait, sous des dehors un peu frustes et simplistes, chaque page comprend une forte densité d'informations visuelles très concrètes qui projettent le lecteur dans chaque lieu, à côté de personnages expressifs. Effectivement, Art Spiegelman accomplit un devoir de mémoire en couchant sur le papier les souvenirs de son père, dans une bande dessinée, ce qui fin des années 1970 / début des années 1980 était un pari aux États-Unis, car les comics étaient vus comme un média à destination des enfants pour des récits de superhéros. Lorsque Vladek se retrouve emprisonné à Auschwitz, il relate factuellement la faim, les privations, les maltraitances, les tortures, les rafles, les morts par la faim, par les coups, par les exécutions sommaires, et dans les chambres à gaz. Dans un premier temps, l'utilisation de souris anthropomorphes évite au lecteur de devenir un voyeur devant des horreurs graphiquement insoutenables. Mais l'accumulation d'épreuves finit par générer un malaise proche de devenir insoutenable. Il acquiesce inconsciemment quand Vladek indique à son fils que c'est inimaginable, impossible à représenter ce qu'il a vécu. Il comprend à chaque fois comment Vladek a pu survivre, parfois avec de la chance (toute relative), tout en voyant de nombreux prisonniers mourir autour de lui. C'est vraiment le récit d'un survivant, et il s'interroge sur les séquelles psychologiques d'une telle succession de traumatismes effroyables. Il comprend tout à fait que Vladek puisse se représenter les soldats allemands comme des prédateurs cruels pour les juifs, comme des chats pour des souris. Ce zoomorphisme des nationalités permet également d'éviter de mettre en oeuvre des stéréotypes de race pour les représenter. Au cours du chapitre trois du livre I, Vladek est représenté comme portant un masque de cochon sur son visage, se faisant passer pour un polonais auprès d'un autre polonais. Plus tard dans le récit, c'est Art Spiegelman qui porte un masque de souris, bien qu'il soit juif pas sa naissance, mais pour indiquer qu'il se sent un imposteur. le lecteur comprend que l'auteur a conscience des limites de l'outil visuel qu'est le zoomorphisme et que ces masques correspondent effectivement à la projection de la représentation mentale de Vadek sur les individus, tel qu'il raconte son histoire. Au début du premier chapitre du livre II, Françoise Mouly (la compagne d'Art) et Art ont une discussion sur sa propre culpabilité qu'il ressent à avoir une vie plus facile que celle de son père, à avoir eu un frère qu'il n'a jamais connu. La discussion se termine avec la remarque formulée par Art que dans la vraie vie, Françoise ne l'aurait jamais laissé parler aussi longtemps sans l'interrompre. le lecteur comprend que l'auteur a une conscience aiguë de la nature de sa bande dessinée : une reconstitution à partir des souvenirs de son père datant de plus de trente ans, réarrangés sous forme de bande dessinée. Ce n'est pas un témoignage à chaud, et tous les faits ne sont pas vérifiables. Il doit faire des choix narratifs, sur la base d'informations parcellaires, sans pouvoir rendre compte de la totalité de l'expérience de son père. de ce point de vue, Maus comprend des particularités propres au récit de fiction. En plus d'être un récit de transmission de la Shoah, Maus est également un témoignage de la relation entre Art et son père. D'un côté, il subit une forme de culpabilité d'avoir une vie plus facile que son père, et d'être incapable de faire aussi bien que lui ; de l'autre, sa vie a été façonnée par les souvenirs de son père, par sa trajectoire de survivant, qui n'est la sienne à lui Art. La transcription des souvenirs de son père en bande dessinée porte également la marque de l'histoire relationnelle entre son père et lui : l'auteur met en avant ce biais émotionnel avec les séquences dans lesquelles il recueille la parole de son père. le récit n'est donc pas juste un témoignage historique et la biographie (partielle) de Vladek Spiegelman, c'est aussi pour partie une autobiographie, celle d'Art. Tout comme il peut facilement critiquer l'usage du zoomorphisme, le lecteur peut trouver dommage que l'auteur n'ait pas recueilli la parole de Mala, la seconde épouse de Valdek, elle aussi survivante des camps de concentration., ou encore trouver à redire sur tel aspect du récit (mettre tous les allemands dans le même sac, sous forme de chat par exemple). Mais l'auteur ne prétend pas à la perfection : il expose au lecteur, ses limites en toute transparence. Oui, Maus est une bande dessinée exceptionnelle, à la fois pour le devoir de mémoire qu'elle constitue, à la fois pour l'intelligence de sa composition et de sa réalisation. Art Spiegelman met en images les mémoires de son père avec une grande honnêteté intellectuelle, une prise de recul intelligente qui n'obère en rien la dimension émotionnelle du récit.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Feux (Mattotti)
Feux (Mattotti)

Dans ma tête, je veux le jour. - Il s'agit d'un récit complet en 1 tome, indépendant de tout autre, décomposé en 6 chapitres. Il est paru pour la première fois en 1984. Il a entièrement été réalisé par Lorenzo Mattotti, un artiste italien. L'état de Sillantoe est composé d'un archipel d'îles. Il a dépêché un navire militaire (l'Anselme) pour aller enquêter sur les phénomènes inquiétants se déroulant sur l'île de sainte Agathe. le lieutenant Absinthe fait partie du premier groupe à débarquer pour une mission de reconnaissance. La nuit précédant l'expédition, il fait des rêves étranges où apparaît le symbole du feu. Lors de l'exploration il tombe nez à nez avec une étrange créature indigène. de retour sur le navire, il n'en dit mot à son supérieur. En son for intérieur, il ressent comme un attachement pour cette île. Il est un petit peu intimidant d'ouvrir "Feux" qui a connu un écho retentissant lors de sa sortie, qui est classé parmi les chefs d'oeuvre du neuvième art, qui a donné naissance au courant baptisé "bande dessinée picturale". le lecteur se demande s'il va bien tout comprendre, sans même aller jusqu'à identifier les éléments narratifs novateurs. L'intrigue s'avère très linéaire et simple. le lieutenant Absinthe est en quelque sorte contaminé par quelque chose qui se trouve sur l'île. Son point de vue sur la nature de l'île s'en trouve radicalement modifié, ce qui l'oblige à appréhender autrement la mission de l'équipage, et à prendre parti pour l'île. de ce point de vue, il n'y a rien de très compliqué. Les années ayant passé depuis 1984, la découverte des planches de Mattotti n''est pas traumatisante. Les lecteurs ont intégré dans leur esprit, que l'approche picturale dans la bande dessinée n'est pas unique, que certains artistes disposent d'une culture en peinture qu'ils sont en mesure de mettre au service de leur récit. Les planches de "Feux" n'en restent pas moins saisissantes. le temps n'a pas diminué la force de leur impact. D'un point de vue formel, Mattotti se plie à la composition de planche découpée en cases, en moyenne 6 par page, avec quelques dessins pleine page, essentiellement en tête de chapitre. Les images qu'il créée évoquent les peintres illustres de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième (par exemple Cézanne, Van Gogh, Picasso période Demoiselles d'Avignon, Edward Hopper). Certaines cases empruntent également des idées de compositions à Roy Lichtenstein, en particulier la façon de représenter les canons comme des objets géométriques, détachés de leur support. Certaines cases prises hors de la trame narrative s'apparentent à une image abstraite, dont le sens ne peut se déduire qu'à partir des cases qui la jouxtent, pour identifier à quel élément figuratif cette composition géométrique appartient. Il ne s'agit cependant pas d'un exercice de style qui viserait à contraindre la peinture académique au cadre de la bande dessinée. Il s'agit bel et bien de raconter une histoire en exprimant au mieux les sentiments, les sensations et la vie intérieure du personnage par des images, le choix du mode de représentation étant asservie au récit. Dans un entretien avec Jean-Christophe Ogier, Mattotti a dit de manière explicite que chaque case a été pensée, conceptualisée pour apporter quelque chose au récit. Ce besoin d'explication en dit long sur les réactions qu'a dû susciter l'ouvrage à sa sortie, tellement il sortait des normes de l'époque. Il explique également qu'il a écrit les textes après avoir conçu la bande dessinée. Là aussi, Mattotti utilise le langage pour servir son histoire. Il respecte syntaxe et grammaire. Il utilise des phylactères pour le dialogue, et il développe le flux de pensées intérieur du lieutenant Absinthe, créant ainsi une forme de poésie dans la façon d'appréhender les événements. Même dans la forme des phylactères, Mattotti insère du signifiant. Il a choisi des contours de phylactère en forme de polygones irréguliers, plutôt que les traditionnelles ellipses. Cet aspect induit une forme d'agressivité due aux angles, ce qui teinte les propos eux-mêmes parfois de brutalité, d'autre fois d'hésitation du fait de ce contour irrégulier. Au-delà des références artistiques, la grande innovation de Lorenzo Mattotti est de donner une importance prépondérante aux couleurs, comme expressions des sensations et des sentiments. Les couleurs ne sont pas cantonnées au rôle reproduire la teinte réelle des éléments dessinés. Elles deviennent expressionnistes. Dans certaines pages elles prennent la première place, reléguant les contours des formes au second plan. Les modalités picturales de narration confèrent un impact émotionnel inoubliable au récit, jusqu'à presqu'en faire oublier les péripéties et le thème. L'intrigue est donc très linéaire et très simple, avec ce lieutenant qui change de point de vue suite à une rencontre et qui assiste au conflit entre 2 parties (les militaires contre l'île) qui ne s'entendent pas. D'un côté l'armée est venue avec pour mission de civiliser les lieux ; de l'autre la force vitale de l'île ne se laisse pas dompter. Toutefois, la formulation des réflexions issues du flux de pensée intérieure d'Absinthe ouvre la possibilité à une interprétation moins littérale des événements. Ces phrases indiquent que "les feux s'agitaient dans le noir et lui échauffent l'esprit". Absinthe écrit que " Cette nuit là, j'étais passé de l'autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent.". Plus loin, les soldats essayent de le ramener au monde normal, c'est-à-dire sur le navire. Absinthe est passé par une initiation qui a provoqué en lui une transformation, ou tout du moins un éveil, qui a changé sa façon de voir le monde. Plus loin, il est dit qu'il avait tué pour défendre ses émotions et qu'il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. Mais ces phrases ne permettent pas de déterminer la nature de ce changement, ou ce que ce nouveau point de vue lui permet de voir. Il faut alors que le lecteur lui-même considère autrement certains passages. Absinthe écrit encore : "Je ne t'envoie pas des mots, mais des signes. Observe les pendant que moi je les touche.". Il évoque également qu'il éprouve "de l'amour peut-être pour ces couleurs que je ne voyais plus depuis si longtemps". Mises dans la perspective du caractère novateur de "Feux", ces 2 réflexions semblent s'appliquer à Lorenzo Mattoti lui-même, créant une bande dessinée se nourrissant de l'amour qu'il porte pour les couleurs, charge au lecteur d'interpréter ces signes de couleurs. À la lumière de ce rapprochement, cette oeuvre peut être considérée à la fois comme la métaphore de l'initiation d'un individu à une idée, un point de vue, un mode de vie, une culture différente, et comme l'allégorie de la création d'une forme de bande dessinée rejetant les conventions établies qui veulent que le trait du contour asservisse les couleurs de la forme. Cette interprétation semble validée par les dernières phrases du récit : "Je ne veux plus ces feux qui éclaircissent la nuit. Dans ma tête, je veux le jour.". Pour Mattotti, il n'y a pas de retour en arrière possible : Absinthe et sa nouvelle façon de voir les choses vont provoquer la ruine de ses coéquipiers. " Ces couleurs le brûlaient, toujours plus." : il est impossible d'oublier cette façon de voir. Les étranges personnages vus par Absinthe sur l'île sainte Agathe sont autant des muses que des divinités incarnant le destin : il est impossible de s'y soustraire. C'est une vraie profession de foi de l'artiste.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Even
Even

Nous sommes programmés pour jouir, pas pour souffrir. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, de quatre-vingts pages. Elle a été réalisée par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et Alexeï Kispredilov pour les dessins et les couleurs. Un long spot publicitaire : Ceci est un communiqué du ministère de la santé et de la communauté européenne. Bienvenue à l'érospital de Montpellier 2 ! Centre thérapeutique agréé par le ministère de la santé de la communauté européenne. – Nos services sont uniquement accessibles aux Swiiits - Élargir le champe de la santé publique à l'intimité sexuelle a toujours visé à améliorer le bien-être socio-affectif de chaque citoyen, et, par là-même, celui de la société tout entière. – Ils sont formellement interdits aux ugs. – Dans le cadre du programme euro-communautaire de réhabilitation émotivo-sexuelle, l'érospital de Montpellier 2 est heureux de vous proposer un choix de traitements individuels, de couple, voire de groupe, et quelles que soient vos préférences sexuelles. - * Pour la liste des pratiques sexuelles légales, veuillez consulter le site du ministère de la Santé de la Communauté européenne. – L'érospital de Montpellier 2 est particulièrement fier de proposer le premier traitement émotivo-sexuel au monde par réplico-thérapie : Even. Even est une entité virtuelle neutre, malléable et auto-ajustable selon ses désirs, capable de prendre le sexe et l'apparence humaine uniquement du choix du patient. La sienne s'il le souhaite, ou celle d'un défunt qui lui était cher, sur présentation de son codigA.D.N. le bonheur sexuel est un droit. Contribuer à celui du client est le devoir de l'érospital. Érospital Montpellier 2, esplanade Romano Prodi, Montpellier 2, cedex II. Dans une salle de traitement de l'érospital de Montpellier II, Enzo Calahorro se tient nu en attendant l'entrée d'un Even. Celle-ci apparaît, nue également avec une apparence de vielle femme. Il la trouve aussi belle que Serena. Elle lui demande pourquoi après toutes ces années, il a fallu qu'il… Elle s'interrompt : est-ce qu'il se souvient de la dernière chose qu'il lui a dite avant de prendre ce maudit avion. Il lui avait demandé de rester telle qu'elle était, telle qu'il l'aimait. Elle ajoute qu'elle n'a pas pu, et elle lui demande pardon. La séance se poursuite. Dehors il fait nuit et les lettres formant le mot Even s'affiche sur le ciel au-dessus de l'établissement. le jour se fait : quelques employés et quelques malades arrivent sous un beau soleil. Meghan, une femme de ménage, rentre dans la salle où se trouvait Enzo qui la croise en en sortant. Elle passe un aspirateur, enlevant les traces de fluide corporel. Enzo s'est rendu dans le bureau du docteur Sidibe pour son rendez-vous. Ce dernier lui reproche d'avoir raté deux séances cette semaine. Enzo tente de s'excuser : se taper deux fois par jour tout ce chemin pour venir s'astiquer la banane dans cet érospital… Est-ce qu'il ne pourrait pas plutôt faire ça chez lui avec sa fiancée ? Sidibe est inflexible : Enzo peut baiser sa fiancée autant qu'il veut, mais en dehors de ses deux séances quotidiennes de thérapie. Une couverture assez mystérieuse avec une touche d'érotisme un brin menaçant ou macabre. Une séquence d'ouverture en forme de communication officielle du ministère de la santé, un site basé à Montpellier, des mots de vocabulaires sibyllins (Swiits, ugs), et une forme de malaise avec une image d'homme enchaîné, avec un slogan aux relents totalitaires : le bonheur sexuel est un droit, contribuer à celui de l'individu est le devoir des établissements de type érospital. L'histoire proprement dite commence donc après la page de titre qui suit ladite communication. le scénariste entretient le mystère : une séance à but thérapeutique sur un individu qui est vraisemblablement accusé de meurtre, ou de complicité de meurtre, deux pages ne comprenant qu'un seul phylactère montrant les installations dans un long travelling arrière. Une scène de striptease où le corps de la femme n'est que partiellement visible, mangé par les aplats de noir de fond de case, et un homme qui ne parvient pas à se faire jouir en se masturbant à ce spectacle. Puis l'arrivée d'une journaliste, Ann Seymour du New Scientist, pour un rendez-vous avec le docteur Sidibe, vraisemblablement le directeur de cet érospital. L'attention du lecteur a été captée, à la fois par la promesse de parvenir à deviner les schémas qui lient ces éléments, à la fois par certains contours de forme arrondis, par les caractéristiques visuelles du genre Anticipation, et par la mise en couleurs jouant sur les aplats de noir et une teinte majeure par séquence, déclinée en nuances. La scène d'introduction établit que la composante sexuelle est au centre du récit. Pour autant, il n'y a pas de rapport sexuel à toutes les pages, et il ne s'agit pas d'un ouvrage érotique. La nudité est représentée de manière frontale, sans gros plan, ni très gros plan. La première image dénudée correspond à cet homme enchaîné avec le dos arqué et une érection bien visible, sur fond noir. Les modèles Eden sont également dénudés, apparaissant également sur fond noir. Lors des séances thérapeutiques, les individus se trouvent dans une pièce noire, avec un fond noir. L'activité sexuelle ne se fait jamais au grand jour : elle n'est jamais joyeuse, ni épanouie. Cela se comprend puisque les personnages concernés sont dans un processus thérapeutique, mais en même temps la représentation de cette activité montre de la souffrance psychique, de l'insatisfaction, la concrétisation d'un mal être profond. Les situations ne sont pas obscènes, n'impliquent pas des actes contre nature, mais les paroles prononcées révèlent des conflits intérieurs, des obstacles insurmontables pour espérer tout épanouissement dans l'activité sexuelle, pour même envisager un rapport normal. Les dessins de la première séance de thérapie montrent un homme avec une expression de visage trahissant un état d'esprit pervers, et une vielle femme s'excusant de ne pas être capable de répondre à ses attentes. le rendez-vous qui suit entre Enzo et son médecin montrent un homme avec des postures agressives pour le premier, et un individu froid et rationnel pour le second avec une ambiance lumineuse verdâtre soulignant le malaise ambiant. L'arrivée de la journaliste se fait dans des couleurs orangées plus chaudes, mais aussi un peu brunes comme l'annonce ou le signe d'un pourrissement. Par le langage corporel de la journaliste, du patient Frederico Belinsky, le lecteur comprend qu'il y a des suspicions de malversation, de maltraitance, de manipulation, et peut-être de crime. La dynamique du récit devient donc celle d'une enquête. le scénariste laisse planer un doute sur le personnage principal : la journaliste ? le patient Frederico ? La femme de ménage ? La forme reste celle d'un récit choral entre ces trois personnages, pour dresser le portrait par petites touches de la défunte : Jahida Belinsky, une des scientifiques de l'érospital. Aguiché par la charge sexuelle, le lecteur se rend compte qu'il se prête au jeu, par automatisme, à l'enquête. Que s'est-il passé ? Quel fut le mobile ? Y a-t-il eu meurtre ? Quelle part de responsabilité porte tel ou tel personnage ? Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à cette façon fragmentée de découvrir les pièces du puzzle, d'accepter de ne pas tout comprendre d‘entrée de jeu, le lecteur plonge dans un vrai polar d'anticipation : une enquête qui amène les personnages à fouiller dans des recoins peu reluisants, qui met à jour des rouages de la société. Il y a donc cette forme insidieuse de totalitarisme à culpabiliser les individus qui ne font pas tout pour atteindre le bonheur sexuel, mais aussi cette scission de fait de la société entre les beaux et les laids. Scénariste et dessinateur savent donner de l'épaisseur à chaque personnage par petites touches, une remarque en passant, un regard, une tristesse sous-jacente dans ses propos, une posture de victime ou de résignation. En outre, Zidrou connaît son affaire en matière d'anticipation : quelques éléments bien dosés entre concret et sous-entendu sur ces érospitaux. Rehaussés par une anecdote plausible sur les pratiques sexuelles de Mao Zedong (1893-1973). Anecdote qui donne à la fois très envie d'aller vérifier ce qu'il en est, si le conseiller Kang Sheng a bien existé (oui, il a vécu de 1898 à 1975) et s'il s'est adonné à ce genre de collection (ça reste à prouver). Petit à petit, le lecteur ressent que son investissement a payé, et qu'il a eu raison de faire confiance au scénariste. Il fait progressivement connaissance avec la défunte, et il voit les effets de sa mort sur les personnes de son entourage, c'est-à-dire un autre thème, celui de l'impact du comportement d'un individu sur les personnes qu'il côtoie. La couverture annonce un récit de genre : effectivement il s'agit d'une histoire d'anticipation, avec une composante sexuelle, fonctionnant sur la dynamique d'une enquête un peu diffuse. La narration visuelle s'avère très agréable à l'oeil, inventive sans être déstabilisante, avec une maîtrise de la couleur pour installer des ambiances inquiétantes, un savoir-faire remarquable pour intégrer des éléments visuels d'anticipation, et des personnages bien incarnés visiblement tourmentés par traumatismes plus ou moins profonds. Sous réserve d'accepter de s'investir un peu au démarrage, le lecteur prend vite plaisir à connecter les pièces du puzzle, à se confronter à la rancoeur, à l'injustice, à l'identité corporelle parfois en inadéquation avec l'identité psychologique.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série L'Humanité de mes couilles
L'Humanité de mes couilles

Où que tu ailles, tu emporteras ton malaise avec toi. - Ce tome constitue une histoire complète indépendante de toute autre, qui s'apprécie mieux avec une connaissance superficielle de la genèse biblique sous l'angle mythologique. Sa publication date de 2023. Il a été entièrement réalisé par Emmanuel Moynot, pour le scénario, les dessins et les couleurs, bédéiste également connu pour ses albums de Nestor Burma. Il comprend cinquante-trois pages de bande dessinée À l'époque des hommes des cavernes, Adam est en train de se coudre un pagne avec un lien de cuir et une grosse aiguille. Il est très satisfait du résultat et il le revêt. Il va se présenter à sa mère assise dans la grotte, en lui annonçant qu'il a inventé un truc. Elle le calme direct en lui demandant d'y aller mollo sur les superlatifs et de lui montrer le truc. Il avance vers elle, disant qu'il trouve que ça lui va vachement bien. Elle répond du tac au tac, que c'est complètement idiot son truc, on ne voit plus son pénis. S'il croit que c'est avec son intellect qu'il va impressionner les gonzesses… Bref, il s'est planté. Elle lui demande d'aller cueillir des cailloux pour faire la purée de lézard. Il râle, parce qu'il en a marre de la purée de lézard. Elle lui rétorque qu'il n'a qu'à inventer l'arc et les flèches et alors ils pourront en reparler. Il sort ramasser des cailloux tout en marmonnant pour lui-même qu'un jour il inventera la religion et qu'on verra bien c'est qui qui rigole. Il se rend compte qu'Ève se tient devant lui : elle lui demande pourquoi il planque son pénis, s'il a rétréci ou s'il a chopé la chtouille. Il répond sèchement que les gonzesses n'y comprennent rien à la mode, et que si un jour il y a des grands couturiers, ce ne sera pas les femmes qui feront la tendance. Peu impressionnée par sa répartie, Ève demande à Adam s'il veut faire du sexe. Elle va se coucher sur le dos dans l'herbe, dans la position du missionnaire, tout en lui indiquant qu'elle aimerait bien le faire à la normale une fois de temps en temps. Il répond qu'il évolue, qu'il n'a plus d'os pénien, et que le faire comme des bêtes ne lui occasionne plus d'érection. À l'entrée de la grotte, la mère d'Adam s'époumone à l'appeler. Il finit par l'entendre et il peste contre elle, ne pouvant pas être tranquille. Il décide que le jour où il va écrire ses mémoires, il va l'en évincer. Ève rentre chez ses parents, et sa mère lui fait la leçon parce qu'elle a encore été traîner avec l'autre demeuré. Elle leur répond qu'ils profitent bien d'être crétins maintenant parce que la préhistoire ne va pas durer pour toujours. Elle va trouver refuge dans les branches d'un arbre, où un serpent bleu vient lui prodiguer des conseils. La jeunesse, c'est le printemps de la vie ! C'est là qu'il faut cueillir les plus beaux fruits, se remplir du suc de l'existence pour ne pas finir comme un vieux pruneau tout fripé. Où qu'elle aille, elle emportera son malaise avec elle. Elle finit par suivre son conseil et croquer dans une pomme, ce qu'elle regrette immédiatement car elle n'est pas mûre. Elle est persuadée que l'herbe est plus verte ailleurs : il faut qu'elle s'en aille, et ainsi ses parents la laisseront tranquille. Un titre qui claque bien et qui ne laisse pas place au doute : l'auteur ne va pas faire l'éloge des êtres humains. Il place son récit à la naissance de l'humanité, dans l'âge mythologique de la Genèse selon la Bible, dans une version quelque peu revue et corrigée. Il s'agit d'un album publié par l'éditeur Fluide Glacial, et le lecteur peut y reconnaître l'humour maison, un peu gras, souvent en-dessous de la ceinture, et aussi impertinent que pertinent et pénétrant. La première page propose un gag reposant sur un anachronisme, de la couture, filé par la suite avec l'évocation du métier à inventer de couturier, et de la mode qui sera certainement plus masculine que féminine. Par la suite, le lecteur sourit à l'emploi d'anachronismes qui abondent tout au long de l'album : la mention d'une pension alimentaire en retard, le régime végétarien, le rôle traditionnel de la femme voire rétrograde, les démarcheurs Vendeur Représentant Placier (VRP), le principe d'éduquer le palais (la gastronomie), les jours de la semaine, le fromage, la prospection les clients potentiels pour réaliser une étude de marché, le fait de parler face caméra, l'existence de la forêt primaire, etc. L'auteur joue également sur les attendus du lecteur, en prenant à rebrousse-poil le déroulement de la Genèse tel qu'établi dans la Bible. le lecteur sourit quand Abel explique la notion de sacrifier un bélier pour que ça lui porte chance : un détournement du sacrifice à Dieu, transformé en une croyance sans fondement sur le fonctionnement de la chance, une interprétation erronée d'une occurrence de corrélation, sans aucune causalité. Un peu plus loin, Adam reçoit l'étrange visite d'un individu à la peau noire, visiblement un Africain, ce qui l'amène à se mettre en colère, en demandant qu'on le laisse construire sa légende tranquille, et à se regarder le nombril en disant que, oui, il en a un ! Cette séquence intègre également une autre forme de dérision, cette fois-ci s'appliquant à l'Histoire, et dans ce cas particulier à l'histoire évolutive de la lignée humaine, contrastant fortement au récit de la Genèse. Dans une séquence, Caïn se met à inventer le concept de cité et de logements mitoyens, faisant ainsi ressortir le fait qu'Adam et ses parents habitent dans une caverne. Il est également question de mots de vocabulaires divergents entre les deux frères, prémices de la naissance des langues, et du mythe de la tour de Babel. Ou encore Abel s'est déjà installé comme éleveur, et Caïn comme agriculteur. En cohérence avec l'époque et les personnages qu'il a choisis, l'artiste a fait le choix de les représenter nus tout du long de l'album avec une approche majoritairement réaliste, et donc des fesses, des poitrines et des pénis apparents, ce qui est même visible sur la couverture pour Adam. Cela ne fait pas de cette bande dessinée un ouvrage érotique ou pornographique, plutôt naturiste. Lorsque Ève et Adam s'accouplent, cela ne dure que le temps d'une unique case fort chaste. le dessinateur montre des individus en bonne santé physique, les parents étant marqués par l'âge, les Africains (apparaissant dans une séquence) étant peut-être plus athlétiques. Les dessins s'inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, avec un degré de détails de niveau moyen. L'artiste ne se contente pas de formes génériques, mais le degré de précision ne permet pas de reconnaître les essences de végétaux, par exemple. Il emploie un mélange de traits très fins pour des portions de contour, et de traits plus épais pour donner plus relief et de texture aux formes détourées. le lecteur observe une belle variété dans les visages, dans les postures corporelles et dans les expressions de visage. Il voit passer des représentants de différentes espèces animales : le serpent bleu vil tentateur, un pauvre lapin qui finit le crâne éclaté sous une pierre, une girafe, une biche, un lézard, des moutons, deux aurochs, un poisson, un lion et une lionne, deux chiens et des chiots. Le dessinateur réalise des décors qui donnent une impression de chaque lieu, sans les décrire dans le détail. Pour autant, les personnages évoluent dans des environnements diversifiés : des grottes (quelques-unes bénéficiant de peintures rupestres), des zones boisées avec même des arbres à liane, des collines permettant de voir loin, un mont avec des grottes, une savane, un champ de blé, une hutte en bois, un fleuve, une immense cité en pierre, et même un véritable jardin d'Éden. le lecteur apprécie la fluidité de la narration visuelle et sa variété, avec des scènes mémorables : le serpent évoluant autour d'Ève assise sur une branche d'arbre, Caïn se prenant une mandale pour avoir tenté de tuer Abel encore nouveau-né, Adam tuant un lapin par surprise, les deux démarcheurs essayant de fourguer un balais présenté comme l'une des dernières innovations en matière d'entretien ménager, Abel s'adonnant à la peinture rupestre, Adam plongeant pour pêcher un poisson à main nue, deux lions en train d'observer des humains se recueillir sur un corps enseveli, l'incroyable cité en pierre, le principe de la géante de neuf mètres en train de se faire féconder. En fonction de sa familiarité avec l'histoire d'Adam et Ève, le lecteur se rend compte que l'auteur n'en reste pas à une parodie moqueuse et sarcastique. En sous-entendu, il s'amuse également avec des questionnements divers. Cela commence dès la première page avec Adam en train de coudre : quel être humain a pu avoir cette idée, comment lui est-elle venue à l'esprit ? Ce type d'interrogation revient à l'esprit du lecteur en voyant les uns et les autres faire des essais de nourriture : Caïn très content de mâcher des feuilles de plante qui semblent le détendre, Adam ramenant un lion et Ève ne sachant pas comment le cuisiner. Abel s'allongeant sous un mouton pour boire le lait à même le pis. La famille d'Adam se demandant ce qu'il lui prend de ramener un poisson : comment a-t-il pu avoir l'idée que ça pouvait se manger ? Moynot s'amuse également à opposer la version de la genèse de l'humanité légèrement bronzée à la réalité de son origine en Afrique noire. La notion d'un dieu le père tout puissant avec un homme à la barbe blanche qui regarde silencieusement Abel, et la notion de premier homme puisque Adam a un nombril, et même une mère. Il montre Ève et Adam quittant la grotte familiale pour tenter de s'installer dans une maison. Dans la dernière séquence, il joue avec le principe d'une genèse alternative quand Adam raconte ce conte avec des hommes paresseux et une femme géante. Il joue avec la notion de péché originel lorsque Ève indique à Seth, un de ses fils, que quand son père et elle ne seront plus de ce monde, l'avenir de l'humanité reposera sur lui. Ce n'est donc plus l'acte de croquer dans la pomme qui pèse sur la condition humaine de tous les hommes à venir, mais les choix de Seth. Un titre politiquement incorrect pour indiquer une relecture inconvenante et irrespectueuse de l'origine de l'humanité selon la Genèse. Une narration visuelle bien dosée entre pragmatisme et humour, pour une reconstitution entre naturalisme et fantaisie. Une suite de six chapitres entre quatre et seize pages, évoquant l'invention du pagne cousu, la naissance d'Abel, la chasse, le premier agriculteur et le premier éleveur, le principe du sacrifice pour s'attirer la chance, et une autre possibilité pour un récit des origines. L'auteur entremêle avec une habileté élégante mythologie et histoire, assaisonné de dérision et de sarcasme pour mieux remettre en question quelques notions fondatrices qui exigent beaucoup de crédulité, sans se montrer condescendant ou méprisant.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série La Fabrique pornographique
La Fabrique pornographique

Betty et Howard débutent dans le milieu pornographique. - Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de 158 pages, initialement parue en 2016. Elle a été réalisée par Lisa Mandel, une auteur de bandes dessinées (par exemple Crazy seventies : de 1974 à 1982 souvenirs infirmiers, ou Princesse aime princesse). Pour cet ouvrage, elle a adapté une enquête sociologique de Mathieu Trachman : le travail pornographique. Howard est un grand Black bien galbé qui est vigile dans un grand magasin de fringues Les Galeries Farfouillettes (toute ressemblance avec une enseigne existante est certainement voulue). le soir dans son petit appartement, il aime bien mater du porno, et il voue une grande admiration à l'actrice Paméla. le week-end, il se rend à Eroland, le quatrième salon de l'érotisme, où il peut aborder Paméla qui lui propose de venir tenir un petit rôle (mais pas de figurant) dans sa prochaine production (juste la semaine suivante). Ça se passe plutôt bien pour Howard qui tient la distance. Aux Galeries Farfouillettes, il fait la connaissance d'une vendeuse prénommée Betty, et ça se passe plutôt bien avec elle, dès le premier soir au lit. de fil en aiguille, il lui parle de son deuxième boulot, et du fait qu'il va aller tourner en Espagne, tous frais payés et rémunéré, avec le réalisateur Franky. Pas coincée, elle accepte de l'accompagner, et même de tourner quelques scènes, mais exclusivement avec lui. Sur place l'ambiance est détendue et professionnelle. Outre l'assistant réalisateur-technicien son & lumière, il y a la photographe, le script monteur et 4 autres acteurs : Tania (qui a écrit le scénario), José, Delby & Marcello (un couple hongrois). En 2016, Lisa Mandel a lancé la collection Sociorama chez Casterman, en partenariat avec la sociologue Yasmine Bouagga. le principe de cette collection est d'adapter en bande dessinée les recherches de sociologues. Il ne s'agit pas d'une adaptation littérale de l'ouvrage, ou de vignettes servant à l'illustrer, mais d'une histoire originale permettant d'exposer les éléments de recherche. En ce qui concerne le présent ouvrage, l'auteure a choisi de mettre en scène un homme (Howard) et une femme (Betty) se connaissant depuis peu, et faisant leurs débuts dans l'industrie pornographique, en tant qu'acteurs. Il y a donc bien une trame narrative dans laquelle ils effectuent leurs premières fois (premier tournage, première soirée en club échangiste, premier tournage sur un site à l'étranger, premiers échanges d'expérience avec d'autres acteurs, etc.) qui se prêtent régulièrement à des observations sociologiques sur ce milieu professionnel. Lisa Mandel réalise des dessins professionnels, à l'apparence assez simple. Les doigts des personnages restent à l'état de saucisses allongées, sans ongles, sans phalanges. Les pieds sont des gros pâtés informes. Il ne s'agit donc pas de réaliser des dessins photoréalistes, mais de rendre l'impression donnée par les personnages. de fait, chaque homme ou femme a une apparence physique légèrement arrondie, simplifiée, les rendant immédiatement sympathiques. Les femmes ont bien sûr une poitrine avec un bonnet important, des seins tout ronds et proéminent. Les hommes présentent une musculature bien développée, voire sont des culturistes. Les uns comme les autres sont épilés et rasés, il ne reste plus trace de toison pubienne, si ce n'est à de rares occasions un petit ticket de métro. Les yeux sont presque systématiquement des ronds avec un point noir au milieu. Les bouches sont en forme d'ovale étiré (souvent avec un sourire), les dents sont rarement représentées. Pour autant, chaque personnage se distingue facilement d'un autre, par sa couleur de peau, sa couleur et sa coupe de cheveux, sa taille, et parfois sa morphologie. Le lecteur côtoie donc des individus de différentes origines généralement souriant, dont l'apparence indique un certain contentement de la vie qu'ils mènent. le lecteur comprend dès la couverture que l'artiste ne joue pas la carte de l'hypocrisie visuelle, et que les actes pornographiques sont représentés de manière explicite, voire en gros plan pendant les tournages. Elle reprend donc les codes des films pornographiques et les montre tels qu'ils existent : sexe masculin en érection, fellation, pénétration vaginale, pénétration anale, éjaculation faciale, etc. Elle affine son trait pour les plans de tournage, pour devenir un peu plus réaliste. Il ne s'agit d'émoustiller le lecteur mais de montrer concrètement le plan, en conservant le point de vue des acteurs. Lisa Mandel a donc réalisé un travail de réflexion en amont pour définir son approche graphique, et l'adapter à la nature du sujet. Ce choix de rendre compte des techniques professionnelles des acteurs pornographiques apportent de la crédibilité à son propos, et a pour conséquence d'inscrire son propre ouvrage dans un registre également pornographique, graphiquement explicite. Ainsi un quart de l'ouvrage est consacré à représenter des tournages de films ; d'un autre côté, il y a beaucoup de phylactères. La raison d'être de cet ouvrage étant d'évoquer la sociologie du milieu pornographique, il comprend également de nombreuses scènes de dialogue et d'explications habillées sous forme de monologue. Les pages comprennent donc souvent des scènes de dialogue, sans tomber dans des enfilades interminables de cases ne contenant que des têtes avec des phylactères. L'artiste varie les angles de vue, évite les plans trop rapprochés, contextualise la scène avec un ou deux accessoires, et plante le décor au moins en début de séquence. Ainsi le lecteur n'a pas l'impression de lire des dialogues dénués d'intérêt visuel, même quand les bulles occupent 50% de la page. Lisa Mandel met en scène 4 personnages principaux. Il y a les nouveaux Betty et Howard qui découvrent le milieu, les compétences professionnelles, les conditions de travail, et il y a Franky (le réalisateur producteur d'une quarantaine d'années) ainsi que Tania (une actrice de 32 ans avec 12 ans de métier qui réfléchit à une reconversion tout en restant dans le milieu). L'auteure a donc choisi le dispositif qui consiste à faire expliquer les conventions et les pratiques professionnelles à 2 nouveaux. Il apparaît rapidement que l'histoire personnelle de Betty et Howard ne sera pas abordée. Il s'agit de 2 jeunes gens de bonne composition, d'humeur égale, souhaitant bien faire leur travail, sans attache familiale, sans problèmes. La motivation d'Howard réside dans la volonté de sortir d'un métier de base purement alimentaire (vigile), ainsi qu'un goût pour le sexe et une envie d'avoir des relations avec les actrices qui le font bander. La motivation de Betty est des plus floues. Elle apprécie le plaisir que lui procure les relations sexuelles, et elle a envie d'expérimenter. Elle apprécie la bonne humeur qui règne pendant les tournages, et la possibilité de franchir les étapes progressivement. Betty et Howard fournissent donc le minimum comme point d'ancrage pour le lecteur pour qu'il puisse s'identifier à eux. Il ne s'agit guère plus que d'un minimum car il s'agit de 2 beaux jeunes gens, sans inhibition particulière, sans problème de santé, sans histoire personnelle, sans aspiration, juste curieux et prêts à profiter du moment présent, sans aller jusqu'à être dépendants de l'acte sexuel. le récit permet à l'auteure d'aborder de nombreux aspects de cette industrie, en restant au niveau des acteurs et du réalisateur. La question des salaires est abordée, mais guère détaillée, le lecteur en ressort avec une vague idée de ce qu'un acteur peut gagner par tournage. Par contre, il n'y a aucun élément sur le bénéficie dégagé par le réalisateur, sur les modalités de distribution du film, sur le budget, sur les salaires des autres membres de l'équipe (photographe, monteur, etc.). La protection sociale et la couverture santé des acteurs ne sont pas non plus détaillées, juste vaguement évoquées au détour d'une seule phrase. Il n'y a pas non plus de problèmes relationnels sur les tournages, juste un acteur un peu grossier en dehors du tournage. Les propos de Lisa Mandel se concentrent donc sur le traitement différent des femmes et des hommes (les premières étant mieux payées, mais leur carrière étant beaucoup plus courtes car les spectateurs réclament de la chair fraîche), sur la distinction entre accouplement à titre professionnel et relation sexuelle dans la sphère privée. En particulier, elle montre comment les prises de vue des films exigent une grande souplesse de la part des acteurs pour que le spectateur puisse avoir une vue dégagée. Elle évoque rapidement l'origine de la profession dans les années 1970, la première qualification historique des acteurs en tant que cascadeurs, et l'impossibilité de remplir les conditions pour être reconnu comme intermittent du spectacle (pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la morale). Elle évoque la fluctuation des goûts du public, justifiant ainsi une forme discrète (mais bien réelle) de racisme dans les productions. Elle établit l'écart qui existe entre le professionnalisme français et celui américain. À la fin du tome, le lecteur quitte avec regret les personnages qui étaient sympathiques, même si assez superficiels. Sa représentation mentale des acteurs pornographiques a évolué, vers une approche plus professionnelle, assez exigeante en termes de compétences physiques et sexuelles (tenir l'érection, maîtriser l'éjaculation féminine). Par contre, il en ressort avec une impression de société sans réel problème, sans conséquence particulière du métier sur ceux qui l'exercent, sans vision économique du fonctionnement capitaliste de ces outils de production. Par contre, il a bénéficié d'une présentation sans hypocrisie, débarrassée de tout point de vue moral, mais aussi de tout point de vue psychologique. 4 étoiles pour un ouvrage qui permet de découvrir un pan de l'industrie cinématographique pornographique, mais qui reste très finalement très édulcoré, plus une initiation qu'une véritable étude sociologique.

12/04/2024 (modifier)