Les derniers avis (3 avis)

Par gruizzli
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Tout est possible mais rien n'est sûr
Tout est possible mais rien n'est sûr

Il est assez rare qu'une lecture parvienne à m'émouvoir. M'amuser, me distraire, m'énerver, me porter, me toucher, oui. M'émouvoir, c'est plus difficile. Parce que je suis un garçon et qu'on m'a appris à ne rien laisser paraitre, surtout. Et pourtant, de temps en temps, une lecture me touche et m'émeut. Lorsque le volume est reposé, j'ai une larme au coin de l’œil et je sens que quelque chose à remué en moi. Un écho à ma propre vie, qui agite mes émotions. Cette lecture fait partie de celles-ci. Je connaissais déjà Lucile Gomez à travers les blogs-bd où elle postait des dessins, et j'avais noté son trait en personnage filiforme, avec un usage de la couleur qui m'avait déjà tapé dans l’œil et une absence de case comme pour être plus libre. J'avais apprécié plusieurs de ses BD et c'est un vrai plaisir de pouvoir lire à nouveau quelque chose de sa main. Mais là, c'est vraiment l'histoire qui m'a pris au tripes. Et c'est parce que, pour une fois, j'ai été porté par le récit qui m'a fait clairement écho à ma propre vie. J'ai déjà reproché à des BD de faire, selon moi, un portait de jeunesse dans lequel je ne me reconnaissais pas du tout et surtout qui me semblait trop superficielles dans leurs traitements (Génération Y ou Ce que font les gens normaux notamment). Là, ça n'a pas du tout été le cas. Sans doute parce que je suis plus proche de ces milieux là, des questionnements présents dans la BD ou simplement parce qu'elle m'a semblé plus pertinente, mais Lucile Gomez fait, à travers son personnage, une synthèse diablement efficace de la jeunesse. C'est des artistes en devenir sans travail, un monde de l'emploi catastrophique pour les nouveaux arrivants, des considérations sur l'écologie et le capitalisme, la question de nos positions dans ce monde (entre volontés et réalités), la portée de nos convictions, les idéaux, le patriarcat ... C'est riche, dense (près de 200 planches tout de même) et surtout riche de réponses. La BD exploite beaucoup de procédés que j'ai trouvé très bon. Déjà les doubles pages, présentes plusieurs fois dans la BD, des idées de mises en scène par le découpage (je pense aux cases à la fenêtre qui enferment le personnage habituellement libre) ou encore l'utilisation du chat. C'était un procédé couramment utilisé dans les blogs-bd pour pouvoir faire une discussion (Frantico, Gally ou Lucile Gomez s'en servaient) mais je le trouve très bien utilisé ici. Cette voix intérieure, mélange de conscience, de reste d'éducation parentale et de nos peurs, qui revient nous hanter et nous parler régulièrement. La narration exploite aussi les bulles, disposées parfois de façon peu conventionnelles, et le dessin, avec cet ami qui semble flou dans son corps et sa voix, décoloré pour montrer son décalage avec le monde autour de lui. Je pourrais parler longuement de ce qui m'a plu ici : les débats et les questionnements, les attaques contre ce monde détesté, les remarques entendus en tant que jeune, les coups durs de la vie pour te rappeler ta place, les moments tendres, drôles, durs. C'est une plongée dans l'enfer de ce que peut être la jeunesse pleine d'espoir qui sort de diplômes et découvre le capitalisme, le libéralisme et le chômage. Bienvenu dans la réalité, prenez un siège ... Et pourtant, Lucile Gomez fait une histoire au final presque heureux, même s'il n'est clairement pas le Happy End qu'on attendrait. Plein d'espoirs, plus que plein de joie, il m'a tiré une larme parce qu'il incarne parfaitement ce qu'on doit garder en tête après toute cette noirceur. Et rien que pour ça, j'ai trouvé la BD extraordinaire. Il y a quelques passages de poésie dans les dialogues qui m'ont particulièrement touchés. C'est une BD que je vais garder précieusement. Parce qu'elle me rappelle des gens, des situations, parce qu'elle est juste dans ce qu'elle montre et ce qu'elle dénonce, mais aussi qu'elle laisse place à l'espoir. Un espoir qui est ce qu'il reste, en fin de compte. L'avenir est encore à nous, même s'il s'annonce sombre. Et j'aime beaucoup la tendresse qui se dégage de cette BD. Je ne m'attendais pas à grand chose, j'ai été époustouflé par ce récit. L'autrice à fait preuve d'une grande maitrise dans la narration pour donner cette synthèse réussie. A mon sens, c'est une excellente BD.

18/04/2024 (modifier)
Par Ro
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Petit pays
Petit pays

Il y a des BD qui vous informent factuellement sur des évènements bien précis. Il y en a d'autres qui vous les font ressentir. Petit pays fait partie de ces dernières, et elle le fait d'une telle manière qu'elle pousse immanquablement le lecteur à vouloir se renseigner davantage sur un sujet éminemment complexe. Inspiré des souvenirs du rappeur et écrivain franco-rwandais Gaël Faye, le roman Petit Pays, paru en 2016, raconte l'histoire du jeune Gabriel qui vit une enfance heureuse au Burundi malgré une ambiance étrange qui laisse présager le génocide des Tutsis à venir dans le Rwanda voisin. Sa mère étant Tutsi et exilée au Burundi depuis plus de 10 ans, celle-ci ressent de très près les tensions marquantes entre Hutus et Tutsis et la situation politique sur le fil du rasoir dans son pays d'origine. Mais hormis le conflit que cette situation crée entre sa mère et son père, expatrié belge un peu à côté de la plaque, le petit Gabriel est protégé autant que possible de la terrible réalité et vit une enfance joyeuse avec ses amis et voisins. Cependant, tandis que la situation se tend de plus en plus, l'enfant va être témoin de plus en plus de changements dans sa vie jusqu'à ce que la tragédie impacte irrémédiablement le Rwanda et par extension le Burundi aussi, de même que la famille et les proches de Gabriel. C'est un récit réalisé avec brio. Les éléments se mettent en place avec le plus grand naturel. D'une situation nostalgique d'enfance heureuse, on passe doucement mais sûrement à une situation dramatique avec des impacts géopolitiques majeurs et des conséquences familiales tout aussi importantes. Et le tout vu par les yeux d'un enfant intelligent et sensible, avec à la fois les non-dits mais aussi une véritable compréhension instinctive de la bizarrerie et du danger de cette situation. Le pire étant qu'en 1994, à l'époque de ce récit, j'étais au lycée dans la capitale du Kenya voisin, avec des Rwandais dans ma propre classe, et que tout comme les enfants de cette histoire je n'avais qu'une vision tronquée de ce qui se déroulait dans leur pays au même moment. Le dessin de Savoia est parfait pour cet ouvrage. Ses décors du Burundi sont aussi beaux et exotiques que poignants quand on pense à l'horreur qui s'y déroule et qui va défigurer ce paradis pour occidentaux. J'y ai retrouvé en grande partie l'ambiance de ma propre jeunesse africaine. Et tant sa représentation des personnages que son sens de la mise en scène permet une lecture d'une grande fluidité et d'une parfaite efficacité graphique. C'est beau et bien raconté. Alors que ce récit se déroule au Burundi voisin, j'ai appris davantage avec cette BD sur le génocide rwandais que dans toutes mes lectures précédentes. C'est avant tout la question de la haine ethnique et de son absurdité qui est présentée ici, ainsi que les ravages que cela va causer. La manière dont elle va dévaster des familles et des amitiés frappe aussi le lecteur de plein fouet. Très dur et cruel tout en restant toujours dans la retenue et la sobriété, cette représentation de l'horreur sait se rendre lisible et compréhensible par tous. On pourrait lui reprocher son manque d'explications sur les causes, les parties en présence et sur le déroulement précis des faits de génocide, mais c'est justement vers la recherche de davantage d'informations que cet album nous pousse, pour comprendre comment les choses ont pu en arriver là et savoir poser des faits sur ce que l'on vient de ressentir. J'ai refermé cet album la gorge nouée et avec l'impression d'avoir bien mieux compris non pas une énumération de faits mais bien toute l'émotion qui a impacté une région entière de l'Afrique centrale et tous les peuples et individus qui l'habitaient.

10/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mon livre d'heures
Mon livre d'heures

Ils ne le dompteront pas. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Jacques Tardi, accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface rédigée par Samuel Degardin, intitulée Portrait de l’artiste et son double, un article d’une page de Martin de Halleux (De l’encre de Chine au bois gravé), un autre sur les détails (un œil au centre d’un triangle), un dossier photographique de seize pages sur l’auteur, une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du deuxième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d’un homme (1918). Le train arrive en gare et l’homme agite le bras par la fenêtre, alors que s’échappe quelques petits nuages de vapeur. Le train est arrivé en gare, les voyageurs descendent, certains se précipitent dans les bras de membres de leur famille pour des retrouvailles. L’homme descend tranquillement, le dernier à sortir de son wagon. En remontant le quai, il prend le temps de s’arrêter pour examiner une des grandes roues de la locomotive à moitié cachée par un jet de vapeur. À la sortie de la gare, il se retrouve au milieu de la foule, des hommes portant tous un chapeau, alors que lui se trouve nue tête, des hommes marchant rapidement, alors que lui se tient immobile en train d’observer. Il traverse la rue et il se retrouve au milieu de la chaussée, alors que les automobiles passent de chaque côté. À nouveau il se tient immobile en observant. Il continue sa déambulation et il se retrouve dans un autre quartier : plus de femmes, toutes portant un couvre-chef, et quelques hommes eux aussi en chapeau. Il continue encore et se retrouve à l’arrière d’un petit groupe en train d’écouter un homme qui fait un discours en pointant du doigt. L’homme continue à marcher et il se retrouve à longer une parcelle dans laquelle s’active les ouvriers sur un gros chantier, avec des grues et des échafaudages, un moteur à vapeur actionnant une machine-outil. Un peu plus loin, le calme est revenu : l’homme longe un long mur de clôture aveugle, derrière lequel se trouve des pavillons, et un peu derrière une grande cheminée d’usine. Cette fois-ci, il s’arrête devant des grandes roues mues par un moteur, avec des courroies les reliant entre elles : il semble s’interroger sur leur fonction. Il décide de parcourir la rue suivante en courant, à nouveau un mur aveugle derrière lequel se trouve une grande halle abritant une usine. Il passe maintenant devant les guichets d’une banque et il touche le bras d’un pickpocket en train de subtiliser le portefeuille d’un homme réalisant un paiement au guichet. S’il a déjà lu 25 images de la passion d’un homme, le lecteur sait à quoi s’attendre, sinon il découvre une œuvre au format original. Le créateur réalise des dessins sur des blocs de bois, par xylographie, et l’ouvrage présente une image par page, sans aucun mot. La lecture s’avère rapide et facile : des dessins assimilables et compréhensibles au premier coup d’œil dans un noir & blanc très contrasté, autant de situations différentes avec un passage du temps fluctuant entre deux cases, soit un bref instant, soit plusieurs jours, semaines ou mois. Les dessins présentent de grosses masses noires, des traits de contours épais, une description simplifiée avec un bon niveau de détails. Le personnage principal est un homme qui n’est jamais nommé et qui est présent dans chacune des images. Cet homme est aisément repérable dans chaque case, soit parce qu’il est tout seul ou seulement avec une autre personne, mais également du fait de sa grande taille, de sa silhouette élancée, ou par de l’absence de port de chapeau, à de rares occasions par la continuité de son activité d’une page à l’autre. Comparé à 25 images de la passion d’un homme, il s’agit à la fois d’une fresque de plus grande ampleur emmenant le personnage dans d’autres pays, à la fois un peu plus réduite puisque le récit commence avec l’arrivée de l’homme dans la grande ville, et pas à partir de sa conception et de sa naissance. La narration présente une forme très particulière : un dessin par page, aucun mot, du noir & blanc. La suite d’images forme bien une histoire, avec une intrigue (cette phase de la vie du personnage principal), une chronologie linéaire, et des liens de cause à effet ou de succession temporelle évidents. La qualité de la reprographie impressionne par sa netteté. Les aplats de noirs et les traits de contour forment des masses épaisses, aux bords parfois irréguliers, parfois bien nets et droits quand il s’agit de structures métalliques. Dans son introduction, Jacques Tardi met en avant les caractéristiques suivantes : Masereel met en scène, en utilisant toutes les ressources et les codes visuels nécessaires à l’évocation expressionniste de la ville bruyante, des quartiers ouvriers, des intérieurs divers, de la foule de la rue, et aussi les tourments intimes du personnage qu’il incarne. Il court, se moque, s’épuise, rit et pleure. Désespoir et colère s’expriment tour à tour. Partir à la campagne, faire du patin à glace, aller au théâtre, acheter un chou-fleur sur le marché et le faire cuire dans cuisine, boire, jouer de l’accordéon, danser, grimper au sommet du mât de cocagne, labourer un champ, participer à une réunion syndicale, s’informer s’instruire de la réalité sociale, des luttes ouvrières, ne pas être dupe, partager avec ses semblables… désillusion amoureuse, une autre femme, et la mort au bout de cette nouvelle aventure. Oublier, voyager, rentrer, boire, refuser de porter les armes, refuser la médaille, montrer son cul à un ecclésiastique et mourir au milieu des tournesols, le cœur brisé, la tête dans les étoiles ! Le lecteur n’apprendra rien du passé du personnage qu’il est tenté de prénommer Frans, supposant qu’il exprime la vision du monde que l’auteur peut avoir. Il arrive en ville et se montre curieux de chaque situation qu’il peut observer, rue par rue, quartier par quartier. Il participe à la vie sociale, aussi bien par le travail que par les moments de détente, de divertissement, d’activités en commun. Il finit par éprouver le besoin de prendre du recul, littéralement de prendre le large pour aller voir du pays, d’autres pays, de la page 110 à la page 135. Puis il revient dans cette mégapole qui n’est pas nommée. Il raconte à d’autres habitants les merveilles qu’il a vues, les amitiés qu’il a nouées. Le lecteur retrouve tous les éléments disparates énumérés par Tardi dans son introduction, dans le déroulement linéaire de la vie de Frans. De fait, l’artiste épate le lecteur encore et encore par l’expressivité de ses illustrations, par sa capacité à choisir des moments édifiants et parlants, par son art de faire partager la palette des émotions et des états d’esprit de Frans. Son assurance et sa confiance en tant qu’étranger curieux de tout dans une étrange ville. En tant qu’être humain faisant la démarche de se cultiver : lire le journal, se rendre dans les musées pour admirer les œuvres d’art, se plonger dans des livres. Aider son prochain, soit un homme qui pousse une charrette chargée, soit jouer innocemment avec des enfants. Participer à une fête. Éprouver l’amour. Etc. Son empathie lui fait ressentir la souffrance de la condition ouvrière et il n’hésite pas à lutter avec eux contre un système les exploitant, dans des pages rappelant un passage similaire de 25 images de la passion d’un homme. Le lecteur ne s’attendait pas à ce que de simples images puissent rendre compte avec une telle sensibilité du ressenti intérieur d’un être humain, ou de situations sociales complexes avec une telle clarté. L’intention de l’auteur semble avoir traversé intacte les décennies séparant sa création du lecteur. La forme de la narration visuelle produit d’étranges effets sur le mode de lecture. D’un côté, il s’agit bien évidemment d’une suite d’images, chacune isolée sur une page. Du coup, le lecteur les considère une à une, chacune prise pour elle-même. Il accorde plus d’attention que d’habitude à chaque dessin, que s’il s’agissait d’une bande dessinée classique. Dans la première, il s’amuse du mode de représentation de la vapeur du train : des gros arcs de cercle, délimitant une surface bien blanche, plus importante que les autres surfaces laissées en blanc dans cette image. Il se dit également que le bras de Frans est un peu plus long qu’il ne le devrait, accentuant légèrement une forme de naïveté, le rendant touchant et drôle. En page quarante-neuf, il voit Frans (toujours avec des bras longs) aider une femme avec des béquilles, à traverser une rue pavée. Le rendu de ceux-ci se situe entre une description soignée rendant compte de l’irrégularité du pavage, mais aussi d’abstraction avec leur forme rectangulaire un peu trop géométrique. La silhouette de l’homme et celle de la femme évoquent la gravure sur bois, c’est-à-dire la technique utilisée par l’artiste. Les deux silhouettes en arrière-plan relèvent plus des ombres chinoises, une autre technique de représentation. L’arrière de la cariole s’apparente à un grand rectangle noir, alors que chacun des treize rayons de la roue est silhouetté par une bande laissée blanche, se détachant ainsi clairement. En page cent-treize, Frans, debout sur un rocher, contemple un coucher de soleil : les traits noirs tirent vers une représentation conceptuelle des reflets sur l’océan, des rayons du soleil, Frans n’étant qu’une vague ombre chinoise. Page cent-quarante-six, Frans conduit une automobile à tombeau ouvert dans une représentation naïve. La dernière séquence dans la forêt évoque l’art naïf. Alors que les images en noir & blanc peuvent sembler austères et faire craindre une forme de monotonie, il suffit que le lecteur s’y attarde un instant pour se rendre compte de leur diversité, de leur richesse, de leur conception soignée et réfléchie. Qu’il ait déjà lu un autre ouvrage de Frans Masereel ou non, le lecteur n’a pas idée de la richesse du récit dans lequel il plonge. La narration visuelle s’avère sophistiquée sur le plan graphique, très empathique, et capable de rendre compte de situations complexes et délicates en une unique image, toujours aussi parlante après toutes ces décennies passées. Le parcours de vie du personnage révèle son humanité et son humanise, son refus des compromissions de ses idéaux, sa soif de fraternité et d’entraide. Poignant.

07/04/2024 (modifier)