Depuis René·e aux bois dormants, un premier album acclamé par la critique et auréolé du Grand Prix ACDB, Elene Usdin ne s’est pas reposée sur ses lauriers. L’autrice française nous revient ici avec un ouvrage produit à quatre mains, avec Boni, quasi-inconnu dans la bande dessinée mais référencé comme « artiste pluridisciplinaire », « compositeur, scénariste, artiste visuel, multi-instrumentiste et développeur sonore ». Les deux artistes ont ainsi mis en commun leur savoir-faire graphique et scénaristique pour produire « Detroit Roma », un objet que l’on peut qualifier de monumental, à mi-chemin entre l’ « art séquentiel » cher à Will Eisner et le livre d’art, et bénéficiant de la qualité éditoriale, désormais proverbiale, de l’éditeur Sarbacane
Et ce qui saute aux yeux ici, c’est bien la puissance visuelle qui se déploie sur ces pages au format à l’italienne, un choix assez logique au regard du titre, mais un format qui rappelle également le septième art, une thématique qui imprègne tout le livre.
Ce dont parle « Detroit Roma » en quelques mots, c’est cette fascination des Européens pour le fameux rêve américain, en confrontation avec les histoires les plus sordides dans un pays où l’argent est roi, où la cupidité de quelques-uns conduit une vaste frange de la population au bord de la pauvreté. C’est ainsi que démarre le récit, avec l’arrivée dans un motel des deux protagonistes, Summer et Becki, avec une référence bien trouvée au cultissime « Thelma & Louise ». Issue d’une famille très modeste, Becki en sera la narratrice, évoquant son enfance difficile à Detroit, ville touchée de plein fouet par le déclin industriel, la mort de sa mère noyée dans sa baignoire ou le combat quotidien de son père pour subvenir aux besoins du foyer. Elle trouvera son salut dans sa passion pour le dessin et le « street art ». Quant à Summer, elle est son antithèse absolue en apparence. Fille d’une ancienne actrice aisée mais désormais en fin de course, elle est loin d’être dans le besoin mais cherche une échappatoire entre cette mère aigrie et alcoolique, et un père queutard se complaisant dans les orgies. Summer côtoie les milieux artistiques underground, au grand dam de sa mère. Becki, en quête de petits boulots pour pouvoir satisfaire sa passion artistique, va être recrutée par Gloria en tant qu’aide à domicile et sera amenée à faire la connaissance de Summer. Les deux jeunes filles découvriront bientôt les raisons de l’étrange complicité qui les unit. Notons que ces deux personnages sont assez réalistes psychologiquement et également touchants dans leur fragilité.
On ne rentre pas si facilement dans ce récit globalement assez lent et à la narration morcelée. Mais heureusement, l’incroyable force du graphisme permet de patienter jusqu’à la moitié du livre, c’est alors que les éléments commencent à se mettre en place, avec des révélations qui pourront émouvoir les cœurs les plus sensibles.
Mais clairement, c’est bien le graphisme le gros point fort de « Detroit Roma ». Le travail à quatre mains donne lieu à une succession de styles très variés mais qui mystérieusement parviennent à trouver leur équilibre et leur cohérence. On retrouve bien la patte d’Elene Usdin avec son art maîtrisé de la couleur dont elle avait fait preuve avec « Renée aux bois dormants ». On pourra en déduire que les séquences monochromes, plus sombres, ont été réalisées par Boni. Les séquences cinématographiques, contemplatives et plus « optimistes », avec moult références au cinéma hollywoodien ou italien du XXe siècle (Fellini, Pasolini, Jarmusch, Cassavetes, Coppola ou encore Wim Wenders), mais également à la Rome antique, s’enchaînent avec les scènes plus âpres, teintés d’onirisme, où souvent la violence et l’anxiété entrent en jeu.
Mais au-delà des représentations clichées (et pleinement assumées) de l’Amérique des grands espaces, des drive-in et de l’imaginaire collectif, Usdin transcende par sa palette arc-en-ciel un monde où le bonheur résiderait, à tort ou à raison, dans le clinquant consumériste. Sous son pinceau, elle parvient à rendre « artistique » un très moche rayonnage de supermarché ou une zone commerciale hérissée d’enseignes KFC ou H&M. Et ça, c’est très fort, et ça rappelle un peu ce qu’avait fait Edward Hopper avec son célèbre tableau « Essence ». Dans cette Amérique sans passé, les constructions, souvent délabrées, prennent parfois des airs de décors de cinéma, dégageant un sentiment de grande solitude. Ponctuant la narration, les portraits en esquisse d’anonymes d’une Amérique pré-trumpiste, loin des spots, confèrent un côté authentique à l’objet.
Si « Detroit Roma », incontestablement un ouvrage qui marquera cette année 2025 (un OVNI peut-être, mais pas pour autant hermétique), confirme le talent d’Elene Usdin, il révélera aussi celui de Boni, dont c’est la première incursion dans le neuvième art. Ce road trip dense et visuellement généreux comblera sans aucun doute les cinéphiles, mais aussi celles et ceux qui aiment l’ « Amérique » pour ce qu’elle est — ou plus précisément ce qu’elle a été, étant donné le contexte actuel —, avec ses qualités et ses travers. Celles et ceux qui savent qu’à côté des rêves les plus ostentatoires, le cauchemar demeure en embuscade, et parfois vient gangréner toute une société.
Cette œuvre construit un récit initiatique d’une grande justesse, jouant en permanence sur une apparente simplicité pour mieux atteindre une profondeur émotionnelle rare. La naïveté volontaire du ton n’affaiblit jamais le propos : elle sert de filtre pour aborder la violence, la loyauté et la construction de soi sans cynisme. Le scénario, linéaire mais solidement charpenté, maintient une tension douce qui rend la progression d’Aldobrando à la fois crédible et touchante. La fin est vraiment satisfaisante et me laisse un joli sourire aux lèvres.
Graphiquement, le style caricatural – qui pourrait sembler déroutant hors contexte – fonctionne ici comme un amplificateur narratif. Les proportions exagérées, les visages expressifs et le traitement chromatique épuré renforcent l’innocence du protagoniste et la dureté du monde qui l’entoure. Le dessin accompagne la montée en maturité du personnage et soutient la dynamique émotionnelle du livre de manière précise, sans surcharge.
L’ensemble forme un conte moderne, dur et doux à la fois, capable de toucher un large public. Les lecteurs sensibles aux récits initiatiques, aux univers médiévaux sobres et aux fables morales y trouveront un équilibre rare entre simplicité et profondeur.
En 2010, Emmanuel Lepage embarquait à bord du Marion Dufresne pour un magnifique voyage vers les Terres Australes. Douze ans plus tard, il remet ça mais cette fois pour un plus long séjour sur place, sur l'île de Kerguelen.
Emmanuel Lepage que l'on connait depuis son remarquable Tchernobyl, est une sorte de cousin-voyageur ou cousin-reporter de Etienne Davodeau.
Chacun signe scénario et dessins de ses albums, et tous deux excellent dans l'art de tracer le portrait des 'gens' qui nourrissent leurs rencontres.
En 2011, Lepage publiait le carnet de bord d'un premier voyage dans les Terres Australes (un album que l'on vient de relire pour l'occasion) et il vient tout juste de sortir un nouvel album à l'occasion d'un second voyage effectué en 2022, tout là-bas au bout du bout du monde.
Après son premier voyage de 2010 (qui n'était qu'un "bref" aller/retour), l'auteur a longtemps hésité avant de reprendre la mer : « Que pouvais-je vraiment dire de plus ou de différent. Revenir au même endroit une seconde fois n'aurait pas la puissance et la magie de la découverte ».
Heureusement pour nous, Lepage a fini par embarquer de nouveau sur le mythique Marion Dufresne, le bateau ravitailleur des TAAF, qui navigue désormais pour le compte de l'IFREMER.
Il accompagne une mission popéleph concernant la population des éléphants de mer avec une équipe chargée d'un reportage tv et compte rester peu de temps sur l'île : un mois seulement, et en été !
Sur le bateau, sur les îles, il retrouve des anciennes connaissances et rencontre de nouvelles personnes : de nombreux scientifiques de toutes sortes, des logisticiens, des ouvriers, des militaires, des marins, ... chacun avec son histoire, son chemin, sa quête.
C'est ce microcosme qui va nourrir son ouvrage et notre lecture : « J'ai envie de raconter les personnes que je rencontre, dans leur complexité ».
Des rencontres, des gens « qui donnent foi en l'humanité » : et en ces temps troublés, ce sont quelques images (et quelques mots) qui font du bien.
Certes la magie de la découverte n'est plus là mais elle a été remplacée par une sorte de familiarité : nous ne sommes jamais allé là-bas, du moins pas 'en vrai', mais le premier album nous avait y avait emmenés déjà, laissé une forte empreinte sur nous et cette fois on y retourne, toujours avec plaisir, on s'y retrouve presque en terrain familier et du coup, moins étonnés, plus attentifs.
Le côté humain, pourtant déjà bien présent dans le premier épisode, prend ici toute son importance, toute sa valeur.
Aujourd'hui l'homme essaye de réduire son empreinte sur ces réserves naturelles et les équipes luttent contre les espèces (végétales ou animales) introduites par le passé, qui sont nombreuses à avoir proliféré et mis en péril le fragile écosystème de l'archipel.
Et que dire des dessins ?! Le premier album était superbe mais celui-ci est encore plus beau et nous permet de "comparer" le trait du dessinateur qui a beaucoup mûri et ses aquarelles qui ont gagné en puissance évocatrice.
La mousse de l'écume de mer est rendue (à la brosse à dents !) avec un mélange de réalisme et de poésie.
Les verts des paysages, terres, landes, mousses, ... les bleus sombres de l'eau ou de la nuit, ...
Il y a encore un peu plus de magie dans le crayon et le pinceau de Lepage, et voilà deux albums dans lesquels se plonger, se perdre, encore et encore.
Quand ses compagnons lui demandent pourquoi il fait des livres, des albums, Emmanuel Lepage ne sait trop quoi répondre. C'est compliqué. On le harcèle, lui repose cette question.
« Je fais des livres pour être un peu moins con », finit-il par lâcher.
Voilà, on sait ce qui nous reste à faire ! Le lire !
Dans la droite lignée de l'album Le Roi des oiseaux, Alexander Utkin nous propose ici de nouveaux une succession de récits adaptés de contes slaves, découpés en épisodes et pouvant être reliés les uns aux autres par des personnages récurrents et les remarques du narrateur.
Ici, contrairement à l'album précédent, les histoire sont moins suivies, plus décousues. Enfin, par là je veux dire que, même si deux grandes histoires se détachent clairement de tout ceci (celle de Vasilia et celle de John), elles ne se filent pas l'une l'autre aussi fluidement que l'on fait les récits du premier album (si ce n'est que le récit de John se passe vraisemblablement avant celui de Vasilia). Bon, si, techniquement elles se suivent toutes deux sur le fait qu'il s'agit à chaque fois d'un récit centré sur un enfant devant braver les dangers pour porter secours à son père, mais je voulais parlé d'un filage intra-diégétique plus explicite.
Pourtant, chose intéressante, c'est bien cet album qui m'a la plus plu. Peut-être est-ce parce que chacun des deux récits a su davantage me parler, peut-être aussi parce que Baba Yaga étant la seule figure du folklore slave que je connaissais un minimum j'ai su m'attacher plus vite, peut-être encore est-ce le fait que j'ai bien plus ici ressenti cet effet de style narratif évoquant les soirées où l'on se partage des histoires au coin du feu, où les histoires se suivent, se lient et prennent vie mais pas nécessairement dans un ordre chronologique mais plutôt thématique. Quoi qu'il en soi l'album m'a plu, énormément. Qu'il s'agisse du récit initiatique de la jeune sorcière Vasilia ou de la quête épique du bon et brave John, les récits et les personnages m'ont plu, parus vivants et leurs aventures et leurs déboires possédaient bien toute la puissance évocatrice que j’attends d'un conte.
On retrouve là aussi l'oiseau Gamaïoun pour la narration, nous partageant de nouveau de petites digressions au gré de ses histoires, des portes d'entrées et de sorties vers d'autres récits (mais pour d'autres moments). Nous retrouvons d'ailleurs au détour de quelques pages la souris, le serpent, le chasseur et son fils, personnages dont l'histoire nous a été racontée dans le précédent album (tout comme nous retrouvions dans leurs histoires l'éponyme Princesse Guerrière, John et Vasilia au détour de quelques épisodes).
Le dessin d'Alexander Utkin est toujours aussi beau, mais là encore je l'ai préféré ici. Le travail des couleurs vives contrastées par la nuit noir lors des passages avec Baba Yaga, les couleurs bleus et orange de ce bon John qui se marient si bien, les yeux brillant de Vasilia et de sa grand-mère, l'esprit du feu, … j'ai trouvé le travail des couleurs bien plus intéressant et plus puissant dans cet album.
Soi dit en passant, c'est cet album-là que j'ai lu en premier, et non Le Roi des oiseaux, peut-être cela a-t-il davantage appuyé ma préférence pour l'album ici présent.
Voilà un coup de cœur très inattendu !
Si j’ai toujours été attirée par cette série, j’ai trouvé la lecture du premier tome fastidieuse. J’ai eu beaucoup de mal à rentrer dans l’univers, la faute en partie au graphisme. Les souris sont certes adorables, mais il y a un petit quelque chose qui me dérange au niveau de la colorisation. Par ailleurs, j’ai eu du mal à différencier les souris au départ, et certaines scènes d’action manquent de lisibilité.
C’est donc avec un sentiment plus que mitigé que je suis arrivée au bout de ce premier tome ; et là, sans que je m’y attende, la scène de conclusion a réveillé mon intérêt. Je ne saurais expliquer comment, mais j’ai commencé à ressentir un je-ne-sais-quoi… comme si l’histoire qu’on venait de me raconter n’était pas une pure fiction, mais une légende basée sur un monde ayant réellement existé. C’est comme si ce monde, ces personnages, prenaient soudainement vie sous mes yeux, et que je ressentais le souffle de l’aventure qui m’appelait…
C’est donc avec enthousiasme que j’ai entamé la lecture du deuxième tome, et cette fois-ci j’ai été embarquée immédiatement. J’ai aimé les décors, parfois grandioses, dans lesquels évoluent courageusement ces souris minuscules. J’ai aimé l’univers, avec tous ces petits détails, ces cités différentes. J’ai aimé les personnages, leurs relations, leurs nuances. J’ai aimé le sentiment d’aventure et les confrontations épiques.
J’ai dévoré la suite, et j’ai même relu le premier tome que j’ai finalement beaucoup apprécié à ma seconde lecture.
J’ai lu les albums il y a quelques mois après les avoir empruntés à la bibliothèque, et rien que d’écrire cette critique, je sens un petit pincement au cœur qui me donne envie de me procurer la série pour repartir à l’aventure avec Kenzie, Saxon et Lieam.
J'ai beaucoup apprécié cette fiction historique retraçant la fin de la guerre d'Indochine du côté Viet-Minh quelque peu dépolitisée.
Minh est un jeune artiste libre d'esprit qui se retrouve enrôlé par les Rouges alors que sa famille et son éducation sont Bleues. Cela donne un récit documenté qui travaille sur deux axes. Le premier axe principal est militaire. Truong nous décrit d'une façon très crédible la montée du jeune soldat artiste vers la bataille décisive de Dien Ben Fu. L'auteur reprend toutes les situations qui ont fait la légende de la bravoure des paysans et paysannes Viet-Minh pour réussir à vaincre les troupes d'élites françaises qui se sont vaillamment battues. L'auteur utilise un road trip qui part du camp d'entrainement chinois jusqu'à l'enfer de Dien Bien Fu pour nous montrer la ténacité d'une armée en sandales, se déplaçant à pied de nuit sur des terrains difficiles aidée par des JF porteuses de lourdes caisses de munitions sur des axes continuellement bombardés et mitraillés. Le récit ne peut que conduire à l'admiration de ces combattant(e)s qui n'ont jamais faibli malgré des pertes colossales. L'auteur rappelle ainsi que le sort de la bataille a longtemps été incertain.
Le second axe narratif concerne le côté politique qui imprégnait le discours idéologique des commissaires accompagnant la troupe. Les talents graphiques de Minh font de lui un élément de choix pour les unités de propagande (40 hommes ou femmes défendus par douze soldats) essentielles pour illustrer les exploits des uns et la cruauté des autres à une troupe et ses auxiliaires illettrés. Cette partie rend le personnage de Minh moins crédible. En effet il est douteux qu'une telle indépendance d'esprit considérée comme de l'insolence vis à vis de la doctrine communiste ait pu rester sans châtiment très sévère. Toutefois cela permet à l'auteur d'épingler la cécité de quelques intellectuels de l'époque qui participaient au culte de Staline et de rappeler le jdanovisme artistique qui sévissait dans les pays du bloc communiste. L'une des scènes est très symbolique du regard de l'auteur sur la liberté des artistes à cette époque. En effet la caricature que fait Minh de Staline superposé à Mao m'a immédiatement fait penser à la célèbre affaire du portrait de Picasso. Picasso est d'ailleurs honoré quelques pages plus loin comme artiste de la paix avec sa colombe.
J'ai donc trouvé ce récit très riche tout au long des presque 300 pages qui se lisent sans effort.
Le graphisme propose un N&B précis avec quelques nuances de couleurs. Les extérieurs sont bien travaillés ce qui plonge le/la lecteur-trice immédiatement dans l'ambiance du pays. Ma seule petite réserve graphique est qu'il est parfois difficile de distinguer certains personnages.
Une lecture qui m'a parlé par sa justesse de ton et l'originalité de son point de vue. Un bon 4
Avec Soli Deo Gloria, nous avons à mon sens l'album de l'année, avec une qualité d'écriture rarement vue et un dessin prodigieux.
Oui, l'histoire est classique, elle commence dans une forêt sombre et inquiétante avec un noir et blanc magistral qui convoque d'emblée nos peurs enfantines, mais débutée comme un conte des frères Grimm illustré à la façon des graveurs du XIXème siècle, elle prend ensuite des accents tragiques qui rappellent l'intensité dramatique d'une oeuvre à la Milos Forman (et son remarquable personnage de Salieri notamment).
La symphonie entre l'écriture ciselée de Deveney et le dessin impressionnant d'E. Cour est parfaite ici. Deveney tisse son histoire avec une grande précision à la manière des entrelacs colorés du dessinateur qui rendent les notes musicales audibles et vibrantes.
Ce récit fluide aux personnages réellement incarnés, aux paysages variés et somptueux, propose une réflexion très intéressante sur le génie créateur : l'artiste doit-il rendre des comptes ou revendiquer sa force créatrice pour lui seul au risque d'être écrasé, consumé par son propre talent ? S'il doit rendre des comptes, est-ce seulement à Dieu ? Des êtres humains n'ont-ils pas poli ce talent brut ? La recherche du geste créateur pur, parfait, peut-elle s'accompagner d'une quête de sagesse et d'humilité ou doit-elle s'accommoder des éclats, de l'orgueil de l'artiste génial ?
Replacé dans le contexte, dans une époque rigoriste où chacun est tenu de respecter son rang et de rester à sa place, ce questionnement spirituel qu'illustre la trajectoire d'Hans et Helma est très beau je trouve.
Alors, oui, pour moi, " Soli Deo Gloria " a la beauté et l'éclat d'un grand classique et ce n'est absolument pas péjoratif.
Ouh, la belle claque que cette BD ! J'avais depuis très longtemps la série dans le viseur et j'ai enfin pu profiter de ma bibliothèque locale pour tout lire d'un coup. Et quelle lecture, c'est prenant et instructif, tout en posant de sérieuses questions sur l'humanité.
Comme tout le monde, semblait-il, je ne connaissais pas cette figure contrastée de l'Histoire de France et de la Seconde Guerre Mondiale, mais je trouve que Fabien Nury a réussi un tour de force dans l'adaptation de la réalité à la BD. J'ai pu vérifier ensuite quelques détails qui me paraissaient presque trop gros pour être vrais, mais ils sont souvent ceux qui sont malheureusement très réaliste. Et quelle histoire ...
Si je devais garder une idée de cette BD, c'est qu'il est facile de juger mais que personne ne nait saint ou salaud. Il n'y a qu'une infinité d'humains dans un monde qui n'est jamais tout noir ou tout gris. Que penser de Joanovici, après toute cette vie ? Quelle leçon en tirer, qu'en conclure ? Il est très très difficile de juger, et tant mieux. Le jugement, c'est dans un tribunal (et par sur Twitter), mais pour soi-même il est souvent bon de se l'interdire.
En fait, au-delà de la figure sulfureuse du type, son parcours illustre bien les tensions qui habitèrent cette première moitié du vingtième siècle et les problématiques sociales, culturelles mais aussi économique de ce monde. Un milliardaire qui s'acoquine avec le pire de l'humain, mangeant aux deux râteliers et tentant sans cesse de sauver sa peau, jouant sur tout les tableaux pour toujours gagner ... Sa vie est sans doute moins "noble" et gentille que dans cette BD, mais elle montre ce que furent ces années-là, où tout devient progressivement permis.
Le dessin de la BD va à merveille au récit, avec le trait de Sylvain Vallée qui se fait plaisir. Il croque des trognes, des gueules, des figures tout en ajoutant l'aspect historique bien travaillé dans les décors, les costumes mais aussi les types ayant réellement existé. Le tout fait rapidement immerger dans l'histoire et j'ai dévoré les six tomes en une soirée, happé par le récit et ne parvenant pas à m'en détacher.
Sans fioritures, sans défaut, je trouve cette BD excellente. Le genre qui met une claque morale, celle où on se dit après que le monde n'est pas si simple à comprendre et que décidément, dans le pire des temps tout ce qui peut exister de l'humain ressort. Je ne peux que recommander cette lecture !
Silent Jenny de Mathieu Bablet est une bande dessinée fascinante qui réussit à combiner science-fiction, tension et réflexion humaine. L’histoire suit Jenny dans un monde post-apocalyptique où les abeilles ont disparu et où la survie de l’humanité repose sur des cités mobiles et des technologies complexes. L’univers évoque immédiatement des ambiances connues : le désert et la lutte pour la survie rappellent Mad Max, la poésie et la contemplation de la nature font penser à Nausicaa, tandis que les séquences de voyage solitaire et de reconstruction du monde évoquent Death Stranding.
Les dialogues sont bien choisis, donnant du rythme et révélant les relations entre les personnages sans jamais alourdir l’histoire. Ils viennent ponctuer des moments plus contemplatifs, où le silence et les images seules suffisent à transmettre l’émotion. Chaque plan est pensé avec précision : les décors sont grandioses et détaillés, et les couleurs contribuent à rendre l’univers à la fois désolé et poétique. J’ai particulièrement aimé la référence à Akira sur la planche page 32.
Jenny est un personnage attachant et complexe, dont les doutes et les espoirs se reflètent dans ses actions. Son parcours nous fait ressentir à la fois la fragilité et la résilience humaines, dans un monde où la nature et l’humanité semblent sur le point de se perdre. Les « monades », ces vaisseaux-villages motorisés, font quant à elles penser au Château ambulant, ajoutant une dimension presque féérique à ce monde mécanique et désolé. Malgré la gravité de la situation, Bablet réussit à laisser une lueur d’espoir et à montrer que même dans la destruction, des possibilités de renaissance existent.
En résumé, Silent Jenny est une lecture immersive et émotive, où la beauté des images rencontre la profondeur des thèmes. Les références cinématographiques et culturelles enrichissent l’expérience, et chaque plan est un véritable plaisir pour les yeux. C’est une BD marquante, qui fait réfléchir à notre impact écologique sur la biodiversité et qui reste longtemps en mémoire après avoir tourné la dernière page.
Quand j'ai vu la couverture de cette BD dans la liste des ouvrages à paraitre, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai immédiatement reconnu le style inimitable d'Edith dont le dessin me charme au plus haut point. Bon, certes, il s'agissait d'une adaptation de Simenon, or je ne suis pas du tout amateur de polar, mais pour le seul plaisir des yeux, j'ai couru chez le libraire pour pécho le livre.
Et je ne l'ai pas regretté, d'abord parce que l'histoire est vraiment bien. Ce n'est pas une histoire policière, plutôt un roman noir, un roman "dur" selon les propres termes de l'auteur pour qualifier ses romans dans lesquels le personnage du commissaire Maigret n'apparait pas. Ben oui, suis-je bête, c'est la collection "Simenon, les romans durs". Bon sang de bois, en voilà une qui porte bien son nom...
Oui, cette histoire est sombre et morne. On sent les personnages empêtrés dans leur solitude. On ressent leur détresse profonde chevillée au corps. Dès les premières pages, il devient évident que tout cela va très mal finir. Une menace sourde plane sur leur tête. La question qui trotte dans la tête du lecteur est comment va débouler l'accident ? Quel personnage va perdre la tête ? Qui va mourir ? Comment... Tout cela est très tendu, donc très réussi.
Et il faut dire qu'Edith habille l'ensemble de la meilleure manière possible. Son dessin imprime une marque très forte avec ses personnages aux visages souvent inquiets et inquiétants, ses paysages désespérément clos où la pluie dispute au brouillard la charge de barrer l'horizon... Elle s'appuie en outre sur une gamme chromatique parfaitement choisie. C'est un travail admirable, splendide s'il est permis de parler de splendeur au sujet d'une histoire aussi tragique. Un vrai travail de dessinateur où il ne s'agit pas seulement d'illustrer, de mettre en image un récit. Certes, ça ne donne pas nécessairement envie de visiter la Belgique (je plaisante parce que les belges sont sympas, même s'ils ne sont pas tous routiers), en revanche, on a grave envie de se plonger dans l'œuvre dure de Simenon.
A chaque fois que j'ouvre une BD d'Edith, je trouve son trait encore plus fin et précis. Rares sont les dessinateurs-trices à susciter ce genre d'impression chez moi.
Bref ! C'est un excellent récit, très ramassé qui offre toute la place au dessin et à la psychologie. Mais j'ai presque envie de dire que je le savais avant de le lire. Tellement chouette de voire ses attentes pleinement comblées. Ce n'est pas si fréquent.
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Depuis René·e aux bois dormants, un premier album acclamé par la critique et auréolé du Grand Prix ACDB, Elene Usdin ne s’est pas reposée sur ses lauriers. L’autrice française nous revient ici avec un ouvrage produit à quatre mains, avec Boni, quasi-inconnu dans la bande dessinée mais référencé comme « artiste pluridisciplinaire », « compositeur, scénariste, artiste visuel, multi-instrumentiste et développeur sonore ». Les deux artistes ont ainsi mis en commun leur savoir-faire graphique et scénaristique pour produire « Detroit Roma », un objet que l’on peut qualifier de monumental, à mi-chemin entre l’ « art séquentiel » cher à Will Eisner et le livre d’art, et bénéficiant de la qualité éditoriale, désormais proverbiale, de l’éditeur Sarbacane Et ce qui saute aux yeux ici, c’est bien la puissance visuelle qui se déploie sur ces pages au format à l’italienne, un choix assez logique au regard du titre, mais un format qui rappelle également le septième art, une thématique qui imprègne tout le livre. Ce dont parle « Detroit Roma » en quelques mots, c’est cette fascination des Européens pour le fameux rêve américain, en confrontation avec les histoires les plus sordides dans un pays où l’argent est roi, où la cupidité de quelques-uns conduit une vaste frange de la population au bord de la pauvreté. C’est ainsi que démarre le récit, avec l’arrivée dans un motel des deux protagonistes, Summer et Becki, avec une référence bien trouvée au cultissime « Thelma & Louise ». Issue d’une famille très modeste, Becki en sera la narratrice, évoquant son enfance difficile à Detroit, ville touchée de plein fouet par le déclin industriel, la mort de sa mère noyée dans sa baignoire ou le combat quotidien de son père pour subvenir aux besoins du foyer. Elle trouvera son salut dans sa passion pour le dessin et le « street art ». Quant à Summer, elle est son antithèse absolue en apparence. Fille d’une ancienne actrice aisée mais désormais en fin de course, elle est loin d’être dans le besoin mais cherche une échappatoire entre cette mère aigrie et alcoolique, et un père queutard se complaisant dans les orgies. Summer côtoie les milieux artistiques underground, au grand dam de sa mère. Becki, en quête de petits boulots pour pouvoir satisfaire sa passion artistique, va être recrutée par Gloria en tant qu’aide à domicile et sera amenée à faire la connaissance de Summer. Les deux jeunes filles découvriront bientôt les raisons de l’étrange complicité qui les unit. Notons que ces deux personnages sont assez réalistes psychologiquement et également touchants dans leur fragilité. On ne rentre pas si facilement dans ce récit globalement assez lent et à la narration morcelée. Mais heureusement, l’incroyable force du graphisme permet de patienter jusqu’à la moitié du livre, c’est alors que les éléments commencent à se mettre en place, avec des révélations qui pourront émouvoir les cœurs les plus sensibles. Mais clairement, c’est bien le graphisme le gros point fort de « Detroit Roma ». Le travail à quatre mains donne lieu à une succession de styles très variés mais qui mystérieusement parviennent à trouver leur équilibre et leur cohérence. On retrouve bien la patte d’Elene Usdin avec son art maîtrisé de la couleur dont elle avait fait preuve avec « Renée aux bois dormants ». On pourra en déduire que les séquences monochromes, plus sombres, ont été réalisées par Boni. Les séquences cinématographiques, contemplatives et plus « optimistes », avec moult références au cinéma hollywoodien ou italien du XXe siècle (Fellini, Pasolini, Jarmusch, Cassavetes, Coppola ou encore Wim Wenders), mais également à la Rome antique, s’enchaînent avec les scènes plus âpres, teintés d’onirisme, où souvent la violence et l’anxiété entrent en jeu. Mais au-delà des représentations clichées (et pleinement assumées) de l’Amérique des grands espaces, des drive-in et de l’imaginaire collectif, Usdin transcende par sa palette arc-en-ciel un monde où le bonheur résiderait, à tort ou à raison, dans le clinquant consumériste. Sous son pinceau, elle parvient à rendre « artistique » un très moche rayonnage de supermarché ou une zone commerciale hérissée d’enseignes KFC ou H&M. Et ça, c’est très fort, et ça rappelle un peu ce qu’avait fait Edward Hopper avec son célèbre tableau « Essence ». Dans cette Amérique sans passé, les constructions, souvent délabrées, prennent parfois des airs de décors de cinéma, dégageant un sentiment de grande solitude. Ponctuant la narration, les portraits en esquisse d’anonymes d’une Amérique pré-trumpiste, loin des spots, confèrent un côté authentique à l’objet. Si « Detroit Roma », incontestablement un ouvrage qui marquera cette année 2025 (un OVNI peut-être, mais pas pour autant hermétique), confirme le talent d’Elene Usdin, il révélera aussi celui de Boni, dont c’est la première incursion dans le neuvième art. Ce road trip dense et visuellement généreux comblera sans aucun doute les cinéphiles, mais aussi celles et ceux qui aiment l’ « Amérique » pour ce qu’elle est — ou plus précisément ce qu’elle a été, étant donné le contexte actuel —, avec ses qualités et ses travers. Celles et ceux qui savent qu’à côté des rêves les plus ostentatoires, le cauchemar demeure en embuscade, et parfois vient gangréner toute une société.
Aldobrando
Cette œuvre construit un récit initiatique d’une grande justesse, jouant en permanence sur une apparente simplicité pour mieux atteindre une profondeur émotionnelle rare. La naïveté volontaire du ton n’affaiblit jamais le propos : elle sert de filtre pour aborder la violence, la loyauté et la construction de soi sans cynisme. Le scénario, linéaire mais solidement charpenté, maintient une tension douce qui rend la progression d’Aldobrando à la fois crédible et touchante. La fin est vraiment satisfaisante et me laisse un joli sourire aux lèvres. Graphiquement, le style caricatural – qui pourrait sembler déroutant hors contexte – fonctionne ici comme un amplificateur narratif. Les proportions exagérées, les visages expressifs et le traitement chromatique épuré renforcent l’innocence du protagoniste et la dureté du monde qui l’entoure. Le dessin accompagne la montée en maturité du personnage et soutient la dynamique émotionnelle du livre de manière précise, sans surcharge. L’ensemble forme un conte moderne, dur et doux à la fois, capable de toucher un large public. Les lecteurs sensibles aux récits initiatiques, aux univers médiévaux sobres et aux fables morales y trouveront un équilibre rare entre simplicité et profondeur.
Danser avec le vent
En 2010, Emmanuel Lepage embarquait à bord du Marion Dufresne pour un magnifique voyage vers les Terres Australes. Douze ans plus tard, il remet ça mais cette fois pour un plus long séjour sur place, sur l'île de Kerguelen. Emmanuel Lepage que l'on connait depuis son remarquable Tchernobyl, est une sorte de cousin-voyageur ou cousin-reporter de Etienne Davodeau. Chacun signe scénario et dessins de ses albums, et tous deux excellent dans l'art de tracer le portrait des 'gens' qui nourrissent leurs rencontres. En 2011, Lepage publiait le carnet de bord d'un premier voyage dans les Terres Australes (un album que l'on vient de relire pour l'occasion) et il vient tout juste de sortir un nouvel album à l'occasion d'un second voyage effectué en 2022, tout là-bas au bout du bout du monde. Après son premier voyage de 2010 (qui n'était qu'un "bref" aller/retour), l'auteur a longtemps hésité avant de reprendre la mer : « Que pouvais-je vraiment dire de plus ou de différent. Revenir au même endroit une seconde fois n'aurait pas la puissance et la magie de la découverte ». Heureusement pour nous, Lepage a fini par embarquer de nouveau sur le mythique Marion Dufresne, le bateau ravitailleur des TAAF, qui navigue désormais pour le compte de l'IFREMER. Il accompagne une mission popéleph concernant la population des éléphants de mer avec une équipe chargée d'un reportage tv et compte rester peu de temps sur l'île : un mois seulement, et en été ! Sur le bateau, sur les îles, il retrouve des anciennes connaissances et rencontre de nouvelles personnes : de nombreux scientifiques de toutes sortes, des logisticiens, des ouvriers, des militaires, des marins, ... chacun avec son histoire, son chemin, sa quête. C'est ce microcosme qui va nourrir son ouvrage et notre lecture : « J'ai envie de raconter les personnes que je rencontre, dans leur complexité ». Des rencontres, des gens « qui donnent foi en l'humanité » : et en ces temps troublés, ce sont quelques images (et quelques mots) qui font du bien. Certes la magie de la découverte n'est plus là mais elle a été remplacée par une sorte de familiarité : nous ne sommes jamais allé là-bas, du moins pas 'en vrai', mais le premier album nous avait y avait emmenés déjà, laissé une forte empreinte sur nous et cette fois on y retourne, toujours avec plaisir, on s'y retrouve presque en terrain familier et du coup, moins étonnés, plus attentifs. Le côté humain, pourtant déjà bien présent dans le premier épisode, prend ici toute son importance, toute sa valeur. Aujourd'hui l'homme essaye de réduire son empreinte sur ces réserves naturelles et les équipes luttent contre les espèces (végétales ou animales) introduites par le passé, qui sont nombreuses à avoir proliféré et mis en péril le fragile écosystème de l'archipel. Et que dire des dessins ?! Le premier album était superbe mais celui-ci est encore plus beau et nous permet de "comparer" le trait du dessinateur qui a beaucoup mûri et ses aquarelles qui ont gagné en puissance évocatrice. La mousse de l'écume de mer est rendue (à la brosse à dents !) avec un mélange de réalisme et de poésie. Les verts des paysages, terres, landes, mousses, ... les bleus sombres de l'eau ou de la nuit, ... Il y a encore un peu plus de magie dans le crayon et le pinceau de Lepage, et voilà deux albums dans lesquels se plonger, se perdre, encore et encore. Quand ses compagnons lui demandent pourquoi il fait des livres, des albums, Emmanuel Lepage ne sait trop quoi répondre. C'est compliqué. On le harcèle, lui repose cette question. « Je fais des livres pour être un peu moins con », finit-il par lâcher. Voilà, on sait ce qui nous reste à faire ! Le lire !
La Princesse guerrière
Dans la droite lignée de l'album Le Roi des oiseaux, Alexander Utkin nous propose ici de nouveaux une succession de récits adaptés de contes slaves, découpés en épisodes et pouvant être reliés les uns aux autres par des personnages récurrents et les remarques du narrateur. Ici, contrairement à l'album précédent, les histoire sont moins suivies, plus décousues. Enfin, par là je veux dire que, même si deux grandes histoires se détachent clairement de tout ceci (celle de Vasilia et celle de John), elles ne se filent pas l'une l'autre aussi fluidement que l'on fait les récits du premier album (si ce n'est que le récit de John se passe vraisemblablement avant celui de Vasilia). Bon, si, techniquement elles se suivent toutes deux sur le fait qu'il s'agit à chaque fois d'un récit centré sur un enfant devant braver les dangers pour porter secours à son père, mais je voulais parlé d'un filage intra-diégétique plus explicite. Pourtant, chose intéressante, c'est bien cet album qui m'a la plus plu. Peut-être est-ce parce que chacun des deux récits a su davantage me parler, peut-être aussi parce que Baba Yaga étant la seule figure du folklore slave que je connaissais un minimum j'ai su m'attacher plus vite, peut-être encore est-ce le fait que j'ai bien plus ici ressenti cet effet de style narratif évoquant les soirées où l'on se partage des histoires au coin du feu, où les histoires se suivent, se lient et prennent vie mais pas nécessairement dans un ordre chronologique mais plutôt thématique. Quoi qu'il en soi l'album m'a plu, énormément. Qu'il s'agisse du récit initiatique de la jeune sorcière Vasilia ou de la quête épique du bon et brave John, les récits et les personnages m'ont plu, parus vivants et leurs aventures et leurs déboires possédaient bien toute la puissance évocatrice que j’attends d'un conte. On retrouve là aussi l'oiseau Gamaïoun pour la narration, nous partageant de nouveau de petites digressions au gré de ses histoires, des portes d'entrées et de sorties vers d'autres récits (mais pour d'autres moments). Nous retrouvons d'ailleurs au détour de quelques pages la souris, le serpent, le chasseur et son fils, personnages dont l'histoire nous a été racontée dans le précédent album (tout comme nous retrouvions dans leurs histoires l'éponyme Princesse Guerrière, John et Vasilia au détour de quelques épisodes). Le dessin d'Alexander Utkin est toujours aussi beau, mais là encore je l'ai préféré ici. Le travail des couleurs vives contrastées par la nuit noir lors des passages avec Baba Yaga, les couleurs bleus et orange de ce bon John qui se marient si bien, les yeux brillant de Vasilia et de sa grand-mère, l'esprit du feu, … j'ai trouvé le travail des couleurs bien plus intéressant et plus puissant dans cet album. Soi dit en passant, c'est cet album-là que j'ai lu en premier, et non Le Roi des oiseaux, peut-être cela a-t-il davantage appuyé ma préférence pour l'album ici présent.
Légendes de la Garde
Voilà un coup de cœur très inattendu ! Si j’ai toujours été attirée par cette série, j’ai trouvé la lecture du premier tome fastidieuse. J’ai eu beaucoup de mal à rentrer dans l’univers, la faute en partie au graphisme. Les souris sont certes adorables, mais il y a un petit quelque chose qui me dérange au niveau de la colorisation. Par ailleurs, j’ai eu du mal à différencier les souris au départ, et certaines scènes d’action manquent de lisibilité. C’est donc avec un sentiment plus que mitigé que je suis arrivée au bout de ce premier tome ; et là, sans que je m’y attende, la scène de conclusion a réveillé mon intérêt. Je ne saurais expliquer comment, mais j’ai commencé à ressentir un je-ne-sais-quoi… comme si l’histoire qu’on venait de me raconter n’était pas une pure fiction, mais une légende basée sur un monde ayant réellement existé. C’est comme si ce monde, ces personnages, prenaient soudainement vie sous mes yeux, et que je ressentais le souffle de l’aventure qui m’appelait… C’est donc avec enthousiasme que j’ai entamé la lecture du deuxième tome, et cette fois-ci j’ai été embarquée immédiatement. J’ai aimé les décors, parfois grandioses, dans lesquels évoluent courageusement ces souris minuscules. J’ai aimé l’univers, avec tous ces petits détails, ces cités différentes. J’ai aimé les personnages, leurs relations, leurs nuances. J’ai aimé le sentiment d’aventure et les confrontations épiques. J’ai dévoré la suite, et j’ai même relu le premier tome que j’ai finalement beaucoup apprécié à ma seconde lecture. J’ai lu les albums il y a quelques mois après les avoir empruntés à la bibliothèque, et rien que d’écrire cette critique, je sens un petit pincement au cœur qui me donne envie de me procurer la série pour repartir à l’aventure avec Kenzie, Saxon et Lieam.
40 hommes et 12 fusils - Indochine 1954
J'ai beaucoup apprécié cette fiction historique retraçant la fin de la guerre d'Indochine du côté Viet-Minh quelque peu dépolitisée. Minh est un jeune artiste libre d'esprit qui se retrouve enrôlé par les Rouges alors que sa famille et son éducation sont Bleues. Cela donne un récit documenté qui travaille sur deux axes. Le premier axe principal est militaire. Truong nous décrit d'une façon très crédible la montée du jeune soldat artiste vers la bataille décisive de Dien Ben Fu. L'auteur reprend toutes les situations qui ont fait la légende de la bravoure des paysans et paysannes Viet-Minh pour réussir à vaincre les troupes d'élites françaises qui se sont vaillamment battues. L'auteur utilise un road trip qui part du camp d'entrainement chinois jusqu'à l'enfer de Dien Bien Fu pour nous montrer la ténacité d'une armée en sandales, se déplaçant à pied de nuit sur des terrains difficiles aidée par des JF porteuses de lourdes caisses de munitions sur des axes continuellement bombardés et mitraillés. Le récit ne peut que conduire à l'admiration de ces combattant(e)s qui n'ont jamais faibli malgré des pertes colossales. L'auteur rappelle ainsi que le sort de la bataille a longtemps été incertain. Le second axe narratif concerne le côté politique qui imprégnait le discours idéologique des commissaires accompagnant la troupe. Les talents graphiques de Minh font de lui un élément de choix pour les unités de propagande (40 hommes ou femmes défendus par douze soldats) essentielles pour illustrer les exploits des uns et la cruauté des autres à une troupe et ses auxiliaires illettrés. Cette partie rend le personnage de Minh moins crédible. En effet il est douteux qu'une telle indépendance d'esprit considérée comme de l'insolence vis à vis de la doctrine communiste ait pu rester sans châtiment très sévère. Toutefois cela permet à l'auteur d'épingler la cécité de quelques intellectuels de l'époque qui participaient au culte de Staline et de rappeler le jdanovisme artistique qui sévissait dans les pays du bloc communiste. L'une des scènes est très symbolique du regard de l'auteur sur la liberté des artistes à cette époque. En effet la caricature que fait Minh de Staline superposé à Mao m'a immédiatement fait penser à la célèbre affaire du portrait de Picasso. Picasso est d'ailleurs honoré quelques pages plus loin comme artiste de la paix avec sa colombe. J'ai donc trouvé ce récit très riche tout au long des presque 300 pages qui se lisent sans effort. Le graphisme propose un N&B précis avec quelques nuances de couleurs. Les extérieurs sont bien travaillés ce qui plonge le/la lecteur-trice immédiatement dans l'ambiance du pays. Ma seule petite réserve graphique est qu'il est parfois difficile de distinguer certains personnages. Une lecture qui m'a parlé par sa justesse de ton et l'originalité de son point de vue. Un bon 4
Soli Deo Gloria
Avec Soli Deo Gloria, nous avons à mon sens l'album de l'année, avec une qualité d'écriture rarement vue et un dessin prodigieux. Oui, l'histoire est classique, elle commence dans une forêt sombre et inquiétante avec un noir et blanc magistral qui convoque d'emblée nos peurs enfantines, mais débutée comme un conte des frères Grimm illustré à la façon des graveurs du XIXème siècle, elle prend ensuite des accents tragiques qui rappellent l'intensité dramatique d'une oeuvre à la Milos Forman (et son remarquable personnage de Salieri notamment). La symphonie entre l'écriture ciselée de Deveney et le dessin impressionnant d'E. Cour est parfaite ici. Deveney tisse son histoire avec une grande précision à la manière des entrelacs colorés du dessinateur qui rendent les notes musicales audibles et vibrantes. Ce récit fluide aux personnages réellement incarnés, aux paysages variés et somptueux, propose une réflexion très intéressante sur le génie créateur : l'artiste doit-il rendre des comptes ou revendiquer sa force créatrice pour lui seul au risque d'être écrasé, consumé par son propre talent ? S'il doit rendre des comptes, est-ce seulement à Dieu ? Des êtres humains n'ont-ils pas poli ce talent brut ? La recherche du geste créateur pur, parfait, peut-elle s'accompagner d'une quête de sagesse et d'humilité ou doit-elle s'accommoder des éclats, de l'orgueil de l'artiste génial ? Replacé dans le contexte, dans une époque rigoriste où chacun est tenu de respecter son rang et de rester à sa place, ce questionnement spirituel qu'illustre la trajectoire d'Hans et Helma est très beau je trouve. Alors, oui, pour moi, " Soli Deo Gloria " a la beauté et l'éclat d'un grand classique et ce n'est absolument pas péjoratif.
Il était une fois en France
Ouh, la belle claque que cette BD ! J'avais depuis très longtemps la série dans le viseur et j'ai enfin pu profiter de ma bibliothèque locale pour tout lire d'un coup. Et quelle lecture, c'est prenant et instructif, tout en posant de sérieuses questions sur l'humanité. Comme tout le monde, semblait-il, je ne connaissais pas cette figure contrastée de l'Histoire de France et de la Seconde Guerre Mondiale, mais je trouve que Fabien Nury a réussi un tour de force dans l'adaptation de la réalité à la BD. J'ai pu vérifier ensuite quelques détails qui me paraissaient presque trop gros pour être vrais, mais ils sont souvent ceux qui sont malheureusement très réaliste. Et quelle histoire ... Si je devais garder une idée de cette BD, c'est qu'il est facile de juger mais que personne ne nait saint ou salaud. Il n'y a qu'une infinité d'humains dans un monde qui n'est jamais tout noir ou tout gris. Que penser de Joanovici, après toute cette vie ? Quelle leçon en tirer, qu'en conclure ? Il est très très difficile de juger, et tant mieux. Le jugement, c'est dans un tribunal (et par sur Twitter), mais pour soi-même il est souvent bon de se l'interdire. En fait, au-delà de la figure sulfureuse du type, son parcours illustre bien les tensions qui habitèrent cette première moitié du vingtième siècle et les problématiques sociales, culturelles mais aussi économique de ce monde. Un milliardaire qui s'acoquine avec le pire de l'humain, mangeant aux deux râteliers et tentant sans cesse de sauver sa peau, jouant sur tout les tableaux pour toujours gagner ... Sa vie est sans doute moins "noble" et gentille que dans cette BD, mais elle montre ce que furent ces années-là, où tout devient progressivement permis. Le dessin de la BD va à merveille au récit, avec le trait de Sylvain Vallée qui se fait plaisir. Il croque des trognes, des gueules, des figures tout en ajoutant l'aspect historique bien travaillé dans les décors, les costumes mais aussi les types ayant réellement existé. Le tout fait rapidement immerger dans l'histoire et j'ai dévoré les six tomes en une soirée, happé par le récit et ne parvenant pas à m'en détacher. Sans fioritures, sans défaut, je trouve cette BD excellente. Le genre qui met une claque morale, celle où on se dit après que le monde n'est pas si simple à comprendre et que décidément, dans le pire des temps tout ce qui peut exister de l'humain ressort. Je ne peux que recommander cette lecture !
Silent Jenny
Silent Jenny de Mathieu Bablet est une bande dessinée fascinante qui réussit à combiner science-fiction, tension et réflexion humaine. L’histoire suit Jenny dans un monde post-apocalyptique où les abeilles ont disparu et où la survie de l’humanité repose sur des cités mobiles et des technologies complexes. L’univers évoque immédiatement des ambiances connues : le désert et la lutte pour la survie rappellent Mad Max, la poésie et la contemplation de la nature font penser à Nausicaa, tandis que les séquences de voyage solitaire et de reconstruction du monde évoquent Death Stranding. Les dialogues sont bien choisis, donnant du rythme et révélant les relations entre les personnages sans jamais alourdir l’histoire. Ils viennent ponctuer des moments plus contemplatifs, où le silence et les images seules suffisent à transmettre l’émotion. Chaque plan est pensé avec précision : les décors sont grandioses et détaillés, et les couleurs contribuent à rendre l’univers à la fois désolé et poétique. J’ai particulièrement aimé la référence à Akira sur la planche page 32. Jenny est un personnage attachant et complexe, dont les doutes et les espoirs se reflètent dans ses actions. Son parcours nous fait ressentir à la fois la fragilité et la résilience humaines, dans un monde où la nature et l’humanité semblent sur le point de se perdre. Les « monades », ces vaisseaux-villages motorisés, font quant à elles penser au Château ambulant, ajoutant une dimension presque féérique à ce monde mécanique et désolé. Malgré la gravité de la situation, Bablet réussit à laisser une lueur d’espoir et à montrer que même dans la destruction, des possibilités de renaissance existent. En résumé, Silent Jenny est une lecture immersive et émotive, où la beauté des images rencontre la profondeur des thèmes. Les références cinématographiques et culturelles enrichissent l’expérience, et chaque plan est un véritable plaisir pour les yeux. C’est une BD marquante, qui fait réfléchir à notre impact écologique sur la biodiversité et qui reste longtemps en mémoire après avoir tourné la dernière page.
La Maison du canal
Quand j'ai vu la couverture de cette BD dans la liste des ouvrages à paraitre, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai immédiatement reconnu le style inimitable d'Edith dont le dessin me charme au plus haut point. Bon, certes, il s'agissait d'une adaptation de Simenon, or je ne suis pas du tout amateur de polar, mais pour le seul plaisir des yeux, j'ai couru chez le libraire pour pécho le livre. Et je ne l'ai pas regretté, d'abord parce que l'histoire est vraiment bien. Ce n'est pas une histoire policière, plutôt un roman noir, un roman "dur" selon les propres termes de l'auteur pour qualifier ses romans dans lesquels le personnage du commissaire Maigret n'apparait pas. Ben oui, suis-je bête, c'est la collection "Simenon, les romans durs". Bon sang de bois, en voilà une qui porte bien son nom... Oui, cette histoire est sombre et morne. On sent les personnages empêtrés dans leur solitude. On ressent leur détresse profonde chevillée au corps. Dès les premières pages, il devient évident que tout cela va très mal finir. Une menace sourde plane sur leur tête. La question qui trotte dans la tête du lecteur est comment va débouler l'accident ? Quel personnage va perdre la tête ? Qui va mourir ? Comment... Tout cela est très tendu, donc très réussi. Et il faut dire qu'Edith habille l'ensemble de la meilleure manière possible. Son dessin imprime une marque très forte avec ses personnages aux visages souvent inquiets et inquiétants, ses paysages désespérément clos où la pluie dispute au brouillard la charge de barrer l'horizon... Elle s'appuie en outre sur une gamme chromatique parfaitement choisie. C'est un travail admirable, splendide s'il est permis de parler de splendeur au sujet d'une histoire aussi tragique. Un vrai travail de dessinateur où il ne s'agit pas seulement d'illustrer, de mettre en image un récit. Certes, ça ne donne pas nécessairement envie de visiter la Belgique (je plaisante parce que les belges sont sympas, même s'ils ne sont pas tous routiers), en revanche, on a grave envie de se plonger dans l'œuvre dure de Simenon. A chaque fois que j'ouvre une BD d'Edith, je trouve son trait encore plus fin et précis. Rares sont les dessinateurs-trices à susciter ce genre d'impression chez moi. Bref ! C'est un excellent récit, très ramassé qui offre toute la place au dessin et à la psychologie. Mais j'ai presque envie de dire que je le savais avant de le lire. Tellement chouette de voire ses attentes pleinement comblées. Ce n'est pas si fréquent.