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Couverture de la série Adieu Eri
Adieu Eri

Bon, il n'y a pas à dire, j'aime énormément le style de Fujimoto ! Ce mélange de tragique et de fantaisie, ces dialogues qui sonnent on ne peut plus banals et pourtant si joliment dits, cette noirceur de l'humain (dans sa cruauté et son égoïsme) qui permet de mettre en lumière ces qualités (l'attachement et l'affection notamment), tout ça me parle et me touche sincèrement ! "Adieu Eri" nous raconte l'histoire de Yûta, un lycéen qui a pris pour habitude de capturer sur son portable chaque instant de sa vie depuis que sa mère lui a expressément demandé de la filmer jusqu'à son dernier souffle. De cette demande mine de rien cruelle de la part de sa mère, Yûta créé à titre posthume un court métrage qu'il présente à ces camarades lycéen-ne-s lors d'un festival, mais contre toute attente tout le monde trouve le résultat abject, ignoble, de mauvais goût. Personne, au grand personne, ne comprend pourquoi Yûta a décidé de terminer son court-métrage par lui refusant de filmer sa mère le jour de son trépas et par l'hôpital où elle se trouvait explosant. Raillé par ses camardes, n'ayant toujours pas réussi à intériorisé ce qu'il s'est passé avec sa mère non plus, Yûta décide de mettre fin à ses jours, et, alors qu'il allait sauter du toit, fait la rencontre d'Eri, une jeune fille étrange qui va l'embarquer dans un nouveau projet : réaliser un nouveau film dans le but d'arracher des larmes à tous-tes celleux qui l'ont conspué ! C'est une œuvre qui m'a profondément touchée. Par son traitement du sujet du deuil, du trauma qu'à subi Yûta, de la relation qu'il développe avec Eri, du propos filé sur le pouvoir des images et l'importance du ressenti qu'elles nous procurent, c'est une lecture qui parvient toujours à me donner la larme à l’œil. Le traitement du fantastique et de la fantaisie comme fuite mais aussi et surtout comme extériorisation des douleurs, comme une façon de s'exprimer et de représenter le réel à par entière, est très bien vu. J'aime particulièrement le fait que plus le récit avance et plus la frontière entre fiction et réalité se confondent. Le dessin de Fujimoto est toujours très léché, il a une belle patte pour les visages très expressifs avec pourtant si peu de détails, et ici il s'amuse pleinement avec le parti pris "found footage" de l'album. On saute très régulièrement d'un instant T à un autre, la netteté même des images est variable selon la scène, l'auteur se permet même des jeux d'arrière plans et d'hors cadres intimistes lors de passages où la caméra n'est pas tournée sur la scène et où l'on devine ce qu'il s'y passe par les sons et le peu de décor que l'on peut voir, où l'on met en avant les non-dits aussi. C'est un récit que je trouve magnifique, traitant son sujet du deuil, de la fuite et de la création artistique avec beaucoup de justesse, et même si je me doute qu'il ne touchera pas tout le monde comme il a su me toucher cela reste une œuvre qui a su pleinement résonner avec moi. En tout cas, à mes yeux, même s'il n'est pas parfait pour autant, c'est un album qui mérite facilement la note maximale et un gros coup de cœur. "Mais... Pourquoi avoir tout fait sauter à la fin ?"

16/08/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Gabriele Münter - Les Terres bleues
Gabriele Münter - Les Terres bleues

L’artiste ne doit pas imiter la nature, mais exprimer sa propre vision de choses. - Ce tome constitue une biographie de l’artiste Gabriele Münter. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Mayte Alvarado pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec une traduction de l'espagnol par Christilla Vasserot. Il comprend soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de l’autrice qui a choisi cinq tableaux de la peintre, des moments qui font partie de son œuvre, des instants suspendus dans le temps qui se sont transformés en œuvre d’art, et qui constituent le point de départ de la bande dessinée. Elle indique qu’elle peut imaginer Gabriele Münter à partir de son œuvre, et elle a choisi cinq tableaux à cet effet, cinq fragments de vie. Il se termine avec une brève biographie de l’artiste en deux pages, puis la liste des onze œuvres citées visuellement dans l’ouvrage. Enfin vient une rapide biographie de l’autrice. Là où les montagnes si bleues émergeant des brumes grises brillent au loin. Là où le soleil rougit, où les nuages se rejoignent, là il voudrait être ! Ceval paisible fera taire la peine et la douleur. Là où sur la roche les primevères méditent au calme et le vent souffle en douceur, il voudrait être ! Vers la forêt pensive la pousse la force de l’amour, intime tourment. Rien ne l’éloignerait d’ici, chère aimée, s’il pouvait être toujours auprès d’elle. Depuis sa fenêtre, Gabriele Münter observe le petit-déjeuner des oiseaux. Elle déguste une tasse de thé tout en écoutant la radio. La voix du présentateur indique qu’ils viennent d’écrouter : Là où les montagnes si bleues, une œuvre de Ludwig van Beethoven issue de son cycle de lieder pour voix et piano, intitulée À la bien-aimée lointaine. Il ajoute qu’ils interrompent à présent leur programmation musicale pour diffuser le discours prononcé par le Führer lors de l’inauguration de la première grande exposition d’art allemand. La voix d’Adolf Hitler se fait entendre : Il tient à proclamer sa décision irrévocable de débarrasser dès à présent la vie artistique allemande des phrases vides de sens. La voix continue : Les œuvres d’art incompréhensibles qui ont besoin d’un mode d’emploi sophistiqué pour justifier leur propre existence et camoufler leur fade et impudente vacuité ne se trouveront plus désormais sur le chemin du peuple allemand ! Le discours du Führer continue : Expérience intérieure, sentiment puissant, volonté robuste, perception pleine d’avenir, authenticité, primitivisme… Toutes ces expressions stupides et trompeuses ne sauraient justifier des produits totalement dépourvus de valeur et tout simplement ineptes. Des estropiés difformes, des femmes qui ne suscitent que de l’horreur, des hommes qui ressemblent plus à des bêtes qu’à des hommes ! Voilà ce que ces effroyables amateurs ont le culot de présenter au monde comme l’art de notre temps. […] Gabriele finit par tourner le bouton du poste pour couper court à ce discours. La sonnerie du téléphone retentit. Elle indique à l’opératrice qu’elle prend l’appel. Elle salue ensuite Johannes. Elle lui raconte qu’elle prenait son café, qu’elle avait fini. Elle continue : elle a eu de la visite ce matin, des oiseaux sont venus la voir, ils voletaient de branche en branche sur les arbres devant sa fenêtre. La narration visuelle évoque d’entrée de jeu et tout du long l’approche graphique de la peintre. L’artiste en respecte plus l’esprit que la lettre, une certaine façon d’envisager les formes et les couleurs. Dans l’introduction, l’autrice indique qu’à la base elle s’est inspirée de cinq tableaux : Petit déjeuner des oiseaux (1934), Vue de la fenêtre de Griesbarü (1908), Promenade en canot (1910), Arbre au bord de la Seine (1930), La maison de Münter à Murnau (1931). Elle développe son point de vue et sa démarche : approcher d’un tableau comme s’il s’agissait d’une fenêtre. Il suffit de l’ouvrir pour que la scène s’anime et invite les spectateurs à y prendre part. On écoute une conversation entre amies, on sent la brise sur son visage, ou le soleil qui aveugle. On hume la bonne odeur du café. On ne peut peut-être pas avoir connaissance de tous ces détails, mais on peut les imaginer. L’autrice peut imaginer Gabriele Münter à partir de son œuvre, et elle a choisi cinq tableaux à cet effet. Cinq fragments de vie. En effet, elle fait la part belle aux images, réalisant trente pages dépourvues de tout mot. Gabriele en train de peindre un tableau, une promenade à vélo dans la campagne autour de Murnau, une balade en canoë sur le lac, le retour dans la maison de Murnau, une balade dans la neige, le vol d’oiseaux. Première caractéristique qui marque le lecteur : la palette de couleurs, car elles sont assez claires, induisant une belle luminosité. En particulier : le beau ciel bleu sur lequel se détache le rouge-gorge, la fresque colorée sur la rambarde de l’escalier de la maison de Murnau, les couleurs extraordinaires du village quand Münter sort faire un tour de bicyclette, le vert foncé de la frondaison des arbres ressortant sur le vert plus clair de la prairie avec un vert entre deux tons pour leur ombres dans une magnifique vue du ciel, le rose des fleurs de cette même prairie, le vert incroyable de la prairie pendant le pique-nique, le jeu du vert et du bleu à l’occasion de la balade en canoë sur le lac, le blanc de la neige en hiver se teintant de nuances de rose et de parme pour un effet poétique d’une grande sensibilité. L’artiste s’est inspirée de la palette de la peintre, en la transposant dans des tons un peu plus clairs pour certains éléments picturaux. Elle simplifie également le contour des formes, en particulier celles de l’extérieur des maisons, et elle fait bon usage du glissement expressionniste mesuré à l’occasion des moments silencieux qui prennent alors une intensité émotionnelle à couper le souffle. L’effet produit exhale des saveurs singulières : entre touches d’art naïf, impressions de paysage et compositions sophistiquées dans des prises de vue narratives limpides. Le lecteur voit par lui-même que l’artiste applique le précepte de la peintre à la lettre : L’artiste ne doit pas imiter la nature, mais exprimer sa propre vision des choses. L’autrice réalise une biographie assez libre, dans le sens où elle a retenu cinq périodes de la vie de l’artiste, qu’elle accroche sur une saison différente à chaque fois, pour faire un cycle complet : hiver, printemps, été, automne, et un deuxième hiver. Lors de la première saison, Gabriele Münter écoute un discours d’Hitler à la radio, annonçant la première grande exposition d’art allemand. Celle-ci se tiendra huit fois de 1937 à 1944 à Munich, avec en parallèle de la première l’exposition d'art dégénéré dans la même ville. Ce premier chapitre trouve la peintre dans sa demeure du village Murnau, et le lecteur peut voir le petit-déjeuner des oiseaux par la fenêtre, puis découvrir l’intérieur du foyer du salon à l’atelier à l’étage. Au cours de la conversation avec Johannes Eichner (1886–1958), elle évoque ladite exposition d’art dégénéré, ainsi que le bûcher à venir pour ces toiles proscrites par le régime. Elle est sous le choc de la possibilité que toutes leurs idées, tout leur travail avec le Cavalier bleu puisse être réduit en cendres. Elle a mis à l’abri dans sa cave des œuvres de Vassily Kandinsky (1866-1944), Franz Marc (1880-1916), Alexej von Jawlensky (1864-1941), Marianne von Werefkin (1860-1938), Paul Klee (1879-1940). Le deuxième chapitre se déroule donc au printemps : Gabriele Münter séjourne à Murnau en compagnie de Vassily Kandinsky, à qui elle rappelle qu’elle n’est plus son élève, et que ce serait merveilleux qu’elle achète une maison ici. Le lecteur en déduit que ce printemps doit se situer au tout début des années 1910. C’est l’occasion d’une extraordinaire balade à vélo : une expérience esthétique peu commune, huit pages muettes à l’exception d’un unique phylactère, le lecteur se délecte de voir le paysage par les yeux de la peintre. Elle exprime sa propre vision des choses : ou plutôt la bédéaste projette l’interprétation qu’elle fait du processus au fil duquel Gabriele Münter a abouti à ses toiles. Elle a littéralement imaginé le monde que montre le tableau Vue de la fenêtre de Griesbarü (1908), telle une fenêtre ouverte vers l’extérieur, ainsi que retourné le principe pour imaginer les circonstances ayant conduit la peintre à réaliser ce tableau. Le troisième chapitre se déroulant pendant l’été est encore plus enthousiasmant sur le plan esthétique : un pique-nique et une promenade en barque enchanteurs, magnifiques, extraordinaires. En découvrant la conversation entre Gabriele Münter, Vassily Kandinsky, Alexej von Jawlensky et Marianne von Werefkin, le lecteur comprend qu’il assiste à la naissance du groupe d’artistes Le cavalier Bleu, pour créer un art de leur temps qui soit à la fois éternel et universel. Il ne s’agit pas de fonder un mouvement ou une école, mais un lieu de rencontre entre artistes, qui partagent les mêmes inquiétudes. Le lecteur passe alors à l’automne pour une séquence qui se déroule à Paris pour se conclure par le retour à Murnau, vraisemblablement dans les années1930. Au cours d’une discussion avec une amie, Münter évoque sa facilité à dessiner, et son apprentissage de la peinture, difficile au début. Le lecteur découvre une vision de la capitale française aussi épurée que fantasmée. Le tome se termine par un dernier hiver, celui des quatre-vingts ans de la peintre. C’est l’occasion d’un regard en arrière pour contempler le chemin parcouru et le plaisir que procure la reconnaissance. C’est aussi l’occasion d’une ultime balade autour de Murnau dans un paysage enneigé, splendide. Le lecteur en ressort fort ému, conscient d’une œuvre qui se confond avec la vie, et d’une vie consacrée à la création. Dans une lecture très paisible, il a fait l’expérience de voir par les yeux de la peintre, de pouvoir ressentir le monde avec elle, interprété par la vision qu’elle porte dessus. Une biographie de Gabriele Münter ? Pas tout à fait. L’autrice choisit cinq moments précis de la vie de la peintre qu’elle répartit sur le cycle des saisons, de l’hiver à l’automne avec un hiver supplémentaire, en s’affranchissant de l’ordre chronologique en imaginant ces scènes à partir d’un tableau différent à chaque fois, et en s’inspirant d’autres. Une esthétique qui respecte l’esprit de la peintre, une narration visuelle douce et belle. Une évocation parcellaire, et aussi éclairante, dans son rapport à la perception personnelle du monde, et l’incidence du contexte historique. Singulier.

16/08/2025 (modifier)
Couverture de la série Hellbound - L'Enfer
Hellbound - L'Enfer

Ayant beaucoup apprécié l'adaptation télévisuelle sortie sur Netflix, c'est donc tout naturellement que je me suis procuré le manga d'origine. D'un format plus grand que les mangas habituels, ce diptyque est agréable à prendre en main et à lire. La double couverture rouge / argenté est du plus bel effet et mêle habilement le personnage central du tome et les apparitions surnaturelles, objets du récit. Au niveau des graphismes, le trait de Choi Kyu-Park est très précis et le mélange de photos en arrière plan et de dessin confère une réelle profondeur de champ aux cases. J'ai ainsi beaucoup apprécié cet ensemble qui pourra malgré tout paraitre un peu trop informatisé au goût de certains. Ce ne fut pas mon cas. Concernant le scénario, l'histoire est centrée sur la survenue de phénomènes surnaturels, un visage féminin apparaissant devant certaines personnes pour leur annoncer leur mort dans un certain délai, ce dernier pouvant varier de quelques secondes à plusieurs dizaines d'années. L'heure fatidique arrivant, trois monstres surgissant de nulle-part déchiquètent et réduisent la personne concernée à l'état de tronc carbonisé. La question que se pose tout le monde étant l'origine et la cause de la survenue de tels phénomènes. S'agit-il de la damnation par Dieu de personnes ayant commis des actes répréhensibles ou d'événement aléatoires inexpliqués ? Sans trop vouloir en dévoiler, le premier tome est ainsi centré sur l'histoire de Jin Kyunghoon, inspecteur de police dont la vie a été détruite suite à un drame familiale (meurtre de sa femme) et son fils Seongho. Le second tome est quant à lui consacré au personnage de Min Hyejin, avocate combattant la secte Neo Veritas (et qui apparait déjà dans le tome 1), et sur BaeYongJae, producteur dont le nouveau-né va subir une damnation. Comme l'adaptation en série TV, j'ai vraiment été conquis par ce manga qui traite avec habileté des effets de l'endoctrinement de masse, des réseaux sociaux, et de la nécessité du plus grand nombre de trouver une explication à des phénomènes insoutenables. Tout d'abord, l'idée de départ est vraiment très originale et malgré tout, l'auteur n'a pas cédé à la tentation de rallonger la série au détriment du scénario. On sent que l'auteur a réfléchi l'histoire en amont et l'ensemble des deux tomes sont parfaitement cohérents et complémentaires. Ensuite, la psychologie des personnages est plutôt bien travaillée pour un manga, ce genre versant trop souvent à mon goût dans le caricatural. ici, ce n'est pas le cas, tout comme la fin de chaque tome (que je ne révélerai pas ici pour réserver la surprise aux futurs lecteurs!) qui amène le lecteur à se questionner sur la manière dont il aurait réagi face à pareille situation à la place de l'inspecteur de police ou des parents du nouveau-né. Un sans-faute pour moi qui mérite la note maximale et qui doit trôner dans tout bonne étagère de fans de mangas ! SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9,5/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10 NOTE GLOBALE : 18/20

11/08/2025 (modifier)
Par Josq
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Il était une fois en France
Il était une fois en France

En bon fan de Fabien Nury, j'ai lu un petit paquet de ses œuvres. Et pourtant, j'étais passé à côté de sa saga culte. La faute, sans doute, au sujet, dont on nous a tellement rebattu les oreilles à l'école et dans toutes formes de médias, que dès le collège, j'en ai fait une overdose. La Shoah, la Résistance, l'Occupation, la Libération... Tous ces thèmes semblaient obnubiler les enseignants, les politiques, les médias, à un point qui ne pouvait que faire fuir le jeune que j'étais... et probablement beaucoup d'autres avec moi. Bref, cet effet contre-productif d'un matraquage maladroit sur un sujet pourtant si essentiel a laissé des restes. Il y a toujours en moi certains sujets qui me passionnent, et d'autres qui me barbent royalement : la Seconde Guerre mondiale, ses méandres si complexes et tous les thèmes qui lui sont inextricablement liés font malheureusement partie de la deuxième catégorie. Eh bien, reconnaissons un grand mérite à Fabien Nury : il a réussi à me replonger le nez dedans et à me passionner à nouveau pour cette période, comme si je la découvrais pour la première fois ! Il était une fois en France fait partie de ces sagas instantanément cultes, de ces chefs-d'œuvre qui ne laissent pas indemnes. J'avais déjà apprécié le romanesque récit de Pierre Lemaître, Miroir de nos peines, je retrouve le même génie dans ces six tomes. Fabien Nury s'est parfaitement documenté pour nous offrir une histoire qui respecte à merveille la complexité de l'Histoire. En six volumes, il nous brosse un portrait extrêmement riche de l'Occupation et de la Libération, nous montrant bien que les héros ne se trouvent nulle part... Non que l'auteur cherche à désacraliser des icônes ; les grandes figures de cette période sont absentes du récit. Mais Nury, comme toujours, nous fait voir l'Histoire à travers ses petits (ou grands) à-côté, il nous intéresse à des personnages et des événements peu connus, qui dressent un tableau inattendu et méconnu de connaissances qu'on croyait acquises. Cette démarche touche ici son paroxysme. Personne n'est gentil, dans Il était une fois en France. Ou presque... En tous cas, personne n'est héroïque. C'est toute la réussite de Nury : quel que soit le personnage vers lequel on se tourne, rien n'est idéalisé, on y trouvera des traits qu'on sait malheureusement trop présents chez l'être humain. Parfois, ce sont de beaux traits, mais souvent, ils sont bien vilains. Avec la puissance narrative qui est la sienne, Fabien Nury nous offre donc une montée en puissance, qui culmine à mon avis dans les tomes 4 et 5, au plus profond de l'horreur humaine. Mais ce ne serait rien sans le trait si expressif de Sylvain Vallée (qui collaborera à nouveau avec Nury dans le génial Katanga). Si on a parfois tendance à mélanger certains noms et visages, les trognes qu'il dessine, alliée à son impressionnant mélange entre réalisme et caricature, font rentrer les différents personnages dans notre esprit pour un temps qu'on espère durable. Sans le talent graphique de Vallée, peut-être Nury n'aurait-il pas réussi à nous plonger aussi bien dans les méandres de son horrible récit. En l'état, Il était une fois en France atteint une sorte d'état de grâce que peu de bandes dessinées peuvent se vanter d'avoir atteintes. On se doute bien de la part de fiction qui y règne, on imagine bien que les événements n'ont pas été strictement respectés, pour des raisons de mise en scène et d'impact narratif. Mais il y a tant de scènes qui nous font réagir, tant de pages dont on sort les larmes aux yeux, que ce soient des larmes de rage ou de tristesse. Il y a tant de vie dans toute cette histoire qu'il est impossible de ne pas vibrer à un moment où à un autre. Tant d'allers simples vers l'horreur de la bestialité humaine, et si peu de retours vers l'héroïsme, qu'on ne peut se détacher de ces pages qui nous racontent cette histoire dont on aurait aimé qu'elle ne soit pas la nôtre. Et parfois, au milieu de tout cela, une fragile étincelle de pureté, quelques éclairs de beauté qui nous rappellent que même au plus profond de l'ignominie, il y a toujours une raison d'espérer. Oh, c'est discret, dans Il était une fois en France ! Mais c'est puissant. Et c'est pour cela que l'œuvre de Nury est si importante. Non seulement, on en sort avec le même bénéfice que si on avait ouvert un livre d'histoire. Mais en plus de cela, il y a au fond de tout cet innommable fouillis de merde une leçon que peu d'auteurs savent mettre en avant quand ils s'aventurent si loin dans la face sombre de l'humanité. Car à l'issue de ce voyage au bout de la nuit qui a duré six tomes, et a paru durer une éternité, il y a une chose qui subsiste, dans cette sorte de calme presque paisible qui clôt le dernier tome : oui, il est bien là. Sous une forme incroyablement ténue, si vaporeuse, et pourtant si solide. L'espoir.

07/08/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Carnet chinois
Carnet chinois

Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? - Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang. 24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui. Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine. Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs. Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle. Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent. La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc. Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée. Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?

06/08/2025 (modifier)
Par taxil
Note: 5/5
Couverture de la série Voutch
Voutch

Voutch est dans la mouvance du nonsense anglais. Il n'est pas critique, il est cynique. On peut le comprendre comme un homme qui se sait supérieur, tout en voulant s'en excuser de le montrer à travers des situations d'une banale profondeur. Ses planches sont sa catharsis officieuse, et ses albums des dictionnaires de profession de mauvaise foi, humaine, si humaine. Si je/moi disais que son oeuvre est incontournable, iconique et soutenablement culte, un contradicteur pourrait-il me répondre: "Je ne dirais pas qu'elle ne l'est pas"?

02/08/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Que faire des juifs ?
Que faire des juifs ?

C’est pire car c’est constitutif. - Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs (2024). Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice. Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter. Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune. Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien. En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien). Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique. Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice. Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.

29/07/2025 (modifier)
Par Simili
Note: 5/5
Couverture de la série Le Combat ordinaire
Le Combat ordinaire

“C’est l’histoire d’un photographe fatigué, d’une fille patiente, d’horreurs banales et d’un chat pénible”, écrit Manu LARCENET. Marco était photographe de guerre. Aujourd'hui c'est un homme hyper anxieux, sous antidépresseurs et anxiolytiques, s'interrogeant sur son passé et ayant une peur bleue de l'avenir et du moindre engagement. Au fil des tomes nous suivons l'évolution de Marco, confronté comme tout à chacun à des choix de vie. Des choix qu'il fait, autant que des choix qu'il subit. Marco est un héros ordinaire, imparfait, parfois égoïste, souvent perdu mais Marco c'est surtout toi, moi, nous. Ici tout est abordé avec pudeur, tendresse et finesse : la peur de l’avenir, le poids du passé, les liens familiaux, l'amour, la dépression Graphiquement c'est "moche" et je pense même que c'est fait exprès pour laisser toute la place à l'histoire, au message et au questionnement Les deux premiers tomes sont plus légers dans l'appréhension des problèmes existentiels. Le troisième emprunte un ton beaucoup plus grave, quant au quatrième il est cruellement réaliste. Le Combat Ordinaire est une œuvre touchante, authentique, qui parle à chacun de nous. Un récit simple mais bouleversant, qui reste en mémoire. À lire absolument.

28/07/2025 (modifier)
Couverture de la série Les Seignors
Les Seignors

Bonjour à tous Quelle joie de lire et relire ces trois albums ! Silver que j'ai rencontré dans les années 80 au 5eme régiment de dragons de Valdahon (25). Celui-ci s'appelait Maréchal des logis COURS, portait le même uniforme au passant d'épaule jaune, supportant le même embonpoint, la même fringale (responsable logistique alimentaire) et de la vie. Miche, faisant partie de ma clientèle. Retraité fonctionnaire, encarté jusqu’à l'os, dur et moqueur avec tout le monde, surtout avec les jeunes . Jojo, le collectionneur de fripes qu'il ne faut surtout pas toucher . Luigi, combien en ai-je rencontré, car vivant à la frontière italienne... tous ces vieux beaux espérant encore rencontrer l'amour... Sana, ex directeur de société retraité vivant dans un des palace Mentonnais. Ancien bobo sympa qui, sous ses airs de dirigeant en acier, se trouve souvent débordé par les nouvelles générations. Petit mot pour l'équipe, RICHEZ, STI et JUAN... A QUAND LA SUITE ?

24/07/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Petit Train de la Côte Bleue
Le Petit Train de la Côte Bleue

C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage. C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton. Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves. Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin. Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal. Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images. Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin. Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.

23/07/2025 (modifier)