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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Kang le conquérant - La conquête ultime
Kang le conquérant - La conquête ultime

Devenir soi. - Ce tome contient une histoire complète, très intégrée dans l'univers partagé Marvel, mais accessible également pour les néophytes. Il regroupe les cinq épisodes de la minisérie, initialement parus en 2021, coécrits par Jackson Lanzing & Collin Kelly, dessinés et encrés par Carlos Magno, avec une mise en couleurs réalisée par Espen Grundetjern. Les couvertures ont été réalisées par Mike del Mundo. Kang, adulte, médite sur sa vie. Il y a des milliers d'années, Alexandre le Grand s'était assis avec un sage de renom. À cette occasion, il avait appris un secret qui allait le secouer au tréfonds de son être. Il y a plus de mondes que celui-ci, avait dit le sage. Leur nombre est quasiment infini et ils sont disséminés à travers le cosmos, hors de portée de l'atteinte des sens de l'être humain. Alexandre contempla son propre empire, depuis la riche Méditerranée, jusqu'aux steppes de l'Asie, depuis son cœur dans le berceau de la civilisation, jusqu'à ses plus lointaines frontières. Et ses yeux s'emplirent de larmes. Ô grand Alexandre, pourquoi pleures-tu ? demanda le sage. Tu as tous les honneurs qu'un être humain a pu connaître. Il répondit qu'il y avait de quoi désespérer de savoir qu'il y ait un nombre infini de mondes à conquérir, et qu'il ne parvienne pas à être le maître d'un seul de ces mondes. Son nom est Nathaniel Richards, il est né au trente-et-unième siècle. À l'âge de dix-huit ans, il n'a rien conquis. Il vit dans une utopie, la ressentant comme une forme de fin de l'Histoire. Il commence à voir le temps pour ce qu'il est : une cage. Nathaniel Richards décide de concevoir une clé pour se libérer de la cage dans laquelle il considère qu'il se trouve. En deux ans, il conçoit la stratégie qui va lui permettre de réaliser son évasion. de manière clandestine, il se rend en Latvérie, dans le château qui fut autrefois celui de Victor von Doom. Dans les ruines, il parvient à la librairie du monarque, au milieu de laquelle se tient une statue de l'ancien régent. Il s'apprête à consulter les tomes qu'il cherche, mais la statue bouge : c'est un Doombot qui s'apprête à l'agresser. Un rayon destructeur atteint le robot dans le dos : Kang abat l'agresseur. Nathaniel lui demande qui il est : Kang enlève son masque et indique qu'il a été le pharaon Rama-Tut, le gardien des temps Immortus, et qu'il s'appelle Kang, qu'il a été Nathaniel lui-même au début. Il propose à son jeune interlocuteur de le suivre à travers le portail par lequel il est arrivé. Nathaniel choisit de le faire, et il se retrouve avec Kang, à Chixulub, sur le continent Laramidia, soixante-cinq millions d'années dans le passé. Des ptérodactyles volent au-dessus de leur tête. Kang entreprend d'éduquer Nathaniel pendant une année, lui transmettant ses souvenirs, et lui donne cette injonction : ne jamais être amoureux. En 1963, le personnage d'Immortus apparaît pour la première fois dans le numéro 19 de la série Fantastic Four. Puis, Kang apparaît dans le numéro 4 de la série Avengers l'année suivante. Il s'en suit un développement empirique de ce personnage au gré des auteurs et des desiderata éditoriaux : il finit par être établi durablement que sous l'amure de Kang se trouve Nathaniel Richards, le propre père de Reed Richards, connu sous le nom de Mister Fantastic au sein de l'équipe des Fantastic Four. Nathaniel a endossé plusieurs personnalités au cours de sa vie, et voyagé dans le temps aussi bien vers le futur que dans le passé, ses différentes incarnations se croisant dans un désordre chronologique chaotique et générateur de paradoxes temporels à gogo. En 2021, le duo de scénaristes Lanzing & Kelly débutent leur carrière dans les comics, et ils s'attaquent à un défi intimidant : raconter une histoire des origines de ce personnage à l'histoire éditoriale d'une complexité alambiquée. En outre, il leur faut contenter aussi bien le lecteur chevronné qui connaît le personnage, que le lecteur néophyte qui le découvre. de fait, les éléments constitutifs de ce personnage peu facile à manier sont présents : les voyages dans le temps, ses différentes identités, son amour pour Ravona Renslaver. Il s'agit bien d'un récit des origines commençant au trente-et-unième siècle et montrent Nathaniel face à Kang pour la première fois. le paradoxe des origines est posé : l'adolescent a en face de lui la personne qu'il deviendra dans de nombreuses années. Ce destin est-il immuable ? Les coscénaristes s'en donnent à coeur joie avec les différentes incarnations de Kang, et les voyages dans le temps. Afin de ne pas donner l'impression d'évoluer dans des lignes temporelles en carton-pâte, il faut un artiste capable de leur donner de la consistance, de montrer les lieux et les époques dans le détail. Carlos Magno avait impressionné le lecteur dans la saison Invaders (2019/2020) écrite par Chip Zdarsky. Dès l'illustration en pleine page en ouverture, le lecteur retrouve sa minutie, et le niveau de petits détails incroyables, ainsi qu'un sens de l'exubérance dans la composition, rendant très impressionnant cet individu habillé de vert et violet, confortablement assis, avec une scène de bataille derrière lui, impliquant des dizaines de combattants. La page suivante montre Nathaniel également assis, en train d'étudier devant plusieurs écrans holographiques se superposant par partie, et c'est à nouveau une composition sophistiquée fourmillant d'informations visuelles. le lecteur habitué aux comics sait à quoi s'attendre, une diminution progressive du niveau de détails au fil des épisodes, pour finir sur un affrontement physique avec des fonds de case vides. Il n'en est rien : il n'observe aucune baisse de qualité, aucune diminution de l'implication de l'artiste dans ses planches. Il est tout aussi impressionné par le travail réalisé par le coloriste. Celui-ci sait composer sa palette de sorte à améliorer la lisibilité de chaque case pour que les détails se distinguent bien, tout en concevant sa mise en couleurs à l'échelle de chaque page d'une séquence. Il met en œuvre les effets spéciaux attendus pour l'éclairage, les ambiances lumineuses et les superpouvoirs. Il gère admirablement bien la superposition de ces effets, sans jamais perdre en lisibilité. Le dessinateur semble être capable de tout gérer, de tout représenter avec une facilité et avec une conviction déconcertante. Il restitue avec fidélité le costume de tous les superhéros qui apparaissent le temps d'une case ou d'une séquence, en cohérence avec l'épisode de la série référencée, par exemple la version des Avengers de 1964. Il sait faire exister sur le même plan le costume pourtant daté de Kang, les tenues des soldats de l'Égypte antique, la tenue de combat de Ravona, etc. Il s'investit tout autant dans la représentation des environnements, avec un trait d'encrage tout aussi fin, tout aussi précis et méticuleux. le lecteur éprouve la sensation de se tenir dans cette salle d'étude du trente-et-unième siècle, dans la salle poussiéreuse de la bibliothèque abandonnée depuis longtemps du château de Doom, dans une jungle dense traversée par des dinosaures, dans un village aux constructions et au mur d'enceinte en bois, dans un temple égyptien avec des bas-reliefs décorant de gigantesques colonnes, sous l'ombre d'une énorme soucoupe volante, etc. Carlos Magno impressionne de bout en bout avec sa narration visuelle descriptive très riche et précise, rendant tangible tous les personnages, tous les lieux, apportant la consistance nécessaire pour donner corps au merveilleux de ces voyages dans le temps. Les coscénaristes ont également fort à faire : à commencer par rétablir une chronologie du personnage qui reprenne la majeure partie des événements déjà connus par le lecteur de longue date, à gérer la ligne temporelle propre de Kang qui voyage dans le temps, et à s'assurer que les morceaux puissent également être recollés dans une chronologie classique. Ils ne s'attardent pas sur la logique du voyage dans le temps : Nathaniel Richards récupère la technologie du docteur Doom, et les voyages s'effectuent également dans l'espace (la Terre se déplaçant elle-même dans l'espace) de manière implicite. le lecteur constate qu'ils se montrent tout aussi investis que le dessinateur, en particulier avec des cartouches de texte en nombre assez élevé sans être non plus trop copieux pris un par un. Ils répondent à la lettre à la commande : un récit des origines racontant comment Nathaniel Richards est devenu un Kang adulte. le lecteur n'éprouve aucune difficulté à suivre le fil directeur de l'intrigue sautant d'une époque à l'autre, et revenant de temps à autre sur ses pas, ce qui est déjà remarquable au vu de la complexité de l'histoire cumulative de ce personnage. Les coscénaristes ne se contentent pas de re-raconter les origines de Kang de manière qu'elles soient cohérentes et débarrassées des ajouts incompatibles. Dès la première page, le lecteur a accès aux pensées intérieures du personnage, à son ambition mise en perspective avec celle d'Alexandre le Grand. Ce n'est pas un ajout artificiel : cette référence au grand conquérant fait sens et permet de comprendre la motivation principale du personnage. Lorsque Kang adulte vient proposer à Nathaniel jeune de le suivre, le lecteur hésite dans son pari : le chemin de vie peut être changé, ou bien est-il immuable ? Il y a tant de différences entre les deux. Au fur et à mesure, il découvre que les auteurs ont pris son titre au pied de la lettre : le conquérant, et que le titre n'est pas qu'une tournure de phrase. Nathaniel Richards doit conquérir l'individu qu'il va devenir. Ils se montrent aussi habiles et émouvants à expliquer le sort de Ravonna Renslayer, qu'à montrer comment le jeune Nathaniel plein d'entrain devient Kang. A priori, pas de quoi se plonger dans la lecture de ce comics : une réécriture modernisée des origines d'un supercriminel un peu obsolète, à l'allure un peu ridicule, même dans le monde des superhéros. Dès la première page, le lecteur constate la qualité descriptive de la narration visuelle, aussi bien dans le degré de détails, que dans la mise en couleurs sophistiquée. Au moins, il en sortira avec des images plein les yeux. Bien vite il se rend compte que les coscénaristes connaissent l'histoire de ce personnage sur le bout des doigts, qu'ils savent la restituer de manière compréhensible et cohérente, avec une bonne maîtrise du dispositif des voyages dans le temps, et en insufflant une réelle personnalité aussi bien au jeune Nathaniel qu'au Kang vétéran. Alors même que la fin est connue (le premier devient le second), le suspense tient en haleine, et la progression de l'évolution surprend.

26/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Essuie-glaces
Les Essuie-glaces

Des gares et des trains pour aller dans des pays et des histoires qui n'existent plus. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, avec une référence en passant à le chant des baleines (2005). Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2006. Cette bande dessinée a été réalisée par Edmond Baudoin pour le scénario, les dessins, et les couleurs et elle compte cinquante pages. Elle a été rééditée dans Trois pas vers la couleur avec Les yeux dans le mur (2003), et le chant des baleines (2005). Edmond sort de son appartement et marche dans le couloir. Il ouvre la porte des escaliers et commence à descendre, les marches étant comme suspendues dans le vide. Bientôt, il n'y a plus de rampe ni d'un côté, ni de l'autre, et les marches flottent dans l'air, disposées de manière irrégulière. Un peu plus bas, elles se transforment en traverses et soutiennent deux rails débutant dans le vide. Il se retrouve à proximité d'une gare et finit de marcher à côté des rails jusqu'à rejoindre le quai. Affalée sur un wagon plat, se trouve une jeune femme blonde, en jean, avec une chemise bleue et une doudoune rouge. Edmond la salue, elle lui retourne son bonjour amicalement. Il lui demande si elle attend un train, pour aller à son mariage. Elle répond : oui pour le train, non pour le mariage, juste pour aller n'importe où, loin d'ici. Lui ne sait pas trop ce qu'il fait là, comment il est arrivé là, et il lui semble qu'il a déjà vécu cette scène, avec elle, dans cette gare. Elle répond : tout le monde attend un train dans des millions de gare. Les pensées d'Edmond vagabondent : Il y a des êtres avec qui on est bien tout de suite, c'est inexplicable. Dès qu'on les voit, on sait qu'on va être bien avec eux. Cette évidence n'est pas vraie qu'avec les humains, elle est vraie avec les chiens, les chats, les ânes, les chèvres… Avec les oiseaux, c'est plus difficile, mais avec les plantes ça marche. Il y a des arbres qu'on aime au premier degré. Est-ce cela qu'on appelle coup de foudre ? Découvrir quelqu'un avec qui on est bien dans l'instant du premier regard, avec qui on se sent bien tout de suite, avec qui on a envie de rester ? Mais cette expression, le coup de foudre, ne lui convient pas. S'il reçoit la foudre, il meurt, alors que dans cette belle rencontre, au contraire, il a un désir de plus de vie. La conversation continue entre Edmond et la jeune femme. Il a une sensation d'irréalité, comme quand on sort ou qu'on entre dans un rêve. Et puis quand il l'a rencontrée, il était sur le point de se réveiller. Elle continue : il ne peut pas se réveiller, parce qu'il est trop léger. Il ne reste que sur la surface de la vraie vie. Elle l'a vu arriver : il marchait sur les rails, comme un équilibriste sur un fil. Il est un rêveur. Elle lui demande de lui raconter une histoire. Il essaye. Il lui semble qu'il a eu plusieurs vies. L'une d'entre elles, il l'a vécue au Québec. L'hiver est là-bas comme une longue paix… ou une longue guerre. le printemps venait. Celui-ci voulait dire la fin de son séjour dans ce pays du nord de l'Amérique. En route pour un nouveau voyage avec ce créateur à la personnalité unique : Edmond Baudoin. La structure des souvenirs s'avère singulière : un rêve (ces marches qui flottent dans le ciel entre le haut étage d'un immeuble et des rails de voie ferrée, une discussion avec une inconnue croisée dans le chant des baleines, la fin d'un séjour de trois ans au Québec en tant que professeur, un amour à Ann Arbor dans le Michigan, et l'histoire familiale de Jocelyne qui habite à Shippagan, avant de terminer avec une marche dans un grand espace naturel canadien. La composition d'une bande dessinée de Baudoin tient toujours du numéro d'équilibriste, entre un fil directeur solide et une sorte de transe ou de fugue mentale venant accrocher ses souvenirs sur le fil directeur, pas forcément dans un ordre chronologique, parfois plutôt de façon thématique. Or, ici, passée la séquence d'introduction l'ordre suit la chronologie du voyage d'Edmond et de ses amis, avec de temps à autre un échange entre la jeune femme blonde et Edmond sur le quai, jusqu'à la bifurcation sur Neige à Ann Arbor, à quelques pages de la fin. D'un autre côté, l'auteur reprend le principe de son ouvrage précédent le chant des baleines : Edmond voyage, parcourt des kilomètres, et il déroule en parallèle son flux de pensées. Dans le présent ouvrage, ce dispositif est encore plus appuyé : en bas de trente-deux pages sur cinquante, se trouve un petit bandeau indépendant des bandes de cases, avec un texte se suivant d'une page sur l'autre exprimant les réflexions de l'auteur sur la notion de coup de foudre, de continuité dans une vie, débouchant sur une autocritique de ses propres réflexions. Dès la première scène l'auteur joue avec le lecteur : Edmond rencontre cette jeune femme blonde sur le quai d'une gare déserte, à l'abandon et il l'avait déjà croisée dans le chant des baleines en planche 15. Elle lui avait répondu qu'elle attendait un train pour aller à son mariage. À une quinzaine de pages de la fin, il indique qu'en Amérique, à Hull, il y avait Céline aussi, la première année. Il ajoute : Céline avec qui j'ai fait un livre, Les yeux dans le mur. Il rattache ainsi le présent récit aux deux autres avec lesquels il est réuni dans Trois pas vers la couleur, constituant ainsi une trilogie thématique : l'inspiration par une muse, le travail sur le souvenir et la mémoire, la distorsion de la forme narrative, en poussant la possibilité de découpler le récit et les réflexions qu'il inspire. À plusieurs reprises, le lecteur se demande quels liens entretiennent le récit de voyage d'Edmond et son flux de pensées courant en bas de page. Mais en parallèle de ça, le récit de voyage suit exactement un tracé que le lecteur peut voir sur une carte : Ottawa, Montréal, Trois-Rivières, l'Île aux grues, Trois-Pistoles, Rimouski, les Appalaches canadiennes, le Nouveau Brunswick, l'Acadie, retraverser le Saint Laurent, Tadoussac, l'île d'Orléans, la ville de Québec. Il y a même une carte en planche 9. le souvenir de sa relation avec Neige trouve sa source dans un voyage effectué aux États-Unis durant cette période, et l'histoire familiale de Jocelyne se rattache à la genèse de la devise du Québec : Je me souviens. Cette phrase bouclant avec le thème de la mémoire, des souvenirs accumulés. Une fois encore, la prise de recul sur l'ouvrage fait ressortir sa solide structure et sa logique interne, à l'opposé de divagations mises bout à bout comme elles viennent. Troisième récit en couleurs de l'artiste : Edmond Baudoin la met en œuvre à sa guise, ou selon sa fantaisie, sans trop se soucier des règles en la matière. le voilà qui avance dans un couloir aveugle, aux parois de guingois, avec des sortes de portes sans poignées. Les contours sont tracés au pinceau, avec une épaisseur irrégulière, parfois un trait fin pour juste une longueur, peut-être tracé à l'encre. La mise en couleurs apporte la texture au mur, l'ambiance à la séquence. Lors de la descente sur les marches flottantes vers la terre ferme, les couleurs s'arrangent en camaïeu de bleu pour le ciel, avec une zone un peu plus foncée pour la silhouette d'une chaîne de montagnes. En bas de la troisième planche, les bâtiments sont plutôt représentés en couleur directe. Il en va de même pour la majeure partie de la gare en planche cinq, mais la partie de droite est délimitée par un trait de contour noir. En planche sept, le premier plan composé des huisseries d'une baie vitrée et d'une rambarde est également réalisé avec des formes détourées d'un trait noir, alors que l'arrière-plan, une vue sur les toits enneigés de la ville est en couleur directe. Avec cette liberté de représentation, l'artiste donne à voir de magnifiques paysages : la descente du ciel, les montgolfières au-dessus d'Ottawa, les montagnes enneigées entre l'habitation d'Edmond et celle de ses amis, une façade peinte à Montréal, un vol d'oiseaux au-dessus de l'île aux Grues (juste des taches blanches se détachant sur le bleu du ciel), un canoë flottant sur un lac, une longue plage caressée par une eau blanche, la traversée du Saint Laurent en transbordeur au niveau de Tadoussac, la silhouette d'un trois-mâts dans une eau et un ciel mordorés, une promenade à pied dans les bois, etc. Comme d'habitude, Baudoin a sa manière bien à lui de représenter les êtres humains, ou plutôt de les interpréter pour se focaliser sur ce qu'ils ont de vivant, au lieu d'essayer de capturer une ressemblance photographique. Il laisse le blanc de la page pour la peau de la jeune femme blonde sur le quai : celui lui confère une nature quasi spectrale malgré ses vêtements bien concrets. Par contraste, Guy et sa femme Violette apparaissent bien réels, très vivants, ouverts et sympathiques. Laurence reste un peu à distance, une beauté froide, solitaire et ne cherchant pas la présence ou l'attention d'autrui. Chez cet auteur, le voyage n'est jamais désincarné, jamais une succession de cartes postales concoctées pour une consommation immédiate. Les lieux sont habités et prennent leur saveur grâce aux individus qui sont les amis de l'auteur. Celui-ci ne côtoie pas des gens, mais des êtres humains avec leur histoire personnelle, Guy étant par exemple un prêtre défroqué ayant été l'équivalent d'un prêtre ouvrier avec une forte conviction dans Vatican II. En parallèle et en bas de page, court la réflexion de Baudoin sur l'amour, les individus avec qui on se sent bien, la vie qui a amené à de telles rencontres et les souvenirs qu'on transporte avec soi. Il continue sur le regret de ne pas pouvoir recommencer toute relation à neuf, en se débarrassant de ces souvenirs qui incitent à la comparaison avec des relations antérieures, et en même temps qui construisent l'individu, assure sa continuité, les conditions mêmes pour qu'il puisse apprécier la rencontre et la relation qui s'en suit. D'une certaine manière, le lecteur peut éprouver la sensation que ce fil de pensée est totalement dissocié du voyage raconté en BD ; d'une autre, c'est le principe sous-jacent du comportement d'Edmond, et aussi l'aboutissement de son expérience de vie du moment. de la même manière qu'il continue à voyager, sa pensée continue à cheminer. À l'avant dernière page, il se promène en forêt et se retrouve face à un cerf : dans cet instant suspendu dans le temps, le lecteur éprouve l'impression que l'esprit d'Edmond se retrouve également face à un constat trop énorme pour lui. Cette suite logique de moments qui le construit ne laisse peut-être pas tant de place à l'existence d'un libre arbitre, mais l'auteur préfère continuer sa route plutôt que de penser à cette idée comme à une destination. En lisant ce tome, le lecteur se rend compte qu'il forme le dernier d'une trilogie très lâche, dont aucun tome ne nécessite la lecture des autres pour être pleinement apprécié, mais dans lesquels court une forme de thématique sur le voyage, les points de contact entre les individus et la construction de l'être humain par la succession de moments qui s'enchaînent. de manière imperceptible, parce qu'il le fait tout le temps, Edmond Baudoin expérimente dans la narration visuelle, par la couleur, mais aussi le traitement des formes, et également la relation distendue entre le récit en bande dessinée et les réflexions en texte. Comme d'habitude, une expérience de lecture unique, riche en chaleur humaine grâce à un créateur frère en humanité.

26/07/2024 (modifier)
Par Simili
Note: 5/5
Couverture de la série Les Bidochon
Les Bidochon

Robert et Raymonde BIDOCHON, couple de français moyen que rien (alors vraiment rien) ne destinait à entrer au panthéon ... Et pourtant plus de 40 ans après leur apparition ils sont aujourd'hui les symboles de tous nos petits défauts (bon certains les cumulent plus que les autres) Car oui on a tous en nous une part de Robert ou de Raymonde même si on ne veut pas se l'avouer (et encore moins aux autres). Robert est lâche, prétentieux, de mauvaise foi (ah ça c'est pour ma pomme), condescendant, ... Raymonde est blasée, soumise, pas très futée, pas courageuse, ... Raymonde voulait un enfant, Robert a un problème de testicules. Heureusement pour la France ils ne se reproduiront pas, mais cela sera toute la tragédie de la vie de Raymonde ( et peut être pour nous aussi car j'aurai bien aimé les voir élever un enfant). Ce gag est hilarant, il met pourtant le doigt sur une vraie souffrance. Et c'est là tout le génie de Binet que d'arriver à nous faire rire de ça. Je trouve d'ailleurs que ce gag résume assez bien l'esprit "Bidochon". On peut arriver à rire de tout à condition que cela ne soit pas méchant. Le fait que Binet est choisi de découper ses albums par thème est géniale car elle évite selon moi une certaine redondance des gags, ce qui est salvateur dans ce genre de série, mais elle permet également au lecteur de se projeter dans la situation et donc d'analyser ses propres comportements. Cela lui permet également aussi de distiller une critique de la société de consommation dans laquelle on vit. Les Bidochon c'est un MUST HAVE pour tout Bédéphile qui se respecte

25/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Malcolm McLaren - L'Art du désastre
Malcolm McLaren - L'Art du désastre

T'as jamais rien compris au rock, Malc' ! T'es un type de la mode, c'est tout ! - Ce tome correspond à une biographie, celle Malcolm McLaren (1946-2006), homme d'affaires, producteur de disques et agent artistique britannique. le scénario est de Manu Leduc & Marie Eynard, les dessins de Lionel Chouin, les couleurs de Philippe Ory. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page écrite par Jean-Charles de Castelbajac. Il se termine avec un texte d'une page évoquant le retour de la paternité de la musique des Sex Pistols aux membres du groupe, les techniques initiées par McLaren (le buzz, la trash culture et le viral), la suite de sa carrière après ce groupe, le décès de McLaren et la destruction des archives et des objets du punk par son fils quarante ans après, et cinq pages d'étude graphique du dessinateur. Cette BD compte quatre-vingt-douze planches. En Angleterre dans les années 1990, Stuart conduit sa voiture sur une route côtière de nuit. Il s'arrête devant un bunker sur lequel a été peint le nom de McLaren : il dépose Malcolm, enchanté de découvrir que son père vit dans un bunker. Un chien retenu par une chaîne au mur leur aboie dessus. Un homme sort du bunker, le fusil à la main et demande qui se trouve là. Son fils répond en s'identifiant : Malcolm McLaren. À Londres en 1947, dans le salon de l'appartement de Rose McLaren, la grand-mère, Stuart, le petit frère, regarde vaguement le poste de télévision : plus d'un million à regarder passer le carrosse de la princesse Elizabeth, future reine d'Angleterre, le mariage fastueux avec le prince Philip Mountbatten retransmis à la télévision pour la première fois. Malcolm joue aux petits soldats, organisant une bataille sur la table basse. Peter McLaren sonne à la porte et indique à sa belle-mère qu'il est venu voir ses fils. Celle-ci le met à la porte sans ménagement l'informant que ces fils n'ont pas besoin d'un père escroc. Londres en 1953. le jeune Malcolm prend des leçons de piano : le professeur n'en peut plus des dissonances, sa grand-mère est tout sourire, sa mère souffre en silence. le professeur rend son avis : il n'a jamais eu un élève qui massacrait la musique à ce point, il n'y a rien à en faire, désolé. Sa mère explique que Malcolm est atteint du syndrome de la Tourette, c'est pour ça qu'il a des mouvements si désordonnés. Une fois dehors, la grand-mère rassérène son petit-fils : il n'a pas d'autre syndrome que le talent pur. Il ne massacre pas la musique, il la dépoussière. Sa mère part vaquer à ses occupations en recommandant à Rose de ne pas le coucher trop tard car il va à l'école le lendemain. Une fois la mère éloignée, la grand-mère rassure Malcolm : sa mère est tellement vieille Angleterre ! Elle ne comprend rien, et Rose est sûr qu'il deviendra un artiste. Il en profite pour demander s'il faut vraiment qu'il aille à l'école, il trouve le maître trop autoritaire. La grand-mère répond qu'autant qu'il n'y aille pas : il faut toujours se méfier des gens autoritaires, ils veulent que rien ne change pour garder leur petit pouvoir. Malcolm lui demande pourquoi il y a autant de gens avec des télévisions ? Le texte de la quatrième couverture explicite l'enjeu de cette biographie, en commençant par la devise de l'insolent manager des New York Dolls et des Sex Pistols : Mieux vaut un échec retentissant qu'une réussite médiocre. Viennent ensuite les questions : commerçant, artiste, provocateur, visionnaire, pitre génial ? Et la réponse : Malcolm McLaren était tout cela à la fois. Cette biographie s'attache à la période de sa vie allant de son enfance et son adolescence, de 1946 à 1965 en une dizaine de pages, pour développer la période de 1965 à 1979, c'est-à-dire la mort et les obsèques de John Simon Ritchie. Au travers de cette biographie, le lecteur assiste à la naissance du punk par celui qui est présenté comme en étant l'instigateur, et même le concepteur. Pour pleinement apprécier cette biographie, il vaut mieux que le lecteur dispose déjà de quelques repères basiques sur ce mouvement, comme l'importance des Sex Pistols, celle des New York Dolls, et quelques noms en tête comme Steve Jones, Vivienne Westwood, Marc Zermatti (1945-2020). Il goûtera encore plus aux saveurs du récit s'il est familier avec le contexte culturel de l'époque, par exemple les films de Russ Meyer (ce dernier apparaissant le temps d'une page), la carrière de Richard Branson, les morceaux des Sex Pistols et les autres groupes infréquentables de l'époque comme les Ramones, ou leurs héritiers comme Siouxie and the Banshees, le célèbre passage des Sex Pistols à l'émission de Bill Grundy. Il vaut mieux qu'il ait déjà entendu parler de Sylvain Sylvain, Nick Kent, Bernie Rhodes, Jaimie Reid, Wally Nightingale, Jean-Charles de Castelbajac. Le récit commence en douceur par une courte introduction de Jean-Charles de Castelbajac qui loue les qualités de son ami : enfant du situationnisme et frère d'âme du mouvement viennois des actionnistes, créateur avec une vision transversale, une approche artistique du décloisonnement, le génie du détournement, c'est-à-dire un précurseur de l'hybridité des styles. La bande dessinée s'ouvre avec un dessin en pleine page montrant une route côtière, avec un encrage un peu rugueux, une composante descriptive qui incorpore du ressenti, sans rechercher une précision photographique. À sa manière, l'artiste respecte le principe de désacraliser la narration ou l'art. Il refuse d'astreindre ses personnages à des cadres rigides, en s'affranchissant des bordures de case. Il utilise des perspectives isométriques qu'il tord pour apporter un aspect de guingois à chaque endroit. Pour autant, il s'implique pour représenter des environnements conformes à l'Angleterre des années traversées. le lecteur peut ainsi regarder les grilles qui bordent les entresols des immeubles sur le trottoir, l'intérieur d'une boutique de spiritueux, les pierres tombales d'un cimetière, un grand atelier d'artistes, des grands magasins en période de Noël, le magasin de fripes de Vivienne Westwood, le CBGB, des clubs minables où se produisent les Sex Pistols en Angleterre et dans les états du sud des États-Unis, les bureaux spartiates de la société de McLaren, le bureau luxueux d'un ponte d'EMI, le plateau télé de Bill Grundy, un quartier ensoleillé de Los Angeles, les grilles de Buckingham Palace, des aéroports, des hôpitaux, etc. En surface, ces décors semblent représentés avec désinvolture, avec parfois quelques inexactitudes sur le mobilier ou l'électroménager (pas forcément des modèles d'époque) ; dans le fond, le lecteur n'oublie jamais où l'action se situe, et il reconnaît au premier coup d’œil les sites célèbres. Le dessinateur met en œuvre les mêmes principes pour représenter les personnages. Il se montre iconoclaste en simplifiant et en exagérant les traits de leur visage, en augmentant l'intensité des émotions, en leur donnant parfois des visages et des attitudes de gamins mal élevés et égocentriques. Difficile de prendre Malcolm McLaren au sérieux avec son nez en triangle pointu et sa chevelure volumineuse pleine d'arrondis enfantins. Dans le même temps, Lionel Chouin sait reproduire l'apparence des personnes connues avec fidélité, le lecteur les identifiant également du premier coup d'oeil, sauf peut-être Nick Kent avec une astérisque pour une note en bas de page indiquant, dans un élan d'autodérision, qu'il n'est pas très réussi. D'un côté, ces dessins jouant avec la caricature ont tendance à neutraliser les éléments les plus sordides ; de l'autre côté, le lecteur habitué à ces caractéristiques visuelles voit bien que de nombreux actes sont réprouvés par la morale, voire parfois par le bon sens. Dans le même temps, les auteurs ne mettent pas en scène les symptômes physiques de l'autodestruction : par exemple, ils ne montrent pas le perçage par épingle à nourrice. Cette forme de contradiction devient une évidence en page 39 quand Malcolm fuit une descente de police, tel un personnage de dessin animé, tout en poussant le landau dans lequel se trouve son fils. le lecteur peine à imaginer un adulte capable d'emmener son tout jeune fils dans une salle de concert où il a tout fait pour que ça dégénère. Les scénaristes ont donc choisi d'adopter le point de vue de Malcolm McLaren pour raconter sa vie, de fait il apparaît comme le personnage principal, et comme le héros de sa propre vie. Il n'y a pas de questionnement moral sur sa façon de créer, ou tout du moins de se conduire en artiste. La première dizaine de pages établit quelques faits dans la jeunesse de McLaren, sans les monter en épingle comme expliquant tout son parcours d'adulte. Pour autant, libre de le faire, le lecteur relie par lui-même les points, que ce soit le situationnisme de Guy Debord, ou la séquence d'ouverture qui trouve sa conclusion à la fin et qui permet de considérer les motivations profondes de McLaren sous un autre angle, si cela sied au lecteur. La bande dessinée suit rigoureusement le fil chronologique de la vie de cet agitateur. Qu'il en soit familier ou non, le lecteur découvre une vision très cohérente de ce monsieur bien peu recommandable, mais à la vision artistique novatrice et d'une grande solidité. Un créateur intègre dans son œuvre, avec un égocentrisme en rapport pour pouvoir réaliser son œuvre. Au panégyrique dressé par Castelbajac, le lecteur est tenté d'ajouter de nombreux qualificatifs peu flatteurs, plus en cohérence avec la notion de grande escroquerie du rock'n'roll, que ce soit son comportement vis-à-vis de son fils (reproduisant ainsi le schéma de son propre père, d'une autre manière), sa façon de gérer les revenus financiers des Sex Pistols, de se déclarer seule véritable force créatrice du groupe, de leur coller l'étiquette de musiciens en-dessous de tout, ou de manipuler John Ritchie en flattant sa fibre autodestructrice jusqu'à la conclusion logique et inéluctable. Pour un lecteur qui n'entretiendrait pas d'admiration particulière pour cet individu, la bande dessinée apparaît globalement à charge. Les Sex Pistols constituent une référence incontournable dans la culture populaire, que ce soit le slogan No Future, ou un comportement iconoclaste et autodestructeur sulfureux. Les auteurs montrent les coulisses en retraçant la vie de leur manager pendant ces années déterminantes. La narration visuelle apparaît également iconoclaste à sa manière, sans la dimension destructrice. Les choix opérés par les scénaristes donnent une impression d'évidence à chaque scène, que ce soit pour sa pertinence ou pour ce en quoi elle contribue à brosser le portrait de Malcolm McLaren. Les détails en passant finissent par produire un effet cumulé prouvant que les auteurs ont bien choisi un point de vue particulier qui apporte une dimension tragique et analytique à cet agitateur nihiliste.

25/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Semences
Semences

En prise directe sur l'inconscient collectif - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la minisérie, dont les deux premiers sont initialement parus en 2018, écrits par Ann Nocenti, dessinés, encrés et mis en couleurs par David Aja qui a également réalisé le lettrage. C'est la première fois que les épisodes 3 & 4 sont publiés. Elle est en train de me quitter. C'était une bonne fille, une bosseuse. On ne peut pas contrôler les filles sauvages et peut-être en attendais-tu trop d'elle. Astra est une journaliste : elle est train de prendre des photographies du mur de séparation entre la zone où elle habite, et la zone B dans laquelle les gens vivent sans technologie de communication. Elle pense au premier commandement du journalisme : il y a toujours deux facettes à chaque histoire. Elle estime qu'une approche plus juste serait de dire une cinquantaine de facettes. Elle voit un monsieur en train de regarder des photographies accrochées au mur : il explique qu'elle ne l'a pas quitté, mais qu'elle est partie pour sortir de ce monde pourri où elle était en train de devenir aveugle à forcer de travailler à regarder des écrans. Une enfant assise sur la bordure de trottoir, avec un masque à gaz sur le visage, indique que son père a fait le mur parce qu'il en avait assez de vivre dans l'ombre des gratte-ciels, dans l'ombre des nantis. Une autre jeune femme indique que son idiot de mari est passé de l'autre côté, comme un abruti parce qu'il n'est pas possible de revenir en arrière. Astra continue de prendre quelques photographies, puis elle les envoie à son journal Scoop Weekly, et se décide à rentrer car un message diffusé par haut-parleur annonce une neige acide. Dans une chambre d'hôtel à bas prix, un homme avec un masque à gaz intégral regarde une femme nue se lever du lit. Elle a un gros idéogramme tatoué dans le dos et elle rattache son soutien-gorge. Elle se rend aux toilettes en s'appuyant lourdement sur ses deux cannes anglaises. Ils papotent. Lola demande à Race pourquoi il la quitte s'il l'aime : il doit récolter des graines. Il remarque que ses doigts tremblent. Elle s'est rhabillée et installée sur son fauteuil roulant. Elle lui demande s'il veut son numéro de téléphone portable. Il répond qu'il n'a pas de téléphone et qu'ils ne fonctionnent pas là où il va. Elle en déduit qu'il se rend de l'autre côté du mur, et lui souhaite bonne chance avec ça. Astra est arrivé dans les bureaux du journal, et elle se rend dans celui de Gabrielle la rédactrice en cheffe. Cette dernière lui indique que son histoire de famille brisée par le passage de l'autre côté du mur est ennuyeuse. Astra répond que cette histoire Club Death sent l'intox. Pour Gabrielle peu importe : si elle peut annoncer qu'il existe une drogue qui permet de voir sa mort, alors les lecteurs achèteront quoi qu'il en soit. Il suffit parfois de publier une histoire pour que les gens lui apportent de la réalité : une histoire inventée de toute pièce devient un mythe, et le mythe devient réalité. Gabrielle a besoin d'un scoop et vite. En fonction de sa culture comics, le lecteur peut être attiré par cette histoire soit pour Ann Nocenti, scénariste d'épisodes inoubliables de Daredevil dessinés par John Romita junior et Al Williamson, de la série Kid Eternity avec Sean Phillips, de la série Ruby Falls avec Flavia Biondi, soit pour David Aja, dessinateur de la série Hawkeye de Matt Fraction, ou encore parce que ce récit est supervisé par Karen Berger. Il peut aussi être attiré par les pages après avoir feuilleter le tome, ou simplement par le texte de la quatrième de couverture, pourtant assez cryptique. de fait, la dynamique de la série est rapidement installée : un futur très proche, une ville séparée en deux avec une zone sans technologie informatique, la présence probable (mais pas certaines) d'extraterrestres, une journaliste qui doit rapporter un scoop, une prostituée en fauteuil roulant, un (peut-être) extraterrestre amoureux, sans oublier les abeilles et les graines. Oui, il y a bien une intrigue : l'enquête d'Astra sur les potentiels extraterrestres. Oui, l'intrigue est menée à son terme avec une résolution en bonne et due forme. La scénariste sait insuffler une personnalité dans chaque protagoniste, par le biais de petites touches, à la fois leurs réactions, à la fois quelques brèves réflexions dans des cartouches. La narration visuelle s'avère effectivement très séduisante. L'artiste a choisi d'utiliser une seule couleur : un vert de gris. Il s'en sert aussi bien pour ajouter des précisions sur les sources de lumières, renforçant ainsi l'ombrage, que pour faire apparaître des éléments non délimités par un trait encré, ou encore pour créer une zone de contraste accentuant l'effet de profondeur. Aja renforce de petites zones colorées en vert par l'équivalent d'une trame de points, renforçant l'impression d'ombre, dans un degré entre le noir complet, et le simple vert. du coup en première impression, les pages dégagent une ambiance un peu chargée, et un peu pesante, vaguement déprimante. du côté avec la technologie, ce n'est pas la joie. Dans la deuxième page, le lecteur découvre un haut mur avec des barbelés au sommet, un véhicule militaire blindé, la silhouette de deux soldats en train de patrouiller avec casque, gilet pare-balle et arme automatique. Il y a des graffitis sur le mur. Les murs de la chambre d'hôtel donnent l'impression d'un revêtement craquelé et moisi par endroit, avec également quelques tags. Il en va de même pour ceux de la salle de bain. La salle de rédaction de Scoop Weekly est plus propre, mais plongée dans une pénombre laissant supposer que certains éléments ont commencé à être gagnés par l'usure. Il en va de même pour le court passage dans la boîte de nuit, et dans la ruelle à l'arrière. le dessinateur a l'art et la manière pour laisser supposer que ce milieu urbain n'est plus de première jeunesse. Cela devient explicite en passant dans la zone B de l'autre côté du mur avec des bâtiments décrépits, des déchets, des gravats. L'artiste accentue encore cette sensation de malaise, ou plutôt de mal-être latent avec une maîtrise extraordinaire du niveau de détails, et avec la densité des zones de noir. À la simple lecture, les dessins donnent l'impression générale d'une photographie dont les contours auraient été simplifiés en augmentant les contrastes pour obtenir des traits un peu plus épais, et des surfaces intérieures dépourvues d'aspérité. Mais quand il laisse son regard s'attarder sur une case ou une autre, le lecteur prend conscience que l'artiste a su gommer les détails superficiels, donnant l'impression d'une grande précision, tout en allégeant la représentation, puis en passant en mode impressionniste avec la couleur et les trames. Cela conserve tout le naturel des personnages, tout en empêchant de les regarder avec insistance, comme si on les dévisageait longuement. Les pages combinent une apparence très claire, avec une impossibilité de saisir les menus détails, des cases ouvertes sur les paysages, avec une vision très cadrée dans des pages découpées sur une base de 9 cases de la même dimension, en 3 cases pour chacune des 3 bandes. Cette forme renforce la bizarrerie de certaines cases : une femme uniquement vêtue d'un soutien-gorge allant aux toilettes avec des cannes anglaises, un monsieur tout nu assis sur un fauteuil avec un masque à gaz lui couvrant le visage, un fusil dans la main gauche, pointé à la verticale, des agneaux dans un enclos, des porcs dans un autre, un squelette dans une combinaison d'astronaute dans un module s'étant écrasé sur une planète, etc. Sans oublier le motif géométrique récurrent de l'hexagone régulier. Il est possible que le lecteur finisse par se demander si l'assemblage de tous ces éléments hétéroclites a bien un sens. Finalement quel sens donner à la prolifération des abeilles ? Pourquoi des (peut-être) extraterrestres avec insémination de femmes et trépanation ? Et puis cette zone sans technologie de communication informatique ? Dans le même temps, cela provoque un ressenti déstabilisant, avec un peu de fin du monde (mais ce n'est pas sûr) des comportements bizarres, mais adaptés à l'environnement et à l'état de la société, des rapprochements saugrenus (par le biais du leitmotiv des hexagones), provoquant des résonnances avec le monde contemporain, et des artefacts culturels des quatre décennies passées. Ce n'est pas une écriture de type automatique, mais il y a une composante proche de l'onirisme. le lecteur peut être tenté de relever ces éléments presque superflus : la réflexion sur l'éthique du journalisme et les prophéties auto-réalisatrices, la neige acide qui renvoie à la pluie acide, le mur séparant la ville évoquant celui de Berlin avant 09 novembre 1989,la prolifération des abeilles à une époque où on craint leur disparition, l'éventualité de coloniser d'autres planètes mais réservée aux riches, la peur de la technologie informatique, le passage d'avions dans le ciel pouvant épandre toutes sortes de produits chimiques à l'insu de la population, et bien sûr les théories du complot telle que la présence d'extraterrestres sur Terre. Sous cet angle, cette bande dessinée renvoie le lecteur à un mélange d'informations et de rumeurs sensationnelles composant le bruit de fond de sa vie, ou en tout cas de celle de la scénariste. Une mythologie diffuse, invérifiable, dépassant l'individu, échappant à l'expérience directe, mais avec des effets très concrets au quotidien. En découvrant cette histoire, le lecteur espère bien qu'il s'agit d'une œuvre d'auteurs : il n'est pas déçu. Ann Nocenti raconte bien une histoire avec une intrigue, mais avant tout elle évoque une forme de mythologie du quotidien mêlant réalisations technologiques rendues possibles par une science inaccessible au commun des mortels, et rumeurs aussi improbables que séduisantes. David Aja parvient à donner corps à ces ressentis avec des dessins combinant extraordinairement une précision palpable, avec une liberté onirique, dans une mise en page rigide qui offre une grande liberté de mouvements, et une des environnements très ouverts.

24/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Chant des baleines
Le Chant des baleines

Aujourd'hui que sont devenus l'homme au ventilateur, la femme aux seins coupés, l'hôtesse de Tokyo ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2005. Cette bande dessinée a été réalisée par Edmond Baudoin pour le scénario, les dessins, et les couleurs et elle compte cinquante-deux pages. Elle a été rééditée dans Trois pas vers la couleur avec Les yeux dans le mur (2003), et Les essuie-glaces (2006). Combien de marins, combien de capitaines, sous la surface dorment les baleines. Edmond se tient sur le pont d'un navire, un mât avec un drapeau juste à côté de l'endroit où il est accoudé au bastingage. Il fixe la ligne d'horizon au-dessus du bleu de l'océan, alors que le soleil se lève, la nuit cédant place au jour. Il s'interroge. Des bouts de phrase qui se répètent et qui fuient dans l'eau noire. Des idées molles englouties dans le remous des hélices. le jour se lève à la poupe. La nuit s'en va devant. Un homme, c'est un accord de musique. Des milliards d'hommes, des milliards d'accords, tous différents. Qu'est-ce que lui Edmond cherche ? Quelle est sa note ? Son accord de musique ? Qu'est-ce qu'il espère trouver dans ses départs sans arrivée ? Il n'a rien appris de plus que ce qu'il savait quand il a quitté son village. Mais il ne sait plus comment faire machine arrière. Trop de temps a passé. Personne ne l'attend plus nulle part depuis longtemps. Personne, et ça ne lui paraît même plus étrange. Tout lui semble normal. Il a sans doute dépassé la limite. Quelle limite ? Quelle musique ? Quelle musique ? Comment trouver sa note dans cette cacophonie ? Et surtout pourquoi essayer ? Le navire en a croisé un autre, puis il est arrivé dans le port de la mégapole. Edmond a débarqué et il quitte les quais du port à pied. Il arrive dans le quartier d'affaires avec ses gratte-ciels, ses hommes en costume noir pendus au téléphone, et les femmes en tailleur noir, elles aussi collées au téléphone. Il marche à contre-courant de cette foule. Sur le bateau, un jeune homme lui avait dit que son projet était de se faire exploser au centre d'un centre commercial. Edmond lui a dit d'attendre qu'il n'y ait personne autour de lui. Se faire exploser ou essayer quelque chose comme écouter le chant des baleines, quelque chose comme ça. Entre ces deux extrêmes, y a-t-il un espace ? Les hommes et femmes d'affaires se sont mis à courir et Edmond court dans l'autre sens, sortant de la foule, sortant du quartier d'affaires, arrivant dans un parc, sans s'arrêter de courir. Il pense à une chose lue dans un journal au Québec : une femme s'était fait faire l'ablation des deux seins, de peur, plus tard, d'avoir un cancer. À Chicago, il a vu, sur une affiche, une femme tenant dans ses bras un bébé. le texte qui accompagnait cette scène expliquait qu'il est important de toucher ses enfants, que le contact avec les parents leur fait du bien. Un soir d'été, à Paris, à la terrasse du café le Bonaparte, un homme lui a dit qu'il ne pouvait plus dormir depuis que ses riches beaux-parents lui avaient enlevé l'autorisation de voir sa fille âgée de trois ans. Ouvrir une bande dessinée d'Edmond Baudoin est une aventure à chaque fois, même si le lecteur est familier de son œuvre, de sa manière de dessiner, de ses thèmes de prédilection. La structure de la présente œuvre se dévoile assez rapidement : un voyage réalisé à pied, après la traversée d'océan en bateau. le personnage ne porte pas de nom, mais le lecteur y voit un avatar de l'auteur. Il avance : au cours du récit, il déclare qu'il souhaite découvrir ce qui se trouve derrière un col, derrière une colline, une montagne, derrière ce qui barre l'horizon. Son interlocuteur lui répond qu'il est allé de l'autre côté et qu'il n'y a rien de plus qu'ici, ce qui n'entame en rien la détermination d'Edmond. Au cours de ce périple, Edmond ne s'arrête que deux fois : une nuit à passer à dormir dans un champ aux côtés d'une jeune femme, un repas partagé avec un couple âgé dans leur maison isolée dans la montagne. le lecteur a tôt fait de comprendre qu'il ne doit pas prendre ce déplacement continu à pied, au sens littéral : il s'agit d'une métaphore. le marcheur avance dans la vie et il traverse différents paysages qui sont autant de phases de sa vie. Les dessins montrent littéralement quelqu'un qui va de l'avant, avec des cases majoritairement de largeur de la page. Comme dans la vie, il n'y a pas de retour en arrière possible, l'écoulement du temps ne se faisant que dans un sens. Une fois que le lecteur a pris conscience de cette métaphore, le principe d'intrigue disparaît : Edmond met en scène son cheminement dans la vie. Il y a donc cette avancée en marchant, en traversant des paysages, parfois en interagissant avec eux, parfois en rencontrant un ou deux êtres humains., une fois une foule, et parfois la solitude. Pendant les cinq premières pages, il n'y a que des cases de la largeur de la page : cela donne plus d'ampleur au paysage dans des images panoramiques. L'artiste réalise ses dessins au pinceau, avec parfois un contour irrégulier, parfois épais, parfois très fin. La première case comprend deux silhouettes de baleine, noyées dans le bleu de l'océan, un équilibre calculé entre représentation et formes abstraites. Baudoin sait très bien jouer des possibilités entre ces deux extrêmes. En planche deux, la case du milieu présente un dégradé de bleu en fond pour le ciel, une grosse masse noire au milieu dans la moitié supérieure, et une forme écrasée brune avec un trait de contour, dans la moitié inférieure. le contexte, case d'avant et celle d'après, ne laisse planer aucun doute sur ce qui est représenté : le buste d'Edmond vu de derrière. Mais prise à part du flux narratif, cette case pourrait être interprétée différemment, voire rester abstraite. de temps à autre, le lecteur peut repérer une autre case fonctionnant ainsi, mais elles restent assez rares. D'autant plus que la couleur apporte des éléments d'information supplémentaires, entre naturalisme et expressionnisme, qui diminuent d'autant la latitude d'interprétation. La troisième planche correspond à l'arrivée dans la mégapole, avec ses constructions qui deviennent de plus en plus porche comme dans un travelling avant. L'artiste représente beaucoup plus de choses : les nombreux buildings chacun avec leur architecture propre, les grues, les cheminées d'usine, le dôme d'un édifice religieux, etc. Dans la cinquième planche, le dessinateur réalise une case d'une demi-page permettant de découvrir un quartier de la ville dans une vue du ciel inclinée. La case du dessous montre Edmond, toujours de dos, marchant à contre-courant de la foule, avec le détail des façades d'immeuble, la signalisation verticale et ces individus au visage fermé et aux tenues vestimentaires austères. Par la suite, Baudoin donne à voir les arbres et les bacs d'un parc, un échangeur autoroutier de grande envergure, les vestiges d'une installation industrielle en périphérie, un pont ferroviaire métallique, de grands espaces naturels ouverts, les bâtiments en ruine d'une ville abandonnée, peut-être détruits par des bombardements et des affrontements armés, une guérilla urbaine, la maison à étage en bois du vieux couple, les formations rocheuses que gravit Edmond. de temps à autre, une case provoque de vagues réminiscences chez le lecteur sans qu'il ne parvienne à mettre un nom dessus. Il peut penser à Vincent van Gogh à un moment. Puis, lorsque le personnage traverse la ville en ruine, l'artiste indique par une petite note dans une graphie plus petite et plus légère le tableau dont il s'est inspiré. Il référence ainsi à six tableaux de Francisco de Goya (1746-1828). Le lecteur relève d'autres références au fil des pages : à une exposition de Zoran Muši? (1909-2005, peintre et graveur), à P.J. Harvey, à Stina Nordenstam, à Billie Holiday, à Pier Paolo Pasolini (1922-1975) au travers d'une citation. Il sourit en voyant mentionnée la chanson le chien dans la vitrine (1953), de Lise Renaud (1928-), avec les aboiements de Roger Carel (1927-2020), car l'auteur y faisait déjà référence dans Couma acò (1991). Il mention également un séjour au Liban en 1987, et celui-ci avait donné lieux à une histoire courte dans Chroniques de l'éphémère (2000). Mais ces passages s'avèrent également compréhensibles si le lecteur n'a pas connaissance de ces autres œuvres. Avec cette liberté narrative dont il a le secret, Edmond Baudoin semble sauter du coq-à-l'âne au gré de sa fantaisie, comme une sorte d'état de fugue. Au gré des pages, le lecteur relève des réflexions personnelles sur des sujets comme le rapport au corps, entre la peur du cancer du sein et le réconfort affectif du bébé en contact avec la peau de sa mère, la perception esthétique du sexe masculin, le hasard des rencontres fortuites entre deux étrangers, le souvenir de ses amours passés, le tumulte déshumanisant des grandes foules urbaines, le questionnement sur l'expression artistique (Comment dire, et, surtout, pourquoi essayer ?), le devoir filial vis-à-vis de sa mère, la beauté de la nature, la peur de l'autre lors de la rencontre avec un homme armé. Ce dernier déclare à Edmond : Vous ne devriez pas marcher sans arme, sur cette route. Personne ne le fait, alors ça fait peur à ceux qui vous croisent. Et quand on a peur, on tue. Ces phrases prennent toute leur ampleur quand le lecteur garde à l'esprit que cette route est une métaphore pour la vie. Si parfois, le flux de pensées de l'auteur semble vagabonder en s'éloignant du récit de voyage, il s'avère que qu'il n'en est rien : ce flux se nourrissant des situations, y répondant. Qu'il ait lu de nombreuses BD de cet auteur ou que ce soit sa première, le lecteur effectue la même expérience unique. Personne ne dessine comme Edmond Baudoin, même s'il ne s'agit que de dessins au pinceau. Personne ne raconte comme lui, même si chaque page se présente sous la forme de cases sagement rectangulaires avec une bordure. Peu d'artistes savent exprimer leur personnalité et leur état d'esprit au travers leurs œuvres, avec la même sincérité, la même honnêteté, la même simplicité que lui. le lecteur se sent privilégié de pouvoir ainsi accompagner Edmond, de faire un bout de chemin avec lui, de partager sa vie avec une telle générosité.

24/07/2024 (modifier)
Par Charly
Note: 5/5
Couverture de la série Before Watchmen - Minutemen
Before Watchmen - Minutemen

Lorsque j'ai ouvert "Before Watchmen: Minutemen", j'ai été immédiatement plongé dans l'univers des années 40. Le dessin rétro de Darwyn Cooke m'a transporté dans une époque où les super-héros étaient encore des pionniers, des aventuriers costumés prêts à défendre la justice. Derrière leurs masques, les Minutemen avaient des personnalités complexes, avec des secrets, des conflits internes et des motivations variées. Certains cherchaient la notoriété, tandis que d’autres luttaient pour la justice. Le récit explore les aspects sombres du groupe, y compris des révélations sur les abus, la dépression, l’alcoolisme et la sexualité. Il montre que les super-héros ne sont pas toujours des modèles de vertu. L'intrigue sombre et réaliste m'a tenue en haleine. Les Minutemen ne sont pas des héros parfaits, mais des individus complexes avec leurs failles et leurs démons intérieurs. Les révélations sur leur passé ont ajouté une profondeur inattendue à l'histoire. En lisant cette bande dessinée, j'ai ressenti une nostalgie pour une époque que je n'ai jamais connue. Les pages se sont enchaînées, et j'ai été captivé par les dilemmes moraux auxquels les Minutemen étaient confrontés.

24/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Meurtre télécommandé
Meurtre télécommandé

Incarnation - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication en 1986, publié par Ballantine Books. Le scénario est de Janwillem van de Wetering (1931-2008), les dessins de Paul Kirchner. Il s'agit d'une bande dessinée de 100 pages en noir & blanc. Ce tome comprend également une introduction de 3 pages datant de 2015, de l'artiste expliquant les circonstances de la genèse, de la réalisation et de la publication initiale de cet ouvrage. Il se termine par une copieuse postface de 11 pages, rédigée par Stephen R. Bissette passant en revue par le menu détail tout ce qui rend cette œuvre unique, ainsi que le contexte de sa parution. Le Maine est l'état des vacances : c'est inscrit sur toutes les plaques minéralogiques des voitures. C'est un véritable paradis terrestre avec sa côte, ses îles, ses baies. Malheureusement, c'est un endroit accessible aux profiteurs à court terme. Que se passe-t-il quand deux des plus grandes forces des États-Unis s'y affronte dans un combat mortel, la quête pour la productivité, et l'envie d'un environnement vierge de toute souillure ? À Woodcock County, monsieur Jones vient de s'installer et d'acheter des terrains côtiers pour implanter une raffinerie de pétrole. C'est samedi, et monsieur Jones est en tenue décontractée avec son bob sur la tête, en train de pêcher sur le lac, bien installé dans sa barque avec sa maison bien en vue sur la rive. Tout en tenant sa canne à pêche de la main droite, Jones prend une canette de bière dans la glacière et en retire la languette pour en savourer le breuvage. Il sent une prise tirer sur la ligne et il jette la cannette à l'eau derrière lui pour s'occuper du poisson. Il a attrapé un beau morceau et le prend avec sa main droite pour l'assommer d'un geste violent contre le banc de nage. Il prend une autre canette pour se rincer le gosier et relance l'hameçon dans l'eau. Il remarque un avion jouet radio-contrôlé qui passe loin au-dessus de sa tête. Il l'observe du coin de l'œil. L'avion radio-contrôlé effectue un passage juste devant le visage de monsieur Jones qui lève la main pour se protéger, et qui constate que l'aéronef a entaillé sa main droite qui saigne. L'avion effectue un deuxième passage, et Jones s'écarte plus vite, s'affalant au fond de l'embarcation. Il cherche alors à redémarrer son moteur pour rentrer à l'embarcadère, mais la personne contrôlant le modèle réduit le dirige droit sur le visage de Jones qui est frappé de plein fouet et tombe en arrière dans sa barque en perdant la vie. Il est temps de faire connaissance avec les habitants des quatre maisons sur le rivage proche. Monsieur Kane un homme âgé vivant en autonomie des produits de sa ferme, en solitaire. Il sait ce que monsieur Jones souhaitait construire et peut-être qu'il n'aimait pas Jones pour ça. Valerie Curtis, une femme encore jeune, vivant d'une rente, et cultivant ses plantes. Joe McLoon, un ancien rebelle paralysé en dessous de la ceinture, vivant avec deux jeunes aides-soignantes. Steve Goodrich, un ancien acteur millionnaire, avec son majordome Erik van Heineken. Le shérif est bientôt à pied d'œuvre pour examiner le cadavre. Une couverture intrigante avec un dessin très propre sur lui, un revolver d'une taille réaliste, un détective privé avec un troisième œil, et un titre aguicheur promettant un meurtre par une méthode originale. Après cette invitation à passer des vacances dans le Maine, le lecteur plonge dans la préface de l'artiste, évoquant son rythme lent pour produire les pages, et le manque de succès de la première édition, malgré la renommée du scénariste, celui-ci étant un auteur de romans policiers, connu pour sa série Grijpstra et De Gier comptant plus de 15 tomes. Kirchner lui est connu pour des bandes surréalistes comme Dope Rider : Pour une poignée de délires. Il a connu le scénarise pour ses deux ouvrages biographiques traitant de sa pratique du Zen, et van de Wetering a apprécié ses premiers comics. Bissette développe en détails la genèse de ce comics, sortant complètement du moule de la chaîne de production des comics industriels, une exception remarquable pour l'époque. Tout commence comme un bon polar, avec une enquête sur un meurtre. Un magnat s'apprête à faire des affaires sur la côte, ce qui aura pour effet de détruire le paysage et la tranquillité. Le dessinateur réalise des images descriptives, avec des contours nets et précis, une représentation adulte et un peu épurée. Chaque case est ainsi très facile à lire quel que soit la densité d'informations visuelles, la profondeur de champ étant accentuée par de petits aplats de noir et des zones grisées, avec différentes nuances de gris. Tout commence comme un meurtre dans la campagne, avec quatre ou cinq suspects : il ne manque que Jane Marple ou Hercule Poirot et une tasse de thé. Les voisins ne sont pas si caricaturaux que ça, et le shérif est immédiatement antipathique, pour son côté bourrin. Kirchner s'amuse bien à représenter lesdits voisins, avec un dessin en pleine page pour chacun et une case en insert, jouant sur des clichés. Kane en train de bichonner son tracteur John Deere, Valerie taillant délicatement un rosier dans une belle jupe et une pose gracieuse, Mcloon sur son chopper-tricycle avec deux belles poupées à l'arrière, Steve Goodrich en maillot de bain sur un transat avec son fume-cigarette et son serviteur lui apportant un cocktail sur un plateau. Le lecteur sourit et présume que cette forme discrète de dérision annonce un récit parodique sous couvert d'un roman policier. Ça change avec les planches 21 à 23 : l'inspecteur Jim Brady attend bien tranquillement sur banc devant la gare ferroviaire que le shérif vienne le chercher. Un habitant du coin s'assoit à côté de lui et évoque les siècles passés : les indiens, les vikings, les guerres franco-indiennes, les britanniques. Euh ?!? Le shérif arrive enfin et emmène l'inspecteur sur le rivage où le corps a été retrouvé. Toujours cintré dans sa gabardine fermée, Brady ne met pas longtemps à retrouver l'avion radiocommandé et les traces de sang. Cette fois-ci, le shérif a une tête de phacochère massif. Euh ?!? Les dessins sont toujours aussi précis et propres sur eux, premier degré, figuratifs. L'inspecteur rend alors visite successivement à chacun des quatre voisins, et leur forte personnalité apparaît à la fois dans leur intérieur et leur comportement, et à la fois dans des illustrations qui révèlent la manière dont ils se perçoivent, ou le mode de vie qu'ils incarnent, ou encore des souvenirs esthétiquement embellis. Il y a donc bien un glissement dans le surréalisme, pas parce que les auteurs utilisent leurs forces psychiques pour créer, mais parce que l'enquêteur perçoit la vie psychique de ses interlocuteurs. Cela donne lieu à de planches saisissantes : le shérif avec une tête de rhinocéros, un suspect assis sur une chaise posée sur dragon enveloppant un globe terrestre, une vision de Valerie en robe dans un atelier de sorcière regardant Jim comme une proie, Steve pilotant un ULM tous les deux miniaturisés volant à travers le grand hall de sa demeure, le shérif avec une immense mitrailleuse dans les mains, bardés de cartouchières, le shérif en tricératops, les deux aides-soignantes en princesse des mille et une nuits avec Joe sur son chopper gravissant un grand huit en arrière-plan, ou encore Kane en prédicateur d'une église ornée d'un gigantesque crâne de renne. D'un côté, ces images plongent dans l'absurde, avec une part d'exagération et de clichés visuels ridicules dans leur naïveté. D'un autre côté, ces images révèlent les mythes et les illusions qui animent les individus concernés. Certes elles comprennent des clichés visuels, mais chaque composition prise dans son entièreté est originale, mêlant une forme de fierté de l'individu avec la dérision de la matérialité de ses rêves ainsi ramenés à de simples dessins. Ces derniers fonctionnent d'autant mieux que l'artiste ne change pas de registre graphique et qu'ils sont sur le même plan que les représentations très posées de la réalité normale, avec des détails remarquables comme un poisson, un oiseau, ou un animal sauvage. L'enquête acquiert alors une dimension psychique, que le lecteur peut également prendre comme étant l'expression de la forte empathie de l'inspecteur pour les personnes qu'ils rencontrent, sa capacité à les écouter vraiment, à percevoir leur personnalité profonde dans leur comportement et leurs propos. Ils sont à la fois de véritables individus animés par des valeurs et leur histoire personnelle, à la fois l'incarnation de grandes forces sociales, comme l'armée, la rébellion, la pulsion sexuelle, le désir de renommée, etc. Voilà une bande dessinée singulière. La narration visuelle est très transparente, dans un registre descriptif appliqué et légèrement simplifié pour que les images soient assimilables instantanément. L'intrigue repose sur une enquête policière simple, bien construite et révélatrice à la fois des forces systémiques de cette petite communauté, à la fois des aspirations et de l'âme de chaque personnage. Le dénouement est clair et révèle le coupable avec ses motivations. En même temps, chaque personnage est une véritable allégorie, permettant de lire ce polar comme une radiographie de la société américaine, des rêves qu'elle véhicule, et de la violence consubstantielle de sa dynamique.

23/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série C'est aujourd'hui
C'est aujourd'hui

Les choses, de même qu'elles commencent, se terminent un jour. - Ce tome regroupe trois ouvrages de Carlos Giménez (scénario et dessin) : Chrysalide (2016), Un chant de Noël (2018), C'est aujourd'hui (2020). La première édition en français date de 2022, et la traduction a été réalisée par Hélène Dauniol-Renaud. Ces récits sont en noir & blanc. Chacun des trois récits dispose d'une préface rédigée par l'auteur. le premier s'accompagne d'un épilogue sous forme de texte consacré à Raúl, accompagné des dessins qu'il a fait de pépé Páquito. Chrysalide, 58 pages. Pablo, bédéiste vieillissant, est assis à sa table de travail et annonce que son ami Raúl est décédé il y a quelques jours. Il devrait plutôt dire, pour reprendre l'expression précise qu'il employait, que son ami Raúl a fini de mourir. Il se souvient de l'une de leur conversation dans l'atelier de son ami. Ce dernier lui expliquait qu'on a l'idée que la mort tombe sur l'être humain. Par exemple : untel est mort mardi à 11h15. Mais ce n'est pas comme ça. À moins de passer sous un autobus ou de se faire tirer dessus, ce n'est pas comme ça. Untel a fini de mourir, mais en réalité sa mort avait commencé plusieurs années auparavant. On commence à mourir le jour où on commence à penser sérieusement à la mort, le jour où on prend conscience que la fin a commencé, qu'on est dans sa dernière ligne droite. C'est ce jour-là qu'autour de l'individu commence à se former une chrysalide. Il arrive un jour où tout autour de l'individu commence à se former une espèce de cocon, une chrysalide qui, peu à peu, couche après couche, durcit, l'emprisonne, le réduit. C'est ce jour-là que l'individu commence à mourir. Lui Raúl a commencé à mourir il y a onze ans, un 11 février pour être exact. Un chant de Noël, une histoire de fantômes, 101 pages. Pour commencer, Raúl était mort. Pablo papote avec Páqui, sa femme de ménage. À sa question, il lui répond qu'il ne pense pas beaucoup à Raúl, normalement, de temps en temps. Ils évoquent les résultats de la loterie, puis elle lui demande où il va réveillonner pour la veillée. Il lui répond qu'il dîne toujours seul pour la veillée de Noël : il n'aime pas Noël, il n'en garde pas de bons souvenirs. Sa nièce Loli arrive pour l'inviter à venir manger chez elle avec tout le reste de la famille. Mais il refuse également. le soir-même, alors qu'il est dans sa chambre, le fantôme de Raúl lui apparaît pour le prévenir que trois autres spectres vont venir lui rendre visite. C'est aujourd'hui, 94 pages. Pablo est chez lui, assis sur son lit en train de discuter avec un autre lui-même. le premier porte une couronne de carton sur la tête et il fait le constat à haute voix : Alors c'est aujourd'hui. Les deux Pablo commencent à papoter, à échanger des souvenirs, des anecdotes, à faire des constats sur l'état du monde, de la société, de ses habitudes. Carlos Giménez est un bédéiste espagnol, né en 1941, ayant commencé sa carrière au tout début des années 1960. Il a acquis sa renommée avec des oeuvres autobiographiques, comme la série Paracuellos (Alfred du meilleur album au Festival d'Angoulême 1981 & Prix du patrimoine au Festival d'Angoulême 2010), et Los Profesionales. Dans les trois albums regroupés dans ce recueil, il se met en scène sous la forme d'un avatar dénommé Pablo, ce qui lui permet de raconter ses souvenirs, sans s'en tenir à une forme de vérité biographique. Dans la première histoire, il évoque son ami Raúl au travers de ses derniers jours, et de souvenirs de discussion. Dans la deuxième, il reprend le principe de Un chant de Noël (1843), de Charles Dickens (1812-1870), Pablo revisitant des moments de son passé, la réalité de son présent, et un futur possible. Dans le troisième, le titre du recueil prend tout son sens puisque Pablo vit son dernier jour en toute conscience de ce qu'il en est, en se parlant à un double fantomatique, évoquant à nouveau des souvenirs. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu appréhensif de la narration visuelle qui se compose à plus des deux tiers de personnages en plan taille ou en plan poitrine, souvent assis, souvent en train de papoter, et parfois en train de descendre un cocktail Cuba Libre (à base de rhum, citron vert, et cola). En plus, il s'agit essentiellement de dialogues entre hommes blancs d'un certain âge, vraisemblablement des septuagénaires. Les contours sont réalisés avec des traits un peu sec, quelques aplats de noir pour les ombres portées. Les personnages présentent de légères exagérations dans les expressions de visage, dans les coiffures, dans certaines postures. Bref, rien de folichon. Chrysalide s'ouvre avec un texte en introduction dans lequel l'auteur regrette le manque d'expérimentations en BD, la rareté des transgressions, le fait que presque personne ne proteste contre rien, que la routine amène à gagner sa vie en faisant toujours les mêmes travaux, la nécessité de ne pas déranger l'éditeur, ni agacer le client. Ça sent un peu la personne âgée aigrie. de temps à autre, Raúl ou Pablo effectue constats ou des jugements de valeur négatifs : tout le monde ment, la décrépitude corporelle avec l'âge, la perte de pouvoirs des états face à l'économie de marché généralisée, la destruction des emplois non qualifiés par la technologie, la fossilisation des comportements de l'individu avec l'âge, la mainmise des religions prescriptrices, le sort des réfugiés traversant la mer méditerranée sur des embarcations de fortune, la fumisterie des euphémismes, l'insignifiance d'une vie humaine, le tabou à parler de sa mort. Or à la lecture, ces dialogues, ces souvenirs, ces considérations charrient une chaleur humaine, un goût de vivre, une humanité incroyables. D'un côté, le lecteur voit un vieux barbon pontifier allant parfois jusqu'à s'écouter parler ; de l'autre côté, il dévore ces paroles d'un individu humaniste avec une solide expérience de la vie dont chaque anecdote relève des petits riens de la vie pour en révéler l'infinité de saveurs. Alors bien sûr, Carlos Gimenez a atteint son stade de maturité graphique depuis belle lurette et il ne faut pas attendre de lui qu'il innove. Alors bien sûr, un tel artiste n'a pas réussi à mener une aussi longue carrière juste sur un malentendu. Certes, il y a de nombreuses cases de Pablo en train de parler en plan taille, mais il bouge encore (il n'est pas vraiment mort), il s'emporte, il s'indigne, il va jusqu'à gesticuler parfois, exprimant ainsi son état d'esprit. En outre, la représentation des souvenirs s'accompagne souvent d'une représentation dudit passé, avec Pablo jeune homme, ou enfant, ou à un autre stade de sa vie, avec d'autres potes, des membres de sa famille, une copine. Dans ces circonstances, la prise de vue quitte le bureau de Pablo ou sa chambre à coucher pour s'aventurer dans la rue, dans d'autres intérieurs, dans une école, sur une plage, dans une chambre d'étudiant, dans un parc, etc. L'artiste représente tout ça avec une évidence et un naturel qui dénotent une longue pratique apportant une aisance donnant une impression de facilité trompeuse. S'il n'y prête pas attention, le lecteur peut même ne pas se rendre compte qu'à chaque retour dans le passé, la reconstitution de l'époque comporte des détails authentiques, directement issus de la mémoire de l'auteur. de même, il suffit d'une planche pour prouver sans doute possible la qualité de la narration visuelle : la planche 77 de Un chant de Noël, muette sans un seul mot, et reprenant la découverte du corps d'Aylan Kurdi, enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015. Quoi qu'il en soit, le lecteur oublie rapidement ses réserves sur la narration visuelle car Pablo se révèle être un homme singulièrement attachant, même sans partager toutes ses convictions. En fait, il ne raconte rien d'exceptionnel : des anecdotes sur sa vie, banales prises une à une. Elles dégagent un parfum un peu exotique car il s'agit de la vie d'un auteur espagnol de bande dessinée, peu probable que ce soit la situation du lecteur. D'un autre côté, elles brossent le portrait d'un homme ordinaire, commun, parfois médiocre, qualificatif qu'il utilise lui-même. En même temps, elles relatent l'expérience faite de la vie, l'expression d'une humanité universelle générant une empathie chez le lecteur. de temps à autre, ce dernier peut s'offusquer de se retrouver face à des certitudes défaitistes, certes construites à partir de nombreux constats faits au cours d'une vie riche de plusieurs décennies. Toutefois, il devient vite évident que ces anecdotes qui se rapportent toutes à Pablo (ou presque) parlent surtout des autres personnes qu'il a rencontrées ou côtoyées. Ces trois autofictions parlent de lui sans être nombrilistes ou égocentriques. Son évocation de la vie se fait avec la conscience explicite et exprimée de sa mort, sans rien de macabre ou de morbide. En cela, il applique le principe qu'il développe dans sa première introduction : une transgression majeure (parler de sa propre mort) et aborder des sujets personnels et d'actualité tels que certaines facettes de la société, ou l'état du monde. En outre, Carlos Gimenez n'est pas un donneur de leçon : il exprime son opinion personnelle présentée comme telle, il expose sans fard les facettes les moins reluisantes de sa personne. Il sait mettre en lumière des aspects de la condition humaine aussi bien dans la vie de tous les jours (se baigner en été et découvrir à quel point le monde peut se passer de soi) que dans un fait divers atroce (la mort d'Aylan Kurdi et l'impuissance de l'individu à l'éviter, ainsi que l'obligation de savoir qu'on vit dans un monde qui s'accommode d'une telle tragédie), ou une tragédie meurtrière (l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015). Par ailleurs, au fil de ces trois récits, le lecteur comprend que l'auteur dispose d'une culture littéraire, sans qu'il n'ait besoin de l'étaler avec l'évocation en passant d'auteurs comme Gustavo Bécquer (1836-1870), Jack London (1876-1916), Guy de Maupassant (1850-1893), André Maurois (1885-1967), Francisco Candel (1925-2007), Charles Dickens (1812-1870), Omar Khayyam (1048-1131). Feuilleter cette bande dessinée ne donne pas forcément envie de la lire. En revanche commencer à la lire donne une envie irrépressible de passer du temps en compagnie de Pablo / Carlos Giménez par ce moyen privilégié. La narration visuelle ne paye pas de mine, pour autant après quelques pages le lecteur ne peut pas l'imaginer sous une autre forme. Après quelques séquences, il a fait l'expérience de sa richesse sous-jacente. Au début, Pablo semble être un vieil oncle un peu casse-pied avec ses rengaines. Rapidement, il devient un homme expérimenté qu'on a envie d'écouter pour ses anecdotes sur sa vie, pour ses avis éclairants et tolérants. Lui-même dit qu'il est devenu l'homme âgé qu'adolescent ou jeune homme il considérait comme un fossile, un être humain dont le corps a commencé à dépérir, tout le contraire de l‘appétit de vie. le lecteur n'entretient aucun doute sur l'inéluctabilité de la fin de l'ouvrage, et c'est pourtant une vraie tristesse qui l'étreint. Formidable.

23/07/2024 (modifier)
Par Blue boy
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série L'Arabe du futur
L'Arabe du futur

Dès le premier tome, la première image des aventures du quotidien de ce gamin écartelé entre trois continents donne le ton. Riad se représente à l’âge de deux ans, tel une sorte d’angelot doté d’une chevelure blonde imposante. Il était « l’homme parfait ». Maniant à merveille l’autodérision, il va nous narrer ses origines en partant de la rencontre improbable entre sa mère bretonne et son père syrien lorsque ce dernier était venu à Paris pour y faire des études grâce à une bourse de son gouvernement. Beaucoup plus tempérée et pragmatique — surtout très patiente — Clémentine devra souvent composer avec les sautes d’humeur d’un compagnon quelque peu lunaire et fantasque, personnage fanfaron sensible aux idées de progrès, mais parfois un peu obtus et contradictoire, tenant parfois des propos racistes ou belliqueux, avec cette obsession de porter le titre honorifique de « docteur »… Au fil des années, les relations entre ses parents vont se distendre, sa mère étant à la fois lassée des frasques de son mari et gagnée par le mal du pays. Jusqu’au point de non-retour, où ce dernier commettra l’irréparable… La capacité de l’auteur à compiler quantité de petites anecdotes, souvent insignifiantes en apparence et pourtant toujours révélatrices d’un point de vue sociétal, est impressionnante. On se demande véritablement comment à cet âge un enfant peut avoir emmagasiné autant de souvenirs dans sa mémoire ! C’est toujours très juste et à travers les yeux de Riad, ces anecdotes prennent une dimension drolatique et jubilatoire, en particulier lorsque notre blondinet arrive à l’adolescence. Il n’est plus vraiment le mignon chérubin des débuts avec son visage constellé de boutons d’acné, même on sait bien que c’est l’âge des complexes… Il n’y a assurément pas qu’une seule raison au succès du projet, la première étant assurément le talent de conteur de son auteur, de dessinateur aussi, avec ses petits personnages ronds et avenant, associés à son humour si particulier. En plus de ses qualités, le public, a fortiori français, n’a pu être qu’intrigué par ce titre extrêmement bien choisi dans un contexte où le terme « arabe » est depuis longtemps chargé de connotations, pas toujours forcément bienveillantes pour les intéressés… Et puis l’histoire personnelle de Riad, avec cette double culture qui lui a permis de vivre dans deux pays aux mœurs radicalement différentes, d’un côté la Syrie, où sa blondeur faisait de lui un être à part et où il n’a jamais vraiment « pris racine », d’un autre la Bretagne, où il était vu comme « le blondinet avec un nom arabe », et puis bien sûr les rapports compliqués avec son père. Un parcours atypique et certes enrichissant qui a donné naissance à un récit passionnant, le bouche à oreille ayant sans doute fait le reste, au-delà des frontières, à l’instar de « Persépolis ». Les témoignages sur une région du monde où certains archaïsmes peuvent autant révulser que fasciner intéressent le public… sans doute encore plus depuis le 11 septembre 2001. La sortie du dernier volume de « L’Arabe du futur » en 2022 a fait office d’événement, et incontestablement, c’est la page d’une incroyable épopée qui s'est tournée, laissant peut-être aux aficionados un sentiment de vide, mais c’est sans compter sur la fantaisie et la créativité de son auteur, qui a sans doute plus d’un tour dans sa boîte à crayons. En attendant, ceux-ci pourront toujours se consoler avec sa nouvelle série très bien accueillie à sa sortie en 2021, "Le Jeune Acteur", qui raconte les débuts de Vincent Lacoste au cinéma.

22/07/2024 (modifier)