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Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Le soleil
Le soleil

Masereel ouvre à son tour les fenêtres de son atelier pour laisser passer la lumière. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d'être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s'ouvre avec une préface de trois pages, écrite par Blexbolex (pseudonyme de Bernard Granger), accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface de six pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Fiat Lux, constituée de Ombres et lumière (sur la situation personnelle de l'auteur à ce moment-là de sa vie), Prométhée (le symbole du soleil dans la culture), Tout feu tout flamme (les éléments du récit), Les feux de la critique (les réactions de Romain Rolland, romancier 1866-1944, de Frédéric Gutrel, journaliste, Claude-Roger Marx, journaliste, Pierre-Jean Jouve, journaliste). Vient ensuite un article d'une page de Martin de Halleux (dessins préparatoires) accompagné de deux dessins préparatoires, et une biographie chronologique de quatre pages. Il s'agit du troisième roman graphique, à raison d'une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d'un homme (1918), Mon livre d'heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices). L'artiste est assis à sa table de travail, la fenêtre grande ouverte devant lui, le soleil brillant haut dans le ciel. Il est courbé sur sa chaise, immobile, se tenant la tête dont le front repose sur sa main droite, un crayon dans la main gauche. Il s'assoupit tranquillement, posant sa tête sur ses deux bras croisés allongés sur sa table de travail. Son esprit prend la forme d'un avatar de sa forme physique en miniature, avançant sur la table vers la fenêtre ouverte, comme pour se rapprocher du soleil. L'avatar passe par la fenêtre, chutant vers le sol, tout en grandissant pour atteindre une taille humaine, alors que le soleil brille toujours haut dans le ciel, indifférent. L'avatar ressemble maintenant en tout point à l'artiste y compris en taille, et il se retrouve cul par terre au milieu de la rue en bas de l'immeuble, quelques personnes l'entourant pour vérifier qu'il va bien. Une femme torse nu contemple la scène depuis sa fenêtre. Les façades des immeubles occupent tout l'espace, seul une toute petite portion du soleil peut être aperçue au-dessus du sommet d'un immeuble. L'avatar s'est mis debout, les gens autour de lui le considérant comme un être humain normal. le bras tendu, il désigne du doigt, le soleil haut dans le ciel. Il décide d'essayer d'atteindre l'astre : pour se faire, il pénètre dans un immeuble et s'élance dans l'escalier pour monter à sa hauteur, plusieurs badauds lui emboîtant le pas. Il parvient au sommet de l'immeuble et sort sur le toit par une lucarne, toujours accompagné par quatre autres hommes. Il comprend qu'il ne peut pas atteindre le soleil par ce moyen, celui-ci restant toujours haut dans le ciel. Il avise une fine cheminée métallique qui lui permettrait de monter d'encore un mètre ou deux, mais les autres le retiennent pour sa sécurité. Soit le lecteur découvre l'oeuvre de Frans Masereel avec ce tome. Cet auteur raconte son histoire à raison d'une image par page, sans aucun mot. Comme expliqué et montré dans l'article d'une page de Martin de Halleux : Masereel réalise d'abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d'un dessin préparatoire détaillé à l'encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d'une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d'être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. L'éditeur poursuit son explication : généralement l'auteur grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l'aide d'un burin, d'une gouge, d'un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. le dessin gravé est l'image inversée de celle dessinée, l'artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images au traits de contours assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion souvent similaire. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux. Soit le lecteur a déjà lu une des œuvres de Frans Masereel et il retrouve les caractéristiques qu'il apprécie. La technique employée pour réaliser chaque dessin induit des formes brutes pour chaque élément du dessin. La silhouette de chaque être humain semble comme taillée à grands coups de serpe, sans beaucoup de précisions dans les contours, que ce soient les plis des tissus ou les traits de visage. Dans le même temps, cette façon de dessiner met en valeur les gestes et les postures des individus, et facilite la projection du lecteur dans chaque individu. Pour autant, cela n'exclut pas la présence de détails, par exemple : les lunettes de l'artiste (appelons-le Frans, mais son avatar ne porte pas de lunettes), les différents couvre-chefs masculins, la tenue des marins, l'équipement d'un scaphandrier, les écailles de la sirène, etc. de la même manière, les décors peuvent sembler mastoc, avec des traits épais, tout en présentant de nombreux détails : les outils sur la table de travail de Frans, la photographie de sa femme sur les étagères à côté, les lames du parquet, les arcs-boutants extérieurs de la cathédrale, les persiennes aux fenêtres, les tuiles de toit, les deux statues humaines encadrant la porte d'entrée d'un immeuble haut de gamme, un gramophone avec son pavillon immédiatement reconnaissable dans un bar, une balançoire de fête foraine, des scènes de foule chacune avec leur chorégraphie spécifique, une péniche, de nombreuses vues générales des bâtiments de différents quartiers de la cité, un paratonnerre, le gréement d'un navire, des installations portuaires, etc. La forme de la narration induit une participation plus active du lecteur, que dans des bandes dessinées plus classiques avec plusieurs cases par page et des dialogues : il doit faire l'effort un peu plus conscient de formuler une partie de l'histoire en mots, ou d'expliciter les liens d'une image à l'autre, ou encore de s'interroger sur les motivations et les objectifs du personnage. D'un autre côté, l'auteur utilise les conventions narratives classiques de la bande dessinée pour une histoire linéaire, ce qui la rend immédiatement compréhensible. L'apparition de l'avatar de Frans apparaît comme une évidence : l'auteur s'est endormi et son esprit vagabonde sous forme humaine. le titre de l'ouvrage dirige l'attention du lecteur vers le soleil comme étant le centre d'intérêt de Frans et de son avatar. Ce dernier est présent dans chaque case, et le soleil dans presque toutes les cases, la plupart du temps sous sa forme basique et directe, ronde avec des rayons, ou parfois par le truchement d'un objet ou d'un élément rond avec des rayons. Dans sa postface, Samuel Dégardin contextualise le soleil comme élément symbolique à l'époque : Au lendemain de la première guerre mondiale, alors qu'il semblait avoir déserté un ciel plombé par d'incessants orages d'acier, le soleil brille de nouveau dans les œuvres d'artistes à jamais marqués par une guerre des tranchées qui avait quelque peu fait pâlir ses couleurs. Otto Panhok amorce ainsi en 1919 un cycle de gravures sur le soleil dans une veine expressionniste (Sonne), tandis que George Grosz et Otto Dix le représentent tourmenté, tel un soleil de nuit éclairant une humanité hagarde. La page d'ouverture montre un artiste à sa table de travail, manquant visiblement d'inspiration, puisqu'il n'est pas en train de dessiner, et son esprit cherche à atteindre le soleil, l'astre qui donne la vie, qui illumine le monde autour de l'individu. le lecteur peut donc également interpréter cette quête pour atteindre le soleil, comme étant la recherche de l'inspiration, s'élever vers la lumière à la fois connaissance et force suprême, et une pulsion de se hisser au niveau de cet astre suprême, de cette force divine, comme Icare avant lui. En effet l'auteur joue avec deux autres références culturelles, les contes ou l'odyssée d'Ulysse avec une sirène, et Mary Poppins avec un envol grâce à un parapluie. Même s'il s'agit d'une fantaisie, le lecteur remarque que l'auteur ne se départit pas de ses habitudes, en particulier d'évoquer des réalités sociales, et des inégalités : le contraste entre les beaux quartiers et les quartiers défavorisés, l'incarcération arbitraire, l'alcoolisme pour s'abrutir, la prostitution, les usines et leur pollution, le calme de la campagne et des forêts. le récit ne se cantonne pas à une fable allégorique sur la panne d'inspiration, l'auteur évoluant dans une société dont les caractéristiques inégalitaires transparaissent dans les activités et les situations du quotidien. Chaque ouvrage de Frans Masereel permet au lecteur de redécouvrir la force d'une image, de ressentir le processus de lecture dans lequel il lie une image à la suivante, avec ces simples traits et surfaces de noir qui forment des scènes riches et expressives. Sans un seul mot, l'artiste montre un créateur à l'ambition illimitée, confronté à une phase de déréliction, tout en étant partie intégrante d'une réalité sociale diverse.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série La Saga de Grimr
La Saga de Grimr

Qui imaginerait un arbre sans racines ? Une chose impossible. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre qui n'appelle pas de suite. La première édition date de 2017. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, entièrement réalisée par Jérémie Moreau, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle comporte environ 230 pages. Einmar fils de Thorir, un scalde, se tient sur une grande étendue désolée. Il songe à un jeune garçon : il croit en ce garçon. Depuis le début. Mais il lui faut des preuves. Au moins une. Incontestable et indélébile… car une saga repose sur des faits avérés et recoupés. Et puis il faudrait un certain culot pour rédiger une saga sur un orphelin. Une saga est inextricablement reliée aux autres sagas par les liens généalogiques qui les unissent. Ses racines sont toujours les branches des précédents. Qui imaginerait un arbre sans racines ? Une chose impossible. Une contradiction dans les termes. Pourtant il croit qu'il faut faire une exception. Car la preuve est là. Immense. Elle dépasse tout ce qu'il imaginait. Au XVIIIe siècle, l'Islande vit la période la plus sombre de son histoire : enfoncée progressivement dans une misère totale., à la suite d'une incroyable série de catastrophes naturelles, sous le joug danois depuis 1380. Le volcan fume dans une zone désertique de l'Islande. le dégagement de fumée gagne en ampleur. L'enfant Grimr ressent l'éruption imminente et il dit aux deux adultes qui l'accompagnent de se mettre à courir, ce qu'ils font tous les trois. Son pied bute contre une pierre et il se répand par terre. Il se retourne et il voit se former un champignon de fumée chargé de poussière au-dessus du cratère. Les deux autres lui enjoignent de se remettre à courir. le nuage engloutit le garçon qui continue d'avancer sans savoir où il va. Deux danois se déplacent à cheval, avec quatre enfants sur la monture derrière eux. Ils voient émerger Grimr du nuage de poussière et s'écrouler devant eux. L'un des cavaliers met pied à terre, et époussète l'enfant inconscient : c'est une belle prise. le lendemain, les enfants sont vendus à un marchand au port. Celui-ci demande ce qu'on coupe les cheveux de Grimr. L'homme va demander aux femmes en train de travailler si l'une d'elle a un couteau. Elles lui font remarquer que les enfants ont profité de son inattention pour se carapater. Ils leur courent après, alors qu'ils renversent des étals pour le retarder. La scène est observée depuis un toit par Vigmar le voleur, fils d'Arnar, très amusé. Finalement les enfants se retrouvent dans un cul de sac. Vigmar intervient pour aider Grimr, et les quatre autres sont repris par l'adulte à leur poursuite. Vigmar emmène l'enfant vers l'intérieur des terres, dans son repaire, auquel on accède par un tunnel. Avant il lui a demandé son nom et comme l'enfant est orphelin, il a décidé de l'appeler Grimr Enginsson, ce qui signifie fils de personne. Les deux avancent dans le tunnel qui débouche au milieu d'une falaise donnant sur l'océan. Vigmar se félicite d'avoir récupéré la corde qui liait les enfants : il va en tirer un bon prix. Il faut un peu de temps au lecteur pour s'assurer de ligne directrice de l'histoire : il s'agit de suivre Grimr au fil de plusieurs passages de sa vie, cette fin de l'enfance, un peu d'adolescence, le début de la vie d'adulte. L'auteur joue avec l'écoulement du temps, sans le marquer vraiment, mais il est visible que son personnage principal n'est plus un enfant à la fin du récit. La scène d'introduction avec le scalde vient renforcer le titre : il s'agit d'écrire une saga, c'est-à-dire une épopée d'une famille sur plusieurs générations, ou d'un personnage remarquable. Visiblement Grimr constitue une exception : il a accompli un acte si immense que même sans famille connue, il mérite une saga. L'auteur raconte donc une partie de la vie de cet individu, dans un contexte très précis, à la fois en termes de lieu, à la fois en termes d'époque. Il intègre quelques mots spécifiques à ce contexte : Thing ou Allthing, Draugr, Bitafiskur, Gogordsmenn, Skyr. Ils se comprennent avec le contexte, ou ils bénéficient d'une note en bas de page. En outre, il met en scène Hans Markusson, émissaire de sa gracieuse majesté du Danemark, et la pauvreté des Islandais. le lecteur voit bien que l''histoire se serait déroulée différemment si le contexte géographique et temporel avait été différent : ce ne sont pas juste des indications sans importance, ou sans incidence. L'environnement joue un rôle encore plus grand dans l'histoire, que ce soit un fjord, les coutumes islandaises, et encore plus le territoire lui-même. Grimr dispose de la faculté de sentir quand la lave va couler, un autre élément spécifique du récit. En tant qu'artiste, l'auteur donne à voir ce paysage si particulier. Il détoure les personnages d'un trait fin, délicat et fragile et il réalise les décors en couleur directe. le lecteur a un aperçu du paysage dès la séquence d'ouverture : des tons gris, un sol nu et désolé, mais aussi des tâches vert foncé pour une flore fragile et peu abondante, des teintes avec une touche de marron lorsque la terre est présente par-dessus la roche, et des volutes de fumées grises, sous un ciel également gris avec une faible luminosité. Suit un dessin en double page, avec ce qui ressemble à un mur de pierre, représenté de manière naïve et grossière, avec une multitude de pierre. La suite est tout aussi étonnante avec la montagne noire, avec quelques dégradés dans le noir pour figurer le relief, et des trainées de pinceau en arrière-plan pour des roches plus claires. le choix de l'artiste est de jouer sur l'impression faite par ces paysages, par ces sols, plutôt que sur la description photographique. Ça fonctionne très bien : les cases noyées de gris avec petites tâches noir dans le nuage de poussière, les traits de pinceau pour représenter les plissements de la montagne et la verdure clairsemée (p. 37), une composition quasi abstraite pour les flancs de la montagne (p. 40), des traces blanches déliées dans le gris de l'eau pour une source d'eau chaude (p. 108), de grandes trainées blanc cassé pour la toile des tentes lors de la fête de mariage, etc. Cette façon de représenter culmine dans un dessin abstrait en double page, 152 & 143, l'image mentale de Grimr ressentant les mouvements tectoniques et ceux de la lave, une image extraordinaire. le lecteur représente également l'écoulement de la lave pendant une quinzaine de pages lors d'une éruption et le lecteur se retrouve à éprouver une sensation de chaleur, de force primale à l'avancée inexorable, un grand moment visuel. L'artiste a adapté son mode de représentation des personnages afin qu'il s'intègre en cohérence avec la représentation des paysages naturels. Ils sont finement détourés, avec un rendu global simplifié, un peu naïf. Des bouilles aux traits un peu exagérées, des expressions de visage appuyées, comme habitées par des émotions intenses, ou au contraire un calme inébranlable, une résignation de victime qui subit, une détermination aveugle. D'un côté, le lecteur perçoit bien l'état d'esprit de chaque personnage ; de l'autre côté, les personnages apparaissent un peu trop entiers, sans nuance, comme les personnages d'un conte… ou peut-être d'une saga. Les prises de vue et les découpages de planches suivent les personnages dans leurs déplacements, dans leurs activités, de manière simple et parlante. L'artiste laisse une grande place aux paysages naturels. Cela donne une lecture facile et aisée, douce et agréable, assez du fait d'une narration qui peut sembler décompressée, mais qui en réalité donne la place nécessaire à l'Islande. Le scénariste a fait le choix d'une histoire linaire dans un ordre chronologique, ce qui ajoute à l'impression de simplicité et de naturalisme. le lecteur suit les épreuves d'un orphelin recueilli par un individu ayant vécu de rapines sans méchanceté, et voyant là l'occasion de s'établir en vivant honnêtement comme passeur dans un fjord. Malgré la bonne volonté de Vigmar et de son protégé, les événements se liguent contre eux et ils se retrouvent dans une situation d'accusés à tort. Grimr attire la sympathie du lecteur à lui, malgré son mutisme, son caractère taiseux, introverti, méfiant et renfermé, sa force énorme qui lui permet de se sortir de bien des situations et de pouvoir faire face aux adultes, et de leur tenir tête. Dans le même temps, il se sent un peu passif dans sa lecture, contemplant avec plaisir les paysages, regardant les personnages supporter les coups du sort, et essayer de se construire une place un peu plus heureuse. Il compatît aux malheurs de Grimr, tout en voyant que pas grand-chose ne parvient à entamer sa carapace, et qu'il semble surmonter chaque obstacle. Il voit bien qu'il mérite sa saga, et dans le même temps il ne parvient pas à se sentir entièrement impliqué dans ce personnage. Il se surprend à ne pas s'offusquer plus que ça des accusations injustes dont il est la victime. Sans nul doute, Grimr mérite sa saga, et l'auteur le prouve. le lecteur prend un grand plaisir à découvrir l'interprétation de l'artiste des impressions générés par les paysages naturels de l'Islande. Il apprécie une lecture fluide, très facile, et qui sait prendre le temps, qui sait respecter le rythme de l'île. Il voit bien comment le personnage principal est le jouet du milieu dans lequel il évolue, est soumis aux forces systémiques qui le dépasse, que ce soit l'autorité danoise sur le sol islandais, ou le manque de considération pour un individu sans famille dans la tradition du pays. Pour autant, il ne ressent une forte compassion envers lui, ayant l'impression de toujours rester un peu à distance de cet individu intraverti.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges
Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges

Chaque homme à qui j'ai fait lire mes textes a tenté de changer mon écriture. Écrire comme un homme ne m'intéresse pas. - Ce tome contient une biographie d'Anaïs Nin (1903-1977) qui ne nécessite pas de connaissance préalable de l'artiste ou de son œuvre. Elle a été réalisée par Léonie Bischoff, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle comprend 184 pages de bandes dessinées. Sa publication initiale date de 2020. Elle a bénéficié d'une édition grand format en 2022, complétée par un cahier graphique de quatorze pages. Des nuages d'orage au-dessus d'un océan déchainé. Des vagues puissantes et arrondies, pleines d'écume, avec un minuscule navire au sommet de l'une d'elle. Les vagues redoublent d'intensité, et projettent le navire sur un récif. Dans les débris, une forme humaine allongée, recroquevillée sur elle-même. Dans la même position, Anaïs Nin se tient le visage dans les mains, avec des feuilles éparpillées autour d'elle. Elle se redresse sur son séant, sèche ses larmes et rassemble les feuilles. le soir, elle rejoint son époux Hugo Guiler, un banquier, dans une réception mondaine. Il la présente à Mme & M. Bordin, à Mme & M. Moris, Richard Osborne. Ils vont s'installer à l'une des tables. La conversation porte sur les occupations de Mme Nin : M. Guiler leur a dit qu'elle est une artiste. A-t-elle des enfants ? Depuis combien de temps sont-ils à Paris ? Hugo Guiler répond : cela fait trois ans maintenant, mais ils viennent de déménager à Louveciennes. Est-ce que New York lui manque ? Quel est ce drôle d'accent ? Elle explique que sa mère est Danoise et Cubaine, son père Espagnol et Cubain, et elle a grandi entre la France et New York. Elle a dû inventer son propre langage. Au retour, dans la voiture, son mari lui assure qu'elle les a tous charmés. Il s'inquiète pour elle : elle semble de nouveau fragile, nerveuse. Elle lui répond que le banquier en lui est en train d'asphyxier le poète. Une fois rentrés, ils s'installent dans le salon : elle écrit, il s'exerce à la guitare. L'esprit d'Anaïs Nin divague : elle développe un dialogue avec une autre elle-même plus libre, qui lui reproche d'être en train d'étouffer, de jouer les épouses parfaites. La nuit, elle cauchemarde : par la fenêtre elle voit l'épave du trois-mâts sur leur pelouse et elle s'y rend sous une fine pluie, en chemise de nuit. Elle touche le bois de la coque et pénètre dans la cale par une énorme brèche : son double plein d'assurance l'y attend. Elle se réveille, se lève, puis vaque à ses occupations. Elle a l'air tranquille et solide, mais bien peu savent combien de femmes il y a en elle. L'une d'entre elles s'est révélée dans la danse espagnole. Avec d'autres femmes, elle prend des cours avec monsieur Mirales. Ce dernier lui a proposé de monter sur scène et de partir en tournée. Elle refuse une nouvelle fois : la danse est un passe-temps acceptable pour une femme de banquier, mais pas monter sur scène. Plus tard, elle y repense : qu'est-ce au fond qui la retient de monter sur scène ? Ça n'est sûrement pas Hugo, ni la banque. Sa culture catholique, certainement… Une femme qui se montre est une putain. Mais Mirales a raison, la sensualité de la danse espagnole touche au mystique, au sacré. L'autrice ne donne pas de date exacte au cours de sa narration, toutefois des repères permettent de déterminer la période couverte. Au début, Hugo Guiler indique que cela fait trois ans que le couple est installé en France, ce qui amène en 1927. La biographie se termine après la rencontre avec Lawrence Durrell (1912-1990), c'est-à-dire en 1937. Elle présente la vie de l'écrivaine du point de vue de celle-ci : elle est de toutes les scènes et son flux de pensées est exprimé régulièrement, certainement pour partie extrait de ses journaux. S'il connaît déjà le parcours d'Anaïs Nin, le lecteur se doute que la bédéiste a choisi cette période pour sa fonction charnière dans son développement personnel, et donc dans son écriture. Sinon, il fait connaissance avec une épouse bien sous tout rapport, dépendant financièrement de son mari qui dispose d'un revenu confortable grâce à son métier de banquier. Il est vite touché par l'esthétique des dessins : ils semblent avoir été réalisés au crayon de couleur un peu gras, avec trois teintes majoritaires qui s'entremêlent avec une teinte prenant le dessus sur les autres en fonction de la scène, et souvent des arrière-plans vides. Il serait tentant de voir une sensibilité féminine, dans certaines courbes, la façon de représenter les yeux plus grands que nature, ou encore certaines postures, l'intérêt porté aux tenues vestimentaires, les fleurs. Mais au regard des autres caractéristiques visuelles, cela reflète plutôt le point de vue d'Anaïs Nin elle-même, sa propre sensibilité, sa façon de ressentir le monde. Ces choix graphiques servent à transcrire l'état d'esprit de l'écrivaine, en phase avec son journal et ses romans. Au fil des pages, le lecteur se retrouve totalement séduit par l'élégance de la narration visuelle. L'artiste sait inclure les éléments nécessaires à la reconstitution historique : les voitures, les décorations intérieures, les tenues vestimentaires, les accessoires comme la machine à écrire. Elle effectue un dosage parfaitement équilibré de la quantité de détails par scène. Cela peut aller d'une représentation détaillée des façades au droit du Moulin Rouge boulevard de Clichy, à juste des personnages sur fond blanc, de la gare de Louveciennes reproduite avec exactitude à la texture du manteau de fourrure de June Miller, en passant par des scènes oniriques ou métaphoriques où l'imaginaire l'emporte. La tempête en ouverture est magnifique avec les éléments déchainés. À la fin de ce premier chapitre, Anaïs Nin marche pied nu dans un désert avec des cactus, et des cristaux sur le sol, vers une silhouette à contre-jour. La première vision qu'elle a de June Miller se fait avec un décor de fleurs. Plus loin, Henry Miller épingle son épouse au mur, comme un papillon, sa robe ouverte donnant l'impression d'aile, et il lui ouvre le ventre pour dérouler ses intestins dans la page suivante dans une vraie vision d'horreur. Quelque temps plus tard, Anaïs s'imagine glissant dans une eau habitée par des plantes aquatiques douces et sensuelles. Indépendamment de l'esthétique choisie, la narration visuelle met en œuvre des dispositifs variés bien choisis. En page 17, le lecteur découvre que les deux tiers inférieurs de la page sont occupés par une dizaine de silhouettes juste détourées, d'une femme en train de danser le flamenco pour un résultat très parlant. En page 37, les feuilles de papier volètent autour d'Henry Miller et Anaïs Nin assis à une table de jardin, comme emportées par le vent, mais aussi animées par l'esprit de création des deux auteurs. En pages 92 & 93, Léonie Bischoff raconte uniquement avec les images, sans aucun mot, avec une disposition de page originale : deux colonnes de quatre cases de part et d'autre de la page, et une image de la hauteur de la page qui les sépare : un voyage en train avec une arrivée le matin, et un départ le soir pour évoquer le mouvement de va-et-vient dans la relation entre Henry et elle. Dans le chapitre quatre, Anaïs enfant voit apparaître un homme en costume descendant du ciel entre les immeubles, avec un soleil à la place de la tête, une métaphore qui prend tous ses sens par la suite. Avec toutes ces qualités de mise en scène en tête, le lecteur se dit que le choix d'avoir régulièrement des personnages en train de dialoguer avec un fond de case vide relève lui aussi d'une mise en scène conceptuelle : des personnages sur une scène de théâtre, une focalisation sur le langage corporel et sur les phrases, les mots, une évidence pour la biographie d'une écrivaine. Il prête alors une égale attention aux dessins en tête de chaque chapitre et au sens qu'ils revêtent par rapport au développement de la personnalité d'Anaïs Nin : un papillon aux ailes repliées, un éventail ouvert, des nuages masquant le soleil, un papillon aux ailes déployées, un soleil radieux à la fin de la pluie, un labyrinthe, des fleurs écloses. Anaïs Nin étant le point focal de chaque scène, majoritairement accompagné de ses pensées, le lecteur adopte tout naturellement son point de vue. Elle n'en devient pas une héroïne, mais le personnage principal. Il ressent son expérience de la vie par son point de vue, au travers de ses émotions. D'une certaine manière, l'autrice la présente comme l'héroïne de sa propre vie, ce qui induit que le lecteur prenne parti pour elle, même si son système de valeurs diffère, même s'il conserve un regard critique sur le comportement de cette jeune femme. Léonie Bischoff a choisi de montrer la transformation de l'écrivaine, d'épouse modèle, en une femme épanouie. Elle découvre progressivement son attachement aux plaisirs des sens, la volupté de la sensualité, ses besoins en la matière et le fonctionnement de son système psychique. L'autrice en brosse un tableau d'une finesse remarquable, incorporant la pression et les attendus sociaux de l'époque, l'enfance et l'éducation d'Anaïs Nin, ses traumatismes, son effet inconscient sur les hommes, ses appétits sensuels, sa vocation d'écrivaine, ses doutes, sa façon de s'adapter aux attentes des hommes. Cette femme dispose d'une sécurité économique assurée par son époux Hugh Parker Guiler (1898-1985), et recherche une âme sœur en littérature qu'elle trouve en la personne d'Henry Miller (1891-1980) qui a séjourné à Paris de 1930 à 1939. Elle rencontre ainsi son épouse June Miller (1902-1979), une femme beaucoup plus libre qu'elle. Par la suite, le lecteur découvre sa relation avec son cousin Eduardo Sanchez, avec le psychiatre Docteur René Allendy (1889-1942), avec son deuxième psychiatre Otto Rank, et d'autres. L'autrice le laisse libre de porter son propre jugement valeur sur la dynamique de ces relations, sur la personnalité d'Anaïs Nin et ses choix de vie. Il ne s'attend pas aux deux traumatismes survenant en fin de récit. Il découvre sa relation avec son père Joaquín Nin, puis son avortement. Ces deux séquences le laissent sans voix, en train de chercher sa respiration, tellement il en fait l'expérience comme s'il était lui-même ou elle-même Anaïs Nin, deux moments de bande dessinée exceptionnels. Raconter la vie d'une écrivaine ayant fait date dans l'histoire de la littérature présente plusieurs défis : celui des faits biographiques, celui d'une ligne directrice, et celui de respecter son œuvre, voire d'en intégrer l'essence. Léonie Bischoff parvient à combler tous ces enjeux de l'horizon d'attente du lecteur, avec une élégance tout en douceur, y compris dans les pires moments, une sensibilité en phase parfaite avec celle de son sujet, un point de vue qui fait corps avec celui d'Anaïs Nin, et une narration visuelle enchanteresse. Chef d'œuvre.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Couma Aco
Couma Aco

Le seul problème à résoudre de la vie, c'est d'être. Juste d'être. - Il s'agit aussi bien d'une histoire complète indépendante de toute autre, que d'un fragment autobiographique de la vie de l'artiste. Il s'agit d'un récit en noir & blanc, écrit et dessiné par Edmond Baudoin. Il comprend quarante et une pages. Il est paru pour la première fois en 1991, publié par Futuropolis. Il a été récompensé par l'Alph'Art du meilleur album au festival d'Angoulême de 1992. Pour cette réédition, l'auteur l'a complété avec un récit de trois pages intitulé Une vie inutile, initialement publié en 1981, également par Futuropolis. Un mur de pierres sèches dans l'arrière-pays niçois. Est le mur qui tient l'arbre qui a poussé dessus, ou est-ce le contraire ? Et les racines jusqu'où vont-elles ? Edmond ne le sait pas. Des hommes ont habité là. Quand il frappe avec sa serpe sur les ronces qui effacent les chemins, il sent ces hommes dans son bras. Ils allaient sur les chemins, l'esprit peuplé de peu de mots. Il imagine son grand-père croisant un autre homme, tous les deux chargés d'un lourd fardeau, sur un chemin. Un bref échange, une demi-douzaine de répliques chacun, avec deux trois mots de patois pas plus. En se quittant, ils en savaient autant sur l'autre que des amis sortant d'un café après deux heures de discussion. de ces hommes, l'auteur n'en a connu qu'un. C'était au début des années 1950, septembre, bientôt l'école avec son frère Piero. Les deux enfants sont assis sur les marches de l'escalier de la maison, regardant la pluie tomber dehors. Ils échangent leur rêve d'avenir, le même : devenir dessinateur. Piero et Edmond entendent le début d'une chanson : Combien le petit chien dans la vitrine, Ouaw, Ouaw. Ils ont immédiatement identifié l'arrivée de leur grand-père qui ne connaît que ce tout début de la chanson. le grand-père porte une sorte de chapeau qui lui protège la tête, et il dit tout fort : Eh Eh, la soup ! La Marne, l'Eyser, y passeront pas ! Ça n'avait pas dû être tout rose pour lui. Il était né quelque part en Angleterre et peu après abandonné à l'Assistance Publique française. Son nom : John Carney. Un petit Anglais perdu à Nice, et élevé par des paysans. Tout jeune, il avait travaillé dans une boucherie. C'est ce qui avait dû lui sauver la vie en 14-18. Des Grandes Vacances, au village, ils furent peu à revenir. Faut dire aussi que John Carney avait eu la chance de s'entraîner, lors d'un voyage précédent, en 1898, à Fachoda, au Soudan. Avec la mission Marchand. Pourtant, 35 ans après la grande guerre, cette brute criait toujours les mots d'ordre : La Marne, L'Eyser… à intervalles réguliers. Réminiscence de cauchemars. le samedi matin, il arrive qu'il promette aux deux frères de les emmener au cinéma, mais les promesses du matin c'était souvent chagrins. Elles étaient tributaires de l'état de son porte-monnaie qui, lui, dépendait de la quantité de vin qu'il avait bue entre la promesse et le soir. Les séances se déroulaient à la Maison du Poilu. L'écran, un drap cloué au mur. La projectionneuse, un moulin à café. Personne n'entendait les dialogues. Ça n'avait aucune importance, tout le monde parlait. Découvrir une bande dessinée de cet auteur constitue toujours un voyage très personnel imprévisible. le titre en patois (Comme ça) laisse présager un récit autobiographique de l'enfance de l'auteur. Les premières séquences évoquent les murs de pierres sèches dans l'arrière-pays niçois, les hommes taiseux de peu de mots, le rêve de devenir dessinateur, le grand-père et son enfance, les séances de cinéma dans la salle communale, des concours de tuage de mouches à la sandale, chiquer une cigarette, construire un mur de pierres sèches et le signer, habiter seul dans une maison sans fenêtre, se faire laver une fois par an par sa belle-fille, ramener un fagot en ville, avoir peur des chasses d'eau, s'essuyer avec des pierres, une amourette d'enfant entre un garçonnet du peuple et une jeune demoiselle bourgeoise, les différents métiers de John Carney (boucher, charbonnier, bâtisseur de murailles, chien de chasse), un homme sachant regarder, sentir, toucher, goûter, tout ça en une dizaine de pages. le lecteur constate rapidement que le grand-père est exclusivement évoqué par les souvenirs de l'auteur, sans éléments extérieurs à ce qu'il savait de lui, mais avec quelques remarques amenées par le recul des années. le souvenir qu'il en a gardé est indissociable de sa vie d'enfant de l'époque. L'illustration de couverture donne une bonne idée des images à l'intérieur. La narration visuelle s'avère aussi personnelle que la structure du déroulé des souvenirs. La première page comprend deux cases. Celle du dessus occupe les deux tiers de la planche et il s'agit d'un paysage : un arbre ayant poussé sur les grosses pierres d'un muret. Les traits de contour sont épais et irréguliers, charbonneux, pour une case chargée en noir. La case inférieure montre le buste de six hommes, et le lecteur en devine d'autres rangées derrière, avec le même trait noir, épais et irrégulier. le lecteur reste épaté par la façon dont l'artiste parvient à capturer la ressemblance des décors. Il dépose de grands traits d'encre de Chine au pinceau, de manière déliée, qui semble presque improvisée, et pourtant restituant avec force l'impression que laisse une pierre, un mur de pierre, un feuillage, une branche, un tronc, la végétation, etc. le lecteur n'en revient pas qu'avec ces taches de noir au contour grossier, il puisse identifier ces éléments au premier coup d'oeil, et même avoir une idée précise de l'ambiance lumineuse, que ce soit l'ombrage mouvant sous les frondaisons, ou la lumière froide par temps de neige. Le lecteur voit s'opérer une magie très similaire pour les êtres vivants, qu'il s'agisse d'animaux ou d'êtres humains. de manière inattendue, John Carvey est de temps à autre employé comme rabatteur pour les chasses saisonnières du chatelain. En planche 24, le lecteur voit passer devant lui un sanglier, juste une ombre chinoise comme une peinture rupestre. En planche 16, il s'agit d'un renard, représenté de manière plus traditionnelle, plus qu'une ombre, silhouette remarquablement rendue. Dans les planches vingt et vingt-et-un, un taureau est mené à l'abattoir dans les rues de Villars, c'est à la fois une incroyable masse noire imposante, mais aussi une représentation naïve de sa gueule après avoir été mis à mort par un coup de masse. Planche 23, le temps de cinq cases, deux chats jouent ensemble au soleil, l'un taquinant l'autre qui est allongé sur le dos, quasiment un reportage naturaliste en temps réel. Il en va de même pour Diane, la chienne errante qui s'attache aux pas du grand-père. Les êtres humains ne sont pas en reste : un assemblage de traits, de taches, qui semblent parfois posés de manière aléatoire sur la feuille… Et pourtant des individus bien vivants, incarnés, uniques, naturels. le degré de détails peut aller d'un visage parcheminé avec de petits traits fins et secs, à de gros points pour les yeux, comme si l'encre avait bavé. La représentation peut varier d'une vraie silhouette humaine avec tous ses membres, à une sorte de pantin dans une pantomime grossière, ou l'esquisse de silhouettes en traits élégants non jointifs en planche 7, ou encore de gros traits épais ne reprenant que les lignes structurantes en planche 35. Avec cette liberté de représentation, l'artiste transmet sa subjectivité visuelle, mais aussi émotionnelle, en fonction de ce qu'il retient de représenter, de mettre en avant. Séduit par la personnalité qui se dégage de la narration, le lecteur ne s'interroge pas trop sur une éventuelle logique des méandres de l'histoire, des sauts d'un thème à l'autre, du choix de raconter telle anecdote plutôt que telle autre. le portrait du grand-père se dessine progressivement par l'effet cumulatif des scénettes et des observations d'Edmond. Passée la brève information sur ses origines britanniques et qu'il a combattu durant la première guerre mondiale, il le montre au temps présent du récit. Il évoque sa liberté, son amour de la solitude, sa vie à la dur sans confort moderne. Il n'embellit pas le bonhomme puisqu'il évoque également ses peurs (peur de l'inondation que pourrait provoquer l'usage d'une chasse d'eau), son absence d'hygiène corporelle, sa forme de dépendance à l'alcool et la violence conjugale associée. Malgré tout, le lecteur reste sous le coup de l'affection que l'enfant porte à son grand-père, ainsi que les traumatismes qui ont façonné sa vie. En contrepoint, il découvre plusieurs anecdotes relatives à l'enfance de l'auteur : son attirance précoce pour les demoiselles, l'amour fraternel qu'il porte à Piero et qui fera l'objet d'une bande dessinée en 1998. Il prend progressivement conscience que cette œuvre dépeint également des facettes de la vie d'un village, à cette époque, avec quelques remarques en passant, comme celle relative aux veillées d'été, dans les rues, sur les placettes. Les villageois se réunissaient. L'idéologie qui se transmettait le long de ces soirées était plus réactionnaire, plus débile, plus con que celle qui passe lors de la plus nulle des émissions télé. Il est surpris par d'autres thèmes inattendus. L'auteur consacre deux pages à décrire son grand-père restaurer un mur de pierres sèches. Il y voit un véritable artiste à l'œuvre, un artisan qui se préoccupe de la beauté du résultat final, qui se recule pour la considérer, la scrute, hésite, s'avance, change de cailloux au dernier moment, sans raison apparente, comme un peintre, ou un sculpteur, ce qui produit un effet de mise en abîme avec Baudoin lui-même et sa réalisation d'artiste qu'est la bande dessinée que le lecteur est en train de découvrir. Il est alors possible de considérer que Edmond enfant regarde John à l'œuvre, et que l'imprégnation de ce souvenir dans sa mémoire façonne sa représentation mentale, sa conception du travail d'artiste, que lui-même opère de la même manière pour ses créations. Il ne s'attend pas non plus à ce que le garçon et son frère suivent un cortège qui mène un bœuf à l'abattoir, dans les rues de la ville. Il explique que c'était pour eux une fête, un carnaval, avec la mort au bout. Ils suivaient le ruminant comme peut-être le peuple suivait la charrette du condamné à mort. Au début avec des rires. Des moqueries envers le supplicié. Et puis, au bout de la rue, la porte ouverte et noire de l'abattoir devenait visible. Alors s'installait un silence d'église. On s'approchait encore, l'odeur du sang et de la charogne empuantissait l'air. le bœuf refusait d'avancer. C'est une scène d'une grande force, un rite qui est indissolublement lié au souvenir de son grand-père, parce que c'est la même époque de sa vie de garçon. En planche 23, lorsque les deux chats se taquinent, le texte juxtaposé dans les cases évoque un travail sur la mémoire, sur la façon dont elle s'effiloche, se transforme avec les années qui passent. le lecteur n'est pas bien sûr du lien éventuel avec les chats, ou si images et textes suivent deux lignes parallèles indépendantes, mais il saisit bien le lien logique avec le principe de raconter les souvenirs qui lui restent de son grand-père. Le tome se termine avec une histoire courte dans laquelle la mort vient trouver un vieillard, et le lecteur reconnaît la source d'inspiration : John Carney, le grand-père, et le questionnement sur l'utilité d'une vie. S'il était venu pour un souvenir d'enfance, l'évocation d'un grand-père un peu spécial, le lecteur repart avec bien plus, tellement plus. À partir de traces d'encre dont l'agencement défie parfois les règles et d'une narration qui semble sauter du coq à l'âne en fonction du vagabondage de la pensée de l'auteur au gré de ses souvenirs, le lecteur a réalisé un voyage d'une richesse insoupçonnée, aussi personnel dans les faits rapportés, qu'universels dans l'expérience de ces facettes de la vie, l'expérience d'un partage en humanité. Exceptionnel.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Cher pays de notre enfance
Cher pays de notre enfance

Un organisme qui ne se réunit jamais, qui ne fait rien et ne rencontre personne - Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2015. Cette bande dessinée est l'œuvre d'Étienne Davodeau et Benoît Collombat pour le scénario, et de Davodeau pour le dessin. Il se termine avec une postface de Roberto Scarpinato, procureur général auprès du parquet de Palerme. Il comprend 216 pages de bande dessinée en noir & blanc, avec des nuances de gris. Un matin d'octobre 2013, un taxi dépose Étienne Davodeau et Benoît Collombat au 89 Montée de l'Observatoire. Ils évoquent l'assassinat du juge François Renaud à 2h42 du matin le 3 juillet 1975. Il était un magistrat qui dérangeait. Tenace, incorruptible, il n'avait pas froid aux yeux. En plus il était membre du syndicat de la magistrature, classé à gauche. Ancien résistant, passé par la justice coloniale, il n'éprouvait aucune fascination pour les voyous. Il leur faisait la guerre. Lyon, c'était un peu la capitale du crime. On l'appelait Chicago-sur-Rhône. Des affaires de prostitution, de corruption, éclaboussaient la ville. C'était aussi l'un des bastions du SAC, le Service d'Action Civique, même s'il n'avait que peu à voir avec le civisme. Officiellement, le SAC est une simple association créée en 1960 par des fidèles du général De Gaulle, comme Jacques Foccart, Alexandre Sanguinetti, ou Roger Frey, pour défendre sa pensée et son action. Deux ans plus tôt, en 1958, ces mêmes fidèles avaient soutenu l'arrivée au pouvoir du général dans des conditions proches d'un coup d'état. C'était l'opération Résurrection. Il s'agissait pour les gaullistes de contrer un autre coup d'état, mené au même moment par des militaires partisans de l'Algérie française. Et en 1961 à Alger, un putsch tente à nouveau de renverser le pouvoir. Dans le tumulte de la guerre d'Algérie, le rôle du SAC consiste donc à verrouiller le pouvoir gaulliste contre tout débordement potentiel. Benoît continue d'expliquer à Étienne ce que faisant concrètement les militants du SAC, et comment cette association a perduré sous Pompidou, puis sous Giscard, tout en ayant soutenu Chirac entretemps. Finalement leur rendez-vous arrive : Robert Daranc, 80 ans, journaliste, ancien correspondant de RTL à Lyon. Ils vont boire un café. Il explique qu'il a bien connu le juge Renaud car il entretenait de bonnes relations avec lui. Ils lui demandent de parler du hold-up de l'Hôtel des Postes de Strasbourg, le 30 juin 1971. Cinq hommes parviennent à faire main basse sur onze millions de francs, soit 1,8 millions d'euros. Ils réussissent ainsi le casse du siècle qui restera le plus lucratif en France au vingtième siècle, et ils s'évanouissent dans la nature. L'ancien journaliste continue en indiquant que le chef du gang aux estafettes a fini par se retrouver face au juge Renaud. Ce dernier a confié au journaliste qu'il avait la certitude que l'argent du hold-up avait dû être rapatrié au profit d'un parti politique de l'époque, l'UDR, l'ancêtre du RPR et de l'UMP. Il supposait que les le gang des lyonnais passait à travers tous les barrages de police et de gendarmerie, en empruntant l'avion d'un des patrons du SAC de Lyon. Le titre annonce clairement la nature de l'ouvrage : l'existence d'un activisme politique violent dans les années 1960-1970-1980. le lecteur comprend bien qu'il s'agit d'un ouvrage de type historique, et que par la force de choses, les auteurs vont relater de nombreux faits, des témoignages, des dates, des hypothèses ou des théories, c'est-à-dire une forme d'exposé auquel il est toujours délicat de donner une forme visuellement intéressante. Il se dit que l'auteur proprement dit doit être le journaliste et qu'il s'est associé à un bédéaste confirmé pour aboutir à quelque chose de digeste. Les auteurs ont choisi de se mettre en scène : le lecteur accompagne ainsi Benoît et Étienne dans leurs déplacements, et dans leurs rendez-vous. Dans la première séquence, il les voit discuter entre eux, Benoit relatant les faits de l'assassinat du juge à Étienne. Puis il voit Robert Daranc se présenter à eux, avec un échange de poignées de main, et ils s'attablent au bistro pour prendre un café. Au fur et à mesure qu'ils évoquent des faits, ceux-ci sont représentés dans les cases. C'est une forme assez basique de reconstitution historique, le lecteur absorbant effectivement beaucoup d'informations au cours de discussions et de témoignages. Les traits de contour sont un peu irréguliers, tout en étant précis. Les images rendent bien compte de la banalité du quotidien, des événements relatés, et la représentation des hommes politiques est très ressemblante, de Charles Pasqua à Nicolas Sarkozy. La première affaire relatée est donc celle de l'assassinat du juge François Renaud (1923-1975), et de l'enquête, par le biais des connaissances du journaliste et de sept entretiens, avec un journaliste ancien correspondant de RTL à Lyon, l'ancienne greffière du juge Renaud, l'ancien patron du Service Régional de Police Judiciaire de l'époque, un magistrat du syndicat de la magistrature, la meilleure amie du juge rencontré lors de ses études à la faculté de droit, l'avocat lyonnais de la famille du juge, et le fils du juge. Chaque interlocuteur raconte ses souvenirs, ou d'autres éléments connexes. Par exemple, l'avocat évoque le tournage du film d'Yves Boisset le juge Fayard dit le Shériff (1977). Cette première affaire est relatée de la page 2 à la page 61. le lecteur se rend compte qu'il passe vite d'une lecture qui lui semble pesante du fait du volume d'informations à assimiler, à une lecture haletante, car il se produit un effet de révélations sur ce qui peut être qualifié de complot. Puis il arrive sur une page d'interlude dans laquelle les auteurs essayent de contacter Charles Pasqua pour un entretien : son secrétaire leur conseille de lui écrire un courriel. À partir de la page 66, le thème change : il s'agit de se faire une idée de ce qu'était le Service d'Action Civil au cours de plusieurs entretiens. le dispositif narratif reste donc le même : Collombat et Davodeau se déplacent pour se rendre à chaque nouvel entretien, en voiture ou en train, et échangent, en route, quelques idées, quelques remarques, quelques informations. Puis vient le temps des questions posées avec au moins 50% des cases composées de têtes en train de parler. Se glissent quelques reconstitutions, et parfois une copie d'un document d'archive, ou des extraits de journaux. du point de vue BD, les têtes en train de parler, c'est assez pauvre et une forme de facilité dans une récit d'aventure. Pourtant le lecteur constate qu'il continue de dévorer les pages avec une grande avidité, et que sa lecture présente une fluidité et une intensité de haut niveau. Ce chapitre s'étend de la page 66 à la page 116, là encore avec son lot de révélations. Puis arrive une nouvelle page d'interlude pour décrocher, en vain, un entretien avec Charles Pasqua. À partir de la page 122 jusqu'à la page 144, les coscénaristes s'entretiennent avec trois ouvriers à la retraite, ayant été délégués syndicaux, et évoquant la présence des syndicats patronaux dans les usines, et les interventions des membres du SAC pour empêcher de tracter, ou pour coller des affiches. de la page 149 à la page 207, les auteurs relatent les faits dans l'affaire de la mort de Robert Boulin (1920-1979), ministre du travail. Davodeau s'adresse au lecteur en toute transparence, pour indiquer qu'il s'agit pour partie d'un résumé de faits exposé dans Un homme à abattre : Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin (2007) de Benoît Collombat, et pour partie de nouveaux témoignages. Enfin, l'ouvrage se termine avec l'information que Pasqua refuse l'entretien, et un épilogue de huit pages avec quelques dernières informations et dernières suppositions. le lecteur ne s'est même pas rendu compte de la pagination, de la mise en forme : il a tout dévoré avec cette sensation de naviguer au cœur d'un complot nauséabond. La postface du procureur général de Palerme vient appuyer les dires des auteurs sur le rôle du SAC. En reconsultant la première page, le lecteur revoit que Davodeau est mentionné comme scénariste. Après sa lecture, il comprend mieux cette qualification : pour que la lecture soit aussi fluide et facile, le bédéaste n'a pas fait que mettre en images un texte préétabli. Il a dû apporter son savoir-faire pour la construction de l'ouvrage. Plus que cela, il a accompagné le journaliste dans chaque entretien, pour s'imprégner de la personnalité de l'interlocuteur, mais aussi pour poser quelques questions. S'il a vécu ces années comme les auteurs (l'un né en 1965, l'autre en 1970), ou s'il découvre ces événements après coup, le lecteur plonge dans des révélations à l'attrait irrésistible : la sensation d'en savoir plus que les autres, d'être du côté des victimes, de s'indigner à juste titre et de dénoncer l'injustice. Par réaction primaire, il prend du recul, et se demande s'il doit gober tout ça, et quels sont les intérêts des auteurs. Il découvre la postface, d'un procureur général, et la citation de Milan Kundera par laquelle il conclut : La lutte contre le pouvoir et sa dégénérescence est aussi la lutte de la mémoire contre l'oubli. Ensuite, lorsqu'ils interviewent James Sarazin, journalise au Monde et à L'express, celui-ci explique que quand on écrit ce genre de bouquin (il parle du sien Dossier M... comme milieu, 1978) on ne cite pas les noms complets pour éviter d'être poursuivi en justice. Or, ici, les auteurs prennent bien soin de citer tous les noms, de montrer leurs interlocuteurs, de référencer les archives qu'ils ont consultées, de faire en sorte que tout ce qui est énoncé soit vérifiable. Il ne parle pas d'une organisation mystérieuse et inconnue, mais du SAC, une organisation qui a pignon sur rue, et ils établissent des liens de cause à effet qu'ils annoncent explicitement comme étant des faits ou comme étant des hypothèses. Ils font également œuvre de mémoire car parmi les personnes qu'ils questionnent certains ont 80 ans ou plus, et il y a un nombre anormalement élevé de témoins qui sont déjà morts d'accident. le lecteur sceptique ou critique voit se dessiner les actions coup de poing d'une milice officieuse bien réelle et répondant à des intérêts moins opaques qu'il n'y paraît, symptomatique du fait que le pouvoir corrompt et que nombreux sont ceux qui souhaitent s'y maintenir, mais aussi y accéder. Le titre de l'ouvrage promet un dossier brûlot sur les actes criminels commis par le pouvoir pendant la cinquième République. La lecture comble cet horizon d'attente, avec une densité d'information très élevée. Pourtant la lecture s'avère facile, addictive et propice à la prise de recul. Contrairement à ce qu'aurait pu craindre le lecteur, il ne s'agit pas d'un texte tout prêt confié à un dessinateur chargé de l'illustrer tant bien que mal dans l'obligation de caser des pavés de faits, de dates et d'individus. Il s'agit d'une enquête racontée avec verve et tension, avec rigueur et preuves à l'appui. Après avoir terminé, le lecteur se dit qu'il va passer à le choix du chômage (2021) du même journaliste avec Damien Cuvillier.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Kent State, quatre morts dans l'Ohio
Kent State, quatre morts dans l'Ohio

La jeunesse fait bouger les choses. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition de cette bande dessinée date de 2020. Elle a été réalisée par Derf Backderf. Elle est en noir & blanc. Une introduction de 4 lignes explicite l'intention de l'auteur : une re-création, sur la base de recherches documentées, et de témoignages directs. Suivent deux cartes : celle du campus universitaire, et celle de du centre-ville permettant de localiser les appartements de plusieurs étudiants. Le tome se termine avec 26 pages de notes, expliquant les sources de chaque fait. La toute dernière page revient au format bande dessinée, et laisse le mot de la fin (atterrant de cynisme) à Richard Nixon (1913-1994). À Richfield dans l'Ohio, le jeudi 30 avril 1970, la mère de Derf le conduit à un rendez-vous médical en voiture. Ils passent devant une rangée de soldats de la Gare Nationale de chaque côté de la chaussée, baïonnette pointée vers le ciel, pour assurer la sécurité des usagers de la route. Un peu en retrait, un groupe de routiers est en grève, et l'état craint des débordements. Le sergent ordonne à ses hommes de se tenir prêts. Plusieurs chauffeurs s'avancent vers eux et jettent des objets divers, comme des bouteilles vides, des tuyaux, des briques. Le soir même, le trente-septième président des États-Unis s'adresse au peuple dans un message télévisé : le père de Derf comprend qu'il annonce son intention d'envahir le Cambodge, et il se dit que dès le lendemain les étudiants de tous les campus du pays vont manifester. Vendredi premier mai 1970, sur le campus de l'université de Kent State, un étudiant fait résonner la cloche installée sur la grande pelouse, et il s'adresse aux étudiants présents avec un micro. Il annonce la formation d'une association qui déclare l'invasion du Cambodge comme étant anticonstitutionnelle. Il enterre un livret de la constitution pour marquer les esprits, et il annonce une marche d'opposition pour le lundi 4 mai. Quelques étudiants applaudissent mollement. Parmi les étudiants vaguement concernés, voire pas du tout : Bill Shroeder, 19 ans, et son ami : ils discutent de la probabilité de cette invasion, et des études de Bill qui veut devenir psychologue militaire, et qui suit une formation de soldat volontaire en parallèle de ses études, appelée ROTC (Junior Reserve Officers' Training Corps) en espérant apporter une vraie contribution, ne pas être que juste un officier de plus. Un peu plus loin sur la pelouse, Terry Norman (2 ans) est de train de prendre des photographies. Il est pris à parti par un autre étudiant, interpelé par son attitude peu naturelle, et qui pense qu'il est un agent de la brigade des stupéfiants. Un peu plus loin, assis sur la pelouse, Alison Krause (19 ans) lit le journal à son copain Barry Levine (19 ans) : les gardes nationaux et les étudiants de du campus d'Ohio State se sont affrontés dans des échauffourées pour la deuxième journée. Bilan : 300 étudiants arrêtés. L'université de l'état de Kent a été implantée dans une zone campagnarde en 1910. En 1970, c'était la vingt-quatrième plus grande université publique des États-Unis. En 1955, elle comptait 6.000 étudiants ; 21.000 en 1970, à 85% originaire de l'état d'Ohio. Elle est située à 61km au sud de Cleveland, et à 22,5km à l'est d'Akron. Elle est passée de 29 bâtiments en 1963, à 97 en 1970. Elle dispense des formations en commerce, journalisme, psychologie et arts, jugées de bonne qualité. Après la biographie d'un tueur en série Mon ami Dahmer (2012) et un reportage sur le métier d'éboueur Trashed (2015), Derf Backderf réalise une reconstitution d'un événement qui a marqué l'esprit collectif des américains. Lors de la fusillade de l'université d'État de Kent, le 04 mai 1970, la Garde nationale a tiré à 67 reprises en 13 secondes sur des étudiants manifestant de manière pacifique. Cette tragédie a entraîné une grève et des manifestations de quatre millions d'étudiants, contribuant de manière significative à faire évoluer l'opinion publique américaine lambda sur la présence militaire des États-Unis au Viêt Nam. Il est donc vraisemblable que le lecteur américain ait déjà une connaissance superficielle des événements et un sens de leur importance dans l'histoire de leur pays, ce qui n'est pas forcément le cas d'un lecteur européen. La brève introduction indique que l'auteur se livre à un exercice de reconstitution fortement documenté, s'appuyant sur les déclarations de personnes ayant vécu les événements. Régulièrement il utilise une disposition s'apparentant à un texte avec une illustration pour apporter les informations nécessaires : sur la construction de l'université d'État de Kent et l'insertion des étudiants dans la vie de la ville, sur l'organisation étudiante contestataire SDC (Students for a Democratic Society), sur la loterie de conscription, sur les 5 organisations de police ayant délégation pour intervenir sur le campus (la police du campus, la police du comté, la police de la ville de Kent, le FBI, les agents secrets de l'armée), le service d'entraînement des officiers de réserve, le groupuscule terroriste des Weathermen, les rumeurs et la désinformation sur les mouvements estudiantins, etc. Dans le cadre de cette reconstitution historique, le lecteur accueille avec plaisir ces pages car elles lui ouvrent les yeux sur différentes facettes du contexte de la situation. Il est possible qu'en détaillant la couverture les idiosyncrasies graphiques de l'artiste n'apparaissent pas au lecteur, mais dès la première page, elles sont bien présentes. Il a une façon bien à lui de représenter les visages : un tout petit peu trop gros par rapport au reste du corps, avec des expressions parfois exagérées, et d'autres fois très subtiles et très justes. Les chevelures semblent un peu figées, comme une perruque un peu raide. Les corps des personnages semblent parfois un peu faussés, comme si une proportion n'était pas juste, par exemple un avant-bras un peu trop long. Une fois passée l'éventuelle période d'adaptation ces caractéristiques visuelles prononcées, le lecteur se rend compte qu'il n'y prête plus attention, qu'elles ne font aucunement obstacle à son plaisir de lecture. Derf Backderf ne récite pas une leçon d'histoire, ne fait pas du journalisme, ne donne pas un cours magistral. Le lecteur voit évoluer devant lui de vrais personnages dont les vies s'entrecroisent naturellement. Il s'agit bien d'une bande dessinée, et il est visible que le dessinateur en a soigné la reconstitution pour une véracité maximale. Le lecteur peut s'amuser à regarder les pages sous l'angle des tenues vestimentaires pour se faire une idée de la mode de l'époque. Il est probable que l'habitant de la ville de Kent jouera à reconnaître les lieux, la cohérence de leur disposition spatiale étant assurée par les schémas mis en préambule. Le lecteur peut aussi s'attarder sur les uniformes militaires et les armes employées. Le mode narratif qui prend le dessus est celui de la chronique quotidienne, portée par la vie de plusieurs individus qui se croisent au gré des événements. Chaque séquence est découpée en cases en fonction de sa nature, avec un passage de temps variable entre elles, de très court pour la description d'une action, à plus conséquent quand le récit passe d'une journée à une autre. Les scènes sont variées, allant de la préparation d'un repas à une avancée de la Garde nationale avec usage de bombes lacrymogènes, en passant par des soirées entre étudiants. Conscient de la nature du récit, l'horizon d'attente du lecteur est de comprendre ce qui s'est passé : le déroulement chronologique des événements, le contexte social, politique et culturel. Tous ces éléments sont présents de manière claire, soit dispensés par bribes au cours des conversations, soit exposés le temps d'une page d'une ou plusieurs cases sous la forme de texte avec des illustrations. S'il connaît l'auteur, le lecteur sait quelle est sa sensibilité politique, et cela se voit un peu dans la manière de présenter les choses. Néanmoins, il n'a pas l'impression de lire un récit à charge uniquement dans l'accusation et la dénonciation. Certes les étudiants ont le beau rôle et les adultes sont au pire des réactionnaires incompétents, au moins pire des parents inquiets pour leur progéniture. Les étudiants sont des personnes avec une conscience politique, certains plus bûcheurs, d'autres plus dans l'action politique, mais sans aucun rapport avec une quelconque activité de type terroriste, même de loin. Bien sûr, il n'y a pas de suspense quant à l'issue du récit puisqu'il s'agit de faits historiques. Son intérêt réside donc dans la reconstitution elle-même : la vie des étudiants, la façon dont l'état gère des mouvements de contestation, de remise en cause d'une politique, de remise en cause d'une autorité. D'un côté, il est facile d'y voir une forme de rébellion adolescente ou de la jeunesse, une phase de développement personnelle qui trouve écho dans un comportement de groupe, avec une forme d'inconscience quant aux risques bien réels encourus. D'un autre côté, l'histoire a entériné que ces mouvements de protestation d'étudiants ont eu pour effet de faire bouger l'opinion publique, que la jeunesse refuse d'accepter d'être complice des exactions des générations précédentes, qu'elle se bat pour des valeurs admirables, même si un peu intéressé pour éviter d'être appelé et de devoir partir au Vietnam. Avec cet ouvrage, Derf Backderf réalise une reconstitution historique d'un événement clef dans l'histoire des États-Unis, avec un naturel et une fluidité extraordinaire. Sa narration visuelle n'a l'air de rien et elle se fait rapidement oublier devenant comme allant de soi, tandis que les individus se comportent de manière naturelle, existant avec leur personnalité, tout en apportant les informations nécessaires pour comprendre ce qui passe, et aussi apporter le recul nécessaire.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Mes héros ont toujours été des junkies
Mes héros ont toujours été des junkies

Des idoles au pied d'argile - Ce tome contient une histoire complète (quasi) indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable d'une autre série. Cette histoire est parue en 2018, directement sous la forme d'un récit complet, sans prépublication. Le scénario est d'Ed Brubaker, les dessins et l'encrage de Sean Phillips, et la mise en couleurs a été réalisée par Jacob Phillips. Cette bande dessinée compte 66 pages. Quelque part sur une plage de Californie, proche de Santa Teresa (non loin de San Jose), Ellie a enlevé ses chaussures, et se tient les pieds dans l'eau. Une femme âgée approche en promenant son chien, lui faisant observer la beauté du paysage. Ellie lui adresse la parole et lui parle d'une chanson de Vic Chesnutt (1964-2009) évoquant un jeune homme nageant dans la mer et s'étant éloigné plus loin qu'il ne pensait, non pas en train d'agiter les bras pour faire signe, mais en train de se noyer. La dame se demande si Ellie va bien. Quelques jours auparavant, Ellie était admise dans un établissement de soin spécialisé dans les cures de désintoxication, un centre de réhabilitation pour drogués. Elle participait à une séance de groupe, sous la houlette de Mitch, où la parole était monopolisée par Todd. Ce dernier racontait une histoire incroyable au cours de laquelle il s'était retrouvé dans un squat pour acheter sa dose, alors qu'un rival était survenu et avait ouvert le feu. Il avait dû se cacher sous un cadavre. Elle sait pertinemment qu'il ment et que tout est inventé. La veille au soir, Ellie s'était introduite dans le bureau des soignants et avait consulté le dossier des patients de son groupe. Elle y avait découvert que Mitch avait en fait dépensé l'argent de son ménage dans des clubs de striptease et qu'il s'était fait passer pour un drogué auprès de son épouse pour ne pas à avoir à avouer la vérité. C'est ensuite au tour de Lois de prendre la parole pour évoquer sa dépendance aux antidouleurs, puis à Ken pour son addiction à la cocaïne. Elle-même a été admise 3 jours auparavant, amenée par un oncle lui ayant bien fait comprendre que c'était sa seule chance. Skip (un charmant jeune homme) intervient pour dire que la confession est un baume apaisant pour l'âme. Mitch indique à Ellie que c'est à son tour de s'exprimer. Elle cite Keith Richards, disant que le pire qu'on puisse dire à propos de l'héroïne donnera toujours envie à quelqu'un d'essayer. Mitch ne comprenant pas très bien où elle veut en venir, elle continue pour indiquer qu'elle n'est pas sûre qu'être abstinent est désirable. Elle cite l'exemple de David Bowie, Brian Wilson, Lou Reed qui ont réalisé leurs meilleurs disques en étant sous produit psychotrope. Mitch lui planifie un rendez-vous particulier avec la docteure Patti. Voilà une production de Brubaker & Phillips originale à plus d'un titre. Pour commencer, ils ont choisi de publier cette histoire d'un seul tenant, sans prépublication, ce qui est exceptionnel dans le système de production américain des comics. Ils ont dû estimer que le respect du modèle économique en place n'était pas approprié pour une histoire relativement courte, mais qu'elle méritait une sortie dans un format avec couverture rigide. À la lecture, il apparaît qu'il s'agit d'un récit consistant auquel ce format sied bien. Ensuite, ils n'ont pas choisi de rattacher cette histoire à une de leur série, à part incidemment. Cela signifie que si le lecteur ne connaît pas la série Criminal des mêmes auteurs, le récit ne perd rien en cohérence pour lui. S'il connaît cette série, l'apparition de Leo le temps d'une page n'apporte pas de sens supplémentaire au récit. Enfin, la mise en couleurs n'est pas réalisée par Elizabeth Breitweiser, coloriste attitrée de Sean Pillips depuis plusieurs années. Jacob Phillips ne démérite pas. Dans un premier temps, le lecteur voit bien que la conception de la mise en couleurs diffère des œuvres précédentes de Phillips. Puis il remarque que Jacob Phillips utilise des teintes différentes de celles de la palette de Breitweiser, en particulier du rose en aplat. Il laisse aussi plus de place au blanc de la page. Il réalise une mise en couleurs adulte, sachant doser les aplats, les discrets effets de mouchetis, les débords, et la juxtaposition de 2 nuances d'une même teinte. La mise en couleurs serpente élégamment entre naturalisme et impressionnisme, apportant des saveurs aux formes détourées, sans écraser les traits de contour, sans supplanter les dessins, en harmonie avec eux. Comme à son habitude, Sean Phillips réalise des dessins dans une veine descriptive et réaliste, avec une impression de contours qui auraient mérité d'être un peu peaufinés. Mais en y regardant de plus près, le lecteur est impressionné par la précision des tracés sous une apparence de simplicité et d'évidence. L'artiste pèse chaque élément de chaque case. Les costumes sont choisis avec soin, en fonction du protagoniste, de sa personnalité, de sa position sociale, de son occupation. Le jeu des acteurs donne l'impression d'observer des individus croisés dans la rue, réagissant normalement et sans emphase aux situations dans lesquelles ils se trouvent, à ce qui leur est dit, avec un naturel confondant, tellement évident que le lecteur éprouve la sensation qu'ils sont juste à côté de lui. Il voit la dame sur la plage, réagir à la tension de la laisse du fait des mouvements du chien. Il regarde les participants au groupe de parole, notant leur regard se porter ailleurs alors qu'ils effectuent l'effort de mémoire pour se souvenir de ce qu'ils ont vécu, pour préparer leur prochaine phrase. Il se retrouve fasciné par le langage corporel d'Ellie alors qu'elle initie le jeu de la séduction avec Skip, en notant les tensions perceptibles dans le corps de celui-ci alors qu'il réagit inconsciemment aux signaux émis par Ellie. Il voit toute l'expérience acquise par la docteure dans sa mine désabusée, sa certitude qu'Ellie et Skip ne sauront pas faire preuve d'assez de discipline pour se débarrasser de leurs mauvaises habitudes. S'il n'y fait pas attention, le lecteur n'a même pas conscience de toutes les informations portées par les dessins, tellement ils semblent évidents et faciles. Sean Phillips est tout aussi habile et élégant dans sa manière de représenter les décors. Il sait qu'il peut s'appuyer sur Jacob Phillips pour apporter des informations de texture ou de relief par le biais de la mise en couleurs. Il ajuste donc son degré de détails en fonction des besoins de la scène, avec comme objectif une lisibilité immédiate. Ainsi s'il regarde uniquement les traits encrés dans la scène d'introduction, il n'y a que quelques traits fins et des tâches noires qui ne semblent pas figurer grand-chose. Pourtant le lecteur voit l'eau miroiter, le sable crisser et l'humidité imprégner les rochers. La complémentarité entre couleurs et traits est tellement extraordinaire qu'il est possible de ne pas s'en rendre compte. Du coup le lecteur éprouve l'impression dans chaque scène de se trouver sur les mêmes lieux que les personnages quel que soit le degré de détails. Il peut très bien y avoir une façade représentée de telle sorte à percevoir le volume du porche, des escaliers, du balcon, que de simples traits pour les plis d'un drap, la sensation d'immersion est aussi intense. En outre, alors que le récit repose essentiellement sur les dialogues et la voix intérieure d'Ellie, la narration visuelle reste diverse et variée, à la fois pour les activités des personnages, à la fois pour les différents lieux. Le lecteur a l'impression de lire un roman avec les commentaires d'Ellie, en même qu'il lit les images, tellement la coordination entre scénariste et dessinateur est élevée. À l'opposé de textes et images redondants, le partage entre les deux est si bien pensé que qu'il ne se remarque pas et que les deux s'enrichissent et interagissent avec efficience. Il ne note qu'un seul faux pas : Jean-Paul Sartre se promenant sur les Champs Élysées, au milieu des fiacres, étrange anachronisme. Le lecteur croit immédiatement en l'existence d'Ellie car il perçoit plusieurs aspects de sa personnalité, ses contradictions, ses convictions, ses plaisirs. La narration est ainsi faite qu'elle est en est le centre, en étant à la fois présente dans toutes les séquences, et avec les cartouches de texte portant sa voix intérieure. Même si cette histoire n'est pas inscrite par ses auteurs dans la série Criminal, le titre et le flux de pensée d'Ellie ne laissent pas de place au doute : ses actions la placent du mauvais côté de la loi. Le lecteur se prête au jeu d'interpréter ses phrases, ses actions et ses émotions en supposant qu'il y a anguille sous roche. Même si Ellie ne ressemble pas à une femme fatale, il n'y a pas de doute que la fréquenter nuit gravement à la santé. En outre, elle a acquis la conviction que l'usage de drogues récréatives est de nature à améliorer la vie. Elle s'est bâti toute une mythologie personnelle à partir des musiciens, surtout des chanteurs, ayant créé sous influence, en y ajoutant quelques artistes triés sur le volet comme Jean-Paul Sartre et Vincent van Gogh. Ed Brubaker sait de quoi il parle en matière de musiciens drogués, et a même pu en faire une sélection indicative de la personnalité d'Ellie : Vic Chesnutt (1964-2009), Keith Richards, Billie Holiday, Gram Parsons (1946-1973), Elliott Smith, David Bowie, Lou Reed, Brian Wilson. Il construit ainsi son personnage, indiquant que l'élément déclencheur a été une K7 audio de sa mère, et la confirmation est venue à l'écoute de Billie Holiday at Carnegie Hall (1956). Alors qu'il est entièrement accaparé par l'intrigue (découvrir l'objectif réel d'Ellie), le lecteur apprend des bribes de son enfance et les expériences qui ont façonné sa relation avec les produits psychotropes. Ed Brubaker s'est fixé un défi déraisonnable : parler de l'usage de drogues récréatives au travers d'un personnage ambivalent. Il lui fait même énoncer le risque avec la citation de Keith Richards indiquant qu'il est impossible de parler de drogues sans supprimer son pouvoir de séduction ou de fascination. Même si le récit commence dans un centre de désintoxication, il n'y a pas de jugement moral, pas de leçon de morale. Il n'y a pas non plus de scène de défonce, ou de bad trip, ou encore de sevrage. La dépendance reste en arrière-plan, mais elle n'est pas totalement absente. Ellie et Skip ne sont pas encore à l'étape où toute leur vie est consacrée à atteindre la prochaine dose. Dans le même temps, ces 2 personnages principaux sont dans la fuite, le lecteur ne peut pas les envier. Ils sont consommateurs de drogue pour supporter leur condition, pour vivre des moments plus heureux que ceux que la réalité leur apporte. En outre, en focalisant le récit sur Ellie, Ed Brubaker donne l'image d'une personne uniquement intéressée par elle-même, incapable de se mettre à la place de l'autre. Ed Brubaker & Sean Phillips sont toujours aussi en harmonie entre eux, réalisant une narration qui semble avoir été pensée et mise en œuvre par un unique créateur. L'artiste raconte visuellement l'histoire avec une simplicité et une évidence telles que le lecteur trouve tout naturel et crédible. L'histoire propose une véritable intrigue, avec des personnages complexes et attachants, sans être sympathiques. Au travers de l'histoire personnelle d'Ellie, les auteurs abordent la question de la fascination vis-à-vis de la drogue, de la manière dont un individu peut concevoir ce produit comme étant une source de plaisir désirable, avec une approche psychologique subtile et convaincante. Ils ne cherchent pas à convaincre le lecteur de la dangerosité ou de l'innocuité des produits psychotropes, ni à montrer leurs effets, juste comment un individu peut le voir comme une substance désirable, au-delà de ses effets euphorisants ou psychotropes.

13/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Cet été-là
Cet été-là

Si proche et si loin du monde des adultes - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru d'un seul tenant, sans prépublication, édité par First Second Books, en 2014. Cette histoire est l'œuvre de Mariko Tamaki (scénariste) et Jillian Tamaki (dessins). Il s'agit d'un récit de 317 pages, d'un format plus petit qu'un comics, en bleu foncé (en lieu et place du noir) et blanc, avec des tonalités violettes. Tous les étés, Rose va à Awako Beach, avec ses parent Alice & Evan. Ils louent un chalet d'où l'on peut se rendre à la plage à pied. Rose y retrouve tous les étés Windy de 18 mois sa cadette. Cet été ne déroge pas à la règle. Rose prend plaisir à retrouver sa chambre et se laisser tomber sur le lit. Avec l'autorisation de sa mère, elle prend son vélo pour se rendre au bungalow de Windy où elle salue sa mère Evelyn. Les 2 copines se rendent ensuite à la plage en papotant de la communauté lesbienne où Windy a passé quelques jours avec sa mère, de l'absence de petit copain pour Rose. Puis elles vont acheter des sucreries à la supérette du coin, tenue par un grand adolescent ou un jeune adulte appelé Dunc. Le séjour se déroule au rythme indolent des vacances : se lever tard et rester au lit pour lire, regarder son père préparer le barbecue, aller à la plage, papoter de tout et de rien avec Windy, de la future taille de leurs seins, retourner acheter des trucs à la supérette, y louer des DVD, essentiellement des films d'horreur, regarder Massacre à la tronçonneuse (1974) chez Windy le soir, pendant que sa mère n'est pas là, etc. Mais Rose est une jeune adolescente sensible aux émotions autour d'elle, et curieuse de la conversation des autres. Sans aller jusqu'à espionner, elle entend des bribes de ci de là. Elle ressent le vague à l'âme de sa mère et la frustration que cela engendre chez son père. Avec Windy, elle se moque des jeunes adultes qui se rassemblent pour glander autour de la supérette, tout en comprenant à demi-mots que l'une des jeunes femmes craint d'être tombée enceinte. L'éditeur First Second ne publie pas beaucoup de romans graphiques, mais ils sortent tous de l'ordinaire : Red Handed: The fine art of strange crimes de Matt Kindt, The sculptor de Scott McCloud, The fate of the artist d'Eddie Campbell… Le lecteur sait déjà qu'il aura affaire avec un récit qui sort de l'ordinaire de la production. Ensuite il est réalisé par 2 femmes qui sont cousines, ce qui tranche avec la production industrielle des comics, essentiellement masculine. Enfin il a pour thème une tranche de vie, du point de vue d'une jeune adolescente pendant une période de vacances. Dès les premières pages, le lecteur ressent une empathie pour Rose, jeune fille sympathique, curieuse, normale sans agressivité ou traumatisme particulier. Il apprécie également l'ambiance graphique, très prosaïque, sans affèterie. La première page est déconcertante puisqu'il n'y a que quelques onomatopées, et quelques vagues tâches. La suivante fait tout de suite penser à un manga, une approche graphique de type seinen, avec une pointe de shojo. Effectivement, en page 6, Rose est en train de lire un shojo pendant le trajet en voiture. Contrairement à la plupart des dessinateurs américains, Jillian Tamaki n'applique pas à la lettre les conventions de surface des mangas, mais s'inspire de l'esprit. Elle n'hésite pas à insérer des pages silencieuses, ou à accorder de l'espace sur la page à des petits riens. Elle peut consacrer une double page à Windy en train de danser, une autre aux nuages étirés dans le ciel, une autre au plein soleil. Elle peut aussi consacrer une case à des petits cailloux, une autre à un seau avec des flacons de shampoing flottant sur la mer, une autre à une radio éteinte, etc. Cela s'inspire directement des mangas où les auteurs peuvent s'attarder sur un objet sur lequel se fixe le regard d'un personnage, ou transmettre la sensation qu'il éprouve en entendant le ressac de la mère. Jillian Tamaki utilise ces outils narratifs graphiques à bon escient sans en abuser. À travers eux, le lecteur ressent le rythme plus calme des vacances, où il est possible de prendre le temps, de se laisser surprendre par l'environnement, son calme et ses caractéristiques. Elle n'en abuse pas car ses moments sont intégrés au récit, et ne deviennent pas un automatisme. Les personnages représentés par l'artiste sont banals et communs, sans être fades. Rose est une jeune adolescente, après une poussée de croissance, assez élancée. Windy est plus dodue, pas encore complètement sortie de l'enfance, et effectivement, avec un petit faible pour les sucreries. La mère de Rose est maigre, son père est bien découplé. La grand-mère de Windy vaut le détour pour sa façon d'être sans gêne et gentiment exigeante. Les jeunes adultes autour de la supérette respirent le plaisir de vivre et un cynisme de façade pour tenter de faire avec les réalités de la vie. Sans chichi ni esbroufe, les cases contiennent de nombreux détails qui font exister cet endroit : les aménagements des chambres et des pièces à vivre, la construction bon marché de la supérette, le désordre dans la chambre de Rose, à l'arrière de la supérette, les canapés un peu effondrés mais très confortables pour se vautrer dessus, les bois alentours et la plage. Les dessins de Jillian Tamaki contiennent un niveau d'informations visuelles important, avec un trait un peu délié, transcrivant une partie de l'indolence propre aux vacances. Le lecteur se laisse porter par cette tranche de vie sympathique, agréable comme des jours passés à prendre son temps, sans rien d'important à faire, dans un environnement agréable et paisible. Bien sûr, il s'interroge sur ce que les cousines veulent lui raconter mais rien que cette reconstitution habile d'un été tranquille lui apporte une forme de détente et de nostalgie dépourvue de regret, de ces moments si particuliers. Les copines papotent entre elles, et Rose ressent, plus qu'elle n'analyse, le comportement des adultes. Au travers de la narration, le lecteur ressent bien cette dichotomie, entre les temps passés avec Windy à son rythme en fonction de l'inspiration du moment, et ceux où Rose est amenée à côtoyer des adultes. Il accompagne bien volontiers Rose et Windy dans leur déambulation sur la plage, leurs jeux pour passer le temps, leurs interrogations sur leur corps de femme en devenir, leur regard curieux sur ces étranges adultes. Jillian et Mariko transcrivent ces petits rien avec une justesse de ton qui réchauffe le cœur pour cette insouciance dépourvue de mièvrerie. Ces 2 adolescentes transgressent quelques interdits, sans idée de rébellion, sans volonté de confrontation, juste l'envie de découvrir. Cela prend essentiellement la forme de visionnage de film d'horreur bien gore, sans traumatisme pour le lendemain, mais quand même avec des arrière-pensées sur les horreurs vues. Le contraste lors des interactions avec les adultes provient du fait qu'il semble alors y avoir un enjeu mal circonscrit, pas complètement intelligible par Rose et Windy lorsqu'ils parlent. Il y a cette histoire de Jennifer enceinte d'un type qui ne veut pas en prendre la responsabilité. Rose est plus ou moins sous le charme de Dunc, grâce à son attitude nonchalante, mais tout en sentant qu'elle n'appartient pas à son monde, qu'elle n'est pas assez grande pour qu'il lui manifeste autre chose que l'intérêt qu'il porte à des enfants. Elle souhaite prendre pied dans son monde si incompréhensible, tout en ressentant que ses tentatives ne seront pas de la bonne nature. De la différence d'âge découle une différence de centres d'intérêt et de façon de voir le monde. Elle préfère de loin la sagesse simple et évidente de Windy, plus compréhensible. Le lecteur se rend alors compte que toutes ces nuances délicates sont montrées avec sensibilité, sans aucun texte explicatif, sans ficelle apparente, avec naturel et simplicité, comme si elles étaient évidentes. Mariko et Jillian Tamaki font preuve d'une sensibilité encore plus subtile dans les interactions entre Rose et ses parents. Elles montrent avec un naturel confondant à quel point le jeune adolescent peut être mystifié par les remarques les plus anodines de ses parents. Par exemple, Evan (le père) s'éclate à écouter des chansons de Rush, en particulier à suivre le travail du batteur Neil Peart, alors que Rose a du mal à dépasser l'impression bizarre donnée par la voix haut perché de Geddy Lee (ce qui correspond exactement à la première impression lors de la découverte des morceaux de ce groupe). Le lecteur habitué à des récits reposant sur une intrigue est tout de suite accroché par le mystère qui enveloppe le comportement d'Alice, la mère de Rose. À nouveau, les auteures montrent la tension existant entre les époux, faite de petites irritations, de petits heurts de tous les jours. Elles montrent les réactions décalées d'Alice, inexpliquées, une sensibilité plus importante, un caractère déprimé, sans explication toute faite. Rose finit par apprendre ce qui mine ainsi sa mère pendant cet été. Ce n'est pas une révélation tonitruante, ce n'est pas un secret honteux, c'est encore moins un crime. Cette information est délivrée sans effet de manche, naturellement, parce que le temps est venu, en phase avec la tonalité générale de la narration. La fin des vacances arrive, le quotidien reprendra ses droits, et la vie continuera. En refermant le livre, le lecteur se rend compte qu'il aurait bien aimé passer encore quelques jours (quelques pages) avec Rose. Il se dit que le drame d'Alice tout aussi ordinaire qu'il soit, a été évoqué avec sensibilité et intelligence émotionnelle, que l'absence de sensationnalisme le rend plus concret et touchant. Puis il remarque qu'un autre fil narratif parle de la même question d'un point de vue très différent parce que les circonstances pour les personnages concernés sont différentes (la situation de Jennifer). Ainsi les auteures relient l'universalité de la douleur ressentie par Alice, avec le cas particulier de la vie de chacun pour un événement dépendant de contingences sur lesquelles les individus n'ont aucune prise, qu'ils ne peuvent que subir. Il prend également conscience qu'ils ont lu une histoire racontée à la manière de Rose, avec son état d'esprit, sa maturité de jeune adolescente. Loin d'être réducteur, ce positionnement narratif est un tour de force car il permet de voir le monde par les yeux de Rose, de retrouver une part d'innocence, tout en se rappelant que ce n'est pas synonyme d'égocentrisme ou d'indifférence. Ce récit tranche sur la production industrielle de bande dessinée, de toutes les manières possibles. Les dessins sont personnels, reflétant la sensibilité des auteures, mais aussi de leur personnage principal. Cette tranche de vie est vécue de manière prosaïque, sans aucun effet dramatisant, mais avec une justesse exceptionnelle. La vie normale conserve toute sa banalité, sans rien perdre de sa diversité et de sa complexité. Le lecteur a l'impression d'avoir retrouvé ses vacances insouciantes de ses jeunes années, sans rien perdre de l'étrangeté du monde des adultes, des événements dont la compréhension reste hors de son atteinte, mais dont les effets émotionnels l'atteignent et l'affectent incidemment. Jillian et Mariko Tamaki racontent avec naturel et aisance une tranche de vie d'une jeune adolescente normale, en en transcrivant toutes les subtilités les plus délicates.

13/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série L'Histoire d'un vilain rat
L'Histoire d'un vilain rat

Maltraitance - Cette histoire est parue initialement sous forme d'une minisérie en 4 épisodes, éditée par Dark Horse comics en 1994. L'histoire s'ouvre une publicité murale pour un paysage vert et vallonné ventant le tourisme de la campagne anglaise. C'est l'affiche que contemple Helen Potter (une très jeune femme) ; elle assise en tailleur adossée contre un mur du métro en faisant la manche. Une rame arrive, elle se jette dessous, le sang éclabousse l'affiche sous les regards horrifiés des gens. En fait, Helen est toujours assise, elle a juste imaginé qu'elle se suicidait. 2 ou 3 personnes échangent une ou deux paroles avec elle, jusqu'à ce qu'un monsieur faisant du prosélytisme finisse par la faire fuir à la surface. Elle contemple un instant le sapin géant décorant Trafalgar Square, avant d'aller se débarbouiller dans les lavabos de toilettes publiques et de reprendre sa mendicité à l'air libre. En même temps, elle se remémore la première fois qu'elle a lu un livre de Beatrix Potter. Depuis elle a pris l'habitude de reproduire ses illustrations. Un soir elle est abordée par un grand bourgeois aviné qui lui fait des avances. Une bande de jeunes la tire de cette situation difficile et pénible. Après réflexion, elle accepte d'aller squatter avec eux dans une maison spacieuse inoccupée. L'un des squatteurs construit une œuvre d'art à base d'objets hétéroclites de récupérations qu'il met en couleurs à l'aide de bombes. Mais Helen a du mal à supporter cette forme de société et les démonstrations affectives de tout ordre. Il apparaît qu'elle a été la victime d'attouchements de la part de son père. Elle finit par reprendre son indépendance et son errance l'amène dans le Cumbrie, la région d'Angleterre où s'était établie Beatrix Potter. Bryan Talbot est un créateur britannique avec un parcours atypique (c'est le moins que l'on puisse dire). En 1994, il se lance donc dans cette histoire qui met en scène une très jeune femme qui a souffert de parents indignes (la mère qui lui répète régulièrement qu'elle aurait préféré ne jamais l'avoir et le père qui la contraint par la culpabilité à le toucher), qui vit dans la rue et qui va finir par se débarrasser de sa position de victime pour pouvoir aller de l'avant. En 1994, il n'y avait pas d'équivalent dans les comics (même underground), et encore moins publié par un éditeur majeur comme Dark Horse. Au moment où j'écris ce commentaire, cette histoire est toujours rééditée. Bryan Talbot raconte avant tout une histoire avec une progression dramatique, un début, une fin et des thèmes qui ne se limitent pas à celui de la maltraitance. Le lecteur découvre également une première déclaration d'amour à la campagne anglaise, superbement mise en valeur par les illustrations de Talbot (il ira encore plus loin dans ce sens avec Alice in Sunderland). Il ne s'agit pas d'une ode pastorale, mais simplement de la mise en valeur du plaisir de la proximité de la nature. Ce thème découle naturellement de la passion que nourrit Helen pour Beatrix Potter, une auteure qui a écrit des livres pour enfants avec des animaux anthropomorphes, livres inscrits au patrimoine culturel de l'Angleterre (moins connu en France pour ce que j'en sais). Talbot utilise quelques éléments de la biographie de Potter pour faire grandir Helen. Il attire l'attention du lecteur sur le fait que derrière chaque livre il y a un créateur qui est un être humain. La couverture de ce tome est un hommage graphique aux éditions classiques des livres de Potter. Et Talbot consacre 10 pages à écrire un pastiche intitulé "the tale of one bad rat" qui sera sûrement la première œuvre d'Helen Potter. Il décrit également Helen comme une artiste qui doit s'exprimer par le dessin, qui doit coucher sur le papier les images oniriques qui l'habite. Et puis il y a Helen et la souffrance qui accapare ses forces psychologiques. Bryan Talbot a construit son histoire sur des choix délicats : les parents d'Helen sont uniquement présentés sous le jour défavorable de leurs défauts. Ils sont vraiment les bourreaux qui l'ont torturée psychologiquement, sans même avoir conscience du mal qu'ils faisaient. Bryant Talbot ne se complait jamais dans le voyeurisme, il met en scène la souffrance terrible d'Helen, son cheminement, la culpabilité dont elle s'accable (certainement l'un des aspects les mieux expliqués et les plus éclairants sur les mécanismes psychologiques de la victime) et l'impossibilité d'oublier ces mauvais traitements. Du début à la fin, il utilise un style assez réaliste te méticuleux qui place le lecteur dans les rues de Londres, dans le squat, dans l'auberge de campagne. Il ne joue jamais sur le registre du misérabilisme ou du sordide. Bryan Talbot propose à son lecteur de suivre le chemin qui mène à l'émancipation du statut de victime d'Helen Potter. Le récit comporte d'autres composantes toutes aussi prenantes et éloignées des lieux communs. C'est un récit qui vous fait partager le quotidien d'une jeune femme blessée, avec délicatesse et intelligence, sans recourir à un pathos larmoyant. Dans sa postface, Talbot rappelle la nécessité de dire ces maltraitances, d'en parler pour en reconnaître l'existence, de délivrer les victimes de leur culpabilité (de sortir du "si ça m'est arrivé, c'est que je l'avais mérité").

13/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Tueur de la Green River
Le Tueur de la Green River

Un simple travail d'enquête sur vingt ans - Il s'agit d'une histoire complète indépendante de toute autre, en noir & blanc, initialement parue en 2011. Le scénariste est Jeff Jensen, le fils de Tom Jensen ; l'illustrateur est Jonathan Case. En 1965, à 16 ans, Gary Leon Ridgway poignarde un jeune enfant de 6 ans, juste pour savoir ce que ça fait de tuer quelqu'un. Pendant les années 1970, Tom Jensen fait son service militaire dans la marine, puis il s'engage dans la police dans la région de Seattle. En juin 2003, Gary Ridgway est transféré secrètement dans le commissariat où Jensen est devenu détective pour être interrogé. Il est inculpé de 4 meurtres attribué au tueur en série appelé Green River Killer. L'enjeu pour les policiers qui l'interrogent est de déterminer l'étendue de sa culpabilité, c'est à dire d'acquérir la certitude qu'il s'agit bien du tueur en série et qu'il est bien le responsable d'une quarantaine de meurtres. Outre les interrogatoires, il faut organiser des sorties sur le terrain pour retrouver les cadavres de ses victimes dont il se souvient avec plus ou moins de précision des endroits où il les a laissés, ou enterrés. Au cours de ces journées, Jensen se souvient des 20 années qu'il a passé à enquêter sur ces meurtres. Dans le bref mot de remerciements, Jeff Jensen indique qu'il a souhaité écrire ce comics pour mieux comprendre son père, Tom Jensen. Le tueur en série de la Green River a réellement existé (en 2012 il purge toujours sa peine de prison) et Tom Jensen a fait partie de l'équipe constituée pour le traquer. Jensen a la particularité d'être un simple détective de police, pas un expert en tueurs en série. D'une certaine manière, il s'agit d'un fonctionnaire effectuant le travail routinier de l'enquête, les recueils de faits, la rédaction des rapports minutieux, la saisie des éléments dans les bases de données, etc. Jeff Jensen le présente comme un individu affable, déterminé, obstiné, sans être obsessionnel. Il apporte quelques touches personnelles telles que la chanson favorite de son père ( In-a-gadda-da-vida d'Iron Butterfly), son habitude de fumer malgré les observations de ses collègues, son canard en plastique dans son tiroir, etc. Jeff Jensen a construit une biographie de son père très particulière, évitant le sensationnalisme, évitant l'approche psychologique, évitant la fascination pour le tueur en série, refusant la psychanalyse, proscrivant les coups de théâtre, la mise en scène par les médias, la dramatisation, etc. Bref Jeff Jensen fait attention à ne jamais transformer cette histoire en spectacle. Au contraire, il s'attarde sur la rigueur de la démarche policière, les aspects les plus prosaïques de l'enquête, les culs-de-sac, les années qui passent sans résultat, sans avancée, et la banalité de la personnalité de Gary Ridgway pendant les interrogatoires ou les recherches des cadavres. Il réussit à faire transparaître l'horreur des actes de Ridgway sans jamais recourir à une scène choc, à une mise en scène de meurtre, ou à des déclarations sadiques ou haineuses. Il n'y a pas d'analyse psychologique du tueur ou de Tom Jensen. Il y a quelques faits biographiques de Jensen (études, mariage, déménagement, carrière) et son travail patient et déterminé. Au-delà du récit passionnant sur ce travail de fourmi, Jeff Jensen montre, avec une économie de moyens remarquable, l'évolution des convictions et des motivations de son père au travail, ainsi que sa conviction inébranlable de travailler à quelque chose d'utile. J'ai été sidéré par l'aisance avec laquelle Jeff Jensen a su rendre compte de l'angoisse existentielle latente inhérente à consacrer 20 ans de sa vie à une entreprise dont il n'est pas possible de connaître l'issue, dont il n'est pas possible de savoir s'il est possible d'atteindre le but que l'on s'est fixé. Tom Jensen consacre sa vie professionnelle à déterminer l'identité du tueur de Green River, sans assurance de réussir. Au fil des pages, le lecteur ne peut que s'interroger sur l'absurdité d'un tel engagement, sur l'espoir fallacieux d'aboutir, sur l'inanité de la vie, son manque de sens. À partir d'une série de meurtres abjectes et de la détermination d'un fonctionnaire ordinaire, Jeff Jensen saisit une question philosophique des plus difficiles, des plus délicates, des plus essentielles : quel est le sens des actions d'un individu, quel est l'intérêt d'une vie professionnelle, à quoi ça sert ? Il le fait sans jamais être démonstratif, ou pédant, mais sans qu'il soit possible au lecteur de passer à coté de ce thème. Il réussit le tour de force de faire douter le lecteur quant au bienfondé de l'obstination tranquille de Jon Jensen, alors même le résultat en est connu. Cette histoire terrible est mise en images par Jonathan Case, en noir & blanc, sans niveaux de gris. Il utilise un style réaliste, avec une simplification des textures et des ombres portées, pour des dessins très faciles à lire, également dépourvus de tout sensationnalisme. Case a une mission difficile : décrire les individus de la manière la plus prosaïque qui soit, tout en faisant en sorte que les images apportent quelque chose aux dialogues. À nouveau l'économie de moyens est remarquable et le résultat redoutablement efficace. Jensen et Case sont complémentaires dans leur approche de la narration. Jensen compose des scènes qui incorporent des mouvements, des déplacements, des interventions de nouveaux individus, des gestuelles. Tous ces éléments fournissent de la matière à Case pour éviter scène après scène de dialogues avec uniquement des dessins de têtes en train de parler, avec un phylactère. Au lieu de ça, le lecteur est en présence d'individus vivants ayant une gestuelle naturelle, des expressions de visage normales et parfois ambigus. Les illustrations en retenue de Case mettent en avant la banalité des individus, la quotidienneté des actions. Tout son savoir faire est mis au service d'une mise en page rigoureuse avec des personnages normaux et ordinaires, dans des mises en scène vivantes, sans être spectaculaire. Le lecteur reconnaît ce quotidien, il se sent proche des actions de ces individus et l'immersion est intense. Du coup chaque élément sortant de l'ordinaire prend un relief incroyable et occasionne un ressenti émotionnel fort dû à son incongruité dans un environnement si normal. Jeff Jensen et Jonathan Case réussissent la gageure d'impliquer le lecteur dans une enquête laborieuse étendue sur 20 ans, en créant un suspense psychologique basé sur d'autres ressorts que la simple dynamique chassé / chasseur. Ils mettent en scène les approches irréconciliables du tueur et du fonctionnaire de police, mais aussi l'impossibilité d'appréhender un comportement aussi aberrant et monstrueux par rapport aux normes sociales, et l'engagement sans faille de Tom Jensen dans cette enquête. Ils transmettent le point de vue de Tom Jensen, sans bulles ou cellules de pensée, un tour de force.

13/04/2024 (modifier)