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Couverture de la série Le Dieu-Fauve
Le Dieu-Fauve

"Le Dieu Fauve" est paru en mars 2024 aux éditions Dargaud. Cet ouvrage marque la seconde sortie ce mois-ci du prolifique scénariste Fabien Vehlman (Seuls, Green Manor…), après son précédent album La Cuisine des ogres publié chez Rue de Sévres. Pour "Le Dieu Fauve", Vehlman s'associe au talentueux dessinateur espagnol Roger, connu pour son travail remarquable dans le domaine de la bande dessinée. Ensemble, ils nous offrent un récit captivant et visuellement époustouflant, ainsi qu’une plongée dans une narration très particulière, dont je reparlerai un peu plus bas ! Cette bd nous transporte à l’époque imaginaire du Déluge : une ère lointaine évoquée dans les textes anciens de l'humanité. On débute en suivant Sans-Voix, un jeune singe orphelin, déterminé à prouver sa valeur à son clan en chassant le redoutable 'longue-gueule', un vieil alligator vicieux. Mais alors que Sans-Voix parvient à trouver sa place au sein du clan, il assiste, complétement impuissant au massacre de sa famille par les guerriers d’un Empire déchu, qui le capturent et le dressent à devenir un redoutable guerrier sacré, un 'Dieu-Fauve'. Animé par une obsession brûlante de vengeance, Sans-Voix se prépare à affronter ses bourreaux, quel qu'en soit le prix. Ce qui est passionnant avec la narration de "Dieu Fauve" c’est que l’histoire est découpée en chapitre et est conçue comme un récit choral. Chaque chapitre se concentre sur un personnage différent. L'histoire débute en suivant le singe Sans-Voix, dont le chapitre se clôt tragiquement avec le massacre de son clan. À partir de là, on suit les protagonistes humains : Athanael, le poète, la Grande Veneuse, guerrière impitoyable, et Awa, ancienne esclave qui est moins innocente qu’il n’y parait. Ce qui rend cette narration passionnante, c'est sa construction non linéaire. Les personnages secondaires d'un chapitre deviennent les principaux d'un autre, offrant des perspectives différentes sur une même histoire. L'intelligence de cette narration réside dans sa capacité à révéler les éléments de l'histoire au compte-gouttes. Chaque chapitre apporte de nouveaux éclairages, faisant évoluer notre compréhension de l'intrigue et des personnages. C'est un véritable jeu de puzzle où les pièces s'emboîtent progressivement pour former un tableau complexe et captivant. Le dessin de "Le Dieu Fauve" ne m'a pas réellement plu, pour être honnête. Le style semi-réaliste de Roger puise son inspiration dans la rudesse du graphisme propre à certains comics américains. Les traits sont nets, les personnages (surtout Sans-Voix, dans le début du récit), sont représentés avec une expressivité saisissante, soulignant ainsi l'intensité des émotions qu'ils traversent.... mais malgré tout, bon... il semblerait que ce ne soit pas ma tasse de thé ! Les couleurs, ternes et sombres, renforcent l'atmosphère oppressante et tragique qui imprègne l'ensemble de l'œuvre. Ce choix chromatique crée un parallèle frappant avec la dureté des situations vécues par les protagonistes, renforçant ainsi l'impact émotionnel sur le lecteur. Le découpage, bien que parfois un peu difficile à suivre sur certains plans, est soigneusement conçu pour ne pas égarer le lectorat. L'histoire est structurée de manière à ce que le lecteur retrouve rapidement ses repères, notamment lors des passages d'un protagoniste à un autre. Cette alternance de narrations permet de maintenir un rythme dynamique tout en offrant une perspective variée sur l'intrigue Cette histoire trahit certaines obsessions qu’on retrouve dans d’autres œuvres de Fabien Vehlman comme Jolies Ténèbres, Green Manor ou Seuls, dans une moindre mesure : la dureté du monde et des rapports humains, l’insignifiance des rapports de force, le fait qu’un simple événement peut tout faire basculer en un instant. Un peu comme dans un Game of Thrones, où personne n’est jamais réellement à l’abris, ’est une histoire sévère qui questionne notre humanité, notre rapport à la cruauté, la « justesse » de nos actions… Mais malgré tout, Fabien Vehlman n’oublie jamais de faire germer des graines de poésie de ci, de là, qui nous aident à supporter la violence de certains passages. Au final, on est face, ici, à un récit furieux, empreint d'une poésie sauvage, qui explore les thèmes de la violence de la nature, de la lutte pour la survie et de la frontière floue entre l'homme et l'animal.

09/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Rivages lointains
Rivages lointains

Anais Flogny signe ici sa première bande dessinée. Et le moins que l’on puisse dire c’est que cet album trahi déjà de grandes ambitions scénaristiques et un volonté de façonner des personnages fascinants ! Cet album sort dans la collection Combo, un nouveau label que la maison d’édition Dargaud lance cette année et qui a pour objectif de mettre en lumière le travail d’autrices et d’auteurs différentes, influencés par les mangas, les comics, l'animation, le jeu vidéo et les réseaux sociaux. « Rivages Lointains » raconte l’histoire de Jules Tivoli, un jeune commis, immigré italien vivant dans le Chicago des années 30, en pleine grande dépression (et durant la prohibition). Un jour, Jules fait la connaissance d’Adam Czar, un charismatique (et plus âgé) membre de la pègre locale. Rapidement, de façon fort culotée, Jules va se faire remarquer d’Adam qui, intrigué par le potentiel du jeune homme, le prendra sous son aile. Il entamera avec lui une relation amoureuse passionnée. Suite à une série de règlements de compte Adam et Jules sont contraints de quitter Chicago pour s’installer à New York. Malheureusement, Adam, polonais d’origine, ne parvient pas à intégrer les rangs de la très italienne Cosa Nostra. Qu’à cela ne tienne, il décide de se servir de Jules comme « porte-parole » et ainsi conserver ses privilèges. Jules va toutefois se prêter au jeu et va, progressivement, prendre de l’assurance et gravir lui-même les échelons jusqu’à devenir un membre important de la Cosa Nostra, au grand dam … d’Adam. Cette historie est terriblement bien racontée. A tel point que les presque 230 pages qui la composent se lisent avec une facilité déconcertante. L’autrice, Anais Flogny, a eu la bonne idée de découper son récit en chapitres entre lesquels s’écoulent chaque fois 2 années ou plus. De la sorte, on assiste à la progressive montée en puissance de Jules, à la déchéance du charismatique Adam et surtout à la détérioration de leur romance, le second jalousant petit à petit le premier. Il est aussi très intéressant d’observer comment Anais Flogny construit méthodiquement la psychologie de ses personnages. Cela se ressent tout particulièrement dans le personnage de Jules qui, s’il ne dispose d’aucun « pouvoir » (et ce sens qu’il n’est qu’un commis sans perspective d’avenir) a, dès le début, une force de caractère et une volonté de réussir dans la vie. A tel point que son ascension, son amour pour Adam puis son émancipation de son mentor/amant en sont passionnantes. Il est enfin important de noter la présence du personnage d’Eufrasio, un autre jeune membre de la mafia, flamboyant et tête brulée, que Jules rencontrera à New York et dont il deviendra l’ami. Eufrasio s’inscrit comme un élément perturbateur magnifique. C’est en effet lui qui va semer les premiers éléments de doute que Jules éprouvera vis-à-vis d’Adam et c’est surtout lui qui va amener le personnage à s’affirmer profondément et durablement. De son propre aveu, Anais Flogny tire son inspiration des affichistes et des illustrateurs du début du XXème siècle (René Gruau, Austin Griggs…) mais également d’auteurs et autrices de bandes dessinées comme Cyril Pedrosa ou Kamome Shirahama , un mélange de style intriguant qui, s’il pourrait de prime abord en surprendre certains, se laisse rapidement apprivoiser pour en devenir addictif. Peu de décors, mais des personnages tout en expressivité et dont les moindres haussement de sourcils (aussi infimes soient ils), les moindres rictus, les membres expressions corporelles, trahissent des personnalités fortes. L’ensemble est colorisé dans des tons pales et un peu délavés renforce l’aspect vintage et dangereux du récit et du monde dans lequel évolue les personnages. Cette histoire n’est pas sans rappeler d’autres récits tels que le Parrain, les Affranchis, dont elle aborde, bien évidemment les thèmes. La pauvreté, la petite et la grande criminalité, la montée en puissance d’un personnage d’origines modestes, déterminé, la chute inévitable d’un personnage influent… Loin d’être redondante, la relecture de ces différentes thématiques est, au contraire, passionnante, tant on est curieux et curieuses de voir ce qu’en fait Anais Flogny. L’autrice parvient en effet, grâce à son trait particulier et à la construction de la psyché de ses personnages, à transcender ce type de récit « classique » en y insufflant une dimension (un peu plus) humaine et poignante. En ce sens, la relation homosexuelle entre les deux personnages est un élément tout à fait neuf, dans ce genre d’histoire et peu représenté dans ce genre de milieux mafieux, iconiquement considéré comme très viril. Cela apporte ainsi une touche de douceur mais également de danger à l’ensemble. Avec Rivages Lointains, Anais Flogny ne dynamite pas les codes du récit de gangster, mais le soin qu’elle apporte à sa narration ainsi qu’à la construction de ses personnages font de cet album une relecture moderne et rafraichissante de ce type d’histoire.

09/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Mauvaises Herbes
Mauvaises Herbes

Keum Suk Gendry-kim est une autrice et traductrice sud-coréenne. Elle a d’abord étudié à Sejong avant de rejoindre Strasbourg et qui, après quelques années en France, est retournée vivre en Corée. En plus de ses nombreux travaux de traduction, elle est à la fois l’autrice de bande dessinée jeunesse (dont certaines inédites en francophonie) et de bandes dessinées autobiographiques et reportages. Son ouvrage, "Les Mauvaises Herbes" est paru une première fois aux éditions Delcourt en 2018. Il a été publié en 7 langues et a reçu de nombreux prix à travers le monde. Il ressort aujourd’hui aux éditions Futuropolis et mérite amplement un nouveau coup de projecteur Les « Mauvaises Herbes » est une histoire vraie. Elle est basée sur le témoignage et les souvenirs d’une dame, Lee Oksun, que l’autrice rencontre au détour de la visite d’un centre pour « femmes de réconfort ». Les femmes de réconfort, c’est ainsi que l’on appelait les esclaves sexuelles de l’armée japonaise, en 1943, en pleine guerre du Pacifique. A l’époque, la Corée se trouvait sous occupation nippone. Oksun, a 16 ans et est vendue par ses parents adoptifs comme esclave sexuelle à l'armée japonaise basée en Chine. Après avoir vécu 60 ans loin de son pays, Sun revient sur sa terre natale. Sa rencontre avec Keum Suk Gendry-kim va lui permettre de relater l’enfer qu’elle a vécu à l’époque… un enfer qu’elle décrit de façon très factuelle et qui ne fait que souligner l’horreur qu’on vécues des tas de femmes durant cette période méconnue de l’histoire. C’est un ouvrage long de 500 pages que nous propose l’autrice et, le moins que l’on puisse dire c’est que la force et la puissance de ce témoignage nous fait difficilement arrêter la lecture. Keum Suk Gendry-kim alterne sa narration entre ses rencontres avec une Oksun âgée et le récit imagée de la jeunesse (et du calvaire) de cette dernière. En ce sens, l’histoire rappelle Maus un autre grand témoignage en bande dessinée récit qui lui aussi alternait entre l’horreur des camps de concentrations et le témoignage qu’un homme en faisait à son fils. Keum Suk Gendry-kim relate avec beaucoup de simplicité et de force un récit empli de tristesse, de violence, voire parfois d’un certain nihilisme. Le détachement avec lequel Oksun raconte certains passage de sa vie en captivité est parfois glaçant. On a le cœur brisé pour cette femme qui tant bien que mal, construite , s’est construite une vie malgré les horreurs qu’elle a vécu enfant et jeune femme. De son propre aveu, Oksun semble avoir fait le deuil d’un bonheur qu’elle n’aura finalement jamais connu. La narration que propose Keum Suk Gendry-kim est à la fois dure, pudique et très poétique. On ressent au plus profond de notre chaire les brimades, les humiliations et l’injustice que vivent Oksun et ces autres « femmes de réconfort ». On se sent finalement impuissant face à une profonde et honteuse injustice qui, malheureusement fait partie d’une histoire trop peu racontée. Le trait de Keum Suk Gendry-kim est fascinant. Son dessin est en noir et blanc, son trait est « gras », réalisé au pinceau et à la plume (nous semble-t-il) et constitué de gros aplats noirs. C’est un dessin aussi brut que l’histoire qu’il raconte (et sans doute que le témoignage d’Oksun) et dont parfois ressortent des vrais moments de grâces, notamment dans la représentation de la végétation (dont les « mauvaises herbes » qui ont, en partie, inspiré le titre) et de certaines scènes entre ces différentes femmes de réconfort. Cet ouvrage est véritablement un témoignage coup de poing. A titre personnel, c’est une partie de l’histoire que je ne connaissais que trop peu, voire pas du tout. Découvrir le traitement que ces femmes ont subies il y a à peine 80 ans (quasiment rien à l’échelle de l’histoire humaine) a quelque chose de profondément choquant, déstabilisant, éprouvant… La vie d’Oksun, telle que décrite dans ce livre, a été une succession d’épreuves et d’injustices. Des épreuves que la jeune femme a traversé avec une colère étouffée et, parfois, une résignation perturbante et glaçante. Quand on réalise à quel point la situation de cette jeune femme et de ses camarades d’infortunes était désespérée (ainsi que celle, dans une moindre mesure, de certains des militaires japonais, pris eux aussi dans un engrenage malsain), on ne peut que saluer la force de caractère et d’abnégation de cette femme qui se sera, envers et contre tout, accrochée à un instinct de survie. Un instinct de survie dans tout ce qu’il a de plus primaire. Une volonté de vivre qui lui aura permis de croiser la route de Keum Suk Gendry-kim et de faire en sorte que son histoire ne soit jamais oubliée « Les Mauvaises Herbes » est un récit dévastateur qui ne vous laissera pas indemne. Une histoire froide et profondément humaine qui donne, enfin, une voix, à celles qui en ont été privées pendant trop longtemps. Une histoire qui, nous l’espérons, accordera à leur courage toute la place qu’il mérite dans l’histoire de l’humanité.

09/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Beck
Beck

A la fin des années 2000, on pouvait, en Belgique, regarder la chaîne musicale MCM, la concurrente française de MTV. En plus de clips et d’émissions musicales, la chaîne diffusait de nombreux animes. C’est comme ça que tout une génération d’enfants et d’ados ont pu, entre autre, découvrir des séries comme One Piece, Nana, ou GTO. Parmi ces séries, il y avait BECK. Adapté du manga éponyme, Beck est un shonen (un récit initiatique ciblant un lectorat de jeunes garçons et qui raconte comment un personnage masculin tente de devenir le meilleur dans son domaine- pour l’équivalent féminin on parle de shojo) racontait l’histoire de Koyuki, un collégien japonais timide et mal dans sa peau qui, au fil de ses rencontres, allait être amené à intégrer puis à devenir l’une des figures de proue du groupe de rock Beck (Mongolian Chop Squad) appelé à devenir l’un des meilleurs groupes de rock indépendant du Japon. L’anime était vraiment fun, touchant et décrivait avec beaucoup de justesse le monde impitoyable de la musique. On vivait au plus près des personnages, on partageait leurs galères, leur difficulté à percer, leurs problèmes financiers, leurs doutes.. et puis, dans l’anime, la musique était très réussie et les références au monde du rock nombreuses. Le manga a connu un beau succès au Japon, mais il a moins marqué les esprits qu’en France, en Belgique et dans le reste de la francophonie ou il est véritablement considéré comme culte. Il est, aujourd’hui, ré-édité en édition augmentée. Et si vous vous dites qu’il est impossible de représenter toute l’intensité de la musique en manga, c’est que, clairement, vous n’avez pas lu Beck.

09/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Keeping two
Keeping two

Si peu de notes positives pour un album aussi grandiose ! Il est temps de rééquilibrer un peu la donne :) Keeping Two, c'est l'histoire de Connie et Will, un jeune couple américain qui rentre chez eux un soir, un peu tendus, après avoir passé beaucoup trop de temps dans les embouteillages. Une fois à la maison, Will reçoit successivement deux appels : le premier de sa mère qui lui annonce la mort de son chien, le second de son frère, qui lui annonce la mort du frère de son colocataire. Ces deux annonces qui vont en fait réveiller une angoisse chez Will, qui est persuadé que les gens meurent toujours par série de trois. Une vieille croyance qui le hante depuis l’enfance. A un moment de la soirée, Connie doit quitter l’appartement pour aller faire quelques courses sauf que les heures passent, et passent, et qu’elle ne revient pas. Will commence alors à cogiter et à envisager tous les scénarios possibles où improbables qui pourraient expliquer son retard… de la situation la plus anodine (elle a du faire un détour, elle s’est arrêtée en chemin…) à la situation la plus dramatique (il lui est arrivé quelque chose de grave…). De plus, Connie est partie à pied, elle a oublié son téléphone et est complètement injoignable… bref… de quoi complétement paniquer ce pauvre Will qui va décider de partir à sa recherche. En parallèle, dans la bande dessinée on suit également Claire et Dan, les personnages d’un roman que Connie est en train de lire et qui vivent un drame familial très difficile. Deux personnages qui, eux aussi, se questionnent sur ce qu'ils auraient dû faire ou ne pas faire, ce qu'ils auraient dû dire ou ne pas dire, la façon dont ils auraient dû ou devrait réagir suite à ce drame… deux personnages qui, eux aussi, envisagent tous les scénarii possibles. Keeping Two nous invite donc à suivre les histoires de Will et Connie, de Dan et Claire, deux histoires dans lesquelles viennent s'entremêler tous les « et si… », ainsi que des éléments de flashback liés à l'enfance de Will. Même si ça a l’air un peu confus présenté comme ça, la narration reste complètement limpide du début à la fin. Tout d’abord parce que les éléments de flashback ainsi que les éléments fictifs (donc du roman que lit Connie) interviennent à des moments clés du récit, en soutient à ce que vivent les protagonistes principaux. Ensuite, le tracé des cases est fait de telle sorte que les cases sont faites de lignes droites droit quand on est dans le monde réel et de lignes ondulées quand on est dans une situation fictive ou parallèle. Visuellement on est dans ce que la bande dessinée indépendante américaine fait de mieux. Les personnages sont ronds, un peu cartoonesques et représentés dans un style un peu léger. A l’inverse, certains décors et certains plans sont beaucoup plus travaillés. L’album est colorisé avec plusieurs nuances de vert. Et le découpage, tantôt contemplatif, tantôt complément éclaté et surréaliste donne à l’ensemble une énergie toute particulière. On est en tension avec les personnages, on est au plus proche de leurs ressentis. Astuce intéressante : les personnages décédés où absents sont représentés dans la bande dessinée sous forme de traits pointillés dont l’intérieur est colorié en blanc. On a l’impression des espèces de fantômes qui hantent en permanence l’esprit des personnages. Par exemple quand il s'inquiète de savoir où est Connie, Will ressent sa présence « fantomatique » à côté de lui. Une sorte de matérialisation de son subconscient Ce récit fait directement écho aux angoisses que tout un chacun peut avoir vis-à-vis d’une personne qui lui est chère. On est dans le monde du fantasme et de tout qu'on peut imaginer de pire. Une thématique qui n'est jamais traité de manière trop sombre où trop morbide mais au contraire, de façon très poétique, et parfois très « factuelle »… jamais Will ou Connie ne s’emportent exagérément ou ne se lance dans de longues tirades anxieuses. Jordan Crane a mis 20 ans à écrire cet album. Il a commencé à publier cette histoire sous forme de fanzine, à partir des années 2000 (donc en bande dessinée autoéditée) et il aura mis véritablement une vingtaine d'années pour la pour la terminer. Ça se remarque principalement car son trait qui évolue très fortement entre le début et la fin de l'album. C'est le cas pour toutes les bandes dessinées bien sûr, mais là c'est très marquant car ses personnages et les décors/ambiances gagnent en solidité au fur et à mesure de l’histoire. On sent également une évolution niveau narration. Le début de l’histoire est très « factuel »… on raconte l’histoire comme on pouvait le faire dans la bande dessinée des années 2000. Au fur et à mesure et vers la fin de l'album, la narration est beaucoup plus percutante, beaucoup plus imagée, voire carrément métaphorique. Keeping Two est un album très touchant, plein d'humanité et qui nous fait vivre au plus profond ce que ressentent ses protagonistes. Ce que vivent Will et Connie, et même Dan et Claire nous renvoie à nos propres relations, à notre propre imaginaire et à nos propres angoisses. C’est en ça que, pour nous, cet album est une réussite. Un album dont l’interprétation de la fin peut diviser... Je ne vous en dit pas plus et vous laisse découvrir cette histoire et cette thématique à laquelle chacun et chacune d'entre nous est ou a été confronté à un moment ou l'autre de sa vie.

09/05/2024 (modifier)
Par Roussel
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Maud et les aventuriers de l'océan
Maud et les aventuriers de l'océan

Ce livre m’a vraiment plu. Il essaye de sauver les mers et on a vraiment l’impression d'être avec lui dans l’histoire et qu’on vit ce qu’il est en train de vivre. Les dessins sont beaux et l’histoire aussi. Ce qui est bien aussi, c’est qu'il y a un zoom pédagogique sur les murailles de corail. Grâce à cela on peut en apprendre beaucoup plus.

08/05/2024 (MAJ le 08/05/2024) (modifier)
Par Pathy
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série The Beginning - After the End
The Beginning - After the End

Cette histoire possède, comparée à d'autres dans le même style, un univers et des personnages tous bien construits. La série est satisfaisante à lire. On se prend vite de curiosité pour l’histoire, on s’attache aux personnages. Cette série a tout pour plaire, je recommande.

06/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Fredric, William et l'Amazone
Fredric, William et l'Amazone

La blessure à l'œil - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, rehaussée de lavis, avec quelques cases en couleurs, dont la première édition date de 2020. Elle a été réalisée par Jean-Marc Lainé pour le scénario, Thierry Olivier pour les dessins, l'encrage et les lavis. Ce tome se termine avec un dossier de 20 pages comprenant des pages à différents stades d'avancement, des documents d'époque, et un texte édifiant de Lainé commentant le processus de création. La dernière page comprend une bibliographie présentant 6 ouvrages de référence, ainsi qu'une courte biographie d'un paragraphe présentant les deux auteurs. Chapitre 1 : 1922-1935. Fredric Wertham écrit une lettre à son ancien professeur Sigmund Freud. Il relate qu'il se trouve accoudé au bastingage du navire arrivant en vue de New York, en train de passer au large de la Statue de la Liberté. Dans le même temps, il s'interroge sur les paramètres du déterminisme social susceptibles d'engendrer la violence. Il se fait déposer à destination par un taxi. Il avise un kiosque à journaux en descendant du taxi et achète un journal. En le feuilletant, il est frappé par l'expressivité des personnages du comicstrip. Dans sa maison, William Moulton Marston est confortablement installé dans son fauteuil, et sa femme lui apporte le journal où un article évoque ses travaux sur le détecteur de mensonge, et plus particulièrement sur la pression systolique. Il se félicite qu'on parle de ses travaux, réalisées avec son assistante Olive Byrne, alors que sa femme ironise sur le fait qu'il s'agit plutôt de sa maîtresse. Il ajoute qu'il travaille sur le manuscrit de son prochain livre le détecteur de mensonges, et qu'il a été contacté par un avocat qui souhaite utiliser ledit détecteur pour innocenter son client. Wertham est reçu par le directeur de l'université Johns-Hopkins de Baltimore dans le Maryland, qui l'engage. L'avocat présente son client James Frye à Marston en prison. Il teste le détecteur de mensonges. le jugement a lieu et Frye est reconnu coupable, les résultats du détecteur n'étant pas reconnus par le tribunal. L'avocat fait observer à Marston que grâce à lui, son client a quand même échappé à la chaise électrique. le compte-rendu de l'audience fait l'objet d'un article dans un grand quotidien, et il se félicite que son invention y soit mentionnée. Wertham peste contre la supercherie de la pression systolique dont il ne reconnaît pas la validité scientifique. William Moulton Marston continue de tester son invention, cette fois-ci dans ses bureaux, sur une jeune femme qui capte bien le sous-entendu d'être attachée sur un fauteuil. Peu de temps après, il impose à sa femme Elizabeth le fait qu'Olive Byrne s'installe chez eux, instituant ainsi un ménage à trois. En 1927, Wertham est naturalisé citoyen américain. En 1928, Marston travaille pour un studio d'Hollywood à essayer d'anticiper les goûts du public. À Los Angeles, la police de Chicago engage un dénommé Leonarde Keeler, l'inventeur de l'émotographe. le 26 août 1928 naît Pete, le fils d'Elizabeth et William. Peu de temps après, le studio d'Hollywood apprend à Marston qu'ils n'ont plus besoin de ses services, du fait de la mise en oeuvre du code Hays. Il comprend bien qu'ils l'ont remplacé pour un prestataire moins cher, vraisemblablement Keeler. En décembre 1934, la police arrête le tueur en série Albert Fish. Son évaluation psychologique échoit à Fredric Wertham. Voici un projet aussi alléchant que sujet à caution : rapprocher deux psychologues ayant vécu à la même époque, et ayant une incidence à long terme sur les comics américains. L'un a créé Wonder Woman en 1941, l'autre a jeté durablement l'opprobre sur les comics avec un livre paru en 1954. Indéniablement, la structure et la narration présentent des particularités qui attirent l'oeil et l'attention du lecteur. Les auteurs ont choisi de ne pas toujours respecter l'unité de lieu et de temps dans certaines pages : une séquence peut se terminer aux deux tiers, et une autre sans rapport commencer dans le dernier tiers. Marston semble systématiquement arborer un sourire factice, d'autant plus éclatant que le dessinateur ne représente pas de séparation entre les dents. Il peut arriver que certaines scènes ne débouchent sur rien. Par exemple page 15, Marston place ses capteurs sur les bras et les jambes d'une jeune femme pour un test : le sourire et le regard intense de la demoiselle semble indiquer qu'elle saisit bien le sous-entendu de domination contenu dans cette situation. Pour autant la page d'après passe à une discussion sans rapport évident entre Marston et son épouse, et il n'est plus jamais question de cette jeune dame. de temps à autre, un bras ou une tête semblent un peu trop gros ou un peu trop petit, ou trop court. Les emprunts à Watchmen (1986/1987) de Dave Gibbons & Alan Moore s'apparentent à du recopiage, par exemple la scène d'entretien entre Albert Fish et Wertham, avec un découpage en 9 cases de la planche et une mise en couleurs contrastée entre présent et images dans l'esprit du psychologue. Dans le même temps, le lecteur se rend vite compte qu'il ne s'agit pas d'amateurisme. Les auteurs reconstituent une époque précise, ou plutôt développent plusieurs thèmes dans une structure complexe totalement maîtrisée : l'évolution de l'image des comics, au travers de la trajectoire en miroir de deux personnalités très différentes. Au fur et à mesure qu'il découvre les pages, le lecteur relève de nombreuses autres caractéristiques qui attestent d'un ouvrage très réfléchi. Pour commencer, il est découpé en 4 chapitres, chacun correspondant à une époque : de 1922 à 1935, de 1935 à 1940, de 1940 à 1945, et de 1945 à 1956, chacune placée sous le signe d'une personnalité historique différente (Sigmund Freud, puis Albert Fish, Adolph Hitler, Joseph McCarthy). À l'opposé d'un dispositif gadget pour ajouter une caution historique factice et creuse, ces références apportent une profondeur de champ thématique au récit. Au fil des pages, le lecteur relève d'autres références visuelles : à Dave Gibbons, à Richard Corben, à un ou deux artistes ayant travaillé pour EC Comics. Là encore il ne s'agit pas simplement de manque d'inspiration ou de citations serviles. Au dos de chaque page annonçant le chapitre, se trouve un facsimilé de comics d'époque constituant à la fois une référence visuelle dessinée à la manière de l'époque, et un jeu thématique avec les éléments développés dans le chapitre en question. Quand il prend un peu de recul, le lecteur se rend compte du soin avec lequel le récit a été construit, par exemple en remarquant que chaque chapitre s'ouvre avec une vue différente de New York, à autant d'époques différentes, avec un investissement tangible pour respecter l'authenticité historique. Ainsi il s'impose comme une évidence qu'il s'agit d'une BD très soignée, tant sur le plan de sa construction, que sur le plan visuel. S'il est néophyte en histoire des comics, le lecteur découvre deux individus sortant de l'ordinaire. Un psychologue élève de Sigmund Freud (1856-1939) effectuant un métier éprouvant, constructif pour la société : professeur dans une école de médecine de Baltimore, psychologue expert auprès des tribunaux, être humain soumis à l'exposition la plus crue des horreurs commises par un tueur en série, professionnel écoutant la parole des enfants, individu concerné par la société dans laquelle il vit et souhaitant faire de la prévention. Par contraste, les qualifications professionnelles de William Moulton Marston ne sont jamais explicitées. Son apport à la création du détecteur de mensonges n'est pas forcément très important en pourcentage. Il présente un côté bateleur faisant son autopromotion et sa vie privée recèle des zones d'ombre discutables, en particulier en ce qui concerne sa relation avec sa femme. le récit n'est pas à charge contre lui, mais il ne provoque pas la sympathie. L'artiste met en scène ses personnages avec une direction d'acteur naturaliste, des individus avec une présence souvent intense, un grand soin apporté à la reconstitution historique (décors, tenues vestimentaires, éléments culturels). le lecteur découvre ainsi plus qu'un pan de l'histoire des comics : la manière dont la société gère une facette de l'image de la violence en son sein, en particulier dans ses publications à destination de la jeunesse. Pour un lecteur de comics un peu familier de l'histoire des comics, la narration recèle des richesses impressionnantes. L'utilisation de la scénographie de Watchmen (l'entretien entre Walter Joseph Kovacs & le docteur Malcolm Long) s'impose comme une évidence pour celui entre Albert Fish et Wertham : ce n'est pas du plagiat mais un hommage intelligent à bon escient. L'utilisation du kiosque à journaux se révèle tout aussi pertinente et intelligente. le retournement de la polarisation affective entre les 2 psychologues fait sens : à la fois pour réhabiliter Fredric Wertham, à la fois pour montrer les failles de Marston. D'ailleurs les auteurs ne grossissent pas le trait. Ils évoquent en passant l'intégration d'Olive Byrne dans le cercle familial, le lecteur sachant peut-être que Marston a imposé un ménage à trois à son épouse. le lecteur relève d'autres références de la culture comics comme le thème visuel de la blessure à l’œil, pointé du doigt par Wertham, l'exemple positif de Wonder Woman pour les lectrices, et bien sûr la participation de Carmine Infantino (1925-2013) et Julius Schwartz (1915-2004), ainsi que l'image de conclusion. Il se rend compte que les aveux d'Albert Fish sont encore plus terrifiants que la confession de Kovacs : voyeurisme, sadisme, masochisme, fétichisme, flagellation active, zoophilie, prostitution, autocastration, pédophilie, ondinisme, coprophilie, cannibalisme. Il prête une attention plus importante aux autres éléments historiques, ayant conscience qu'il s'agit d'autant de parties émergées d'événements qu'il peut aller approfondir s'il est intéressé : par exemple, l'émotographe de Leonarde Keeler (1903-1949), le code Hays (1930-1968), la carrière personnelle d'Elizabeth Holloway Marston (1893-1993, avocate et psychologue), l'activisme militant de Margaret Sanger (1879-1966), etc. Il observe que William Moulton Marston a écrit les aventures de Wonder Woman de 1941 à 1947, alors que Robert Kanigher les a écrites de 1947 à 1968, avec une interprétation différente de celle de son créateur. Le lecteur peut partir avec un a priori négatif sur une tranche d'histoire des comics réalisée par des français, et un feuilletage rapide de la BD peut le conforter dans son opinion. Si sa curiosité le mène à entamer la lecture, celle-ci s'avère d'une grande richesse, en termes de reconstitution historique, d'évocation de la vie de Fredric et William, de l'importance culturelle de l'amazone, de thèmes abordés qui sont plus larges que juste les comics. En tant que néophyte, il découvre une facette de la société des États-Unis sur la gestion des comics en tant que vecteur culturel de la violence, mais aussi de l'image de la femme. En tant que lecteur chevronné, il découvre que l'ampleur de la richesse de l’œuvre est encore plus grande qu'il n'imaginait, et que Jean-Marc Lainé & Thierry Olivier ont fait œuvre d'auteur pour un ouvrage à la construction sophistiquée et élégante, et à la narration fluide et très agréable.

06/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Vie extraordinaire de Jack Kirby
La Vie extraordinaire de Jack Kirby

La version moins médiatique de l'histoire - Ce tome contient une biographie complète de Jacob Kurtzberg (1917-1994) qui a changé légalement son nom en Jack Kirby et qui a réalisé des comics de 1936 à sa mort. Elle a été entièrement réalisée par Tom Scioli (scénario, dessins, couleurs). Elle comprend 191 pages de bandes dessinées, une courte note de l'auteur en introduction, 4 pages de notes explicitant la source de certains propos de Kirby, 1 page de bibliographie et un index de 4 pages. L'auteur explique qu'il s'agit d'une biographie de Jack Kirby, mais présentée comme si Kirby lui-même racontait sa vie. Les parents de Kirby venaient de Galicie, une région de l'empire austro-hongrois. Sa mère Rose Bernstein a quitté cette région encore enfant et est venue aux États-Unis avec ses sœurs. Son père Benjamin Kurtzberg venait d'une riche famille mais avait offensé un noble qui l'avait défié à duel au pistolet ou à l'épée. Son propre père lui avait conseillé de fuir le pays, en lui remettant une somme d'argent. Ses parents se sont rencontrés grâce à un intermédiaire de la communauté installée à New York. Ils se sont mariés rapidement et se sont installés dans l'East Side. Son père travaillait dans la confection. Jacob Kurtzberg est né 28 août 1917. Son petit frère David est né quatre ans plus tard, mais lui avait été confié quelques jours aux voisins. C'est là qu'il a découvert les illustrés des journaux comme Krazy Kat de George Herriman, et Little Orphan Annie de Harold Gray. Il s'est alors mis à lire les comic-strips en couleurs du dimanche tels que Tarzan, Prince Valiant, Flash Gordon. Une année, il a attrapé une pneumonie, et ses parents sont allés chercher des rabbins pour qu'ils effectuent un exorcisme, ce qui a fortement marqué le jeune garçon. Rapidement, il s'est mis à dessiner, en particulier sur les murs du couloir de leur immeuble. À l'époque, les enfants jouaient au baseball dans la rue, et ils y avaient des guerres gangs dans son quartier. Après une échauffourée un peu violente, ses camarades l'avaient déposé inanimés devant la porte de l'appartement de ses parents. Sa mère lui racontait souvent des histoires du pays, et il a appris à son tour à les raconter à ses camarades de classe. Les années continuent de passer, et le jeune Jacob découvre les magazines Pulp, les avions qui passent dans le ciel, une école d'art, la récession économique et l'obligation de prendre un boulot de distributeur de journaux. Il intègre un club de jeunes garçons, en distribue la feuille de chou et y réalise des illustrations. Il découvre les films de Charlie Chaplin, de Buster Keaton, des Marx Brothers, de Douglas Fairbanks, etc. Il devient un boxeur amateur. Il travaille pour les studios de Max Fleischer, d'abord pour nettoyer les planches des animateurs, puis comme intervalliste. Il devient l'assistant de Horace T. Elmo sur ses comic-strips Teddy, Soko, et lui propose de réaliser un comic-strip original de science-fiction. Il produit également des affiches sur des conseils de santé, ainsi que des dessins politiques. Étant ainsi parvenu à se constituer un portfolio, il réussit à se faire embaucher dans les studios de Will Eisner & Jerry Iger. Là, il travaille en compagnie de Mort Meskin, Bob Kane, Lou Fine, et d'autres. Par la force des choses, le lecteur de comics Marvel connaît bien la version de Stan Lee sur la création des superhéros de cette maison d'édition, sur son rôle de grand créateur et de coordinateur, avec son apparence qu'il a développée comme une image de marque, jusqu'à en devenir quasiment la mascotte. Il sait peut-être qu'au fil du temps Stan Lee a accordé un peu plus d'importance à Steve Ditko et à Jack Kirby dans la création de ces superhéros devenus des licences générant des centaines de millions de dollars avec leur adaptation cinématographique. Pour peu qu'il soit curieux, cette bande dessinée présente la possibilité de découvrir la version de Jack Kirby. Tom Scioli s'est fait connaître en illustrant la série Godland (205-2013) avec Joe Casey, et en réalisant Fantastic Four: Grand Design (2019). En feuilletant juste ce tome, le lecteur peut avoir un instant de recul. Il comprend vite que l'auteur a choisi sciemment de jaunir un peu le papier pour lui donner la patine du temps. Il en déduit que le lettrage en apparence un peu irrégulier mais très aéré a également été choisi pour apporter une saveur vintage à l'ensemble. Il voit des dessins un peu simplifiés, avec une sensation de naïveté tout aussi assumée. Enfin, le visage de Jack Kirby devient de plus en plus enfantin au fur et à mesure des pages, évoquant un personnage de dessin animé pour jeune public. Il peut être un peu rebuté a priori par les cellules de texte qui peuvent manger un quart à deux tiers de la case. Sous réserve qu'il surmonte ses réticences vis-à-vis des idiosyncrasies graphiques, le lecteur se retrouve vite agréablement surpris par la fluidité de sa lecture, et par le bon niveau d'informations visuelles. Finalement le lettrage vieillot s'avère très facile à lire, donnant un rythme de lecture rapide, à l'opposé de l'impression lors du feuilletage. Si l'apparence des dessins paraît parfois un peu grossière ou malhabile, la lecture montre que l'artiste accomplit un incroyable travail de reconstitution historique, jamais pesant, toujours pertinent. La représentation un peu enfantine de Jack Kirby permet à l'auteur de plus facilement faire apparaître ses émotions et ses états d'esprit, et elle finit par transcrire l'inventivité de ce créateur, ayant conservé toute la fougue de sa jeunesse, ainsi que le sens du merveilleux des enfants. En cours de récit, il apparaît une autre qualité extraordinaire dans la narration visuelle : Tom Scioli sait reproduire les planches de Kirby et d'autres artistes de chaque époque concernée, en les intégrant dans les cases, sans solution de continuité. Cela apporte le témoignage nécessaire sur les œuvres de l'artiste en les illustrant avec ses créations, sans encourir le risque des droits d'auteurs… à l'américaine, c'est-à-dire surtout les droits à verser aux éditeurs. Une fois rassuré sur la qualité de la narration visuelle, le lecteur se laisse porter par le flux de pensée de Jack Kirby. Il garde bien à l'esprit que ce n'est pas une autobiographie même s'il s'agit souvent de propos qu'il a tenus dans des entretiens. Il constate que la vie de ce créateur est indissolublement liée à celle du siècle au cours duquel il a vécu, presque de son début à la presque la fin. Il prend très vite conscience qu'il ne s'agit pas d'une hagiographie comme celle de Stan Lee Amazing Fantastic Incredible (2015) réalisée par Peter David & Colleen Doran. le propos de Tom Scioli est beaucoup plus dense, dépourvu d'enjolivements et de boniments. Pour autant, le scénariste a un point de vue bien affirmé sur la place de Kirby dans la création de l'empire Marvel. Quand paraît le numéro 1 de la série Fantastic Four, Jack Kirby a 44 ans et plus de 20 ans de carrière professionnelle comme auteur de comics. le lecteur commence donc par découvrir la jeunesse de Jacob dans un quartier new-yorkais, les débuts de sa carrière, l'association avec Joe Simon (1913-2011), la création de Captain America en 1940 (20 ans avant les Fantastic Four), etc. le lecteur suit en parallèle la vie professionnelle de Jack Kirby et sa vie privée. Bien sûr, il se demande à quoi il peut ajouter foi dans ce qu'il lit. S'il a déjà lu le Rêveur (1985) de Will Eisner, il retrouve une description du milieu professionnel des comics très cohérente, vraisemblablement avec un bon niveau d'exactitude historique. Il saisit bien que le duo Simon & Kirby a participé de manière significative au développement de la jeune industrie des comics. S'il est un peu connaisseur, le lecteur va consulter la liste de références bibliographiques et y relèvent trois sources qui font autorité : l'ouvrage Kirby: King of Comics (2008) de Mark Evanier, l'interview de Jack Kirby par Gary Groth parue dans le numéro 134 de la revue Comics Journal en février 1990, ainsi que la revue The Jack Kirby Collector, publiée par l'éditeur Two Morrows, sans compter de nombreuses autres interviews. Il corrèle également ce qu'il lit avec ce qu'il connait déjà de la carrière de Jack Kirby et les comics qu'il en a lus. Il constate une parfaite cohérence entre ce qui est raconté, et ce qu'il peut savoir. Il comprend pourquoi l'auteur a choisi cette forme un peu étrange de raconter la vie d'une personne ayant réellement existé à la première personne : son ressenti est capital pour comprendre ses décisions, pour donner sens à ce qui ne serait autrement que des revirements bizarres, et pour faire partager la passion de ce créateur pour son art. Bien sûr, le lecteur sait qu'il s'agit d'une reconstitution, et pas uniquement d'un reportage sur le vif, et que les déclarations de Kirby en interview peuvent également être sujettes à caution. Il voit bien que l'auteur développe un point de vue personnel en arrière-plan. Pour autant, la cohérence du propos est telle que les certitudes du lecteur le plus critique s'en trouvent ébranlées. Après avoir lu cet ouvrage, le lecteur a une vision bien différente de l'industrie des comics, de la manière dont les éditeurs traitent la main d’œuvre créatrice dans ce processus industriel, et du drame de la vie de Jack Kirby, contrecarré dans ses élans créatifs les uns après les autres. Indubitablement cette biographie de la vie de Jack Kirby est indispensable, et formidablement bien réalisée, en dépit du ressenti a priori sur l'apparence de la narration visuelle. Tom Scioli a effectué un travail remarquable de recherches pour proposer une vision de la vie de Jack Kirby très facile à lire, très instructive, poignante. le lecteur en ressort encore plus admiratif du génie créatif de Kirby, avec un goût amer provenant des revers successifs qu'il a essuyés, de la manière dont il a été traité par ses employeurs, de l'impossibilité de mener à son terme sa vision et son ambition d'auteur. Il en ressort également avec la certitude que Kirby mérite pleinement le qualificatif d'auteur, en plus d'être une véritable machine à créer.

06/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Bluebells wood
Bluebells wood

Il faudrait peut-être te laisser faire par l'inattendu. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. le récit a été entièrement réalisé par Guillaume Sorel, scénario, couleur directe. Il comprend une introduction de 2 pages rédigée par Pierre Dubois, citant Paul Claudel, et le poème Annabel Lee d'Edgar Allan Poe. Il se termine par une postface d'une page rédigée par Sorel, évoquant sa pause d'un an en bande dessinée pour se consacrer à l'illustration et à la peinture, ainsi qu'à une longue promenade effectuée sur l'île de Guernesey, à la recherche d'un endroit dénommé Bluebells Wood, et la découverte, à la place, d'un lieu plus sauvage et d'une crique où est bâtie une unique maison. S'en suivent 19 pages de recherches graphiques pour la BD, et de peintures sur le thème des sirènes. À l'automne, sur la lande proche de la mer, un chevreuil est en train de brouter, et il relève soudain la tête. Un chien, la bave aux lèvres, se lance vers lui, menaçant et agressif. Il s'enfuit jusqu'au bois proche et disparaît dans la brume de la forêt aux hyacinthes (Bluebells Wood). Il chute de plusieurs mètres de haut, tombant dans une clairière verdoyante, parsemée de hyacinthes. William John, peintre, a entendu le bruit de la chute, depuis son atelier. Il sort de sa maison sur la plage et pénètre dans le bois. Il y trouve le cadavre du chevreuil. Il ne comprend pas comment il a pu tomber du ciel, à travers les arbres qui sont plus haut que les tours du château d'Édimbourg. Il traîne le chevreuil jusqu'à la petite plage de sable blanc, et il va chercher un couteau pour le dépecer sur une grande roche plate baignant dans l'océan. Il récupère les morceaux, et balance les abats dans l'eau pour que les crabes et les mouettes se régalent. Les mouettes arrivent mais s'éloignent aussitôt sans toucher aux restes. William rentre chez lui avec sa brouette chargée de viande, ne comprenant pas pourquoi les mouettes n'ont pas voulu de la viande. le soir, il sert le chevreuil en daube à son ami Victor qui est venu lui rendre visite. Il évoque le souvenir d'Héléna, la vie de reclus de William, et son avancée dans ses peintures. Sur la plage, du bruit se fait entendre à côtés des os du chevreuil. le lendemain, les écureuils et le renard de la forêt sont effrayés par quelque chose. William est en train de préparer sa peinture noire. On frappe à la porte ; c'est Rosalie, la femme qui lui sert de modèle. Elle se déshabille et s'installe sur le canapé pour prendre la pose, William ne lui adressant quasiment pas la parole. Distrait par le bruit d'un écureuil glissant affolé sur le toit, il congédie son modèle. Il se rend sur la plage, et met sa barque à l'eau, avec son matériel de peinture. Il a pêché quelques poissons. Une longue ombre passe sous sa barque dans l'eau claire. Il est attaqué par 2 longues sirènes qui s'en prennent à lui et tentent de faire chavirer son esquif. Le lecteur se réjouit par avance de pouvoir découvrir de nouvelles planches de Guillaume Sorel, qui l'emmèneront dans un endroit chargé de légendes. Il est aux anges dès la séquence d'ouverture composées de 4 planches et une demie, dépourvues de texte, lui offrant de suivre le parcours d'un chevreuil. Il découvre un paysage magnifique, une lande ondulée, avec une herbe déjà brunie par l'approche de l'automne, des feuilles virevoltant au vent, un arbre à la forme torturée suite à l'action de l'anémomorphose, des roches affleurantes, partiellement recouvertes de mousse, et tout ça rien que dans la première case. La quatrième page de bande dessinée lui permet de fouler le sol de la forêt de Bluebells, avec une herbe vive et verte parsemée des tâches bleues des hyacinthes, des troncs vigoureux, un feuillage aux couleurs irisées très haut dans le ciel. Par la suite, le lecteur éprouve l'impression d'entendre le sable de la petite plage, crisser sous ses pas. Il hume l'humidité de l'air marin, en regardant les rochers battus par les flots. Lorsque William est en mer, il se retourne pour admire la côte, à la fois la plage, mais aussi les petites falaises dont la forêt arrive jusqu'en bordure. Il apprécie d'avoir une vue globale de l'anse, depuis la mer quelques pages plus loin (page 54). de la même manière, Guillaume Sorel montre la plage sous plusieurs angles au fil des séquences, à des moments différents de la journée, avec un éclairage variable. L'ambiance n'y est pas du tout la même en plein soleil, qu'à la nuit tombante. À chaque fois que William retourne dans la clairière aux hyacinthes, le lecteur ressent une forme de sérénité qui se dégage de ce paysage paisible et accueillant, de cette herbe souple et épaisse, de la protection offerte par les hautes frondaisons. La représentation de la maison sur la plage offre tout autant d'intérêt, à la fois sa forme extérieure, sa terrasse s'appuyant sur un mur de pierre, à la fois l'aménagement intérieur, qu'il s'agisse de la salle de bains avec sa baignoire métallique, de la pièce de travail de William avec sa bibliothèque, son chevalet, ses toiles, ses pots à pinceau, ses chiffons, tout le matériel d'un peintre. S'il en éprouve le goût, le lecteur peut laisser son regard s'attarder sur les accessoires de chacune des pièces, l'artiste y ayant inséré de nombreux détails, des cadres souvenirs de William, à un verre d'eau posé négligemment au pied du canapé pour que Rosalie puisse se désaltérer à sa guise, sans avoir à se déplacer. Il y a bien sûr un autre environnement qui occupe une place majeure dans le récit : l'océan. Au fil des séquences, le lecteur peut voir l'eau calme, agitée par de petites vaguelettes avec la nuée de mouettes et de goélands, la magnifique eau bleue plus profonde quand William s'éloigne un peu en barque, une belle eau transparente quand l'ombre d'une sirène passe sous la barque, l'eau ruisselante le long de la barque ou des rochers, les étranges clapotis ponctuels quand la renarde nage, la masse sombre, insondable et agitée quand les vents se lèvent. La lecture de cette bande dessinée ne procure pas qu'un plaisir esthétique devant la beauté plastique des images. Guillaume Sorel est aussi un vrai conteur, capable de créer des images mémorables, et des séquences impressionnantes. Après avoir refermé cette BD, le lecteur conserve des visions saisissantes à l'esprit, outre la beauté des sites. Il s'agit parfois d'un détail : les poils du pinceau de William trempés dans la peinture, un écureuil dérapant sur une ardoise du toit, les poissons fraîchement péchés s'agitant dans un seau d'eau, le homard encore vivant désorienté sur la table de la cuisine. Il peut aussi s'agit d'un spectacle plus impressionnant comme une nuée de mouettes et de goélands, l'assaut des sirènes sur la barque, le brouillard se levant sur la mer. Il peut encore s'agir d'une séquence muette racontant un moment où l'émotion s'intensifie, car il y a 17 pages muettes sur 70, et encore à peu près autant ne comprenant qu'un seul phylactère ou une seule cellule de texte. Guillaume Sorel a l'art et la manière d'installer une ambiance ou une sensation au sein d'une scène, avec ou sans mots. Comme le lecteur peut s'y attendre, ce récit comporte une histoire d'amour un peu compliquée. Alors qu'il vit dans une demeure isolée, William John bénéficie de l'intérêt d'une femme et il y a plusieurs séquences de nu. L'artiste met en valeur le corps féminin, sans recourir à des poses lascives ou obscènes, avec des femmes dont la morphologie n'est pas celle d'un mannequin longiligne. Il sait souligner la sensualité de l'une ou de l'autre, en cohérence avec sa personnalité, celle de Rosalie étant très différente de celle des sirènes. Lors des étreintes amoureuses, il reste du côté d'un érotisme doux, faisant ressortir la complicité des amants par des caresses sensuelles. le récit comprend également une dimension angoissante liée aux 2 sœurs de la sirène qui ne partagent pas son intérêt romantique pour un être humain. Sorel s'appuie peu sur des agressions physiques pour faire monter la tension et installer un malaise. Dans son introduction, Pierre Dubois attire l'attention du lecteur sur la savante habileté avec laquelle l'auteur fait sourdre le malaise et l'installe durablement. Au grand étonnement du lecteur, le premier sens sollicité est celui de l'ouïe. de manière chronique, il se produit des bruits étranges et inattendus. le lecteur peut voir sur le visage de William John que ces bruits, ces craquements ne sont pas normaux. Les animaux y réagissent aussi en adoptant une posture inquiète. Outre le comportement des humains, et les remarques que se fait William (soit en parlant à haute voix comme une personne seule, soit dans de brèves phrases de son flux de pensées), il y aussi le comportement des animaux qui devient parfois contre nature, comme s'il se produisait des événements qui relèvent du surnaturel. La citation en quatrième de couverture indique qu'il s'agit d'un récit avec une dose d'horreur. Il s'agit plus en fait pour l'auteur de faire naître l'effroi, par une accumulation progressive de petits phénomènes inhabituels. Il y a bien sûr l'existence de créatures comme des sirènes, mais le lecteur constate aussi que le comportement de William John ne s'explique pas entièrement de manière rationnelle. Ses soupçons se confirment de manière confuse avec la visite d'Héléna, sans qu'il ne sache exactement à quoi s'en tenir. En cela la référence à Edgar Allan Poe dans l'introduction de Pierre Dubois met la puce à l'oreille du lecteur, et s'avère très pertinente. S'il y est sensible, il retrouve effectivement cette façon de susciter l'inquiétude propre à Poe ou aux autres auteurs que cite Dubois, comme William Hope Hodgson. William John est dans une phase de transition où il doit faire le deuil de sa relation avec Héléna et accepter l'irruption de l'inattendu dans sa vie. Il est en proie à une inquiétude lancinante face à la vie, à l'inattendu que lui réserve l'avenir. En découvrant une nouvelle bande dessinée de Guillaume Sorel, le lecteur est conquis d'avance par la promesse de planches magnifiques, d'images impressionnantes, transcrivant la beauté et la séduction de la nature, ainsi que les tourments de l'âme humaine, son intranquillité. Ce récit comble ses horizons d'attente, avec l'irruption du surnaturel, une progression déstabilisant aussi bien le personnage principal que le lecteur, la mise en scène d'un merveilleux aussi bien fascinant qu'inquiétant. À la fin le lecteur se rend compte que William John est autant le jouet des circonstances (l'apparition d'une sirène) que de ses traits de caractère qui sont comme une puissance qui modèle sa vie, sans échappatoire possible. En prime, il s'avère que l'intrigue se révèle plus riche que prévue, ne se limitant pas à cette passion entre un homme et une sirène.

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