Les derniers avis (109 avis)

Par Sylvaine
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série SHI
SHI

Sublimissime ! Des dessins d'une beauté à couper le souffle, un scénario où les femmes ne restent pas cantonnées dans leur rôle de victimes mais prennent leur avenir en main ainsi que celui d'autres l'aise.es pour compte. Oui, c'est violent mais n'est-ce pas à l'image de ce que vivaient les femmes à cette époque et à ce que certaines vivent encore aujourd'hui ? Moi j'attends le tome 7 avec impatience.

26/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Sale Week-End
Sale Week-End

Rendez-moi mes planches. - Ce tome contient un récit complet qui peut être lu indépendamment de tout autre, même s'il y apparaît un personnage de la série Criminal des mêmes auteurs. Il comprend les pages publiées dans les épisodes 2 & 3 de la série Criminal de 2019, initialement publiés en 2019, écrits par Ed Brubaker, dessinés et encrés par Sean Phillips, mis en couleurs par Jacob Phillips. Un soir de juillet 1997, Jacob Kurtz rentre chez lui, après une journée passée sur une enquête. Il trouve un message sur son répondeur, : Mindy lui indique qu'elle a un boulot pour lui, à l'occasion de la prochaine convention de comics. Il sera remis une récompense d'honneur à Hal Crane pour sa carrière, et Mindy souhaite que Jacob lui serve de guide et de surveillant. Elle ajoute que Crane a demandé Jacob nominativement. Jacob se souvient de l'époque où il fut son assistant, et de la manière peu aimable dont il le traitait. Il se souvient également de la manière dont Hal Crane s'était embrouillé avec les responsables éditoriaux : Julius Schwartz chez DC Comics, Gerry Conway chez Marvel Comics. Malgré ces mauvais souvenirs, Jacob accepte quand même le boulot. Vendredi, Jacob est à pied d'œuvre à la convention et il se souvient qu'Hal Crane est surtout connu pour avoir travaillé sur le dessin animé Danny Dagger and the fantasticals. Jacob continue de progresser dans les allées de la convention, et il finit par apercevoir Hal Crane en train de discuter avec une jeune femme costumée en Princesse Yaz, un des personnages dudit dessin animé. La discussion se termine quand elle lui envoie une gifle. Alors qu'elle est partie, Jacob s'approche d'Hal Crane qui le reconnaît. À sa demande, il lui explique qu'il a proposée à la jeune femme qu'elle monte dans sa chambre pour 100 dollars. Il pensait qu'il s'agissait d'une prostituée au vu de sa tenue. Jacob lui explique qu'il s'agit d'une fan du dessin animé, et qu'elle a vraisemblablement fait son costume elle-même. Hal Crane exprime sa surprise de voir autant de monde à la convention, alors qu'il pensait que les comics étaient une industrie moribonde. Jacob est tout aussi déconcerté car il sait que de nombreux éditeurs mettent effectivement la clé sous la porte. Quoi qu'il en soit, il annonce à Hal Crane qu'il doit participer à une intervention en compagnie de Joe Kubert, Will Eisner et Al Williamson. Hal Crane lui répond qu'il n'y participera pas car il a autre chose à faire. Jacob conduit la voiture, et Hal Crane s'assoit à l'arrière. Il ne conduit plus depuis l'accident qui a coûté la vie à Archie Lewis, un auteur de comic-strip dont il avait été l'assistant. C'était Hal Crane qui conduisait la voiture dans laquelle Archie Lewis a trouvé la mort. En 2018, Brubaker & Phillips sortent une histoire complète Criminal Hors-série. Mes héros ont toujours été des junkies. Quelques mois plus tard, ils embrayent avec une nouvelle série Criminal. Dans la première page, le lecteur retrouve Jacob, il le voit rentrer chez lui. Les dessins montrent qu'il n'allume pas la lumière tout de suite, Jacob référant rester dans la pénombre. le lecteur peut voir l'aménagement ordinaire, avec un canapé et un fauteuil ; il note également un dessin original au mur. Ainsi il prend visuellement connaissance du lien qui existe entre Jacob et Hal Crane, au point que le premier conserve un dessin affiché du second. Comme il s'agit d'un polar, le lecteur peut avoir l'impression que le ratio de séquences de dialogue est assez élevé. Pourtant s'il regarde les planches sous un autre angle, il peut observer également comment Sean Phillips montre les événements, ou les circonstances, portant une forte partie de la narration visuelle. le lecteur est placé aux côtés des personnages et il voit la réaction de la cosplayeuse à la proposition d'Hal Crane, la table minuscule et dénudée qui lui est réservée pour signer, l'aménagement dans l'appartement du collectionneur pour pouvoir stocker un maximum d'originaux, le type d'établissement qu'Hal Crane fréquente pour aller voire un coup. Sean Phillips représente les choses avec un tel naturel dépourvu de toute ostentation que le lecteur peut ne pas s'en rendre compte, n'ayant l'impression que de dessin facile et purement fonctionnels. Le lecteur perçoit beaucoup plus facilement les éléments visuels relatifs au monde des comics. Ça commence dès la deuxième page avec les tables à dessins dans le studio d'Hal Crane, ainsi que les meubles de rangement des planches. Ça continue avec le petit plateau sur lequel sont posés un cendrier avec une clope en train de se consumer, mais surtout le pot d'encre de Chine, le pinceau, les stylos, les grattoirs, etc. Par la suite, le lecteur peut encore regarder d'autres meubles de rangement spécifiques chez le collectionneur, dans le sous-sol de la maison d'Hal Crane et des morceaux de pellicules d'animation. Il laisse également son regard errer dans les allées de la convention : les différents cosplayeurs (allant de l'équipe des Ghostbusters à un soldat de l'empire en armure rose, en passant par la princesse Yaz, un homme habillé en Wonder Woman, etc), les badges d'accès accrochés en pendentif, les files de dédicace, la cérémonie officielle de remise des prix… Ed Brubaker glisse lui aussi de nombreuses références en citant des professionnels du métier : Julius Schwartz (1915-2004), Gerry Conway (1952-), Joe Kubert (1926-2012), Will Eisner (1917-2005), Al Williamson (1931-2010), Max Gaines (1894-1947), Jack Cole (1914-1958), Wally Wood (1927-1981), Joe Orlando (1927-1998), Stan Lee (1922-2018). le lecteur familier du monde des comics se sent chez lui. le lecteur de passage venu uniquement pour un récit de la série comprend les enjeux, et se doute que les noms cités sont ceux de professionnels. Du fait que cette histoire s'inscrit dans la série Criminal, le lecteur s'attend à ce que des actes criminels soient commis. Effectivement, Hal Crane, artiste ayant atteint et dépassé l'âge de la retraite, se livre à des petits trafics pour pouvoir payer ses dettes. En particulier, il travaille avec un faussaire pour signer des faux afin de les vendre plus chers. Au fil des souvenirs de Jacob, le lecteur apprend qu'il était aussi coutumier du fait de voler des planches originales chez les éditeurs pour lesquels il travaillait afin de les revendre pour son compte personnel, une autre référence à une pratique avérée. le lecteur voit un autre petit criminel mesquin vivant de combines à la petite semaine. Ed Brubaker se montre sans pitié vis-à-vis d'Hal Crane : sa façon de rabaisser ses assistants, son humiliation de voir son prix remis par l'éditeur qui l'a exploité, sa velléité de recourir aux services d'une prostituée, son recours à la violence face à des gens qui ne savent pas se défendre. Il se montre même beaucoup plus cruel que ça : Hal Crane est un individu qui n'a pas su mettre à profit son talent de dessinateur pour s'installer, qui est toujours dans le besoin malgré ce qu'il a pu accomplir dans son champ professionnel, qui ne peut pas apprécier les honneurs qui lui sont rendus du fait de sa rancœur. Il est humilié en constatant qu'il n'y a qu'une seule personne qui attend pour une signature à sa table de convention. Il sait qu'après avoir signé la boîte de goûter, elle sera mise en vente dans la minute qui suit, alors que lui a signé gratuitement. Le lecteur perçoit toute l'amertume de ce monsieur âgé, grâce à la direction d'acteur impeccable de Sean Phillips. le jeu des personnages est naturaliste, et les expressions de leur visage relèvent de celles d'individus adultes, ce qui ne les empêche pas d'être expressifs. le lecteur ressent l'amusement d'Hal Crane de s'être fait gifler, son changement d'état d'esprit en écoutant les questions respectueuses du journaliste de Comics Review, le calme de façade alors qu'il se fait remettre à sa place par sa fille, la rouerie de Ricky Lawless (le frère de Tracy Lawless) alors qu'Hal Crane lui explique ce qu'il attend de lui, l'amertume et la culpabilité qui ronge Hal Crane. En de courtes scènes, Brubaker & Phillips en disent beaucoup, brossant le portrait d'un homme qui a vécu dans le milieu professionnel des comics américain. Outre les noms d'artistes et de responsables éditoriaux, le lecteur peut identifier des anecdotes comme celle du vol des planches originales, mais aussi de l'accident de voiture qui évoque celui d'Alex Raymond (1909-1956). le prénom d'Hal Crane évoque aussi celui d'Hal Foster (1892-1982), le créateur de Prince Valiant. Pour autant ces références ne s'apparentent pas à des béquilles pour masquer un manque d'inspiration : elles constituent un écho à des faits marquants de l'histoire des comics aux États-Unis, et avant à celle des strips paraissant dans les journaux. Ed Brubaker n'oublie pas pour autant le titre de sa série. Il est donc question de crimes réalisés par des faussaires, d'une intrusion avec effraction, de vols, et d'un autre plus grave. le récit se focalise sur Hal Crane, sur sa vie évoquée par bribes, dans les déclarations de Jacob Kurtz qui semble s'adresser à un auditeur invisible, un peu comme s'il parlait plus pour le lecteur que pour lui-même. Les auteurs brossent le portrait très amer d'un individu doté d'un immense talent, s'exprimant dans un champ artistique tenu pour mineur, tenue de main de fer par les responsables éditoriaux, les artistes n'étant que de la main d'œuvre sans reconnaissance de leur droit d'auteur. Hal Crane est le produit d'une époque, d'un milieu professionnel, faisant de ce récit un polar au sens noble du terme : un roman noir inscrit dans une réalité sociale précise, ayant une incidence directe sur les individus évoluant dans ce milieu. Avec la quatrième de couverture, le lecteur pourrait croire qu'Ed Brubaker & Sean Phillips (avec Jacob Phillips) s'offrent une petite aventure dans un chemin de traverse pour jouer avec les conventions comics, afin de contenter une partie de leur lectorat. Il apparaît très vite qu'ils racontent l'histoire d'un professionnel du monde des comics, sans omettre les crimes ordinaires, avec un suspense quant à la nature de ce que recherche fiévreusement Hal Crane.

26/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Je ne t'ai jamais aimé
Je ne t'ai jamais aimé

Le sentiment amoureux n'est pas un droit. - Il s'agit d'une histoire autobiographique, complète en un tome. Chester Brown évoque le développement de son sentiment amoureux sur une période 8 ans, depuis l'âge de 9 ans, jusqu'à 17 ans. Alors que l'histoire commence, Chester vit dans un pavillon avec des espaces verts autour et il accompagne Connie, sa voisine, à l'école. Dès la troisième page, le lecteur découvre que Chester a un rapport difficile avec les gros mots du fait d'une mère très à cheval sur leur utilisation. Dans son quartier, il entretient des relations amicales quotidiennes avec 2 autres jeunes filles et un ou deux autres garçons. Au fur et à mesure qu'il grandit, Chester Brown insère des scènes courtes sur les relations affectives qui le lient à sa amère, sur des échanges brefs avec les jeunes filles qu'il croise ou qui gravitent dans sa sphère privée. Il y a en particulier Carrie qui est une voisine légèrement moins âgée que lui et qui a le béguin pour lui, Sky une camarade de classe que la nature a généreusement pourvue, et quelques autres. Il finit par dire à Sky qu'il l'aime. le livre se termine alors qu'il fait comprendre par son attitude à Sky qu'il n'y a rien entre eux. J'ai eu beau me creuser la tête, impossible d'imaginer un résumé qui puisse donner envie de lire cette histoire. Brown dépeint des scènes très courtes avec une économie de dialogue, presqu'aucune case de texte (autre que les phylactères), des actions prosaïques et factuelles, tout ça avec un style graphique simple, voire simpliste. Il n'y a pas d'action, pas de violence et pas de sexe. L'avantage, c'est que cette bande dessinée se lit très vite (moins d'une heure). L'inattendu, c'est qu'elle reste longtemps dans la tête, non pas de manière intrusive, plutôt comme un souvenir attachant et légèrement dérangeant. Chester Brown fait partie d'un trio d'auteurs indépendants (et underground à leur début) avec Joe Matt (Le pauvre type) et Seth (George Sprott : 1894-1975). le moins que l'on puisse dire, c'est que chacun d'entre eux s'est construit un point de vue très personnel sur la vie. Avec cette histoire, Chester Brown ne souhaite pas parler d'amourette platonique, mais de développement du sentiment amoureux comme quelque chose qui ne va pas de soi. Il parle de son vécu pour dire et montrer son expérience sur des phases de développement relationnel que chaque individu traverse avec sa propre sensibilité. Ce qui est captivant, c'est de contempler comment l'individu Chester Brown relate la construction de sa sensibilité. Brown compose avec cet ouvrage une œuvre littéraire. Il ne se limite pas à enfiler de courtes scènes qui lui semblent significatives dans le développement de son mode relationnel affectif avec la gente féminine. Il s'agit plutôt de l'aboutissement de sa réflexion personnelle sur les caractéristiques de ces relations, les fruits de son introspection livrés et formalisés de manière la plus simple possible. Comme souvent dans ce type d'ouvrage, cela signifie que le lecteur appréciera d'autant plus le propos de l'auteur qu'il a lui-même parcouru une partie de ce cheminement introspectif pour son cas particulier. J'avais eu l'occasion de lire quelques scènes de cette histoire il y a plus de 20 ans et je n'en avais retenu que leur fadeur et leur manque de substance. Prise une à une, chaque scène décrit de manière simpliste un bref échange de propos dans un quotidien banal. Ce n'est que la construction et la composition du récit qui donne un sens à chaque partie. À condition de percevoir cette structure et ce mode narratif sophistiqués, "I never liked you" prend une toute autre dimension. Tout d'un coup, Chester Brown évoque à la fois des particularités de sa vie qui ont modelé son sentiment amoureux et des expériences de vie que tous les hommes ont traversées, chacun à leur manière. Par exemple, Brown constate qu'il est attiré sexuellement par les formes généreuses de Sky. Il rattache cette préférence innée à sa lecture d'un numéro de Playboy (le poster central en l'occurrence). Pour mieux comprendre le sens de ce symbolisme, la lecture de le Playboy éclaire le lecteur sur l'importance de ce magazine dans la vie de Brown. Il relate également les propos anodins de sa mère sur la taille de sa poitrine. En reliant les points entre eux, le lecteur comprend que Brown évoque l'impact de la figure maternelle sur la formation des goûts sentimentaux et sexuels des enfants. Le vrai tour de force de Chester Brown réside dans la forme. Il ne parle jamais de théories psychologiques ou psychiatriques (sur lesquelles il a un avis ambigu). Il n'a jamais recours à des théories complexes ou des développements romantiques. En fait, sa retenue dans la manière de raconter permet au lecteur de placer ses propres expériences, l'oblige même à porter un jugement de valeur sur le comportement de Chester, par rapport à ses propres expériences, ses valeurs et son vécu sentimental. Chester Brown met donc en scène son développement affectif au travers de scènes simplifiées à l'extrême pour mieux impliquer le lecteur dans ce qu'il lit. Il faut également dire un mot sur l'aspect graphique de ce récit qui est lui aussi unique en son genre. Chester Brown dessine chaque case séparément sur de petites feuilles de papier et il colle ensuite chaque case sur la page finale pour véritablement composer l'agencement de chaque dessin par rapport aux autres. Il donne une grande importance aux marges blanches entre les cases et autour des cases. Chaque dessin est très dépouillé et le trait est imperceptiblement tremblé. Il a parfois recours à des codes graphiques issus des caricatures (les grands yeux ronds de Carrie), mais de manière très restreinte. Il n'intègre pas de nuances de gris, que des traits à l'encre, avec une épaisseur variable. Il ne cherche pas une forme d'esthétisme confortable, mais il cherche une lisibilité maximale. le résultat peu paraître parfois enfantin (faible densité d'information) ou amateur (l'aspect tremblé de certaines lignes). Je n'ai pas trouvé ce choix graphique dérangeant et il est en pleine cohérence avec le mode narratif terre à terre et simple, sans être minimaliste. Cette histoire simple du développement des relations de Chester avec la gente féminine de 9 à 17 ans recèle une analyse subtile et délicate de ce comportement qui comprend autant d'inné que d'acquis. Chester Brown est un auteur attentionné qui laisse toute la place nécessaire pour que le lecteur puisse s'exprimer et se placer par rapport à ce qu'il lit. Les œuvres de jeunesse de Chester Brown sont regroupées en 2 volumes Ed, the happy clown (des fictions dérangeantes, sanguinolentes, scatologiques, éprouvantes) et le petit homme (des histoires oscillants entre le surréalisme et l'autobiographie). Après ces 2 romans autobiographiques ("Je ne t'ai jamais aimé" et Le Playboy), Brown a réalisé une biographique d'un leader politique canadien Louis Riel. Et en 2011, il a publié 23 prostituées relatant ses expériences de client de prostituées.

25/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Petit Homme - Histoires courtes 1980-1995
Le Petit Homme - Histoires courtes 1980-1995

Un véritable auteur - Ce tome compile 27 histoires de jeunesse écrites et illustrées par Chester Brown. La longueur de ces histoires varie de 1 à 34 pages. Il se termine par 20 pages de notes de l'auteur contextualisant chaque histoire. Le sujet des récits couvre un spectre assez large. L'histoire d'ouverture (4 pages) imagine que les rouleaux de papier toilette se sont révoltés contre l'humanité qu'ils ont décidé d'exterminer. le récit de clôture (6 pages) démonte l'approche psychiatrique de la schizophrénie pour développer un point de vue antipsychiatrique. Entretemps le lecteur aura pu découvrir les déboires d'un restaurant qui n'est plus approvisionné en viande de phoque, d'un individu hypnotisé par son poste de télévision. Il aura également assisté à une invasion d'extraterrestres mangeurs de nez. Puis il se trouve face à une adaptation d'un récit gnostique sur le frère jumeau de Jésus. Arrivé à la page 47, les récits autobiographiques font leur apparition avec la relation entre Chester Brown et Helder, un autre locataire d'une maison d'hôtes. Pour la couverture, Chester Brown explique en fin de volume que réaliser une illustration pleine page ne l'intéressait et qu'il lui a préféré un format bande dessinée (avec l'accord de son éditeur). Sur la couverture il explique comment lui est venue l'idée de réaliser la première histoire sur le papier hygiénique, pourquoi elle ne fait que 4 pages. le lecteur peut même découvrir comment Brown travaille, c'est-à-dire avec une planche à dessin sur les genoux. Avec les notes en fin de volume, le premier tiers de l'ouvrage permet de se familiariser avec le style graphique de Chester Brown : simple, éloigné du photoréalisme, expressif, légèrement éthéré, très artisanal. En effet les bordures des cases ne sont jamais tracées à la règle, mais légèrement tremblée. le lettrage présente des irrégularités qui donnent un aspect amateur à l'ensemble. La réalité est que Chester Brown a démarré en dessinant des mini-comics (format réduit) vendus dans quelques magasins à Toronto, plus underground, ce n'est pas possible. Il s'est lié d'amitié avec 2 autres auteurs de comics Seth (par exemple George Sprott, 1894-1975) et Joe Matt (par exemple le pauvre type). À la toute fin des années 1980, il publie "Yummy Fur", un comics contenant ses histoires courtes et ses histoires au long cours (telles que Ed the happy clown, ou une adaptation de l'évangile selon Saint Marc). Marqué à jamais par la lecture de quelques numéros de Yummy Fur, j'ai souhaité redécouvrir cet auteur hors norme. Les premières histoires de ce volume oscillent entre la provocation surréaliste sans limite (ces fonctionnaires au pénis d'un mètre) et les expérimentations insondables (5 cases juxtaposées les unes à coté des autres, sans aucun lien discernable). La lecture de ces récits oscille entre le divertissement sans concession, et l'incompréhensible (pas désagréable, mais impossible de discerner l'intention de l'auteur). Les notes en fin de volume s'avèrent passionnantes car elle donne du sens à chaque histoire et elles mettent en évidence le cheminement mental de Brown alors qu'il découvre petit à petit ce qu'il souhaite vraiment raconter, qu'il apprend à se connaître. Arrivé à la première histoire autobiographique, le lecteur découvre une histoire sans conséquence, racontée avec tact, presqu'avec distance. Chester Brown présente les faits. Il se garde bien d'y donner une interprétation sur l'intention des uns et des autres. Par contre il met admirablement en évidence les hésitations, la complexité des contacts entre chaque individu et les mouvements de domination. du fait de sa volonté de proscrire tout sensationnalisme, l'histoire est à ranger dans les anecdotes de la vie quotidienne peu palpitantes. le seul intérêt du récit réside dans la manière dont il est raconté par Chester Brown. L'histoire d'après est également autobiographique : Brown raconte comment a évolué l'histoire précédente au fur et à mesure qu'il la montrait à son amie, ou à Seth, puis à Mark Askwith. le lecteur contemple comment Brown a construit ses souvenirs pour les transformer en histoire. Ce passage est fascinant car il explicite le travail d'auteur de Brown : il décortique comment il choisit chaque moment, comment il travaille les dialogues pour transcrire les émotions, comment les mots prononcés par un individu sont interprétés d'une manière différente par celui qui les écoute. Ce passage montre également comment Brown travaille : il dessine chaque case séparément, puis les colle sur une feuille de papier pour composer sa mise en page. La dernière histoire est tout aussi personnelle, même si elle est à classer dans un autre genre. Les notes de fin de volume indiquent que la mère de Brown souffrait de schizophrénie. À l'évidence, Brown a souhaité se faire sa propre opinion sur cette maladie afin de mieux comprendre l'impact que la condition de sa mère a pu avoir sur sa vie. Brown expose les théories de différents chercheurs et médecins sur le sujet pour exposer comment il s'est forgé sa propre conviction. Il explique que cette bande dessinée lui a valu une certaine notoriété puisqu'elle a été reprise par une association de patients atteints de maladie mentale. Au-delà des convictions de Brown sur le sujet (auxquelles le lecteur peut adhérer ou non), il est fascinant de voir comme lesdites convictions ont influencé sa façon de raconter ses tranches de vie, comment il a fait le choix de bannir toute interprétation psychanalytique de son œuvre. Alors que je ne m'attendais qu'à trouver des histoires faciles et superficielles d'un auteur en devenir, ce tome est l'occasion pour le lecteur de découvrir la construction d'un auteur à part entière. Ce cheminement est passionnant à découvrir, et le plaisir de lecture est encore augmenté par la personnalité de Chester Brown qui présente son point de vue personnel, sans jamais l'asséner ou le matraquer, en fournissant la distance nécessaire pour que le lecteur puisse éprouver ses sentiments et confronter ses propres convictions à la pensée de l'auteur. Les histoires qui relèvent plus de la fiction et du divertissement contiennent également de telles idiosyncrasies débarrassées de toute hypocrisie qu'elles offrent un dépaysement unique, à mille lieux de tout divertissement formaté.

25/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Ed the happy clown
Ed the happy clown

Sans tabou - Ce tome regroupe les épisodes consacrés au personnage d'Ed le Clown, parus dans la revue périodique "Yummy fur". Chester Brown (scénario et illustrations) a choisi de collecter les histoires parues dans Yummy Fur 1 à 12, de laisser de coté les autres (estimant qu'ils prolongeaient inutilement l'histoire) et de créer une nouvelle fin spécialement pour l'édition de 1992 qui est devenue la version définitive. Elle comprend également une introduction de Brown expliquant la genèse de cette édition, ainsi que 27 pages de notes en fin de volume. Une grande cité américaine est envahie par des rats toujours plus nombreux et féroces. le maire de la ville choisit de parachuter des pygmées mangeurs de rats sur la ville pour résoudre le problème. Quelque part dans la ville, une association de savants baptisée "Adventures in science" conduit des observations sur les pratiques masturbatoires des pieuvres géantes. Dans un appartement, une femme oblige son époux à vendre la vache pour obtenir de quoi s'acheter à manger. Ed le clown est arrêté par la police, accusé d'avoir sectionné la main gauche de Chester Doodley, homme de ménage dans un hôpital. Ailleurs un homme n'arrive pas à s'arrêter de déféquer. Un concours de circonstances peu ordinaires fait qu'il finit incarcéré dans la cellule voisine de celle d'Ed. Chester Doodley fait un cauchemar dans lequel il se souvient de l'histoire de Saint Justin que lui lisait sa mère, de la mort prématuré de sa sœur. Quelque temps après, il assassine Josie sa maîtresse. La tête de Ronald Reagan (président des États-Unis d'une autre dimension) se manifeste sur une partie inattendue de l'anatomie d'Ed. En début des commentaires, Chester Brown explique que l'écriture de la série "Ed the happy clown" était une forme de défi pour lui, qu'il souhaitait se prouver à lui-même qu'il était capable d'écrire et de dessiner un comics régulièrement. En termes de méthode, le déclic lui est venu à la lecture d'un ouvrage sur le surréalisme abordant l'importance de la spontanéité, et de l'écriture automatique comme outil permettant d'accéder à l'inconscient. Il prend bien soin de préciser qu'il a depuis rejeté toutes les théories freudiennes. "Ed the happy clown" a donc été écrit en partie sur la base de ce principe de libre association d'idées, d'idées attrapées au vol dans le flux de la rêverie, sans planification à long terme de la narration. Ce mode d'écriture au fil de l'inspiration explique pour partie l'aspect apparemment décousu de l'histoire. Toutefois la lecture permet de constater que chaque séquence s'imbrique parfaitement avec sa voisine pour former un récit au long cours, sous forme feuilletonesque, avec une progression logique, l'évolution des personnages et de leur situation, sans solution de continuité. La spontanéité de Chester Brown se révèle plus dans le choix des thèmes abordés, dans les situations délirantes dans lesquelles se retrouvent les personnages, dans l'absence totale de censure dans les éléments dessinés. Comme l'indique le résumé, Chester Brown n'hésite pas un instant à dessiner la matière fécale, le sang qui coule, les blessures à l'arme blanche, ou le sperme. Il y a plusieurs scènes de nudité frontale masculine comme féminine, et même une scène explicite de masturbation masculine. Cette approche sans limite réserve cet ouvrage à des lecteurs au cœur bien accroché (à tel point que l'imprimeur habituel de la série a fini par refuser de l'imprimer). D'un autre coté l'esthétique retenue par Brown fait qu'il est difficile de parler de voyeurisme. Tous les individus ont des morphologies normales (aucune musculature hypertrophiée, aucune anatomie féminine siliconée). Les dessins ressemblent plus à des illustrations d'amateur qu'à des planches bien propres sur elles. Il s'agit effectivement d'un comics publié par un éditeur indépendant (Vortex au départ, un indépendant canadien), en noir & blanc, avec une vision un peu naïve des décors. D'un autre coté, ces dessins montrent sans ambiguïté chaque action (aussi transgressive soit elle) et la mise en page est claire et facile à lire, ce qui est d'autant plus étonnant quand on sait que Brown dessiner chaque case séparément sur un petit carré de papier avant de la coller sur une plus grande feuilles, les unes à coté des autres. Le lecteur aventureux suit donc les péripéties d'Ed dans ce monde de plus en plus étrange et déroutant, dans lequel Ed subit avanie sur avanie, avec une résignation courageuse. D'un rebondissement improbable à l'autre, le lecteur peut effectivement voir émerger des éléments très personnels, très spécifiques à Chester Brown. Ce dernier estime en particulier que la santé mentale fragile de sa mère a fortement pesé sur son développement personnel. Il est facile de reconnaître sa mère dans celle lisant la vie de Saint Justin à ses enfants. Les éléments religieux intégrés à la narration (foi catholique) correspondent à son ressenti de l'époque, sa fascination pour cette foi, de même que son rejet. le thème de la matière fécale ne se ressent pas comme une régression infantile, mais plutôt comme un besoin de dépasser le tabou qui veut qu'on ne parle pas de ce genre de sujet dans un livre ou une BD. Dans les notes en fin de volume, Brown indique qu'il n'est pas très fier des relents de colonialisme engendrés par cette troupe de pygmées, et que son évocation de la gestion des égouts pointe du doigt sa méconnaissance du partage de responsabilité en matière de traitement des eaux usées, entre une municipalité et un département. Pour peu d'accepter de plonger dans un récit aussi personnel que dépourvu de tabou, le lecteur suit un individu qui subit maltraitances sur coups du sort, au fil de rebondissements extraordinaires (dans le sens où ils sortent de l'ordinaire) pour une confrontation avec des scènes absurdes, des tabous sociétaux, des expériences déformées par le subconscient, des horreurs impossibles, des personnages aussi excentriques que touchants, etc. Avec cette troisième relecture, je suis toujours aussi fasciné par ce monde délirant, devant beaucoup à l'inconscient de son auteur, capable d'aborder des sujets censurés par les bonnes mœurs, sans aucune volonté de culpabilisation, ou au contraire d'incitation à la débauche. Chester Brown nous invite à le suive dans son voyage intérieur à la fois onirique et horrifique (avec quelques touches d'humour noir), pour éprouver des sensations inédites ou interdites. Dans ces pages tout est possible, jusqu'à rencontrer 2 jumeaux nommés Quincy Harker (un hommage direct à Tomb of Dracula, une série Marvel).

25/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Winter Road
Winter Road

La reproduction des schémas comportementaux - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. L'histoire a été publiée initialement en 2017, d'un seul tenant, sans prépublication. Il s'agit de l'œuvre de Jeff Lemire : scénariste, dessinateur et metteur en couleurs, et qui a également réalisé le lettrage. À Pimitamon dans le nord de l'Ontario, Derek Ouelette est en train de descendre des bières au comptoir et de fumer des clopes, dans le bar The Pit Stop, tenu par Gerry. Lisa propose qu'il lui paye un coup, mais il décline, pas ce soir. Deux gugusses s'approchent de lui : ils l'ont reconnu comme étant un joueur de hockey professionnel qui avaient atteint un niveau national. Ouelette ne leur serre par la main. Son interlocuteur l'asticote un peu, et Ouelette lui flanque un violent coup de boule sur le nez et le tabasse. L'homme tombe sans connaissance sur le sol. Ouelette sort se soulager sur le mur dans la ruelle. Un chien vient lui aboyer dessus puis s'en va. La voiture de police s'arrête et le shérif Ray en descend. Il dit à Ouelette qu'il devrait l'arrêter, pas pour se soulager sur la voie publique, mais pour avoir brutalisé le conducteur de motoneige. Ouelette répond que c'est l'autre qui l'a cherché, et demande à Ray s'il n'aurait pas une bouteille. Ray finit par lui tendre une flasque. Ouelette en boit une rasade et s'en va, sans même prendre la peine de récupérer son manteau dans le bar. Il garde la flasque avec lui. Il se rend au stade hockey sur glace, et se rend compte que la clef de la loge du gardien qu'il occupe est restée dans son manteau. Il descend les tribunes et pénètre sur la glace du terrain. Il contemple la surface le regard dans le vide. Beth Ouelette, la sœur de Derek, est en train de marcher le long de la route nationale à Pimmins, à 120 kilomètres au sud de Pimitamon. Elle rentre dans le restaurant routier de la station-service, après avoir remis à leur place deux hommes lui ayant demandé où elle va. Elle demande un café au comptoir dans l'établissement vide. La serveuse remarque que Beth est frigorifiée et qu'elle n'est pas assez habillée pour le temps. Beth répond qu'elle a dû partir à la hâte : elle a décidé de quitter son copain et de se rendre Pimitamon là où elle a de la famille. La serveuse lui demande si elle a de l'argent. La réponse étant négative, elle lui déconseille de faire du stop. Elle ajoute que Beth peut rester une nuit ou deux dans l'une des chambres à l'arrière. Attendrie par la situation de la jeune femme, la serveuse finit par lui donner quelques billets, en lui conseillant de finir son café. À peine s'est-elle retournée vers la machine à café, que Beth sort, sans un mot, sans un remerciement, sans même attendre l'heure du bus. Le lendemain matin, au stade couvert de Pimitamon, Al, le responsable du stade, retrouve Derek endormi sur la glace avec la flasque vide du shérif dans la main. Entre deux séries plus longues, majoritairement avec un dessinateur, Jeff Lemire réalise une histoire complète et indépendante de toute autre qu'il met lui-même en images avec son graphisme si particulier. Il donne l'impression de réaliser ses dessins de manière spontanée, avec un trait un peu irrégulier, un niveau de détails sommaire. Pour habiller ces cases, il applique de l'aquarelle, généralement une seule teinte (ici un bleu entre Gris de lin et gris Horizon). Il n'utilise d'autres couleurs que pour les scènes peu nombreuses et courtes se déroulant dans le passé. L'impression générée par ces pages est celle de l'essentiel : pas de fioriture, pas d'embellissement, une réalité plutôt crue, sans fard, un peu fruste en phase parfaite avec les personnages et leur condition sociale. Ça fonctionne également parfaitement pour les paysages urbains, une petite ville sans beaucoup de personnalité, avec des bâtiments surtout fonctionnels, et pour les paysages naturels, une zone enneigée et boisée, sans rien de remarquable si ce n'est de la neige terne et des bouleaux dénudés. En deux scènes, Jeff Lemire a établi son personnage principal : Derek Ouelette, un individu costaud, très soupe-au-lait et ayant tôt fait d'atteindre sa limite et de frapper son interlocuteur, de le cogner trop fort, pour faire mal, pour blesser. Il a été un joueur de hockey, mais il a été expulsé de la Ligue National de Hockey pour avoir envoyé à l'hôpital, un membre de l'équipe adverse. Depuis, il a repris l'emploi auparavant occupé par sa mère dans le petit restaurant de Pimitamon, semblable à tant d’autres. Il n'a pas de maison ni d'appartement, et dort dans la loge du concierge du stade de hockey, en fait juste une grande pièce rectangulaire avec un lit et une ou deux étagères. Le soir, il va descendre des verres au bar du coin, en regardant les matchs de hockey, un bon à rien. Le retour de sa sœur n'améliore pas les choses, car elle-même se classe dans la catégorie des bons à rien. Elle a quitté Pimitamon il y a quelques années pour aller à Toronto, où elle a zoné dans la rue, avec de prendre un emploi de serveuse dans un café, puis de se mettre à la colle avec un gugusse violent, étant devenue accro à l'oxycodone. C'est pas gai tout ça. Pourtant, ce n'est pas une lecture qui donne le cafard. Jeff Lemire raconte une tranche de vie, un peu particulière dans un coin du monde finalement particulier lui aussi, sans misérabilisme. Il est visible que Derek Ouelette ne s'aime pas et qu'il est incapable d'envisager une autre vie. Il est visible que Beth Ouelette ne s'aime pas, mais qu'elle ne peut plus supporter la vie avec Wade Daniel Lachine. Il apparaît quelques autres personnages, un peu mieux lotis dans la vie : Ray le shérif (un emploi régulier et stable), Al le gérant du stade. Ce sont les deux personnages secondaires principaux. En les regardant, le lecteur constate que l'apparente simplicité des dessins est trompeuse : chaque personnage dispose d'une morphologie spécifique, d'une forme de visage spécifique, et même de postures particulières. Ray est plus filiforme que Derek, Al est beaucoup plus âgé. Brenda, le médecin, a des hanches un peu larges. Wade a une chevelure tignasse plus fournie. Il ne fait pas de doute que l'artiste a réalisé des études graphiques pour définir l'apparence de chaque personnage. Étrangement, le lecteur ne se sent pas agressé par le comportement de Derek Ouelette, ni plombé par l'addiction de Beth Ouelette. Pourtant, il ressent bien de l'empathie pour eux. Il faut un peu de temps se rendre compte que cela vient à la fois des deux personnages, à la fois de leur environnement. S'il est possible de compatir au fait que Derek ne se maîtrise pas, il n'est pas possible de cautionner de brutaliser toux ceux dont il estime qu'ils l'ont agacé. De même, si elle ne l'a pas bien cherché, Beth s'est mise toute seule dans sa situation. De plus, l'un comme l'autre ne sont que moyennement affectés par leur condition : ils n'en sont pas satisfait, mais ils font avec. Autour d'eux, Ray, Al et Brenda indiquent qu'il faudrait qu'ils évoluent, mais sans non plus s'ériger en sauveur. Il y a une autre caractéristique de la narration qui reste très posée, calme sans être indolente : la longueur. En tant qu'auteur complet, Jeff Lemire maîtrise sa pagination et a décidé de se donner la place de raconter son histoire. Il peut ainsi consacrer une page muette à Derek en train de se soulager contre un mur, 3 pages muettes à montrer Beth marcher sur le bas-côté de la nationale, consacrer un dessin en pleine page à montrer Beth sortant du café en vue du ciel, une page de 3 cases de la largeur de la page montrant deux motoneiges venant vers le lecteur en plan fixe, un dessin en pleine page avec la neige qui tombe sur les bouleaux, etc. Cela donne un rythme apaisant à la narration. Le lecteur éprouve vite la sensation que l'environnement de cette petite ville au nord de l'Ontario impose son rythme aux personnages : elle ne les englue, elle ne rend pas leurs efforts dérisoires, mais elle fait comme un tampon pour leurs émotions, ce qui les rend plus supportables pour le lecteur. Celui-ci est à la fois concerné par les personnages, à la fois il dispose d'une forme de recul. Les pages se tournent rapidement du fait du faible nombre de cases par page, généralement 4 ou 5, et des dialogues succincts. S'il connaît déjà les œuvres indépendantes de l'auteur, le lecteur se doute bien que ce moment de crise pour Derek et pour Beth correspond à la cristallisation d'un élément de leur passé. Beth fait remarquer à son frère qu'il est devenu le même genre d'individu que son père, brutal et alcoolique, et Derek lui répond qu'elle-même s'est mise avec un individu brutal et alcoolique. Jeff Lemire révèle par petites touches le relationnel entre Mary et Pat, la mère et le père de Beth et Derek, ainsi que l'empreinte que ça a laissé sur leurs enfants, la façon dont ils reproduisent ce schéma, sans forcément en avoir conscience. L'auteur n'a rien perdu de sa sensibilité émotionnelle et psychologique et de sa capacité à mettre en scène ces mécanismes au travers d'individus complexes, avec une délicatesse épatante, comme il l'avait fait dans Royal City . Cela n'aboutit pas à un mélo larmoyant, mais à une histoire touchante et émouvante. Jeff Lemire est passé maître dans l'art de raconter une histoire simple, avec des individus ordinaires, un peu paumés, dans un bled sans éclat. Il raconte histoire l'histoire d'un mec trop violent cuistot dans un diner d'une petite ville, sans avenir, et de ses retrouvailles avec sa sœur qui fuit un compagnon violent, et qui est dépendante à l'oxycodone. À l'opposé d'un drame social pesant, la narration raconte une prise de conscience plus ou moins explicite pour les personnages, dans une petite ville banale, en emmenant le lecteur relever des pièges à martres d'Amérique, sans que cela n'apparaisse comme le comble de l'exotisme.

24/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Playboy
Le Playboy

Pulsion masculine - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, en noir & blanc, écrite et dessinée par Chester Brown. Elle a été sérialisée dans "Yummy Fur" 21 à 23, parus en 1990. La bibliographie de Chester Brown est la suivante : (1) le petit homme, (2) Ed the happy clown (en anglais, inédit en français en 2013), (3) "Le Playboy", (4) Je ne t'ai jamais aimé, (5) Louis Riel, (6) Vingt-trois prostituées. L'histoire débute le 23 mai 1975 à Chateauguay dans la banlieue de Montréal, où a grandit Chester Brown. Il se représente sous la forme d'un petit diablotin avec les ailes et un short qui va commenter chaque scène. Ce petit diablotin indique que le jeune Chester est âgé de 15 ans et qu'il assiste à la messe, en ayant à l'esprit le numéro de Playboy qu'il est en train de décider d'acheter après l'office. À la fin de la messe, il se rend à vélo à la supérette la plus éloignée pour l'acheter (pour éviter d'être vu par quelqu'un qui le connaîtrait). En sortant il croise des voisins et fait de son mieux pour dissimuler la nature de son achat. Il rentre chez lui et profite de l'absence des autres pour aller se masturber dans sa chambre. Il lui reste alors à cacher le magazine. La suite de ce récit autobiographique relate l'évolution de ses achats et de l'utilisation du magazine jusqu'en 1990. le tome s'achève avec une postface d'une vingtaine de pages de l'auteur commentant les modifications qu'il a apportées pour la présente édition (avec la reprographie des cases supprimées), ainsi que certaines précisions sur ce qu'il avait souhaité exprimer, et l'état actuel de son usage des magazines de charme et pornographiques. Dans la postface, Chester Brown confirme que cette histoire autobiographique a été composée et construite pour aborder le thème de son rapport à la pornographie, par le biais de sa lecture du magazine Playboy. le style graphique de Brown est assez épuré avec une apparence de dessins d'amateur qui induit une forme de distanciation avec une forme de naïveté visuelle. de ce fait les quelques dessins de photographies de Playmates sont dépourvus de toute forme d'érotisme. Par opposition les scènes de masturbation en sont d'autant plus choquantes dans leur coté prosaïque et presque déplacées par contraste entre ce qui est montré (jusqu'à la tâche de sperme par terme) et le dessin simple et spontané, sans fioritures. En effet Brown se montre le plus honnête possible quant à son usage de la pornographie. Suivant son parti pris, il ne décortique pas ses processus mentaux lorsqu'il se livre à l'onanisme, mais il montre comment il le fait (une posture originale qui a interpellée d'autres lecteurs jusqu'à Peter Bagge qui a été jusqu'à la baptiser la "Chester", authentique). Il ne s'agit pas pour Brown de jouer à choquer en enfilant des scènes de masturbation, mais de montrer à 3 reprises la finalité de son achat. Cette approche concrète de cette pratique lui permet également de montrer le dégout plus ou moins fort qui suit, issu de la culpabilité. À nouveau, Brown préfère le sous-entendu que la psychologie de comptoir. Il ne se lance pas dans une explication de l'existence de cette culpabilité, il ne décrit pas ses processus mentaux (il n'évoque pas l'incidence de son éducation religieuse). Il établit son ressenti. Ses réactions montrent d'ailleurs que ce sentiment est plus complexe que la simple culpabilité, et qu'il s'agit peut-être plus de la perte de repère générée lorsque l'individu brave un interdit sociétal ou moral. Cela ne devient de la culpabilité que lorsqu'il risque d'avoir à se justifier auprès d'autrui, en particulier face à sa copine Kris. En ça Chester Brown est un auteur incroyable qui avec une économie de moyens réussit à mettre en scène sa propre vie, en mettant en lumière des sentiments et des sensations universels. À partir de là, le lecteur (masculin) peut alors comparer sa propre expérience et son propre ressenti par rapport à son usage de la pornographie. La lectrice peut avoir accès à une représentation honnête de la force de la pulsion sexuelle chez l'individu de sexe mâle. En effectuant son travail de composition, Chester Brown a trouvé des solutions naturelles pour évoquer les différentes facettes de sa relation avec ce magazine. Il ne s'agit pas d'une fascination aveugle, et il y a eu une réflexion qu'il sait exposer par le biais des dialogues, ou des commentaires du petit diablotin Chester adulte. Dans l'épilogue, il évoque la parution de la première partie de l'histoire dans "Yummy Fur", avec Mark Askwith. Ce dernier indique qu'il n'a jamais acheté Playboy, mais qu'il se souvient de la première Playmate qu'il a vu dans un numéro qu'on lui avait prêté, et du décor en arrière plan. Brown est alors capable de lui citer le nom de cette femme et le numéro du magazine, à partir de la description du décor. le lecteur constate ainsi le degré d'implication et d'investissement affectif de Brown vis-à-vis de ces photographies de femme. Les commentaires du diablotin permettent aussi de comprendre qu'en fonction de ses réactions physiologiques, Brown a pu établir des échelles de critères physiques quant à celles qui lui plaisent plus. Cela aboutit à un questionnement sur la formation des goûts sexuels par le biais de la pornographie, leur formatage, mais aussi leur pluralité. Dans la postface, il élargit le contexte en relatant son usage d'autres sources de pornographie (le magazine Penthouse, puis les vidéos). D'une certaine manière, l'apparition de Carrie et Sky (des voisines de Chester) rappelle qu'il a également consacré "I never liked you" à la formation du sentiment amoureux (formant ainsi un diptyque avec ce volume consacré à la pulsion sexuelle). "Le Playboy" est un récit où la masturbation est représentée à l'opposé de la sexualité en tant que performance physique. Du fait de la force polémique du sujet, le lecteur peut ne porter aucune attention au travail de construction et de représentation du récit. Outre l'élégance habile avec laquelle il sait mettre en scène ses sentiments sans explications pesantes, il y a ces dessins d'apparence un peu fruste. Ce choix esthétique s'observe avec les bordures des cases qui ne sont pas tracées à la règle, mais à main levée, et irrégulière. Il y a également la disposition des cases collées sur la page sans respecter un positionnement rigoureux en ligne ou en colonne. Elles sont littéralement collées car Brown les dessine une par une sur des bouts de papier indépendant, et les agence ensuite sur la page. Cela a pour effet de donner plus d'importance à chaque image, de la rendre plus indépendante, ainsi le lecteur y accorde plus d'attention. C'est une façon qui sort de l'ordinaire pour influer sur la vitesse de lecture. Chaque image devient ainsi une composition réfléchie où chaque trait a été pesé pour ce qu'il apporte comme signification. Brown entraîne le lecteur dans sa vision du monde avec des personnages filiformes, et des arbres au développement torturé. Avec "Le Playboy", Chester Brown évoque avec une franchise rafraîchissante son usage du magazine Playboy sur plus d'une décennie à la fois en tant qu'excitant visuel, et en tant que transgression d'un tabou. Pour les lecteurs ce thème leur renverra à leur propre expérience, leurs propres choix et les difficultés psychiques auxquels ils ont pu être confrontés. Pour les lectrices, il s'agira d'une illustration sensible de la force de la pulsion sexuelle masculine.

23/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Vie est belle malgré tout
La Vie est belle malgré tout

Réflexions déambulatoires -Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, et indépendante de toute autre, initialement parue en 1996. Seth est un auteur de bandes dessinées qui a une vingtaine d'années alors que le récit commence. Il s'adresse au lecteur par le biais de sa voix intérieure indiquant que sa vie baigne dans son amour pour les comic strips et les dessins humoristiques. En ce jour de 1986, il profite d'un séjour chez sa mère pour rechercher des compilations de comic strips dans les librairies de London (en Ontario). Après ce bref séjour, il rentre à Toronto. Il se promène dans un arboretum où il papote avec Chester Brown, son meilleur ami, lui aussi auteur de comics (par exemple le petit homme). Il évoque sa façon de voir les gens, sa rupture avec sa dernière copine. Arrivé chez lui, il montre à Chester ses dernières trouvailles en matière de dessins humoristiques, en particulier ceux publiés dans le New Yorker (The complete cartoons of the New Yorker). Il a été particulièrement touché par un dessin d'un artiste ayant signé Kalo. Par la suite il croise une jeune femme prénommée Ruthie, avec laquelle il noue une relation, il rencontre à plusieurs reprises Chester Brown, il emmène son chat chez le vétérinaire pour une infection des gencives. Et il se met à la recherche de ce mystérieux Kalo au style si séduisant. Seth (de son vrai nom Gregory Gallant) est un auteur canadien rare, au style très personnel. À ce jour (2013), il a réalisé 5 bandes dessinées : (1) La vie est belle malgré tout publié en 1996 dans les numéros 4 à 9 de son magazine "Palookaville", (2) le commis voyageur initialement publié en 2 tomes sortis en 2000 et 2003, (3) Wimbledon Green : le plus grand collectionneur de comics du monde en 2005, (4) George Sprott (1894-1975) en 2009, et (5) La Confrérie des cartoonists du grand nord en 2011. Dans ce récit, il se met en scène dans le cadre d'une autofiction. Il est visible que le personnage Seth partage beaucoup de points communs avec l'auteur Seth, mais cette quête de Kalo est fictive. Seth dessine dans un style très épuré pouvant parfois évoquer celui d'Hergé ou des nombreux cartoonistes qu'il évoque en fin de volume (Charles Addams, Dan DeCarlo, Ernie Bushmilller, Charles Schultz…). L'ouvrage est dessiné en noir et blanc, avec une seule couleur vert sauge appliquée pour faire ressortir quelques formes dans chaque case. Dans sa version originale (en VO), il est imprimé sur du papier jauni pour accentuer l'effet suranné et nostalgique. Seth s'applique à dessiner des personnages aux morphologies et aux visages tous différents et distincts, avec cette simplification des traits qui en fait des personnages de bandes dessinées, déjà assez éloignés visuellement de leur contrepartie réelle, plus proche d'un assemblage de traits que d'une ressemblance photographique. Ce parti pris volontairement détaché de la réalité se retrouve également dans la représentation des bâtiments divers et variés. Seth accorde une grande place à la contemplation des constructions immobilières et des maisons. À plusieurs reprises, le lecteur se retrouve face à une maison dans la campagne canadienne, ou des maisons à 1 ou 2 étages dans la banlieue de Toronto, ou l'horizon délimité par le somment des immeubles. Seth est un individu qui se déplace souvent en marchant et le lecteur peut apprécier un parc sous la neige, les gens marchant sur le trottoir, un feu d'artifice. Les bâtiments présentent la même distanciation d'avec une représentation réaliste ; ils ont cette même qualité un peu factice. Au fur et à mesure, Seth expérimente avec sa façon de raconter. Au début de la cinquième partie, il y a 5 pages consécutives dépourvues de tout texte qui montrent le passage des saisons. D'un coté, il utilise le dispositif très classique d'insérer de la neige, ou un soleil de plomb pour signifier la saison, de l'autre il juxtapose des images traduisant le mouvement de son regard, le papillonnement de son attention. Il s'agit d'une technique très courante dans les mangas qui permet à l'auteur de figurer la sensation éprouvée par le personnage, ou son état d'esprit. Intégrée dans une narration plus occidentale, l'effet est tout aussi saisissant. Sous des apparences visuelles simples et évidentes, Seth fait déjà preuve d'une solide maîtrise des techniques de la bande dessinée, et les utilise pour faire ressentir au lecteur, ses états d'âmes, ses états d'esprit, sa légère mélancolie. Pour autant, il ne s'agit pas d'un récit passéiste ou pessimiste. Seth expose sa passion pour les comic-strips avec délicatesse. Il reconnaît son goût pour les années 1930 et 1940 (pas très loin d'un "c'était mieux avant", mais pas tout à fait), son goût pour les objets manufacturés avec soin (par opposition à industrialisés avec économie de moyens), sa capacité à se sentir ému par ses souvenirs d'enfance. Seth se révèle être un individu très agréable à côtoyer, à découvrir petit à petit au fil de ses discussions avec Chester Brown ou Ruthie, de son monologue intérieur sur sa peur du changement, son habitude de faire des listes, etc. Cette forme de confession se combine avec ce qui constitue la dynamique ou le fil conducteur du récit : la recherche de ce dessinateur remarquable ayant eu une courte carrière. À un premier niveau, cette lente recherche de cet artiste fournit la trame principale et transforme un journal intime en un roman avec une intrigue. Mais Seth s'attache plus à évoquer les traces de la carrière de cet artiste fictif, qu'à décrire ses qualités d'artiste. Petit à petit, le lecteur finit par se dire que cette évocation ressemble fort à une projection de ce que pourrait être le devenir de Seth lui-même : un auteur connaissant une forme de gloire limitée, puis sombrant dans l'oubli. Sous cet angle, ce récit prend une dimension étonnante : Seth évoque ses impressions d'enfance (son passé), il évolue dans le présent, et il contemple ce qui pourrait être sa trajectoire d'artiste. Avec ce point de vue, "It's a good life if you don't weaken" n'est plus une autofiction douce et intime, mais un regard sur une vie en devenir, comme si le moment présent contenait déjà tout les moments futurs. Cette impression est encore renforcée alors que l'histoire s'achève dans une maison de repos pour personnes âgées. Dans cette histoire, Seth se met en scène dans une autofiction tenant à la fois du journal intime, de son approche de la vie et de sa propre individualité, mais aussi d'une possible structure prédéterminée de son avenir.

23/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série George Sprott
George Sprott

Et maintenant que vais-je faire de tout ce temps ? - Il s'agit d'un récit complet, initialement paru en feuilleton dans le New York Times Magazine, complété et publié en 2009, dans un très grand format (36,3cm*30,48cm). C'est l'œuvre d'un seul auteur Seth qui a réalisé le scénario, les dessins, l'ajout de tons. George Sprott a 81 ans, il est à quelques heures de sa mort. le récit intercale le compte-rendu de ses dernières activités (repas, papotage, siestes inopinées, préparation de sa conférence imminente), avec de courtes saynètes revenant sur des moments de son quotidien (ses expéditions dans le Grand Nord canadien, ses émissions de télévision, ses conférences, son passage au séminaire, l'annonce de la mort de son père, sa relation avec sa femme, etc.), et des interviews de personnes l'ayant côtoyé à titre professionnel ou à titre amical. le tome s'achève avec la mort de George Sprott, et une dernière interview d'un collectionneur de souvenirs de la station de télévision qui enregistrait et diffusait les émissions de Sprott. Seth apparaît comme un auteur sophistiqué qui demande à son lecteur de participer activement dès les 2 premières pages placées en introduction avant le titre. Il s'agit de 2 fois 21 cases sur un fond bleu gris dans lesquelles flottent la tête de Sprott nouveau né et celle de Sprott à 81 ans, avec des considérations sur le néant existant après la mort, mais aussi avant la naissance. Par la suite, la voix du narrateur omniscient explique qu'il ne sait pas tout sur le personnage, qu'il a raté un moment crucial (ou pas) une demie heure avant sa mort et que l'histoire n'est pas forcément racontée dans le bon ordre. Seth attire donc l'attention du lecteur sur les conventions qui régissent la création d'une histoire et sa structuration. le lecteur a donc la responsabilité de prendre du recul pour s'interroger sur la signification de telle ou telle anecdote à ce moment précis du récit, ou dans sa trame globale. Il joue avec le lecteur en observant que les dates de séminaire de Sprott (1914-1918) coïncident avec celle de la seconde guerre mondiale tout en indiquant juste après qu'il ne faut voir aucune signification particulière dans cette information. C'est dans l'une des saynètes du passé que Seth donne la clef sur l'intention de son ouvrage : pour lui l'expérience du contraste entre l'extérieur et l'intérieur d'un individu constitue l'une des expériences d'humanité les intenses. Cette bande dessinée hors norme propose donc au lecteur de se former son propre jugement de valeur sur l'individu imaginaire George Sprott. Évidemment dans toute démarche de cette nature, la réflexion renvoie le lecteur à son système de valeurs, à ses convictions, à son éventuelle spiritualité, à ses croyances. Sur ce dernier thème, Seth est clair dès le début : aucune composante religieuse, ou même spirituelle. Seth se tient même à l'écart de toute théorie psychanalytique. Malgré des sujets aussi sérieux que la vie intérieure et l'altérité insondable d'autrui, cette histoire se lit avec une facilité exceptionnelle au point d'en devenir déroutante. Seth bannit les éléments trop modernes ou trop technologiques pour une sorte de présent immédiatement assimilable. Il utilise un graphisme épuré qui tutoie à la fois l'icône, le symbole, et dans certains recoins l'abstraction. Ces dessins procurent une lisibilité immédiate et très simple, mais pas tout à fait simpliste du fait de la réflexion graphique pour le choix des formes de base. La compréhension du visage de Sprott est immédiate, mais l'analyse des composantes montre un assemblage de traits basiques qui pris un à un perdent du sens pour relever d'une géométrie abstraite. La mise en page procède d'une maîtrise de composition tout aussi savante, pour une apparence tout aussi trompeusement simple. Seth utilise une grammaire graphique d'une étendue impressionnante, tout en faisant en sorte qu'elle reste en arrière-plan. Dans la saynète "Merrily we roll along", Seth raconte par les images une des expéditions de Sprott dans le grand nord, tout en évoquant son premier amour dans les inserts de texte. Il réutilise ce dispositif déconnectant images et textes un peu plus loin. Dans la page d'après il construit une biographie approximative de Sprott à base de photos juxtaposées donnant évoquant à merveille le temps qui passe et la distance impossible à franchir entre ces quelques moments choisis et la construction psychologique et émotionnelle de l'individu. Alors que le lecteur pourrait craindre une forme d'homogénéité soporifique due au graphisme, les mises en page (toutes sur la base de cases rectangulaires sagement juxtaposées) reposent sur des mises en scènes différentes qui introduisent des variations tonales dans la narration, rendant impossible la sensation d'uniformité soporifique. Même les différentes interviews avec plusieurs cases dédiées à des têtes en train de parler deviennent signifiantes dans leur forme qui rappelle que ces propos sont eux aussi artificiels et incapables de retranscrire la vie intérieure du sujet George Sprott. Il y a également quelques pleines pages qui capturent un instant dans toutes ses composantes matérielles, elles aussi graphiquement tirées vers l'épure, l'icône, l'élément générique qui symbolise tous ceux de cette famille d'objets. Il y a également une ou deux doubles pages qui mettent en évidence la nature abstraite de chaque trait utilisé pour composer chaque forme, chaque objet, chaque visage. Il attire l'attention du lecteur sur le mode de fonctionnement de l'attribution de signification, de la reconnaissance d'une forme connue avec des traits sur une page. Ces doubles pages forment des exercices à la frontière de la paréidolie aussi exemplaires que pédagogiques. Seth a même intégré des photographies des modèles réduits de bâtiments qu'il a réalisés avec du carton fort, habillé de surfaces dessinées. Dès le début, Seth place son histoire sous le signe de la mort et de l'art du narrateur. le lecteur plonge alors dans le récit d'une vie fictive avec ses actions remarquables (les expéditions dans le grand nord) et sa forme de célébrité dérisoire, de solitude, de vieillissement, le quotidien immuable des 20 dernières années de Sprott qui n'a jamais cessé de travailler. Les illustrations simples (en apparence presqu'enfantines) dédramatisent le discours sur la mort, tout en composant une tapisserie d'une grande richesse. le lecteur est amené à peser le sens de quelques actions de Sprott et de la perception qu'en ont eu ceux qui l'entouraient ou le croisaient, au regard de sa mort qui approche. Seth propose au lecteur de mettre en pratique la maxime de Nietzsche, en douceur, gentiment, mais inexorablement : quand on contemple l'abysse, l'abysse vous contemple aussi.

22/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Kids
Les Kids

Souvenirs d'enfance enlaidis - Ce tome contient une histoire complète parue pour la première fois en recueil en 2002. Joe Matt (scénariste et dessinateur) raconte 2 jours (samedi + dimanche) de sa jeune adolescence, en noir & blanc. Dave (le meilleur copain de Joe, peut-être le seul) se rend de chez lui à la maison de Joe en bicyclette, dans une banlieue pavillonnaire boisée et assez étalée, où le petit jardin devant chaque maison n'a pas de clôture. Dave vient chercher Joe parce que les pneus de sa bicyclette sont crevés. le vélo de Dave dispose d'une selle à 2 places. Alors qu'ils circulent dans les rues de la ville, ils passent devant la maison de Rizzo, un autre gamin du quartier. Rizzo et Joe échangeaient des comics il y a quelques semaines, mais maintenant Rizzo souhaite le bastonner. Alors qu'ils passent devant chez lui, l'inquiétude de Joe monte et il demande à Dave de pédaler plus vite de peur que Rizzo leur jette quelque chose dessus. Une fois cette maison dépassée, Joe se moque copieusement de Rizzo en le traitant de lâche. Ils rencontrent un groupe de jeunes ayant creusé 2 tunnels dans un terrain vague. Ils se moquent ensuite d'une jeune fille un peu attardé. Joe se fait inviter chez Dave et répond à sèchement au téléphone à sa mère en lui signifiant son refus de tondre la pelouse à titre gracieux. Ce troisième recueil autobiographique de Joe Matt sort un peu du lot. À ce jour (2012), Joe Matt a sorti 4 albums : Strip-tease (1992), le pauvre type (1996), Les Kids (2002) et Epuisé (2007). Les 3 autres correspondent à une forme de journal autobiographique, alors que "Les Kids" est un récit ramassé sur 2 jours qui traite de souvenirs d'enfance. Pour les habitués de Joe Matt, la scène d'introduction déconcerte un instant car il s'agit de 3 pages muettes dans lesquelles il s'applique à donner une idée d'un quartier de cette banlieue paisible (alors que d'habitude les décors jouent un faible rôle dans ses comics). Par contre, on reconnaît tout de suite le style très rond des dessins, une approche simplifiée des formes, avec un esthétisme très doux, très plaisant à l'oeil, presque pour une publication destinée à la jeunesse. En fait seuls les thèmes abordés en font un récit pour lecteurs plus âgés. Pour les habitués de Joe Matt, sa description de lui-même en jeune adolescent participe de la même approche que son journal autobiographique. En une dizaine de pages, Joe Matt enfant ressort comme un individu au caractère détestable et veule. Au fur et à mesure de son interaction avec sa mère, sa soeur, Dave et d'autres, le lecteur découvre les différentes facettes de sa personnalité : trouillard, mauviette, pingre, cupide, rancunier et obsessionnel (surtout en ce qui concerne sa collection de comics). Joe Matt n'utilise pas l'autobiographie pour se dépeindre comme héros de sa propre vie, mais comme un individu sans aucune valeur rédemptrice. Il n'est pas méchant, il est juste médiocre et mesquin. Matt évite toute analyse psychologique pour uniquement raconter les petits événements de ces 2 journées ordinaires qui font ressortir tous les défauts de sa personnalité. Par comparaison, Dave apparaît comme un jeune équilibré et enjoué, un peu bagarreur, un modèle de normalité. Parmi les différents personnages de l'histoire, il est évident que Matt entretient des relations conflictuelles avec sa mère, des oppositions pas encore dépassées au moment où il réalise cette bande dessinée. Au fil des pages, comme dans toute autobiographie, le lecteur est amené à se demander quelle est la part de vérité et la part romancée, enlaidie en l'occurrence. Joe Matt réalise une mise en scène entièrement à charge contre sa propre personne, alors que tous les autres individus sont normaux, à l'exception certaine de sa mère. Il est évident que ce récit constitue pour Matt un exercice de reconstruction de ses souvenirs pour leur donner la forme construite d'un récit. Il n'est donc pas à prendre au premier degré, et d'ailleurs l'enfance de Joe Matt n'a qu'une portée très restreinte en termes d'intérêt puisqu'il n'est par à proprement parler une célébrité qu'il n'y a pas de faits marquants. Cette démarche de reconstruction narrative des souvenirs évoque celle effectué par Chester Brown, un des amis de Joe Matt, dans Je ne t'ai jamais aimé. D'une manière assez étonnante, cette autocritique acerbe se lit facilement et même avec plaisir. Il faut dire que l'aspect visuel presqu'enfantin désamorce complètement tout risque d'apitoiement ou de pitié envers cet enfant, mais aussi toute forme de dégoût vis-à-vis de ce jeune garçon totalement inoffensif. Les anecdotes relatées fournissent la matière narrative nécessaire pour éviter de tomber dans une analyse de caractère destructive. Joe Matt a l'art et la manière de se mettre en scène en suscitant le ridicule et la dérision, c'est à dire que malgré une vision peu reluisante de lui-même, le lecteur a plutôt le sourire aux lèvres devant cet exemple peu plaisant d'être humain.

22/04/2024 (modifier)