BD étonnante, sorte de délire méta sur la BD, sur la création et l'artiste, le tout dans un enrobage pop et gore, rappelant bien sur des BD américaines comme les fameux Tales of the Crypt et les comics pulp des années 50. Ça gicle, ça éclabousse, ça saigne et ça défonce à tout va, dans la joie et la bonne humeur !
Cette BD est un objet étonnant en lui-même, puisque cette Lucy Loyd n'existe pas (et qu'il n'est pas certain de la nature exact de l'auteur), tout en proposant une BD qui se contient elle-même, proposant une réflexion sur le média en lui-même. Au-delà de chaque histoire pulp avec une chute bien amenée et parfois très amusante, et surtout surprenante, il y a une trame principale reliant le tout, avec Lucy Loyd qui contrôle la narration et fait patienter les personnages, le tout étant finalement relié d'un bout à l'autre par une narration qui fait tout rejoindre, y compris des détails parfois anodins qui ont un payement final. A ce titre, la dernière histoire du petit crocodile en plastique est jouissive sur le rebouclage de narration.
L'histoire est servie par le dessin, graphique et coloré dans la veine comics, mais toujours bien faite notamment dans la mise en page (comme les doubles pages) et avec l'attention aux détails qui fait la différence. C'est graphique, très graphique, mais ça marche du tonnerre y compris dans les variations de style (banlieue américaine, appart minables, ouest enneigé, etc ...). L'objet BD est très bien travaillé, avec cette dédicace finale en forme de pied de nez ultime d'un.e narrateur-trice qui nous dit qu'au final, c'est toujours lui-elle qui a le contrôle sur l'histoire, jusqu'au bout.
Une BD étonnante, il faut le dire, assez vite lu mais avec ce petit détail qui fait la différence. Recommandée !
Voila une lecture fraiche et déjantée, c'est le moins qu'on puisse dire !
Cette lecture est distrayante d'un bout à l'autre, servie par son dessin à la plasticité comique qui va jouer des cadrages, des têtes et des expressions pour rajouter ce petit effet amusant qui nous met dans la connivence de Crook, escroc de haut-vol, sorte d'Arsène Lupin gentleman qui sait se jouer de la haute société. Parce que cette bonne société sera bien représenté, avec tout ce qu'on peut imaginer de côté caricatural : gros messieurs à moustaches, femmes longilignes entremetteuses, imbécile certain de sa supériorité intellectuelle, colon arrogant ... C'est une brochette de ces messieurs très haut placés et certains de leurs bon droit, qu'on prend plaisir à voir manipulé comme des marionnettes par une trogne bonhomme et affable.
Le récit est porté par ce monsieur Crook, figure amusante et bouffonne qui se rit des autres, se joue d'eux pour notre plus grand plaisir et montre tout les artifices nécessaires au lecteur pour qu'il soit en permanence dans la confidence. Cela dit, les surprises seront tout de même au rendez-vous dans le récit, et j'ai personnellement apprécié ce final qui reste sur une bonne note, avec toujours cette humeur malicieuse et guillerette.
Amateur de Renard, dans le roman du même nom, des Pieds Nickelés ou d'Arsène Lupin, de tout ceux qui savent user leur cervelles et leur bonnes manières pour faire croire aux bonnes gens qu'ils sont les meilleurs, jusqu'à les détrousser entièrement, cette BD est pour vous. Le tout avec un dessin maitrisé et qui colle parfaitement à l'ambiance, jouant sur des cadrages cinématographiques tout en ayant un style déformant les personnages qui rappelle les cartoons. Le tout est plaisant à l’œil, plaisant à la lecture ... Non, vraiment, c'est du tout bon.
David B. est un auteur original, et cet album le confirme. Il confirme aussi qu’il a du talent, que ce soit pour le graphisme ou pour la narration.
L’album est un recueil de trois histoires (la dernière, « Le tambour amoureux » est inédite, les deux premières, « Le prophète voilé » et « Le jardin armé » ayant été prépubliées dans la revue Lapin de L’Association), la dernière pouvant se lire comme une suite de la précédente.
Dans les trois histoires, il est question de luttes pour le pouvoir, mais surtout d’exigences religieuses, les deux étant souvent liées. Dans la première le calife fait face à une révolte menée par un « prophète voilé » - mais c’est aussi la révolte des régions perses contre les conquêtes arabes récentes, tandis que dans les deux suivantes, ce sont les révoltes hussites qui ont marqué le centre de l’Europe au XVème siècle qui offre le cadre du récit.
En tout cas dans chaque histoire il est question de salut, le côté eschatologique est très présent, le paradis est cherché et questionné.
Mais ce qui ajoute de l’intérêt aux récits, c’est bien sûr le dessin de David B., que j’aime beaucoup. Le rendu est à la fois moderne et proche de certaines imageries médiévales plus ou moins stylisées. Et, lui qui est amateur de surréalisme, il n’hésite pas à développer un fantastique qui s’en rapproche parfois.
J’ai trouvé cet ensemble à la fois beau et intéressant, intelligent. Plein de références (religieuses, historiques). Une lecture hautement recommandable en tout cas.
Peut-être un chouia moins accrocheur que Deep Me, mais MAM continue sur la même lancée, qui va sans doute dérouter et faire fuir les amateurs de BD classiques.
Mais, même si j’ai du mal à me départir d’une attitude de groupie le concernant, force est de reconnaitre le talent de MAM. En effet, avec une économie de moyens en matière de dessin et de texte, il parvient à développer une histoire extrêmement dense, du moins dans les idées mises en branle.
Une réflexion sur l’humanité et sa fin, sur l’IA, sur le rapport (ou les limites) entre les deux, sur ce que sont la vie et la mort : la longue dérive, ponctuée de dialogues plus ou moins philosophiques, à laquelle nous sommes conviés, donne à voir, mais surtout à penser. Ça n’est clairement pas de la BD de supermarché à consommation – et oubli – rapide, mais c’est une lecture enrichissante. Bien plus riche en tout cas que l’aspect « extérieur » (de la couverture au dessin – qui parvient quand même malgré ce minimalisme revendiqué à nous proposer de belles planches, même si l’esthétique a ici moins d’importance que sur Deep Me je trouve, en tout cas est moins marquante).
Ça n’est clairement pas avec les « Deep » que je conseille de découvrir Marc-Antoine Mathieu (et, à tout prendre, ce ne sont pas du tout mes préférés), mais on a là quelque chose d’original et d’exigeant qui interpelle, intrigue, et m’a intéressé en tout cas.
Note réelle 3,5/5.
L'idée de départ de cette histoire est une anecdote personnelle de l'auteur : alors qu'il se baladait dans le voisinage d'une maison qu'il s'apprêtait à acquérir dans un village, il a aperçu un groupe de jeunes en train de boire des bières et fumer des joints sous un lavoir. Il s'est alors interrogé sur le rôle joué par la seule fille du groupe, dans une zone où les perspectives sont essentiellement réservées aux hommes. il a aggloméré à cette réflexion des éléments personnels, des bouts de témoignages de son entourage sur telle ou telle expérience...
La dernière BD d'Antonin Gallo, Détox, date de 2019. Il a bien sûr fait d'autres choses dans l'intervalle, mais on peut imaginer que la maturation et la réalisation de cette BD s'est étalée sur plusieurs années.
Il a donc choisi l'un des sujets les plus difficiles qui soient, à mes yeux. La résilience d'une jeune femme après plusieurs traumatismes, dont un viol subi à l'adolescence, qu'elle n'a pas su qualifier ni gérer à l'époque, et qu'elle a tu pendant plus de vingt ans. L'autre traumatisme majeur de sa jeunesse est son entourage familial : les tensions entre ses parents, la maladie de sa mère, l'absence de son frère, l'ambiance trop rurale de son village d'enfance... Cela fait trop pour Chloé, qui décide de partir, et erre entre précarité et situation plus confortable, coups d'un soir et tensions avec la communauté skinhead... Mais Chloé a une capacité de résilience énorme, et finit toujours par se relever, plus forte, animée de nouvelles intentions, même si tout n'est pas rose. C'est aussi ça qui m'a séduit dans cette histoire : Antonin Gallo n'en rajoute pas dans le pathos, le crade (j'ai eu peur quand son héroïne a commencé à s'enfoncer dans la consommation de stupéfiants), et ne fait pas preuve d'angélisme non plus : son personnage central a des failles, son entourage aussi, mais celles-ci servent à avancer la plupart du temps. Il y a un souci énorme de réalisme dans les comportements, les évènements, les situations... L'auteur ajoute quelques effets graphiques pour amplifier certaines sensations, certains sentiments. Sans verser dans le psychédélisme, tellement tentant quand on parle de drogue... A la limite on va dire que je ne suis pas fan de sa mise en couleurs, difficile à identifier, entre les teintes pastel et différentes teintes de brun, mais ce n'était pas du tout un frein à la lecture.
En résumé, une excellente BD sur un sujet casse-gueule, des dialogues et des situations ciselées pour une histoire somme toute ordinaire, mais aussi exemplaire, quelque part. Et une couverture magnifique.
J'ai hésité entre le 4 et le 5 pour cet album. J'ai finalement choisi le 5, eu égard à la somme de travail et à son impact sur moi. Nonobstant ses petits (infimes) défauts.
C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix.
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Ce tome contient une adaptation des cinq reportages réalisés par Annick Cojean pour le quotidien Le Monde en 1995. Son édition originale date de 2025. L’adaptation a été réalisée par Théa Rojzman pour le scénario, et Tamia Baudoin pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par la journaliste. Elle évoque les témoins bien vivants dans les années 1990, qui avaient vu des choses qu’aucun être humain ne devrait jamais voir, sa qualité de journaliste, à la fois chance et responsabilité, la conscience qu’il lui revenait d’enquêter sur les traces de cette mémoire vivante, de cette mémoire irremplaçable, fut-elle effilochée. Elle termine en évoquant son déplacement à Auschwitz, à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la libération des camps, avec Simone Veil (1927-1917). L’ouvrage se termine avec un dossier de quatorze pages comprenant une postface de Tal Bruttmann (historien français, spécialiste de la Shoah), et des articles sur les archives vidéo Fortunoff de témoignages de l’Holocauste à l’université de Yale, celles de la Shoah Foundation à l’université californienne de Californie du Sud), un entretien avec Tal Bruttmann réalisée par Cojean, un portrait de Grete Munn (1922-2014, rescapée des camps) par Cojean, et enfin une page sur la création du prix Albert Londres.
Annick Cojean avance en titubant dans une forêt calcinée où il ne reste que des troncs dénudés. Elle continue de progresser et elle repère un bourgeon tout en haut d’une branche. Elle ramasse une échelle par terre et l’adosse au tronc pour atteindre le bourgeon. Elle le contemple de près et murmure qu’elle le cherchait, tout en en voyant d’autres sur d’autres arbres. L’année : 1994. L’an prochain, ce sera la commémoration des cinquante ans de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis. Ou en est-on ? Annick veut comprendre ce que l’on retient de la Shoah. Et ce qui se transmet dans les familles. Tout ce poids, cette responsabilité, pour les survivants ou leurs enfants, de faire vivre à nouveau la branche. Chapitre Un : Les voix de l’indicible. Annick Cojean descend du train à New Haven dans le Connecticut où elle est attendue et accueillie par une femme tenant une pancarte portant le nom de la journaliste. Elle lui souhaite la bienvenue, et la remercie de s’intéresser à ce programme de l’université de Yale. Une fois installées dans un bureau, l’hôtesse explique à Annick qu’elle va lui montrer quelques-unes de leurs vidéos. Des témoignages archivés depuis 1979 dans le cadre du programme Fortunate Video for Holocaust Testimonies.
De très nombreux témoignages ont été recueillis aux États-Unis, en Israël et dans plusieurs pays d’Europe dont la France. Trois mille rescapés ont parlé malgré l’extrême difficulté de dire, de raconter, de se souvenir. Parler pour sortir d’un silence toxique, pour soi-même, mais aussi pour la mémoire collective. Elle doit bien comprendre qu’ils ont pris le temps et le soin d’élaborer ce programme. Elle n’en verra que le résultat, mais il suit un protocole exigeant mis en place par des équipes de psychologues et de sociologues. Ce ne sont pas de simples interviews…
Le texte de la quatrième de couverture indique clairement la nature de l’ouvrage : transposer les cinq articles de la grande reporter Annick Cojean en bande dessinée, en respectant les mémoires des survivants, de leurs enfants et des enfants de nazis, mémoires encore bien vivantes et actuelles. Un projet assez particulier : à la fois une transposition d’articles de journaux, à la fois un ouvrage supplémentaire sur la Shoah. En fonction de sa familiarité avec le sujet, le lecteur peut s’interroger sur son envie de lire une bande dessinée sur ce sujet, forcément grave, et peut-être un de plus. Les autrices racontent la démarche de la journaliste en la mettant en scène, avec ses projets, ses interrogations, ses réactions, ce qui rend immédiatement les reportages plus vivants et plus accessibles. Il découvre dans l’introduction que ces reportages trouvent leur source dans l’étonnement de la journaliste qu’en 1995 on parlait si peu de la Shoah, que le génocide nazi n’ait été qu’effleuré au lycée sans aucune résonnance avec ce qui se passait au présent, qu’il ne soit pas central dans l’enseignement et le débat public. Dans son introduction, elle écrit : Ce n’était pas si vieux ! C’était documenté ! Il y avait des films, des photos, des journaux, des récits, des centaines de milliers d’archives. Et surtout il y avait des témoins bien vivants. Il s’agissait de les écouter. Dans sa postface, Tal Bruttmann contextualise également ces articles : l’émergence de la mémoire de la Shoah, ils traitent de plusieurs des initiatives mémorielles visant à redécouvrir un passé que certains voulaient reléguer dans l’ombre, ce qui reflétait à quel point la question travaillait les sociétés.
Le lecteur peut également entamer l’ouvrage sans avoir conscience de ce contexte et de ces intentions. Il a le plaisir de découvrir une vraie bande dessinée, plutôt qu’un texte illustré. La séquence d’ouverture comporte trois pages, et seulement deux phylactères, les images portant la majorité de la narration. Qui plus est dans une scène à la fois onirique et métaphorique. Les autrices ont réalisé un vrai travail de transposition, utilisant plusieurs spécificités de la bande dessinée, sans trahir l’intention de la journaliste. La métaphore de la forêt calcinée revient à plusieurs reprises, et elle se trouve explicitée dans un flux de pensées de la journaliste qui compare les enfants des rescapés à d’improbables petits bourgeons sur un chêne calciné. Les autrices utilisent également des juxtapositions visuelles et des éléments surréalistes. Tel ce moment silencieux dans lequel les enfants de rescapés et les enfants de nazis se tiennent de part et d’autre d’une faille dans laquelle se trouvent les cadavres des Juifs exterminés, et ils y descendent pour s’occuper ensemble des cadavres. Ce moment poignant où Niklas Frank, fils de Hans Frank ministre du Troisième Reich (surnommé Bourreau de la Pologne) se couche à même le sol sur des photographies géantes des camps, en en prenant une pour s’en faire une couverture, alors qu’il évoque son sentiment de culpabilité, obsédé par les l’angoisse des Juifs qui allaient mourir. Ou Anne-Marie Levine, pianiste concertiste de New York, née pendant la nuit de cristal. Ses parents se sont enfuis la veille de l’invasion allemande en Belgique où elle est née, installés à Beverly Hills, ne parlant jamais de ce qui se passait en Europe : le lecteur la voit jouer un morceau de piano, trois longues chimères serpentines tournoyant autour d’elle, expression de son inconscient en souffrance du fait du malaise généré par les non-dits.
Le lecteur apprécie tout autant la narration visuelle en mode descriptif et concret. L’artiste réalise des dessins aux contours un peu simplifiés, tout en conservant un bon niveau de détails. Elle prête attention aux tenues vestimentaires, en respectant la mode de l’époque, ou la fonctionnalité. Elle s’attache à représenter les décorations intérieures avec attention : le salon très confortable dans lequel Annick visionne les cassettes vidéo, le bureau de travail de Geoffrey Hartman (1929-2016) à l’université de Yale, celui de Dori Laub (1937-2018, psychiatre et psychanalyste israélo-américain), une salle de concert où se produit la pianiste, l’appartement d’Edda Goering (fille de Hermann et Emmy Goering), un parloir en prison lors d’une visite à Hans Frank, un café, un restaurant, une salle de réunion à l’université allemande de Wuppertal où se rencontrent les enfants de rescapés et ceux de nazis à l’initiative de Dan Bar-On (1938-2008), etc. Elle représente avec la même solidité les environnements en extérieurs, allant des paysages traversés par la voie de chemin de fer, aux camps de concentration et d’extermination. Pour ces derniers, elle sait en retranscrire toute l’inhumanité et l’horreur, sans une once de voyeurisme. Le lecteur en ressort ému et affecté, ayant ressenti de l’empathie pour les souffrances évoquées par les survivants.
Le lecteur peut ressentir de bout en bout la fidélité aux articles originaux. Il assite à la démarche journalistique, il comprend la motivation de la journaliste, il découvre avec elle les travaux mémoriels. Il prend connaissance avec elle des témoignages, passages essentiels de transmission, et aussi de contact direct avec la réalité de ce qu’ont vécu ces personnes, du comportement des soldats. Il sait qu’il est loin d’éprouver par lui-même ces horreurs inimaginables, et dans le même temps il s’en trouve bouleversé. Il retrouve ou il découvre les différentes initiatives mémorielles. Il assiste à la mise en œuvre des captations vidéo. Il écoute avec Annick l’explication du professeur Geoffrey Hartman pour les archives vidéo Fortunoff. En particulier, lorsqu’il dit que : Chaque survivant a un besoin impérieux de dire son histoire pour parvenir à en réunir les morceaux. Besoin de se délivrer des fantômes du passé, besoin de connaître sa vérité enterrée pour pouvoir reconnaître le cours normal de sa vie. C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix. Il ne fait que perpétuer la tyrannie des événements passés. Il favorise leur déformation et les laisse contaminer la vie quotidienne. Le mensonge est toxique et le silence étouffe… Parler guérit, oui, mais seulement si on est écouté. Le récit non écouté est un traumatisme aussi grave que l’épreuve initiale. Le lecteur prend la mesure de la double peine que ce fut pour certains rescapés, l’histoire de Grete Munn (1922-2014) en fin de tome en est un témoignage d’une force terrassante. Il peut faire le lien avec les conséquences du silence dans une autre de ses formes pour d’autres crimes abjectes, évoqué par Théa Rojzman dans Grand Silence (2021) avec Sandrine Revel.
Une œuvre formidable sur les mémoires de la Shoah, autant sur les articles d’Annick Cojean, que sur les témoignages des survivants, de leurs enfants, des enfants des nazis, que sur plusieurs initiatives mémorielles dans les années 1990. Avec une narration visuelle riche et adaptée, les autrices font honneur à ces cinq articles, les font connaître à de nouvelles générations, illustrant le besoin de mémoire, et les modalités de sa mise en œuvre. Formidable.
Les amateurs de Chabouté ne seront pas déçus je pense. Un dessin réaliste toujours aussi net et une histoire plus contemplative je dirais sur le voyage préparé de longue date d'un homme solitaire et dévoué à son travail de nuit. Sauf qu'au lieu de partir loin comme il l'espérait, un concours de circonstances l'empêche de bouger donc il décide de loger à l'hôtel de l'autre côté de la place, en face de son appartement. Lui qui vit la nuit et dort le jour découvre la vie de son quartier et de ses habitants. Il s'amuse de quelques objets et y décèle une certaine poésie à la manière d'un Banksy.
N'ayant rien lu avant de l'histoire, je n'ai pas été spoilé du résumé de l'éditeur : "Le lendemain, David se réveille dans le corps de l'inconnue.". C'est quand même le twist que je n'attendais pas. Je pensai lire un roman graphique et ça tourne sur le fantastique. La suite, sans trop dévoiler, est une longue enquête pour savoir comment c'est arrivé, si c'est réversible, qui est la femme dont il a pris le corps, où est son ancien corps à lui etc. On déambule dans l'est de Paris, quartier Belleville principalement, le marché d'Aligre aussi dans cette recherche. On reconnait bien la ville et l'auteur y glisse quelques messages dans le décor (Free Gaza par exemple).
Un épais bouquin de 350 pages qui n'est pas si long à lire. Le style m'a rappelé certains auteurs américains, par exemple Daniel Clowes. Le manga Parasite m'est aussi venu à l'esprit. La fin peut être un chouïa déconcertante et éludée en quelques pages sans plus d'explications. En même temps David avait 2 choix principaux face à sa situation.
Je suis très surpris de cette lecture, qui part sur des chapeaux de roues et s'embarque dans une histoire aux tournants imprévisibles. Je suis très fan de la direction prise par l'histoire après ce premier tome !
Ce tome introductif est parfaitement bien exécuté, avec une histoire vite campée et des personnages bien inspirés. Le protagoniste est ce bretteur amateur de bon mots, protecteur des pauvres gens dans une cité ressemblant un peu à Venise, dans un contexte de magie et de questionnements sociaux. En quelques pages l'histoire prend un envol avec cette congrégation de révolutionnaires qui entendent changer les choses dans le monde. Et si l'on a du classique dans le début de l'aventure, très vite le récit semble accélérer jusqu'à une révélation finale surprenante et qui augure du bon pour la suite. J'ai accroché tout de suite à l'histoire et j'ai envie de voir la suite, qui est prometteuse.
Le tout est servi par un dessin qui est appréciable. Je n'ai encore rien lu de sa part mais la dessinatrice a un coup de crayon qui fait ressortir les scènes d'actions et les intérieurs, tout en ayant un trait global qui rappelle tout à fait les films de capes et d'épées, une esthétique vénitienne et les visuels marquants. L'ensemble est clair et lisible, dynamique et coloré, une lecture franchement agréable ! Je ne peux que recommander la lecture de ce premier tome qui promet pour la suite.
Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir…
C’est la troisième fois que je croise Mau sur un récit aussi noir après les très bons Au revoir Monsieur et Achevé d'imprimer. Et bien avec ce « Bonne nuit les Petits », on est là encore dans un récit à l’atmosphère oppressante, très noir.
Le récit est bâti sur l’entrecroisement de deux histoires, autour de deux personnages que tout semble opposer : Jeanne, une jeune femme qui se bat pour surnager au milieu de la mouise, et Fabrice, un jeune homme plein aux as et fêtard.
Jeanne est une battante, pleine d’envies, qui positive toujours, alors qu’elle ne croise que des beaufs, des gros nazes, et que patrons et mecs ne cherchent qu’à l’exploiter et « se la faire ». Plus on tourne les pages et plus l’univers de Jeanne est noir, même si elle garde toujours l’espoir de s’en sortir, cumulant les petits boulots, les castings. Les passages où nous croisons Fabrice, dilettante dilapidant le fric de son père dans des fêtes où la drogue, l’alcool et les prostituées déconnectent de la réalité sont autant de moments contrastant avec la vie glauque de Jeanne.
Si Mau développe une atmosphère de plus en plus étouffante, la chute – au moment de la rencontre de Jeanne et de Fabrice parvient à atteindre un degré supplémentaire en matière de noirceur, avec une chute pleine d’ironie et d’un humour très noir.
Lenglet accompagne bien ce récit, avec un dessin lui aussi très noir, parsemé de quelques nuances de gris.
J’espère que les scénarios de Mau ne sont pas trop inspirés de sa propre vie, car on a là quelque chose d’excessivement déprimant ! Mais j’ai encore une fois beaucoup aimé ma lecture, même si je place cet album légèrement en deçà des deux autres, cités plus hauts.
Note réelle 3,5/5.
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Lucy Loyd's nightmare
BD étonnante, sorte de délire méta sur la BD, sur la création et l'artiste, le tout dans un enrobage pop et gore, rappelant bien sur des BD américaines comme les fameux Tales of the Crypt et les comics pulp des années 50. Ça gicle, ça éclabousse, ça saigne et ça défonce à tout va, dans la joie et la bonne humeur ! Cette BD est un objet étonnant en lui-même, puisque cette Lucy Loyd n'existe pas (et qu'il n'est pas certain de la nature exact de l'auteur), tout en proposant une BD qui se contient elle-même, proposant une réflexion sur le média en lui-même. Au-delà de chaque histoire pulp avec une chute bien amenée et parfois très amusante, et surtout surprenante, il y a une trame principale reliant le tout, avec Lucy Loyd qui contrôle la narration et fait patienter les personnages, le tout étant finalement relié d'un bout à l'autre par une narration qui fait tout rejoindre, y compris des détails parfois anodins qui ont un payement final. A ce titre, la dernière histoire du petit crocodile en plastique est jouissive sur le rebouclage de narration. L'histoire est servie par le dessin, graphique et coloré dans la veine comics, mais toujours bien faite notamment dans la mise en page (comme les doubles pages) et avec l'attention aux détails qui fait la différence. C'est graphique, très graphique, mais ça marche du tonnerre y compris dans les variations de style (banlieue américaine, appart minables, ouest enneigé, etc ...). L'objet BD est très bien travaillé, avec cette dédicace finale en forme de pied de nez ultime d'un.e narrateur-trice qui nous dit qu'au final, c'est toujours lui-elle qui a le contrôle sur l'histoire, jusqu'au bout. Une BD étonnante, il faut le dire, assez vite lu mais avec ce petit détail qui fait la différence. Recommandée !
Mr. Crook !
Voila une lecture fraiche et déjantée, c'est le moins qu'on puisse dire ! Cette lecture est distrayante d'un bout à l'autre, servie par son dessin à la plasticité comique qui va jouer des cadrages, des têtes et des expressions pour rajouter ce petit effet amusant qui nous met dans la connivence de Crook, escroc de haut-vol, sorte d'Arsène Lupin gentleman qui sait se jouer de la haute société. Parce que cette bonne société sera bien représenté, avec tout ce qu'on peut imaginer de côté caricatural : gros messieurs à moustaches, femmes longilignes entremetteuses, imbécile certain de sa supériorité intellectuelle, colon arrogant ... C'est une brochette de ces messieurs très haut placés et certains de leurs bon droit, qu'on prend plaisir à voir manipulé comme des marionnettes par une trogne bonhomme et affable. Le récit est porté par ce monsieur Crook, figure amusante et bouffonne qui se rit des autres, se joue d'eux pour notre plus grand plaisir et montre tout les artifices nécessaires au lecteur pour qu'il soit en permanence dans la confidence. Cela dit, les surprises seront tout de même au rendez-vous dans le récit, et j'ai personnellement apprécié ce final qui reste sur une bonne note, avec toujours cette humeur malicieuse et guillerette. Amateur de Renard, dans le roman du même nom, des Pieds Nickelés ou d'Arsène Lupin, de tout ceux qui savent user leur cervelles et leur bonnes manières pour faire croire aux bonnes gens qu'ils sont les meilleurs, jusqu'à les détrousser entièrement, cette BD est pour vous. Le tout avec un dessin maitrisé et qui colle parfaitement à l'ambiance, jouant sur des cadrages cinématographiques tout en ayant un style déformant les personnages qui rappelle les cartoons. Le tout est plaisant à l’œil, plaisant à la lecture ... Non, vraiment, c'est du tout bon.
Le Jardin armé et autres histoires
David B. est un auteur original, et cet album le confirme. Il confirme aussi qu’il a du talent, que ce soit pour le graphisme ou pour la narration. L’album est un recueil de trois histoires (la dernière, « Le tambour amoureux » est inédite, les deux premières, « Le prophète voilé » et « Le jardin armé » ayant été prépubliées dans la revue Lapin de L’Association), la dernière pouvant se lire comme une suite de la précédente. Dans les trois histoires, il est question de luttes pour le pouvoir, mais surtout d’exigences religieuses, les deux étant souvent liées. Dans la première le calife fait face à une révolte menée par un « prophète voilé » - mais c’est aussi la révolte des régions perses contre les conquêtes arabes récentes, tandis que dans les deux suivantes, ce sont les révoltes hussites qui ont marqué le centre de l’Europe au XVème siècle qui offre le cadre du récit. En tout cas dans chaque histoire il est question de salut, le côté eschatologique est très présent, le paradis est cherché et questionné. Mais ce qui ajoute de l’intérêt aux récits, c’est bien sûr le dessin de David B., que j’aime beaucoup. Le rendu est à la fois moderne et proche de certaines imageries médiévales plus ou moins stylisées. Et, lui qui est amateur de surréalisme, il n’hésite pas à développer un fantastique qui s’en rapproche parfois. J’ai trouvé cet ensemble à la fois beau et intéressant, intelligent. Plein de références (religieuses, historiques). Une lecture hautement recommandable en tout cas.
Deep it
Peut-être un chouia moins accrocheur que Deep Me, mais MAM continue sur la même lancée, qui va sans doute dérouter et faire fuir les amateurs de BD classiques. Mais, même si j’ai du mal à me départir d’une attitude de groupie le concernant, force est de reconnaitre le talent de MAM. En effet, avec une économie de moyens en matière de dessin et de texte, il parvient à développer une histoire extrêmement dense, du moins dans les idées mises en branle. Une réflexion sur l’humanité et sa fin, sur l’IA, sur le rapport (ou les limites) entre les deux, sur ce que sont la vie et la mort : la longue dérive, ponctuée de dialogues plus ou moins philosophiques, à laquelle nous sommes conviés, donne à voir, mais surtout à penser. Ça n’est clairement pas de la BD de supermarché à consommation – et oubli – rapide, mais c’est une lecture enrichissante. Bien plus riche en tout cas que l’aspect « extérieur » (de la couverture au dessin – qui parvient quand même malgré ce minimalisme revendiqué à nous proposer de belles planches, même si l’esthétique a ici moins d’importance que sur Deep Me je trouve, en tout cas est moins marquante). Ça n’est clairement pas avec les « Deep » que je conseille de découvrir Marc-Antoine Mathieu (et, à tout prendre, ce ne sont pas du tout mes préférés), mais on a là quelque chose d’original et d’exigeant qui interpelle, intrigue, et m’a intéressé en tout cas. Note réelle 3,5/5.
Le Dernier été de mon innocence
L'idée de départ de cette histoire est une anecdote personnelle de l'auteur : alors qu'il se baladait dans le voisinage d'une maison qu'il s'apprêtait à acquérir dans un village, il a aperçu un groupe de jeunes en train de boire des bières et fumer des joints sous un lavoir. Il s'est alors interrogé sur le rôle joué par la seule fille du groupe, dans une zone où les perspectives sont essentiellement réservées aux hommes. il a aggloméré à cette réflexion des éléments personnels, des bouts de témoignages de son entourage sur telle ou telle expérience... La dernière BD d'Antonin Gallo, Détox, date de 2019. Il a bien sûr fait d'autres choses dans l'intervalle, mais on peut imaginer que la maturation et la réalisation de cette BD s'est étalée sur plusieurs années. Il a donc choisi l'un des sujets les plus difficiles qui soient, à mes yeux. La résilience d'une jeune femme après plusieurs traumatismes, dont un viol subi à l'adolescence, qu'elle n'a pas su qualifier ni gérer à l'époque, et qu'elle a tu pendant plus de vingt ans. L'autre traumatisme majeur de sa jeunesse est son entourage familial : les tensions entre ses parents, la maladie de sa mère, l'absence de son frère, l'ambiance trop rurale de son village d'enfance... Cela fait trop pour Chloé, qui décide de partir, et erre entre précarité et situation plus confortable, coups d'un soir et tensions avec la communauté skinhead... Mais Chloé a une capacité de résilience énorme, et finit toujours par se relever, plus forte, animée de nouvelles intentions, même si tout n'est pas rose. C'est aussi ça qui m'a séduit dans cette histoire : Antonin Gallo n'en rajoute pas dans le pathos, le crade (j'ai eu peur quand son héroïne a commencé à s'enfoncer dans la consommation de stupéfiants), et ne fait pas preuve d'angélisme non plus : son personnage central a des failles, son entourage aussi, mais celles-ci servent à avancer la plupart du temps. Il y a un souci énorme de réalisme dans les comportements, les évènements, les situations... L'auteur ajoute quelques effets graphiques pour amplifier certaines sensations, certains sentiments. Sans verser dans le psychédélisme, tellement tentant quand on parle de drogue... A la limite on va dire que je ne suis pas fan de sa mise en couleurs, difficile à identifier, entre les teintes pastel et différentes teintes de brun, mais ce n'était pas du tout un frein à la lecture. En résumé, une excellente BD sur un sujet casse-gueule, des dialogues et des situations ciselées pour une histoire somme toute ordinaire, mais aussi exemplaire, quelque part. Et une couverture magnifique. J'ai hésité entre le 4 et le 5 pour cet album. J'ai finalement choisi le 5, eu égard à la somme de travail et à son impact sur moi. Nonobstant ses petits (infimes) défauts.
Les Mémoires de la Shoah
C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix. - Ce tome contient une adaptation des cinq reportages réalisés par Annick Cojean pour le quotidien Le Monde en 1995. Son édition originale date de 2025. L’adaptation a été réalisée par Théa Rojzman pour le scénario, et Tamia Baudoin pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par la journaliste. Elle évoque les témoins bien vivants dans les années 1990, qui avaient vu des choses qu’aucun être humain ne devrait jamais voir, sa qualité de journaliste, à la fois chance et responsabilité, la conscience qu’il lui revenait d’enquêter sur les traces de cette mémoire vivante, de cette mémoire irremplaçable, fut-elle effilochée. Elle termine en évoquant son déplacement à Auschwitz, à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la libération des camps, avec Simone Veil (1927-1917). L’ouvrage se termine avec un dossier de quatorze pages comprenant une postface de Tal Bruttmann (historien français, spécialiste de la Shoah), et des articles sur les archives vidéo Fortunoff de témoignages de l’Holocauste à l’université de Yale, celles de la Shoah Foundation à l’université californienne de Californie du Sud), un entretien avec Tal Bruttmann réalisée par Cojean, un portrait de Grete Munn (1922-2014, rescapée des camps) par Cojean, et enfin une page sur la création du prix Albert Londres. Annick Cojean avance en titubant dans une forêt calcinée où il ne reste que des troncs dénudés. Elle continue de progresser et elle repère un bourgeon tout en haut d’une branche. Elle ramasse une échelle par terre et l’adosse au tronc pour atteindre le bourgeon. Elle le contemple de près et murmure qu’elle le cherchait, tout en en voyant d’autres sur d’autres arbres. L’année : 1994. L’an prochain, ce sera la commémoration des cinquante ans de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis. Ou en est-on ? Annick veut comprendre ce que l’on retient de la Shoah. Et ce qui se transmet dans les familles. Tout ce poids, cette responsabilité, pour les survivants ou leurs enfants, de faire vivre à nouveau la branche. Chapitre Un : Les voix de l’indicible. Annick Cojean descend du train à New Haven dans le Connecticut où elle est attendue et accueillie par une femme tenant une pancarte portant le nom de la journaliste. Elle lui souhaite la bienvenue, et la remercie de s’intéresser à ce programme de l’université de Yale. Une fois installées dans un bureau, l’hôtesse explique à Annick qu’elle va lui montrer quelques-unes de leurs vidéos. Des témoignages archivés depuis 1979 dans le cadre du programme Fortunate Video for Holocaust Testimonies. De très nombreux témoignages ont été recueillis aux États-Unis, en Israël et dans plusieurs pays d’Europe dont la France. Trois mille rescapés ont parlé malgré l’extrême difficulté de dire, de raconter, de se souvenir. Parler pour sortir d’un silence toxique, pour soi-même, mais aussi pour la mémoire collective. Elle doit bien comprendre qu’ils ont pris le temps et le soin d’élaborer ce programme. Elle n’en verra que le résultat, mais il suit un protocole exigeant mis en place par des équipes de psychologues et de sociologues. Ce ne sont pas de simples interviews… Le texte de la quatrième de couverture indique clairement la nature de l’ouvrage : transposer les cinq articles de la grande reporter Annick Cojean en bande dessinée, en respectant les mémoires des survivants, de leurs enfants et des enfants de nazis, mémoires encore bien vivantes et actuelles. Un projet assez particulier : à la fois une transposition d’articles de journaux, à la fois un ouvrage supplémentaire sur la Shoah. En fonction de sa familiarité avec le sujet, le lecteur peut s’interroger sur son envie de lire une bande dessinée sur ce sujet, forcément grave, et peut-être un de plus. Les autrices racontent la démarche de la journaliste en la mettant en scène, avec ses projets, ses interrogations, ses réactions, ce qui rend immédiatement les reportages plus vivants et plus accessibles. Il découvre dans l’introduction que ces reportages trouvent leur source dans l’étonnement de la journaliste qu’en 1995 on parlait si peu de la Shoah, que le génocide nazi n’ait été qu’effleuré au lycée sans aucune résonnance avec ce qui se passait au présent, qu’il ne soit pas central dans l’enseignement et le débat public. Dans son introduction, elle écrit : Ce n’était pas si vieux ! C’était documenté ! Il y avait des films, des photos, des journaux, des récits, des centaines de milliers d’archives. Et surtout il y avait des témoins bien vivants. Il s’agissait de les écouter. Dans sa postface, Tal Bruttmann contextualise également ces articles : l’émergence de la mémoire de la Shoah, ils traitent de plusieurs des initiatives mémorielles visant à redécouvrir un passé que certains voulaient reléguer dans l’ombre, ce qui reflétait à quel point la question travaillait les sociétés. Le lecteur peut également entamer l’ouvrage sans avoir conscience de ce contexte et de ces intentions. Il a le plaisir de découvrir une vraie bande dessinée, plutôt qu’un texte illustré. La séquence d’ouverture comporte trois pages, et seulement deux phylactères, les images portant la majorité de la narration. Qui plus est dans une scène à la fois onirique et métaphorique. Les autrices ont réalisé un vrai travail de transposition, utilisant plusieurs spécificités de la bande dessinée, sans trahir l’intention de la journaliste. La métaphore de la forêt calcinée revient à plusieurs reprises, et elle se trouve explicitée dans un flux de pensées de la journaliste qui compare les enfants des rescapés à d’improbables petits bourgeons sur un chêne calciné. Les autrices utilisent également des juxtapositions visuelles et des éléments surréalistes. Tel ce moment silencieux dans lequel les enfants de rescapés et les enfants de nazis se tiennent de part et d’autre d’une faille dans laquelle se trouvent les cadavres des Juifs exterminés, et ils y descendent pour s’occuper ensemble des cadavres. Ce moment poignant où Niklas Frank, fils de Hans Frank ministre du Troisième Reich (surnommé Bourreau de la Pologne) se couche à même le sol sur des photographies géantes des camps, en en prenant une pour s’en faire une couverture, alors qu’il évoque son sentiment de culpabilité, obsédé par les l’angoisse des Juifs qui allaient mourir. Ou Anne-Marie Levine, pianiste concertiste de New York, née pendant la nuit de cristal. Ses parents se sont enfuis la veille de l’invasion allemande en Belgique où elle est née, installés à Beverly Hills, ne parlant jamais de ce qui se passait en Europe : le lecteur la voit jouer un morceau de piano, trois longues chimères serpentines tournoyant autour d’elle, expression de son inconscient en souffrance du fait du malaise généré par les non-dits. Le lecteur apprécie tout autant la narration visuelle en mode descriptif et concret. L’artiste réalise des dessins aux contours un peu simplifiés, tout en conservant un bon niveau de détails. Elle prête attention aux tenues vestimentaires, en respectant la mode de l’époque, ou la fonctionnalité. Elle s’attache à représenter les décorations intérieures avec attention : le salon très confortable dans lequel Annick visionne les cassettes vidéo, le bureau de travail de Geoffrey Hartman (1929-2016) à l’université de Yale, celui de Dori Laub (1937-2018, psychiatre et psychanalyste israélo-américain), une salle de concert où se produit la pianiste, l’appartement d’Edda Goering (fille de Hermann et Emmy Goering), un parloir en prison lors d’une visite à Hans Frank, un café, un restaurant, une salle de réunion à l’université allemande de Wuppertal où se rencontrent les enfants de rescapés et ceux de nazis à l’initiative de Dan Bar-On (1938-2008), etc. Elle représente avec la même solidité les environnements en extérieurs, allant des paysages traversés par la voie de chemin de fer, aux camps de concentration et d’extermination. Pour ces derniers, elle sait en retranscrire toute l’inhumanité et l’horreur, sans une once de voyeurisme. Le lecteur en ressort ému et affecté, ayant ressenti de l’empathie pour les souffrances évoquées par les survivants. Le lecteur peut ressentir de bout en bout la fidélité aux articles originaux. Il assite à la démarche journalistique, il comprend la motivation de la journaliste, il découvre avec elle les travaux mémoriels. Il prend connaissance avec elle des témoignages, passages essentiels de transmission, et aussi de contact direct avec la réalité de ce qu’ont vécu ces personnes, du comportement des soldats. Il sait qu’il est loin d’éprouver par lui-même ces horreurs inimaginables, et dans le même temps il s’en trouve bouleversé. Il retrouve ou il découvre les différentes initiatives mémorielles. Il assiste à la mise en œuvre des captations vidéo. Il écoute avec Annick l’explication du professeur Geoffrey Hartman pour les archives vidéo Fortunoff. En particulier, lorsqu’il dit que : Chaque survivant a un besoin impérieux de dire son histoire pour parvenir à en réunir les morceaux. Besoin de se délivrer des fantômes du passé, besoin de connaître sa vérité enterrée pour pouvoir reconnaître le cours normal de sa vie. C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix. Il ne fait que perpétuer la tyrannie des événements passés. Il favorise leur déformation et les laisse contaminer la vie quotidienne. Le mensonge est toxique et le silence étouffe… Parler guérit, oui, mais seulement si on est écouté. Le récit non écouté est un traumatisme aussi grave que l’épreuve initiale. Le lecteur prend la mesure de la double peine que ce fut pour certains rescapés, l’histoire de Grete Munn (1922-2014) en fin de tome en est un témoignage d’une force terrassante. Il peut faire le lien avec les conséquences du silence dans une autre de ses formes pour d’autres crimes abjectes, évoqué par Théa Rojzman dans Grand Silence (2021) avec Sandrine Revel. Une œuvre formidable sur les mémoires de la Shoah, autant sur les articles d’Annick Cojean, que sur les témoignages des survivants, de leurs enfants, des enfants des nazis, que sur plusieurs initiatives mémorielles dans les années 1990. Avec une narration visuelle riche et adaptée, les autrices font honneur à ces cinq articles, les font connaître à de nouvelles générations, illustrant le besoin de mémoire, et les modalités de sa mise en œuvre. Formidable.
Plus loin qu'ailleurs
Les amateurs de Chabouté ne seront pas déçus je pense. Un dessin réaliste toujours aussi net et une histoire plus contemplative je dirais sur le voyage préparé de longue date d'un homme solitaire et dévoué à son travail de nuit. Sauf qu'au lieu de partir loin comme il l'espérait, un concours de circonstances l'empêche de bouger donc il décide de loger à l'hôtel de l'autre côté de la place, en face de son appartement. Lui qui vit la nuit et dort le jour découvre la vie de son quartier et de ses habitants. Il s'amuse de quelques objets et y décèle une certaine poésie à la manière d'un Banksy.
Le Cas David Zimmerman
N'ayant rien lu avant de l'histoire, je n'ai pas été spoilé du résumé de l'éditeur : "Le lendemain, David se réveille dans le corps de l'inconnue.". C'est quand même le twist que je n'attendais pas. Je pensai lire un roman graphique et ça tourne sur le fantastique. La suite, sans trop dévoiler, est une longue enquête pour savoir comment c'est arrivé, si c'est réversible, qui est la femme dont il a pris le corps, où est son ancien corps à lui etc. On déambule dans l'est de Paris, quartier Belleville principalement, le marché d'Aligre aussi dans cette recherche. On reconnait bien la ville et l'auteur y glisse quelques messages dans le décor (Free Gaza par exemple). Un épais bouquin de 350 pages qui n'est pas si long à lire. Le style m'a rappelé certains auteurs américains, par exemple Daniel Clowes. Le manga Parasite m'est aussi venu à l'esprit. La fin peut être un chouïa déconcertante et éludée en quelques pages sans plus d'explications. En même temps David avait 2 choix principaux face à sa situation.
Don Juan des Flots
Je suis très surpris de cette lecture, qui part sur des chapeaux de roues et s'embarque dans une histoire aux tournants imprévisibles. Je suis très fan de la direction prise par l'histoire après ce premier tome ! Ce tome introductif est parfaitement bien exécuté, avec une histoire vite campée et des personnages bien inspirés. Le protagoniste est ce bretteur amateur de bon mots, protecteur des pauvres gens dans une cité ressemblant un peu à Venise, dans un contexte de magie et de questionnements sociaux. En quelques pages l'histoire prend un envol avec cette congrégation de révolutionnaires qui entendent changer les choses dans le monde. Et si l'on a du classique dans le début de l'aventure, très vite le récit semble accélérer jusqu'à une révélation finale surprenante et qui augure du bon pour la suite. J'ai accroché tout de suite à l'histoire et j'ai envie de voir la suite, qui est prometteuse. Le tout est servi par un dessin qui est appréciable. Je n'ai encore rien lu de sa part mais la dessinatrice a un coup de crayon qui fait ressortir les scènes d'actions et les intérieurs, tout en ayant un trait global qui rappelle tout à fait les films de capes et d'épées, une esthétique vénitienne et les visuels marquants. L'ensemble est clair et lisible, dynamique et coloré, une lecture franchement agréable ! Je ne peux que recommander la lecture de ce premier tome qui promet pour la suite.
Bonne nuit les petits
Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir… C’est la troisième fois que je croise Mau sur un récit aussi noir après les très bons Au revoir Monsieur et Achevé d'imprimer. Et bien avec ce « Bonne nuit les Petits », on est là encore dans un récit à l’atmosphère oppressante, très noir. Le récit est bâti sur l’entrecroisement de deux histoires, autour de deux personnages que tout semble opposer : Jeanne, une jeune femme qui se bat pour surnager au milieu de la mouise, et Fabrice, un jeune homme plein aux as et fêtard. Jeanne est une battante, pleine d’envies, qui positive toujours, alors qu’elle ne croise que des beaufs, des gros nazes, et que patrons et mecs ne cherchent qu’à l’exploiter et « se la faire ». Plus on tourne les pages et plus l’univers de Jeanne est noir, même si elle garde toujours l’espoir de s’en sortir, cumulant les petits boulots, les castings. Les passages où nous croisons Fabrice, dilettante dilapidant le fric de son père dans des fêtes où la drogue, l’alcool et les prostituées déconnectent de la réalité sont autant de moments contrastant avec la vie glauque de Jeanne. Si Mau développe une atmosphère de plus en plus étouffante, la chute – au moment de la rencontre de Jeanne et de Fabrice parvient à atteindre un degré supplémentaire en matière de noirceur, avec une chute pleine d’ironie et d’un humour très noir. Lenglet accompagne bien ce récit, avec un dessin lui aussi très noir, parsemé de quelques nuances de gris. J’espère que les scénarios de Mau ne sont pas trop inspirés de sa propre vie, car on a là quelque chose d’excessivement déprimant ! Mais j’ai encore une fois beaucoup aimé ma lecture, même si je place cet album légèrement en deçà des deux autres, cités plus hauts. Note réelle 3,5/5.