Les derniers avis (2 avis)

Par gruizzli
Note: 4/5
Couverture de la série Descender
Descender

Eh bien, je ne m'attendais pas à un tel genre de récit. C'est de la space opera avec pas mal de folklore (créatures étranges, robots, monde bizarre et un peu de magie à la fin) dont le récit porte pas mal de mystère qu'on ne demande qu'a éclaircir par la suite. L'histoire tiens sur six tomes denses, emportant dans la lecture très très facilement jusqu'à un final que je n'attendais pas réellement. Je peux directement commencer par quelques défauts mineurs de la série, comme la nécessité pour les auteurs de poser un contexte intriguant et des personnages avant de consacrer un tome entier (le troisième) à leur passé et leurs motivations. Cette façon très sérielle de raconter est assez caractéristique du format, qui doit rapidement embarquer le lecteur dans l'histoire et prend ensuite le temps de poser les bases lorsqu'on est plus avancé et que l'on ne risque pas de devoir interrompre la série en lassant le lecteur. Mais de fait, je trouve ça dommage que tout le passé arrive d'un bloc et sur un seul volume plutôt que par petites touches disséminées. D'autre part, si je vois bien le récit aller d'un point à un autre, il y a quelques lacunes dans le récit et quelques moments qui semblent un peu improvisés sur le fil du récit, donnant parfois lieu à des mystères non-résolus ou des détours pas nécessaires avant de revenir à l'intrigue principale. C'est dommage, mais pas spécialement désagréable au fil de la lecture. Puisque je le répète, la lecture est fascinante et prenante. Tout au long des six volumes, j'ai suivi ces personnages en attendant la suite, même si certains m'ont moins plus que d'autres (Qu'on dont j'ai du mal à comprendre les motivations tout du long). Et l'histoire rend tout le monde attachant surtout dans les faiblesses, finissant sur un récit étrangement sombre dont le propos semble être bel et bien l'incapacité de l'humain à entretenir des liens corrects avec les autres (et en eux-même). Il y aurait quelques réflexions à mener sur le thème des robots, central au récit, et qui semble inspiré des récits de Asimov mais dans une réflexion plus actuelle. Le dessin va en phase avec le tout, maniant à merveille les tons de blancs omniprésent et les couleurs par touches, les têtes des créatures qui donnent un contexte spatial en rappelant parfois des genres à la Star Wars, dans des environnements futuristes bien trouvés. C'est beau à voir, les couvertures ont du cachet d'ailleurs et l'ensemble est clair et lisible tout du long. Une très bonne série de SF, que je recommanderais par son caractère unique dans le scénario, ses thématiques globalement bien amenées et ses personnages en souffrances, paumé dans un monde dangereux qui ne va pas bien. Je ne suis pas sur de quelle métaphore Jeff Lemire s'est emparé (même si j'ai ma petite idée) mais ça marche jusqu'au bout. Tout au plus, je regrette la fin un peu trop ouverte pour une suite (Ascender) qui n'étais pas nécessaire et aurait pu être plus subtile. Mais même avec ça, je ne peux que vous recommander !

17/09/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Sous les écorces
Sous les écorces

Rêver de l’horizon, observer, étudier… et ne pas cesser de s’émerveiller. - Ce tome contient un récit complet, une forme de correspondance dessinée entre un homme et une femme, tous les deux artistes. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Edmond Baudoin & Aurore Bize. Il comporte quatre-vingt-deux pages de bande dessinée, en noir & blanc. Un dessin d’arbre, puis un dessin avec un plus grand angle, et les mots d’Aurore Bize : Te souviens-tu de ce dessin ? Nous l’avions fait à deux, la première fois où tu étais venu marcher dans ces chemins qui n’étaient pas encore les miens. Je les découvrais avec toi. Tes traits et mes traits s’y mêlent et pourtant je peux voir clairement lesquels sont les tiens et lesquels sont les miens. Tu m’apprenais à regarder, à choisir. Je sens encore le soleil de cette fin d’hiver. Je sens encore ton odeur et ta veste chaude contre moi. J’ai commencé à tracer maladroitement. Tu as pris la feuille et tu as fait pousser le dessin. Juste comme ça, quelques souffles, quelques coups de pinceau. L’essentiel. La vie. Je vois comme mes branches étaient encore rigides, comme les tiennes dansaient dans le vent. C’est cette liberté du geste, cette sensualité, que j’admirais, que je cherchais. Un dessin d’arbres et de sous-bois, puis des arbres sans végétation au pied, puis une zone naturelle sans arbre, et les mots d’Edmond Baudoin : Il y a en toi Aurore, un devenir avec les arbres. Le dialogue qui se crée avec eux quand tu les dessines s’entend. Je l’écoute quand je regarde tes dessins. Tu me dis ne pas être satisfaite de ce que tu fais, comme pour le paysage ci-dessus, tu ne le seras jamais. Pour moi c’est pareil. Pourtant on va continuer tous les deux dans ce livre, continuer de nous approcher au plus près de l’impossible. Approcher l’impossible. Dessiner, peindre, écrire, danser, c’est comme s’aimer avec les bouches, les peaux, les sexes. C’est toucher à la seconde qui contient tout, et tout perdre l’instant d’après, par la faute d’un trait de trop, d’une note de musique qui grince, d’un geste inopportun. C’est notre condition, notre humanité. C’est pour ça que les Grecs ont inventé les dieux et demi-dieux. Pour y arriver à travers eux. Aurore reprend : Oui, Edmond, nous allons essayer à tous les deux de nous approcher de cet impossible. Il y a longtemps que nous voulions travailler ensemble, mais la distance et nos vies si remplies nous ont obligés à laisser mûrir nos idées et m’ont permis de continuer à faire pousser mon dessin. Et maintenant, je te retrouve dans notre chemin. Dessins de feuilles et un chemin. Aurore continue : Je marche seule dans les collines. Je m’arrête parfois pour dessiner un peu. Garder une trace. Travailler mon geste. Avec la contrainte du temps, je vais à l’essentiel. La présence du paysage, le vent, les nuages, le soleil, libèrent ma pensée et mes sens. Dans ces moments de solitude choisie, je suis libre d’écrire et dessiner dans ma tête. Les caresses du soleil et du vent sont comme les baisers de mes amants. Tout mon corps est éveil. Comme je suis bien là-haut dans le vent. C’est grisant. Le vent me lave. De temps à autre, Edmond Baudoin réalise une bande dessinée en collaboration avec un autre artiste : quatre albums avec Jean-Marc Troubet, dit Troubs (Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez en 2011, Le goût de la terre en 2013, Humains - La Roya est un fleuve en 2018, Inuit en 2023), La Diagonale des jours (1992) avec Tanguy Dohollau, Les Yeux dans le mur (2003) avec Céline Wagner, La Traverse avec Mariette Nodet en 2019, Au pied des étoiles (2024) avec Emmanuel Lepage. Comme d’habitude, sa conception de la bande dessinée induit une grande liberté dans la forme, en l’occurrence, une alternance d’illustrations réalisées soit par lui, soit par Aurore, le plus souvent une par page, parfois deux, parfois une illustration s’étalant sur une double page, et pourtant une sensation de bande dessinée. À la lecture, il est possible parfois de déceler l’influence d’Edmond dans un dessin d’Aurore et réciproquement, la dessinatrice indiquant au début qu’il a pu en être ainsi ponctuellement. Cet ouvrage reprend l’habitude établie dans les précédentes collaborations : Baudoin utilise des lettres capitales manuscrites pour ses textes, Bize écrit en minuscules, avec une police de caractère de type informatique. La narration alterne les dessins et les textes de l’un avec ceux de l’autre. Il s’établit un véritable dialogue, l’un répondant à l’autre, et réciproquement tout du long de la bande dessinée. Le lecteur ressent une progression narrative, qui va au-delà d’une discussion informelle. Conscient de la nature de l’ouvrage, le lecteur se laisse porter par le flux de la discussion, tout en admirant les dessins. Baudoin indique que leur objectif est de dessiner des arbres. En effet, les différents dessins ont pour objet la nature, le plus souvent avec des arbres. Très peu de dessins comportent un être humain : la silhouette de Baudoin, la silhouette d’Eustacia Vye (un personnage du roman Le Retour au pays natal, 1878, de Thomas Hardy, 1840-1928), la silhouette de Louison (le fils d’Aurore), le corps d’Aurore elle-même. Alors le lecteur admire le paysage, ou plutôt les paysages successifs. Des arbres, des montagnes, des prairies, encore des arbres. S’il a déjà lu certaines BD de Baudoin, il en reconnaît immédiatement le trait de pinceau : gras épais, parfois complété par des traits fins, un assemblage d’une justesse épatante, surnaturelle même. Des représentations souvent épurées, transcrivant la vie de l’arbre dans sa silhouette, dans certaines textures, dans le déploiement de ses formes, de ses branches, une capacité extraordinaire à rendre justice à ces organismes vivants, à leur histoire personnelle qui a façonné leur développement. Par comparaison, les dessins d’Aurore Bize semblent s’inscrire dans un registre plus descriptif, plus proche de la réalité physique de ce que voit l’œil. Le lecteur perçoit qu’elle progresse dans son art au fil des séquences, s’éloignant un peu des apparences pour saisir la vie dans les arbres. Accolés à ces dessins qui donnent à voir les arbres dans la manifestation de leur vie, se trouvent de courts textes, dans lesquels les auteurs développent leurs réflexions, leurs échanges. Le lecteur apprécie de suivre un dialogue construit : une suite d’anecdotes et d’idées. De manière organique et élégante, Aurore et Edmond évoquent la nature de leur projet, leur envie de collaborer de longue date, leur relation. Le lecteur se sent invité et accepté dans l’intimité de leur relation, évoquée avec pudeur. Il ressent le fait qu’ils aient probablement été amants, même si cela n’est pas dit de manière explicite. Leur bienveillance réciproque rayonne littéralement de leurs échanges, ainsi que leur profonde humanité, leur amour et leur respect de l’être humain. Ainsi, ce qui apparaît tout d’abord comme une discussion entre deux artistes, avec des collaborations discrètes de l’un sur les dessins de l’autre, acquiert une dimension narrative pour ce qui est de l’histoire passée de leur relation, et une dimension réflexive, dénuée d’aigreur ou de la forme de conservatisme que l’on pourrait attendre du fait de leur âge. Ils expriment leur inquiétude pour l’avenir de l’humanité, sans cynisme ou résignation, sans se targuer d’avoir vu les choses empirer. Tout de même, voilà un projet singulier de dessiner des arbres pour parler de leur pratique de l’art du dessin, de leur impossibilité d’être satisfait de leur dessin tout en continuant d’essayer de s’approcher de cet impossible, d’évoquer également la manière dont s’exprime leur amour, leurs démarches pour comprendre l’autre sexe, ou encore ce monde mortifère qui pèse dans leurs têtes et dans leurs corps. Tout en découvrant les pages, le lecteur garde le titre en mémoire : Sous les écorces. C’est Baudoin qui l’écrit : alors j’ai de la haine à mon égard, parce que je ne sais pas descendre dans ses racines (celles de l’arbre), passer derrière son écorce. Dessiner les arbres va plus loin qu’un exercice complexe de transcription de l’histoire vécue par un être vivant dans un simple dessin. L’une et l’autre ont pour ambition de transcrire l’enchevêtrement des possibles, une quête di vivant par le dessin. Charge au lecteur de lire les dessins et d’établir un ou plusieurs liens avec ce que dit le texte. Aurore Bize écrit : Un même dessin peut raconter plusieurs histoires. Baudoin se demande : Une même image peut être lue de combien de façons ? L’un et l’autre font le constat de l’ambivalence des textes et des images, concepts développés dans les théories de la réception et de la lecture, par exemple par l’école de Constance. Au fil de la discussion, les autres envies de ces créateurs s’égrènent : garder une trace, répandre son émotion. Le sujet de l’arbre incarne en fait une recherche de la vie en l’autre, y compris les êtres humains, que Baudoin dessine régulièrement au travers de portraits pendant ses voyages, et que Bize dessine également. Cette recherche constitue également l’expression de leur amour : chercher la vie en l’autre, aimer en témoin non en maîtrise, comprendre l’autre. D’un côté l’un et l’autre ont conscience qu’il leur est de plus en plus difficile de se vider la tête ; de l’autre côté, ils conçoivent que le temps du dessin est comme une danse, une forme de résistance contre un monde mortifère. Cette pratique leur permet de rejeter toute catégorisation qui étouffe l’être, de témoigner de la vie, de chanter l’humanité Une discussion entre deux créateurs, sous la forme d’une bande dessinée, ou tout du moins d’une succession de dessins avec la voix intérieure de l’un et de l’autre qui court en alternance. Une bande dessinée, ou une succession d’illustrations associées à des réflexions en réponse à celles précédant ? En filigrane, il apparaît bien une trame narrative, celle qui évoque avec discrétion l’histoire de la relation, et celle qui évoque le développement de leurs réflexions. Le lecteur se prend rapidement d’amitié pour ces deux auteurs, pour leur chaleur humaine authentique. Il tombe sous le charme de l’incroyable densité de ce qu’expriment leurs représentations d’arbres. Il les écoute avidement parler de l’art du dessin de la rencontre et de l’altérité, de l’expression de leur amour, du sens qu’il donne à leur art, de leur espoir en la vie. Comme le conclut Edmond Baudoin : Les paysages se déconstruisent et reconstruisent eux aussi. Rien n’est immuable, même pas l’éternité. C’est notre chance. Nous pouvons ainsi continuer à rêver de l’horizon.

17/09/2025 (modifier)