Renoncer aux choses qui l’ont rendu malade.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Chadia Loueslati pour le scénario et par Nina Jacqumin pour des dessins. Il comprend cent-trente-sept pages de bande dessinée, en bichromie, avec quelques touches parcimonieuses de couleur rouge, de ci, de çà. Le tome se termine avec un texte sous forme d’un paragraphe d’une douzaine de lignes, émanant de La ligue contre le cancer. Puis vient la page de remerciements des deux autrices. Cette bande dessinée présente la particularité d’être dépourvue de dialogues et de textes, à l’exception de l’onomatopée Kof, indiquant qu’un personnage est en train de tousser. Les personnages ne sont pas nommés dans le récit ; ils seront appelés Lui & Elle pour le couple principal.
En pleine nuit noire : un raclement de gorge se fait entendre, puis une petite toux, puis d’énormes toussotements inextinguibles. Elle allume la lampe de chevet et se tourne vers Lui, en lui tendant un verre d’eau. Il le prend alors qu’elle se sert contre lui. Il se retourne sur son oreiller, et Elle éteint la lumière. Au matin, Elle est déjà sous la douche lorsqu’il se réveille. Il se lève, marche jusqu’à la cuisine, se retrouve plié en deux par une quinte de toux. Une fois qu’elle est passée, il se redresse et prend une cigarette dans le paquet. Il s’installe à la table pour fumer tranquille, avec sa tasse de café. Elle lui demande d’aller sur la terrasse, ce qu’il fait bien volontiers en savourant chaque inspiration. Il finit par écraser son mégot dans un cendrier qui déborde déjà. Il va ensuite prendre sa douche. Alors que l’eau coule, il se racle la gorge ce qui déclenche une nouvelle quinte de toux qui l’oblige à s’assoir dans le bac à douche. Elle est prête et elle passe la tête par la porte pour lui dire au revoir.
Lui sort à son tour, et il fume une nouvelle cigarette en se rendant jusqu’à l’abribus. En attendant, il en profite pour s’en allumer une petite, avec deux petits toussements. Le bus arrive. Il monte à bord, et se tient debout. Il tousse un peu, ça passe vite. Il arrive au boulot, et il voit deux trois personnes en train de s’en griller une devant l’entrée : il se joint à eux et fait de même. Une fois sa cigarette terminée, il pénètre dans l’immeuble et prend l’ascenseur. Il est pris d’une quinte de toux inextinguible dans la cabine. Arrivé à son étage, il se dirige rapidement vers les toilettes, pour prendre un peu d’eau. Puis il rejoint son poste informatique pour travailler. Au bout d’un certain temps, un collègue vient lui taper sur l’épaule pour lui proposer d’aller en fumer une. Il l’accompagne, et ils papotent avec deux autres déjà en train de fumer. Le midi, il va s’assoir sur un banc au soleil et reprend une cigarette qu’il fume tranquillement. Il repart en oubliant son sandwich intact sur le banc. Il fait quelques pas et est saisi d’une nouvelle quinte de toux de faible intensité. Il se rend à la pharmacie pour acheter des pastilles, et il en prend une en sortant. Il retourne pour son après-midi de travail. Un peu après quinze heures, il sort fumer une cigarette, retrouvant son collègue fumeur dehors.
Le texte de la quatrième de couverture promet : Une histoire sans parole, d’un amour puissant et addictif, où les souvenirs et les cauchemars s’entremêlent et finissent pas partir en fumée. Le lecteur commence par découvrir l’illustration de couverture qui semble promettre que le personnage principal peut être la fumée, ou bien la cigarette elle-même. La première planche est composée uniquement de deux cases de même taille, avec les onomatopées. Le lecteur tourne la page et il découvre les deux personnages principaux : représentés dans une veine réaliste avec un degré de simplification dans les contours, complétés par les nuances de gris. Lui : un monsieur dans la trentaine, peut-être plus proche de la quarantaine, une silhouette longiligne, un peu plus grand que la normale, une barbe fournie, des vêtements passepartouts, un boulot pas désagréable vraisemblablement avec une forte composante alimentaire. Autant d’éléments visuels qui définissent sa personnalité : calme, gentil, sans histoire, aimant, facilement dans l’acceptation, c’est-à-dire sans colère ou agressivité. Elle : une jeune femme discrète, aimante également, attentionnée et inquiète pour son conjoint, une silhouette banale et des tenues vestimentaires sans éclats, une gentillesse spontanée. Le lecteur a l’occasion de les voir adolescents : tout aussi normaux et agréables. L’absence de mots rend les autres personnages un peu effacés, et tout aussi normaux et a priori sympathiques.
Faute de mots, toute la narration de l’histoire repose sur l’artiste. Outre l’apparence des personnages, le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour eux. La direction d’acteurs appartient au registre naturaliste, avec des touches parcimonieuses d’accentuation de type pantomime pour rendre plus apparent un état d’esprit ou un ressenti physique. La dessinatrice sait faire passer les émotions avec sensibilité et justesse : l’inquiétude pleine de sollicitude d’Elle alors que lui se retourne pour dormir, le moment de plaisir tranquille alors que lui savoure une inspiration de fumée sur le balcon, son acceptation de tousser régulièrement sans inquiétude particulière d’habitude et la démarche toute simple d’aller acheter une pastille pour la toux. Son début d’inquiétude lorsqu’il se rend compte qu’il y a un peu de sang dans sa main après avoir toussé, etc. La justesse des acteurs prend encore de l’ampleur lors du retour en arrière à l’adolescence : Lui essaye sa première cigarette, puis recommence pour des raisons sociales d’appartenance et de séduction. La mise en scène le comportement des personnages expriment à la perfection ces enjeux, les élans et les hésitations du cœur, le comportement social qui en découle.
De la même manière, la dessinatrice fournit un travail impressionnant et juste pour donner à voir les différents environnements, et activités des uns et des autres. Ainsi le lecteur peut voir la chambre d’Elle & Lui avec sa décoration intérieure, l’aménagement de leur cuisine et de leur salon, les rues de la banlieue assez propre, le poste de travail très impersonnel de Lui au bureau, l’importance des jardinières et de la végétalisation dans cette ville, le caractère spacieux de la salle d’attente aux urgences, l’aire de jeux squattée par les adolescentes, un lycée très banal, le pavillon des parents, la chambre d’hôpital, etc. Certaines représentations peuvent apparaître un peu simplifiées, pour autant chaque décor est présent tout le temps, et chaque endroit présente des particularités qui attestent de sa fonction et de sa personnalité. Le récit comprend également trois séquences oniriques également muettes, tout aussi parlantes. La première montre Lui en train de se débattre dans des volutes de fumée envahissantes sur fond noir, une très belle expression de son inconscient. La seconde se déroule également sur fond noir, une métaphore formidable de l’angoisse générée par le rapport de Lui aux autres, dans la vie en société. La dernière montre la réalité de la consommation cumulée de cigarettes au fils des années, peut-être des décennies : une visualisation saisissante.
Au vu du ton dans l’acceptation, des crises de toux de plus en plus rapprochées, du résultat de la première consultation chez le médecin, le lecteur finit par être plus réceptif aux nuances de gris et de sépia, qu’aux zones de blanc qui vont d’ailleurs en s’amenuisant. Il prend conscience qu’il est très réceptif à la banalité du quotidien mis en scène : pas de dramatisation versant dans la tragédie, pas de pathos, juste les petits faits de tous les jours. Il en sait relativement peu sur le personnage principal, encore moins sur sa compagne, si ce n'est qu’ils ne semblent pas mariés car ils ne portent pas d’alliance. Dans le même temps, il se retrouve dans les petits gestes de la vie : prendre son petit-déjeuner, se laver, travailler au bureau devant un ordinateur, prendre les transports en commun, conduire, s’assoir sur un banc dans un parc, etc. Inconsciemment, il a déjà intégré quelle serait l’issue inéluctable du récit, ce qui le rend peut-être encore plus réceptif aux émotions éprouvées par Elle et Lui. De manière tout aussi inconsciente, l’image de couverture s’est imprimée dans son esprit : le rôle principal est bien tenu par la cigarette omniprésente, ou plutôt la succession incessante de cigarettes jusqu’à cette image en pleine page où Lui se tient sur un monticule de cigarettes, avec quelques briquets jetables venant apporter une touche de couleur.
Deux des séquences oniriques mettent en évidence cette compagne de tous les jours depuis l’adolescence : la cigarette. S’il a déjà eu l’occasion de lire une description d’un comportement obsessionnel, le lecteur en retrouve des symptômes de ci de là. Il apparaît que la journée de Lui s’articule autour des moments pour fumer : c’est un premier symptôme. Lorsque Lui oublie son sandwich sur un banc, c’est un autre symptôme attestant que fumer est devenu plus important que se nourrir, faisant même oublier cet acte vital. Lui passe également par une phase, assez courte, de déni quant à la gravité de sa maladie qui en est déjà à un stade avancé. La troisième séquence onirique, très émouvante, met en lumière rétrospectivement que le déni s’est installé insensiblement et qu’il était présent depuis des décennies : il y a longtemps que Lui a dépassé le stade de perte de contrôle sur la quantité de cigarettes. D’un autre côté, il a conservé son aptitude à en apprécier certaines. Les séquences viennent également montrer comment la dépendance au produit s’est installée, par quel phénomène émotionnel, et que déjà les signes étaient présents dès les premiers temps avec l’accident.
Un récit sans parole pour montrer un fumeur rattrapé par la maladie. Une narration visuelle qui raconte toute l’histoire, avec sensibilité et finesse. Une mise en scène sans pathos, dans un registre factuel, générant une douce empathie, et une tristesse qui monte au fur et à mesure que le lecteur accompagne cet être humain aussi normal qu’attachant. Triste.
Après « Le Petit Frère », où il évoquait l’accident tragique qui avait emporté son jeune frère dans les années 70, Jean-Louis Tripp s’attaque à un autre (gros) morceau de son passé familial. Cette fois-ci, c’est son « papa », Francis, qui est au cœur de ce très beau roman graphique. Et vu la taille du livre (350 pages), on se dit qu’il y avait un besoin impérieux de la part du « fiston » de raconter l’histoire de ce personnage haut en couleurs, avec ses failles et ses contradictions.
C’est ainsi que l’auteur va partir de sa propre enfance pour dresser le portrait de son père. Le livre commence par un rêve perturbant où il s’imagine en train de l’ensevelir sous la terre après l’avoir étranglé… une scène qui pose la tonalité du récit, résumant les sentiments ambivalents qui pouvaient parfois l’assaillir lorsque le paternel s’opposait à ses choix, comme par exemple lorsque le vélo de course dont il rêvait à Noël avait été remplacé par le modèle le plus ringard…
Grâce à un dessin très détaillé, ce portrait ambitieux nous emmène dans ces années 60-70 où tous les ressorts d’une nostalgie sans trace de mièvrerie sont activés, et cela ne manque pas de charme. Tripp nous détaille notamment plusieurs anecdotes assez croustillantes où l’on découvre un Francis très énergique, par exemple lors des vacances à la mer où, suite à une panne ayant immobilisé la Dauphine toute neuve, ce roi du système D réussit à ressusciter une vieille 4CV de substitution (une vraie ruine !), pour le plus grand bonheur des enfants. Celui-ci, par ailleurs communiste revendiqué (à une époque où le PC avait encore le vent en poupe), montre un visage émerveillé durant une escapade en RDA, à la limite du déni malgré les lourdeurs administratives aux frontières ou les queues devant les magasins sous-approvisionnés.
Ce fils d’enseignants qui fut aussi l’élève de son père en 6ème, ne cherche pas à enjoliver le personnage lorsqu’il le montre en proie à de terribles sautes d’humeur, ou qu’il relate ces engueulades magistrales avec son épouse, qui ne manquait pas de lui tenir tête. Mais Jean-Louis ne fait ici qu’évoquer le plus objectivement et le plus sincèrement possible l’image qu’il a conservé de son géniteur, et même s’il avait des choses à lui reprocher, cette bio ne comporte aucune acrimonie. La tendresse qu’il laisse émerger envers cette « statue du commandeur », avec toutes ses fissures, révèle que ce livre n’est en fin de compte qu’un exutoire menant au pardon et à la reconnaissance vis-à-vis d’un homme qui malgré ses maladresses ne voulait que le bien de ses enfants. D’ailleurs, lui-même ne cherche pas non plus à se mettre en valeur et ne nie pas sa part de responsabilité dans l’éloignement qui s’était accentué au fil des années (« Depuis toujours, je suis celui qui part », p.322), mais se pose plutôt des questions à l’égard de celui qu’il confessait ne plus reconnaître vers la fin de ses jours, notamment à cause de la maladie. Ce père, à qui il avait pu faire quelques aveux quelques années avant sa mort et qui s’était dit prêt à consulter un psy, même s’il ne le ferait jamais, ce père, à l’image de cette génération d’hommes « qui gardaient pour eux leurs blessures profondes et leurs espoirs perdus ».
Grâce à un dessin d’un réalisme étourdissant, très fouillé, à la tonalité très chaleureuse — l’auteur de « Magasin général » n’a plus grand-chose à prouver quant à son talent —, « Un père » est non seulement un très bel hommage mais aussi un étonnant témoignage historique (oui !), très immersif et captivant à la fois, où les personnages y sont dépeints de façon très expressive. La mise en page demeure quant à elle toujours maîtrisée. Tripp a opté globalement pour le noir et blanc, ne recourant à la couleur que pour certains éléments d’une case ou certains passages, d’une portée toujours signifiante.
« Un père », C’est une tranche de vie ordinaire devenue un portrait passionnant, authentique et très vivant, sous l’œil d’un fils réconcilié non seulement avec son paternel mais aussi avec lui-même. Une histoire à la fois joyeuse et tragique, pleine de tendresse, où l’humour n’est pas en reste. La fin de l’album se conclut sur cette photo qui résume plutôt bien le personnage. Et, si l’on n’oublie pas de déplier le rabat de quatrième de couverture, on pourrait bien tomber en extase devant la photo du magnifique slip de bain très vintage de Francis, celui-là même qu’il portait lors de l’édifiante séquence suisse (mais je n’en dirai pas plus !).
King Kong louchait.
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Ce tome contient une histoire complète, approchant de l’autofiction, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2005. Il a été réalisé par Céline Wagner, en collaboration avec Edmond Baudoin. Il comprend quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’ouvre avec une introduction sous la forme d’un entretien avec les deux auteurs répondant à huit questions. À quel public La patience du grand singe s’adresse-t-il ? Comment est né La patience du grand singe ? Pourquoi être entré dans ce jeu ? Edmond se voit-il en père spirituel ? Pourquoi un gorille ? Le personnage qui vit dans Gorille, n’est-ce pas une allusion à Gavroche qui vit dans l’éléphant de la place de la Bastille ? En quoi l’histoire de La patience du grand singe se connecte à l’histoire de Céline ? S’il fallait attribuer un genre à La patience du grand singe ? Les deux auteurs avaient déjà collaboré pour Les Yeux dans le mur (2003).
Un grand centre commercial avec des enseignes connues, et son immense parking. D’énormes panneaux publicitaires de part et d’autre de la voie qui y mène. Alors que son père conduit, Céline observe les clôtures, les panneaux. Elle lui demande s’il est sûr qu’à l’époque de la préhistoire, il n’y avait rien. Il répond que oui, c’est-à-dire il y avait des choses, mais rien de tout ce qu’elle voit aujourd’hui. Elle insiste : Même pas un briquet ? Il confirme : Rien… Les hommes marchaient pieds nus. Ils peignaient avec de la terre sur les murs des grottes. Il y a longtemps, plus de trente mille ans. Les scientifiques auraient même retrouvé des traces de pas d’enfants près des parois… Quand il a découvert la peinture, l’homme n’était plus un simple prédateur. Pour la première fois, il exprimait un univers intérieur, plein de rite, de jeu et d’imagination. Comme un petit matin après la nuit des temps.
Céline et son père sont arrivés à la zone commerciale : ils se garent au parking, et descendent de voiture. Elle se tient devant l’énorme singe de plusieurs étages de haut, et elle demande à son père s’il croit qu’on est obligé de mourir. Celui-ci répond qu’elle a tout le temps, elle devra mourir quand elle sera une vieille dame, dans soixante-dix ans peut-être plus. Elle trouve que ça fait bientôt. Il ajoute que ce n’est pas pareil, qu’il lui reste moins de temps, trente ans environ. Elle s’exclame : Ho non ! Il la rassure : elle n’a pas à s’inquiéter, ils n’y sont pas encore, et puis quand elle sera une femme, tout cela lui fera moins peur. Pour changer de sujet, il lui suggère de regarder King Kong, le grand singe décoratif. Ça ne l’enthousiasme pas, de toute façon, c’est un faux. Elle n’est pas contente, parce que bientôt ils vont mourir. Elle a dix ans, il ne lui reste que six fois à vivre ce qu’elle a déjà vécu ; c’est pas beaucoup, et tout le temps où elle était bébé ne compte pas. Son père lui fait remarquer qu’on a le droit de désapprendre à compter. Ils observent ensemble le gigantesque singe. Elle lui demande s’il est sûr que c’est un faux. Il répond : Non, regarde ses narines, elles bougent. Et il se met à rire.
S’il appartient à la catégorie de ceux qui lisent l’introduction avant la bande dessinée, le lecteur prend connaissance de la nature du récit, avec la première réponse de Baudoin. Il explique qu’avant ce récit, il y a eu l’histoire entre Céline et lui. Elle le fascinait aussi par ses origines, cette banlieue, un monde tellement éloigné du sien qu’il ait voulu le peindre. Cela a donné Les yeux dans le mur, où il dessinait selon ses réparties, il n’inventait pas les bulles. Dans La patience du grand singe, tout est inversé. Céline a tout écrit et tout dessiné. Après il n’a fait que coller le personnage du père sur quelque chose qui était déjà dessiné. C’est un jeu très complexe et ce n’est pas tout à fait une œuvre à quatre mains. Il s’agit donc d’une œuvre particulière dans la bibliographie de ce créateur : l’éditeur José Jover et lui ont sciemment choisi de se servir de la locomotive Baudoin pour l’éditer, avec la chance que cela soit un peu plus vu. C’est aussi une histoire d’amour qui se prolonge. L’autrice confirme que ça l’a mise en confiance quand Baudoin a mis mille paires de gants pour lui proposer sa collaboration, en disant que peut-être que s’il faisait quelque chose dans le livre de Céline, juste l’effleurer, ils auraient plus de chance de le publier. Elle ajoute qu’il n’y a pas de problème d’orgueil entre eux. Enfin, l’un et l’autre expliquent qu’ils ont autant appris dans leur rapport, en particulier Edmond par la volonté d’exister de Céline, et elle par l’action de transmission d’Edmond.
Ainsi prévenu, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un ouvrage conçu par Céline Wagner, relatant une facette de son enfance, transformée par le prisme de la fiction, ou de l’autofiction, un genre qu’elle qualifie du terme : Introspection surréaliste. Le récit se déroule dans un temps ramassé sur une journée : se rendre au centre commercial, et évoquer cet immense fac-similé d’un gorille, que la fille et le père ont tôt fait d’appeler King Kong. Pour le lecteur ayant quelques décennies au compteur, cette effigie pourra évoquer celle du groupe commercial Mammouth (1968-1996) qui mettait cet animal en avant comme point de repère, même s’il s’agissait de grands panneaux publicitaires, et pas de statues. Le regard du lecteur s’arrête sur la couverture, à la composition évoquant le principe du collage, entre ces éléments qui semblent sans rapport : King Kong en couleurs, la fille et le père en noir & blanc, l’immeuble en couleurs derrière, et le ciel aux couleurs étranges, le titre en blanc comme barrant l’image, et les noms des auteurs en jaune vif. Puis il plonge dans les pages intérieures, pour une sensation étrange. Les dessins présentent une forme de naïveté qu’il est possible d’associer aussi bien à une œuvre de jeunesse qu’au caractère enfantin du personnage principal qui est encore une enfant. Il retrouve cette naïveté dans les représentations des voitures, des affiches publicitaires, dans le corps de la fillette et de ses expressions, parfois dans certaines attitudes du père, etc. Dans le même temps, il découvre des représentations découlant d’un regard adulte : un arbre magnifique, des minéraux, un crâne, les animaux dans le vivarium, l’extérieur de la zone commerciale, etc.
Partagé entre ces deux sensibilités, enfantine et adulte, le lecteur fait rapidement l’expérience également de rapprochements visuels, à caractère onirique, et parfois psychologique. Ils peuvent prendre la forme du détournement des panneaux publicitaires avec des marques revisitées, ou des logos modifiés (La vache qui rit en animal horrifique fait vraiment peur). Ils peuvent également relever du dispositif de collage : le crâne placé en surimpression des peintures rupestres, les fourmis formant un point d’interrogation géant, une sorte de rébus surréaliste quand le père effectue une déduction sur la présence d’une personne à l’intérieur de King Kong, la tête de girafe d’une chaîne de magasin de jouets, etc. Des rapprochements pouvant relever de l’allégorie, comme les fourmis en lieu et place des traits de visage des consommateurs poussant leur caddie. Des dessins plus primitifs pour évoquer les forces de la nature, telles les fumées d’un volcan ou un véritable torrent se déversant du ciel d’orage. La narration visuelle porte ainsi une grande part de ressentis, de sensations. Le lecteur se rend également compte de la diversité des constructions de pages, certaines très inventives : souvent des cases de la largeur de la page avec ou sans bordure, parfois des éléments d’une case qui débordent sur une autre, des symboles mathématiques, une page avec huit cadres contenant chacun quatre cases pour un effet extraordinaire de synthèse et de concentration des éléments, etc.
L’histoire s’avère simple et linéaire : la fille finit par écouter ce que le père sait du King Kong, et de l’individu qui habite à l’intérieur. Une fois devenue jeune femme, elle aura l’occasion de pénétrer dans cette statue géante. Ce fil narratif sert de support à des discussions abordant divers thèmes : la préhistoire et l’art rupestre, le caractère récent de tout ce que peut voir Céline de part et d’autre de la route (il n’y avait rien de tout cela à la préhistoire), une discussion sur la durée de vie (elle toute jeune la trouvant trop courte, le père relativisant avec le recul des décennies passées), l’importance relative des rats par rapport aux serpents ou aux êtres humains, le temps que ça prend pour savoir dessiner (toute une vie, mais la nature est bien faite : quand on meurt, on est fatigué de dessiner), la véritable nature de l’Être Mystérieux qui habite le King Kong, la raison pour laquelle la laideur fait peur. Ainsi, se dessine l’évolution de Céline. Le lecteur retrouve bien ce qu’elle annonce dans l’entretien en ouverture : Ses parents étaient séparés et son père était le seul lien qu’elle avait avec la poésie, la littérature. Dans le même temps, le lecteur peut interpréter ce qu’elle dessine comme l’expression de sa vie intérieure, c’est-à-dire bien plus que la simple représentation d’objets ou de décors. Les affiches et les slogans déformés, les éléments représentés par différence avec ceux absents : tout témoigne de sa vie intérieure, de ses associations d’idées, des images qui s’impriment durablement dans son esprit, en particulier de manière inconsciente. En cela, la séquence du bain devient une évidence, alors qu’elle rêvasse de dauphins, dont elle rapproche la forme des frites que lui prépare son père, et dont l’odeur vient lui titiller l’odorat. Il est également possible de voir les fluctuations de durée comme une expression de son inconscient, quand elle s’imagine revenir à des temps préhistoriques pour pouvoir rencontrer le mystérieux habitant de King Kong.
Selon toute vraisemblance, l’éditeur avait bien raison en suggérant à l’autrice d’accepter la présence de Baudoin pour attirer plus de lecteur. Les réponses aux questions dans l’introduction annonce honnêtement qu’il s’agit plus d’une bande dessinée d’elle que de lui, tout en étant également une prolongation de leur relation. Elle parvient à merveille à restituer l’émerveillement propre aux enfants, rendant possible cette fable sur un Être Mystérieux logeant dans le grand singe, avec une narration visuelle en apparence enfantine, et très construite et sophistiquée dans le fond. Un conte pour adulte, du réalisme poétique nourrissant une introspection surréaliste.
J'ai longtemps cru avoir déjà lu cet album, sans doute parce que je le confondais avec Katharine Cornwell du même auteur, dont le style graphique est très proche et dont l'héroïne partage une certaine ressemblance avec celle-ci. En réalité, je ne l'avais jamais ouvert, principalement à cause de son titre et de sa couverture, qui me donnaient l'impression d'une histoire pesante, trop noire, centrée sur une femme d'une grande beauté sombrant dans une folie déchirante. Une fausse impression, car même si les deux protagonistes sont psychiquement fragiles, et que la femme s'adresse à elle-même comme à une sœur jumelle, ils restent tous deux lucides, ancrés dans la réalité et conscients de leur situation. Leur rencontre a d'ailleurs quelque chose de bouleversant, presque à la manière de Sur la route de Madison... sans la romance, ou du moins, sans son évidence.
Le dessin de Marc Malès constitue le premier atout de cet ouvrage. Malgré des corps parfois trop allongés ou des poses un peu figées, il se dégage de son trait une élégance indéniable. Son noir et blanc évoque à la fois les grandes heures du comics américain de l'âge d'or et l'esthétique plus rugueuse des auteurs latins comme Hugo Pratt ou José Muñoz. Certaines planches sont de véritables compositions rétro, pleines de caractère, qui parviennent à exister sans jamais s'effacer derrière des dialogues pourtant abondants. Le visuel ne se contente pas d'illustrer : il impose une ambiance, il suggère, il soutient.
Par contre, aucune des couvertures ne m'a convaincu. Comme dit plus haut, celle de l'édition originale dans la collection Tohu-Bohu me rebutait franchement. Et celle de la réédition de 2015 n'a pas grand chose à voir avec l'essentiel du contenu et surtout représente un gros et inutile spoiler, même si celui-ci était très prévisible.
Après une introduction un peu difficile à aborder pour qui, comme moi, n'apprécie guère les récits centrés sur la folie ou les dérives mentales, le récit gagne en intensité dès l'instant où les deux héros se croisent. Leur relation se tisse avec justesse, sans détours inutiles. Les dialogues sont sobres, francs, et permettent de mieux cerner ces deux êtres cabossés qui, peu à peu, deviennent plus proches, plus humains. Le lecteur en vient à espérer quelque chose pour eux, pas forcément un amour classique, mais une forme d'apaisement, une connexion réelle entre deux solitudes qui se reconnaissent. L'intrigue, bien construite, ne dévie jamais vers le mélodrame facile et se termine sur une note à la fois douce et amère, équilibrée et juste.
Au final, cet album mérite largement d'être redécouvert, débarrassé de ses apparences trompeuses. Sous une couverture peu engageante se cache une œuvre délicate et touchante, servie par un dessin exigeant et une narration sincère. Une belle surprise.
Décidément, Benoît Collombat a le tour pour trouver des sujets d'enquêtes qui me passionnent.
Ici, c'est une enquête sur le meurtre de la militante anti-apartheid Dulcie September qui n'a jamais été élucidé et qui cacherait de gros secrets d'états. Il faut dire qu'on en va pas juste avoir une biographie de Dulcie, un résumé de l'enquête qui n'a rien trouvé et des pistes sur qui sont les responsables et les complices de cet assassinat: on va aussi voir l'hypocrisie de la France qui continuait de faire du commerce avec l'Afrique du Sud malgré l'embargo, l'historique des relations entre ses eux pays et bien plus encore !
C'est donc un documentaire un peu lourd qu'on ne peut pas lire d'une traite, à moins d'avoir plusieurs heures de libres. Je pense que certains lecteurs risquent de s'ennuyer, mais moi je trouve cela passionnant parce que cela parle d'affaires d’État, de relations internationales et des ravages du capitalisme avec toutes ces entreprises qui n'ont aucun problème pour faire des affaires avec les pires régimes. Il y a des passages qui vont choquer, quoique je ne suis pas du tout surpris par ce que j'ai lu. C'est aussi un bon rappel historique que pendant plusieurs années Nelson Mandela était vu par plusieurs que comme un terroriste et des élus (et pas seulement ceux d'extrême-droite) pouvaient vanter le régime d'Apartheid.
J'ai trouvé cet album bien complet et captivant à lire, malgré la quantité d'informations que le lecteur doit digérer.
Une société qui se lézarfe
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Ce tome comprend les épisodes 1 à 4 de la minisérie, initialement parue en 2003, formant une histoire complète, relativement indépendante (il faut connaître les caractéristiques principales du premier épisode des Fantastic Four pour l'apprécier). Le scénario est de James Sturm, les dessins et l'encrage de Guy Davis. Robert Sikoryak dessine et encre les cases consacrées au comics de Vapor Girl.
Le récit commence par deux pages de texte dans lesquelles James Sturm explique qu'il s'est rendu compte que Stan Lee et Jack Kirby avaient basé les personnages des Fantastic Four sur des membres de sa propre famille ayant réellement existé. Viennent ensuite une reproduction des pages 9 à 13 de l'épisode 1 de la série Fantastic Four, initialement paru en 1961.
L'histoire commence en 1958, alors que le professeur Reed Richard étudie le comportement de molécules étranges. Il reçoit la visite d'un groupe d'étudiant dont un certain Adrian Lampham assez critique et impertinent. Susan Sturm se conduit en épouse modèle, en veillant sur son petit frère depuis le décès de leurs parents, et en s'occupant des tâches domestiques dans le foyer de Reed Richards (même s'ils ne sont pas mariés). Johnny Sturm zone dans les rues, avec Rich Mannelman son meilleur ami. Ben Grimm est une célébrité locale dans son quartier, entraineur de boxe, apprécié de ces dames (en particulier Myrna, sa compagne du moment).
Quand le lecteur commence sa lecture, il perçoit nettement l'influence d'Alan Moore dans la forme du récit. James Sturm inscrit cette histoire dans une époque déterminée, il rédige des textes venant étoffer le concept de départ qui est que les Sturm, Richards et Grimm étaient des individus ayant vraiment existé, qui auraient servi de modèles à Jack Kirby et Stan Lee pour créer la dynamique familiale des Fantastic Four.
Le lecteur a le plaisir de (re)découvrir les dessins à l'élégance discrète de Guy Davis, dessinateur attitré de la série BPRD pendant plusieurs années, de 2003 à 2011. Ce dessinateur combine une apparence surannée (adaptée aux années 1950), avec un aspect évoquant des croquis rapides (pour une impression de spontanéité), et un degré de précision épatant. Il recrée les années 1950 avec une fidélité et une authenticité sans faille, qu'il s'agisse des vêtements, des constructions, des sous-vêtements (le soutien-gorge de Susan), des véhicules, etc.
Alors même que le lecteur éprouve l'impression donnée par des dessins vite-faits, il constate dans le même temps que le langage corporel est mesuré et expressif, que les individus ont des morphologies variées et réalistes. Guy Davis conçoit des mises en scène qui évitent les suites de têtes en train de parler, au profit de la gestuelle des individus, de leurs déplacements permettant d'avoir d'autres aperçus de leur environnement. Guy Davis est donc un metteur en scène très compétent, doublé d'un accessoiriste intelligent. La reconstitution s'avère passionnante sans être envahissante ou écrasante. La direction d'acteurs est aussi discrète que parlante, le lecteur s'attachant immédiatement à chacun des personnages.
Alors que le titre laisse présager un lien très fort avec les superhéros des Fantastic Four (les fameuses molécules instables dont sont faits leurs costumes), le lecteur constate rapidement que ce récit est plutôt l'occasion de dresser un portrait de la société des États-Unis en 1958, à l'amorce d'une évolution sociale significative.
James Sturm commence par montrer que Susan Sturm se trouve à l'étroit dans son rôle de femme au foyer. Ben Grimm ressent un malaise existentiel, en ressentant ses limites d'individu sans espoir d'évolution. Johnny Sturm ne trouve pas sa place dans l'establishment, pas plus que son ami Rich Mannelman. Reed Richards regrette déjà que Susan Sturm ne lui soit pas inféodée, comme une dépendance au service de sa propre carrière.
James Sturm évoque cette période de l'histoire des États-Unis avec habilité. Susan Sturm lit Peyton Place (1956) de Grace Metalious. Johnny rencontre Joey King qui mène une vie de beatnik et qui lit Sur la route (1957) de Jack Kerouac. Il ne s'agit pas d'une reconstitution de surface. Le scénariste met en scène des problèmes de société (style de vie alternatif, homosexualité, femme au foyer, délinquance juvénile, femme battue, main baladeuse) en montrant en quoi ces caractéristiques sont inacceptables, soit par l'establishment, soit par les victimes. Il montre comment le carcan castrateur de la société de l'époque commence à présenter des fissures, annonciatrices de bouleversements culturels majeurs. De ce point, cette reconstitution est très réussie, et parlante.
Du coup, le lecteur a du mal à comprendre pourquoi le scénariste accorde la même importance à inscrire son récit dans la mythologie Marvel. Il est donc fait référence au premier comics des Fantastic Four. Stan Lee et Jack Kirby font une apparition dans une soirée donnée par les Richards. Il est question de la place sociale des artistes de comics (et même du statut d'un lettreur). Plus pointu, Sturm intègre des références à l'histoire des comics Marvel, à l'époque où cette entreprise n'existait pas encore et portait un autre nom. C'est le cas par exemple de la référence à Patsy Walker, personnage de comics à destination d'un lectorat féminin (bien avant qu'elle ne soit intégrée à l'univers partagé Marvel, comme superhéroïne).
Le sous-texte de ces références à Marvel (Ben Grimm parle aussi de sa tante Petunia) semble insister sur le fait que les comics Marvel sont le produit de cette époque révolue. Plus pernicieux, le fait que Stan Lee ait fait des Fantastic Four une famille soudée contre vents et marées semblent signifier qu'il évoquait un âge d'or révolu, une époque bénie où la cellule familiale constituait une valeur sûre (enfin surtout pour les hommes intégrés à la société, avec des revenus suffisants).
Au final, le lecteur ressort séduit par cette reconstitution visuelle des États-Unis de la fin des années 1950, convaincu par le portrait des lézardes sociales, mais un peu décontenancé par le rattachement forcé aux personnages Marvel. Quatre étoiles si le lecteur est venu pour les Fantastic Four. Cinq étoiles si le lecteur accepte que les thèmes du récit sont assez forts pour faire oublier ce lien imposé de force entre les Sturm et les Storm.
Il y a plusieurs siècles, les géants de Thulé ont confié au peuple picte la mission de protéger l'humanité du retour des hirudinées, de sombres créatures venues d'ailleurs qui pourraient ravager la Terre. Bien des générations plus tard, les pictes, déjà affaiblis par les Gaëls, doivent faire face à une nouvelle menace : les légions romaines, menées par une sorcière carthaginoise décidée à briser le sceau protecteur pour libérer les monstres.
Les Ombres de Thulé s'inscrit pleinement dans la tradition de la Sword & Sorcery, dans la lignée d'un Conan le Cimmérien de Robert E. Howard, avec une touche moderne incluant des entités qui ne dépareraient pas dans l'univers de Lovecraft. On y retrouve tous les ingrédients du genre : guerriers farouches, sorciers et sorcières impitoyables, rituels anciens, peuples mythiques comme les Hyperboréens ou les Atlantes, le tout transposé à l'époque de l'invasion romaine du nord de la Grande-Bretagne. L'ajout d'éléments de mythologie celtique évoque également le Sláine de Pat Mills.
L'album offre un vrai plaisir de lecture, porté par une narration dynamique. La première partie, rapide et dense, installe les enjeux et développe jusqu'au bout les manipulations de la sorcière, tandis que la seconde se concentre sur une lutte acharnée pour empêcher la destruction du monde.
Graphiquement, c'est une réussite. Le dessin, très généreux, propose de vastes décors, des personnages expressifs et des créatures spectaculaires. On sent l'implication totale du dessinateur, qui livre un travail impressionnant. Dommage que la couverture trop basique dans sa mise en scène ne rende pas tellement hommage à la qualité visuelle du contenu.
Certes, l'intrigue reste simple, axée avant tout sur l'action et le suspense, mais cette simplicité est assumée et efficace. Les rebondissements fonctionnent, l'univers est riche, et l'ensemble parvient à captiver sans temps mort.
Même si certains ressorts sont trop classiques, j'ai envie de saluer cette BD au-delà de la moyenne, pour sa sincérité et son efficacité. Elle va droit au but, en respectant les codes des récits de Sword & Sorcery et de Dark Fantasy, tout en y injectant une dose d'horreur cosmique.
J'adore l'univers proposé dans cette série, j'adorerais un JDR dans cet univers.
J'aime l'originalité des quelques pages à lire dans chaque album, les dessins, les couleurs sont vraiment immersifs et léchés.
J'aime le côté Game of Thrones où il ne faut pas trop s'attacher aux personnages qui ont souvent un destin tragique (spoilers alert).
Le lien entre les albums est subtil et on sent que l'histoire n'en est qu'à ses débuts, il y a un véritable potentiel narratif pour peu que certains personnages perdurent... Comme Yaretsi par exemple.
Bref je conseille cette série.
Elle occupe une place singulière dans mon cœur cette bd.
À chaque fois que je la parcours, j’ai l’impression d’avoir un storyboard sous les yeux avant qu’il ne se transforme en film d’animation. C’est un style de dessin qui foisonne et qui vit par ces paysages forestiers omniprésents et ces couleurs à la fois douces et vibrantes. J’aime également le trait, avec ces détails fins et cette attention si minutieuse sur certains visages. Je pense ne surprendre personne ayant commenté ici en disant que j’aime particulièrement le visage de Viviana avec ces coulées de larmes noires comme de la suie. C’est une femme qui a subi des violences et qui a perdu l’amour de sa vie, Beldie. Au delà de la douleur de lui avoir survécu et d’être désormais seule, elle portera les traces de son deuil sur son visage, une marque qui ne pourra jamais s’effacer, même après l’arrivée de Martino dans sa vie.
Dès le début de l’histoire, nous sommes happés par la composition qui se jouera en miroir via des notions au premier abord contraires mais qui se révèlent en réalité complémentaires (naissance/mort, rejet/renaissance, perte/transmission, communauté/émancipation, masculin/féminin). La figure de la sorcière jouit aussi de cette symétrie très contemporaine (femme diabolique/femme émancipée, libre). En cela, elle n’est pas aussi caricaturale qu’on pourrait le penser puisqu’elle a l’avantage de poser un cadre reconnaissable et universel (d’un point de vu occidental tout du moins), marquant une rupture forte dans notre façon de penser l’autre, ici notamment la femme et la place qu’on lui attribue. Viviana et Beldie ne sont pas punies pour être des sorcières, elle sont punies pour avoir transgressé leur place, d’avoir voulu s’exercer à la libre-pensée, loin des dogmes religieux et des injonctions de leur communauté. Elles ont voulu être des femmes plus libres, on les a enchaîné à l’image de sorcière afin de susciter la peur et le rejet.
C’est aussi une bd qui aborde la question du genre sous un angle différent, à savoir la manière dont nous façonnent les personnes importantes pour nous. En fait, la question qu’aborde cette bd serait celle-ci : quelles sont les personnes qui nous aident à nous définir ?
C’est à travers les yeux de Martino que nous aurons une réponse à cette question. Si ce petit garçon est rejeté pour ce qu’il n’a pas choisi d’être, à savoir albinos, il va alors décider de devenir une personne nouvelle auprès des personnes qui l’acceptent et le soutiennent. Pour cela, il va se reconstruire à travers les yeux bienveillants de Viviana. Cette reconstruction sera double, puisqu’elle aidera Viviana à apaiser son deuil : « On peut s’aider à vivre » lui dit-elle. C’est ainsi qu’il va aspirer à vivre comme une femme, plus précisément comme ces femmes, ces sorcières, sa nouvelle famille. Il adopte leur mode de vie, apprend d’elles l’herbologie pour se soigner, à cultiver et cuisiner pour être auto-suffisant, à s’habiller comme elles, à aimer comme elles.
Vous l’aurez compris, tout au long de l’histoire, Martino qui deviendra Rebis, n’aura pour modèle bienveillant que des femmes. Sa mère et ses sœurs tout d’abord, puis Viviana et les amies de celle-ci, mais aussi le souvenir de Beldie, personnage à part entière dont l’aura s’incarnera à travers Rebis. Comme une touche d’espoir, la perpétuation d’un cycle de tolérance et de liberté.
À me lire, on pourrait croire que la bd raconte avec un fort parti pris et sans subtilités que les femmes sont les seuls bons exemples à suivre. Je ne pense pas que le message soit aussi tranché. Si la question du genre est diluée dans le récit, c’est pour montrer que la façon dont on se définit si l’on est entouré par de bonnes personnes se fait naturellement. Face à son mal-être, Martino aspire a devenir un être au féminin, Rebis, parce que les seuls exemples aimants et bienveillants qu’il ait jamais connu sont des femmes, tout simplement. Rebis choisit cet espace de sororité avant tout parce qu’iel si sent bien. On pourrait donc reprocher au récit de ne pas introduire un personnage masculin plus empathique et compréhensif dans la balance. Pourtant ce serait oublier que parfois nous n’avons pas toujours la possibilité d’élargir nos relations, que nous sommes longtemps confrontés aux mêmes schémas néfastes (familiaux notamment) avant de pouvoir s’en extraire en allant vers ceux qui leur sont opposés.
Pour conclure, Rebis, au delà de son terme latin signifiant littéralement « chose double », désigne également un processus alchimique de transformation qui vise à unifier deux choses, autrement dit le masculin et le féminin. Comme si l’idée était de créer un parfait équilibre, se sentir en phase avec soi, avec tout ce qui nous définit en tant que femme et en tant qu’homme. En bref, posséder une juste part des deux côtés pour mieux s’accepter, se comprendre et comprendre les autres. Comme quoi, la bd ne rejette pas le masculin finalement ! :p
La forme est assez aride, et peut au départ rebuter certains lecteurs. En effet, il n’y a pas vraiment de construction romanesque, et l’album se présente formellement comme une enquête, posant des questions, et présentant quelques protagonistes, témoignages et hypothèses. Il y a très peu de décor, les pages sont souvent occupées – au milieu d’un grand blanc – par des personnages (parfois seulement leur visage). Mais voilà, j’encourage les lecteurs à dépasser ces quelques freins potentiels, car cette enquête est vraiment intéressante.
Elle s’attaque à l’un des nombreux scandales des années De Gaulle, à savoir l’enlèvement en plein Paris – et le meurtre – de l’opposant marocain Ben Barka, homme engagé auprès des mouvements indépendantistes, révolutionnaires et tiers-mondistes. C’est dire si, au milieu des années 1960, il s’était fait des ennemis partout dans le monde. En commençant par certains milieux en France, et bien sûr l’autocrate marocain (« ami de la France » Hassan II), qui a commandité l’opération. Tout cet arrière-plan, bien rappelé, est intéressant, et donne du relief à cette affaire, qui aurait pu n’être « que » sordide ».
Malgré l’acharnement et la volonté de la famille de Ben Barka et de quelques juges intègres, les auteurs – qui se sont très solidement documentés – ne peuvent avancer que des hypothèses (très crédibles), sur le déroulement des faits, et sur l’action de tous les intervenants.
Mais les policiers et autres proches des services secrets français ayant participé de près ou de loin à cette « disparition » n’ont jamais été réellement inquiétés, comme les commanditaires marocains. Et les Présidents de la République qui se sont succédé depuis De Gaulle n’ont montré aucun zèle pour faire avancer l’enquête (voir l’exemple donné par l’action d’un juge au moment d’une visite au Maroc de Sarkozy et Dati).
Il est intéressant de voir qu’autour de cette affaire tournent beaucoup de barbouzes, de policiers, mais aussi d’États différents (Maroc, CIA, mais aussi Mossad israélien). C’est aussi l’occasion de rappeler quelques à-côtés de la collaboration entre le Maroc et le Mossad (voir l’épisode que je ne connaissais pas de l’espionnage au profit d’Israël mené par le Maroc peu avant cette affaire : le Maroc a ainsi pu bénéficier de l’aide logistique du Mossad, Israël obtenant des informations cruciales lui permettant de prendre le dessus deux ans plus tard lors de la guerre des Six-Jours).
On l’a compris, sous ses dehors un peu secs, ce documentaire se révèle très riche, et donne une image peu reluisante du fonctionnement des États – les « démocraties » ne se démarquant ici pas du tout des dictatures – cela a-t-il changé ?).
Une lecture vraiment très recommandable.
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Fumée
Renoncer aux choses qui l’ont rendu malade. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Chadia Loueslati pour le scénario et par Nina Jacqumin pour des dessins. Il comprend cent-trente-sept pages de bande dessinée, en bichromie, avec quelques touches parcimonieuses de couleur rouge, de ci, de çà. Le tome se termine avec un texte sous forme d’un paragraphe d’une douzaine de lignes, émanant de La ligue contre le cancer. Puis vient la page de remerciements des deux autrices. Cette bande dessinée présente la particularité d’être dépourvue de dialogues et de textes, à l’exception de l’onomatopée Kof, indiquant qu’un personnage est en train de tousser. Les personnages ne sont pas nommés dans le récit ; ils seront appelés Lui & Elle pour le couple principal. En pleine nuit noire : un raclement de gorge se fait entendre, puis une petite toux, puis d’énormes toussotements inextinguibles. Elle allume la lampe de chevet et se tourne vers Lui, en lui tendant un verre d’eau. Il le prend alors qu’elle se sert contre lui. Il se retourne sur son oreiller, et Elle éteint la lumière. Au matin, Elle est déjà sous la douche lorsqu’il se réveille. Il se lève, marche jusqu’à la cuisine, se retrouve plié en deux par une quinte de toux. Une fois qu’elle est passée, il se redresse et prend une cigarette dans le paquet. Il s’installe à la table pour fumer tranquille, avec sa tasse de café. Elle lui demande d’aller sur la terrasse, ce qu’il fait bien volontiers en savourant chaque inspiration. Il finit par écraser son mégot dans un cendrier qui déborde déjà. Il va ensuite prendre sa douche. Alors que l’eau coule, il se racle la gorge ce qui déclenche une nouvelle quinte de toux qui l’oblige à s’assoir dans le bac à douche. Elle est prête et elle passe la tête par la porte pour lui dire au revoir. Lui sort à son tour, et il fume une nouvelle cigarette en se rendant jusqu’à l’abribus. En attendant, il en profite pour s’en allumer une petite, avec deux petits toussements. Le bus arrive. Il monte à bord, et se tient debout. Il tousse un peu, ça passe vite. Il arrive au boulot, et il voit deux trois personnes en train de s’en griller une devant l’entrée : il se joint à eux et fait de même. Une fois sa cigarette terminée, il pénètre dans l’immeuble et prend l’ascenseur. Il est pris d’une quinte de toux inextinguible dans la cabine. Arrivé à son étage, il se dirige rapidement vers les toilettes, pour prendre un peu d’eau. Puis il rejoint son poste informatique pour travailler. Au bout d’un certain temps, un collègue vient lui taper sur l’épaule pour lui proposer d’aller en fumer une. Il l’accompagne, et ils papotent avec deux autres déjà en train de fumer. Le midi, il va s’assoir sur un banc au soleil et reprend une cigarette qu’il fume tranquillement. Il repart en oubliant son sandwich intact sur le banc. Il fait quelques pas et est saisi d’une nouvelle quinte de toux de faible intensité. Il se rend à la pharmacie pour acheter des pastilles, et il en prend une en sortant. Il retourne pour son après-midi de travail. Un peu après quinze heures, il sort fumer une cigarette, retrouvant son collègue fumeur dehors. Le texte de la quatrième de couverture promet : Une histoire sans parole, d’un amour puissant et addictif, où les souvenirs et les cauchemars s’entremêlent et finissent pas partir en fumée. Le lecteur commence par découvrir l’illustration de couverture qui semble promettre que le personnage principal peut être la fumée, ou bien la cigarette elle-même. La première planche est composée uniquement de deux cases de même taille, avec les onomatopées. Le lecteur tourne la page et il découvre les deux personnages principaux : représentés dans une veine réaliste avec un degré de simplification dans les contours, complétés par les nuances de gris. Lui : un monsieur dans la trentaine, peut-être plus proche de la quarantaine, une silhouette longiligne, un peu plus grand que la normale, une barbe fournie, des vêtements passepartouts, un boulot pas désagréable vraisemblablement avec une forte composante alimentaire. Autant d’éléments visuels qui définissent sa personnalité : calme, gentil, sans histoire, aimant, facilement dans l’acceptation, c’est-à-dire sans colère ou agressivité. Elle : une jeune femme discrète, aimante également, attentionnée et inquiète pour son conjoint, une silhouette banale et des tenues vestimentaires sans éclats, une gentillesse spontanée. Le lecteur a l’occasion de les voir adolescents : tout aussi normaux et agréables. L’absence de mots rend les autres personnages un peu effacés, et tout aussi normaux et a priori sympathiques. Faute de mots, toute la narration de l’histoire repose sur l’artiste. Outre l’apparence des personnages, le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour eux. La direction d’acteurs appartient au registre naturaliste, avec des touches parcimonieuses d’accentuation de type pantomime pour rendre plus apparent un état d’esprit ou un ressenti physique. La dessinatrice sait faire passer les émotions avec sensibilité et justesse : l’inquiétude pleine de sollicitude d’Elle alors que lui se retourne pour dormir, le moment de plaisir tranquille alors que lui savoure une inspiration de fumée sur le balcon, son acceptation de tousser régulièrement sans inquiétude particulière d’habitude et la démarche toute simple d’aller acheter une pastille pour la toux. Son début d’inquiétude lorsqu’il se rend compte qu’il y a un peu de sang dans sa main après avoir toussé, etc. La justesse des acteurs prend encore de l’ampleur lors du retour en arrière à l’adolescence : Lui essaye sa première cigarette, puis recommence pour des raisons sociales d’appartenance et de séduction. La mise en scène le comportement des personnages expriment à la perfection ces enjeux, les élans et les hésitations du cœur, le comportement social qui en découle. De la même manière, la dessinatrice fournit un travail impressionnant et juste pour donner à voir les différents environnements, et activités des uns et des autres. Ainsi le lecteur peut voir la chambre d’Elle & Lui avec sa décoration intérieure, l’aménagement de leur cuisine et de leur salon, les rues de la banlieue assez propre, le poste de travail très impersonnel de Lui au bureau, l’importance des jardinières et de la végétalisation dans cette ville, le caractère spacieux de la salle d’attente aux urgences, l’aire de jeux squattée par les adolescentes, un lycée très banal, le pavillon des parents, la chambre d’hôpital, etc. Certaines représentations peuvent apparaître un peu simplifiées, pour autant chaque décor est présent tout le temps, et chaque endroit présente des particularités qui attestent de sa fonction et de sa personnalité. Le récit comprend également trois séquences oniriques également muettes, tout aussi parlantes. La première montre Lui en train de se débattre dans des volutes de fumée envahissantes sur fond noir, une très belle expression de son inconscient. La seconde se déroule également sur fond noir, une métaphore formidable de l’angoisse générée par le rapport de Lui aux autres, dans la vie en société. La dernière montre la réalité de la consommation cumulée de cigarettes au fils des années, peut-être des décennies : une visualisation saisissante. Au vu du ton dans l’acceptation, des crises de toux de plus en plus rapprochées, du résultat de la première consultation chez le médecin, le lecteur finit par être plus réceptif aux nuances de gris et de sépia, qu’aux zones de blanc qui vont d’ailleurs en s’amenuisant. Il prend conscience qu’il est très réceptif à la banalité du quotidien mis en scène : pas de dramatisation versant dans la tragédie, pas de pathos, juste les petits faits de tous les jours. Il en sait relativement peu sur le personnage principal, encore moins sur sa compagne, si ce n'est qu’ils ne semblent pas mariés car ils ne portent pas d’alliance. Dans le même temps, il se retrouve dans les petits gestes de la vie : prendre son petit-déjeuner, se laver, travailler au bureau devant un ordinateur, prendre les transports en commun, conduire, s’assoir sur un banc dans un parc, etc. Inconsciemment, il a déjà intégré quelle serait l’issue inéluctable du récit, ce qui le rend peut-être encore plus réceptif aux émotions éprouvées par Elle et Lui. De manière tout aussi inconsciente, l’image de couverture s’est imprimée dans son esprit : le rôle principal est bien tenu par la cigarette omniprésente, ou plutôt la succession incessante de cigarettes jusqu’à cette image en pleine page où Lui se tient sur un monticule de cigarettes, avec quelques briquets jetables venant apporter une touche de couleur. Deux des séquences oniriques mettent en évidence cette compagne de tous les jours depuis l’adolescence : la cigarette. S’il a déjà eu l’occasion de lire une description d’un comportement obsessionnel, le lecteur en retrouve des symptômes de ci de là. Il apparaît que la journée de Lui s’articule autour des moments pour fumer : c’est un premier symptôme. Lorsque Lui oublie son sandwich sur un banc, c’est un autre symptôme attestant que fumer est devenu plus important que se nourrir, faisant même oublier cet acte vital. Lui passe également par une phase, assez courte, de déni quant à la gravité de sa maladie qui en est déjà à un stade avancé. La troisième séquence onirique, très émouvante, met en lumière rétrospectivement que le déni s’est installé insensiblement et qu’il était présent depuis des décennies : il y a longtemps que Lui a dépassé le stade de perte de contrôle sur la quantité de cigarettes. D’un autre côté, il a conservé son aptitude à en apprécier certaines. Les séquences viennent également montrer comment la dépendance au produit s’est installée, par quel phénomène émotionnel, et que déjà les signes étaient présents dès les premiers temps avec l’accident. Un récit sans parole pour montrer un fumeur rattrapé par la maladie. Une narration visuelle qui raconte toute l’histoire, avec sensibilité et finesse. Une mise en scène sans pathos, dans un registre factuel, générant une douce empathie, et une tristesse qui monte au fur et à mesure que le lecteur accompagne cet être humain aussi normal qu’attachant. Triste.
Un père
Après « Le Petit Frère », où il évoquait l’accident tragique qui avait emporté son jeune frère dans les années 70, Jean-Louis Tripp s’attaque à un autre (gros) morceau de son passé familial. Cette fois-ci, c’est son « papa », Francis, qui est au cœur de ce très beau roman graphique. Et vu la taille du livre (350 pages), on se dit qu’il y avait un besoin impérieux de la part du « fiston » de raconter l’histoire de ce personnage haut en couleurs, avec ses failles et ses contradictions. C’est ainsi que l’auteur va partir de sa propre enfance pour dresser le portrait de son père. Le livre commence par un rêve perturbant où il s’imagine en train de l’ensevelir sous la terre après l’avoir étranglé… une scène qui pose la tonalité du récit, résumant les sentiments ambivalents qui pouvaient parfois l’assaillir lorsque le paternel s’opposait à ses choix, comme par exemple lorsque le vélo de course dont il rêvait à Noël avait été remplacé par le modèle le plus ringard… Grâce à un dessin très détaillé, ce portrait ambitieux nous emmène dans ces années 60-70 où tous les ressorts d’une nostalgie sans trace de mièvrerie sont activés, et cela ne manque pas de charme. Tripp nous détaille notamment plusieurs anecdotes assez croustillantes où l’on découvre un Francis très énergique, par exemple lors des vacances à la mer où, suite à une panne ayant immobilisé la Dauphine toute neuve, ce roi du système D réussit à ressusciter une vieille 4CV de substitution (une vraie ruine !), pour le plus grand bonheur des enfants. Celui-ci, par ailleurs communiste revendiqué (à une époque où le PC avait encore le vent en poupe), montre un visage émerveillé durant une escapade en RDA, à la limite du déni malgré les lourdeurs administratives aux frontières ou les queues devant les magasins sous-approvisionnés. Ce fils d’enseignants qui fut aussi l’élève de son père en 6ème, ne cherche pas à enjoliver le personnage lorsqu’il le montre en proie à de terribles sautes d’humeur, ou qu’il relate ces engueulades magistrales avec son épouse, qui ne manquait pas de lui tenir tête. Mais Jean-Louis ne fait ici qu’évoquer le plus objectivement et le plus sincèrement possible l’image qu’il a conservé de son géniteur, et même s’il avait des choses à lui reprocher, cette bio ne comporte aucune acrimonie. La tendresse qu’il laisse émerger envers cette « statue du commandeur », avec toutes ses fissures, révèle que ce livre n’est en fin de compte qu’un exutoire menant au pardon et à la reconnaissance vis-à-vis d’un homme qui malgré ses maladresses ne voulait que le bien de ses enfants. D’ailleurs, lui-même ne cherche pas non plus à se mettre en valeur et ne nie pas sa part de responsabilité dans l’éloignement qui s’était accentué au fil des années (« Depuis toujours, je suis celui qui part », p.322), mais se pose plutôt des questions à l’égard de celui qu’il confessait ne plus reconnaître vers la fin de ses jours, notamment à cause de la maladie. Ce père, à qui il avait pu faire quelques aveux quelques années avant sa mort et qui s’était dit prêt à consulter un psy, même s’il ne le ferait jamais, ce père, à l’image de cette génération d’hommes « qui gardaient pour eux leurs blessures profondes et leurs espoirs perdus ». Grâce à un dessin d’un réalisme étourdissant, très fouillé, à la tonalité très chaleureuse — l’auteur de « Magasin général » n’a plus grand-chose à prouver quant à son talent —, « Un père » est non seulement un très bel hommage mais aussi un étonnant témoignage historique (oui !), très immersif et captivant à la fois, où les personnages y sont dépeints de façon très expressive. La mise en page demeure quant à elle toujours maîtrisée. Tripp a opté globalement pour le noir et blanc, ne recourant à la couleur que pour certains éléments d’une case ou certains passages, d’une portée toujours signifiante. « Un père », C’est une tranche de vie ordinaire devenue un portrait passionnant, authentique et très vivant, sous l’œil d’un fils réconcilié non seulement avec son paternel mais aussi avec lui-même. Une histoire à la fois joyeuse et tragique, pleine de tendresse, où l’humour n’est pas en reste. La fin de l’album se conclut sur cette photo qui résume plutôt bien le personnage. Et, si l’on n’oublie pas de déplier le rabat de quatrième de couverture, on pourrait bien tomber en extase devant la photo du magnifique slip de bain très vintage de Francis, celui-là même qu’il portait lors de l’édifiante séquence suisse (mais je n’en dirai pas plus !).
La Patience du Grand Singe
King Kong louchait. - Ce tome contient une histoire complète, approchant de l’autofiction, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2005. Il a été réalisé par Céline Wagner, en collaboration avec Edmond Baudoin. Il comprend quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’ouvre avec une introduction sous la forme d’un entretien avec les deux auteurs répondant à huit questions. À quel public La patience du grand singe s’adresse-t-il ? Comment est né La patience du grand singe ? Pourquoi être entré dans ce jeu ? Edmond se voit-il en père spirituel ? Pourquoi un gorille ? Le personnage qui vit dans Gorille, n’est-ce pas une allusion à Gavroche qui vit dans l’éléphant de la place de la Bastille ? En quoi l’histoire de La patience du grand singe se connecte à l’histoire de Céline ? S’il fallait attribuer un genre à La patience du grand singe ? Les deux auteurs avaient déjà collaboré pour Les Yeux dans le mur (2003). Un grand centre commercial avec des enseignes connues, et son immense parking. D’énormes panneaux publicitaires de part et d’autre de la voie qui y mène. Alors que son père conduit, Céline observe les clôtures, les panneaux. Elle lui demande s’il est sûr qu’à l’époque de la préhistoire, il n’y avait rien. Il répond que oui, c’est-à-dire il y avait des choses, mais rien de tout ce qu’elle voit aujourd’hui. Elle insiste : Même pas un briquet ? Il confirme : Rien… Les hommes marchaient pieds nus. Ils peignaient avec de la terre sur les murs des grottes. Il y a longtemps, plus de trente mille ans. Les scientifiques auraient même retrouvé des traces de pas d’enfants près des parois… Quand il a découvert la peinture, l’homme n’était plus un simple prédateur. Pour la première fois, il exprimait un univers intérieur, plein de rite, de jeu et d’imagination. Comme un petit matin après la nuit des temps. Céline et son père sont arrivés à la zone commerciale : ils se garent au parking, et descendent de voiture. Elle se tient devant l’énorme singe de plusieurs étages de haut, et elle demande à son père s’il croit qu’on est obligé de mourir. Celui-ci répond qu’elle a tout le temps, elle devra mourir quand elle sera une vieille dame, dans soixante-dix ans peut-être plus. Elle trouve que ça fait bientôt. Il ajoute que ce n’est pas pareil, qu’il lui reste moins de temps, trente ans environ. Elle s’exclame : Ho non ! Il la rassure : elle n’a pas à s’inquiéter, ils n’y sont pas encore, et puis quand elle sera une femme, tout cela lui fera moins peur. Pour changer de sujet, il lui suggère de regarder King Kong, le grand singe décoratif. Ça ne l’enthousiasme pas, de toute façon, c’est un faux. Elle n’est pas contente, parce que bientôt ils vont mourir. Elle a dix ans, il ne lui reste que six fois à vivre ce qu’elle a déjà vécu ; c’est pas beaucoup, et tout le temps où elle était bébé ne compte pas. Son père lui fait remarquer qu’on a le droit de désapprendre à compter. Ils observent ensemble le gigantesque singe. Elle lui demande s’il est sûr que c’est un faux. Il répond : Non, regarde ses narines, elles bougent. Et il se met à rire. S’il appartient à la catégorie de ceux qui lisent l’introduction avant la bande dessinée, le lecteur prend connaissance de la nature du récit, avec la première réponse de Baudoin. Il explique qu’avant ce récit, il y a eu l’histoire entre Céline et lui. Elle le fascinait aussi par ses origines, cette banlieue, un monde tellement éloigné du sien qu’il ait voulu le peindre. Cela a donné Les yeux dans le mur, où il dessinait selon ses réparties, il n’inventait pas les bulles. Dans La patience du grand singe, tout est inversé. Céline a tout écrit et tout dessiné. Après il n’a fait que coller le personnage du père sur quelque chose qui était déjà dessiné. C’est un jeu très complexe et ce n’est pas tout à fait une œuvre à quatre mains. Il s’agit donc d’une œuvre particulière dans la bibliographie de ce créateur : l’éditeur José Jover et lui ont sciemment choisi de se servir de la locomotive Baudoin pour l’éditer, avec la chance que cela soit un peu plus vu. C’est aussi une histoire d’amour qui se prolonge. L’autrice confirme que ça l’a mise en confiance quand Baudoin a mis mille paires de gants pour lui proposer sa collaboration, en disant que peut-être que s’il faisait quelque chose dans le livre de Céline, juste l’effleurer, ils auraient plus de chance de le publier. Elle ajoute qu’il n’y a pas de problème d’orgueil entre eux. Enfin, l’un et l’autre expliquent qu’ils ont autant appris dans leur rapport, en particulier Edmond par la volonté d’exister de Céline, et elle par l’action de transmission d’Edmond. Ainsi prévenu, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un ouvrage conçu par Céline Wagner, relatant une facette de son enfance, transformée par le prisme de la fiction, ou de l’autofiction, un genre qu’elle qualifie du terme : Introspection surréaliste. Le récit se déroule dans un temps ramassé sur une journée : se rendre au centre commercial, et évoquer cet immense fac-similé d’un gorille, que la fille et le père ont tôt fait d’appeler King Kong. Pour le lecteur ayant quelques décennies au compteur, cette effigie pourra évoquer celle du groupe commercial Mammouth (1968-1996) qui mettait cet animal en avant comme point de repère, même s’il s’agissait de grands panneaux publicitaires, et pas de statues. Le regard du lecteur s’arrête sur la couverture, à la composition évoquant le principe du collage, entre ces éléments qui semblent sans rapport : King Kong en couleurs, la fille et le père en noir & blanc, l’immeuble en couleurs derrière, et le ciel aux couleurs étranges, le titre en blanc comme barrant l’image, et les noms des auteurs en jaune vif. Puis il plonge dans les pages intérieures, pour une sensation étrange. Les dessins présentent une forme de naïveté qu’il est possible d’associer aussi bien à une œuvre de jeunesse qu’au caractère enfantin du personnage principal qui est encore une enfant. Il retrouve cette naïveté dans les représentations des voitures, des affiches publicitaires, dans le corps de la fillette et de ses expressions, parfois dans certaines attitudes du père, etc. Dans le même temps, il découvre des représentations découlant d’un regard adulte : un arbre magnifique, des minéraux, un crâne, les animaux dans le vivarium, l’extérieur de la zone commerciale, etc. Partagé entre ces deux sensibilités, enfantine et adulte, le lecteur fait rapidement l’expérience également de rapprochements visuels, à caractère onirique, et parfois psychologique. Ils peuvent prendre la forme du détournement des panneaux publicitaires avec des marques revisitées, ou des logos modifiés (La vache qui rit en animal horrifique fait vraiment peur). Ils peuvent également relever du dispositif de collage : le crâne placé en surimpression des peintures rupestres, les fourmis formant un point d’interrogation géant, une sorte de rébus surréaliste quand le père effectue une déduction sur la présence d’une personne à l’intérieur de King Kong, la tête de girafe d’une chaîne de magasin de jouets, etc. Des rapprochements pouvant relever de l’allégorie, comme les fourmis en lieu et place des traits de visage des consommateurs poussant leur caddie. Des dessins plus primitifs pour évoquer les forces de la nature, telles les fumées d’un volcan ou un véritable torrent se déversant du ciel d’orage. La narration visuelle porte ainsi une grande part de ressentis, de sensations. Le lecteur se rend également compte de la diversité des constructions de pages, certaines très inventives : souvent des cases de la largeur de la page avec ou sans bordure, parfois des éléments d’une case qui débordent sur une autre, des symboles mathématiques, une page avec huit cadres contenant chacun quatre cases pour un effet extraordinaire de synthèse et de concentration des éléments, etc. L’histoire s’avère simple et linéaire : la fille finit par écouter ce que le père sait du King Kong, et de l’individu qui habite à l’intérieur. Une fois devenue jeune femme, elle aura l’occasion de pénétrer dans cette statue géante. Ce fil narratif sert de support à des discussions abordant divers thèmes : la préhistoire et l’art rupestre, le caractère récent de tout ce que peut voir Céline de part et d’autre de la route (il n’y avait rien de tout cela à la préhistoire), une discussion sur la durée de vie (elle toute jeune la trouvant trop courte, le père relativisant avec le recul des décennies passées), l’importance relative des rats par rapport aux serpents ou aux êtres humains, le temps que ça prend pour savoir dessiner (toute une vie, mais la nature est bien faite : quand on meurt, on est fatigué de dessiner), la véritable nature de l’Être Mystérieux qui habite le King Kong, la raison pour laquelle la laideur fait peur. Ainsi, se dessine l’évolution de Céline. Le lecteur retrouve bien ce qu’elle annonce dans l’entretien en ouverture : Ses parents étaient séparés et son père était le seul lien qu’elle avait avec la poésie, la littérature. Dans le même temps, le lecteur peut interpréter ce qu’elle dessine comme l’expression de sa vie intérieure, c’est-à-dire bien plus que la simple représentation d’objets ou de décors. Les affiches et les slogans déformés, les éléments représentés par différence avec ceux absents : tout témoigne de sa vie intérieure, de ses associations d’idées, des images qui s’impriment durablement dans son esprit, en particulier de manière inconsciente. En cela, la séquence du bain devient une évidence, alors qu’elle rêvasse de dauphins, dont elle rapproche la forme des frites que lui prépare son père, et dont l’odeur vient lui titiller l’odorat. Il est également possible de voir les fluctuations de durée comme une expression de son inconscient, quand elle s’imagine revenir à des temps préhistoriques pour pouvoir rencontrer le mystérieux habitant de King Kong. Selon toute vraisemblance, l’éditeur avait bien raison en suggérant à l’autrice d’accepter la présence de Baudoin pour attirer plus de lecteur. Les réponses aux questions dans l’introduction annonce honnêtement qu’il s’agit plus d’une bande dessinée d’elle que de lui, tout en étant également une prolongation de leur relation. Elle parvient à merveille à restituer l’émerveillement propre aux enfants, rendant possible cette fable sur un Être Mystérieux logeant dans le grand singe, avec une narration visuelle en apparence enfantine, et très construite et sophistiquée dans le fond. Un conte pour adulte, du réalisme poétique nourrissant une introspection surréaliste.
L'Autre Laideur l'Autre Folie
J'ai longtemps cru avoir déjà lu cet album, sans doute parce que je le confondais avec Katharine Cornwell du même auteur, dont le style graphique est très proche et dont l'héroïne partage une certaine ressemblance avec celle-ci. En réalité, je ne l'avais jamais ouvert, principalement à cause de son titre et de sa couverture, qui me donnaient l'impression d'une histoire pesante, trop noire, centrée sur une femme d'une grande beauté sombrant dans une folie déchirante. Une fausse impression, car même si les deux protagonistes sont psychiquement fragiles, et que la femme s'adresse à elle-même comme à une sœur jumelle, ils restent tous deux lucides, ancrés dans la réalité et conscients de leur situation. Leur rencontre a d'ailleurs quelque chose de bouleversant, presque à la manière de Sur la route de Madison... sans la romance, ou du moins, sans son évidence. Le dessin de Marc Malès constitue le premier atout de cet ouvrage. Malgré des corps parfois trop allongés ou des poses un peu figées, il se dégage de son trait une élégance indéniable. Son noir et blanc évoque à la fois les grandes heures du comics américain de l'âge d'or et l'esthétique plus rugueuse des auteurs latins comme Hugo Pratt ou José Muñoz. Certaines planches sont de véritables compositions rétro, pleines de caractère, qui parviennent à exister sans jamais s'effacer derrière des dialogues pourtant abondants. Le visuel ne se contente pas d'illustrer : il impose une ambiance, il suggère, il soutient. Par contre, aucune des couvertures ne m'a convaincu. Comme dit plus haut, celle de l'édition originale dans la collection Tohu-Bohu me rebutait franchement. Et celle de la réédition de 2015 n'a pas grand chose à voir avec l'essentiel du contenu et surtout représente un gros et inutile spoiler, même si celui-ci était très prévisible. Après une introduction un peu difficile à aborder pour qui, comme moi, n'apprécie guère les récits centrés sur la folie ou les dérives mentales, le récit gagne en intensité dès l'instant où les deux héros se croisent. Leur relation se tisse avec justesse, sans détours inutiles. Les dialogues sont sobres, francs, et permettent de mieux cerner ces deux êtres cabossés qui, peu à peu, deviennent plus proches, plus humains. Le lecteur en vient à espérer quelque chose pour eux, pas forcément un amour classique, mais une forme d'apaisement, une connexion réelle entre deux solitudes qui se reconnaissent. L'intrigue, bien construite, ne dévie jamais vers le mélodrame facile et se termine sur une note à la fois douce et amère, équilibrée et juste. Au final, cet album mérite largement d'être redécouvert, débarrassé de ses apparences trompeuses. Sous une couverture peu engageante se cache une œuvre délicate et touchante, servie par un dessin exigeant et une narration sincère. Une belle surprise.
Dulcie - Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid
Décidément, Benoît Collombat a le tour pour trouver des sujets d'enquêtes qui me passionnent. Ici, c'est une enquête sur le meurtre de la militante anti-apartheid Dulcie September qui n'a jamais été élucidé et qui cacherait de gros secrets d'états. Il faut dire qu'on en va pas juste avoir une biographie de Dulcie, un résumé de l'enquête qui n'a rien trouvé et des pistes sur qui sont les responsables et les complices de cet assassinat: on va aussi voir l'hypocrisie de la France qui continuait de faire du commerce avec l'Afrique du Sud malgré l'embargo, l'historique des relations entre ses eux pays et bien plus encore ! C'est donc un documentaire un peu lourd qu'on ne peut pas lire d'une traite, à moins d'avoir plusieurs heures de libres. Je pense que certains lecteurs risquent de s'ennuyer, mais moi je trouve cela passionnant parce que cela parle d'affaires d’État, de relations internationales et des ravages du capitalisme avec toutes ces entreprises qui n'ont aucun problème pour faire des affaires avec les pires régimes. Il y a des passages qui vont choquer, quoique je ne suis pas du tout surpris par ce que j'ai lu. C'est aussi un bon rappel historique que pendant plusieurs années Nelson Mandela était vu par plusieurs que comme un terroriste et des élus (et pas seulement ceux d'extrême-droite) pouvaient vanter le régime d'Apartheid. J'ai trouvé cet album bien complet et captivant à lire, malgré la quantité d'informations que le lecteur doit digérer.
Fantastic Four - Molécules instables
Une société qui se lézarfe - Ce tome comprend les épisodes 1 à 4 de la minisérie, initialement parue en 2003, formant une histoire complète, relativement indépendante (il faut connaître les caractéristiques principales du premier épisode des Fantastic Four pour l'apprécier). Le scénario est de James Sturm, les dessins et l'encrage de Guy Davis. Robert Sikoryak dessine et encre les cases consacrées au comics de Vapor Girl. Le récit commence par deux pages de texte dans lesquelles James Sturm explique qu'il s'est rendu compte que Stan Lee et Jack Kirby avaient basé les personnages des Fantastic Four sur des membres de sa propre famille ayant réellement existé. Viennent ensuite une reproduction des pages 9 à 13 de l'épisode 1 de la série Fantastic Four, initialement paru en 1961. L'histoire commence en 1958, alors que le professeur Reed Richard étudie le comportement de molécules étranges. Il reçoit la visite d'un groupe d'étudiant dont un certain Adrian Lampham assez critique et impertinent. Susan Sturm se conduit en épouse modèle, en veillant sur son petit frère depuis le décès de leurs parents, et en s'occupant des tâches domestiques dans le foyer de Reed Richards (même s'ils ne sont pas mariés). Johnny Sturm zone dans les rues, avec Rich Mannelman son meilleur ami. Ben Grimm est une célébrité locale dans son quartier, entraineur de boxe, apprécié de ces dames (en particulier Myrna, sa compagne du moment). Quand le lecteur commence sa lecture, il perçoit nettement l'influence d'Alan Moore dans la forme du récit. James Sturm inscrit cette histoire dans une époque déterminée, il rédige des textes venant étoffer le concept de départ qui est que les Sturm, Richards et Grimm étaient des individus ayant vraiment existé, qui auraient servi de modèles à Jack Kirby et Stan Lee pour créer la dynamique familiale des Fantastic Four. Le lecteur a le plaisir de (re)découvrir les dessins à l'élégance discrète de Guy Davis, dessinateur attitré de la série BPRD pendant plusieurs années, de 2003 à 2011. Ce dessinateur combine une apparence surannée (adaptée aux années 1950), avec un aspect évoquant des croquis rapides (pour une impression de spontanéité), et un degré de précision épatant. Il recrée les années 1950 avec une fidélité et une authenticité sans faille, qu'il s'agisse des vêtements, des constructions, des sous-vêtements (le soutien-gorge de Susan), des véhicules, etc. Alors même que le lecteur éprouve l'impression donnée par des dessins vite-faits, il constate dans le même temps que le langage corporel est mesuré et expressif, que les individus ont des morphologies variées et réalistes. Guy Davis conçoit des mises en scène qui évitent les suites de têtes en train de parler, au profit de la gestuelle des individus, de leurs déplacements permettant d'avoir d'autres aperçus de leur environnement. Guy Davis est donc un metteur en scène très compétent, doublé d'un accessoiriste intelligent. La reconstitution s'avère passionnante sans être envahissante ou écrasante. La direction d'acteurs est aussi discrète que parlante, le lecteur s'attachant immédiatement à chacun des personnages. Alors que le titre laisse présager un lien très fort avec les superhéros des Fantastic Four (les fameuses molécules instables dont sont faits leurs costumes), le lecteur constate rapidement que ce récit est plutôt l'occasion de dresser un portrait de la société des États-Unis en 1958, à l'amorce d'une évolution sociale significative. James Sturm commence par montrer que Susan Sturm se trouve à l'étroit dans son rôle de femme au foyer. Ben Grimm ressent un malaise existentiel, en ressentant ses limites d'individu sans espoir d'évolution. Johnny Sturm ne trouve pas sa place dans l'establishment, pas plus que son ami Rich Mannelman. Reed Richards regrette déjà que Susan Sturm ne lui soit pas inféodée, comme une dépendance au service de sa propre carrière. James Sturm évoque cette période de l'histoire des États-Unis avec habilité. Susan Sturm lit Peyton Place (1956) de Grace Metalious. Johnny rencontre Joey King qui mène une vie de beatnik et qui lit Sur la route (1957) de Jack Kerouac. Il ne s'agit pas d'une reconstitution de surface. Le scénariste met en scène des problèmes de société (style de vie alternatif, homosexualité, femme au foyer, délinquance juvénile, femme battue, main baladeuse) en montrant en quoi ces caractéristiques sont inacceptables, soit par l'establishment, soit par les victimes. Il montre comment le carcan castrateur de la société de l'époque commence à présenter des fissures, annonciatrices de bouleversements culturels majeurs. De ce point, cette reconstitution est très réussie, et parlante. Du coup, le lecteur a du mal à comprendre pourquoi le scénariste accorde la même importance à inscrire son récit dans la mythologie Marvel. Il est donc fait référence au premier comics des Fantastic Four. Stan Lee et Jack Kirby font une apparition dans une soirée donnée par les Richards. Il est question de la place sociale des artistes de comics (et même du statut d'un lettreur). Plus pointu, Sturm intègre des références à l'histoire des comics Marvel, à l'époque où cette entreprise n'existait pas encore et portait un autre nom. C'est le cas par exemple de la référence à Patsy Walker, personnage de comics à destination d'un lectorat féminin (bien avant qu'elle ne soit intégrée à l'univers partagé Marvel, comme superhéroïne). Le sous-texte de ces références à Marvel (Ben Grimm parle aussi de sa tante Petunia) semble insister sur le fait que les comics Marvel sont le produit de cette époque révolue. Plus pernicieux, le fait que Stan Lee ait fait des Fantastic Four une famille soudée contre vents et marées semblent signifier qu'il évoquait un âge d'or révolu, une époque bénie où la cellule familiale constituait une valeur sûre (enfin surtout pour les hommes intégrés à la société, avec des revenus suffisants). Au final, le lecteur ressort séduit par cette reconstitution visuelle des États-Unis de la fin des années 1950, convaincu par le portrait des lézardes sociales, mais un peu décontenancé par le rattachement forcé aux personnages Marvel. Quatre étoiles si le lecteur est venu pour les Fantastic Four. Cinq étoiles si le lecteur accepte que les thèmes du récit sont assez forts pour faire oublier ce lien imposé de force entre les Sturm et les Storm.
Les Ombres de Thulé
Il y a plusieurs siècles, les géants de Thulé ont confié au peuple picte la mission de protéger l'humanité du retour des hirudinées, de sombres créatures venues d'ailleurs qui pourraient ravager la Terre. Bien des générations plus tard, les pictes, déjà affaiblis par les Gaëls, doivent faire face à une nouvelle menace : les légions romaines, menées par une sorcière carthaginoise décidée à briser le sceau protecteur pour libérer les monstres. Les Ombres de Thulé s'inscrit pleinement dans la tradition de la Sword & Sorcery, dans la lignée d'un Conan le Cimmérien de Robert E. Howard, avec une touche moderne incluant des entités qui ne dépareraient pas dans l'univers de Lovecraft. On y retrouve tous les ingrédients du genre : guerriers farouches, sorciers et sorcières impitoyables, rituels anciens, peuples mythiques comme les Hyperboréens ou les Atlantes, le tout transposé à l'époque de l'invasion romaine du nord de la Grande-Bretagne. L'ajout d'éléments de mythologie celtique évoque également le Sláine de Pat Mills. L'album offre un vrai plaisir de lecture, porté par une narration dynamique. La première partie, rapide et dense, installe les enjeux et développe jusqu'au bout les manipulations de la sorcière, tandis que la seconde se concentre sur une lutte acharnée pour empêcher la destruction du monde. Graphiquement, c'est une réussite. Le dessin, très généreux, propose de vastes décors, des personnages expressifs et des créatures spectaculaires. On sent l'implication totale du dessinateur, qui livre un travail impressionnant. Dommage que la couverture trop basique dans sa mise en scène ne rende pas tellement hommage à la qualité visuelle du contenu. Certes, l'intrigue reste simple, axée avant tout sur l'action et le suspense, mais cette simplicité est assumée et efficace. Les rebondissements fonctionnent, l'univers est riche, et l'ensemble parvient à captiver sans temps mort. Même si certains ressorts sont trop classiques, j'ai envie de saluer cette BD au-delà de la moyenne, pour sa sincérité et son efficacité. Elle va droit au but, en respectant les codes des récits de Sword & Sorcery et de Dark Fantasy, tout en y injectant une dose d'horreur cosmique.
West Fantasy
J'adore l'univers proposé dans cette série, j'adorerais un JDR dans cet univers. J'aime l'originalité des quelques pages à lire dans chaque album, les dessins, les couleurs sont vraiment immersifs et léchés. J'aime le côté Game of Thrones où il ne faut pas trop s'attacher aux personnages qui ont souvent un destin tragique (spoilers alert). Le lien entre les albums est subtil et on sent que l'histoire n'en est qu'à ses débuts, il y a un véritable potentiel narratif pour peu que certains personnages perdurent... Comme Yaretsi par exemple. Bref je conseille cette série.
Rebis
Elle occupe une place singulière dans mon cœur cette bd. À chaque fois que je la parcours, j’ai l’impression d’avoir un storyboard sous les yeux avant qu’il ne se transforme en film d’animation. C’est un style de dessin qui foisonne et qui vit par ces paysages forestiers omniprésents et ces couleurs à la fois douces et vibrantes. J’aime également le trait, avec ces détails fins et cette attention si minutieuse sur certains visages. Je pense ne surprendre personne ayant commenté ici en disant que j’aime particulièrement le visage de Viviana avec ces coulées de larmes noires comme de la suie. C’est une femme qui a subi des violences et qui a perdu l’amour de sa vie, Beldie. Au delà de la douleur de lui avoir survécu et d’être désormais seule, elle portera les traces de son deuil sur son visage, une marque qui ne pourra jamais s’effacer, même après l’arrivée de Martino dans sa vie. Dès le début de l’histoire, nous sommes happés par la composition qui se jouera en miroir via des notions au premier abord contraires mais qui se révèlent en réalité complémentaires (naissance/mort, rejet/renaissance, perte/transmission, communauté/émancipation, masculin/féminin). La figure de la sorcière jouit aussi de cette symétrie très contemporaine (femme diabolique/femme émancipée, libre). En cela, elle n’est pas aussi caricaturale qu’on pourrait le penser puisqu’elle a l’avantage de poser un cadre reconnaissable et universel (d’un point de vu occidental tout du moins), marquant une rupture forte dans notre façon de penser l’autre, ici notamment la femme et la place qu’on lui attribue. Viviana et Beldie ne sont pas punies pour être des sorcières, elle sont punies pour avoir transgressé leur place, d’avoir voulu s’exercer à la libre-pensée, loin des dogmes religieux et des injonctions de leur communauté. Elles ont voulu être des femmes plus libres, on les a enchaîné à l’image de sorcière afin de susciter la peur et le rejet. C’est aussi une bd qui aborde la question du genre sous un angle différent, à savoir la manière dont nous façonnent les personnes importantes pour nous. En fait, la question qu’aborde cette bd serait celle-ci : quelles sont les personnes qui nous aident à nous définir ? C’est à travers les yeux de Martino que nous aurons une réponse à cette question. Si ce petit garçon est rejeté pour ce qu’il n’a pas choisi d’être, à savoir albinos, il va alors décider de devenir une personne nouvelle auprès des personnes qui l’acceptent et le soutiennent. Pour cela, il va se reconstruire à travers les yeux bienveillants de Viviana. Cette reconstruction sera double, puisqu’elle aidera Viviana à apaiser son deuil : « On peut s’aider à vivre » lui dit-elle. C’est ainsi qu’il va aspirer à vivre comme une femme, plus précisément comme ces femmes, ces sorcières, sa nouvelle famille. Il adopte leur mode de vie, apprend d’elles l’herbologie pour se soigner, à cultiver et cuisiner pour être auto-suffisant, à s’habiller comme elles, à aimer comme elles. Vous l’aurez compris, tout au long de l’histoire, Martino qui deviendra Rebis, n’aura pour modèle bienveillant que des femmes. Sa mère et ses sœurs tout d’abord, puis Viviana et les amies de celle-ci, mais aussi le souvenir de Beldie, personnage à part entière dont l’aura s’incarnera à travers Rebis. Comme une touche d’espoir, la perpétuation d’un cycle de tolérance et de liberté. À me lire, on pourrait croire que la bd raconte avec un fort parti pris et sans subtilités que les femmes sont les seuls bons exemples à suivre. Je ne pense pas que le message soit aussi tranché. Si la question du genre est diluée dans le récit, c’est pour montrer que la façon dont on se définit si l’on est entouré par de bonnes personnes se fait naturellement. Face à son mal-être, Martino aspire a devenir un être au féminin, Rebis, parce que les seuls exemples aimants et bienveillants qu’il ait jamais connu sont des femmes, tout simplement. Rebis choisit cet espace de sororité avant tout parce qu’iel si sent bien. On pourrait donc reprocher au récit de ne pas introduire un personnage masculin plus empathique et compréhensif dans la balance. Pourtant ce serait oublier que parfois nous n’avons pas toujours la possibilité d’élargir nos relations, que nous sommes longtemps confrontés aux mêmes schémas néfastes (familiaux notamment) avant de pouvoir s’en extraire en allant vers ceux qui leur sont opposés. Pour conclure, Rebis, au delà de son terme latin signifiant littéralement « chose double », désigne également un processus alchimique de transformation qui vise à unifier deux choses, autrement dit le masculin et le féminin. Comme si l’idée était de créer un parfait équilibre, se sentir en phase avec soi, avec tout ce qui nous définit en tant que femme et en tant qu’homme. En bref, posséder une juste part des deux côtés pour mieux s’accepter, se comprendre et comprendre les autres. Comme quoi, la bd ne rejette pas le masculin finalement ! :p
Ben Barka - La disparition
La forme est assez aride, et peut au départ rebuter certains lecteurs. En effet, il n’y a pas vraiment de construction romanesque, et l’album se présente formellement comme une enquête, posant des questions, et présentant quelques protagonistes, témoignages et hypothèses. Il y a très peu de décor, les pages sont souvent occupées – au milieu d’un grand blanc – par des personnages (parfois seulement leur visage). Mais voilà, j’encourage les lecteurs à dépasser ces quelques freins potentiels, car cette enquête est vraiment intéressante. Elle s’attaque à l’un des nombreux scandales des années De Gaulle, à savoir l’enlèvement en plein Paris – et le meurtre – de l’opposant marocain Ben Barka, homme engagé auprès des mouvements indépendantistes, révolutionnaires et tiers-mondistes. C’est dire si, au milieu des années 1960, il s’était fait des ennemis partout dans le monde. En commençant par certains milieux en France, et bien sûr l’autocrate marocain (« ami de la France » Hassan II), qui a commandité l’opération. Tout cet arrière-plan, bien rappelé, est intéressant, et donne du relief à cette affaire, qui aurait pu n’être « que » sordide ». Malgré l’acharnement et la volonté de la famille de Ben Barka et de quelques juges intègres, les auteurs – qui se sont très solidement documentés – ne peuvent avancer que des hypothèses (très crédibles), sur le déroulement des faits, et sur l’action de tous les intervenants. Mais les policiers et autres proches des services secrets français ayant participé de près ou de loin à cette « disparition » n’ont jamais été réellement inquiétés, comme les commanditaires marocains. Et les Présidents de la République qui se sont succédé depuis De Gaulle n’ont montré aucun zèle pour faire avancer l’enquête (voir l’exemple donné par l’action d’un juge au moment d’une visite au Maroc de Sarkozy et Dati). Il est intéressant de voir qu’autour de cette affaire tournent beaucoup de barbouzes, de policiers, mais aussi d’États différents (Maroc, CIA, mais aussi Mossad israélien). C’est aussi l’occasion de rappeler quelques à-côtés de la collaboration entre le Maroc et le Mossad (voir l’épisode que je ne connaissais pas de l’espionnage au profit d’Israël mené par le Maroc peu avant cette affaire : le Maroc a ainsi pu bénéficier de l’aide logistique du Mossad, Israël obtenant des informations cruciales lui permettant de prendre le dessus deux ans plus tard lors de la guerre des Six-Jours). On l’a compris, sous ses dehors un peu secs, ce documentaire se révèle très riche, et donne une image peu reluisante du fonctionnement des États – les « démocraties » ne se démarquant ici pas du tout des dictatures – cela a-t-il changé ?). Une lecture vraiment très recommandable.