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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série The Maximortal
The Maximortal

De l’œuf et de la poule - Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute autre. Toutefois une connaissance préalable de Superman et de ses créateurs Joe Shuster (1914-1992) & Jerry Siegel (1914-1996) permet de mieux comprendre le propos de l'auteur. Il comprend les 7 épisodes de la minisérie, initialement publiés en 1992/1993, écrits, dessinés et encrés par Rick Veitch. Cette superbe édition est en couleurs, le coloriste étant Sam Parsons. Elle s'achève avec une postface de Rick Veitch de 11 pages développant deux thèmes du récit : la manière dont l'industrie des comics a traité Siegel & Shuster, et Superman comme incarnation du concept du surhomme développé par Friedrich Nietzsche. Le premier juillet 1908, dans la région de Toungouska, en Sibérie Centrale d'ans l'empire russe, un trappeur cosaque chevauche son cheval, avec un cheval de bât en remorque, pénétrant dans une zone dévastée, avec un cratère encore fumant. Il passe devant un cadavre d'ours déjà attaqué par des insectes. Il avance dans une zone où la roche semble avoir été comme vitrifiée. Il descend de cheval en arrivant devant une carcasse de mammouth dont l'une des cuisses a été mise à rôtir sur une broche géante. Il en découpe un minuscule morceau qu'il savoure immédiatement. Il entend comme un bruit derrière lui et se retourne : ses deux chevaux sont couchés au sol, morts. Il prend refuge derrière des rochers, sans se rendre compte qu'une entité humanoïde femelle descend du ciel derrière lui. Des rayons sortent de ses yeux, brûlant vêtements, poils et cheveux. L'entité sourit, dispose du trappeur comme elle l'entend puis va accoucher dans la rivière. Elle crée une sorte d'œuf en faisant fondre la roche, pour y abriter le nouveau-né et le lance loin dans le ciel. Cette opération terminée, l'entité est devenue un géant de sexe mâle. le trappeur se redresse sur son séant en le regardant partir dans le ciel, tout ça sans avoir prononcé un seul mot, un seul son. 06 janvier 1918, au lieu-dit Visitation une zone désertique au Nouveau Mexique, George Winston est en train de chercher de l'or en tamisant les roches qu'il a taillé avec sa pioche, pendant que sa femme Meryl attend dans son véhicule à plateau motorisé qu'il est en train de charger avec les caissettes de minerai. Il constate qu'il n'a trouvé aucun métal précieux, depuis deux ans qu'il prospecte sur son terrain. Sa femme lui dit que leur chance va bientôt tourner, car l'ange lui a dit : ils vont bientôt devenir une famille. Son mari se moque d'elle car elle a toujours refusé toute relation charnelle. Elle évoque l'immaculée conception de la Vierge Marie. Une météorite laisse une trace dans le ciel : en fait il s'agit d'un morceau de roche qui s'écrase non loin de là. George monte dans son véhicule, démarre et se dirige vers le point d'impact. Ils y découvrent comme un œuf géant, avec un jeune garçon qui en sort, pour aussitôt se rendormir. Meryl l'adopte incontinent. Ils le ramènent chez où il reprend conscience et fait preuve d'une force herculéenne. Sans faire exprès, il traverse un mur en bois de la maison, puis il mord un doigt de George le sectionnant net. Il se rendort en approchant du camion. Puis il se réveille à nouveau, s'installe sur les épaules de George et l'oblige à marcher vers le désert. 07 janvier 1918, dans une faille géologique au Nouveau Mexique, le trappeur s'enfonce dans une grotte peuplée de chauve-souris. Il est en plein trip sous mescaline. Dans un premier temps, le lecteur peut se dire que l'auteur ne s'est pas foulé : une reprise à l'identique des origines de Superman, mélangée à l'histoire de ses deux créateurs, pour une dénonciation des pratiques du métier, avec des dessins dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contours un peu gras. D'un autre côté, en 1992-1994, la mise en abîme de la création des superhéros constituait encore un genre peu exploré. C'est vrai qu'à la lecture, on peut voir un ressenti un peu bizarre : certains éléments visuels contiennent une forme d'exagération outrée : l'entité féminine avec des attributs extraordinairement développés que ce soit sa poitrine, ou sa musculature, les expressions de visage traduisant des émotions intenses de situation de stress avec des grosses gouttes de sueur, des cases avec des bordures en polygone irrégulier, quelques touches gore bien sales, quelques cases avec du texte à côté, quelques cases avec de la nudité frontale. Pour un lecteur habitué aux comics de superhéros DC ou Marvel, il y a une phase d'adaptation à la narration visuelle qui n'est ni aseptisée, ni normalisée. Dans un deuxième temps, le lecteur peut se dire que c'est quand même trop bizarre : la scène d'introduction de 11 pages sans phylactère ni cartouche de texte, Meryl Winston persuadée qu'un ange lui parle et en tout cas elle a connaissance d'événements qui vont survenir, l'individu appelé El Guano (la fiente, la déjection) qui se baigne dans une mare de déjection de chauve-souris, le jeune Wesley qui arrache la tête des êtres humains et les collectionne, les problèmes digestifs de Jerry Spiegal, le vomi de l'acteur Byron Reeves sur l'actrice qui lui donne la réplique, le regard halluciné de True-Man quand il utilise ses rayons oculaires. Rick Veitch introduit un décalage par rapport à l'ordinaire, dans à peu près tout, à commencer par ces noms Jerry Spiegal (scénariste) & Joe Schumacher (dessinateur), en lieu et place de Jerry Siegel & Joe Shuster, les créateurs de Superman. Cette étrangeté peut même rebuter le lecteur, comme si le mode d'expression et même le mode de pensée de l'auteur comportaient trop d'idiosyncrasies, soit parce qu'il ne fait pas d'effort pour se conformer à raconter de manière classique, soit parce que ce qu'il raconte est trop différent des schémas de pensées habituels. Après quelques dizaines de pages, le lecteur éprouve la sensation que le récit est même un peu décousu, dans un troisième temps. Certes, True-Man est un personnage central autour duquel tout le reste s'articule, mais tout le reste comprend aussi bien une référence directe à l'événement de la Toungouska (30/06/1908), un chercheur d'or, qu'un individu défoncé à la mescaline, l'un des premiers tests civils du parachute, la dernière journée de Sherlock Holmes, le développement de la bombe atomique et son test sur le site de Los Alamos au Nouveau Mexique, des vers de terre sortant de la tête d'un homme vivant, par ses orbites, son nez, sa bouche, ses oreilles. Ça ne part pas dans tous les sens, mais il y a beaucoup d'éléments hétéroclites. Dans un quatrième temps, le lecteur s'aperçoit qu'en fait ce récit est très fort. En fonction de sa familiarité avec Superman et de son degré d'investissement dans le personnage. Il parvient à un moment du récit où il se dit que c'est exactement ça. Cela peut survenir assez tôt quand Wesley Winston est hors de contrôle, pique une colère et son usage incontrôlé de sa force occasionne des destructions de grande ampleur : c'est une évidence car un enfant en colère ne se maîtrise pas et avec la force de Superman ça ne peut que devenir mortel. Cela peut survenir plus tard quand Siegel & Shuster prennent conscience que leur création rapporte des centaines de milliers de dollars à l'employeur dont ils ne voient pas la couleur, ou encore quand une séquence se déroule à South Downs dans le Sussex, le 17 juin 1924. Il s'agit du dernier jour de Sherlock Holmes et il assiste à l'apparition de True-Man dans son rucher. le lecteur comprend que True-Man cause la mort du détective : un personnage de fiction d'un type nouveau vient de supplanter un personnage de fiction plus ancien. C'est l'avènement d'une nouvelle ère, d'un nouveau modèle de héros, d'un surhomme. Cette scène s'avère très intense car Rick Veitch représente les décors avec minutie, avec une reconstitution historique de bonne facture, et un Sherlock Holmes aussi intense qu'on peut l'imaginer. Ce niveau de compréhension est accessible à tous les lecteurs, ainsi que le concept de personnage devenu obsolète du fait des capacités extraordinaires de True-Man. De même (dans un cinquième temps), le lecteur lambda perçoit bien le commentaire amer sur l'histoire personnelle de Joe Shuster & Jerry Siegel. Certes ils ont signé un contrat type avec leur éditeur, pratique normale à l'époque de main d'œuvre, mais l'éditeur en question s'est montré particulièrement impitoyable. Certes Rick Veitch en rajoute une couche en amalgamant cette histoire vraie avec l'ascension de Walt Disney (appelé Sydney Wallace dans le récit), mais ça ne rend pas ce processus capitaliste moins écœurant. D'autant que les dessins montrent deux individus très normaux pour Joe et Jerry, soucieux de bien faire, vivant très modestement, avec des problèmes de santé, et que Sydney Wallace se montre impitoyable. S'il est familier de l'histoire de ces 2 créateurs et des comics en général, le lecteur remarque tout de suite la précision des scènes développées par l'auteur. Effectivement, ils ont travaillé pendant des années avec un salaire minimum, pendant que la maison d'édition engrangeait des bénéfices énormes, sans aucun retour pour eux. Il se rend compte que les moments les plus énormes sont ceux qui relatent des faits réels : Jerry Siegel a bel et bien été postier et il livrait le courrier dans les bureaux de l'éditeur publiant les aventures de Superman après qu'il l'ait licencié. Ce n'est pas Siegel, mais Joe Simon (1913-2011) qui a découvert qu'il existait un film de Captain America (cocréé par lui et Jack Kirby) en allant au cinéma, son éditeur ne lui en ayant rien dit. le lecteur identifie sans peine Will Nozner comme étant une référence à Will Eisner (1917-2005). Il lui faut un peu plus de culture comics pour identifier une case la planche 124 (un zoom sur un œil en très gros plan jusqu'à voir l'irrégularité des traits de contour) comme étant une citation directe d'une case de l'épisode 1 de Miracle/Marvel d'Alan Moore. Etc. Mais quand même, le lecteur se demande bien pourquoi l'auteur a choisi de transformer les vrais noms. Il suppose qu'il ne voulait pas nuire à l'image de Joe Shuster & Jerry Siegel. Mais pourquoi avoir transformé Robert Oppenheimer (1904-1967, directeur du projet scientifique Manhattan) en Robert Uppenheimer ? Littéralement, Rick Veitch raconte une histoire inventée sur la base de faits réels : l'utilisation de noms très proches a pour effet à la fois d'évoquer les personnes réelles (Docteur Fredrico Warthumb pour Fredric Wertham Bill Games pour William Gaines, Byron Reeves pour Christopher Reeves & George Reeves), à la fois de bien indiquer qu'il s'agit d'une fiction, de personnages inventés. D'ailleurs, dans une séquence, True-Man rencontre Doctor Blasphemy, un personnage de Brat Pack (1990/1991) de Rick Veitch. Par ce changement de noms, l'auteur attire l'attention du lecteur sur la nature fictionnelle de son récit, sur le fait qu'il se déroule dans le monde des idées, créant une mise abîme avec le fait que True-Man est aussi un personnage de fiction créé par Jerry Spiegal & Joe Shumacher, eux-mêmes des personnages de fiction, pour Cosmo Comics, un éditeur de fiction. Ce thème de la création se prolonge quand El Guano crée une sorte de golem, bien vivant dans ce monde de fiction. Avec le recul, et en lisant la postface rédigée par l'auteur, le lecteur perçoit que True-Man n'est pas qu'un thème unificateur de séquences semblant parfois hétérogènes (par exemple le contraste entre la vie de Siegel & Shuster, et celle d'El Guano). Superman (sous l'avatar de True-Man le MaxiMortel) est un personnage de fiction qui a des conséquences très réelles sur les êtres humains, que ce soient ses créateurs, son éditeur, la maison d'édition, l'acteur qui l'incarne au cinéma, les parents qui achètent des jouets ou des déguisements pour leurs enfants, la culture mondiale. C'est un personnage qui, vu sous un certain angle, n'est pas loin de disposer d'une vie propre, une idée ou un concept qui évolue et prend de l'ampleur, quasiment comme un être vivant. Dans ce sixième temps, il apparaît que Rick Veitch met en scène cette idée qu'un élément imaginaire puisse avoir une réalité, que l'imagination puisse créer la réalité. Cela apparaît clairement dans le récit quand Albert Einstein (1879-1955) a écrit une nouvelle formule sur son tableau : Réalité = Croyance * Conscience². Cela est explicité dans la postface quand Veitch cite les théories de Lyall Watson (1939-2008, biologiste Sud-Africain) & Michael Talbot (1953-1992, théoricien d'un mysticisme quantique et de modèles de réalité qui font de l'univers un hologramme) : l'information est vivante. En fonction de la sensibilité du lecteur, cela peut lui paraître une évidence ou totalement absurde. C'est toute l'habileté et l'intelligence de l'auteur d'avoir su préserver les 2 interprétations dans son œuvre. Mais quand même : le lecteur le plus cartésien ne peut pas se départir de l'idée que toutes ces séquences bizarres et ces événements décousus participent bien d'une même réalité, et qu'il parviendra à identifier le schéma qui les rend logiques tellement le récit est convaincant, même s'il ne souscrit pas à l'idée d'une information qui se développerait comme un être vivant. Après avoir démonté violemment les assistants adolescents des superhéros dans Bratpack, Rick Veitch met en scène la création de Superman et la vie de ses créateurs dans un récit foisonnant, attestant d'une connaissance fine de l'histoire des comics, créant des liens avec des événements à l'échelle mondiale, évoquant l'avènement du surhomme prédit par Friedrich Nietzsche (1844-1900), pointant du doigt ses retombées sur l'inconscient collectif et les archétypes, dans une narration très charnelle jusqu'à générer un malaise physique chez le lecteur. Chef d'œuvre.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Brat Pack
Brat Pack

Surexploiter - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il contient les 6 épisodes initialement parus en 1990/1991, écrits, dessinés, encrés et complétés par des lavis de gris par Rick Veitch. Seul le lettrage a été réalisé par Gary Fields. Cette édition de 2019 contient également l'introduction de 2 pages écrite par Neil Gaiman en 1992, les couvertures originales en couleur, un essai de 12 pages écrit par l'auteur en mars 2018 copieusement illustré, et la proposition initiale de 9 pages de texte complétées par des esquisses des principaux personnages et soumise à Piranha Press, une branche adulte de DC Comics. À Slumburg dans l'état de Pennsylvanie, en début de nuit, l'animateur d'une émission de radio prend son premier appel. Un individu à la voix haletante pose une question sur les enfants, il veut parler des enfante, de Chippy, Kid Vicious, Wild Boy et Luna les assistants adolescents des superhéros qui forment l'équipe Black October (Midnight Mink, Moon Mistress, King Rad, Judge Jury), ceux que le public a affublé du sobriquet de Brat Pack. Dans le même temps, la vie poursuit son cours normal dans la grande métropole à l'allure peu accueillante. le présentateur propose alors aux auditeurs d'appeler la radio pour indiquer s'il faut tuer les adolescents du Brat Pack, et par quelle méthode ils souhaiteraient les voir mourir. Celui qui a appelé le supplie de ne pas faire ça. Mais l'animateur lance le sondage et les auditeurs commencent à appeler. Dans la paroisse de Saint Bingham, le père Dunn Berkeley célèbre un baptême, assisté par l'enfant de chœur Cody. Une fois la cérémonie terminée, les parents partent et le prêtre sait qu'ils ne remettront jamais les pieds dans une église. Une fois dans la sacristie, Chippy, l'assistant (sidekick) de Midnight Mink entre par la fenêtre. le père Berkeley demande à Cody de sortir les poubelles pour pouvoir lui parler en privé. Chippy est venu se confesser, et surtout évoquer le comportement inadmissible de son mentor. Cody ne perd pas une miette de la conversation pendant qu'il vide les poubelles. À la radio, le sondage continue et les auditeurs déversent leur haine vis-à-vis de ces adolescents arborant des costumes aux couleurs improbables luttant contre le crime, alors qu'ils devraient être en train d'étudier. En vidant une poubelle dans un caisson, Cody se rend compte qu'il y a une boîte vide de détonateurs. Il est surpris dans sa découverte par Wild Boy sur sa planche flottante qui lui demande s'il ces détonateurs sont à lui tout en descendant une bière. Il lui tient des propos plus ou moins cohérents sur Doctor Blasphemy et repart en se cognant à une palissade, en se ramassant par terre et repartant tout en ouvrant une autre bière. Dans une ruelle un peu plus loin, King Rad est en train d'uriner contre un mur en souffrant. Alors que Cody fait demi-tour, il sent des mains le palper et une voix aguicheuse le rassurer dans l'oreille. Luna est en train d'effectuer une fouille corporelle sur lui, ce qui ne le laisse pas indifférent. Elle lui parle de ses craintes qu'un criminel s'apprête à utiliser des explosifs puissants, et lui demande d'aller dire à Chippy que les autres l'attendent à l'incinérateur. Cody s'exécute sans tarder. La couverture promet une histoire un peu bizarre, à l'évidence focalisée sur les assistants adolescents (sidekicks) des superhéros, avec une dimension réaliste surprenante car il faut se raser les jambes. le lecteur se retrouve très vite déstabilisé par la narration. le procédé de l'émission de radio est assez classique et permet d'introduire le thème de la mort des sidekicks, ainsi que le jugement de l'opinion public sur eux. Dans le même temps, les images montrent des scènes de la vie de la cité : une mégapole avec tout ce que cela suppose de pollution, d'individus se croisant en tout anonymat, de saleté urbaine côtoyant les gratte-ciels rutilants. Cette ville fictive s'appelle Slumburg, mais le lecteur peut identifier 2 ou 3 endroits de New York comme le Flatiron Building et la patinoire du Rockfeller Plazza (avec une autre statue). Les dessins sont en noir & blanc avec des lavis de gris, et des formes de cases irrégulières à des bordures anguleuses. Bien vite, Cody se retrouve face à deux sidekicks au comportement un peu agressif et aux lourds sous-entendus sexuels, que ce soit en parole ou geste, ou dans leur tenue et leur posture. le lecteur éprouve la sensation que l'auteur souille sciemment ses personnages, les montrant dépravés, sans avoir besoin de se montrer graphique. L'apparition de Doctor Blasphemy devant les 4 sidekicks est également répugnante, avec sa tenue moulante, son masque de cuir sadomaso. La fermeture éclair au niveau de la bouche n'est pas horizontale mais verticale, et il en sort une langue à la fois fragile râpant contre les dents de la fermeture, et obscène au-delà de toute description. À l'évidence, il s'agit d'une histoire pour adulte. Une fois son immonde forfait accompli, le Doctor Blasphemy disparaît du récit pendant de nombreuses pages, les superhéros ne se préoccupant pas plus que ça d'essayer de le retrouver. le lecteur fait connaissance avec eux, et découvre des individus abjects. Il suit ensuite le recrutement des nouveaux sidekicks, d'abord dans leur identité civile, puis dans leur phase de formation. À nouveau la narration s'avère avilissante pour les personnages, superhéros comme sidekicks, et par voie de conséquence pour le lecteur. Rick Veitch continue de réaliser des dessins réalistes, détaillés, à la texture palpable. le lecteur peut lire la détresse mêlée de fascination des 4 adolescents, leur admiration horrifiée pour leur mentor qui est aussi leur tortionnaire. Les dessins restent chargés d'une dimension charnelle obscène, sans recourir à la nudité. Les personnages ont des expressions veules et vulgaires, transcrivant un état d'esprit marqué par la souffrance intérieure. Certaines séquences continuent d'être construites sur la base de dialogues, de réflexion ou d'émission de radio, pendant que les dessins montrent des endroits choisis de la ville avec beaucoup de recul, pas au niveau de l'habitant ou de l'usager de la voie publique. le scénario semble de plus en plus délirant, déconnecté d'une intrigue logique, les personnages semblant répondre à des motivations indiscernables. La fin arrive brutalement, à nouveau écœurante, pour une résolution peu satisfaisante. Il est quasiment impossible d'apprécier ce récit haineux au premier degré. L'introduction de Neil Gaiman donne les clefs de compréhension nécessaires. Ce récit est paru pour partie en réaction à la mort de Jason Todd (le deuxième Robin, assistant de Batman), mais aussi à une époque où les créateurs prenaient leur distance par rapport aux superhéros industriels, propriété intellectuelle de Marvel ou DC Comics. le titre annonce d'ailleurs bien le thème : un regard critique et peu amène sur les assistants adolescents. S'il le veut, le lecteur peut établir le rapprochement entre Chippy & Midnight Mink avec Robin & Batman, Wild Boy & King Rad avec Speedy & Green Arrow, Luna & Moon Mistress avec Wonder Girl & Wonder Woman, Jack Cricket & True-Man avec Jimmy Olsen & Superman. Mais Rick Veitch a tellement perverti les caractéristiques des duos originaux qu'il n'en reste plus que le principe d'un superhéros entraînant un adolescent dans ses aventures. le lecteur ne peut pas reconnaître dans les dessins les superhéros bon teint de Marvel ou DC, ni même le principe. Moon Mistress est une jeune femme (27 ans) au corps marqué par les abus, au costume comportant de petites sacoches à la ceinture, chacune contenant un testicule. Il ne s'agit plus d'une perte d'innocence mais d'un basculement dans le sadisme cruel. Alors qu'il progresse dans le récit, le lecteur comprend bien que Rick Veitch règle ses comptes avec l'industrie des superhéros, vomissant sa bile en des dessins organiques et salissant, révulsé par la voracité obscène des éditeurs ayant mis au vote la mort de Jason Todd, uniquement pour augmenter les chiffres de vente, et donc le chiffre d'affaires, assimilant les superhéros aux responsables éditoriaux qui doivent vendre toujours plus de camelote, et tous les moyens sont bons. Il remarque aussi que l'auteur pervertit également quelques symboles religieux, Chippy offrant à ses camarades de boire son sang dans un calice, telle une cène dégénérée. Au fil des pages, il relève également d'autres éléments ajoutant encore au malaise : l'usage de drogues, l'abus d'alcool, le sadisme, la maltraitance, l'absence d'empathie, la pollution, la solitude, l'abus de confiance, la production sans cesse croissante de déchets attestant d'une surconsommation maladive, la déchéance des corps, la pulsion sexuelle hors de contrôle, la propension à la violence, la haine raciale… Ces éléments finissent par donner la nausée mais aussi par donner l'impression que l'auteur en a rajouté tant et plus. Il faut que le lecteur trouve le temps de souffler pour reprendre pied. Ce n'est pas chose aisée car l'artiste fait tout pour le déstabiliser : des formes de cases alambiquées, à une narration éclatée en double page, chacune divisée en 2, chaque quart étant consacré à un sidekick différent. Et toujours, le Docteur Blasphème est en arrière-plan : une menace sourde et mal définie. Trouvant une page moins perverse, le lecteur prend un peu de recul et fait le constat d'une véritable haine, ou peut-être de l'expression d'une souffrance terrible. Évidemment, Rick Veitch se livre à une analyse critique du principe même d'assistant adolescent, c'est-à-dire de la mise en danger d'un mineur pour lutter contre le crime qui n'existe peut-être même pas. L'auteur a pris le parti de sortir de la sphère infantile pour attaquer de front le concept, mais plus en fait son exploitation par les responsables éditoriaux pour en tirer plus d'argent. C'est une charge contre la politique d'adultes qui veulent vendre plus, sans se préoccuper de l'impact sur la psyché de leur lectorat d'enfants, sans considération aucune pour les personnages qui ne sont que des moyens pour produire, une critique analytique d'un système de production dont la raison d'être d'une entreprise est de dégager des bénéfices croissants. Mais quand même… L'intensité du malaise que génère ce récit n'est pas juste générée par cette charge contre l'hypocrisie d'une industrie de divertissement qui prêche une certaine forme de morale, tout en pratiquant un capitalisme sans morale. Une fois l'histoire terminée, le lecteur commence la postface de Rick Veitch pour voir. Ce dernier évoque son parcours professionnel, le contexte de la conception et de la parution des 5 épisodes qui constituent cette histoire. C'est une plongée passionnante dans le marché des comics de l'époque, de son évolution, de la maison d'édition Tundra fondée par Kevin Eastman, des créateurs ayant décidé de s'auto-éditer. Au détour d'une phrase, c'est aussi la terrible confirmation que derrière la déconstruction du sidekick, derrière l'écœurement généré par les pratiques éditoriales, c'est aussi un malaise viscérale relatif à la maltraitance exercée contre les enfants et les adolescents, par des adultes. Le lecteur ne ressort pas indemne de ce récit noir, violent et obscène. Rick Veitch a composé une histoire déroutante, viscérale, malsaine et percutante. Elle a du mal à faire sens prise comme un récit de superhéros. Elle devient plus claire en tant que déconstruction du concept de sidekick. Elle devient évidente, étouffante et quasi insoutenable en tant que mise en scène du comportement abject de la maltraitance des mineurs.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Bowie
Bowie

Changer - Ce tome constitue une biographie partielle de David Bowie, se suffisant à elle-même et accessible à tous les lecteurs, néophytes comme fans confirmés. Il s'agit d'une bande dessinée d'environ 150 pages, en couleurs, coécrite par Michael Allred & Steve Horton, dessinée et encrée par Michael Allred, et mise en couleurs par Laura Allred. L'ouvrage s'ouvre avec une page d'introduction écrite par Neil Gaiman, évoquant sa découverte de l'univers de Bowie ayant été accroché par les récits de science-fiction racontés par les paroles de ses chansons, depuis The man who sold the world (1970) à Ziggy Stardust (1972). Puis il évoque sa rencontre avec Michael Allred en 1983 lors d'une séance de dédicace à Forbidden Planet (Londres), et leur collaboration pour l'épisode 54 de la série Sandman en 1993. En fin de tome se trouve une postface de 2 pages de Michael Allred évoquant la genèse et le développement de cette bande dessinée et sa collaboration avec Horton, ainsi qu'une page de remerciements, et une demi-douzaine d'illustrations en pleine page. 3 juillet 1973, David Jones se produit à l'Hammersmith Odeon à Londres, en Angleterre, avec les Spiders from Mars, pour le dernier concert de leur tournée, et la fin de Ziggy Stardust. En 1962, David Bowie s'est disputé avec George Underwood à propos d'une fille et la bagarre occasionne un dommage à sa pupille gauche qui restera dilatée toute sa vie. Au cours des années 1960, il fait partie d'une douzaine de groupes différents, et il apprend l'art du mime avec Lindsay Kemp, ce qui lui sert également d'introduction à l'avant-garde et la Commedia Dell'Arte. Assis à une terrasse de café, il écoute avec Marc Bolan, Steve Marriott annoncer la formation d'un groupe appelé Small Faces. Un peu plus tard, Ken Pitt, le manager de David, lui conseille de changer de nom pour ne pas être confondu avec un personnage de la série télé The Monkees. David se décide pour le patronyme Bowie, non pas comme le couteau, mais comme un autre personnage télé. En 1967, il est allé voir Cream en concert avec Eric Clapton, accompagné par son demi-frère Terry Burns. Ce dernier a une crise de démence en pleine rue, ce qui inquiète David quant au risque que lui-même finisse par en souffrir. Un peu plus tard, Ken Pitt fait écouter un pressage test de l'album The Velet Underground & Nico, cadeau que lui a fait Andy Warhol lors de sa visite de son atelier The Factory à New York. En 1967, sortent de nombreux albums pop et rock, de Bob Dylan aux Beatles, en passant par Pink Floyd, autant d'influences et de sources d'inspiration. le premier album e Bowie sort en même temps que Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, mais il ne connaît pas le même succès. Kenneth Pitt lui présente un nouveau producteur : Tony Visconti. Ils sympathisent au cours de la journée. Bowie emménage dans la maison de Pitt, et entame une petite carrière d'acteur, dont un tournage de publicité avec un jeune Ridley Scott. le 4 septembre 1963, The Tortoise, le groupe dont il fait partie, se produit au Roundhouse à Londres : parmi les spectateurs se trouve Mary Angela Barnett, sa future épouse. Régulièrement, il se rend dans les échoppes de Kensington Market où travaille, entre autres, un dénommé Farrokh Bulsara. Ken Pitt a réussi à réunir un budget pour tourner un film promotionnel pour l'album de Bowie. Lors du tournage, il fait la connaissance de Hermione Farthingale avec qui il fait plus que sympathiser, mais elle finit par tomber dans les bras d'un autre acteur. Dans ce film, il joue les rôles des personnages Ground Control et Major Tom. Ce film rend hommage à 2001 l'odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick, et à Barbarella (1968) de Roger Vadim. Rien qu'en lisant le sous-titre (Stardust, rayguns & Moonage dayrdreams), le lecteur sait que les auteurs s'adressent au moins aux connaisseurs : Stardust comme Ziggy, Rayguns et Moonage Daydreams, constituant une expression et le titre d'une chanson de l'album Ziggy Stardust. Effectivement, les références sont pointues et précises, nombreuses et pertinentes, à la fois relatives à la biographie de David Bowie, à la fois relatives aux artistes de l'époque. du coup, cet ouvrage parle forcément plus à des lecteurs un peu familiers de l'univers de la musique pop & rock de l'époque, qu'à des néophytes qui pourraient être rebutés par ces noms de célébrités, parfois confinées à cette époque, parfois à la notoriété ayant survécu au passage des décennies. D'un autre côté, ces mêmes lecteurs peuvent aussi apprécier cette forme de découverte, d'ouverture sur toute une époque. Celle-ci est clairement définie : de 1962, en avançant rapidement jusqu'en 1970, jusqu'en 1974 pour la sortie de Diamond Dogs en 1974, c'est-à-dire la retraite définitive du Personnage de Ziggy Stardust. de même le ton de la biographie est clair dès le début : un croisement entre une hagiographie et la mise en œuvre d'un destin déjà avéré, c'est-à-dire presque une justification à rebours, le passé étant revu à l'aune de la carrière à venir de l'artiste. Là encore, le ressenti du lecteur peut varier entre agacement d'une admiration sans critique, ou plaisir de cet enthousiasme communicatif. En outre, le ton de la narration s'apparente plus à une forme de respect et même d'admiration pour David Bowie, au travers de ses accomplissements, qu'à une adoration idolâtre. À l'évidence, il s'agit d'un chanteur pop dont la carrière s'est étendue sur plus de quatre décennies, avec un succès impressionnant, des prises de risque, une vie qui force l'admiration quelle que soit son appréciation pour sa musique. En fait, le lecteur peut aussi prendre le ton de l'ouvrage pour du respect tout simplement, sans y voir une sorte de révérence aveugle. Sous réserve qu'il soit curieux de la vie de l'artiste ou qu'il ait un peu d'appétence pour la scène musicale de l'époque, le lecteur se retrouve vite emporté dans cette biographie. Il se sent à la fois en terrain connu avec les références qu'il identifie comme les pochettes d'albums de l'époque, à la fois comme guidé par un passeur attentionné vers des détails, des correspondances qu'il ne connaissait pas, qu'il ne soupçonnait pas. Il peut aussi s'interroger sur la volonté des auteurs de rapprocher des événements qui ne présentent pas de lien de causalité, pour donner un sens à leur association sur la page. Par exemple, le fait que David Bowie achetait des vêtements à Kensington Market alors que le futur Freddie Mercury y travaillait peut paraître forcer la dose juste pour établir un lien qui n'existe que dans la tête des auteurs. D'un autre côté, cette mise en avant d'une synchronicité peut aussi se lire juste comme une façon de faire ressortir la concomitance de l'émergence de plusieurs talents remarquables, l'esprit d'une époque favorable à ces artistes aventureux. Sous réserve qu'il ne se formalise pas de ces 2 particularités de la narration, le lecteur ressent tout l'amour que les auteurs portent à David Bowie, et se sent lui aussi vite gagné par une partie de cet enthousiasme, et de ce respect. Il découvre la vie singulière d'un artiste allant de l'avant, aimant la vie, la popularité, créateur original et infatigable. Il se rend compte que Horton & Allred ont pris le parti de mettre en avant les éléments positifs de la vie de David Bowie, n'occultant pas les scandales et les turpitudes, mais préférant se montrer constructifs, ce qui offre une vision très inhabituelle par comparaison avec les biographes préférant utiliser les éléments négatifs pour être sûrs de retenir l'attention du lecteur. Par voie de conséquence, cette approche ne permet pas de prise de recul, et ne contient pas d'analyse critique constructive ou non sur l'œuvre de l'artiste. Il y a la mise en avant de quelques liens de cause à effet sur telle ou telle évolution de la carrière, telle idée créatrice. Pour autant, la lecture s'avère passionnante de bout en bout, même pour un amateur superficiel de David Bowie. Michael Allred est avant tout connu pour sa carrière d'artiste de comics comme Madman, X-Statix (avec Peter Milligan), iZombie (avec Chris Roberson), FF (avec Matt Fraction), Silver Surfer (avec Dan Slott) et beaucoup d'autres. Ses dessins sont souvent qualifiés de pop un peu naïfs, avec des couleurs acidulées, et une sensibilité rétro, autant de qualité parfaitement en phase avec une évocation d'un géant de la pop du début des années 1970. À la lecture, la première chose qui saute aux yeux est la capacité de l'artiste de capturer la ressemblance avec les personnes ayant vraiment existé : David Bowie bien sûr, Iggy Pop, Lou Reed, Elvis Presley, Elton John et tant d'autres. D'ailleurs, ça se transforme vite en jeu pour le connaisseur d'identifier tel ou tel visage d'un artiste qui n'est pas nommé dans les bulles ou les cartouches. En outre, il ne se contente pas de visages ressemblants, il sait aussi reproduire les postures, les attitudes avec fidélité et justesse. de la même manière, les pochettes d'album, les costumes de scène sont reproduits avec fidélité et exactitude, Allred réalisant des dessins dans un registre plus descriptif qu'à son habitude. Ses représentations des instruments de musique, des scènes, des bâtiments sont tout aussi consistantes et précises, offrant une reconstitution historique de cette époque, de ces modes, très consistante et précise. Très vite, qu'il en soit familier ou non, le lecteur se projette dans ces lieux, aux côtés de ces personnes très vivantes, très justes. Il est impressionné par la densité de détails, attestant de recherches extensives, et d'un grand amour pour leur sujet. Dans les faits, les bandes dessinées sur un musicien pop ou rock buttent vite sur la difficulté de transcrire les vibrations de la musique sur une page de papier. Au fur et à mesure des séquences, le lecteur se retrouve à fredonner les chansons des albums évoqués, s'il les connaît, tellement les auteurs parviennent à restituer avec justesse la personnalité publique de David Bowie, au travers de son parcours personnel et de sa vie privée. Les dessins sont d'une justesse surnaturelle, fidèle et vivante, sans être figée. Une bande dessinée qui réussit le pari de donner l'impression d'être en train d'écouter les albums en lisant simplement les pages.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Sandman - Ouverture
Sandman - Ouverture

Un épilogue en forme de prologue - L'histoire se déroule avant les événements du premier tome de la série Sandman de Neil Gaiman. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus de 2013 à 2015, écrits par Neil Gaiman, dessinés et encrés par J.H. Williams III, avec une mise en couleurs de Dave Stewart et un lettrage de Todd Klein. Si cette histoire se déroule avant la série en 75 épisodes, elle gagne en saveur à être lue après. Ce tome commence par une page d'introduction de Neil Gaiman écrite en septembre 2015, expliquant comment ce prologue est paru 20 ans après la fin de récit et pourquoi il peut aussi se lire comme un épilogue. Une page rappelle les 3 sens du mot Ouverture. Puis le récit en bande dessinée commence sur une petite planète peuplée de 3 races. Quorian, une fleur carnivore dotée de conscience, rêve et reçoit la visite de Morpheus (sous forme de plante bien sûr). À Londres en septembre 1915, le Corinthien rend visite à un pauvre clerc de notaire. Dans un endroit qui n'en est pas un, Destiny reçoit la visite attendue (car tout est inscrit dans son livre) de sa soeur Death. Dans son rêve, George Portcullis reçoit la visite de Morpheus. Ce dernier y reçoit la visite du Corinthien. Mais leur conversation est interrompue par un appel pressant. Morpheus se rend dans son royaume, où il est reçu par Lucien (qui papotait avec Mervyn Pumpkinhead). Il s'équipe de son casque, son rubis, et sa sacoche pour l'épreuve qui l'attend. Que le lecteur connaisse ou non le personnage de Sandman et qu'il ait lu tous les tomes ou aucun il est tout d'abord frappé par la forme luxueuse de la narration. Cette édition se présente sous un format plus grand que celui des comics, avec une couverture rigide, une jaquette très douce au toucher, une introduction en bonne et due forme, et des bonus qui viennent rehausser la saveur du récit. Dès la couverture, le travail de J.H. Williams apparaît luxueux. Plus que des images pour raconter une histoire, il a conçu une structure différente pour chaque page, construit des bordures de case changeant avec la nature de la séquence, réalisé des illustrations magnifiques et exquises, d'une richesse affolante. Le premier ressenti du lecteur est celui qu'enfant il pouvait avoir en plongeant dans un livre de conte aux belles illustrations. J.H. Williams n'a pas ménagé sa peine et il est à fond à chaque page, sans que cela n'obère en rien la fluidité de la narration, ce qui est déjà un exploit en soi. Il s'agit vraisemblablement de la dernière histoire de Sandman écrite par Neil Gaiman, et rien n'est trop beau pour ce récit. La structure de la première page est à base de cercles se recoupant de haut en bas. Celle de la seconde est à base de tiges de fleur. Un peu après, les cases sont en forme de dent pour évoquer le motif du Corinthien. Et c'est comme ça du début à la fin. Quelques pages après, les cases sont en forme de case, mais à l'intérieur du livre de Destiny (une forme de mise en abîme), puis elles prennent la forme des carreaux d'une vitre. Et tout ça avant la moitié du premier épisode. Le lecteur observe également que l'artiste change régulièrement d'outils pour s'adapter à la séquence. Il peut réaliser des dessins traditionnels, avec un détourage des formes à l'encre, puis une mise en couleurs complexe réalisée par Dave Stewart. Il peut s'agit de dessins en noir & blanc le temps de 2 ou 3 pages, avec un encrage au trait fin et d'épaisseur uniforme. Il peut sembler que l'image ait été peinte de manière traditionnelle. À 2 reprises, les formes présentent des particularités évoquant les dessins de Jack Kirby. Puis dans l'épisode 3, le lecteur pense immédiatement à Moebius. Au début de l'épisode 4, le lecteur voit ce qu'aurait été une bande dessinée réalisée par Alfons Mucha, avec une touche de Salvador Dali (la montre / sæculum). Puis la cité des étoiles donne l'impression d'avoir été dessinée par infographie, dans des teintes pastel. Et toujours la narration reste fluide, emmenant le lecteur dans des mondes d'une grande richesse. Chaque page est donc un florilège de savantes structures, et de dessins aux mille saveurs. Quant à ce qui est représenté, la sophistication et l'élégance restent de mise, avec une incroyable intelligence visuelle pour donner une forme à des concepts échevelés. Gaiman indique lui-même qu'il ne s'est pas imposé de limite, en connaissant le niveau de compétence de l'artiste (il suffit de lire Promethea d'Alan Moore pour en avoir la preuve). Effectivement, chaque séquence recèle des trésors d'invention pour pouvoir rendre visuel le récit. J.H. Williams donne une apparence inoubliable à chaque personnage (à commencer par ceux déjà apparus dans la série Sandman, et ils sont nombreux). Il peut intégrer plusieurs dizaines de personnages dans une même image, en s'assurant qu'elle reste parfaitement lisible. Il est aussi à l'aise pour un rendu quasi photographique d'un immeuble délabré de Londres au temps présent, que pour donner une forme conceptuelle au domaine du Temps. Sa versatilité ne connaît aucune limite, d'une petite fille en train de pleurer à une vieille femme en train de divaguer, d'aéroglisseurs de science-fiction à un galion, etc. Cette histoire bénéficie donc d'un niveau de mise en images qui est celui de tableaux de maître pour chaque page, en conservant le savoir-faire d'une narration séquentielle. Pourtant ce qui transporte le lecteur dès la première page, ce sont bien les mots; les phrases de Neil Gaiman. Lui aussi a pris l'option de luxe, et d'écrire comme s'il s'agissait d'un livre de littérature, tout en conservant une mesure raisonnable pour rester dans le domaine de la bande dessinée. D'une certaine façon, les auteurs ont choisi une forme littéraire très écrite, et très peinture classique pour raconter leur histoire. Dès la première séquence, le lecteur reconnaît la dimension poétique de l'écriture de Neil Gaiman, évoquant le rêve d'une fleur, sur une planète vouée à la destruction. Il n'y a rien de condescendant ou de gnangnan, sans rien sacrifier à la délicatesse. L'auteur raconte son récit dans une forme sophistiquée avec des déplacements dans l'espace, des déplacements dans le temps, des intrigues secondaires, sans oublier bien sûr sa marque de fabrique, des histoires dans l'histoire. Il a conçu une véritable intrigue, à la mécanique complexe, avec un suspense quant à la manière d'éviter une destruction massive. La distribution des personnages est assez importante, avec l'apparition de plusieurs frères et sœurs de Morpheus (les Endless), et d'autres membres de la famille. L'intrigue emmène les personnages au bout du monde, de l'univers et même en dehors. le péril est à l'échelle de l'univers, et la tactique employée est aussi téméraire que rusée. Pour un lecteur qui ne connaît rien de Sandman, il est possible qu'il se produise un effet catalogue, où des personnages hauts en couleurs et très intrigants apparaissent le temps d'une scène ou deux, pour ne plus jamais revenir (la vielle dame guidant Sandman dans un asile délabré), générant une réelle frustration. Il est vraisemblable également que plusieurs remarques tombent à plat, et même que la forme de certains personnages ne fasse pas sens. Il reste un récit à la dimension visuelle époustouflante et envoutante, avec une intrigue bien corsée, et une narration aux effluves poétiques inattendues, évoquant la relation entre les enfants et leurs parents sous une forme tellement exotique qu'elle la fait apparaître sous un jour nouveau. Pour un lecteur ayant lu la série Sandman, il retrouve tout de suite les sensations qu'il lui associe. Neil Gaiman a fait les choses en grand, en incluant plusieurs personnages récurrents de la série, du Corinthien aux Bienveillantes, en passant par beaucoup d'autres. Leurs apparitions donnent parfois la réponse à des questions laissées en suspens dans la série originale, ou bien font écho à de doux souvenirs (par exemple Death ou Destiny, Lucien, et tant d'autres, et même Daniel Hall). Neil Gaiman maîtrise à la perfection l'effet nostalgique, sans se complaire dans l'autosatisfaction : l'effet est d'une rare puissance (vite, vite, il faut que je relise Sandman). Il cite également l'une des histoires de Endless nights, celle dessinée par Miguelanxo Prado, jusqu'à faire mention du Green Lantern Corps (comme il avait mention d'Oa dans le récit consacré à Dream dans Endless Nights). Pour ce lecteur ayant déjà achevé la série Sandman, de nombreux éléments de ce prologue entrent en résonnance avec les événements à venir. le récit se déroule avant la série et s'achève là où commence le premier épisode de Sandman. Lorsque Morpheus effectue une partie de son chemin, en compagnie d'un chat, ce dernier évoque le rêve d'un millier de chats (épisode 18, paru en 1990). Lorsque Morpheus raconte une histoire à la jeune fille qui l'accompagne pendant un temps, il choisit une histoire d'amour qui fait écho à celle de Nada. À nouveau, les souvenirs affluent, ramenant des émotions encore vivaces, liées à la lecture de ces épisodes. Très rapidement, le lecteur constate que ce récit ne se limite pas à un exercice virtuose d'évocation de souvenirs avec de meilleures illustrations. L'intrigue est originale et ouvre sur une cosmogonie personnelle, en parfaite cohérence avec les Endless. le lecteur n'éprouve donc jamais une impression de répétition stérile. Toutefois en arrivant vers la fin du récit, il s'interroge sur le sens à donner à ce conte merveilleux, et même sur la nature du dénouement. Il est vrai qu'il est facile de se laisser hypnotiser par cette richesse infinie, et de se laisser porter, sans s'attacher à éplucher chaque détail. Neil Gaiman est dans une forme éblouissante, avec une verve insolente, pleine de d'images évocatrices, laissant la place à l'imagination du lecteur pour les développer ou les compléter en fonction de ses propres inclinations. Au vu de la richesse inépuisable de la narration, il peut se permettre de choisir, de butiner à sa guise, et de négliger certains éléments. Après tout, peu importe le détail de ce qui est raconté sur George Portcullis, car la musique des mots suffit à contenter l'esprit du lecteur. Quand il est écrit" Peut-être que quand il est éveillé, il est une femme, ou un enfant ou un papillon.", le lecteur comprend bien qu'il s'agit d'installer une atmosphère onirique, de présenter une situation qui relève du domaine du rêve, avec son côté éthéré et brumeux. Il se souvient vaguement que cette histoire de papillon renvoie à un songe de Tchouang-tseu (penseur chinois du IVème siècle avant Jésus Christ, auteur de Zhu?ngz?) qui rêve qu'il est papillon, et qui se réveille en se demandant s'il n'est pas plutôt papillon qui rêve qu'il est un homme. Un petit moment de poésie dans un récit qui en regorge, mais aussi un présage de ce qui est à venir (sans qu'il soit littéral, ou à prendre au pied de la lettre). Cette histoire mérite que le lecteur prenne son temps pour la savourer, et le récompense au-delà de toute espérance. Le tome se termine avec une quarantaine de pages, comprenant des interviews des créateurs, réalisées par Shelley Bond, la responsable éditoriale du projet, des explications de J.H. Williams sur les modalités de composition et de réalisation de certaines pages, des explications de Dave Stewart sur les étapes de la mise en couleurs, des explications de Todd Klein sur la conception et la réalisation du lettrage, aux caractéristiques si particulières dans cette série (impossible d'oublier le lettrage des phylactères de Delirium). Il y a également l'ensemble des couvertures variantes, à commencer par celle de Dave McKean qui se fend lui aussi de quelques mots pour exposer sa démarche créative. Tous ces suppléments font apparaître le degré de sophistication et la complexité de réalisation de chaque planche, avec élégance et intelligence. Ils constituent un prolongement agréable et éclairant de cette lecture. Neil Gaiman n'est pas venu cachetonner pour vendre un peu plus de papier, avec ce prologue. Il a mis les petits plats dans les grands, les responsables éditoriaux aussi, et l'artiste retenu excelle à donner corps à ce récit d'une exigence folle sur le plan visuel. le nouveau lecteur découvrant Sandman sera subjugué par la richesse de ce monde, et la sensibilité poétique de la narration, en regrettant de voir passer si brièvement tant de personnages si intrigants. le lecteur connaissant l'œuvre sera subjugué par une nostalgie constructive, par un prologue aux riches résonnances annonciatrices, par un regard pince-sans-rire sur le caractère de Morpheus, par une famille dysfonctionnelle, par une ode à l'imagination. Comme l'annonce Neil Gaiman dans l'introduction, ce récit est autant un prologue à la série (avec plusieurs séquences annonçant des chapitres), qu'un épilogue bouclant la boucle, en particulier du fait de la gestion du temps.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Éternels (Jack Kirby)
Les Éternels (Jack Kirby)

Les Célestes reviennent pour juger la race humaine. - Ce tome contient l'intégralité des épisodes de la première série des Éternels. Il regroupe les épisodes 1 à 19, ainsi que le numéro annuel 1, initialement parus de 1976 à 1978, créés, écrits et dessinés par Jack Kirby qui a également la fonction de responsable éditorial. L'encrage et le lettrage ont été réalisés par Mike Royer pour les épisodes 5 à 19 et le numéro annuel. John Verpoorten a encré les épisodes 1 à 4. La mise en couleurs a été réalisée par Glynis Wein. Quelque part sous les plaines des Andes, une petite équipe de fouille archéologique a découvert un site inca d'une richesse inouïe. Il se compose du professeur Daniel Damian, de sa fille Margo Damian, et de leur guide Ike Harris. Ils se tiennent devant la chambre des dieux de dimensions gigantesques, avec la plaque de la galaxie et une statue d'une dizaine de mètres de haut représentant le dieu dans son vaisseau avec une dizaine d'incas en train de le pousser. Chaque artefact évoque une technologie spatiale, traduite en termes de mythologie. Dans la chambre suivante, ils découvrent la statue de trois êtres anthropoïdes dans ce qui ressemblent à des combinaisons spatiales, en train de descendre vers la Terre. le professeur et sa fille avancent dans les différentes pièces, Ike Harris les accompagnant tout en filmant. Il commence à émettre des hypothèses : il estime que ce qui est représenté n'est pas que l'histoire de l'humanité, mais aussi celle de races divergentes. le professeur et sa fille ont du mal à croire qu'il tienne de tels propos. Ike Harris continue : il est à la recherche d'un objet qui devrait se trouver dans ces lieux : un objet permettant d'appeler les dieux qui reviendraient alors sur Terre. Pendant ce temps-là, un étrange événement survient au-dessus des eaux du Pacifique : un avion de chasse pénètre dans une turbulence d'énergie, et le pilote n'a d'autre choix que de s'éjecter. Cette étrange boule d'énergie est le fait de Kro et de son équipage, un des chefs des Déviants. Il va rendre compte à Tode, le roi des Déviants. Ce dernier lui confirme que les dieux sont sur le chemin du retour. Il n'a pas besoin d'en dire plus : Kro comprend parfaitement les conséquences pour leur race, et il accomplira sa mission qui est de localiser la balise qui appelle les dieux et de la détruire. Peu de temps après, il quitte la capitale engloutie de la Lémurie, à bord d'un sous-marin avec une petite troupe. Dans la chambre des dieux, Ike Harris a mis à jour une sorte de dispositif s'apparentant à un télescope futuriste. Daniel et Margo Damian sont convaincus de son savoir et l'écoute. Il révèle que son vrai nom est Ikaris, et il se lance dans une explication fantastique. Tout a commencé avec la venue des dieux sur Terre quand celle-ci n'était encore peuplée que d'animaux sauvages. Les dieux sont alors intervenus dans le processus de l'évolution, modifiant une espèce assez récente, celle des singes. C'est ainsi qu'ils ont donné naissance non pas à une race, mais à trois : celle des déviants, celle des humains, et celles de éternels. En 1975, Jacob Kurtzberg revient chez Marvel, après avoir réalisé plusieurs séries chez DC Comics, dont celles du Quatrième Monde. Il commence par reprendre la série Captain America, personnage qu'il avait créé en 1940 avec Joe Simon. Puis il lance série The Eternals, avec de réaliser successivement celles de 2001 l'odyssée de l'espace, puis Machine Man, Devil Dinosaur, Black Panther, et enfin une dernière histoire de Silver Surfer avec Stan Lee. Avec le palmarès de Jack Kirby, le lecteur s'attend à plonger dans une série intégrée à l'univers partagé Marvel. Il n'en est rien : il y a bien Hulk dans les épisodes 14 à 16, mais il s'agit en fait d'un robot (c'est révélé dès le départ), et n'importe quel autre robot doté d'une force physique conséquente aurait pu faire l'affaire. Il s'agit donc bel et bien d'une série indépendante de l'univers Marvel, développant sa propre mythologie interne, et même son propre panthéon de dieux. le point de départ est très proche de la théorie fumeuse présentée dans l'ouvrage Présence des extraterrestres (1969, Erinnerungen an die Zukunft, Ungelöste Rätsel der Vergangenheit / Chariots of the gods) de Erich von Däniken : la théorie des anciens astronautes et de l'astroarchéologie. Certains artefacts culturels archéologiques constitueraient la preuve de la présence d'extraterrestres sur Terre, théorie dont chacune des preuves avancées par l'auteur ont été prouvées totalement idiotes, mais ayant laissé de belles traces dans l'imaginaire collectif. Dès le premier épisode, l'auteur développe le principe de sa série : lors de l'évolution de l'humanité, il n'y a pas eu que des Homo Sapiens, mais aussi des éternels et des déviants, et ces races ont été manipulées par la première vague des Célestes, des extraterrestres géants humanoïdes. Ces derniers sont de retour sur Terre pour la quatrième fois, pour juger le développement de leurs créatures, leur mérite, et savoir s'ils mettent fin à cette expérience ou non. Les Éternels ont vécu isolés des êtres humains, et ils accueillent cette quatrième venue. Les déviants ont également vécu à l'écart et sont bien décidé à se venger de leur destinée en s'attaquant aux Célestes. Les humains découvrent qu'ils ne sont pas la seule race dotée d'intelligence sur Terre. Au début, l'affaire semble entendue d'avance : les Éternels vont protéger les Célestes pour éviter que ceux-ci n'éradiquent la vie sur Terre avant le terme de leur jugement qui doit intervenir dans 50 ans, contre les attaques des déviants, et contre les attaques des humains apeurés. Kirby dispose d'un bon encreur pour commencer, puis de son excellent encreur attitré de l'époque : c'est un festival de ses idiosyncrasies visuelles. Qu'il en soit déjà familier ou non, le lecteur les identifie rapidement : personnages en gros plan regardant directement vers le lecteur, tourbillons d'énergie sous forme d'essaim de points noirs (Kirby Crackles), architectures antiques démesurées, personnages en mouvement dans la plupart des cases, vêtements prêts du corps pour mettre en valeur la musculature des hommes, la grâce des femmes, gros monstres pas beaux de type série Z, costumes baroques aux couleurs criardes, combats physiques plein de force mais sans blessure apparente, expressions de visage souvent intenses et peu naturelles. Comme bien des comics de cette époque, celui-ci fait son âge : apparence de la narration visuelle destinée à des enfants, dialogues empesés et emphatiques, explicatifs et artificiels, résolution de tous les conflits par la force physique. Il est possible de considérer ces caractéristiques comme des conventions de genre spécifiques aux comics de superhéros de l'époque, pouvant obérer le plaisir de lecture jusqu'à le réduire à néant, ou à prendre comme un marqueur temporel n'empêchant pas de s'intéresser au récit. Pour les séries réalisées chez DC Comics, Jack Kirby avait opté pour une ouverture commençant avec un dessin en pleine page, puis un dessin en double page. Il met en œuvre ce principe dans 10 épisodes sur 20 (19 + 1 annuel) de la présente série. le lecteur ne peut pas empêcher sa bouche de s'ouvrir en signe de stupéfaction devant le spectacle de la statue monumentale inca, en forme de casque de pilote, puis devant la double page montrant un dieu dans son chariot spatial. Ces pages en mettent plein la vue : l'arrivée de la navette des Célestes, Arishem dont le corps gigantesque ne rentre pas dans une double page, les déviants sur les toits de New York ouvrant le feu sur Ikaris, la nuée d'Éternels dans le ciel pour aller former l'Uni-Mind, etc. L'artiste sait sublimer ses compositions pour tirer des représentations empruntes de naïveté vers une force brute, un expressionnisme teinté d'abstraction extraordinaire. À plusieurs reprises, les gratte-ciels de New York se parent de motifs abstraits noirs, formant un environnement mystérieux et primitif saisissant. Jack Kirby transforme un mode narratif à destination des enfants, en un mode d'expression dont la forme a été triturée pour exprimer la majesté des Célestes, la force des déviants, l'élégance des Éternels, la fragilité des humains, l'étrangeté du monde normal ayant perdu son caractère familier du fait de la présence révélée de créatures jusqu'alors cachées, et pourtant pour partie familière. En effet, quelques déviants et quelques éternels avaient évolué au milieu des humains à différentes époques donnant ainsi naissance à des légendes, Ikaris pour Icare (Icarus en anglais), Sersi pour Circé, Makkari pour Mercure, etc. Au fil de ces 20 épisodes, l'auteur met à profit cette mythologie créée de toutes pièces, en opposant les déviants aux éternels, mais bien vite en dépassant cette dichotomie simpliste et en proposant d'autres aventures dans lesquelles les déviants n'ont pas le mauvais rôle, et même les éternels peuvent avoir le mauvais rôle. Il donne à voir plusieurs Célestes vaquant à leurs occupations indéchiffrables : Arishem, Eson le chercheur, Nezzar le calculateur, Hargen le mesureur, Oneg le sondeur, Ziran le testeur. le lecteur ressent la singularité de cette mythologie. Il ne la prend bien évidemment pas au premier degré : trop flamboyante, trop merveilleuse, une littérature de l'imaginaire. Dans le même temps, comme dans un conte, il saisit le sens métaphorique de certaines images. Ces Célestes tout puissants se livrant à des activités insondables, écrasant les autres de leur toute puissance, comme l'image qu'un jeune enfant peut se faire de son père, ou des adultes mâles. Les traces culturelles laissées par les contacts avec les Éternels, comme la preuve patente du merveilleux présent dans le monde, comme le principe d'archétypes jungiens présents dans la culture humaine, comme des phénomènes incompréhensibles par l'esprit humain ayant donné naissance à des légendes. La merveilleuse Uni-Mind comme l'allégorie de l'intérêt général primant sur l'intérêt particulier. Etc. À l'opposé d'une série pétrie de continuité, le lecteur découvre une histoire indépendante, une nouvelle mythologie créée de toutes pièces par la puissance de l'imagination de Jack Kirby. Sous réserve de ne pas être allergique à certaines caractéristiques datées de la narration, il plonge dans une interprétation du monde, fantastique et merveilleuse, avec la convention du conflit physique comme matérialisation des antagonismes, des conflits d'intérêt. Il en prend plein les yeux avec des images parfois naïves, souvent puissantes et inventives. Il découvre une oeuvre d'auteur, marquée de la personnalité de son créateur, à la fois par sa lourdeur par certains côtés, à la fois par son sens du merveilleux et de l'action par d'autres.

16/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Rat God
Rat God

Une légende Cthanhlk, en Tlingit - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il contient les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2015, écrits, dessinés et encrés par Richard Corben. La mise en couleurs a été réalisée par Beth Corben Reed, avec l'aide de Richard Corben. La scène d'ouverture montre Mak-Kitoto (la sœur) et Achak (le frère) en train d'essayer d'échapper à quelque chose que le lecteur ne voit pas. Ils sont également poursuivis par plusieurs personnes qu'ils qualifient de Cthanhluk (une tribu d'indiens originaires du sud de l'Alaska). Ils finissent par être séparés par les circonstances. Clark Elwood conduit sa voiture (dont le modèle atteste que le récit se passe dans les années 1920 ou 1930) sur la route qui mène à un bled paumé du nom de Lame Dog. Sur la route, il croit apercevoir au loin, une jeune femme nue. En se rapprochant, il est hélé par Chuk, un homme du coin qui lui demande de le prendre en stop. Ils font le plein de carburant et l'autochtone leur conseille de ne pas aller jusqu'à Lame Dog et de faire demi-tour car il va bientôt neiger. Avant de commencer cette histoire, le lecteur sait déjà ce qu'il va lire : une histoire dérivative d'Howard Philips Lovecraft, avec une créature monstrueuse, et vraisemblablement une touche gothique (sous influence Edgar Allan Poe). Paradoxalement, il n'a aucune idée des détails. Il sait aussi qu'il va retrouver les tics graphiques de Richard Corben, sans pour autant savoir à l'avance ce qu'il représentera. Effectivement, le lecteur retrouve les figures imposées auxquelles il s'attendait : bizarre créature issue d'une humanité dégénérée, culte bizarre rendu à cette créature ou à une déité mal définie. Il y a des indigènes d'une race indéfinie. Il y a un malaise ambiant lié à un secret qui lie les habitants de Lame Dog, cette ville à la population bizarre peu accueillante envers les étrangers. L'auteur a choisi de situer son récit à l'époque où écrivait Lovecraft. le personnage principal a étudié à l'université d'Arkham, située proche de la rivière Miskatonic. Effectivement, visuellement, c'est du Corben. Il y a une jeune femme bien en chair (Gharlena) qui n'est pas farouche, avec une poitrine hypertrophiée et un peu tombante (soumise aux lois de la gravité). Les personnages ont des visages un peu marqués, pas spécialement beaux. Les personnages évoluent parfois dans des décors naturels, où la verdure est mise en valeur. Il y a un peu de nudité, mais pas très détaillée. Comme à son habitude, cet artiste peut passer de dessins très peaufinés de type hyper réalistes, à des esquisses un peu grossières. En fonction de l'ambiance qu'il souhaite développer dans une scène, Corben ajuste son mode de représentation. le lecteur peut prendre un grand plaisir à voir des cases très détaillées, comme un hibou avec un rat dans le bec, un tronc d'arbre avec toutes ses aspérités, avec le côté rêche de son écorce, une Ford T représentée avec minutie, un lit rustique (des planches de bois) avec les réserves en dessous et une simple peau de bête comme couverture, l'aménagement intérieur de la maison où Clark Elwood trouve une chambre, le magnifique nœud papillon de Damon Peck, la grille rouillée du cimetière, l'hallucinante soirée costumée dans le manoir des Peck, etc. Il faut un peu de temps d'adaptation pour accepter que l'artiste ait décidé de représenter d'autres éléments de manière plus simpliste. Il peut parfois s'agir des feuilles des arbres. Mais dans ces cas-là, le travail sur la couleur étoffe ces surfaces pour les rendre plus substantiels, pour leur donner plus de volume. Il y a quelques éléments de détails qui apparaissent presqu'en toc, comme les pointes de flèche dans la première séquence, où il ne reste plus qu'une forme juste détourée. À d'autres moments, les simplifications ont pour effet de rehausser la texture de ce qui est représenté. Dans la première page de l'épisode 2, l'artiste n'a que détouré les pins recouverts de neige, donnant ainsi plus d'importance au bloc de neige. Dans l'épisode 3 (page 44), la deuxième case représente l'avancée de la voiture de Clark Elwood sur la route, en vue du ciel. Les pins et la route sont représentés de manière esquissée, laissant la couleur porter l'information. Toujours dans l'épisode 3, Elwood assiste à une cérémonie nocturne dans le cimetière où les individus sont recouverts d'une robe avec cagoule. Corben leur dessine des grands yeux tous ronds, avec un effet comique et moqueur. Néanmoins le lecteur n'a aucune idée de ce qui l'attend. Pour commencer, Richard Corben n'utilise pas le suspense comme dynamique principale du récit. Il sait que son lecteur peut être un habitué des récits d'horreur, de Lovecraft ou de Corben, et donc qu'il peut anticiper plusieurs éléments de l'intrigue. Il sait aussi que son ouvrage précédent Esprits des morts & autres récits d'Edgar Allan Poe constitue une indication claire et nette sur les mécanismes de son intrigue. Il ne peut donc pas espérer surprendre le lecteur par des révélations tonitruantes. Dès la première scène, Corben cueille son lecteur par surprise en intégrant un élément humoristique totalement décalé. Il fait apparaître Mag la Harpie (Mag the Hag, une vieille femme borgne habillée d'une couverture) qui interagit avec un personnage, plutôt que de s'en tenir à son rôle de commentatrice. Dans la deuxième scène, Clark Elwood rencontre quelques difficultés à parvenir jusqu'à Lame Dog, avec un autochtone qui l'avertit du danger, mais le lecteur est pris par surprise par la chute de cette séquence, inattendue, avec un élément narratif supplémentaire. le lecteur s'en trouve déstabilisé car le rythme n'est pas celui d'un comics d'action habituel, il se rapproche plus de celui d'un roman. La narration semble ne rien s'interdire, entre l'effet comique de Mag la Harpie, l'attitude maladroite du personnage principal. Il ne semble pas très à l'aise, et d'ailleurs se fait passer à tabac à plusieurs reprises, sans aucun panache, ou dimension romantique, juste un individu pas très doué qui se fait tomber dessus par plusieurs personne. Clark Elwood n'a pas la fibre romantique des personnages de romans de Poe. À part sa volonté de retrouver Kito Hontz qu'il a connu à l'université, il se contente de réagir aux événements, sans grande perspicacité. Il se fait trimballer dans des situations dangereuses, s'en sortant par chance ou grâce à l'aide des autres. Pourtant l'intérêt est bien là. Il y a des scènes d'une puissance étonnante (l'incroyable soirée costumée dans la demeure des Peck). Il y a aussi le mythe du dieu rat en filigrane, visiblement adapté d'une légende indienne Cthanhluk, Corben remerciant le professeur Universitaire Twitchell, pour les traductions à partir de la langue indienne Tlingit. Au fil des pages, le lecteur se rend compte que cette histoire reflète la personnalité de son auteur dans toutes ses facettes. Corben a mis un gros monstre pas beau, avec une scène de bal costumé, Mag la Harpie, une ou deux femmes callipyges, un personnage principal trop sûr de lui, une touche gothique, l'esprit d'Edgar Allan Poe, etc. du coup, la dernière page tournée, le lecteur s'interroge sur ce qu'il peut penser de cette histoire. le fait est qu'elle atteint son objectif de divertissement. Elle est racontée d'une manière personnelle qui n'appartient qu'à Richard Corben, avec un humour très particulier et pourtant parfaitement intégré, sous la forme d'un hommage maîtrisé à Poe et Lovecraft. Elle raconte le périple d'un individu qui souhaite retrouver une femme qu'il estime avoir traitée de manière irrespectueuse, et qui souhaite s'excuser. Ce que trouve Clark Elwood le confronte à ses certitudes nées de sa position sociale et de sa culture. Richard Corben a choisi de mettre en scène ces confrontations successives, de manière physique, pour respecter la dimension visuelle des comics. Elwood doit se battre contre les autochtones. Il doit se confronter à leurs pratiques pour les interrompre physiquement. Il adopte une position moralement supérieure, avec une condescendance vis-à-vis de ces individus (qui pratiquent quand même le sacrifice humain). La fin l'oblige à reconsidérer cette position supérieure, en constatant qu'il s'agit d'êtres humains comme lui. Derrière des dehors de gentille histoire à la forme un peu désuète, il y a une parabole montrant un personnage imparfait qui se retrouve parmi d'autres individus imparfaits. La difficulté provient du fait que ces imperfections ne sont pas les mêmes.

16/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Esprits des morts & autres récits d'Edgar Allan Poe
Esprits des morts & autres récits d'Edgar Allan Poe

Le poids des morts sur l'inconscient des vivants - Ce tome est constitué d'histoires courtes indépendantes de toute autre ; il donc peut se lire indépendamment de toute autre lecture. Il comprend 14 adaptations de textes d'Edgar Allan Poe, parus entre 1829 et 1846. Ces récits sont tous écrits, dessinés et encrés par Richard Corben, avec une mise en couleurs réalisées par lui-même assisté par Beth Corben Reed. Ces histoires sont initialement parues dans des numéros spéciaux, et dans des numéros de l'anthologie "Dark Horse presents" (numéros 9, 16 à 18, 28 et 29), de 2012 à 2014. Il s'agit de nouvelles adaptations réalisées dans les années 2010. Ce tome commence par une table des matières indiquant pour chaque adaptation, l'année à laquelle le texte d'Edgar Allan Poe est paru. Vient ensuite une introduction de 3 pages rédigée par Thomas Inge (professeur de lettres en université) identifiant la force de ces adaptations. En page 10, le lecteur trouve la reproduction du texte du poème "Spirits of the dead" d'Edgar Allan Poe. Les 200 pages suivantes sont constituées de bandes dessinées réalisées par Richard Corben, commençant par "Alone", et se terminant avec "The cask of Amontillado" (la liste des textes se trouve en fin du présent commentaire). En fin de volume se trouvent les 6 couvertures réalisées pour le numéro spécial "The conqueror worm", les 2 épisodes de "The fall of the house of Usher", et les numéros spéciaux "Morella, and The murders in the rue Morgue", "The raven and The red death", et "The premature burial". Ce n'est pas la première fois que Richard Corben réalise des adaptations de textes ou de poèmes d'Adgar Allan Poe. La première fois, c'était en 1974 dans le numéro 47 du magazine Creepy, réédité dans "Creepy présente Richard Corben. Durant les années 1970, cet artiste a ainsi transposé plusieurs histoires de Poe, soit sous forme d'une courte bande dessinée, soit sous une forme un peu plus longue (par exemple La chute de la Maison Usher). Quand Corben revient aux comics en 2006, il commence par une courte série en 3 épisodes publiés par Marvel MAX : "Haunt of Horror" qui contient des adaptations de texte d'Edgar Allan Poe. Il s'agit de nouvelles versions, même si certaines reviennent sur des textes déjà adaptés dans les années 1970 : (1) The raven, (2) The sleeper (3) The conqueror worm, (4) The tell-tale heart, (5) Spirits of the dead, (6) Eulalie, (7) The lake (8) Izrafel (9) The happiest day, (10) Berenice. Le présent recueil comprend uniquement des bandes dessinées originales, pas de rééditions des versions précédentes pour Creepy ou pour Marvel MAX. le lecteur y retrouve de nouvelles versions de textes déjà adaptés plusieurs fois comme The Raven, ou La chute de la Maison Usher, ou encore le masque de la mort rouge. À la différence des précédentes versions, ce recueil compose un ouvrage thématique placé sous le signe de l'esprit des morts, c'est-à-dire la manière dont les vivants ressentent l'influence des morts. Il ne s'agit pas tant d'histoires de fantômes, que plutôt du poids des défunts sur l'inconscient. En choisissant le titre de l'ouvrage Richard Corben livre une clef de compréhension sur la direction qu'il a donnée à ses adaptations. L'esprit des morts pèse sur la vie psychique des vivants, qu'ils le veuillent ou non, qu'il s'agisse d'une épouse défunte sur l'esprit du veuf, ou de celui d'une victime tuée sur l'esprit de son assassin. Avec ce point de vue en tête, le lecteur constate que l'auteur fait preuve d'une grande cohérence dans son approche. Cette cohérence est renforcée par le choix de ne pas moderniser les récits, de les laisser à l'époque où Poe les a situés, c'est-à-dire majoritairement au dix-neuvième siècle. Toujours en termes de technique d'adaptation, Corben a choisi de reprendre l'intrigue de chaque texte, ainsi que l'état d'esprit ou l'émotion qui y sont développés. Il n'y a pas presque pas d'inclusion du texte original. le lecteur découvre donc des histoires racontées en bandes dessinée, plutôt qu'un entre-deux inconfortable entre fidélité servile au texte et dessins cantonnés au rôle d'illustration. Ainsi le long poème "The raven" (18 strophes de 5 vers) devient une bande dessinée de 10 pages, dans laquelle l'auteur montre ce qui se passe plutôt que de faire un dessin accompagnant chaque strophe. le corbeau et le buste de Pallas sont bien présents et il dit toujours "Nevermore". Ce choix de prendre de la distance vis-à-vis du texte originel, pour se concentrer sur l'état d'esprit et l'émotion aboutit à des bandes dessinées autonomes qui mettent en valeur la force du récit d'Edgar Allan Poe qui supporte des interprétations multiples, et l'intelligence narrative de Corben qui réussit à transposer l'esprit des textes. le lecteur retrouve bien les caractéristiques de narration visuelle de Corben. Comme dans ces récits récents, il a mis la pédale douce sur la nudité (par rapport à ces œuvres des années 1970) ; il n'apparaît qu'une paire de fesses et une paire de seins dans ces 200 pages, et pas en gros plan. Il a rapatrié un dispositif narratif des années 1970 qui est d'inclure dans certains récits (pas tous) la présence d'un personnage qui introduit l'histoire, qui en consolide la morale, et qui peut faire une remarque ou deux en cours. Corben utilise ce dispositif avec parcimonie. Il a choisi le personnage de Mag la Harpie (une vieille femme avec bandeau noir su l'œil gauche, vêtue d'un simple drap grossier qui lui couvre la tête et le corps que l'on devine fatigué par les années. Le lecteur a l'excellente surprise de voir que les Corben (Richard & Beth) maîtrisent l'usage de l'infographie pour la mise en couleurs. Ils ne tentent pas de reproduire l'exubérance des couleurs à l'aérographe qui ont fait la réputation de Corben sur Den. Ils les utilisent afin d'accentuer le volume et le relief des surfaces, par l'usage de dégradés maîtrisés (par opposition à systématique). Ils s'en servent dans certaines séquences pour installer une teinte qui donne le ton et renforce l'ambiance. Il y a un gros travail dans le choix des couleurs, en particulier pour ce qui est de la teinte de la chair, ce qui renforce la dimension sensuelle (et souvent morbide) associée à la chair. Dès la première bande de cases, le lecteur peut constater que l'artiste dispose toujours de cette capacité surnaturelle à rendre compte de la texture de ce qu'il dessine. Ici il s'agit dans la troisième case de la partie supérieure des feuilles d'un arbre, où le lecteur peut voir le léger reflet occasionné par le vernis qui les protège. Par la suite il peut apprécier le granité de la pierre d'une statue, la friabilité d'une peau parcheminée en décomposition, la tension superficielle de l'eau, le velouté d'une peau, la rougeur d'une gencive, la viscosité du sang, les craquelures d'un revêtement mural attaqué par les moisissures, etc. Corben ne sature pas ses cases en texture : une feuille peut être représentée avec soin dans une case, puis de manière schématique dans celle en dessous. Il ajuste le niveau d'informations visuelles, en fonction des besoins narratifs. Cette façon de varier le réalisme de la représentation peut être déconcertante pour un lecteur qui n'y est pas habitué, car elle s'applique aussi bien aux textures, qu'aux décors, et même aux personnages. Dans "The cask of Amontillado", les murs sont représentés avec toute la rugosité des briques, et la granularité du mortier, tant que le personnage principal est en train de le monter. Puis dans la page suivante, les arrière-plans sont uniformément noirs parce que Corben souhaite focaliser l'attention du lecteur sur les personnages. Si certaines pages suggèrent plus les décors qu'elles ne les montrent, ils bénéficient tous d'un réel travail de conception. L'artiste s'y entend pour recréer les intérieurs de l'époque, de l'architecture de la bâtisse, à son ameublement, en passant par l'aménagement intérieur. Il n'y a que la reconstitution des rues de Paris (Double assassinat dans le rue Morgue) qui prête à sourire par quelques détails fantaisistes (mettons ça sur le compte de la licence artistique). Cette approche variable dans le degré de détails peut parfois déconcerter en ce qui concerne les personnages. Corben peut aussi bien les représenter avec une exactitude quasi photographique, que les détourer à gros traits. Dans le deuxième cas, la mise en couleurs vient apporter une consistance aux différentes formes, à commencer par du relief, et du volume. Ces dessins un peu caricaturaux portent bien les éléments nécessaires à la narration, tout en induisant une forme de distanciation moqueuse. À bien y regarder, le lecteur peut détecter une moquerie discrète et insidieuse, dans des expressions veules et peu flatteuses pour les personnages, ou dans des gestes trop précipités. Cette ironie sous-jacente ne neutralise pas les effets dramatiques. Elle apporte une dimension adulte, un léger cynisme quant aux actions et réactions de certains personnages, pas toujours très bien dans leur tête, ou très conscients d'agir de façon immorale. Régulièrement, Richard Corben revient aux textes d'Edgar Allan Poe pour les adapter à nouveau. Ce recueil présente une rare cohérence narrative, à la fois visuelle, et à la fois dans sa manière d'adapter les textes. La préface souligne à quel point Poe était un conteur né, sachant structurer une nouvelle ou un poème de manière à instiller une tension dramatique, tout en construisant des personnages. Richard Corben a trouvé la bonne approche pour à la fois se reposer sur cet art de la narration, et pour transposer les émotions et les états d'esprit sans les dénaturer, sous forme de nouvelles relevant entièrement de la bande dessinée, et pas d'une réalisation n'arrivant pas amalgamer le texte original avec les conventions de la BD. - - Liste des textes adaptés - (1) Alone (2) The city in the sea (3) The sleeper (4) The assignation (5) Berenice (6) Morella (7) Shadow (8) The fall of the house of Usher (9) The murders in the rue Morgue (10) The masque of the red death (11) The conqueror worm (12) The premature burial (13) The raven (14) The cask of amontillado

16/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5
Couverture de la série La Maison au Bord du Monde
La Maison au Bord du Monde

Richard Corben conjure l'horreur imaginée par William Hope Hodgson. - Une paire d'amis faisant du camping en Irlande en 1952 a maille à partir avec des villageois dans un pub. Ils s'enfuient à travers la lande pour aboutir aux ruines d'une demeure dans lesquelles ils trouvent un journal intime qui raconte comment un homme a lutté contre des monstres qui ont pris possession de sa sœur. La lecture révèle l'horreur innommable tapie aux abords du manoir et la descente paranoïaque du propriétaire. Mais l'horreur reprend du service quand les 2 amis sont rattrapés par les villageois meurtriers. Les comics de Richard Corben sont rares et ils sont précieux. 30 ans après sa période de gloire, il revient travailler pour Marvel et DC (la branche vertigo). "House on the borderland" est un projet de l'année 2000. Il s'agit d'une adaptation d'un roman de William Hope Hodgson intitulé "La maison au bord du monde" et paru en 1908. Les écrits de ce romancier ont également été une forte influence sur Alan Moore qui a utilisé le personnage principal du roman Carnacki : le chasseur de fantômes pour l'insérer dans l'incarnation de 1910 de la League of Extraordinary Gentlemen (voir le "Dossier noir"). Je n'ai pas lu le roman d'origine qui est portée aux nues par Alan Moore dans l'introduction de ce tome. À l'évidence, Simon Revelstroke a souhaité intégrer des extraits de l'oeuvre originale, ce qui conduit à des pavés de textes plus importants que dans un comics de base. Pour autant, ces monologues intérieurs du personnage principal ne gênent pas le récit, mais le renforce. Cette histoire de monstres du dehors s'apparente à une analyse psychologique des angoisses et terreurs refoulées du héros. La construction du récit reflète cette découverte angoissante et non linéaire du subconscient en avançant par saccades et en faisant douter régulièrement le lecteur de la véracité du récit. Pour moi, ce récit se situe au même niveau que les délires les plus angoissants et les plus paranoïaques des romans d'Howard Philips Lovecraft. Mais, bien évidemment, ce qui m'a attiré avant tout ce sont les illustrations du maître. Il réalise comme d'habitude les dessins et les encrages, mais il a laissé la responsabilité de la mise en couleurs à un autre, Lee Loughridge. Ce dernier a opté pour des teintes simples, sans dégradés qui rappellent les techniques limitées des années 1970. D'un coté le lecteur a l'impression de se retrouver dans un comics du bon vieux temps, de l'autre il regrette la flamboyance paroxystique des couleurs des sagas de Den. Richard Corben a recours à son style habituel : quelques éléments curieusement simplistes dans des décors très réalistes. Sa patte est absolument intacte et a gardé toute sa magie : les nuages de fumée tridimensionnels quand les personnages tirent à la pétoire, le mélange à la fois hideux et à la fois cartoon utilisé pour les monstres, les veines saillantes sur les bras, les cases fragmentées pour augmenter l'impact des coups, les feuilles simplifiées de la végétation, l'aspect impénétrable des taillis, les muscles en mouvement sous la peau, etc. Cette histoire fut pour moi un vrai plaisir de lecture qui se base sur un modèle d'écriture un peu ancien mais toujours aussi dérangeant avec des illustrations d'un créateur qui a une vision personnelle de la réalité. Si seulement un éditeur courageux voulait bien rééditer les aventures de Den...

16/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5
Couverture de la série Cage - Mafia blues
Cage - Mafia blues

Polar, gangs et petit malin - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre qui ne nécessite pas de connaissance particulière du personnage principal pour pouvoir l'apprécier. Il comprend les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2002, écrits par Brian Azzarello, dessinés et encrés par Richard Corben, avec une mise en couleurs de José Villarrubia. Cette histoire est initialement parue dans le label MAX de Marvel, branche produisant des récits à la tonalité plus adulte que ceux des superhéros classiques. Dans un quartier défavorisé de New York, un grand balèze noir est assis à une table dans un bar avec des serveuses topless, et des stripteaseuses en train de danser le long d'une barre verticale, sur une scène. Il contemple son reflet dans son miroir, avec un bonnet sur la tête, des gros écouteurs sur les oreilles, et des lunettes de soleil masquant ses yeux au regard des autres. Une femme s'approche de lui. Elle lui demande de punir ceux qui ont tué sa fille Hope Dickens de 13 ans, en lui tendant 2 billets de 100 dollars. À contrecœur (parce que ça ne fait pas lourd de rémunération), Luke Cage accepte d'y consacrer son après-midi, mais pas plus. Cage se rend dans le quartier où Hope Dickens a été abattue. Il va se renseigner auprès d'un groupe de jeunes jouant au basket, avec un dénommé Egg. Il doit les rudoyer un peu. Il va ensuite s'installer dans le bar d'en face (tenu par une coréenne prénommée Dixie) pour prendre une bière, en s'admirant dans la glace. Sa présence attire l'attention d'un sergent de police du quartier qui aimerait bien que ça ne fasse pas d'histoire et qui accepte l'argent du chef du caïd Lonnie Tombstone. Clifto, le chef de la bande du quartier, ne voit pas d'un bon œil la présence de Cage. Il y a également l'italien Sony Caputo (surnommé Hammer) qui s'interroge sur l'allégeance de Cage. Ce dernier se dit qu'autant d'hommes d'affaire dans le même quartier laisse subodorer qu'il doit y avoir un enjeu économique bien juteux. Brian Azzarello a laissé son empreinte dans les comics aves la série noire 100 bullets. Richard Corben est un artiste ayant réalisé des séries devenues cultes, dans les comics underground des années 1970, comme Den (1973). Ils ont déjà collaboré à 2 reprises : Hard time (2000), et Banner (2001). le lecteur se délecte par avance à l'idée de découvrir une nouvelle version de Luke Cage, qui plus est débarrassée des contraintes éditoriales d'un personnage récurrent, et réinventée pour un public plus adulte, dans le cadre du label MAX, celui qui a permis l'existence de la version ultime du Punisher de Garth Ennis (voir Punisher MAX et suivants). La scène d'ouverture donne le ton : un bar à striptease au faible éclairage propices aux affaires louches, et un individu évoquant les rappeurs gangsta (adjectif dérivé de Gang et gangster). Luke Cage dégage une présence monstrueuse, massive, inamovible, immarcescible. Il a une jolie barbichette taillée avec soin, un look de rue à la fois exagérée (le blouson en jean sans manche, les grosses baskets) et totalement décontracté, sans aucune inquiétude sur le qu'en dira-t-on. Richard Corben lui dessine une silhouette que l'on dirait sculptée dans la pâte à modeler, des muscles gonflés, presque comme s'ils étaient rembourrés avec de l'air comprimé. Il montre les veines qui court sur ses bras musclés au-delà du possible. Il lui donne un air impénétrable du fait de ces lunettes de soleil à la forme très ronde. Cette apparence peut être vue comme une caricature, comme un individu sous stéroïde dont le développement musculaire a échappé à tout contrôle. Dans ce bar, il y a donc des femmes qui se déhanchent, la poitrine à l'air. Dans l'épisode 3, le lecteur peut également admirer la plastique de la sympathique jeune femme qui a passé la nuit avec Luke Cage. À nouveau, Richard Corben reste fidèle à ses choix graphiques : elle est bien en chair, gironde et callipyge, avec des courbes affolantes. le lecteur qui n'est pas habitué à ce dessinateur peut éprouver un sentiment de répugnance devant ces personnages à la tête parfois caricaturale, parfois un peu trop grosse pour leur corps. Mais en même temps, le sergent ripou dispose d'une dégaine qui le rend immédiatement antipathique. L'exagération rend la déformation physique de Sony Caputo plus plausible qu'elle ne l'a jamais été dans la série Amazing Spider-Man pour le supercriminel Hammerhead. de la même manière, l'albinos Lonnie Tombstone dégage une impression désagréable inéluctable du fait de son visage si marqué. Mick Marko (surnommé Mountain, les amateurs des vieux épisodes de Spider-Man apprécieront ce clin d'oeil à l'univers 616) fascine dans sa monstruosité. Sous réserve de ne pas être rebuté par l'apparence des personnages, le lecteur s'immerge dans des environnements urbains très convaincants, sans être stéréotypés. José Villarrubia utilise des couleurs à la fois foncées et délavées qui donnent une impression d'une ville usée (sans que les bâtiments ne soient en déliquescence), d'une ambiance oppressante sans que les couleurs ne soient agressives. Richard Corben montre une ville aux rues qui se coupent géométriquement à angle droit, avec des bâtiments fonctionnels, sans beaucoup de personnalité, sans donner envie d'y habiter, mais pas pour cause d'insalubrité. En fonction des séquences et des cases, l'artiste peut aller dans le détail (tous les ustensiles sous le comptoir du bar de Dixie) ou n'esquisser que les éléments les plus structurants (des débuts de brique par exemple). Toute l'histoire (à une séquence ou deux près) se déroule de nuit, dans une pénombre légère, bien rendue par les couleurs de Villarrubia. Corben réalise des cases sagement rectangulaires, mais avec des contours tracés à trait épais, et légèrement décalés, de sorte à ce que tous les bas de cases ne soient pas alignés. Lors des affrontements, Corben joue avec le lettrage, en dessinant des grosses lettres, avec un gros trait de contour, donnant une impression de bruitage de comics pour enfant, soulignant la dimension primaire des affrontements physiques. En outre, Corben joue avec la mise en page pendant les combats, déformant les contours de cases à base de ligne brisée, pour les rendre plus agressifs et accentuer la force des coups. le lecteur a le choix d'y voir une forme de sarcasme vis-à-vis de ces séquences obligatoires dans le cadre d'un comics de superhéros, ou un commentaire tranché sur la brutalité primaire de cette forme de gestion de conflit, bestiale et ras les pâquerettes. L'histoire de Brian Azzarello bénéficie donc d'une mise en images pleine de personnalité, avec un environnement urbain poisseux et oppressant, et un personnage principal massif et flegmatique. le scénariste a concocté un polar dont il a le secret. La jeune Hope Dickens a été abattue par erreur, car c'était un autre qui était visé. Pour une raison qui apparaît au cours du récit, Luke Cage trouve une motivation très personnelle à réaliser cette enquête, et surtout à mener à son terme cette vengeance pour une personne qu'il n'a pas connue. Azzarello écrit un récit hardboiled : un individu pas forcément beaucoup plus intelligent les autres, qui confronte le crime dans la rue, qui côtoie des criminels dangereux, et qui tâtonne pour comprendre ce qui se trame dans ce quartier, pour découvrir l'enjeu qui fait monter la tension entre les différentes factions. Il est difficile de résister à la nonchalance de Luke Cage. Même s'il patauge dans des affaires dont il ne saisit pas la nature, Luke Cage ne fonce pas dans le tas tête baissée. le lecteur le regarde se rendre d'un endroit à un autre et papoter avec les uns à les autres, sans se battre, sans frapper, sans même se faire tirer dessus. Il se gratte la tête en voyant Cage accepter une petite enveloppe. Il ne peut pas anticiper ses réactions car il n'a pas accès à son flux de pensée et il parle tellement peu qu'il en devient mutique. Sa masse corporelle le rend incontournable et pourtant il ne fait pas grand-chose et il est très avare de mots. Il provoque les réactions des différentes factions par sa simple présence, en ne donnant l'impression que de réagir mollement aux déclarations des uns et des autres. Ce mode narratif donne une impression de détachement, et il revient au lecteur d'identifier ce qui constitue une information et d'assembler ces rares pièces. Pourtant, il peut devancer la révélation de ce qui se trame sans trop de difficultés, ce qui diminue un peu l'impact de l'intrigue, mais pas celui de l'ambiance. À l'évidence l'appréciation du lecteur dépend fortement de ce qu'il attendait. S'il voulait un récit de superhéros avec un vocabulaire plus vulgaire et des pouvoirs plus brutaux, il ressort déçu du faible nombre d'affrontements (pourtant bien brutaux). S'il est venu pour Richard Corben en connaissance de cause, il se délecte de l'apparence de Luke Cage que l'artiste s'est totalement approprié et a emmené dans son univers graphique. S'il est venu pour Brian Azzarello, il découvre un vrai polar réalisé dans les règles de l'art, attestant d'un amour du genre, mais manquant d'un petit peu de densité dans l'intrigue. 4 étoiles pour un récit malin et un personnage principal à la forte présence, et au comportement mesuré, ou 5 étoiles parce que Richard Corben ça ne se refuse pas (en toute mauvaise foi, en assumant une forme d'adoration de cet artiste).

16/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Starr le tueur
Starr le tueur

De retour dans les comics underground des années 1970, ou presque - Ce tome regroupe les 4 épisodes de la minisérie du même nom parue en 2009. Dans un pays moyenâgeux, un ménestrel d'une race indéterminée (mais pas de notre terre) raconte l'édifiante histoire de Starr en vers (en tout cas en phrases qui riment). Bizarrement son récit commence avec l'ascension vers la gloire d'un romancier de série Z bien de chez nous (enfin américain). Len Carson a créé Starr, un personnage d'heroic fantasy, barbare de base aux cheveux blonds et à l'épée tranchante. Grâce à sa création, il vend des palettes de livres et il fait la fortune de son éditeur. Il décide de changer de registre pour se lancer dans le roman sérieux et écrire un vrai roman américain qui fera date dans l'histoire de la littérature. La pauvreté est vite au rendez-vous. En parallèle le ménestrel raconte comment Starr a quitté sa cambrousse natale avec son père, son frère et sa sœur, comment il est arrivé à la civilisation (une petite ville avec un système féodal rudimentaire), comment il s'est rapidement retrouvé gladiateur dans l'arène et victime d'un sorcier dont il a malencontreusement tué le frère. Pour des raisons inconnues, Marvel avait décidé en 2009 de ressusciter 2 titres oubliés de tout le monde : Dominic Fortune et Starr the Slayer. Pour mon plus grand plaisir "Dominic Fortune" a bénéficié des talents d'Howard Chaykin, et "Starr" a le droit à un dessinateur encore plus culte : Richard Corben. C'est son nom qui m'a convaincu de me lancer dans la lecture de ce tome. Il faut dire que le personnage de Starr est encore plus obscur que celui de Dominic Fortune. Il s'agit à la base d'un comics écrit par Roy Thomas et dessiné par Barry Windsor Smith, paru pour la première fois en 1970. L'objectif pour Marvel était de voir comment répondrait le public à un comics à base de barbares et d'épées. le résultat ayant été concluant, Roy Thomas et Barry Windsor Smith furent ensuite associés pour lancer l'adaptation en comics de Conan avec le succès que l'on connaît. Pour avoir une idée de la prestation de Corben, il faut commencer par quelques mots sur le scénario. Il a été écrit par Daniel Way qui n'est pas réputé pour sa finesse. Pour autant, dans cette histoire, il fait preuve d'un second degré suffisant pour accompagner les illustrations parfois pince sans rire de Corben. le ménestrel donne le ton du récit : il ne raconte que pour pouvoir payer son loyer, il émaille sa chanson de quelques mots grossiers bien placés et en nombre restreint pour qu'ils gardent tout leur pouvoir. Il présente les événements avec une vision narquoise et légèrement cynique. Daniel Way prend le soin d'inclure tous les éléments propres à ce genre de récit : barbare musclé, épée tranchante, belle demoiselle pulpeuse, méchant sorcier, créatures horribles. Et il prend également soin de prendre le contrepied de certains de ces clichés : demoiselle physiquement plus forte et plus intelligente que le héros, barbare respectueux des lois de la civilisation, femmes entreprenantes au lieu d'être soumises et victimes, etc. Ce scénario est du pain béni pour Corben dont le style marie des éléments hyper réalistes avec des déformations cartoons. le vieux fan retrouve même par moment le Corben des années 1970 quand Starr écrase son poing dans la figure d'un citadin avec la chair qui cède, le sang qui gicle et le lettrage du bruitage limite artisanal. Corben renoue également avec les formes généreuses du corps humain. Son héros présente une musculature qu'aucun culturiste ne pourra jamais égaler, avec des veines saillantes sous l'effort. Les représentantes de la gente féminine disposent de courbes bien en chair (elles sont vraiment girondes) avec une musculature très efficace. Les 2 ou 3 monstres qui apparaissent constituent des croisements entre le règne animal et des déformations répugnantes. de la même manière les races humanoïdes doivent autant aux humains qu'à une imagination parfaitement maîtrisée qui les rend aussi bizarres qu'étranges grâce à un ou deux détails bien choisis. Comme toujours la connaissance anatomique de Corben décuple la force visuelle de chaque mouvement, de chaque blessure, de chaque exagération. Chaque coup porté avec force fait des ravages sur l'anatomie que les illustrations rendent parfaitement et le lecteur voit les dégâts, perçoit la douleur du corps abimé comme rarement dans les comics. Il manque quand même 2 éléments pour que le niveau de provocation des années 1970 soit atteint. le premier est évident : même sous la bannière Max de Marvel, il n'est pas question de montrer des corps nus de front. le deuxième élément que seuls les lecteurs de Den ou Jeremy Brood ou autre décèleront : Richard Corben n'a pas réalisé la mise en couleurs. José Villarrubia réalise un travail de bon niveau, mais qui n'a ni la saveur, ni l'intensité, ni la subtilité des couleurs du maître. "Starr the slayer" constitue un bon défouloir avec quelques touches de second degré et de dérision servi par les illustrations toujours aussi délicieuses de Richard Corben.

16/04/2024 (modifier)