Avis modifié après lecture de l'inattendu tome 2 :
Rhaaaaa ! Allez ! Je lui mets un coup de cœur ! Difficile de faire autrement, eu égard à mes souvenirs de gosse.
J'avais quatre ans, donc bien trop jeune à la sortie du premier volet de la saga Star Wars. En revanche, je me souviens parfaitement du choc qu'a été la découverte des premières images de L'Empire contre attaque. A l'époque, mes parents possédaient une télévision en noir et blanc, et malgré cela, l'extrait diffusé pendant la Séquence du spectateur a eu sur moi un tel impact que j'ai tanné mon père, d'abord réticent, pour qu'il m'emmène voir le film au cinéma, ce qu'il a finalement consenti à faire. L'extrait en question se déroulait pendant l'attaque de l'armée impériale sur Hoth, donc dans la neige. Mais (et c'est le fait du noir et blanc) j'étais alors persuadé que la scène avait lieu dans un désert de sable. Or quelle ne fut pas ma surprise de découvrir sous mes yeux ébahis la réalité soudain colorisée ! Je me souviens également avoir prolongé l'envoutement pendant des mois, recréant sans cesse les vaisseaux avec mes legos.
Bref ! Tout cela pour dire que j'ai abordé cette BD avec un intérêt tout particulier. Comme Lucas lui-même, je recherchais sans doute en partie la magie de mon enfance. Gagné !
Les guerres de Lucas, ça a d'abord été cette belle couverture, très poétique, que les auteurs ont eu raison de préférer à celle envisagée au départ. Tout cela est très bien expliqué dans le petit portofolio final. Bien que nourrissant quelques réserves au sujet du dessin, que je trouvais un peu trop anguleux à mon goût, j'ai fini par me rendre à l'évidence : il est très maîtrisé, surtout en ce qui concerne les visages et expressions. On reconnait immédiatement chacun des protagonistes. George Lucas lui-même, mais également Harrison Ford, Carrie Fisher, Mark Hamill, Coppola, Spielberg ou bien encore Alec Guinness. En outre, tout cela est très dynamique, ce qui fait que rapidement, on se trouve complètement embarqué dans "l'aventure de l'aventure".
Je ne vais pas dévoiler tout ce que l'on y apprend, mais juste à titre d'exemple, je me contenterai de cette petite anecdote : le sachiez-tu ? C'est Christopher Walken qui avait initialement été pressenti pour incarner Ian Solo, et ce dernier devait donner la réplique à Jodie Foster dans le rôle de la princesse Leia ! Inimaginable !
Extrêmement documentée (il faut voir la double page consacrée à la bibliographie pour le croire), cette BD montre l'obstination d'un homme visionnaire d'une créativité folle (aux traits neuro-atypiques probables), et les mégatonnes d'obstacles qu'il a dû affronter jusqu'au bout, c'est à dire jusqu'à la veille de la sortie en salle. La réalisation du film a nécessité des innovations techniques démentes, ainsi qu'une bonne dose de bricolage et d'improvisation. D'où ce titre, parfaitement adapté. On découvre que ce film a bien failli ne jamais voir le jour, qu'il s'en est fallu d'un cheveu pour que tout s'effondre. Au sein même de l'équipe constituée par Lucas, personne n'y croyait réellement, au point que beaucoup méprisaient le réalisateur, ne lui accordant aucun crédit, défiant constamment son autorité.
Voilà ! Voilà le menu de cette copieuse BD qui s'adresse peut-être avant tout aux fans de la première heure, mais qu'il serait dommage de cantonner à cela. Franchement, c'est un petit morceau de cinoche qui est dévoilé ici. On pense ce que l'on veut de cette saga (les trois premiers, hein ? Parce qu'on oublie les autres, on est bien d'accord ?), mais qu'on le veuille ou non, son empreinte a définitivement changé le visage du cinéma, et notamment de science-fiction. Demandez à Ridley Scott ou James Cameron ce qu'ils en pensent, eux qui ont eu la révélation de leur vie devant Star Wars, ou même à Spielberg, l'une des rares personnes a avoir soutenu inconditionnellement Lucas, Spielberg qui a d'ailleurs fait une mini dépression lors de la sortie du film, au point que, par crainte d'un échec commercial, il choisit de décaler la date de sortie de son Rencontre du 3e type...
Merci à nos deux auteurs pour ce très bon scénar, et ce dessin épatant qui, sans en mettre plein la poire, emporte l'adhésion du lecteur. Le charme opère d'abord et avant tout parce que tout est solide. To be continued ?...
Et le tome 2 alors ?
Ben oui, the show goes on : et j'en suis très heureux puisque c'est avec cet épisode (l'Empire contre-attaque) que j'ai découvert gamin l'univers de Star Wars. Le moins que l'on puisse dire et que cette suite est à la hauteur du premier tome que je pensais voir demeurer fils unique. C'est aussi bon, fourmillant d'anecdotes et très bien rythmé, avec ce chouette dessin à la fois précis et sans chichi. Franchement, on se prend à rêver d'un troisième (et ultime) tome. Je réalise (il n'est jamais trop tard) que le titre Les guerres de Lucas fait également référence au titre original de la saga qui devrait être traduit par Les guerres de l'Etoile. Du coup, c'est doublement bien trouvé. J'en profite enfin pour remonter ma note.
Personne n’est inemployable, ce n’est pas le travail qui manque, ni l’argent.
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Ce tome contient un reportage complet, qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Mathieu Siam pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quarante-sept pages de bande dessinées. Il se termine avec deux pages comprenant six photographies au total des locaux de l’association Papiole ainsi que quelques-unes de ses activités, un texte de deux pages de Laurent Grandguillaume (président de TZCLD), et une page de chronologie sur le droit à l’emploi, commençant avec les années 1830 (Louis Blanc, utopiste, propose de créer des ateliers sociaux pour les personnes sans travail et pour un travail qui permette de vivre dignement) à l’année 2024 (dix-sept structures nationales engagées pour l’emploi et la solidarité lance une Concertation nationale pour une loi du droit à l’emploi pour toutes et tous.). L’ouvrage s’achève avec une page de remerciements.
D’aussi loin qu’il se souvienne, Mathieu revoit les visages fermés des journalistes annonçant les chiffres du chômage. Les chiffres viennent de tomber. Les chiffres tombent. La classe politique chargée de résoudre ce fléau peine à trouver les mots. Certains dans le déni : Je traverse la rue et je vous trouve un travail. D’autres dans la résignation : Sur le chômage on a tout essayé. Le fléau continue de remplir les écrans avec des usines qui ferment et des familles qui se brisent. Et avec eux, une population qui craint le déclassement. Je fais comment pour trouver du boulot ? Y a rien dans la région. J’ai déjà été au chômage. Le chômage, c’est passer de la vie à la survie. Puis la télé se tait. Et après ? Que se passe-t-il loin des caméras ? Que deviennent ces femmes ? Que deviennent ces hommes ? Ceux qui ne retrouvent pas d’emploi durant des mois ? Ceux qui ont un corps trop usé ? Ou une valise trop lourde à porter ? Avons-nous définitivement accepté l’obscurité ? Non loin de chez Mathieu, des habitants ont décidé de ne pas se résigner. Ils ont rallumé une étincelle d’espoir. Il se sent attiré vers cette lueur naissante, comme un papillon dans la nuit. Il veut s’enivrer et témoigner de cette chaleur sociale. Si rare, si précieuse. Cette étincelle vient d’une expérimentation de lutte contre le chômage durable. Elle va naître aujourd’hui sous la forme d’un territoire. Il a acheté un carnet. Couverture moleskine. Format 18x25cm, 220g, 150 feuilles. 150 feuilles pour tourner une page.
L’expérimentation se nomme Territoires Zéro Chômeur Longue Durée dont l’acronyme est TZCLD. TZCLD, Mathieu aime bien. On dirait le nom d’un vaisseau spatial. En route vers un nouveau monde dans une BD de science-fiction. Pourtant, le lieu n’a rien de surnaturel. Il se situe entre la campagne et la ville, juste à côté d’une zone commerciale. Un territoire comme il en existe partout en France. D’ailleurs il a rendez-vous place de France. Une femme traverse la place avec un caddie. Un homme promène son meilleur ami, son chien. Il est neuf heures et demie. L’auteur pénètre dans les locaux de l’association TZCLD et il est accueilli par Gwen, président de l’entreprise Papiole, qui lui explique la nature du projet et sa genèse.
Le sous-titre explicite la nature de cette bande dessinée : Carnet en territoire zéro chômeur longue durée. Dans la première séquence, l’auteur évoque son rapport au chômage : les annonces perçues comme catastrophiques par un enfant regardant les journaux télévisés à l’époque, assimilant plus leur tonalité que leur réalité : entre une fatalité inéluctable et une condamnation. Le temps est venu pour lui de découvrir ce qui peut se passer après que cette terrible sentence se soit abattue sur un individu. Il effectue cette démarche de manière positive : aller à la découverte d’un dispositif de réinsertion dans le monde du travail, entre le retour à une vie normale et le miracle d’une grâce ou d’un pardon. L’ouvrage est divisé en quatre chapitres : la signature (du contrat des employés de l’entreprise Papiole), les clés (de fonctionnement de l’entreprise Papiole), les super-héros (assimilés aux Quatre Fantastiques /Fantastic Four), les activités (c’est-à-dire la production professionnelle de l’entreprise Papiole), Le vent. À chaque fois, Mathieu rencontre les personnes directement concernées, et il retranscrit leur parole. Pour les novices, le premier présente l’entreprise Papiole, ses débuts et ses premiers recrutements. Dans le troisième chapitre, Catherine (responsable du centre de ressources et de développement) présente les différentes institutions parties prenantes.
Le lecteur habitué à la bande dessinée de reportage se prépare à découvrir soit des dessins très minutieux et descriptifs dans une veine réaliste, soit des dessins dans une veine plus épurée avec une touche d’exagération comique pour les avatars des individus. Il découvre une approche plus originale : des dessins avec des traits de contour fins et un peu irréguliers, comme réalisés sur le vif, sans phase de repassage pour les peaufiner, de nature réaliste, avec un niveau de détails assez épuré, et une mise en couleurs légère, comme réalisée à l’aquarelle, jouant beaucoup sur des formes de bichromie. Ces choix graphiques apportent une identité visuelle très personnelle à l’ouvrage, mariant à la fois le concret et la banalité des personnes rencontrées, des lieux très ordinaires, et une sensibilité exprimant un grand respect, une volonté de se montrer fidèle aux propos tenus, sans s’imposer, sans être intrusif. Le lecteur absorbe inconsciemment des particularités diverses : la grande place laissée au blanc comme si l’artiste ne souhaitait pas encombrer ces moments, le passage de noir& blanc (avec des nuances de gris) de la télévision quand il était jeune, à un monde avec des touches de couleurs, pas forcément gaies, mais bien présentes, comme si le travail rendait de la consistance, ramenait des couleurs dans la vie de ces êtres humains. Il note de ci de là quelques silhouettes uniquement à l’aquarelle sans trait de contour. Il ralentit sa lecture pour apprécier le portrait de plusieurs travailleurs sociaux (pages quatre-vingt-dix et quatre-vingt-onze), à l’encre. Puis le recours à une famille de Playmobil le temps d’une case dans le contexte de la ressourcerie de jouets. Ou encore la représentation de branches d’arbres, pour un effet métaphorique, digne d’Edmond Baudoin lui-même.
La narration visuelle s’émancipe donc d’une illustration la plus réaliste possible d’un reportage, ou de la mise en scène de l’auteur sous un format humoristique, pour transcrire le respect et la délicatesse de l’auteur vis-à-vis de ses différents interlocuteurs. Ce n’est pas tant qu’il se montre précautionneux comme si ces futurs ex-chômeurs pouvaient être fragiles ou susceptibles ; il les aborde avec prévenance et même timidité conscient d’être dans une position plus privilégiée que la leur. D’un côté, le lecteur voit bien que certaines mises en page sont aérées jusqu’à l’économie, ou que la mise en scène consiste d’un plan taille et d’une personne parlant pour exposer son rôle ou son histoire, ou expliquer un dispositif. Dans le même temps, ces prises de vue correspondent parfaitement au moment, à la démarche de l’auteur, à l’objet de la rencontre et des questions posées. En outre, la narration visuelle s’avère diversifiée et variée, sans lassitude du lecteur du fait d’une narration qui serait trop aride ou trop minimaliste. Une fois l’ouvrage terminé, il conserve de nombreux visuels en tête : la sensation accablante des chiffres du chômage énoncés par les présentateurs télé, la magnifique fleur en origami, les branches d’arbre dénudées, le drapeau planté au sommet d’un pic de montagne, le ciel étoilé, la combinaison de ski de très grande taille, la cartographie des différentes entreprises publiques et privées participant à la réinsertion, le groupe de punk dont a fait partie Mathieu, les champs cultivés. Et surtout les différentes personnes rencontrées.
Le lecteur suit littéralement l’auteur allant à la découverte de l’entreprise Papiole, rencontrant ses responsables, ses bénévoles, et ses ex-chômeurs de longue durée ayant signé un contrat. Gwen lui explique le principe de l’entreprise créée dans le cadre de l'expérimentation nationale Territoire Zéro Chômage Longue Durée (TZCLD). Elle vise à lutter contre le chômage de longue durée en créant des emplois durables dans les secteurs utiles au territoire. Il fait le tour des locaux, rencontre un encadrant, assiste à la signature des premiers contrats, voit l’émotion de ces nouveaux employés réintégrant une forme considérée comme normale de citoyenneté. Impossible de résister à l’émotion organique et sincère de voir des personnes qui peuvent se remettre à un envisager un avenir. La compréhension de cette initiative se trouve augmentée par la présentation de l’écosystème des autres dispositifs tels que les ACI (Ateliers et Chantiers d’Insertion), les ESAT (Établissements et Service d’Accompagnement par le Travail), ou les ETTI (Entreprises de Travail Temporaire et d’Insertion). Et après, l’île d’EBE. L’île d’Entreprises à But d’Emploi. Par la suite, Mathieu retrace sa discussion avec Claudy, bénévole de l’épicerie sociale Pom Cassis, qui dit si bien la fragilité économique des personnes venant acheter des fruits et légumes, et aussi la fragilité économique de l’épicerie elle-même, et celle tout aussi terrible des employés de Papiole qui y travaillent. Le lecteur se trouve intimement touché par les différents témoignages : la terrible possibilité que l’État se désengage de ce dispositif, les espoirs régénérés par la signature d’un contrat, le souvenir de ceux qui ont succombé aux conséquences de la désocialisation, encore plus qu’à celles de l’absence de salaire ou de revenus financiers, l’importance à la fois démesurée et insoupçonnée, aussi bien financière que sociale, d’avoir un emploi. Il fait l’expérience indicible de la solidarité dans ce qu’elle a de plus pragmatique.
Le texte de la quatrième de couverture annonce : Face aux réalités de la vie économique et à l'augmentation du chômage, Mathieu Siam s'intéresse à la naissance d'une expérience territoriale près de chez lui : Territoires zéro chômeur longue durée (TZCLD). Un programme pas forcément enthousiasmant. Au contraire, le lecteur découvre une narration visuelle personnelle, aussi respectueuse que curieuse, timide et constructive. L’auteur présente avec une clarté simple et limpide ce qu’il découvre, à la fois l’expérience des encadrants, des employés, des bénévoles de Papiole, à la fois l’écosystème dans lequel cette entreprise évolue. Son empathie irradie littéralement le portrait qu’il dresse des individus qu’il rencontre, une chaleur humaine peu commune. Essentiel.
Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie.
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Ce tome contient un reportage complet et indépendant de tout autre, réalisé par l’auteur, par le prisme de sa sensibilité propre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comporte quarante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc.
L’association de Marseille Des livres comme des idées a proposé à Edmond Baudoin, une résidence dans le domaine du Capitaine Danjou. Il est là. Tout est propre, tirée au cordeau, à deux kilomètres de Puyloubier, un village des bouches du Bouches du Rhône, sous la montagne Sainte-Victoire. Petit-déjeuner 6 heures, déjeuner 12, dîner 18. Une chambre d’environ 12 mètres carrés, douche WC. Qu’est-ce qu’il fait là ? Invité 15 jours en juin 2023 dans un hôpital – une maison de repos – maison de retraite de la Légion étrangère. Vivre quinze jours avec des légionnaires anciens et nouveaux, faire leurs portraits, leur donner des cours de dessin, vivre avec eux. Et marcher sur les contreforts de Sainte-Victoire. Quand il commence la rédaction de ce livre, c’est le 1er novembre 2023. Des bombardements incessants tuent la population de Gaza. Une bande de terre de 41km et d’une largeur allant de 6 à 12km sur laquelle vivent environ 2 millions 300.000 habitants. Les pays occidentaux regardent ce massacre qui est un crime de masse, et laissent faire. Ce sera une honte de plus dans l’histoire des homo-sapiens. Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie.
L’auteur continue pour donner la parole à des humains, à des vieux. Qui sont tous plus jeunes que lui (sauf Berthold). Berthold, 87 ans, réfléchit : Le monde ne tourne pas bien, il marche sur la tête. Il continue : Et à son âge, il n’a pas la réponse à comment il faudrait faire pour qu’il puisse tourner bien. Il termine avec une pirouette : Si on creuse, on tombe sur l’Australie, est-ce que les Australiens marchent sur les pieds ? Berthold est dans son lit. Il ne sort plus de sa chambre. On a dit à l’auteur que c’était une légende pour ses co-légionnaires. Le seize juin 2023, des Légionnaires à la retraite écoutent de la musique. L’interprète joue de plusieurs instruments. Son nom : Delphine Ragonot. Le réfectoire du domaine du Capitaine Danjou est aussi une galerie où on peut voir des affiches de films sur la Légion. Baudoin est étonné qu’il y en ait eu autant. Il n’en a jamais vu autant. Si l’on l’a lu, on sait qu’il se tient à l’écart des militaires. Mais il est ici pour rencontrer des hommes et des femmes, des infirmières, du personnel d’entretien, faire leurs portraits et l’échanger avec une réponse à : Dites-moi ce que vous voulez sur la vie. Rencontrer encore une fois des êtres humains, Baudoin estime qu’il a de la chance. La réponse Khristophe, soixante ans, à la question : La vie c’est bringuer, baiser, bagarrer. Il y a un grand domaine vignoble autour du domaine. La Légion fait du vin, et en est fière. Christophe, toujours valide, travaille à la vigne. La réponse de Sergiou, vingt ans, moldave, blessé lors d’un saut en parachute : La vie, c’est comme Game, il faut jouer joli. La réponse de Vadis, quarante ans : Il cherche la rigueur, la propreté et la clarté.
Le lecteur jette un coup d’œil rapide à la couverture, et il se dit que cette fois-ci Edmond Baudoin est allé interroger des retraités, en plus que des hommes, pas sûr que ce soit très passionnant. Il commence sa lecture et tout de suite la perspective change : voilà ce bédéaste de quatre-vingt-deux en train de faire un séjour dans maison de retraite de la Légion étrangère. Mais qu’allait-il faire là-bas ? Certes, d’un côté il va à la rencontre de personnes qu’il ne connaît pas comme il en a pris l’habitude depuis des décennies, d’abord avec Troubs : des Mexicains à Ciudad Juarez dans Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez (2011), des Colombiens dans Le Goût de la Terre (2013), des Français, des Italiens et des immigrés clandestins dans Humains - La Roya est un fleuve (2018), des artistes indigènes dans Inuit (2023). Tout seul il est également allé à la rencontre des Grenoblois dans Grenoble en portrait(s) (2022), ou encore de Chinois dans Carnet chinois (20219). Ou encore des Gens de Clamecy (2017) avec Mireille Hannon. La démarche reste identique : poser une question à son interlocuteur, pour obtenir une réponse en échange d’un portrait réalisé par l’artiste. Comme d’habitude, le charme de Baudoin opère et les personnes lui répondent bien gentiment, avec une sincérité qui semble avérée.
De prime abord, le lecteur est tenté de se dire que le bédéaste ne se foule pas trop, qu’il reste dans ce qu’il sait faire, pour réaliser une bande dessinée à moindre coût. Il a bien sûr conservé sa forme très libre : la reproduction des portraits réalisés, de rares phylactères, des images juxtaposées, sans bordure, à peine une bande dessinée en apparence. Il réalise toujours des dessins dans un mélange de coups de pinceau épais et irréguliers, et de traits encrés, parfois comme griffés sous l’impulsion du moment, parfois tracés avec application, et peaufinés. Il ne lui reste plus qu’à indiquer le prénom de chacun de ses interlocuteurs, leur âge (avec cette bizarrerie que tout en étant le plus vieux, il reste le plus autonome), la réponse à la question, une information souvent très succincte sur la personne rencontrée (le plus souvent uniquement son métier), et quelques réflexions comme ça en passant (par exemple mentionner les bombardements sur Gaza). Et hop ! le tour est joué : une bande dessinée d’une quarantaine de pages, prête à être livrée et publiée.
Comme d’habitude, la magie narrative opère dès la première page. Ce phénomène si singulier se produit comme à chaque fois : le lecteur découvre une histoire, celle de l’humanisme de l’auteur qui lui permet d’établir un contact profond avec des êtres humains qu’il rencontre pour la première fois, et pour un laps de temps très court. Dans le même, il répète ce qu’il a déjà écrit dans un ouvrage précédent : Faire le portrait de quelqu’un, c‘est le regarder pendant près de vingt minutes dans les yeux, et elle, et lui le regarde pareillement dans le même temps, c’est beaucoup dans une vie. De fait chaque portrait est singulier : le dessin d’une tête, chaque fois incroyablement vivante, avec une personnalité unique, un tour de force. Il suffit que le lecteur s’arrête un peu pour considérer l’un de ces visages : un drôle d’assemblage de traits et de coups de pinceau, souvent disgracieux, sans chercher ni à faire joli, ni à plaire. Puis un mouvement de recul, et cet assemblage de lignes et de zones noires redevient un être humain animé de vie. Ces images incarnent littéralement la citation de Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) : Ce dessin m'a pris cinq minutes, mais j'ai mis soixante ans pour y arriver. Le lecteur se délecte tout autant des paysages : la vue depuis le couloir de la résidence, l’atelier de céramique, une marche dans la nature, le château du Capitaine Danjou, et bien sûr des arbres (spécialité de l’artiste), y compris une récolte de branchages, d’écorces, de brindilles.
À la réflexion, l’admiration et le respect du lecteur pour l’auteur grandissent encore : non seulement Baudoin est sorti de sa zone de conforts en posant sa question à des militaires de carrière endurcis, mais en plus il a conservé toute sa capacité d’écoute. À quatre-vingt-deux ans, son esprit a conservé assez d’agilité pour ne pas être fossilisé sur des idées définitives, encore moins réactionnaires ou cyniques : il se montre capable de recevoir la parole d’autrui, de la retranscrire en l’état, et de faire preuve d’empathie. Il conclut même son ouvrage en écrivant qu’il a de la chance d’avoir, encore une fois, été en présence de l’humanité, avec son intelligence, avec sa complexité. Cet artiste est un véritable amoureux des êtres humains, quand bien même ils ont choisi un engagement qui lui répugne. Il n’y a qu’une seule fois où la réponse le met mal à l’aise. Kaiser (c’est un surnom) vingt-sept ans répond qu’il est d’origine allemande, que son grand-père a fait l’armée dans les SS, que son rêve était que son petit-fils suive son exemple. Il conclut en disant que c’est pour cela qu’il s’est engagé dans la Légion étrangère. En aparté, Baudoin se dit qu’il s’est trompé sur le lieu de son engagement. L’auteur explique qu’il est né en 1942, que quand il était jeune, ça lui semblait impossible que l’extrême droite puisse un jour, à nouveau, exister. Après ce portrait, il lui a fallu aller se laver en marchant dans la nature et jouer avec Cézanne.
Edmond Baudoin rencontre des personnes qui l’étonnent : profondément humaines, sans rapport avec ce qu’il pouvait imaginer de militaires de carrière. Cela l’amène à se faire des réflexions de différents ordres. Il y a bien sûr la réalité de la guerre, il évoque le massacre de Gaza, qui induit la nécessité de l’existence d’armées pour pouvoir se défendre, composée d’hommes comme ceux qu’il rencontre. Il relate également le fait qu’il donne des cours de dessins : lors de cette résidence, il a proposé le même cours aux résidents légionnaires et à des enfants dans une école de Puyloubier. Il a été étonné de la similitude des dessins réalisés à partir des propositions de branchages, d’écorces, de brindilles semblables. Ce trait d’union entre deux mondes lui a fait constater que le sentiment que l’on éprouve quand on regarde la nature est le même si on a les yeux neufs d’un enfant ou ceux d’un homme qui a vu mille nuits. Plus loin, il s’interroge : Depuis ou quand les armes, le pouvoir, la maîtrise ont fait bander les hommes ? Et pourquoi ? Parce qu’ils sont faibles ? C’est sexuel, sûr. Mais pourquoi cette sexualité de merde fascine beaucoup de femmes ? Quand est-ce qu’on en sortira ? Cela l’amène au fait qu’il a toujours préféré la compagnie des filles à celle des garçons, peut-être parce que les filles ne le mettaient pas en situation de compétition. Plus tard il a compris que si la plupart des filles n’avaient pas besoin de compétitions c’est parce qu’elles détenaient la vie. La possibilité de la récréer à l’intérieur de leur corps. […] Jusqu’au jour où il a vu la photo d’une femme de l’armée des États-Unis au-dessus d’hommes nus, des Irakiens qu’elle torturait en compagnie d’autres brutes. Cette femme a tué son rêve : celui que la femme pouvait être l’avenir de l’homme (Louis Aragon).
Une BD de plus de cet auteur ? Oui, de nouvelles rencontres pour continuer à dire la vie. Une maestria aussi bien graphique qu’empathique, pour rendre compte de ces êtres humains uniques, vivants, façonnés par leur vie si différente de celle de l’artiste, avec pour autant des rêves et des aspirations si proches. Le lecteur rend grâce à l’artiste de lui avoir fait rencontrer ces hommes et ces femmes, en toute sincérité, pour un moment vrai et honnête. Miraculeux.
Un sujet difficile traité avec panache tant par l’illustration que le texte. L’auteur reste volontairement dans les tons sépia ce qui accentue l’atmosphère lourde presque insupportable. Le personnage principal, inventeur d’une arme chimique horrible passe dans sa propre histoire comme quelqu’un de presque banal. Il en résulte un dégoût non seulement du personnage principal mais de toute la clique politique et militaire qui se sert de ses trouvailles meurtrières. Effet réussi. Des livres durs, difficiles mais solides. Prendre le temps de les lire attentivement.
Cette réédition de Silver Surfer Black dans la collection Marvel Prestige est une véritable réussite. Le grand format met enfin en valeur l’immense travail de Tradd Moore, dont le style psychédélique et organique emporte le lecteur dans un voyage visuel unique. Ses planches, à la fois foisonnantes et déstabilisantes, traduisent parfaitement la chute du Surfer dans l’inconnu et son face-à-face avec ses peurs les plus profondes. Les couleurs éclatantes de Dave Stewart amplifient encore ce sentiment d’immersion cosmique, entre beauté vertigineuse et inquiétante étrangeté.
Donny Cates signe quant à lui un scénario à la fois intime et grandiose. Il propose une réflexion profonde sur la nature de Norrin Radd, sa culpabilité, son héritage et la rédemption qu’il recherche. Le récit navigue habilement entre introspection poétique et spectacle épique, mêlant des affrontements d’ampleur cosmique à des moments de doute et de fragilité. On y retrouve les grandes thématiques qui font la force du Silver Surfer, mais explorées avec une intensité nouvelle.
Silver Surfer Black est une œuvre marquante, qui peut parfois déconcerter par ses expérimentations visuelles mais qui offre une expérience rare et mémorable. Grâce à cette édition prestige, les planches prennent toute leur ampleur et donnent au lecteur la sensation d’assister à une véritable odyssée cosmique. Une pépite qui rend justice à l’un des personnages les plus fascinants de l’univers Marvel.
Je partage totalement l’analyse de Présence, qui a su saisir toute l’essence de ce récit. Une œuvre qui mérite sans hésitation un 5/5.
Aucune personne de couleur dans ce monde n’a assez d’argent pour changer le noir en blanc.
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Ce tome contient une biographie du champion de boxe Jack Johnson (1878-1946). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Youssef Daoudi pour les dessins et les aplats de rouge, par Adrian Matejka pour la poésie (mention portée en lieu et place de scénario), et traduit par Sidonie van den Dries. Il compte trois cent huit pages de bande dessinée. En fin de tome se trouvent une chronologie des événements réels en quarante dates, une bibliographie sélective recensant une douzaine d’ouvrages, et deux pages de remerciements un quart rédigé par le dessinateur sur le mode collaboratif avec le scénariste, et trois quarts rédigés par ce dernier sur les quinze ans qu’il a consacré à ce projet, explicitant sa démarche.
Jack Johnson expose que : Depuis la nuit des temps, les hommes n’ont cessé de combattre avant de se battre pour de l’agent. Ils se battaient avec les mains. Ils se battaient avec des cailloux, des bâtons. Ils se battaient pour conquérir les jolies femmes. Ils se battaient pour avoir de la viande, et le privilège de s’asseoir près du feu les soirs d’hiver. Les matchs de boxe ne sont qu’une version plus distrayante de ces luttes préhistoriques… et il est le meilleur combattant que la Terre ait porté. Le 4 juillet 1910, l’aube avait des allures de châtiment… À Reno, les anciens disaient que le soleil n’avait jamais été aussi proche. C’était le genre de chaleur qui vide les verres d’eau comme par magie et fait bouillir la sueur sur les fronts. Les œufs cuisaient sans feu. Les cigares s’allumaient spontanément. Ça n’a pourtant pas dissuadé les 20.000 spectateurs de débarquer en automobile, à cheval et en voiture à cheval. Des trains arrivaient toutes les demi-heures des quatre coins du pays. Quand les wagons étaient bondés, les fans voyageaient sur le toit. On était prêt à se ligoter à une locomotive pour assister au Combat du siècle.
Bien sûr, Tex Rickard a choisi d’organiser le combat entre Johnson et Jeffries dans le Nevada. Et bien sûr, il a choisi Reno. Reno, où il était aussi facile et aussi bon marché de divorcer que de se faire servir un verre de whisky. Les parieurs, les supporters, les prostituées et les fans de combat ont envahi les rues, les poches pleines à craquer d’argent liquide. Presque tous les paris étaient en faveur de Jeffries. Les pickpockets et les petits voleurs étaient à l’œuvre. Les tickets étaient vendus aussitôt imprimés. Seuls 16.000 fans déchaînés purent s’en procurer un. Tous ces imbéciles pariaient contre Johnson. C’est comment déjà, le dicton sur le fou et son argent. Dans le désert, le soleil était presque au zénith. La chaleur était de plus en plus torride, mais les supporters en costume continuaient d’affluer. Les scieries et les charpentiers travaillaient dans la journée, en plein cagnard, et la nuit à la lumière des torches. Ils avaient eu moins de trois semaines pour construire le stade. L’air sentait la sciure, la sueur et la résine de pin des planches qu’on utilisait pour faire les gradins. On entendait encore les marteaux et les scie à l’œuvre, pendant que les spectateurs faisaient la queue. Mais ils l’ont terminé à temps. Johnson est prêt. Il est prêt depuis le jour où il a quitté Gavelstone pour faire fortune.
Il est possible que le lecteur ait déjà entendu parler de Jack Johnson, soit parce qu’il apprécie la boxe, soit parce qu’il apprécie le jazz (l’album A tribute to Jack Johnson, 1971, de Miles Davis, 1926-1991), soit parce qu’il est familier avec l’histoire des Afro-Américains. Il est également possible qu’il découvre son histoire avec cette bande dessinée. Un rapide feuilletage montre des dessins dans un registre réaliste, avec un encrage parfois un peu acéré, parfois un peu pâteux, des aplats de noirs aux formes irrégulières, qui confèrent une rudesse certaine aux personnages, évoquant une vie dure, de combat, en parfaite adéquation avec les combats de boxe. Le lecteur peut y déceler comme une réminiscence de la virilité des dessins de Joe Kubert et de ceux de Jordi Bernet. Il comprend immédiatement que l’usage de la teinte rouge avec une légère nuance de rose permet de rehausser les éléments participant aux différentes formes de violence, à l’intensité d’un moment, à une forme de domination économique ou sociale. Il remarque également que dans le fil d’une forme traditionnelle de bande dessinée avec cases et phylactères, se trouvent des pages s’apparentant à une illustration accompagnée d’un texte, souvent disposé en de courtes lignes, à l’instar d’un poème.
Le récit commence en 1910 par l’explication du choix de la ville pour le combat de boxe opposant Jack Johnson à James J. Jeffries (1875-1953), l’arrivée des spectateurs, le prix des tickets, la détermination de Jack Johnson, l’ambiance ouvertement raciste et agressivement raciste, et un interlude dans le futur (du récit) en 1938 où Johnson se tient sur scène en train de raconter son histoire. En page quarante-six le lecteur découvre la mention Round 1 : il comprend que vont suivre quinze chapitres, chacun correspondant à un round du combat, avec un va et vient entre les souvenirs du boxeur, ses déclarations lors de son seul en scène, et ses commentaires sur sa condition, sur l’époque, sur les enjeux sous-jacents. Les auteurs font preuve d’une réelle honnêteté en consacrant une part significative au combat du siècle (qualificatif d’époque), à la boxe, qui est au cœur de l’identité de Johnson, qui constitue son métier professionnel, qui est indissociable de son caractère, de sa personnalité, de son histoire. D’un autre côté, le récit reste dans la narration, sans vulgarisation des techniques de boxe.
La lecture s’avère très facile, éloignée des tics habituels d’un ouvrage de nature historique : pas de pavé de texte explicatif avec des cases d’illustrations, pas de reportage chronologique. Voire s’il n’y prête pas attention, le lecteur peut passer à côté du lien direct entre la façon de raconter le combat au temps présent, et Jack Johnson sur scène s’adressant à un public. La narration visuelle commence par trois pages aérées : trois cases de la largeur de la page sur la première, puis deux, puis trois. Les dessins se focalisent sur les poings en train de boxer dans le vide, avec un court texte en-dessous de chaque case. Puis ils passent aux paysages aux alentours de Reno : des montagnes dans le lointain, un lézard en gros plan, une voiture soulevant un nuage de poussière, une moto d’époque, l‘arrivée du train… Le lecteur apprécie vite cette reconstitution historique visuelle, avec une sensation palpable de textures, avec une apparence de matières mises à l’épreuve par le temps et par l’usure, avec cette sensation d’une réalité dure, rugueuse et âpre.
L’artiste met à profit la pagination conséquente pour mettre en œuvre trois types de mises en page différentes. Il réalise des pages descriptives, denses en information visuelles, que ce soit pour les décors, les paysages, les personnages et les tenues vestimentaires, une approche réaliste de documentée. À d’autres moments, il se focalise sur les personnages, soit en pied, soit en gros plan, bougeant et se déplaçant sur un fond vide, pour mieux faire ressortir leurs mouvements (par exemple celui des boxeurs), ou le langage corporel entre deux personnes, Jack et son épouse, ou son agent, ou autre. Le lecteur découvre également un certain nombre de séquences avec des fonds de pages noir (gouttières et bordures), avec parfois uniquement Jack Johnson en train de parler, ou bien une illustration d’un objet, d’une affiche accompagnée d’un texte disposé en courtes lignes, comme un poème. Lorsque les auteurs évoquent les réactions des journaux, le dessinateur peut adopter une mise en page avec des manchettes et des colonnes de journal, des illustrations à la manière des dessins humoristiques ou caricaturaux de l’époque. Cette mise en œuvre de formats différents participe au rythme de la lecture et à sa diversité.
En outre, le lecteur ressent rapidement le qualificatif donné au scénariste : poésie d’Adrian Matejka. Lors des séquences avec une illustration accompagnée d’un texte disposé en courtes lignes, il voit en quoi cela participe d’une forme de poésie, très réaliste, sans rime (même si elles peuvent s’être perdues à la traduction), des réflexions construites sur la base d’un état d’esprit, au cours desquelles le narrateur prend du recul sur sa condition, sur l’image que le monde renvoie de lui, sur sa nécessaire adaptation à la réalité de la place assignée aux Afro-Américains par la société. Les auteurs mettent en scène le racisme de manière frontale, sans prendre de pincette, tel que Jack Johnson l’a vécu, ou plutôt l’a affronté, tel qu’issu de l’histoire des esclaves. Ils savent entremêler de manière organique la pratique professionnelle de la boxe, le mur auxquels se heurtent les Afro-Américains (dont la Color Line), et la personnalité de Jack Johnson à la fois boxeur par vocation, à la fois individu animé par la combativité dans la vie de tous les jours comme sur le ring. Ainsi, cet être humain apparaît comme un produit de l’environnement dans lequel il est né et a grandi, comme un combattant dans l’âme, comme une personne faisant preuve de recul sur sa situation sociale, sur les forces systémiques auxquelles il est confronté, qui modèlent sa vie, qui l’emprisonnent dans un rôle. La construction narrative et la sensibilité du récit vont bien au-delà d’une biographie rigoureuse : le lecteur éprouve une forte sympathie pour Jack Johnson, associée à une empathie profonde, comprenant aussi bien que ressentant sa frustration qu’il transforme en rage combative pour vaincre ses adversaires, exercer son art à la hauteur de son talent, exulter au-delà des limites systémiques de la société de l’époque. Dans le même temps, ils montrent aussi les aspects négatifs d’un tel mode de vie, à commencer pour sa compagne Etta Duryer.
Un boxeur de légende à plus d’un titre : premier champion du monde poids lourds noir, confronté de plein fouet au racisme très ouvert de la société de son pays. Les auteurs font usage des spécificités et des capacités de la bande dessinée, avec maîtrise et inventivité, dans une forme conçue sur mesure, pour une expressivité protéiforme. Le lecteur découvre la biographie de Jack Johnson, fait l’expérience de l’oppression systémique, ressent pleinement la combativité qui l’anime et sa capacité à sublimer la colère générée par le racisme. Être Jack Johnson.
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Les Guerres de Lucas
Avis modifié après lecture de l'inattendu tome 2 : Rhaaaaa ! Allez ! Je lui mets un coup de cœur ! Difficile de faire autrement, eu égard à mes souvenirs de gosse. J'avais quatre ans, donc bien trop jeune à la sortie du premier volet de la saga Star Wars. En revanche, je me souviens parfaitement du choc qu'a été la découverte des premières images de L'Empire contre attaque. A l'époque, mes parents possédaient une télévision en noir et blanc, et malgré cela, l'extrait diffusé pendant la Séquence du spectateur a eu sur moi un tel impact que j'ai tanné mon père, d'abord réticent, pour qu'il m'emmène voir le film au cinéma, ce qu'il a finalement consenti à faire. L'extrait en question se déroulait pendant l'attaque de l'armée impériale sur Hoth, donc dans la neige. Mais (et c'est le fait du noir et blanc) j'étais alors persuadé que la scène avait lieu dans un désert de sable. Or quelle ne fut pas ma surprise de découvrir sous mes yeux ébahis la réalité soudain colorisée ! Je me souviens également avoir prolongé l'envoutement pendant des mois, recréant sans cesse les vaisseaux avec mes legos. Bref ! Tout cela pour dire que j'ai abordé cette BD avec un intérêt tout particulier. Comme Lucas lui-même, je recherchais sans doute en partie la magie de mon enfance. Gagné ! Les guerres de Lucas, ça a d'abord été cette belle couverture, très poétique, que les auteurs ont eu raison de préférer à celle envisagée au départ. Tout cela est très bien expliqué dans le petit portofolio final. Bien que nourrissant quelques réserves au sujet du dessin, que je trouvais un peu trop anguleux à mon goût, j'ai fini par me rendre à l'évidence : il est très maîtrisé, surtout en ce qui concerne les visages et expressions. On reconnait immédiatement chacun des protagonistes. George Lucas lui-même, mais également Harrison Ford, Carrie Fisher, Mark Hamill, Coppola, Spielberg ou bien encore Alec Guinness. En outre, tout cela est très dynamique, ce qui fait que rapidement, on se trouve complètement embarqué dans "l'aventure de l'aventure". Je ne vais pas dévoiler tout ce que l'on y apprend, mais juste à titre d'exemple, je me contenterai de cette petite anecdote : le sachiez-tu ? C'est Christopher Walken qui avait initialement été pressenti pour incarner Ian Solo, et ce dernier devait donner la réplique à Jodie Foster dans le rôle de la princesse Leia ! Inimaginable ! Extrêmement documentée (il faut voir la double page consacrée à la bibliographie pour le croire), cette BD montre l'obstination d'un homme visionnaire d'une créativité folle (aux traits neuro-atypiques probables), et les mégatonnes d'obstacles qu'il a dû affronter jusqu'au bout, c'est à dire jusqu'à la veille de la sortie en salle. La réalisation du film a nécessité des innovations techniques démentes, ainsi qu'une bonne dose de bricolage et d'improvisation. D'où ce titre, parfaitement adapté. On découvre que ce film a bien failli ne jamais voir le jour, qu'il s'en est fallu d'un cheveu pour que tout s'effondre. Au sein même de l'équipe constituée par Lucas, personne n'y croyait réellement, au point que beaucoup méprisaient le réalisateur, ne lui accordant aucun crédit, défiant constamment son autorité. Voilà ! Voilà le menu de cette copieuse BD qui s'adresse peut-être avant tout aux fans de la première heure, mais qu'il serait dommage de cantonner à cela. Franchement, c'est un petit morceau de cinoche qui est dévoilé ici. On pense ce que l'on veut de cette saga (les trois premiers, hein ? Parce qu'on oublie les autres, on est bien d'accord ?), mais qu'on le veuille ou non, son empreinte a définitivement changé le visage du cinéma, et notamment de science-fiction. Demandez à Ridley Scott ou James Cameron ce qu'ils en pensent, eux qui ont eu la révélation de leur vie devant Star Wars, ou même à Spielberg, l'une des rares personnes a avoir soutenu inconditionnellement Lucas, Spielberg qui a d'ailleurs fait une mini dépression lors de la sortie du film, au point que, par crainte d'un échec commercial, il choisit de décaler la date de sortie de son Rencontre du 3e type... Merci à nos deux auteurs pour ce très bon scénar, et ce dessin épatant qui, sans en mettre plein la poire, emporte l'adhésion du lecteur. Le charme opère d'abord et avant tout parce que tout est solide. To be continued ?... Et le tome 2 alors ? Ben oui, the show goes on : et j'en suis très heureux puisque c'est avec cet épisode (l'Empire contre-attaque) que j'ai découvert gamin l'univers de Star Wars. Le moins que l'on puisse dire et que cette suite est à la hauteur du premier tome que je pensais voir demeurer fils unique. C'est aussi bon, fourmillant d'anecdotes et très bien rythmé, avec ce chouette dessin à la fois précis et sans chichi. Franchement, on se prend à rêver d'un troisième (et ultime) tome. Je réalise (il n'est jamais trop tard) que le titre Les guerres de Lucas fait également référence au titre original de la saga qui devrait être traduit par Les guerres de l'Etoile. Du coup, c'est doublement bien trouvé. J'en profite enfin pour remonter ma note.
L'Effet papillon - Carnet en territoire zéro chômeur longue durée
Personne n’est inemployable, ce n’est pas le travail qui manque, ni l’argent. - Ce tome contient un reportage complet, qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Mathieu Siam pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quarante-sept pages de bande dessinées. Il se termine avec deux pages comprenant six photographies au total des locaux de l’association Papiole ainsi que quelques-unes de ses activités, un texte de deux pages de Laurent Grandguillaume (président de TZCLD), et une page de chronologie sur le droit à l’emploi, commençant avec les années 1830 (Louis Blanc, utopiste, propose de créer des ateliers sociaux pour les personnes sans travail et pour un travail qui permette de vivre dignement) à l’année 2024 (dix-sept structures nationales engagées pour l’emploi et la solidarité lance une Concertation nationale pour une loi du droit à l’emploi pour toutes et tous.). L’ouvrage s’achève avec une page de remerciements. D’aussi loin qu’il se souvienne, Mathieu revoit les visages fermés des journalistes annonçant les chiffres du chômage. Les chiffres viennent de tomber. Les chiffres tombent. La classe politique chargée de résoudre ce fléau peine à trouver les mots. Certains dans le déni : Je traverse la rue et je vous trouve un travail. D’autres dans la résignation : Sur le chômage on a tout essayé. Le fléau continue de remplir les écrans avec des usines qui ferment et des familles qui se brisent. Et avec eux, une population qui craint le déclassement. Je fais comment pour trouver du boulot ? Y a rien dans la région. J’ai déjà été au chômage. Le chômage, c’est passer de la vie à la survie. Puis la télé se tait. Et après ? Que se passe-t-il loin des caméras ? Que deviennent ces femmes ? Que deviennent ces hommes ? Ceux qui ne retrouvent pas d’emploi durant des mois ? Ceux qui ont un corps trop usé ? Ou une valise trop lourde à porter ? Avons-nous définitivement accepté l’obscurité ? Non loin de chez Mathieu, des habitants ont décidé de ne pas se résigner. Ils ont rallumé une étincelle d’espoir. Il se sent attiré vers cette lueur naissante, comme un papillon dans la nuit. Il veut s’enivrer et témoigner de cette chaleur sociale. Si rare, si précieuse. Cette étincelle vient d’une expérimentation de lutte contre le chômage durable. Elle va naître aujourd’hui sous la forme d’un territoire. Il a acheté un carnet. Couverture moleskine. Format 18x25cm, 220g, 150 feuilles. 150 feuilles pour tourner une page. L’expérimentation se nomme Territoires Zéro Chômeur Longue Durée dont l’acronyme est TZCLD. TZCLD, Mathieu aime bien. On dirait le nom d’un vaisseau spatial. En route vers un nouveau monde dans une BD de science-fiction. Pourtant, le lieu n’a rien de surnaturel. Il se situe entre la campagne et la ville, juste à côté d’une zone commerciale. Un territoire comme il en existe partout en France. D’ailleurs il a rendez-vous place de France. Une femme traverse la place avec un caddie. Un homme promène son meilleur ami, son chien. Il est neuf heures et demie. L’auteur pénètre dans les locaux de l’association TZCLD et il est accueilli par Gwen, président de l’entreprise Papiole, qui lui explique la nature du projet et sa genèse. Le sous-titre explicite la nature de cette bande dessinée : Carnet en territoire zéro chômeur longue durée. Dans la première séquence, l’auteur évoque son rapport au chômage : les annonces perçues comme catastrophiques par un enfant regardant les journaux télévisés à l’époque, assimilant plus leur tonalité que leur réalité : entre une fatalité inéluctable et une condamnation. Le temps est venu pour lui de découvrir ce qui peut se passer après que cette terrible sentence se soit abattue sur un individu. Il effectue cette démarche de manière positive : aller à la découverte d’un dispositif de réinsertion dans le monde du travail, entre le retour à une vie normale et le miracle d’une grâce ou d’un pardon. L’ouvrage est divisé en quatre chapitres : la signature (du contrat des employés de l’entreprise Papiole), les clés (de fonctionnement de l’entreprise Papiole), les super-héros (assimilés aux Quatre Fantastiques /Fantastic Four), les activités (c’est-à-dire la production professionnelle de l’entreprise Papiole), Le vent. À chaque fois, Mathieu rencontre les personnes directement concernées, et il retranscrit leur parole. Pour les novices, le premier présente l’entreprise Papiole, ses débuts et ses premiers recrutements. Dans le troisième chapitre, Catherine (responsable du centre de ressources et de développement) présente les différentes institutions parties prenantes. Le lecteur habitué à la bande dessinée de reportage se prépare à découvrir soit des dessins très minutieux et descriptifs dans une veine réaliste, soit des dessins dans une veine plus épurée avec une touche d’exagération comique pour les avatars des individus. Il découvre une approche plus originale : des dessins avec des traits de contour fins et un peu irréguliers, comme réalisés sur le vif, sans phase de repassage pour les peaufiner, de nature réaliste, avec un niveau de détails assez épuré, et une mise en couleurs légère, comme réalisée à l’aquarelle, jouant beaucoup sur des formes de bichromie. Ces choix graphiques apportent une identité visuelle très personnelle à l’ouvrage, mariant à la fois le concret et la banalité des personnes rencontrées, des lieux très ordinaires, et une sensibilité exprimant un grand respect, une volonté de se montrer fidèle aux propos tenus, sans s’imposer, sans être intrusif. Le lecteur absorbe inconsciemment des particularités diverses : la grande place laissée au blanc comme si l’artiste ne souhaitait pas encombrer ces moments, le passage de noir& blanc (avec des nuances de gris) de la télévision quand il était jeune, à un monde avec des touches de couleurs, pas forcément gaies, mais bien présentes, comme si le travail rendait de la consistance, ramenait des couleurs dans la vie de ces êtres humains. Il note de ci de là quelques silhouettes uniquement à l’aquarelle sans trait de contour. Il ralentit sa lecture pour apprécier le portrait de plusieurs travailleurs sociaux (pages quatre-vingt-dix et quatre-vingt-onze), à l’encre. Puis le recours à une famille de Playmobil le temps d’une case dans le contexte de la ressourcerie de jouets. Ou encore la représentation de branches d’arbres, pour un effet métaphorique, digne d’Edmond Baudoin lui-même. La narration visuelle s’émancipe donc d’une illustration la plus réaliste possible d’un reportage, ou de la mise en scène de l’auteur sous un format humoristique, pour transcrire le respect et la délicatesse de l’auteur vis-à-vis de ses différents interlocuteurs. Ce n’est pas tant qu’il se montre précautionneux comme si ces futurs ex-chômeurs pouvaient être fragiles ou susceptibles ; il les aborde avec prévenance et même timidité conscient d’être dans une position plus privilégiée que la leur. D’un côté, le lecteur voit bien que certaines mises en page sont aérées jusqu’à l’économie, ou que la mise en scène consiste d’un plan taille et d’une personne parlant pour exposer son rôle ou son histoire, ou expliquer un dispositif. Dans le même temps, ces prises de vue correspondent parfaitement au moment, à la démarche de l’auteur, à l’objet de la rencontre et des questions posées. En outre, la narration visuelle s’avère diversifiée et variée, sans lassitude du lecteur du fait d’une narration qui serait trop aride ou trop minimaliste. Une fois l’ouvrage terminé, il conserve de nombreux visuels en tête : la sensation accablante des chiffres du chômage énoncés par les présentateurs télé, la magnifique fleur en origami, les branches d’arbre dénudées, le drapeau planté au sommet d’un pic de montagne, le ciel étoilé, la combinaison de ski de très grande taille, la cartographie des différentes entreprises publiques et privées participant à la réinsertion, le groupe de punk dont a fait partie Mathieu, les champs cultivés. Et surtout les différentes personnes rencontrées. Le lecteur suit littéralement l’auteur allant à la découverte de l’entreprise Papiole, rencontrant ses responsables, ses bénévoles, et ses ex-chômeurs de longue durée ayant signé un contrat. Gwen lui explique le principe de l’entreprise créée dans le cadre de l'expérimentation nationale Territoire Zéro Chômage Longue Durée (TZCLD). Elle vise à lutter contre le chômage de longue durée en créant des emplois durables dans les secteurs utiles au territoire. Il fait le tour des locaux, rencontre un encadrant, assiste à la signature des premiers contrats, voit l’émotion de ces nouveaux employés réintégrant une forme considérée comme normale de citoyenneté. Impossible de résister à l’émotion organique et sincère de voir des personnes qui peuvent se remettre à un envisager un avenir. La compréhension de cette initiative se trouve augmentée par la présentation de l’écosystème des autres dispositifs tels que les ACI (Ateliers et Chantiers d’Insertion), les ESAT (Établissements et Service d’Accompagnement par le Travail), ou les ETTI (Entreprises de Travail Temporaire et d’Insertion). Et après, l’île d’EBE. L’île d’Entreprises à But d’Emploi. Par la suite, Mathieu retrace sa discussion avec Claudy, bénévole de l’épicerie sociale Pom Cassis, qui dit si bien la fragilité économique des personnes venant acheter des fruits et légumes, et aussi la fragilité économique de l’épicerie elle-même, et celle tout aussi terrible des employés de Papiole qui y travaillent. Le lecteur se trouve intimement touché par les différents témoignages : la terrible possibilité que l’État se désengage de ce dispositif, les espoirs régénérés par la signature d’un contrat, le souvenir de ceux qui ont succombé aux conséquences de la désocialisation, encore plus qu’à celles de l’absence de salaire ou de revenus financiers, l’importance à la fois démesurée et insoupçonnée, aussi bien financière que sociale, d’avoir un emploi. Il fait l’expérience indicible de la solidarité dans ce qu’elle a de plus pragmatique. Le texte de la quatrième de couverture annonce : Face aux réalités de la vie économique et à l'augmentation du chômage, Mathieu Siam s'intéresse à la naissance d'une expérience territoriale près de chez lui : Territoires zéro chômeur longue durée (TZCLD). Un programme pas forcément enthousiasmant. Au contraire, le lecteur découvre une narration visuelle personnelle, aussi respectueuse que curieuse, timide et constructive. L’auteur présente avec une clarté simple et limpide ce qu’il découvre, à la fois l’expérience des encadrants, des employés, des bénévoles de Papiole, à la fois l’écosystème dans lequel cette entreprise évolue. Son empathie irradie littéralement le portrait qu’il dresse des individus qu’il rencontre, une chaleur humaine peu commune. Essentiel.
Le Repos des guerriers
Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie. - Ce tome contient un reportage complet et indépendant de tout autre, réalisé par l’auteur, par le prisme de sa sensibilité propre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comporte quarante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc. L’association de Marseille Des livres comme des idées a proposé à Edmond Baudoin, une résidence dans le domaine du Capitaine Danjou. Il est là. Tout est propre, tirée au cordeau, à deux kilomètres de Puyloubier, un village des bouches du Bouches du Rhône, sous la montagne Sainte-Victoire. Petit-déjeuner 6 heures, déjeuner 12, dîner 18. Une chambre d’environ 12 mètres carrés, douche WC. Qu’est-ce qu’il fait là ? Invité 15 jours en juin 2023 dans un hôpital – une maison de repos – maison de retraite de la Légion étrangère. Vivre quinze jours avec des légionnaires anciens et nouveaux, faire leurs portraits, leur donner des cours de dessin, vivre avec eux. Et marcher sur les contreforts de Sainte-Victoire. Quand il commence la rédaction de ce livre, c’est le 1er novembre 2023. Des bombardements incessants tuent la population de Gaza. Une bande de terre de 41km et d’une largeur allant de 6 à 12km sur laquelle vivent environ 2 millions 300.000 habitants. Les pays occidentaux regardent ce massacre qui est un crime de masse, et laissent faire. Ce sera une honte de plus dans l’histoire des homo-sapiens. Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie. L’auteur continue pour donner la parole à des humains, à des vieux. Qui sont tous plus jeunes que lui (sauf Berthold). Berthold, 87 ans, réfléchit : Le monde ne tourne pas bien, il marche sur la tête. Il continue : Et à son âge, il n’a pas la réponse à comment il faudrait faire pour qu’il puisse tourner bien. Il termine avec une pirouette : Si on creuse, on tombe sur l’Australie, est-ce que les Australiens marchent sur les pieds ? Berthold est dans son lit. Il ne sort plus de sa chambre. On a dit à l’auteur que c’était une légende pour ses co-légionnaires. Le seize juin 2023, des Légionnaires à la retraite écoutent de la musique. L’interprète joue de plusieurs instruments. Son nom : Delphine Ragonot. Le réfectoire du domaine du Capitaine Danjou est aussi une galerie où on peut voir des affiches de films sur la Légion. Baudoin est étonné qu’il y en ait eu autant. Il n’en a jamais vu autant. Si l’on l’a lu, on sait qu’il se tient à l’écart des militaires. Mais il est ici pour rencontrer des hommes et des femmes, des infirmières, du personnel d’entretien, faire leurs portraits et l’échanger avec une réponse à : Dites-moi ce que vous voulez sur la vie. Rencontrer encore une fois des êtres humains, Baudoin estime qu’il a de la chance. La réponse Khristophe, soixante ans, à la question : La vie c’est bringuer, baiser, bagarrer. Il y a un grand domaine vignoble autour du domaine. La Légion fait du vin, et en est fière. Christophe, toujours valide, travaille à la vigne. La réponse de Sergiou, vingt ans, moldave, blessé lors d’un saut en parachute : La vie, c’est comme Game, il faut jouer joli. La réponse de Vadis, quarante ans : Il cherche la rigueur, la propreté et la clarté. Le lecteur jette un coup d’œil rapide à la couverture, et il se dit que cette fois-ci Edmond Baudoin est allé interroger des retraités, en plus que des hommes, pas sûr que ce soit très passionnant. Il commence sa lecture et tout de suite la perspective change : voilà ce bédéaste de quatre-vingt-deux en train de faire un séjour dans maison de retraite de la Légion étrangère. Mais qu’allait-il faire là-bas ? Certes, d’un côté il va à la rencontre de personnes qu’il ne connaît pas comme il en a pris l’habitude depuis des décennies, d’abord avec Troubs : des Mexicains à Ciudad Juarez dans Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez (2011), des Colombiens dans Le Goût de la Terre (2013), des Français, des Italiens et des immigrés clandestins dans Humains - La Roya est un fleuve (2018), des artistes indigènes dans Inuit (2023). Tout seul il est également allé à la rencontre des Grenoblois dans Grenoble en portrait(s) (2022), ou encore de Chinois dans Carnet chinois (20219). Ou encore des Gens de Clamecy (2017) avec Mireille Hannon. La démarche reste identique : poser une question à son interlocuteur, pour obtenir une réponse en échange d’un portrait réalisé par l’artiste. Comme d’habitude, le charme de Baudoin opère et les personnes lui répondent bien gentiment, avec une sincérité qui semble avérée. De prime abord, le lecteur est tenté de se dire que le bédéaste ne se foule pas trop, qu’il reste dans ce qu’il sait faire, pour réaliser une bande dessinée à moindre coût. Il a bien sûr conservé sa forme très libre : la reproduction des portraits réalisés, de rares phylactères, des images juxtaposées, sans bordure, à peine une bande dessinée en apparence. Il réalise toujours des dessins dans un mélange de coups de pinceau épais et irréguliers, et de traits encrés, parfois comme griffés sous l’impulsion du moment, parfois tracés avec application, et peaufinés. Il ne lui reste plus qu’à indiquer le prénom de chacun de ses interlocuteurs, leur âge (avec cette bizarrerie que tout en étant le plus vieux, il reste le plus autonome), la réponse à la question, une information souvent très succincte sur la personne rencontrée (le plus souvent uniquement son métier), et quelques réflexions comme ça en passant (par exemple mentionner les bombardements sur Gaza). Et hop ! le tour est joué : une bande dessinée d’une quarantaine de pages, prête à être livrée et publiée. Comme d’habitude, la magie narrative opère dès la première page. Ce phénomène si singulier se produit comme à chaque fois : le lecteur découvre une histoire, celle de l’humanisme de l’auteur qui lui permet d’établir un contact profond avec des êtres humains qu’il rencontre pour la première fois, et pour un laps de temps très court. Dans le même, il répète ce qu’il a déjà écrit dans un ouvrage précédent : Faire le portrait de quelqu’un, c‘est le regarder pendant près de vingt minutes dans les yeux, et elle, et lui le regarde pareillement dans le même temps, c’est beaucoup dans une vie. De fait chaque portrait est singulier : le dessin d’une tête, chaque fois incroyablement vivante, avec une personnalité unique, un tour de force. Il suffit que le lecteur s’arrête un peu pour considérer l’un de ces visages : un drôle d’assemblage de traits et de coups de pinceau, souvent disgracieux, sans chercher ni à faire joli, ni à plaire. Puis un mouvement de recul, et cet assemblage de lignes et de zones noires redevient un être humain animé de vie. Ces images incarnent littéralement la citation de Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) : Ce dessin m'a pris cinq minutes, mais j'ai mis soixante ans pour y arriver. Le lecteur se délecte tout autant des paysages : la vue depuis le couloir de la résidence, l’atelier de céramique, une marche dans la nature, le château du Capitaine Danjou, et bien sûr des arbres (spécialité de l’artiste), y compris une récolte de branchages, d’écorces, de brindilles. À la réflexion, l’admiration et le respect du lecteur pour l’auteur grandissent encore : non seulement Baudoin est sorti de sa zone de conforts en posant sa question à des militaires de carrière endurcis, mais en plus il a conservé toute sa capacité d’écoute. À quatre-vingt-deux ans, son esprit a conservé assez d’agilité pour ne pas être fossilisé sur des idées définitives, encore moins réactionnaires ou cyniques : il se montre capable de recevoir la parole d’autrui, de la retranscrire en l’état, et de faire preuve d’empathie. Il conclut même son ouvrage en écrivant qu’il a de la chance d’avoir, encore une fois, été en présence de l’humanité, avec son intelligence, avec sa complexité. Cet artiste est un véritable amoureux des êtres humains, quand bien même ils ont choisi un engagement qui lui répugne. Il n’y a qu’une seule fois où la réponse le met mal à l’aise. Kaiser (c’est un surnom) vingt-sept ans répond qu’il est d’origine allemande, que son grand-père a fait l’armée dans les SS, que son rêve était que son petit-fils suive son exemple. Il conclut en disant que c’est pour cela qu’il s’est engagé dans la Légion étrangère. En aparté, Baudoin se dit qu’il s’est trompé sur le lieu de son engagement. L’auteur explique qu’il est né en 1942, que quand il était jeune, ça lui semblait impossible que l’extrême droite puisse un jour, à nouveau, exister. Après ce portrait, il lui a fallu aller se laver en marchant dans la nature et jouer avec Cézanne. Edmond Baudoin rencontre des personnes qui l’étonnent : profondément humaines, sans rapport avec ce qu’il pouvait imaginer de militaires de carrière. Cela l’amène à se faire des réflexions de différents ordres. Il y a bien sûr la réalité de la guerre, il évoque le massacre de Gaza, qui induit la nécessité de l’existence d’armées pour pouvoir se défendre, composée d’hommes comme ceux qu’il rencontre. Il relate également le fait qu’il donne des cours de dessins : lors de cette résidence, il a proposé le même cours aux résidents légionnaires et à des enfants dans une école de Puyloubier. Il a été étonné de la similitude des dessins réalisés à partir des propositions de branchages, d’écorces, de brindilles semblables. Ce trait d’union entre deux mondes lui a fait constater que le sentiment que l’on éprouve quand on regarde la nature est le même si on a les yeux neufs d’un enfant ou ceux d’un homme qui a vu mille nuits. Plus loin, il s’interroge : Depuis ou quand les armes, le pouvoir, la maîtrise ont fait bander les hommes ? Et pourquoi ? Parce qu’ils sont faibles ? C’est sexuel, sûr. Mais pourquoi cette sexualité de merde fascine beaucoup de femmes ? Quand est-ce qu’on en sortira ? Cela l’amène au fait qu’il a toujours préféré la compagnie des filles à celle des garçons, peut-être parce que les filles ne le mettaient pas en situation de compétition. Plus tard il a compris que si la plupart des filles n’avaient pas besoin de compétitions c’est parce qu’elles détenaient la vie. La possibilité de la récréer à l’intérieur de leur corps. […] Jusqu’au jour où il a vu la photo d’une femme de l’armée des États-Unis au-dessus d’hommes nus, des Irakiens qu’elle torturait en compagnie d’autres brutes. Cette femme a tué son rêve : celui que la femme pouvait être l’avenir de l’homme (Louis Aragon). Une BD de plus de cet auteur ? Oui, de nouvelles rencontres pour continuer à dire la vie. Une maestria aussi bien graphique qu’empathique, pour rendre compte de ces êtres humains uniques, vivants, façonnés par leur vie si différente de celle de l’artiste, avec pour autant des rêves et des aspirations si proches. Le lecteur rend grâce à l’artiste de lui avoir fait rencontrer ces hommes et ces femmes, en toute sincérité, pour un moment vrai et honnête. Miraculeux.
Fritz Haber
Un sujet difficile traité avec panache tant par l’illustration que le texte. L’auteur reste volontairement dans les tons sépia ce qui accentue l’atmosphère lourde presque insupportable. Le personnage principal, inventeur d’une arme chimique horrible passe dans sa propre histoire comme quelqu’un de presque banal. Il en résulte un dégoût non seulement du personnage principal mais de toute la clique politique et militaire qui se sert de ses trouvailles meurtrières. Effet réussi. Des livres durs, difficiles mais solides. Prendre le temps de les lire attentivement.
Silver Surfer - Black
Cette réédition de Silver Surfer Black dans la collection Marvel Prestige est une véritable réussite. Le grand format met enfin en valeur l’immense travail de Tradd Moore, dont le style psychédélique et organique emporte le lecteur dans un voyage visuel unique. Ses planches, à la fois foisonnantes et déstabilisantes, traduisent parfaitement la chute du Surfer dans l’inconnu et son face-à-face avec ses peurs les plus profondes. Les couleurs éclatantes de Dave Stewart amplifient encore ce sentiment d’immersion cosmique, entre beauté vertigineuse et inquiétante étrangeté. Donny Cates signe quant à lui un scénario à la fois intime et grandiose. Il propose une réflexion profonde sur la nature de Norrin Radd, sa culpabilité, son héritage et la rédemption qu’il recherche. Le récit navigue habilement entre introspection poétique et spectacle épique, mêlant des affrontements d’ampleur cosmique à des moments de doute et de fragilité. On y retrouve les grandes thématiques qui font la force du Silver Surfer, mais explorées avec une intensité nouvelle. Silver Surfer Black est une œuvre marquante, qui peut parfois déconcerter par ses expérimentations visuelles mais qui offre une expérience rare et mémorable. Grâce à cette édition prestige, les planches prennent toute leur ampleur et donnent au lecteur la sensation d’assister à une véritable odyssée cosmique. Une pépite qui rend justice à l’un des personnages les plus fascinants de l’univers Marvel. Je partage totalement l’analyse de Présence, qui a su saisir toute l’essence de ce récit. Une œuvre qui mérite sans hésitation un 5/5.
Le Dernier debout - Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde
Aucune personne de couleur dans ce monde n’a assez d’argent pour changer le noir en blanc. - Ce tome contient une biographie du champion de boxe Jack Johnson (1878-1946). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Youssef Daoudi pour les dessins et les aplats de rouge, par Adrian Matejka pour la poésie (mention portée en lieu et place de scénario), et traduit par Sidonie van den Dries. Il compte trois cent huit pages de bande dessinée. En fin de tome se trouvent une chronologie des événements réels en quarante dates, une bibliographie sélective recensant une douzaine d’ouvrages, et deux pages de remerciements un quart rédigé par le dessinateur sur le mode collaboratif avec le scénariste, et trois quarts rédigés par ce dernier sur les quinze ans qu’il a consacré à ce projet, explicitant sa démarche. Jack Johnson expose que : Depuis la nuit des temps, les hommes n’ont cessé de combattre avant de se battre pour de l’agent. Ils se battaient avec les mains. Ils se battaient avec des cailloux, des bâtons. Ils se battaient pour conquérir les jolies femmes. Ils se battaient pour avoir de la viande, et le privilège de s’asseoir près du feu les soirs d’hiver. Les matchs de boxe ne sont qu’une version plus distrayante de ces luttes préhistoriques… et il est le meilleur combattant que la Terre ait porté. Le 4 juillet 1910, l’aube avait des allures de châtiment… À Reno, les anciens disaient que le soleil n’avait jamais été aussi proche. C’était le genre de chaleur qui vide les verres d’eau comme par magie et fait bouillir la sueur sur les fronts. Les œufs cuisaient sans feu. Les cigares s’allumaient spontanément. Ça n’a pourtant pas dissuadé les 20.000 spectateurs de débarquer en automobile, à cheval et en voiture à cheval. Des trains arrivaient toutes les demi-heures des quatre coins du pays. Quand les wagons étaient bondés, les fans voyageaient sur le toit. On était prêt à se ligoter à une locomotive pour assister au Combat du siècle. Bien sûr, Tex Rickard a choisi d’organiser le combat entre Johnson et Jeffries dans le Nevada. Et bien sûr, il a choisi Reno. Reno, où il était aussi facile et aussi bon marché de divorcer que de se faire servir un verre de whisky. Les parieurs, les supporters, les prostituées et les fans de combat ont envahi les rues, les poches pleines à craquer d’argent liquide. Presque tous les paris étaient en faveur de Jeffries. Les pickpockets et les petits voleurs étaient à l’œuvre. Les tickets étaient vendus aussitôt imprimés. Seuls 16.000 fans déchaînés purent s’en procurer un. Tous ces imbéciles pariaient contre Johnson. C’est comment déjà, le dicton sur le fou et son argent. Dans le désert, le soleil était presque au zénith. La chaleur était de plus en plus torride, mais les supporters en costume continuaient d’affluer. Les scieries et les charpentiers travaillaient dans la journée, en plein cagnard, et la nuit à la lumière des torches. Ils avaient eu moins de trois semaines pour construire le stade. L’air sentait la sciure, la sueur et la résine de pin des planches qu’on utilisait pour faire les gradins. On entendait encore les marteaux et les scie à l’œuvre, pendant que les spectateurs faisaient la queue. Mais ils l’ont terminé à temps. Johnson est prêt. Il est prêt depuis le jour où il a quitté Gavelstone pour faire fortune. Il est possible que le lecteur ait déjà entendu parler de Jack Johnson, soit parce qu’il apprécie la boxe, soit parce qu’il apprécie le jazz (l’album A tribute to Jack Johnson, 1971, de Miles Davis, 1926-1991), soit parce qu’il est familier avec l’histoire des Afro-Américains. Il est également possible qu’il découvre son histoire avec cette bande dessinée. Un rapide feuilletage montre des dessins dans un registre réaliste, avec un encrage parfois un peu acéré, parfois un peu pâteux, des aplats de noirs aux formes irrégulières, qui confèrent une rudesse certaine aux personnages, évoquant une vie dure, de combat, en parfaite adéquation avec les combats de boxe. Le lecteur peut y déceler comme une réminiscence de la virilité des dessins de Joe Kubert et de ceux de Jordi Bernet. Il comprend immédiatement que l’usage de la teinte rouge avec une légère nuance de rose permet de rehausser les éléments participant aux différentes formes de violence, à l’intensité d’un moment, à une forme de domination économique ou sociale. Il remarque également que dans le fil d’une forme traditionnelle de bande dessinée avec cases et phylactères, se trouvent des pages s’apparentant à une illustration accompagnée d’un texte, souvent disposé en de courtes lignes, à l’instar d’un poème. Le récit commence en 1910 par l’explication du choix de la ville pour le combat de boxe opposant Jack Johnson à James J. Jeffries (1875-1953), l’arrivée des spectateurs, le prix des tickets, la détermination de Jack Johnson, l’ambiance ouvertement raciste et agressivement raciste, et un interlude dans le futur (du récit) en 1938 où Johnson se tient sur scène en train de raconter son histoire. En page quarante-six le lecteur découvre la mention Round 1 : il comprend que vont suivre quinze chapitres, chacun correspondant à un round du combat, avec un va et vient entre les souvenirs du boxeur, ses déclarations lors de son seul en scène, et ses commentaires sur sa condition, sur l’époque, sur les enjeux sous-jacents. Les auteurs font preuve d’une réelle honnêteté en consacrant une part significative au combat du siècle (qualificatif d’époque), à la boxe, qui est au cœur de l’identité de Johnson, qui constitue son métier professionnel, qui est indissociable de son caractère, de sa personnalité, de son histoire. D’un autre côté, le récit reste dans la narration, sans vulgarisation des techniques de boxe. La lecture s’avère très facile, éloignée des tics habituels d’un ouvrage de nature historique : pas de pavé de texte explicatif avec des cases d’illustrations, pas de reportage chronologique. Voire s’il n’y prête pas attention, le lecteur peut passer à côté du lien direct entre la façon de raconter le combat au temps présent, et Jack Johnson sur scène s’adressant à un public. La narration visuelle commence par trois pages aérées : trois cases de la largeur de la page sur la première, puis deux, puis trois. Les dessins se focalisent sur les poings en train de boxer dans le vide, avec un court texte en-dessous de chaque case. Puis ils passent aux paysages aux alentours de Reno : des montagnes dans le lointain, un lézard en gros plan, une voiture soulevant un nuage de poussière, une moto d’époque, l‘arrivée du train… Le lecteur apprécie vite cette reconstitution historique visuelle, avec une sensation palpable de textures, avec une apparence de matières mises à l’épreuve par le temps et par l’usure, avec cette sensation d’une réalité dure, rugueuse et âpre. L’artiste met à profit la pagination conséquente pour mettre en œuvre trois types de mises en page différentes. Il réalise des pages descriptives, denses en information visuelles, que ce soit pour les décors, les paysages, les personnages et les tenues vestimentaires, une approche réaliste de documentée. À d’autres moments, il se focalise sur les personnages, soit en pied, soit en gros plan, bougeant et se déplaçant sur un fond vide, pour mieux faire ressortir leurs mouvements (par exemple celui des boxeurs), ou le langage corporel entre deux personnes, Jack et son épouse, ou son agent, ou autre. Le lecteur découvre également un certain nombre de séquences avec des fonds de pages noir (gouttières et bordures), avec parfois uniquement Jack Johnson en train de parler, ou bien une illustration d’un objet, d’une affiche accompagnée d’un texte disposé en courtes lignes, comme un poème. Lorsque les auteurs évoquent les réactions des journaux, le dessinateur peut adopter une mise en page avec des manchettes et des colonnes de journal, des illustrations à la manière des dessins humoristiques ou caricaturaux de l’époque. Cette mise en œuvre de formats différents participe au rythme de la lecture et à sa diversité. En outre, le lecteur ressent rapidement le qualificatif donné au scénariste : poésie d’Adrian Matejka. Lors des séquences avec une illustration accompagnée d’un texte disposé en courtes lignes, il voit en quoi cela participe d’une forme de poésie, très réaliste, sans rime (même si elles peuvent s’être perdues à la traduction), des réflexions construites sur la base d’un état d’esprit, au cours desquelles le narrateur prend du recul sur sa condition, sur l’image que le monde renvoie de lui, sur sa nécessaire adaptation à la réalité de la place assignée aux Afro-Américains par la société. Les auteurs mettent en scène le racisme de manière frontale, sans prendre de pincette, tel que Jack Johnson l’a vécu, ou plutôt l’a affronté, tel qu’issu de l’histoire des esclaves. Ils savent entremêler de manière organique la pratique professionnelle de la boxe, le mur auxquels se heurtent les Afro-Américains (dont la Color Line), et la personnalité de Jack Johnson à la fois boxeur par vocation, à la fois individu animé par la combativité dans la vie de tous les jours comme sur le ring. Ainsi, cet être humain apparaît comme un produit de l’environnement dans lequel il est né et a grandi, comme un combattant dans l’âme, comme une personne faisant preuve de recul sur sa situation sociale, sur les forces systémiques auxquelles il est confronté, qui modèlent sa vie, qui l’emprisonnent dans un rôle. La construction narrative et la sensibilité du récit vont bien au-delà d’une biographie rigoureuse : le lecteur éprouve une forte sympathie pour Jack Johnson, associée à une empathie profonde, comprenant aussi bien que ressentant sa frustration qu’il transforme en rage combative pour vaincre ses adversaires, exercer son art à la hauteur de son talent, exulter au-delà des limites systémiques de la société de l’époque. Dans le même temps, ils montrent aussi les aspects négatifs d’un tel mode de vie, à commencer pour sa compagne Etta Duryer. Un boxeur de légende à plus d’un titre : premier champion du monde poids lourds noir, confronté de plein fouet au racisme très ouvert de la société de son pays. Les auteurs font usage des spécificités et des capacités de la bande dessinée, avec maîtrise et inventivité, dans une forme conçue sur mesure, pour une expressivité protéiforme. Le lecteur découvre la biographie de Jack Johnson, fait l’expérience de l’oppression systémique, ressent pleinement la combativité qui l’anime et sa capacité à sublimer la colère générée par le racisme. Être Jack Johnson.