Ayant beaucoup apprécié l'adaptation télévisuelle sortie sur Netflix, c'est donc tout naturellement que je me suis procuré le manga d'origine.
D'un format plus grand que les mangas habituels, ce diptyque est agréable à prendre en main et à lire. La double couverture rouge / argenté est du plus bel effet et mêle habilement le personnage central du tome et les apparitions surnaturelles, objets du récit. Au niveau des graphismes, le trait de Choi Kyu-Park est très précis et le mélange de photos en arrière plan et de dessin confère une réelle profondeur de champ aux cases. J'ai ainsi beaucoup apprécié cet ensemble qui pourra malgré tout paraitre un peu trop informatisé au goût de certains. Ce ne fut pas mon cas.
Concernant le scénario, l'histoire est centrée sur la survenue de phénomènes surnaturels, un visage féminin apparaissant devant certaines personnes pour leur annoncer leur mort dans un certain délai, ce dernier pouvant varier de quelques secondes à plusieurs dizaines d'années. L'heure fatidique arrivant, trois monstres surgissant de nulle-part déchiquètent et réduisent la personne concernée à l'état de tronc carbonisé. La question que se pose tout le monde étant l'origine et la cause de la survenue de tels phénomènes. S'agit-il de la damnation par Dieu de personnes ayant commis des actes répréhensibles ou d'événement aléatoires inexpliqués ?
Sans trop vouloir en dévoiler, le premier tome est ainsi centré sur l'histoire de Jin Kyunghoon, inspecteur de police dont la vie a été détruite suite à un drame familiale (meurtre de sa femme) et son fils Seongho. Le second tome est quant à lui consacré au personnage de Min Hyejin, avocate combattant la secte Neo Veritas (et qui apparait déjà dans le tome 1), et sur BaeYongJae, producteur dont le nouveau-né va subir une damnation.
Comme l'adaptation en série TV, j'ai vraiment été conquis par ce manga qui traite avec habileté des effets de l'endoctrinement de masse, des réseaux sociaux, et de la nécessité du plus grand nombre de trouver une explication à des phénomènes insoutenables.
Tout d'abord, l'idée de départ est vraiment très originale et malgré tout, l'auteur n'a pas cédé à la tentation de rallonger la série au détriment du scénario. On sent que l'auteur a réfléchi l'histoire en amont et l'ensemble des deux tomes sont parfaitement cohérents et complémentaires.
Ensuite, la psychologie des personnages est plutôt bien travaillée pour un manga, ce genre versant trop souvent à mon goût dans le caricatural. ici, ce n'est pas le cas, tout comme la fin de chaque tome (que je ne révélerai pas ici pour réserver la surprise aux futurs lecteurs!) qui amène le lecteur à se questionner sur la manière dont il aurait réagi face à pareille situation à la place de l'inspecteur de police ou des parents du nouveau-né.
Un sans-faute pour moi qui mérite la note maximale et qui doit trôner dans tout bonne étagère de fans de mangas !
SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9,5/10
GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10
NOTE GLOBALE : 18/20
En bon fan de Fabien Nury, j'ai lu un petit paquet de ses œuvres. Et pourtant, j'étais passé à côté de sa saga culte. La faute, sans doute, au sujet, dont on nous a tellement rebattu les oreilles à l'école et dans toutes formes de médias, que dès le collège, j'en ai fait une overdose. La Shoah, la Résistance, l'Occupation, la Libération... Tous ces thèmes semblaient obnubiler les enseignants, les politiques, les médias, à un point qui ne pouvait que faire fuir le jeune que j'étais... et probablement beaucoup d'autres avec moi.
Bref, cet effet contre-productif d'un matraquage maladroit sur un sujet pourtant si essentiel a laissé des restes. Il y a toujours en moi certains sujets qui me passionnent, et d'autres qui me barbent royalement : la Seconde Guerre mondiale, ses méandres si complexes et tous les thèmes qui lui sont inextricablement liés font malheureusement partie de la deuxième catégorie. Eh bien, reconnaissons un grand mérite à Fabien Nury : il a réussi à me replonger le nez dedans et à me passionner à nouveau pour cette période, comme si je la découvrais pour la première fois !
Il était une fois en France fait partie de ces sagas instantanément cultes, de ces chefs-d'œuvre qui ne laissent pas indemnes. J'avais déjà apprécié le romanesque récit de Pierre Lemaître, Miroir de nos peines, je retrouve le même génie dans ces six tomes.
Fabien Nury s'est parfaitement documenté pour nous offrir une histoire qui respecte à merveille la complexité de l'Histoire. En six volumes, il nous brosse un portrait extrêmement riche de l'Occupation et de la Libération, nous montrant bien que les héros ne se trouvent nulle part... Non que l'auteur cherche à désacraliser des icônes ; les grandes figures de cette période sont absentes du récit. Mais Nury, comme toujours, nous fait voir l'Histoire à travers ses petits (ou grands) à-côté, il nous intéresse à des personnages et des événements peu connus, qui dressent un tableau inattendu et méconnu de connaissances qu'on croyait acquises.
Cette démarche touche ici son paroxysme. Personne n'est gentil, dans Il était une fois en France. Ou presque... En tous cas, personne n'est héroïque. C'est toute la réussite de Nury : quel que soit le personnage vers lequel on se tourne, rien n'est idéalisé, on y trouvera des traits qu'on sait malheureusement trop présents chez l'être humain. Parfois, ce sont de beaux traits, mais souvent, ils sont bien vilains.
Avec la puissance narrative qui est la sienne, Fabien Nury nous offre donc une montée en puissance, qui culmine à mon avis dans les tomes 4 et 5, au plus profond de l'horreur humaine. Mais ce ne serait rien sans le trait si expressif de Sylvain Vallée (qui collaborera à nouveau avec Nury dans le génial Katanga). Si on a parfois tendance à mélanger certains noms et visages, les trognes qu'il dessine, alliée à son impressionnant mélange entre réalisme et caricature, font rentrer les différents personnages dans notre esprit pour un temps qu'on espère durable. Sans le talent graphique de Vallée, peut-être Nury n'aurait-il pas réussi à nous plonger aussi bien dans les méandres de son horrible récit.
En l'état, Il était une fois en France atteint une sorte d'état de grâce que peu de bandes dessinées peuvent se vanter d'avoir atteintes. On se doute bien de la part de fiction qui y règne, on imagine bien que les événements n'ont pas été strictement respectés, pour des raisons de mise en scène et d'impact narratif. Mais il y a tant de scènes qui nous font réagir, tant de pages dont on sort les larmes aux yeux, que ce soient des larmes de rage ou de tristesse.
Il y a tant de vie dans toute cette histoire qu'il est impossible de ne pas vibrer à un moment où à un autre. Tant d'allers simples vers l'horreur de la bestialité humaine, et si peu de retours vers l'héroïsme, qu'on ne peut se détacher de ces pages qui nous racontent cette histoire dont on aurait aimé qu'elle ne soit pas la nôtre.
Et parfois, au milieu de tout cela, une fragile étincelle de pureté, quelques éclairs de beauté qui nous rappellent que même au plus profond de l'ignominie, il y a toujours une raison d'espérer. Oh, c'est discret, dans Il était une fois en France ! Mais c'est puissant.
Et c'est pour cela que l'œuvre de Nury est si importante. Non seulement, on en sort avec le même bénéfice que si on avait ouvert un livre d'histoire. Mais en plus de cela, il y a au fond de tout cet innommable fouillis de merde une leçon que peu d'auteurs savent mettre en avant quand ils s'aventurent si loin dans la face sombre de l'humanité. Car à l'issue de ce voyage au bout de la nuit qui a duré six tomes, et a paru durer une éternité, il y a une chose qui subsiste, dans cette sorte de calme presque paisible qui clôt le dernier tome : oui, il est bien là. Sous une forme incroyablement ténue, si vaporeuse, et pourtant si solide.
L'espoir.
Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
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Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang.
24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui.
Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine.
Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs.
Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle.
Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent.
La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc.
Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée.
Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
Voutch est dans la mouvance du nonsense anglais. Il n'est pas critique, il est cynique. On peut le comprendre comme un homme qui se sait supérieur, tout en voulant s'en excuser de le montrer à travers des situations d'une banale profondeur. Ses planches sont sa catharsis officieuse,
et ses albums des dictionnaires de profession de mauvaise foi, humaine, si humaine. Si je/moi disais que son oeuvre est incontournable, iconique et soutenablement culte, un contradicteur pourrait-il me répondre: "Je ne dirais pas qu'elle ne l'est pas"?
C’est pire car c’est constitutif.
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Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs (2024).
Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice.
Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter.
Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune.
Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien.
En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien).
Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique.
Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice.
Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.
“C’est l’histoire d’un photographe fatigué, d’une fille patiente, d’horreurs banales et d’un chat pénible”, écrit Manu LARCENET.
Marco était photographe de guerre. Aujourd'hui c'est un homme hyper anxieux, sous antidépresseurs et anxiolytiques, s'interrogeant sur son passé et ayant une peur bleue de l'avenir et du moindre engagement.
Au fil des tomes nous suivons l'évolution de Marco, confronté comme tout à chacun à des choix de vie. Des choix qu'il fait, autant que des choix qu'il subit.
Marco est un héros ordinaire, imparfait, parfois égoïste, souvent perdu mais Marco c'est surtout toi, moi, nous.
Ici tout est abordé avec pudeur, tendresse et finesse : la peur de l’avenir, le poids du passé, les liens familiaux, l'amour, la dépression
Graphiquement c'est "moche" et je pense même que c'est fait exprès pour laisser toute la place à l'histoire, au message et au questionnement
Les deux premiers tomes sont plus légers dans l'appréhension des problèmes existentiels.
Le troisième emprunte un ton beaucoup plus grave, quant au quatrième il est cruellement réaliste.
Le Combat Ordinaire est une œuvre touchante, authentique, qui parle à chacun de nous. Un récit simple mais bouleversant, qui reste en mémoire.
À lire absolument.
Bonjour à tous
Quelle joie de lire et relire ces trois albums !
Silver que j'ai rencontré dans les années 80 au 5eme régiment de dragons de Valdahon (25). Celui-ci s'appelait Maréchal des logis COURS, portait le même uniforme au passant d'épaule jaune, supportant le même embonpoint, la même fringale (responsable logistique alimentaire) et de la vie.
Miche, faisant partie de ma clientèle. Retraité fonctionnaire, encarté jusqu’à l'os, dur et moqueur avec tout le monde, surtout avec les jeunes .
Jojo, le collectionneur de fripes qu'il ne faut surtout pas toucher .
Luigi, combien en ai-je rencontré, car vivant à la frontière italienne... tous ces vieux beaux espérant encore rencontrer l'amour...
Sana, ex directeur de société retraité vivant dans un des palace Mentonnais. Ancien bobo sympa qui, sous ses airs de dirigeant en acier, se trouve souvent débordé par les nouvelles générations.
Petit mot pour l'équipe, RICHEZ, STI et JUAN... A QUAND LA SUITE ?
C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage.
C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton.
Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves.
Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin.
Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal.
Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images.
Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin.
Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour.
Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.
J'avais d'abord pensé mettre 4, puis en lisant le 3e album de la série je mets un 5 bien mérité!
Alors c'est sûr les albums ne sont pas égaux, le 3 est vraiment top, et le 1 et 2 sont biens.
Ce qui m'a plus est le parallèle que l'on peut faire avec notre société moderne. Où les mensonges et la trahison sont les clefs de la réussite politique et religieuse, les clefs du pouvoir en somme.
Les histoires sont vraiment sympa a lire, et comme c'est Jarry qui est au commande de tous les albums, la continuité est plus nette et c'est bien car ça change des autres série de ces auteurs. Il semble plus impliqué je trouve, comparé a Istin qui lui ne semble vouloir que produire le plus de séries possible.
Belle comme un mirage, une hallucination, un rêve rimbaldien.
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Ce tome contient un récit de nature biographique, relatant quarante-huit heures de la vie d’Ava Gardner. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Emilio Ruiz pour le scénario, et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. La traduction a été réalisée par Geneviève Maubille, avec une relecture assurée par Murielle Briot. Il comprend cent pages de bande dessinée. Il commence par un texte d’introduction d’une page, rédigé par Elizabeth Gouslan, autrice du livre Ava, la femme qui aimait les hommes (2012). Elle évoque la beauté inouïe de l’actrice, qualifiée de Plus bel animal du monde par Jean Cocteau, la couleur changeante de ses yeux, le film La comtesse aux pieds nus qui s’inspirent de sa vraie vie, et sa relation avec Frank Sinatra.
Le sept septembre 1954, à Rio de Janeiro, le film La comtesse aux pieds nu est à l’affiche. Dans son beau costume blanc, Gilberto Souto contemple la marquise de l’Odéon qui porte le nom des acteurs et du réalisateur. Avec les journaux sous le bras, il regagne ses bureaux, où il est accueilli par sa secrétaire Belem qui lui indique qu’elle a l’agent d’Ava Gardner au téléphone. Il lui demande de lui passer l’appel dans son bureau. Souto rassure David Hanna : L’hôtel Gloria est magnifique, il est parfait pour une star telle qu’Ava Gardner. Il continue : Certes le Copacabana Palace est plus réputé, mais il est aussi moins sûr, et la situation du pays est telle qu’ils doivent avant tout veiller à la sécurité de Miss Gardner. En réponse à un question, il indique que tout est en ordre, qu’il vient de s’entretenir avec le chef de la police. En effet la venue d’Ava risque d’attirer beaucoup de monde, et on est à Rio. Hanna doit comprendre que cette ville n’est pas Lima ni Buenos Aires, encore moins Montevideo. Les Cariocas n’éprouvent pas simplement de la passion pour Miss Gardner, c’est carrément de la frénésie ! Il termine la conversation avec une recommandation : quand ils atterriront à Galejão, ils ne doivent pas descendre de l’avion, avant son arrivée.
Belem, la secrétaire, rentre dans le bureau alors que Gilberto Souto a commencé à lire les journaux. Elle l’informe que M. Krymchantowsky a appelé pour organiser la journée avec les hommes d’affaires, que les responsables du festival de poésie aimeraient savoir si Ava accepterait de réciter quelques vers en portugais lors de la cérémonie de remise des prix. Souto lui indique qu’il faudra prévenir les journalistes et l’hôtel que l’avion atterrira avec du retard. Puis il enfile sa veste et lui indique qu’il se rend à l’ambassade demander des passeports diplomatiques, car l’actrice et son agent veulent se rendre directement à l’hôtel sans passer par la douane. Qui ne tente rien n’a rien… À bord de l’avion, Ava Gardner répond aux questions d’un journaliste. Que dirait-elle aux lecteurs de la Ava Gardner qui fait la une des journaux ? Sa réponse : Qu’elle ne correspond en rien à la femme qu’elle est en réalité. L’image que la presse donne d’elle l’attriste beaucoup. Question suivante : Pourquoi Ava Gardner ne conteste-t-elle jamais ces fausses informations ?
Irrésistiblement attiré par la magnifique couverture, le lecteur se retrouve impuissant face à la promesse de passer du temps avec cette actrice hors du commun, ou par celle de retrouver les planches tout aussi extraordinaires d’Ana Miralles, après la série extraordinaire Djinn (2001-2016, treize tomes et trois hors-série), scénarisée par Jean Dufaux. L’expression d’Ava est indéchiffrable sur la couverture : un moment paisible hors du temps, un instant d’attente entre deux prestations à se donner en spectacle, ou une forme de résignation en train d’évoluer vers l’acceptation. Le lecteur aura la satisfaction de découvrir les circonstances de cette pause, ainsi d’avoir une vue plus large sur le lieu. Il focalise ensuite son attention sur le sous-titre : il s’agit de suivre cette beauté féminine pendant un court laps de temps : quarante-huit heures. L’introduction fournit des éléments de contexte intéressants pour celui qui découvre cette actrice : sa beauté inouïe, les réalisateurs avec qui elle a déjà tourné (John Ford, Henry King, Gorge Cuckor, John Huston, Nicholas Ray) et récemment Joseph Mankiewicz, la raison pour laquelle elle se rend à Rio de Janeiro. La planche d’ouverture contient déjà toutes les qualités du récit : différents endroits de Rio de Janeiro, la reconstitution historique, les personnages élégants, la curiosité de savoir comment va se dérouler ce séjour, à quoi va être confronté Ava Gardner, comment elle va se comporter par rapport à ce qui est attendu d’elle.
C’est donc l’occasion de réaliser une visite touristique à Rio de Janeiro. Le lecteur se plaît autant à prendre le temps de laisser son regard lors des scènes en extérieur, que lors de celles en intérieur. Il rentre donc avec Gilberto Souto dans les locaux de son agence : bureaux en bois, chaises en bois, classeurs métalliques, affiches au mur, sous-main, lampe de bureau, tout est d’époque. Une fois passé la fin du voyage en avion et la douane, il prend le temps d’apprécier la décoration de l’hôtel Gloria : le tissu des larges fauteuils, les dorures de la salle de bain, le mobilier épuré dans la chambre, le grand hall de l’hôtel avec l’estrade qui a été installée et les tentures bleues. Il peut ensuite comparer avec la décoration de l’hôtel Copacabana Palace : sa piscine qui fait envie, les tables plutôt rondes que carrées et leur nappe, le magnifique lobby, la chambre aménagée avec plus de retenue, le balcon et sa vue extraordinaire sur l’océan, etc. Les décors en extérieur coupent le souffle du lecteur : le trajet en voiture de Souto pour rejoindre l’aéroport ce qui laisse le temps de regarder les façades, la perspective sur l’océan alors que l’avion achève sa descente vers la piste, la vue de la baie avec la monumentale statue du Christ rédempteur, la virée nocturne de Rene dans un autre quartier de la ville, et une virée nocturne exceptionnelle d’Ava et David qui les emmène au pied de la statue du Christ rédempteur, durant une dizaine de pages.
L’artiste s’implique pour une reconstitution historique présente dans chaque élément : les accessoires du quotidien, les modèles de voitures, les robes d’Ava Gardner et ses gants, les sous-vêtements de Rene, les costumes de de ces messieurs, sans oublier les chapeaux et les cravates unies ou à motif, etc. Bien sûr, la dessinatrice soigne la ressemblance physique d’Ava Gardner, et la délicatesse de son trait convient à merveille à la pureté du visage de l’actrice, à sa silhouette gracieuse, et à ses gestes étudiés. Le lecteur peut la voir resplendir par comparaison aux autres personnages féminins, quel que soit leur degré de beauté. Il admire le maintien des hommes, souvent splendides dans leur costume formel. La qualité de la narration visuelle s’exprime également dans le naturel de chaque prise de vue, dans leur évidence et leur plausibilité. Le lecteur peut voir comment Ava Gardner joue avec le journaliste dans sa cinquantaine, lors des questions posées pendant le voyage en avion. Il apprécie l’écho qui se produit lors d’une séance d’interview beaucoup plus inquisitrice face à plusieurs journalistes, et l’actrice qui déploie tout son savoir-faire en matière de charme et de séduction. Il sent la tension monter lors du face-à-face avec Howard Hughes dans la chambre d’hôtel, alors qu’il se montre de plus en plus pressant. Il découvre les circonstances correspondant à l’illustration de couverture, et il ressent une forte empathie au vu des émotions qui secouent Ava Gardner.
Au bout de quelques pages, le lecteur peut trouver la narration un peu trop factuelle, un peu explicative comme si le scénariste prenait bien soin d’éviter toute incompréhension. Il suit une femme que l’on peut qualifier de beauté fatale, soumise à l’incroyable pression créée par l’attente de tous ses admirateurs. Il ressort comme elle meurtri de la sortie d’avion pour rejoindre la douane : scénariste et artiste réalisent une séquence oppressante et claustrophobique au cours laquelle l’actrice se retrouve assaillie par une foule compacte au sein de laquelle chacun veut la toucher créant ainsi un mouvement d’écrasement terrifiant. Il prend pleinement fait et cause pour cette femme qui a besoin d’être plus que l’image publique que tout le monde exige d’elle tout le temps. Il comprend parfaitement qu’elle ait besoin d’évacuer cette pression, qu’elle ait des mouvements d’humeur… même s’il lui conseillerait d’y aller mollo sur le tabac et l’alcool.
En progressant dans le récit, le lecteur se rend compte que le scénariste a tout annoncé dans les premières pages : les relations compliquées avec les hommes, une femme réduite à une image publique parfaite, le fait qu’elle ne conteste jamais les fausses informations, etc. Tout est là. Il découvre alors que le récit va au-delà de ces éléments attendus. La virée nocturne de David & Ava exprime avec force le besoin de liberté, de sortir des apparences attendues. Il comprend le pourquoi d’une séquence dans le passé avec son père qui lui dit que : Les poupées ne sont pas idiotes, elles savent se débrouiller. Une métaphore sur l’image de poupée d’Ava, qui ne veut certainement pas finir comme celle qu’elle a eu étant petite. La réception d’Ava Gardner s’inscrit également dans un contexte politique et social très concret. Le lecteur ressent également de l’empathie pour Mearene (Rene) Jordan la dame de compagnie de l’actrice, et il s’insurge contre le piège qui lui est tendu. Il commence par sourire en voyant comment certaines personnes essayent de tirer profit par tous les moyens de la présence de l’actrice célèbre, y compris par des moyens malhonnêtes. Il se rend compte que la réflexion va plus loin, en mettant en scène comment cette femme représente Hollywood, c’est-à-dire à la fois l’impérialisme culturel américain et la richesse financière hors de proportion avec la réalité des habitants du Brésil. Ce qui induit une différence de situation sans comparaison possible entre des individus faisant tout ce qu’ils peuvent pour améliorer leur ordinaire avec les moyens dont ils disposent quelle qu’en soit la légalité, dans une société fonctionnant sur la débrouille et la corruption, par opposition à une femme courtisée par tout le monde, prisonnière de son image et du rôle que les autres lui imposent, dans lequel ils la cantonnent, malgré son aisance financière.
C’est un plaisir ineffable que de retrouver l’élégance de la narration visuelle d’Ana Miralles, son implication extraordinaire dans l’élégance et la reconstitution historique, sa justesse dans la narration visuelle. Venu pour partager deux jours dans la vie d’une actrice magnifique, le lecteur se retrouve à endurer les conséquences de sa beauté incomparable qui la réduit à un objet du désir pour la foule, ainsi que la convoitise qu’elle suscite en tant qu’incarnation de l’impérialisme américain.
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Hellbound - L'Enfer
Ayant beaucoup apprécié l'adaptation télévisuelle sortie sur Netflix, c'est donc tout naturellement que je me suis procuré le manga d'origine. D'un format plus grand que les mangas habituels, ce diptyque est agréable à prendre en main et à lire. La double couverture rouge / argenté est du plus bel effet et mêle habilement le personnage central du tome et les apparitions surnaturelles, objets du récit. Au niveau des graphismes, le trait de Choi Kyu-Park est très précis et le mélange de photos en arrière plan et de dessin confère une réelle profondeur de champ aux cases. J'ai ainsi beaucoup apprécié cet ensemble qui pourra malgré tout paraitre un peu trop informatisé au goût de certains. Ce ne fut pas mon cas. Concernant le scénario, l'histoire est centrée sur la survenue de phénomènes surnaturels, un visage féminin apparaissant devant certaines personnes pour leur annoncer leur mort dans un certain délai, ce dernier pouvant varier de quelques secondes à plusieurs dizaines d'années. L'heure fatidique arrivant, trois monstres surgissant de nulle-part déchiquètent et réduisent la personne concernée à l'état de tronc carbonisé. La question que se pose tout le monde étant l'origine et la cause de la survenue de tels phénomènes. S'agit-il de la damnation par Dieu de personnes ayant commis des actes répréhensibles ou d'événement aléatoires inexpliqués ? Sans trop vouloir en dévoiler, le premier tome est ainsi centré sur l'histoire de Jin Kyunghoon, inspecteur de police dont la vie a été détruite suite à un drame familiale (meurtre de sa femme) et son fils Seongho. Le second tome est quant à lui consacré au personnage de Min Hyejin, avocate combattant la secte Neo Veritas (et qui apparait déjà dans le tome 1), et sur BaeYongJae, producteur dont le nouveau-né va subir une damnation. Comme l'adaptation en série TV, j'ai vraiment été conquis par ce manga qui traite avec habileté des effets de l'endoctrinement de masse, des réseaux sociaux, et de la nécessité du plus grand nombre de trouver une explication à des phénomènes insoutenables. Tout d'abord, l'idée de départ est vraiment très originale et malgré tout, l'auteur n'a pas cédé à la tentation de rallonger la série au détriment du scénario. On sent que l'auteur a réfléchi l'histoire en amont et l'ensemble des deux tomes sont parfaitement cohérents et complémentaires. Ensuite, la psychologie des personnages est plutôt bien travaillée pour un manga, ce genre versant trop souvent à mon goût dans le caricatural. ici, ce n'est pas le cas, tout comme la fin de chaque tome (que je ne révélerai pas ici pour réserver la surprise aux futurs lecteurs!) qui amène le lecteur à se questionner sur la manière dont il aurait réagi face à pareille situation à la place de l'inspecteur de police ou des parents du nouveau-né. Un sans-faute pour moi qui mérite la note maximale et qui doit trôner dans tout bonne étagère de fans de mangas ! SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9,5/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10 NOTE GLOBALE : 18/20
Il était une fois en France
En bon fan de Fabien Nury, j'ai lu un petit paquet de ses œuvres. Et pourtant, j'étais passé à côté de sa saga culte. La faute, sans doute, au sujet, dont on nous a tellement rebattu les oreilles à l'école et dans toutes formes de médias, que dès le collège, j'en ai fait une overdose. La Shoah, la Résistance, l'Occupation, la Libération... Tous ces thèmes semblaient obnubiler les enseignants, les politiques, les médias, à un point qui ne pouvait que faire fuir le jeune que j'étais... et probablement beaucoup d'autres avec moi. Bref, cet effet contre-productif d'un matraquage maladroit sur un sujet pourtant si essentiel a laissé des restes. Il y a toujours en moi certains sujets qui me passionnent, et d'autres qui me barbent royalement : la Seconde Guerre mondiale, ses méandres si complexes et tous les thèmes qui lui sont inextricablement liés font malheureusement partie de la deuxième catégorie. Eh bien, reconnaissons un grand mérite à Fabien Nury : il a réussi à me replonger le nez dedans et à me passionner à nouveau pour cette période, comme si je la découvrais pour la première fois ! Il était une fois en France fait partie de ces sagas instantanément cultes, de ces chefs-d'œuvre qui ne laissent pas indemnes. J'avais déjà apprécié le romanesque récit de Pierre Lemaître, Miroir de nos peines, je retrouve le même génie dans ces six tomes. Fabien Nury s'est parfaitement documenté pour nous offrir une histoire qui respecte à merveille la complexité de l'Histoire. En six volumes, il nous brosse un portrait extrêmement riche de l'Occupation et de la Libération, nous montrant bien que les héros ne se trouvent nulle part... Non que l'auteur cherche à désacraliser des icônes ; les grandes figures de cette période sont absentes du récit. Mais Nury, comme toujours, nous fait voir l'Histoire à travers ses petits (ou grands) à-côté, il nous intéresse à des personnages et des événements peu connus, qui dressent un tableau inattendu et méconnu de connaissances qu'on croyait acquises. Cette démarche touche ici son paroxysme. Personne n'est gentil, dans Il était une fois en France. Ou presque... En tous cas, personne n'est héroïque. C'est toute la réussite de Nury : quel que soit le personnage vers lequel on se tourne, rien n'est idéalisé, on y trouvera des traits qu'on sait malheureusement trop présents chez l'être humain. Parfois, ce sont de beaux traits, mais souvent, ils sont bien vilains. Avec la puissance narrative qui est la sienne, Fabien Nury nous offre donc une montée en puissance, qui culmine à mon avis dans les tomes 4 et 5, au plus profond de l'horreur humaine. Mais ce ne serait rien sans le trait si expressif de Sylvain Vallée (qui collaborera à nouveau avec Nury dans le génial Katanga). Si on a parfois tendance à mélanger certains noms et visages, les trognes qu'il dessine, alliée à son impressionnant mélange entre réalisme et caricature, font rentrer les différents personnages dans notre esprit pour un temps qu'on espère durable. Sans le talent graphique de Vallée, peut-être Nury n'aurait-il pas réussi à nous plonger aussi bien dans les méandres de son horrible récit. En l'état, Il était une fois en France atteint une sorte d'état de grâce que peu de bandes dessinées peuvent se vanter d'avoir atteintes. On se doute bien de la part de fiction qui y règne, on imagine bien que les événements n'ont pas été strictement respectés, pour des raisons de mise en scène et d'impact narratif. Mais il y a tant de scènes qui nous font réagir, tant de pages dont on sort les larmes aux yeux, que ce soient des larmes de rage ou de tristesse. Il y a tant de vie dans toute cette histoire qu'il est impossible de ne pas vibrer à un moment où à un autre. Tant d'allers simples vers l'horreur de la bestialité humaine, et si peu de retours vers l'héroïsme, qu'on ne peut se détacher de ces pages qui nous racontent cette histoire dont on aurait aimé qu'elle ne soit pas la nôtre. Et parfois, au milieu de tout cela, une fragile étincelle de pureté, quelques éclairs de beauté qui nous rappellent que même au plus profond de l'ignominie, il y a toujours une raison d'espérer. Oh, c'est discret, dans Il était une fois en France ! Mais c'est puissant. Et c'est pour cela que l'œuvre de Nury est si importante. Non seulement, on en sort avec le même bénéfice que si on avait ouvert un livre d'histoire. Mais en plus de cela, il y a au fond de tout cet innommable fouillis de merde une leçon que peu d'auteurs savent mettre en avant quand ils s'aventurent si loin dans la face sombre de l'humanité. Car à l'issue de ce voyage au bout de la nuit qui a duré six tomes, et a paru durer une éternité, il y a une chose qui subsiste, dans cette sorte de calme presque paisible qui clôt le dernier tome : oui, il est bien là. Sous une forme incroyablement ténue, si vaporeuse, et pourtant si solide. L'espoir.
Carnet chinois
Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? - Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang. 24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui. Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine. Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs. Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle. Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent. La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc. Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée. Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
Voutch
Voutch est dans la mouvance du nonsense anglais. Il n'est pas critique, il est cynique. On peut le comprendre comme un homme qui se sait supérieur, tout en voulant s'en excuser de le montrer à travers des situations d'une banale profondeur. Ses planches sont sa catharsis officieuse, et ses albums des dictionnaires de profession de mauvaise foi, humaine, si humaine. Si je/moi disais que son oeuvre est incontournable, iconique et soutenablement culte, un contradicteur pourrait-il me répondre: "Je ne dirais pas qu'elle ne l'est pas"?
Que faire des juifs ?
C’est pire car c’est constitutif. - Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs (2024). Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice. Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter. Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune. Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien. En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien). Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique. Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice. Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.
Le Combat ordinaire
“C’est l’histoire d’un photographe fatigué, d’une fille patiente, d’horreurs banales et d’un chat pénible”, écrit Manu LARCENET. Marco était photographe de guerre. Aujourd'hui c'est un homme hyper anxieux, sous antidépresseurs et anxiolytiques, s'interrogeant sur son passé et ayant une peur bleue de l'avenir et du moindre engagement. Au fil des tomes nous suivons l'évolution de Marco, confronté comme tout à chacun à des choix de vie. Des choix qu'il fait, autant que des choix qu'il subit. Marco est un héros ordinaire, imparfait, parfois égoïste, souvent perdu mais Marco c'est surtout toi, moi, nous. Ici tout est abordé avec pudeur, tendresse et finesse : la peur de l’avenir, le poids du passé, les liens familiaux, l'amour, la dépression Graphiquement c'est "moche" et je pense même que c'est fait exprès pour laisser toute la place à l'histoire, au message et au questionnement Les deux premiers tomes sont plus légers dans l'appréhension des problèmes existentiels. Le troisième emprunte un ton beaucoup plus grave, quant au quatrième il est cruellement réaliste. Le Combat Ordinaire est une œuvre touchante, authentique, qui parle à chacun de nous. Un récit simple mais bouleversant, qui reste en mémoire. À lire absolument.
Les Seignors
Bonjour à tous Quelle joie de lire et relire ces trois albums ! Silver que j'ai rencontré dans les années 80 au 5eme régiment de dragons de Valdahon (25). Celui-ci s'appelait Maréchal des logis COURS, portait le même uniforme au passant d'épaule jaune, supportant le même embonpoint, la même fringale (responsable logistique alimentaire) et de la vie. Miche, faisant partie de ma clientèle. Retraité fonctionnaire, encarté jusqu’à l'os, dur et moqueur avec tout le monde, surtout avec les jeunes . Jojo, le collectionneur de fripes qu'il ne faut surtout pas toucher . Luigi, combien en ai-je rencontré, car vivant à la frontière italienne... tous ces vieux beaux espérant encore rencontrer l'amour... Sana, ex directeur de société retraité vivant dans un des palace Mentonnais. Ancien bobo sympa qui, sous ses airs de dirigeant en acier, se trouve souvent débordé par les nouvelles générations. Petit mot pour l'équipe, RICHEZ, STI et JUAN... A QUAND LA SUITE ?
Le Petit Train de la Côte Bleue
C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage. C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton. Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves. Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin. Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal. Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images. Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin. Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.
Empires
J'avais d'abord pensé mettre 4, puis en lisant le 3e album de la série je mets un 5 bien mérité! Alors c'est sûr les albums ne sont pas égaux, le 3 est vraiment top, et le 1 et 2 sont biens. Ce qui m'a plus est le parallèle que l'on peut faire avec notre société moderne. Où les mensonges et la trahison sont les clefs de la réussite politique et religieuse, les clefs du pouvoir en somme. Les histoires sont vraiment sympa a lire, et comme c'est Jarry qui est au commande de tous les albums, la continuité est plus nette et c'est bien car ça change des autres série de ces auteurs. Il semble plus impliqué je trouve, comparé a Istin qui lui ne semble vouloir que produire le plus de séries possible.
Ava - Quarante-huit heures dans la vie d'Ava Gardner
Belle comme un mirage, une hallucination, un rêve rimbaldien. - Ce tome contient un récit de nature biographique, relatant quarante-huit heures de la vie d’Ava Gardner. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Emilio Ruiz pour le scénario, et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. La traduction a été réalisée par Geneviève Maubille, avec une relecture assurée par Murielle Briot. Il comprend cent pages de bande dessinée. Il commence par un texte d’introduction d’une page, rédigé par Elizabeth Gouslan, autrice du livre Ava, la femme qui aimait les hommes (2012). Elle évoque la beauté inouïe de l’actrice, qualifiée de Plus bel animal du monde par Jean Cocteau, la couleur changeante de ses yeux, le film La comtesse aux pieds nus qui s’inspirent de sa vraie vie, et sa relation avec Frank Sinatra. Le sept septembre 1954, à Rio de Janeiro, le film La comtesse aux pieds nu est à l’affiche. Dans son beau costume blanc, Gilberto Souto contemple la marquise de l’Odéon qui porte le nom des acteurs et du réalisateur. Avec les journaux sous le bras, il regagne ses bureaux, où il est accueilli par sa secrétaire Belem qui lui indique qu’elle a l’agent d’Ava Gardner au téléphone. Il lui demande de lui passer l’appel dans son bureau. Souto rassure David Hanna : L’hôtel Gloria est magnifique, il est parfait pour une star telle qu’Ava Gardner. Il continue : Certes le Copacabana Palace est plus réputé, mais il est aussi moins sûr, et la situation du pays est telle qu’ils doivent avant tout veiller à la sécurité de Miss Gardner. En réponse à un question, il indique que tout est en ordre, qu’il vient de s’entretenir avec le chef de la police. En effet la venue d’Ava risque d’attirer beaucoup de monde, et on est à Rio. Hanna doit comprendre que cette ville n’est pas Lima ni Buenos Aires, encore moins Montevideo. Les Cariocas n’éprouvent pas simplement de la passion pour Miss Gardner, c’est carrément de la frénésie ! Il termine la conversation avec une recommandation : quand ils atterriront à Galejão, ils ne doivent pas descendre de l’avion, avant son arrivée. Belem, la secrétaire, rentre dans le bureau alors que Gilberto Souto a commencé à lire les journaux. Elle l’informe que M. Krymchantowsky a appelé pour organiser la journée avec les hommes d’affaires, que les responsables du festival de poésie aimeraient savoir si Ava accepterait de réciter quelques vers en portugais lors de la cérémonie de remise des prix. Souto lui indique qu’il faudra prévenir les journalistes et l’hôtel que l’avion atterrira avec du retard. Puis il enfile sa veste et lui indique qu’il se rend à l’ambassade demander des passeports diplomatiques, car l’actrice et son agent veulent se rendre directement à l’hôtel sans passer par la douane. Qui ne tente rien n’a rien… À bord de l’avion, Ava Gardner répond aux questions d’un journaliste. Que dirait-elle aux lecteurs de la Ava Gardner qui fait la une des journaux ? Sa réponse : Qu’elle ne correspond en rien à la femme qu’elle est en réalité. L’image que la presse donne d’elle l’attriste beaucoup. Question suivante : Pourquoi Ava Gardner ne conteste-t-elle jamais ces fausses informations ? Irrésistiblement attiré par la magnifique couverture, le lecteur se retrouve impuissant face à la promesse de passer du temps avec cette actrice hors du commun, ou par celle de retrouver les planches tout aussi extraordinaires d’Ana Miralles, après la série extraordinaire Djinn (2001-2016, treize tomes et trois hors-série), scénarisée par Jean Dufaux. L’expression d’Ava est indéchiffrable sur la couverture : un moment paisible hors du temps, un instant d’attente entre deux prestations à se donner en spectacle, ou une forme de résignation en train d’évoluer vers l’acceptation. Le lecteur aura la satisfaction de découvrir les circonstances de cette pause, ainsi d’avoir une vue plus large sur le lieu. Il focalise ensuite son attention sur le sous-titre : il s’agit de suivre cette beauté féminine pendant un court laps de temps : quarante-huit heures. L’introduction fournit des éléments de contexte intéressants pour celui qui découvre cette actrice : sa beauté inouïe, les réalisateurs avec qui elle a déjà tourné (John Ford, Henry King, Gorge Cuckor, John Huston, Nicholas Ray) et récemment Joseph Mankiewicz, la raison pour laquelle elle se rend à Rio de Janeiro. La planche d’ouverture contient déjà toutes les qualités du récit : différents endroits de Rio de Janeiro, la reconstitution historique, les personnages élégants, la curiosité de savoir comment va se dérouler ce séjour, à quoi va être confronté Ava Gardner, comment elle va se comporter par rapport à ce qui est attendu d’elle. C’est donc l’occasion de réaliser une visite touristique à Rio de Janeiro. Le lecteur se plaît autant à prendre le temps de laisser son regard lors des scènes en extérieur, que lors de celles en intérieur. Il rentre donc avec Gilberto Souto dans les locaux de son agence : bureaux en bois, chaises en bois, classeurs métalliques, affiches au mur, sous-main, lampe de bureau, tout est d’époque. Une fois passé la fin du voyage en avion et la douane, il prend le temps d’apprécier la décoration de l’hôtel Gloria : le tissu des larges fauteuils, les dorures de la salle de bain, le mobilier épuré dans la chambre, le grand hall de l’hôtel avec l’estrade qui a été installée et les tentures bleues. Il peut ensuite comparer avec la décoration de l’hôtel Copacabana Palace : sa piscine qui fait envie, les tables plutôt rondes que carrées et leur nappe, le magnifique lobby, la chambre aménagée avec plus de retenue, le balcon et sa vue extraordinaire sur l’océan, etc. Les décors en extérieur coupent le souffle du lecteur : le trajet en voiture de Souto pour rejoindre l’aéroport ce qui laisse le temps de regarder les façades, la perspective sur l’océan alors que l’avion achève sa descente vers la piste, la vue de la baie avec la monumentale statue du Christ rédempteur, la virée nocturne de Rene dans un autre quartier de la ville, et une virée nocturne exceptionnelle d’Ava et David qui les emmène au pied de la statue du Christ rédempteur, durant une dizaine de pages. L’artiste s’implique pour une reconstitution historique présente dans chaque élément : les accessoires du quotidien, les modèles de voitures, les robes d’Ava Gardner et ses gants, les sous-vêtements de Rene, les costumes de de ces messieurs, sans oublier les chapeaux et les cravates unies ou à motif, etc. Bien sûr, la dessinatrice soigne la ressemblance physique d’Ava Gardner, et la délicatesse de son trait convient à merveille à la pureté du visage de l’actrice, à sa silhouette gracieuse, et à ses gestes étudiés. Le lecteur peut la voir resplendir par comparaison aux autres personnages féminins, quel que soit leur degré de beauté. Il admire le maintien des hommes, souvent splendides dans leur costume formel. La qualité de la narration visuelle s’exprime également dans le naturel de chaque prise de vue, dans leur évidence et leur plausibilité. Le lecteur peut voir comment Ava Gardner joue avec le journaliste dans sa cinquantaine, lors des questions posées pendant le voyage en avion. Il apprécie l’écho qui se produit lors d’une séance d’interview beaucoup plus inquisitrice face à plusieurs journalistes, et l’actrice qui déploie tout son savoir-faire en matière de charme et de séduction. Il sent la tension monter lors du face-à-face avec Howard Hughes dans la chambre d’hôtel, alors qu’il se montre de plus en plus pressant. Il découvre les circonstances correspondant à l’illustration de couverture, et il ressent une forte empathie au vu des émotions qui secouent Ava Gardner. Au bout de quelques pages, le lecteur peut trouver la narration un peu trop factuelle, un peu explicative comme si le scénariste prenait bien soin d’éviter toute incompréhension. Il suit une femme que l’on peut qualifier de beauté fatale, soumise à l’incroyable pression créée par l’attente de tous ses admirateurs. Il ressort comme elle meurtri de la sortie d’avion pour rejoindre la douane : scénariste et artiste réalisent une séquence oppressante et claustrophobique au cours laquelle l’actrice se retrouve assaillie par une foule compacte au sein de laquelle chacun veut la toucher créant ainsi un mouvement d’écrasement terrifiant. Il prend pleinement fait et cause pour cette femme qui a besoin d’être plus que l’image publique que tout le monde exige d’elle tout le temps. Il comprend parfaitement qu’elle ait besoin d’évacuer cette pression, qu’elle ait des mouvements d’humeur… même s’il lui conseillerait d’y aller mollo sur le tabac et l’alcool. En progressant dans le récit, le lecteur se rend compte que le scénariste a tout annoncé dans les premières pages : les relations compliquées avec les hommes, une femme réduite à une image publique parfaite, le fait qu’elle ne conteste jamais les fausses informations, etc. Tout est là. Il découvre alors que le récit va au-delà de ces éléments attendus. La virée nocturne de David & Ava exprime avec force le besoin de liberté, de sortir des apparences attendues. Il comprend le pourquoi d’une séquence dans le passé avec son père qui lui dit que : Les poupées ne sont pas idiotes, elles savent se débrouiller. Une métaphore sur l’image de poupée d’Ava, qui ne veut certainement pas finir comme celle qu’elle a eu étant petite. La réception d’Ava Gardner s’inscrit également dans un contexte politique et social très concret. Le lecteur ressent également de l’empathie pour Mearene (Rene) Jordan la dame de compagnie de l’actrice, et il s’insurge contre le piège qui lui est tendu. Il commence par sourire en voyant comment certaines personnes essayent de tirer profit par tous les moyens de la présence de l’actrice célèbre, y compris par des moyens malhonnêtes. Il se rend compte que la réflexion va plus loin, en mettant en scène comment cette femme représente Hollywood, c’est-à-dire à la fois l’impérialisme culturel américain et la richesse financière hors de proportion avec la réalité des habitants du Brésil. Ce qui induit une différence de situation sans comparaison possible entre des individus faisant tout ce qu’ils peuvent pour améliorer leur ordinaire avec les moyens dont ils disposent quelle qu’en soit la légalité, dans une société fonctionnant sur la débrouille et la corruption, par opposition à une femme courtisée par tout le monde, prisonnière de son image et du rôle que les autres lui imposent, dans lequel ils la cantonnent, malgré son aisance financière. C’est un plaisir ineffable que de retrouver l’élégance de la narration visuelle d’Ana Miralles, son implication extraordinaire dans l’élégance et la reconstitution historique, sa justesse dans la narration visuelle. Venu pour partager deux jours dans la vie d’une actrice magnifique, le lecteur se retrouve à endurer les conséquences de sa beauté incomparable qui la réduit à un objet du désir pour la foule, ainsi que la convoitise qu’elle suscite en tant qu’incarnation de l’impérialisme américain.