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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Comment Betty vint au monde
Comment Betty vint au monde

Intranquillité - Cet album contient une histoire complète indépendante de tout autre. Il est initialement paru en 2011, entièrement réalisé par L.L. de Mars. L'histoire ? C'est l'histoire d'une jeune demoiselle prénommée Betty. Dans le prologue, il est évoqué sa première leçon de peinture, le rapport entre Dieu et les artistes, de l'anus de son chien, de l'horreur de vider de leur sens des mots comme Mort ou Angoisse, en les mettant en chanson. Dans le premier chapitre, Betty éprouve l'envie de devenir un poisson, ou plutôt une grenouille, mais surtout pas expert-comptable. Problème : il n'y a pas de ventricule de grenouille caché dans son cœur. Par la suite il est encore question de Dieu, mais aussi du fait que sa mère ne faisait plus caca depuis 26 ans. Elle doit devenir, devenir quelque chose, devenir ce qui est en elle, devenir une artiste, et surtout elle ne doit pas cacher ses ratures et ses ratages. Elle doit éviter de devenir une esthète stérile, comme l'envisage sa mère. Mais il lui faudra bien gagner sa vie, or la vie d'artiste ne garantit rien. À l'évidence, il s'agit d'une bande dessinée d'artiste, et peut-être d'un ouvrage difficile. La couverture pose bien la difficulté et la dichotomie de la lecture. D'un côté, il s'agit d'une peinture, essentiellement de nature abstraite, où il est possible de reconnaître un morceau de silhouette (le tronc, les bras, les mains) noyé dans un tourbillon de couleurs, vraisemblablement expressionniste. Mais même intimidé, le lecteur se dit qu'il ne s'agit jamais que de 58 pages de BD, sous une forme très traditionnelle, avec cases et phylactères. Au pire, il aura perdu une demi-heure (il n'y a pas tant de phylactères que ça) et n'y aura rien compris (mais il n'est pas obligé de l'avouer), au mieux il aura vécu une expérience enrichissante sortant de l'ordinaire. De fait il découvre une histoire avec un déroulement chronologique, plutôt intelligible. Betty est une jeune fille au début du récit. Elle reçoit l'enseignement de diverses personnes dont son oncle qui est artiste. Elle souhaite devenir une artiste elle-même. Elle se confronte aux envies de sa mère, aux exigences de son père, à l'envie d'être grenouille. Les phrases échangées sont courtes et souvent elliptiques. La graphie du lettrage évolue en fonction des sentiments exprimés, plus ou moins grande en fonction du volume de la voix, changeant parfois de couleur en fonction des émotions exprimées. Curieusement, l'auteur a parfois laissé les traits tracés pour écrire droit, sans raison apparente ou explicite. Comme le laisse supposer la couverture, l'approche graphique est très personnelle, et ne se restreint pas à un registre figuratif. le lecteur de bande dessinée classique peut retrouver des traits de contour, réalisés au pinceau avec des déliés très élégants, évoquant des gestes sûrs et précis. Ces contours peuvent être très précis pour représenter un chien, un être humain avec son visage, un soldat de l'empire romain. Ils peuvent être plus lâches préférant s'attarder sur l'allure d'une silhouette, sur la composition générale d'un cheval pour en souligner le mouvement ou la direction. Comme pour le lettrage, les traits de contour sont parfois tracés avec une couleur autre que le noir, pour insister sur une caractéristique globale de l'élément représenté, ou pour le faire ressortir par rapport aux autres. Dans une poignée de cases, il n'est pas possible d'identifier la forme représentée. le contraste est alors total quant au détour d'une case apparaissent des logos reconnaissables comme ceux d'Ikea, de Carrefour ou de Super U. Dès la couverture, et à chaque page par la suite, la couleur remplit une fonction expressionniste. Il en s'agit pas de mettre les formes en couleurs pour refléter les couleurs elles qu'elles peuvent être perçues par l’œil humain. Elles viennent souligner une partie de contour, rendre compte d'une ambiance, ou donner forme à des flux pouvant évoquer des émotions, des tensions psychologiques, des élans du cœur, etc. Il appartient alors au lecteur de les interpréter en fonction de sa sensibilité. Au fil des pages, le lecteur comprend que le thème principal du récit est la vocation d'artiste de Betty et la manière dont elle va pouvoir s'exprimer en fonction de l'éducation à laquelle elle est soumise. Il court un discours sous-jacent de refus de se soumettre à tout formatage imposé par les personnes enseignantes (qualifiées de maître dans les phylactères) et contre tout formatage socio-culturel. Betty refuse la morale judéo-chrétienne et doit prendre position par rapport aux attentes de ses parents, en particulier d'avoir une bonne situation. En ce qui concerne les cases, l'artiste respecte le principe de causalité d'une case à l'autre, que ce soit la temporalité (une scène se déroulant après l'autre) ou même 2 moments successifs dans une séquence. le regard du lecteur apprécie les couleurs plutôt gaies, ainsi que les dessins facilement lisibles (à une demi-douzaine d'exceptions). le résultat est très agréable à l’œil. L'approche graphique subit des variations de genre, de la gravure de la fin du dix-neuvième siècle, à l'art abstrait, en passant par l'aquarelle, évoquant parfois le fauvisme. le lecteur se laisse porter par ces dessins qui ressemblent parfois à des illustrations de livre pour enfants de par leur degré de simplification, ou la manga d'Hokusai, avec ces tracés de pinceaux si élégants. Cette impression est encre renforcée par les expressions des visages, franches et simples évoquant les illustrations des romans de la collection Bibliothèque Rose des années 1970. Le lecteur se laisse embarquer dans ce conte sur la maturation d'une individualité se destinant à la carrière d'artiste. Cette impression de conte est à a fois donnée par ces dessins gentils et expressifs, et par une forme de narration décousue. le récit passe d'une scène à une autre, sans donner de précision de lieu ou de date. Il convoque des images servant d'allégorie, une fois un chien, une fois un cheval, sans que ces animaux ne soient reliés à des éléments matériels, comme une niche, un panier, ou une écurie. Il voit une jeune fille pleine de caractère, soumise à la forme éducative décidée par ses parents, soumise aux états émotionnels de ses parents, qui tombent de manière arbitraire, castratrice, des contraintes l'obligeant à se conformer, une éducation ne sachant pas l'aider à développer ses talents personnels, mais lui imposant façons de voir préformatées. Au fil des pages se dégage une leçon de vie un peu étrange, rendue encore plus bizarre par la fin inéluctable du récit. Au travers des séquences l'auteur évoque la question de la vocation artistique et de la manière dont elle doit s'affirmer contre les enseignements imposés, contre les idées reçues, contre l'ordre établi. Il s'agit d'une posture de type politique au sein d'une société établie. le lecteur ressent à la lecture toute l'implication de l'auteur dans ce récit et y voit son credo ainsi que son intention d'artiste. En première lecture, il apparaît que ce récit n'a pas usurpé sa réputation d’œuvre difficile et artistique, mais que ça ne la rend pas impénétrable ou insurmontable. Cette lecture n'est pas pour autant une épreuve. Certes le lecteur ne peut prétendre tout comprendre du premier coup. Certes il reste coi devant certaines bizarreries narratives (c'est quoi cette histoire de ratés ?). Certes plusieurs images décontenancent et semblent plus gratuites qu'indispensables à la narration (pourquoi un soldat romain ?). Mais il y a bien une intrigue linéaire, avec une fin en bonne et due forme, des dessins agréables à regarder et des remarques qui font mouche. Tout ça pour ça ? En fait, L.L. de Mars jouit d'une réputation de créateur ambitieux dans le milieu de la bande dessinée, et sa bande dessinée présente un aspect artistique et expérimental caractérisé. Il est possible de consulter une interview en ligne sur le site Du9 dans laquelle il explique à que point ses œuvres souffrent d'une forme de prophétie auto-réalisatrice. Concrètement comme les éditeurs considèrent qu'il produit des œuvres à destination d'une élite, il en est réduit (également par choix) à travailler avec des maisons de publication confidentielles qui ne disposent pas d'un budget suffisant pour promouvoir une œuvre de ce type (= qui ne se vendra pas par palettes entières). En conséquence de quoi, ces BD sont tirées à faible exemplaire, et distribuées sporadiquement dans des petites librairies spécialisées qui ne les mettent pas forcément en avant. Dans les faits, elles sont difficiles à trouver, et il est même difficile d'en avoir entendu parler. Suite à cet entretien avec Xavier Guilbert se trouve un long texte dans lequel L.L. de Mars parle de ses œuvres dont Comment Betty vint au monde. Il commence par établir que ses commentaires ne constituent pas une clef d'interprétation permettant d'accéder au sens caché de l'ouvrage. Il précise qu'il parle de ses intentions, mais encore plus des thèmes qu'il souhaitait aborder, ce qui n'obère en rien la validité de la lecture qui en est faite par chaque lecteur. En cela, il fait preuve d'humilité, mais aussi il intègre les travaux de l'École de Constance sur le caractère éphémère, inventif, pluriel, plurivoque de la lecture. Il établit qu'une fois l’œuvre livrée au public, elle n'appartient plus à son auteur et les différents sens donnés par les lecteurs présentent tous un degré de validité recevable. Toujours dans le même texte, L.L. de Mars évoque la manière dont il a procédé pour réaliser ces pages. Il voulait absolument atteindre une autre manière de construire ses dessins, une façon de délier sa main pour la libérer des gestes appris devenus des automatismes génériques, sans réflexion vis-à-vis de l’œuvre en cours de réalisation. Il évoque le recours à des hallucinogènes naturels pour se libérer de ses habitudes graphiques. À partir de là, le lecteur peut commencer à ironiser au choix sur le délire artistique, la prétention artistique, ou la posture artistique, ayant à charge contre l'auteur des dessins non figuratifs à l'intention peu claire, produits sous influence. L.L. de Mars continue lui-même de s'enfoncer en indiquant qu'il a laissé des erreurs dans ses pages (en termes visuels), sans chercher à les corriger. Il estime vaniteux de vouloir recouvrir ses ratages, de les masquer, ou pire encore de les laisser, tout en laissant subsister en dessous des traits de construction attestant de l'évolution de la page. Mais arrivé à ce niveau-là du commentaire de l'auteur, le lecteur se rappelle la page sur laquelle une voix adjoint à Betty de ne surtout pas essayer de masquer ses ratages par des faux repentirs malhabiles, et de les assumer totalement. Effectivement, au fur et à mesure de la lecture du commentaire de l'auteur, le lecteur établit le lien avec ce qu'il vient de lire et reconnaît les thèmes abordés dans la bande dessinée. Assumer ses erreurs fait partie intégrante du processus d'amélioration personnelle de Betty, tout comme de celui de l'auteur lui-même. Il apparaît que Betty est un avatar bien plus proche de l'auteur que ne le laissait supposer le récit. Lui aussi assume ses ratages ou ses ratures en fonction des pages. le lecteur ne peut que reconnaître l'honnêteté de la démarche artistique, mais quand même laisser des erreurs sciemment, c'est un peu proposer un produit mal fini. Bien malin qui saura dire quelle case souffre d'un ratage. Chaque lecteur avec sa sensibilité peut estimer que telle ou telle case lui parle moins, mais rien n'est moins sûr qu'il s'agisse de la même que celle pointée par le voisin. Chaque case correspond à une composition plus ou abstraite, engageant la sensibilité de celui qui la contemple, il n'y a donc pas de règle universelle. Quand bien même une case reste muette pour le lecteur, cela ne compromet jamais la compréhension de l'intrigue. de la même manière, une ou deux répliques peuvent faire tiquer le lecteur. Par exemple, le narrateur informe que "La mère de Betty était redevenue une petite dame sous une cloche de verre sur la commode du serpent.". Ce constat semble renvoyer à un élément culturel ou à une association d'images incompréhensible pour le premier venu. de même, quand Betty déclare qu'elle veut juste une heure ou deux ; un moment seule pour s'enfoncer dans la terre, pour prendre deux ou trois centimètres de chair de Betty-sans-nom-de-famille, le sens de la phrase, du souhait reste cryptique. Et pourquoi diantre, apparaît-il un empereur romain le temps d'une page ? Quel rapport avec la choucroute ? Il faut dire que L.L. de Mars est un poète accompli et qu'il manie également l'ellipse et le sous-entendu avec habileté. Quand une grenouille déclare à Betty qu'il n'est pas sûr que le devenir chenille soit plus excitant que son devenir adulte, il évoque le champ des possibles qui s'ouvre à elle, que la vie d'artiste offre des horizons beaucoup plus larges et gratifiants que ceux d'emplois non créatifs. Quand la grenouille effectue le constat que Betty ne veut pas du tout être grenouille, mais qu'elle veut une vie de grenouille, le lecteur comprend que Betty recherche une position (sociale ou professionnelle) usurpée, en décalage avec sa nature profonde qu'elle souhaite conserver. Enfin quand sa mère lui indique qu'elle ne perd rien au change parce qu'il n'y a pas de grenouille d'exception, elle sous-entend que Betty deviendra une personne d'exception sous réserve qu'elle réalise son plein potentiel. Finalement en 58 pages, l'auteur aborde de nombreux sujets. Ils peuvent sembler un peu hétéroclites au départ, mais son commentaire éclaire le fait qu'il s'agit avant tout pour lui de parler de la condition d'artiste, de sa propre exigence envers lui-même. Vu sous cet angle, les séquences et les observations prennent tout leur sens. le lecteur revient sur le thème qui court tout au long du récit relatif à l'éducation comme moyen de faire se conformer les enfants à des conventions préétablies, à des dogmes, à un académisme présenté comme universel, comme un chemin obligatoire. Il pousse ce raisonnement jusqu'au bout avec la mère déclarant à Betty que les gens comme eux ne jouent pas de violoncelle. Pris à froid cela ressemble à une boutade gratuite. Replacé dans le contexte, il s'agit d'une phrase péremptoire obligeant de se conformer à un comportement de classe, fermant une possibilité qui pourrait se révéler la vocation réelle de Betty. le lecteur comprend que cette déclaration fait écho au credo de l'artiste de ne rien s'interdire en termes de moyens narratifs, de mode de création, d'outils d'artiste, de mode opératoire pour créer. Cette volonté d'être ouvert à tout conduit à rejeter tous les dogmes. L.L. de Mars dépeint le Christ comme un brave type vaguement opportuniste et totalement incongru dans la démarche de Betty, donc il faut rejeter la religion et ses dogmes. Betty bénéficie de leçons de peinture données par son oncle. Elle relève que ses conseils sont en décalage avec la vie qu'il a menée, ce qui la conduit à rejeter son enseignement. de la même manière, elle doit se protéger des projections de sa mère qui la voit en ceci ou en cela, mais surtout pas en ce qui ne se fait pour des questions de bonnes manières ou d'étiquette. C'est peut-être le thème le plus délicat à entendre dans ce récit. L.L. de Mars l'applique à son œuvre avec honnêteté en ne se pliant pas aux diktats normatifs et validés par l'usage de ce qui se fait en bande dessinée. Mais ses dessins portent la marque d'un artiste maîtrisant des techniques, quand bien même il affiche la volonté de les désapprendre. le lecteur comprend bien cette soif de liberté de manœuvre pour pouvoir exprimer le plus profond de son être sans subir les idées reçues (au cours des années de formation), mais ce n'est rendu possible que par les techniques apprises et la conscience qu'on en a acquise. En prenant cette bande dessinée comme un manifeste de l'auteur qu'il applique à ses propres créations, il ne se produit pas une mise en abyme vertigineuse et révélatrice, mais plutôt une modification du regard du lecteur. Il comprend que chaque case est porteuse des idiosyncrasies de l'auteur, exprime une partie de sa personnalité à sa manière. Cette bande dessinée devient un témoignage de sa recherche, de sa quête d'une expression absolue, personnelle, débarrassée des automatismes et enseignements prédigérés. Cette démarche ne relève pas du n'importe quoi. L'histoire se tient avec un début, un milieu et une fin, et le narrateur exhorte Betty en cours de route à faire attention au scénario, à le construire pour rester intelligible. L'auteur n'a pas pour objectif de rendre son œuvre la plus absconse possible, pour adopter la posture de l'artiste incompris. Mais il refuse de transiger, quant au fait de la rendre la plus vraie possible. Le lecteur ressent que l'artiste veut assumer l'entière responsabilité de sa façon d'agir, de réagir et d'interpréter le monde, il le revendique même. Il développe sa capacité à se mettre au diapason de ses sensations authentiques comme le suggère Fritz Perls dans sa théorie de la Gestalt. Il est indéniable qu'il y a une forme révolte contre les idées reçues, mais il y a aussi la volonté d'atteindre une forme d'anti-déterminisme. Au fur et à mesure des pages, Betty va, vit et devient (elle-même). C'est une démarche d'apprentissage qui ne souffre aucun compromis. L’œuvre qui en résulte met en pratique le credo exposé dans l'ouvrage. Pour conclure sur cet ouvrage hors norme, le plus simple et le plus vrai est encore de reprendre les mots de l'auteur : enfant, ce qui nous grandit et qui nous habitera au point de nous constituer, ce n'est pas ce qu'on nous destine, ce qui est prétendument fait pour nous, mais ce qui nous est impénétrable, inintelligible, ou interdit. Adulte, cette sensation forte, vertigineuse, que provoque la rencontre d'idées, de productions humaines vraiment autres, insoupçonnables, déstabilisantes, qui ne se donnent pas à nous du premier coup, se fait trop rare.

02/05/2024 (modifier)
Par Shelley
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Al Crane
Al Crane

Sérieux, je ne comprends pas les critiques de ceux qui n'ont pas aimé. C'est tout simplement cultissime ! Influence du spaghetti et de Blueberry, texte acéré et acide de Lauzier... On pense aux Idées Noires de Franquin : même esprit subtil, et terrifiant à la fois. C'est vraiment du haut de gamme et en plus ça correspond avec une vision très noire et très dure de l'Ouest mythologique (sexe cru, cynisme, cruauté) que l'on retrouve dans des westerns contemporains de Dead man à Impitoyable en passant par Trois enterrements, Django unchained... {La scène où l'on rapporte à un mexicain la tête de son enfant avec une pancarte Merci papa !} Affreux et tellement génial !

02/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Platon La Gaffe - Survivre au travail avec les philosophes
Platon La Gaffe - Survivre au travail avec les philosophes

Survivre ou vivre au travail - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013, écrit par le philosophe Charles Pépin, avec des pages de BD réalisées par Jul. Ce tome est sorti entre La planète des sages, tome 1 (2011) et La planète des sages, tome 2 (2015). Le tome commence par un organigramme de la société Cogitop, comprenant 34 philosophes, affectés aux différents services comme le comité de direction, le service des ressources humaines, la comptabilité, le service de reprographie, ou remplissant des fonctions comme chargé de clientèle, juriste, contrôleur de gestion, délégué syndical, etc. L'ouvrage est structuré sur une alternance de 2 pages de bandes dessinées de Jul, suivies par 2 pages de texte de Charles Pépin (bénéficiant d'un petit dessin en haut de la première page). C'est l'histoire d'un stagiaire nommé Kevin Platon qui arrive dans les locaux de l'entreprise Cogitop pour y effectuer un stage. Cogitop est une entreprise prestigieuse de communication. Il est accueilli par Jean-Claude Socrate, l'un des cadres de Cogitop. Socrate commence par présenter La Gaffe au responsable du personnel (Lionel Nietzsche) qui essaye de lui refourguer son bouquin (Par-delà le bien et le management). Puis il lui demande d'aller lui chercher un café à la machine à café. C'est Jean-Jacques Rousseau qui le conduit jusqu'à son poste de travail. Par la suite, le jeune stagiaire découvre le monde de l'entreprise, du système de vidéosurveillance (sous la responsabilité de Michel Foucault), au bourrage papier de la photocopieuse, en passant par la secrétaire peu commode (Thérèse d'Avila) du patron (Jean-Philippe Dieu) inaccessible. le stage se déroulera jusqu'à un pot organisé par le chef, et le retour à la mise à disposition sur le marché du travail. Il faut bien le reconnaître le lecteur est d'abord attiré par les pages de bande dessinée, faciles à lire, drôles et enlevées, fournissant un point d'entrée accessible et divertissant dans un ouvrage au thème austère et peut-être même inquiétant. S'il a déjà lu un tome de la Planète des Sages, il connaît déjà les points forts de l'écriture de Jul. Cet artiste dispose d'un talent quasi surnaturel pour capturer l'apparence des individus qu'i représente, en exagérant les caractéristiques de leur visage jusqu'à la caricature, tout s'appropriant leur représentation iconique passée dans l'imagerie populaire. Impossible d'oublier la moustache de Friedrich Nietzsche après avoir lu cet ouvrage (et ses sourcils). L'enjeu pour Jul est assez complexe puisqu'il doit à la fois fournir une trame narrative s'étendant sur l'ensemble de l'ouvrage, et servir de support pour les pages de texte. Dès les premières séquences, il apparaît comme une évidence que les 2 auteurs ont collaboré de manière très étroite. Dans un premier temps, le lecteur du haut de sa suffisance présomptueuse se dit que Jul a largement aidé Charles Pépin, en lui écrivant ses titres, et en lui passant une ou deux blagues par chapitre. Il se fait également la remarque que Pépin lui a rendu la pareille en lui procurant des petites phrases, ou une idée majeure par philosophe pour ses pages de bandes dessinées. Indépendamment de la réalité de cet échange de bons procédés, le résultat final est bien plus intégré qu'un simple coup de main de l'un pour la partie de l'autre. Les pages de BD racontent autant de moments de l'expérience professionnelle du stagiaire (la machine à café, la photocopieuse, les pots, l'utilisation des ressources de l'entreprise à des fins personnelles), dans lesquelles chaque rencontre avec un autre employé / philosophe éclaire cette pratique de manière naturelle. de la même manière, les pages de texte construisent sur la base des 2 pages de BD précédentes, pour analyser cette pratique à a lumière de plusieurs courants de pensée. En ce qui concerne les pages de BD, Jul commence par utiliser une structure rigoureuse de 8 cases par page, 4 rangées de 2. Par la suite, il s'autorise des variations fondant 2 cases en une seule sur une ou plusieurs rangées. Il commence par détourer chaque case par une bordure tracée à main levée, mais assez régulière, puis s'affranchit de ces bordures dès la page 13, laissant les dessins juxtaposés les uns à côté des autres, sans séparation matérialisée par un trait. Ces pages de BD s'inscrivent dans le registre de la comédie de situation, reposant essentiellement sur les dialogues. L'artiste conçoit donc ses cases en conséquence, privilégiant les personnages et leur langage corporel. Les décors et les accessoires ne sont donc représentés que de manière sommaire, et quand il y a interaction avec les personnages. Cette approche graphique permet de focaliser l'attention du lecteur sur la famille de l'objet ou sa fonction, plutôt que sur une marque particulière. Ainsi il reconnaît sans difficulté l'objet photocopieur, sans pouvoir en identifier le modèle ou la marque, encore moins les différentes options. Il en va de même pour la machine à café ou le dérouleur de papier toilette (séquence saugrenue de Descartes sur les toilettes). Dans le même ordre de simplification, le lecteur reconnaît immédiatement l'écran, la souris et le clavier, même si ce dernier ne comprend qu'une quinzaine de touches, grossièrement délimitées par des gros traits rapides. Il y a beaucoup d'humour, dans des registres de comique différents. Il y le gag en fin de séquence qui peut reposer sur un jeu de mots (la période d'essais, de l'employé Montaigne), sur un comportement (le coup de pied de Nietzsche pour faire redémarrer la photocopieuse), une référence culturelle décalée (Diogène entamant une chorégraphie en s'exclamant Gangnam Style), une interprétation au premier degré d'une [removed]Jacques Derrida se livrant à une déconstruction du photocopieur, en le démontant). En y prêtant attention, le lecteur se rend compte que l'artiste a également disséminé quelques gags visuels, comme l'affiche présentant l'employé du Moi (à savoir Sigmund Freud, page 6). Chacune de ces 22 séquences de 2 pages dépasse le simple dispositif du gag, ou de la chute comique à la dernière case. Jul réalise des gags drôles, tout en établissant la trame narrative, basée sur la découverte d'employés de l'entreprise, ou de situation de travail. de séquence de BD en séquence de BD, il aborde différentes situations de travail de bureau. La mise en situation correspond à une société de prestations intellectuelles, il n'y a pas de tâches manuelles, ou artisanales, ni de fabrication d'un produit matériel. Il y a également une forme discrète de progression narrative, puisqu'au fur et à mesure certains employés font référence à des situations déjà vues, ou à d'autres employés déjà rencontrés. Il y a une forme de clôture puisque l'ouvrage se termine avec la fin du stage de Kevin Platon, dans des circonstances un peu particulières. L'intérêt principal de l'ouvrage ne réside pas dans son intrigue, mais elle n'est pas totalement inexistante. Jul (et Charles Pépin) a réussi à introduire une forme de tension narrative, contre toute attente. L'ouvrage commençant par une séquence de 2 pages de BD, le lecteur arrive sur la première séquence de texte, avec le sourire aux lèvres, et dans une disposition d'esprit plutôt bienveillante, tout en se demandant ce que Charles Pépin va lui servir. Sans surprise l'auteur se réfère aux philosophes intervenant dans les pages de BD, en évoquant un de leurs concepts majeurs, appliqué au monde du travail. Il peut s'agir d'une utilisation directe (Max Weber pour justifier la nécessité du travail, sa valeur), d'une projection d'une démarche (le marteau de Nietzsche pour (1) casser, (2) sonder et tester les réactions, (3) réparer en se servant de cet outil). Il peut aussi s'agir d'une contextualisation plus globale, par exemple sur la notion de travail du point de vue des penseurs grecs de l'antiquité. À de rares reprises, l'auteur se sert de la situation de travail pour critiquer une approche philosophique, c'est ainsi que l'apparition de Bernard-Henri Lévy donne lieu à des remarques acerbes non dénuées d'humour sur la tyrannie de l'urgence. Enfin, il peut analyser un aspect du travail en croisant plusieurs points de vue philosophiques, comme il le fait pour le caractère répétitif du quotidien professionnel. Finalement ce regard sur le monde du travail s'avère assez gentil. Les auteurs ne partent pas de situation de souffrance au travail, n'évoquent ni le chômage ni les risques psychosociaux. Ils évoquent des situations banales avec humour et perspicacité, pour leur donner un éclairage philosophique à l'aune d'un ou plusieurs courants de pensée, offrant ainsi au lecteur une prise de recul étonnante et éclairante. Il ne s'agit pas de donner des clefs de compréhension pour lui permettre d'acquérir un avantage stratégique sur ses collègues, mais plus un regard sur le sens à donner à l'organisation, l'obéissance, les relations sociales dans le milieu professionnel (de bureau). Néanmoins il ne s'agit ni d'un ouvrage sociologique, ni économique, ni historique, ni politique. Toutefois il se produit un phénomène singulier au cours de la lecture. le texte en page 19 aborde la question des bureaux en espace partagé (open space), le confrontant aux idées de Diogène et Montaigne. le lecteur le plus perspicace détecte alors un deuxième niveau de lecture. Un lecteur plus terre à terre aura besoin d'encore un ou deux chapitres pour en prendre conscience. Mais arrivé à la page 23, le doute n'est plus permis. Ce texte aborde la dimension philosophique de la surveillance au travail, celle qu'exerce le chef sur ses subalternes, ou qu'il délègue à des encadrants intermédiaires. Charles Pépin invoque Michel Foucault et Blaise Pascal, et l'argumentaire dérive vers le travail en temps qu'occupation, et l'encadrement en tant que regard de Dieu. Il devient alors manifeste que le terme société (employé pour désigner la structure de la Cogitop) peut aussi s'entendre comme un assemblage d'êtres humains unis par des lois. Il ne s'agit plus alors simplement de survivre au travail (comme le propose le sous-titre de l'ouvrage), mais d'envisager quelques mécanismes de la société des hommes. Ce deuxième niveau de lecture se retrouve à chaque chapitre, et est confirmé de manière explicite lorsque Charles Pépin évoque l'invention de la notion de vie privée (page 59). Qu'il ait lu ou pas les autres ouvrages de Jul et Charles Pépin, le lecteur est vite séduit par la forme de l'ouvrage (des pages de BD, des textes courts) et sa promesse de fournir un éclairage philosophique aidant à survivre au travail. Il prend un grand plaisir à l'humour protéiforme et intelligent de Jul, ainsi qu'aux jeux de mots des titres des pages de texte, et à l'écriture concise et dense sans être lourde ou indigeste de Charles Pépin. Il apprécie le recul que lui fournit l'éclairage de Charles Pépin sur le quotidien professionnel, et il s'amuse de l'intelligence des mises en situation imaginées par Jul. Il voit 2 auteurs qui ont travaillé en étroite collaboration, à tel point qu'il devient impossible de dire où s'arrête le travail de l'un et où commence celui de l'autre, et mieux encore au point que BD et textes soient complémentaires, se répondent et s'enrichissent. Au bout de quelques séquences, il prend également conscience que ces analyses rapides à partir de concepts de grands philosophes s'appliquent aussi bien à la vie de bureau, qu'à la vie en société, dans d'autres formes de socialisation. Il mesure la culture des auteurs et leur capacité de réflexion à plusieurs reprises, et en particulier au clin d'oeil qu'ils adressent à Gaston Lagaffe, en s'appropriant le gag sur les contrats de monsieur de Mesmaeker.

02/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Watertown
Watertown

Sous le voile terne du quotidien - Il s'agit d'un récit complet en 1 tome comprenant 85 pages de bandes dessinées. Il est initialement paru en 2016 et il est l’œuvre de Jean-Claude Götting qui en écrit le scénario et a réalisé les dessins et la mise en couleurs. L'histoire se déroule dans les années 1950, dans la petite ville de Watertown aux États-Unis. Philip Whiting est un modeste employé d'une compagnie d'assurances Barney & Putnam. Ce jour-là, comme tous les autres, il achète un muffin à la boulangerie. Maggie Laeger, l'employée qui lui sert, lui déclare que le lendemain elle ne sera plus là. le lendemain elle n'est plus là, et monsieur Clarke, le propriétaire de la boulangerie, meurt écrasé par une étagère qui s'était détachée au-dessus de son plan de travail. 2 ans plus tard, Philip Whiting est persuadé d'avoir reconnu Maggie Laeger, tenant un magasin d'antiquité à Stockbridge, et portant le nom de Marie Hotkins. Lors du vide-grenier annuel de Stockbridge, il lui achète un album de souvenirs, contenant encore les photographies de son ancien propriétaire. Elle lui déclare ne l'avoir jamais vu. Philip Whiting rentre chez lui, parcourt l'album photo, acquiert la conviction qu'il a appartenu à Maggie / Marie. Il se rend compte qu'il y a eu plusieurs disparitions soudaines autour de Marie Hotkins. Il décide de mener l'enquête. Le lecteur découvre ce tome avec une couverture énigmatique : un homme avec un chapeau qui ne le regarde pas dans les yeux, un fond mangé de blanc qui semble être composé de nuages, des rameurs faisant de l'aviron sur une rivière, sans barreur. le lecteur note également que chaque espace délimité par les traits d'encrage est comme brouillé par une pellicule grisâtre. Effectivement, tout du long du récit, chaque page est ternie par ce voile qui n'est pas homogène, qui affecte chaque case, mais pas chaque surface et pas de manière uniforme. Il semble que la perception de la réalité soit brouillée par ce voile, et soit quelque peu assombrie par cette caractéristique graphique. Mais ces mêmes éléments gris et noirs servent également à figurer la texture des surfaces et à modeler leur volume, ce n'est donc pas un simple voile qui obscurcirait la vision du lecteur ou du personnage. L'auteur a choisi de raconter son récit sur la trame d'une enquête de type policière. Il n'y a pas de scène d'action, de course-poursuite, d'arme à feu. Les morts se passent hors cadre des cases, et même hors temps présent du récit, elles ne sont qu'évoquées une fois survenues, sans image du cadavre ou du défunt. le personnage principal n'a rien d'un homme viril, beau et musclé, ce n'est pas un héros d'action ou un individu remarquable par sa culture ou son milieu social. Jean-Claude Götting s'est attaché à prendre un employé de bureau subalterne, en tout cas sans traumatisme particulier, sans revanche à prendre, sans ambition, sans femme ou enfant. le lecteur apprend de lui qu'il vit seul dans un appartement qui n'a rien de remarquable, qu'il rend occasionnellement visite à son frère Hank (mariée à Polly) dans la ville voisine à Stockbridge, qu'il apprécie de boire une bière de temps à autre et de pêcher sur le lac avec son frère. le lecteur ne se prend pas d'affection pour lui, mais il se prend au jeu de sa curiosité pour Maggie Laeger, et pour ce que laisse entrevoir le contenu de l'album de photographies. L'acquisition de cet album de photographies apparaît encore plus étrange que le comportement subodoré de Maggie Laeger. Dans une interview, l'auteur a indiqué qu'il avait lui-même acquis un tel objet, dans lequel se trouvaient des photographies de famille de son précédent propriétaire, ce qui a fait germer en lui l'idée de cet album. Parcourir cet album de famille ouvre une fenêtre dans la vie intime de quelques personnes, au travers de photographies peu nombreuses, l'apogée de la curiosité étant atteint lorsque Whiting découvre une légende pour une photographie qui a été enlevée. Assez taquin, l'auteur consacre un dessin pleine page à la représentation de cette page vide, avec sa légende orpheline en-dessous, dans une forme d'ironie facétieuse, amenant le lecteur à s'arrêter sur une page vide et grise. Le lecteur est séduit par cette forme d'enquête naturaliste, relevant surtout de la curiosité du personnage principal. Il n'y a pas de menace sous-jacente, pas de risque que Maggie Laeger récidive (quoi qu'elle est réellement fait d'ailleurs). Philip peut donc mener son enquête à son rythme, en fonction de ses intuitions, des personnes à qui il peut demander de l'aide, de son courage à aller à la rencontre d'un éventuel témoin, et même en fonction de ses jours de congés. L'auteur prend également le temps d'établir les environnements traversés ou habités par Whiting. Le lecteur éprouve immédiatement l'impression de se trouver dans un coin tranquille (et presque sans histoire) des États-Unis. Il y a la devanture du marchand de muffins banale et classique, les maisons de banlieue simples et bien rangées, la pompe à essence tout droit sortie d'un film des années 1950, ou encore le mobilier fonctionnel et austère du cabinet d'assurances. La partite de pèche se déroule à bord d'une barque sur un étang calme et tranquille. le lecteur ressent le sentiment de se mettre au rythme de la vie du personnage principal et des individus qu'il rencontre. Jean-Claude Götting raconte son récit en mettant Philip Whiting au centre de toutes les scènes. Il adapte sa représentation au moment donné, que ce soit sa tenue vestimentaire ou la fatigue de son visage (rasé ou non). le lecteur découvre donc cette histoire par les yeux du personnage principal. le texte qui court sous certaines cases lui permet de prendre un moment de recul par rapport à ce que lui montre les images, et par rapport aux propos tenus par Whiting. L'auteur fait en sorte que le lecteur se pose des questions sur les conclusions de Whiting. S'est-il vraiment passé quelque chose ? L'accident survenu à Dennis Palowan est-il normal ou a-t-il été provoqué ? Il n'en demeure pas moins que le comportement de Maggie Laeger et son changement de nom n'est pas banal. Le rythme posé de la narration finit par ressembler à de la langueur. Effectivement, le lecteur apprécie de pouvoir admirer une belle voiture, la statue de Paul Bunyan, l'aménagement d'une restaurant (diner) à l'américaine, le calme du lac etc. Mais il constate également que la densité narrative n'est pas très élevée, souvent 4 cases par page, parfois seulement 3, de rares fois un peu plus, aucune péripétie. D'un autre côté, cela lui permet de ressentir l'état d'esprit de Philip Whiting. Il dispose ainsi du temps nécessaire pour réfléchir à ce qu'il lit, ou tout du moins pour que se forment des associations d'idées. Pourquoi l'auteur a-t-il mis une statue de Paul Bunyan en dessin pleine page pour illustrer le début du chapitre 3 ? Certes, il peut s'agir d'une statue décorative à l'entrée de la ville de Stockbridge, mais est-ce tout ? le lecteur peut choisir d'y voir une influence culturelle sur Philip Whiting. L'esprit de ce dernier a enregistré le souvenir de cet individu aux accomplissements exceptionnels et il se dit que lui aussi il a un rôle sortant de l'ordinaire à jouer. Au fil des séquences, le lecteur s'interroge également sur la place donnée par l'auteur à l'élément liquide. Il y a le lac, la rivière, la bière, du thé, un plan d'eau non identifié avec des voiliers dessus. Faut-il y voir un symbole du temps qui passe (la rivière), de dissimulation (quelque chose au fond du lac ?), d'un liquide vital ou qui vient donner plus de goût ? Il n'y a pas de réponse. À nouveau l'auteur semble donner des éléments au lecteur pour qu'il se fasse sa propre idée, pour qu'il puisse éprouver les sensations de Philip Whiting, dans les différents environnements où il se trouve. Ce dispositif fonctionne bien, puisque le lecteur s'aperçoit qu'il ressent l'inconfort et le désagrément que ressent le personnage principal. Il se rend compte du dérèglement de son traintrain. Il se demande comment un individu aussi normal, effacé et presque timoré peut être une source d'inquiétude pour une vieille dame à qui il pose des questions, comment il peut en venir à oublier de se raser ou à dormir dans sa voiture. L'auteur joue avec délicatesse sur des petits riens pour produire un décalage infime avec l'ordinaire, avec la normalité, avec le quotidien. Avec Watertown, Jean-Claude Götting raconte une histoire à la fois banale pour son personnage principal, l'importance toute relative de ce qu'il a découvert, et déstabilisante dans ses détails (un album de famille vendu avec les photographies encore à l'intérieur, une femme qui a changé de nom, des individus morts avant l'âge). Comme Philip Whiting, le lecteur s'interroge sur ce qu'il voit, sur la banalité apparente des endroits et des personnes, sur ce qu'il y a sous la surface des choses. Il cherche à interpréter les signes, à reconnaître ou établir des schémas logiques. Comme lui, il a l'impression d'exister (réflexion du personnage page 47 : j'avais enfin l'impression d'exister), de s'intéresser à quelque chose qui en vaut la peine. Les images lui renvoient des environnements paisibles, des gens normaux, légèrement ternis pas une grisaille diffuse. La fin apporte une conclusion aussi noire que définitive au récit, un aboutissement à l'enquête et au thème principal sur le dérèglement du quotidien de Philip Whiting. Plus que d'une enquête, il s'agit au final d'une étude de caractère sur le personnage principal, qui nous renvoie à nos propres attentes existentielles.

02/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Facteur pour femmes
Facteur pour femmes

Avis pour le tome 1 - Des vahinés en Bretagne - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui n'appelle pas de suite. Il est paru initialement en 2015, écrit par Didier Quelle-Guyot, dessiné et mis en couleurs par Sébastien Morice, déjà auteurs de Le café des colonies et de Papeete 1914. Le récit commence le 28 juin 1914, avec l'annonce de l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand et de son épouse à Sarajevo, par un jeune terroriste serbe. L'histoire se déroule sur une île fictive au large de Quiberon. Le 2 août 1914, le maire de cette île appelle la population à prendre connaissance de l'ordre de mobilisation générale qui enjoint tous les hommes valides de 20 à 50 ans à rejoindre l'armée pour faire la guerre. Il ne reste plus alors sur l'île que des femmes, et des enfants, des adolescents et des vieillards. Le maire choisit Maël Gréhat pour remplir les fonctions de facteur. Il a une vingtaine d'années et n'est pas parti, du fait de son pied-bot. Il possède également une bicyclette ce qui le rend tout désigné pour effectuer la distribution du courrier sur ce territoire étendu. Par la force des choses, des liens se créent entre lui et les femmes à qui il apporte des lettres de leurs époux ou de leurs fils. Il prend son rôle très à cœur, essaye de leur éviter les plus fortes peines, et apprécie beaucoup l'intérêt qu'elles lui portent, lui qu'aucune femme ne regardait avant la mobilisation. Dès la prise en main de ce tome, le lecteur en apprécie sa bonne facture, la qualité de la couverture, l'épaisseur du papier, la résistance de la reliure, le dos toilé s'il a choisi cette édition. Il est séduit par les belles images, il constate le côté classique de la narration avec quelques cellules de texte venant apporter des informations sous une forme littéraire. La couverture transmet toute la joie et l'entrain de Maël chevauchant sa bicyclette, la proximité de l'océan avec les mouettes, et le l'élégance de la composition, avec le visage très discret de 2 femmes, fondus dans le bleu du ciel. Voilà une bande dessinée qu'il va faire bon savourer, pour en apprécier tout ce que les auteurs y ont mis. Didier Quelle-Guyot crée une situation propice à la bagatelle, où un laissé pour compte peut enfin briller auprès de ces dames, faute de concurrence. Il justifie la possibilité des infidélités de ces dames, en faisant référence au prix Goncourt de 1912 : Filles de la pluie d'André Savignon. Il ne s'agit pas pour lui d'étaler sa culture car cette référence est intégrée de manière naturelle pages 49 et 50, sans être assénée au lecteur avec moult explications superfétatoires. Tout au long de la lecture, il est possible de relever les éléments culturels qui participent discrètement à la reconstitution historique : le tocsin, l'ordre de mobilisation, l'exactitude de dates, les quelques phrases en breton du pays vannetais, l'emploi opportun du terme Finis Terrae, la forme d'autarcie des habitants de l'île visible dans leur mode de vie (l'agriculture, tuer le cochon, etc.), les références précises à la guerre lointaine, des termes techniques telles qu'Anastasie pour évoquer la censure des lettres des soldats, un personnage s'exclamant qu'il a les mains sales (un peu en avance sur Jean-Paul Sartre). Le lecteur se laisse doucement prendre par cette reconstitution historique précise et discrète, et découvre la douce revanche sur la vie de Maël Gréhat qui profite de la situation pour accéder à des délices qui lui semblaient jusqu'alors impossible. Le scénariste joue sur le temps pour montrer que ces femmes ne succombent pas toutes, ni du jour au lendemain, et que Maël doit faire preuve d'ingéniosité pour gagner leur confiance, et même pour les soutenir dans leur épreuve. Ce récit n'a rien de pornographique, les séquences érotiques sont très brèves et peu explicites (une paire de seins, une paire de fesse), très évocatrices, et pleines de charme. De ce fait le lecteur éprouve une impression semblable à celle produite par un conte, à destination d'adultes, où un jeune homme avec une difformité met à profit son intelligence pour prendre une sorte de revanche sur la vie, chacun y gagnant quelque chose. Finalement tout le monde sur l'île s'adapte à cette situation extraordinaire et dramatique qui ne peut pas durer. Cette immersion dans ce coin isolé du monde est rendue d'autant plus douce que les individus sont à l'abri des vicissitudes des champs de bataille et que les images sont magnifiques. La première page comporte une case occupant les deux tiers de la page, montrant une zone herbue sur laquelle repose une bicyclette, des rochers, et en second plan l'océan avec des mouettes virevoltant dans le ciel. La scène baigne dans une chaude couleur orangée, reflétant un moment de calme bénéficiant d'un soleil qui réchauffe sans être écrasant. L'océan se pare de reflets mordorés enchanteurs, sans être fluorescents ou omniprésents. L'océan n'est pas présent à toutes les pages. Il apparaît régulièrement, avec une attention particulière portée à sa représentation. Il peut être calme en toile de fond (page 5 avec le port en premier plan), il peut être légèrement mouvant sous une lumière nocturne (pages 16 & 17). Il peut encore s'agir de vagues venant se fracasser sur les rochers de la côte, avec des oiseaux guettant les poissons. Il peut aussi venir doucement lécher une plage, prête à accueillir des touristes. Ce n'est donc pas un ouvrage dédié à l'amour de la mer, mais sa présence se fait sentir, rappelant qu'il s'agit d'une île, d'une terre isolée des autres, d'un monde limité. Sébastien Morice représente les paysages de l'île avec le même amour pour la terre bretonne. Il n'a pas opté pour un rendu photoréaliste, mais pour une approche qui rend compte de l'impression que donnent les zones battues par les vents. De manière naturelle, en fonction des déplacements du facteur pour dames, ou des vues plus générales d'un endroit de l'île, le lecteur peut en admirer la géographie (les plages de sable blanc ténues), et la flore (l'herbe bien verte du fait des précipitations régulières, ou encore les tâches violettes de la bruyère). L'artiste ne représente pas les brins d'herbe dans une approche botaniste, mais les tâches de couleurs. Le lecteur connaissant la Bretagne pourra identifier le mauve d'un bouquet d'hortensias ou les variations de teinte de l'herbe en fonction des saisons. L'artiste se montre tout aussi soigneux dans sa reconstitution des habitations de l'île. Le village principal présente un urbanisme crédible. Les maisons isolées sont accolées autant que faire se peut aux dépressions du terrain pour protéger au moins une façade contre le vent et les intempéries. L'intérieur des habitations est aménagé en fonction de leur destination (par exemple les outils dans la maison des Gréhat, les lampes à pétrole, les lits enchâssés caractéristiques). Le lecteur peut aussi regarder les différents outils utilisés pour les travaux des champs, ou ceux pour l'élevage d'animaux (avec la scène inoubliable de la saignée du cochon, mise en parallèle d'un soldat embroché sur une baïonnette). Les personnages sont représentés avec des morphologies crédibles et variées, aussi bien les hommes que les femmes. Les visages expriment des sentiments nuancés, d'adultes. Bien sûr, au vu du titre, le lecteur attend avec une certaine gourmandise les scènes de séduction entre le facteur et ces différentes femmes. Les auteurs expliquent qu'ils ont sciemment limité le niveau d'érotisme pour ne pas tomber dans une collection de scènes de gaudriole, et parce que leur histoire n'est pas de cette nature. Sébastien Morice croque plusieurs portraits de femmes, différentes, chacune avec leur personnalité, leur physique, leur façon de porter attention au facteur qui est leur lien avec leurs époux ou enfants partis au loin, mais aussi leur contact régulier avec l'extérieur de leur maison, de leur ferme. Lors des quelques scènes plus physiques, le lecteur pourra apprécier que la narration visuelle est aux antipodes de la prouesse physique, exhalant des sentiments qui font qu'il s'agit de personnes, et pas d'acteurs choisis pour leur capacité de performance. Effectivement, il apparaît peu à peu que le récit des auteurs ne se limite pas à un simple conte mettant en scène la revanche d'un jeune homme peu gâté par la nature. Le comportement de Maël évolue petit à petit pour passer d'amoral à quelque chose de plus immoral, de plus manipulateur, en voulant faire le bonheur de ces dames (pas sur le plan physique) à leur insu, dans une relation gagnant-gagnant. Didier Quelle-Guyot ne se contente pas de montrer les stratagèmes de de son personnage, il montre aussi qu'en lisant les lettres destinées à ces dames, il se retrouve confronté à l'indicible. Comment croire à ce que décrivent certains soldats ? À la boucherie, au charnier, aux corps des soldats qui se mêlent à ceux d'un cimetière éventré ? Il y a donc une évocation en retenue et très crédible de ce que pouvaient contenir les lettres des poilus, avec des images évitant également de sa vautrer dans le voyeurisme. Au fil du récit, le lecteur prend connaissance du devenir d'un ou deux hommes du village sous les drapeaux, mais aussi à leur retour. En contrepoint du comportement du facteur et des épouses ou mères, le récit se teinte d'une gravité générée par les horreurs de la guerre. Le lecteur prend conscience petit à petit que ce conte n'a rien d'inoffensif ou de gratuit, que comme l'indique un personnage, la guerre prendra bien fin un jour et qu'il y aura un prix à payer. La grande guerre n'est pas un simple prétexte et l'horreur de la réalité des champs de bataille étend son influence jusque dans les zones les plus éloignées du conflit. Il ne s'agit pas d'une passade, mais bien d'un roman noir. Didier Quelle-Guyot et Sébastien Morice racontent une histoire qui parle de la condition humaine, mise à rude épreuve en temps de guerre, sur une île bretonne éloignée du conflit. Cette grande guerre n'est pas un simple prétexte à une histoire d'amour légère. Elle est intégrée à la narration dans ses conséquences. Le lecteur a donc le plaisir de lire un récit très beau à contempler, bénéficiant d'une reconstitution des paysages de Bretagne qui exhale leurs particularités, et qui est également un roman grave sous des dehors enjoués.

02/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Van Gogh - Fragments d'une vie en peintures
Van Gogh - Fragments d'une vie en peintures

Je vois beaucoup de choses nouvelles et magnifiques. (Van Gogh) - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Danijel Žeželj. Elle comporte 15 chapitres, avec un lieu et un mois. Il comprend également 2 pages d'éléments biographiques, revenant sur chacune des 15 dates. Chapitre I : Londres, juillet 1873. Au milieu d'une rue de Londres, dans un quartier industriel, avec les cheminées qui fument, une charrette avec un cheval, une brouette poussée par un homme, des badauds. Vincent van Gogh marche dans la rue en regardant les façades noircies des façades de petits immeubles. Il avance en marchant sur les pavés de la chaussée, et en jetant un regard alentour. Il s'arrête soudainement en découvrant des pieds qui se balancent dans le vide dans une ruelle. Il finit par voir qu'il s'agit d'un mannequin. Un groupe de jeunes gens se moque de lui en voyant sa réaction. Van Gogh poursuit son chemin, la tête passe, puis il se met à courir. Il arrive devant un grand hangar et y pénètre. Un nœud coulant au bout d'une corde se balance. Dans une lettre adressée à Caroline et Willem van Stockum-Haanebek, il évoque son installation à Londres, et son travail pour la branche de l'entreprise par laquelle il est employé, installée dans un simple entrepôt. Cela lui laisse du temps pour travailler, pour se promener dans la ville et admirer les maisons avec leur jardin devant, ainsi que les parcs splendides avec une richesse florale telle qu'il n'en a jamais vu. Chapitre II : Ramsgate, avril 1876. Un maître d'école est en train de faire classe à une vingtaine d'enfants, pour une leçon de calcul. Vincent van Gogh se promène sur la plage de cette ville de la côte Nord-Est du comté de Kent. Il y a de hautes falaises derrière lui. Il observe des enfants en train d'observer quelque chose sur le sable. Il s'approche du petit groupe et découvre le squelette d'un poisson, entièrement nettoyé. Il a la vision de ce squelette gigantesque dressé dans le ciel, une hallucination très palpable. Dans le même temps, il écrit une lettre à son frère Theo dans laquelle il évoque son arrivée, l'internat qu'il voit de sa fenêtre, sa promenade sur le bord de la plage le soir même de son arrivée, et il joint quelques algues à sa lettre, les maisons en brique, le port et la couleur de la mer. Dans les expériences et lettres suivantes, il est question d'une promenade dans les champs, de l'impression laissée par un incendie, d'une après-midi mélancolique dans sa chambre, de sa relation avec Clasina Maria Hoornik, de ses interrogations esthétiques sur le noir & blanc, sur les couleurs, d'une séance de peinture avec une modèle à Anvers, de son retour à Paris, de son ressenti que les maladies sont des moyens de transport célestes, des hauts et des bas de sa relation avec Paul Gauguin, de son nouveau séjour à l'hôpital à Arles, etc. En découvrant cet ouvrage, le lecteur est tout d'abord impressionné par ses dimensions : 26cm*37cm, soit plus grand qu'un format franco-belge, pour une reproduction à l'échelle 1 des planches originales de l'artiste. Ensuite la couverture arrête le regard avec ses couleurs évoquant celles de van Gogh pour une partie de sa série de tableaux sur les tournesols, ainsi que pour ces fleurs entre description fidèle et impressionnisme. Il découvre ensuite la forme de l'ouvrage : 15 courts chapitres 5 de 4 pages, 8 de 6 pages, 2 de 8 pages. Chaque séquence est en noir & blanc, commence avec une page de titre : numéro du chapitre, lieu et date en caractères blancs sur fond noir, et se termine avec une lettre de Vincent van Gogh écrite à ce moment-là. En fonction de sa curiosité, de son envie, le lecteur peut soit enchaîner les séquences en BD, ou lire les lettres après chaque séquence, ou aller consulter le court paragraphe de notes sur ladite séquence, en fin d'ouvrage. Il commence par le premier chapitre à Londres en juillet 1873. Il n'est pas bien certain que la dimension descriptive des dessins représente avec exactitude la réalité historique de ce quartier de Londres, que ce soit pour la largeur des voies, la faible densité de fréquentation, les façades d'immeuble, ou même les tenues vestimentaires. Il se dit que l'intention de l'auteur ne doit pas être d'effectuer une reconstitution historique minutieuse, encore moins maniaque, mais de retranscrire les sensations du peintre, la manière dont il a ressenti les choses à ce moment de sa vie, ses impressions psychiques. Le lecteur est tout de suite frappé par le parti pris très contrasté entre noir et blanc, comme des coups de pinceau tracés à l'encre de Chine la plus impénétrable possible. La première page du premier chapitre correspond à une illustration en pleine page, le blanc immaculé de la chaussée répond au blanc immaculé du ciel, et contraste totalement avec le noir profond de la fumée des cheminées d'usine, de celui des bâtiments, des individus. Dans la première case de la page suivante, l'artiste utilise la même technique, tout au long de l'ouvrage, mais réussit cette fois une impression quasi photographique dans la représentation de la façade des bâtiments de la rue, comme si le contraste avait été poussé à fond, tout en conservant l'effet réel des détails. Il s'opère ensuite un glissement progressif : le contraste est encore accentué mais laissant plus de place aux surfaces noires qu'aux surfaces blanches, sous-entendant une montée de l'inquiétude ou de la déstabilisation de Vincent, de manière quasi expressionniste. C'est encore renforcé dans la troisième page, avec les trainées apparentes des coups de pinceaux, et une distanciation partielle d'avec une représentation purement réaliste. L'effet est saisissant et le lecteur ressent l'effet déstabilisateur qu'a le mannequin de chiffon pendu sur Van Gogh. La dernière case appartient à un autre registre : une corde pendant du haut de la case sans qu'il soit possible de deviner à quoi elle est attachée, avec ce nœud coulant à un mètre au-dessus de la tête de van Gogh, en pleine lumière, les ténèbres recouvrant les bords droit et gauche de cette case de la largeur de la page. le lecteur est plongé dans une expérience sensorielle et spirituelle, à laquelle il participe inconsciemment, mais automatiquement. En effet tous les chapitres sont dépourvus de mot, aucun phylactère, aucun cartouche, amenant le lecteur à découvrir le récit visuellement, avant toute utilisation d'un langage écrit. Enfin, il découvre la courte lettre correspondant à cette phase de la vie du peintre, puis il peut se rendre en fin d'ouvrage pour avoir d'autres éléments de contexte dans un court paragraphe. Après avoir découvert ce premier chapitre, le lecteur a facilement compris le principe de cette œuvre : passer en revue quinze moments de la vie de Vincent van Gogh (1853-1890), en partant d'une de ses lettres, et en proposant une interprétation de ce qu'il a pu ressentir lors de ce séjour. Danijel Žeželj est un bédéaste aguerri qui a commencé sa carrière au début des années 1990, avec le rythme du cœur (1993) qui avait bénéficié d'une introduction de Fredrico Fellini (1920-1993). Il a régulièrement réalisé des bandes dessinées depuis, soit avec des scénaristes (souvent des comics), soit tout seul, dont une version muette extraordinaire du conte du Chaperon Rouge en 2015. Qu'il soit familier de cet auteur ou non, le lecteur reste bouche bée devant de nombreuses planches, souvent des dessins en pleine page : cette vue étonnante de la dimension industrielle de Londres, le gigantesque squelette de poisson dressé dans le ciel, la noirceur des flammes de l'incendie au-dessus des mines, Vincent recroquevillé par terre dans sa chambre, un navire marchand échoué sur une plage, Van Gogh semblant tomber du ciel en perdant ses chaussures, Van Gogh en train de peindre semblant enraciné dans la terre qui le nourrit, un chien à la fourrure trempée sous la pluie, un magnifique taureau sous le soleil, la vision fugitive d'un cerf dans une clairière, etc. Chaque séquence apporte son lot d'enchantement, une interprétation de la vie intérieure du peintre, mais aussi une façon de voir les intentions et les émotions de l'individu qui transforment la perception de la réalité. Bien sûr, cette lecture est différente en fonction de sa familiarité avec la vie du peintre, avec son œuvre, s'il identifie tel détail qu'il connaît déjà, ou s'il le découvre. Dans les tous les cas, cette bande dessinée s'avère une expérience narrative hors du commun, riche en émotions, en impressions, en ressentis, en expérience de la réalité. Bien sûr, il est facile de reconnaitre l'automutilation de l'oreille, ou encore la chambre dans la Maison jaune d'Arles. Bien sûr, on peut ne pas adhérer à la vision que Danijel Žeželj donne de la vie intérieure de van Gogh, mais elle est très cohérente, et convaincante. D'ailleurs personne ne peut dire ce qui passait par la tête du peintre à ces moments-là, ce qui rend l'interprétation de l'auteur aussi valide qu'une autre. D'un autre côté, c'est une approche cohérente avec son instabilité mentale, une façon d'évoquer le fait que ses peintures montrent la réalité d'une manière différente de celle perçue par le commun des mortels, d'évoquer ses préoccupations. le lecteur fait l'expérience de la force créatrice qui peut s'emparer du peintre, de son regard qui s'attache à des éléments singuliers jugés banals par le commun des mortels, à sa sensibilité aux éléments naturels (paysages ou faune), à la distance qui le sépare des personnes qu'il peut être amené à côtoyer. L'auteur sait faire partager l'impression d'une démarche créatrice exceptionnelle, engendrée par un individu spécial, en décalage avec les valeurs et les pensées qui définissent la normalité de la société dans laquelle il vit. En découvrant le format de cet ouvrage, et sa composition, le lecteur constate qu'il sort physiquement de l'ordinaire. En lisant le premier chapitre, il a la confirmation de l'originalité de l'approche : des chapitres courts en noir & blanc, dépourvus de mots, complétés par une lettre du peintre. Il découvre en fin d'ouvrage que l'auteur complète chaque séquence par un court paragraphe développant son contexte. le titre annonce des fragments d'une vie : la promesse est tenue par des mises en situation en noir & blanc très contrasté, des images saisissantes, pour une proposition des visions intérieures de Vincent van Gogh. le résultat est personnel, d'une grande force évocatrice, faisant partager les états d'esprit d'un individu habité par la force de la création d'une vision singulière.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Chaperon Rouge
Chaperon Rouge

À la redécouverte de la lecture - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2015, écrit, dessiné et encré par Danijel Žeželj (un artiste croate). Il est en noir & blanc, et reprend le conte du petit chaperon rouge. Il présente la particularité d'être dépourvu de tout texte, pas de phylactère, aucun mot, sans dialogue. En page d'ouverture, le lecteur contemple une forêt de pin, éclairée par le soleil, avec une impression de sécheresse. Puis il voit un oiseau s'élever au-dessus de la cime des arbres, tenant dans ses serres un petit rongeur inidentifiable. Dans une clairière, sur une pierre plate légèrement surélevée, un individu est assis dans une position d'attente, avec ce qui semble être une lance dressée vers le ciel. Il porte une capuche couvrant sa tête, et masquant ses traits. le regard du chasseur est impénétrable. Non loin de là, un loup l'observe depuis les fourrés. La cheminée d'une maison crache sa fumée dans le ciel, au beau milieu d'une clairière. Dans cette maison une femme prépare des gâteaux en forme de cœur. Elle les retire d'un plat que l'on devine sorti du four et les met dans un panier qu'elle recouvre d'un tissu avec un motif en damier. Elle confie le panier à une jeune fille (sûrement sa fille) qui s'en va et pénètre bientôt dans la forêt. Il serait possible de continuer ainsi le récit de cette BD de 48 pages jusqu'à son terme, sans rien révéler de plus que ce que le lecteur potentiel en connait déjà. Danijel Žeželj réalise une adaptation fidèle de l'intrigue du conte de Petit chaperon rouge. Il en a choisi une version classique, celle la plus connue, celle qui est lue par les parents à leurs enfants. Voilà un bien étrange projet bédéique qui consiste à raconter une histoire que le lecteur connaît déjà, en se privant des mots dans la narration. de fait le lecteur attiré par cette expérience sait par avance qu'il s'aventure dans des pages dont l'objectif n'est pas de faire découvrir une intrigue, mais dont l'enjeu est la manière dont cette histoire déjà connue par avance est racontée. Concrètement si le lecteur n'a aucune envie de redécouvrir le conte du Petit Chaperon Rouge (en abrégé PCR), il vaut mieux qu'il passe son chemin, s'il veut un récit clair et explicite également. En choisissant cette forme, l'auteur adopte un mode de communication qui nécessite une participation active de la part du lecteur. Ce dernier ne peut pas se contenter d'absorber les informations comme une simple histoire n'ayant de valeur que pour son intrigue, ou pour la personnalité des protagonistes. Il doit faire preuve de lecture active (comme on parle d'écoute active), interpréter ce qui lui est montré, repérer les symboles, rétablir une causalité entre 2 événements. Cet exercice est d'autant plus interprétatif que le lecteur est obligé de repasser par les mots, par une verbalisation pour s'y livrer, alors que la narration est exclusivement visuelle. C'est bien volontiers que le lecteur plonge dans cet ouvrage car les images sont magnifiques dès la couverture. Danijel Žeželj réalise des dessins qui semblent avoir été effectués à grand coup de pinceau large et vif, avec une encre bien noire et épaisse. Les futs des sapins donnent l'impression de s'élancer vers le ciel, comme s'ils avaient été matérialisés d'un coup vif de pinceau de bas en haut, la largeur allant en diminuant alors que l'artiste lève progressivement son outil. Les branches sont ajoutées par la suite dans un mouvement descendant, se chevauchant, masquant la lumière du soleil, dans un désordre presque belliqueux. La lumière subsiste par endroit, avec zones blanches irisées montrant qu'elle doit lutter contre la pénombre installée par les branchages. Dès cette première page de l'histoire (page 7) le lecteur perçoit la force de ce milieu naturel, son mystère, ses ténèbres propices aux rencontres néfastes, un environnement peu accueillant pour la vie humaine. Le premier personnage à apparaître est un rapace qui vient de prendre un rongeur non identifié dans ses serres. le lecteur entre de plain-pied dans le mode de représentation de l'artiste. Dans la troisième case de la page 3, il est facile de reconnaître la silhouette d'un rapace, ailes écartées, même s'il s'agit plus d'une ombre chinoise épurée. Grâce à cette identification, le lecteur peut alors saisir le sens du dessin dans la case précédente : la forme des ailes en surimpressions sur celle du faîte des sapins. Danijel Žeželj a épuré ses dessins jusqu'à ce que parfois il ne subsiste plus qu'une forme épurée, nécessitant un effort de la part du lecteur pour l'interpréter. Ce n'est pas le seul mode de représentation. Page 12, l'artiste montre la cuisine en vue de dessus, en représentant, le fourneau, une poêle, la mère en train de remplir le panier, le Chaperon qui joue avec son chien, un vaisselier, les lames du parquet. le registre graphique va donc du figuratif détaillé jusqu'aux formes quasi abstraites. Charge au lecteur de reconnaître ces formes, en interprétant des tâches noires sur une feuille de papier. Žeželj joue avec le lecteur jusqu'à la paréidolie. Telle case est-elle figurative ou abstraite ? Y a-t-il un élément concret de représenté, ou s'agit-il d'un leitmotiv ? Ou encore s'agit-il d'un détail extrait de son contexte pour aboutir à une composition abstraite pour évoquer une émotion ou un sentiment ? En fonction des pages et des cases, la réponse se situe dans l'une ou l'autre des catégories, et c'est au lecteur qu'il appartient de se repérer. La reconnaissance des formes dessinées s'apparente alors une recherche de sens qui se confond avec l'identification des schémas (de sens ou narratifs). Il se produit un phénomène d'interpénétration entre l'exercice de la lecture et celui de la compréhension, comme si le lecteur devait réapprendre à lire. Parmi les outils narratifs visuels, le lecteur voit apparaître un ou deux leitmotivs visuels. le premier est facile à repérer : il s'agit de la forme du cœur. Les gâteaux préparés par la maman sont en forme de cœur (page 12), et cette forme réapparaît sur la façade de la maison de Grand-Mère (page 27). La dernière case de la page 40 représente une forme de traînée s'élevant vers le haut, avec quelques tâches. Bien concentré, le lecteur se rappelle qu'il a vu le même motif inversé (la traînée d'encre allant vers le bas), en page 36 pour représenter la queue du loup en train d'osciller. Charge au lecteur d'en déduire un sens à partir de ce rapprochement visuel. Parfois, il ne s'agit pas d'un leitmotiv, mais plutôt d'une case qui prend du sens grâce à la suivante. Ainsi page 33, le lecteur découvre un dessin pleine page, totalement abstrait, hors de contexte, sans lien avec la page précédente. Ce n'est qu'en tournant la page qu'il comprend ce qui est représenté. Par contre, il lui appartient là aussi de projeter un sens sur le choix de ce dessin à cet endroit, et sur la raison pour laquelle l'artiste lui a donné une telle importance en lui accordant une pleine page. À de rares reprises (moins de 5), le lecteur tombe sur une case incompréhensible. Il a beau chercher un lien logique avec la séquence précédente, ou un lien visuel en rapprochant des formes, la forme dessinée reste abstraite, ne livrant pas de sens (par exemple le dessin pleine page de la page 32 qui exige beaucoup de supputations de la part du lecteur, peut-être un chemin ?), laissant le lecteur sur une incompréhension. Les grands coups de pinceaux de Danijel Žeželj confèrent une présence extraordinaire à la forêt, une présence peu commune aux personnages. Pourtant ce conte comprend peu de personnages : le Chaperon Rouge, le Loup, le Chasseur (l'auteur a préféré le chasseur des frères Grimm au bûcheron de Charles Perrault), et à la rigueur la mère du Chaperon (qui apparaît le temps de 4 cases), ainsi que la grand-mère. Comme dans le conte, aucun d'entre eux ne bénéficie d'un nom, par la force des choses ici puisqu'il s'agit d'un récit dépourvu de tout mot. Ils sont eux aussi représentés à grand coup de pinceau, tout à fait reconnaissables dans la mesure où l'artiste a opté pour des visions archétypales. Il a tendance à leur conférer un aspect romantique, dans la mesure où il utilise régulièrement un angle de vue en contreplongée, leur donnant ainsi une position dominante sur la scène et sur le lecteur. Sous réserve de jouer le jeu de la lecture active, le lecteur plonge dans un environnement graphique épatant, presqu'hypnotique dans sa dimension exclusivement visuelle qui nécessite de se concentrer, donc de s'investir, pour pouvoir formuler dans son esprit la trame narrative liant les dessins entre eux. Dès la première page, une autre dimension ludique apparaît : le jeu des différences. Ainsi le lecteur se demande comment l'auteur va mettre en scène la rencontre entre le Loup et la Chaperon dans les bois, quel genre de dessins il va réaliser pour le jeu de questions & réponses (Grand-Mère comme tu as de grandes dents !), et quelle fin il aura choisi (celle de Perrault, celle des frères Grimm, une autre). Il voit apparaître avec étonnement une structure de nature industrielle en page 16. le ciel constellé de noir à son sommet évoque la fumée rejetée par la cheminée de la maison du Chaperon Rouge. Se pourrait-il que cette version comporte une dimension écologique ? Sans en révéler plus, cette version contient effectivement une poignée d'éléments supplémentaires (toujours sous forme graphique) qui conduisent le lecteur à s'interroger sur le sens voulu par l'auteur dans sa version de ce conte classique. le choix du noir & blanc tendrait à faire penser que Danijel Žeželj n'a pas souhaité insister sur une approche psychanalytique dans laquelle le rouge figure le désir, et la délivrance du ventre du loup, une forme de renaissance ou d'entrée dans la vie adulte. Par contre le rapprochement de la forme du chasseur se déplaçant dans les bois avec celle du Loup courant dans les bois peut aiguiller vers la position sociale de manger ou être mangé, au sens propre comme au figuré. Cette façon de voir s'accorde bien avec la scène d'ouverture dans laquelle un rapace s'envole avec sa proie dans ses serres, illustrant la conséquence mortelle du positionnement arbitraire de l'individu dans la chaîne alimentaire. Si le cœur lui en dit, le lecteur peut aussi y voir une morale assez basique dans laquelle la curiosité de l'enfant l'amène à prendre des risques qu'il ne soupçonne pas (la gentille curiosité du Chaperon dans les bois), et à en subir les conséquences, pour finir par être tiré d'affaire par un adulte compétent (le chasseur), en espérant qu'il en tire une leçon. En fonction de sa sensibilité et de sa culture, le lecteur pourra projeter d'autres interprétations dans cette version. D'une manière saisissante, Danijel Žeželj représente le chasseur comme un guerrier armé d'une lance, peut-être à la peau noire, évoquant l'archétype de Queequeg dans Moby Dick (1851) d'Herman Melville. le lecteur a alors la liberté de projeter une interprétation spirituelle entre les forces de la nature et le chasseur armé par la civilisation, l'enfant devant quitter l'inné pour aller vers l'acquis. La fin du récit (les 8 dernières pages) suggère encore une autre interprétation, revenant dans le domaine psychanalytique, sur le rapport entre le masculin et le féminin, et une forme de spiritisme. À la fin de cette histoire, le lecteur en ressort rafraîchit, avec un questionnement élargi sur sa condition humaine. Il a l'impression d'avoir réappris à lire, d'avoir redécouvert les mécanismes de la lecture, d'avoir vu ce conte par les yeux d'un autre, tout en participant à cette version différente. Il a plongé aux côtés du Petit Chaperon Rouge dans une forêt épaisse et mystérieuse, pour vivre des événements extraordinaires et oniriques, dans un monde pas entièrement déchiffrable, et pourtant porteur de sens. Danijel Žeželj a ré-enchanté l'exercice de la lecture.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Confesseur sauvage
Le Confesseur sauvage

Pauvre être humain - Ce tome comprend 5 histoires qui se déroulent dans la même ville à la même époque, avec un personnage récurrent qui est le récipiendaire de ces récits, celui qui est qualifié de confesseur sauvage. Il est initialement paru en 2015, écrit, dessiné, encré et mis en couleurs par Philippe Foerster. Ce créateur a longtemps collaboré à Fluide Glacial, à partir de 1979. Une anthologie lui a été consacrée récemment : Certains l'aiment noir. À une époque contemporaine, dans la bonne ville de Tchernobourg, il y a eu une grosse catastrophe : un croissant de Lune a chu sur la centrale nucléaire toute proche, et les habitants ont alors commencé à engendrer des mutants aux déformations monstrueuses et à subir eux-mêmes des mutations. Parmi cette population tératologique, il en est un avec tronc d'être humain, et des tentacules de poulpe en lieu et place des jambes, qui se fait appeler Père Irradieu. Il a un don : chaque personne qu'il touche se confesse spontanément à lui. Durant ces 5 chapitres, madame Génuflexion évoque le cas très particulier de sa fille Gisèle à qui elle avait tenté de cacher qu'elle était une limace (en commençant par casser tous les miroirs). Puis il touche un sans-abri dans un parc. Il s'appelle monsieur Annonciation, il était employé aux fromageries Lovecheese, et amoureux de sa voisine de bureau, mademoiselle Desurcroit. Dans le troisième chapitre, quelqu'un lui raconte l'histoire du major Oraison, exterminateur de mutants dans Tchernobourg. Puis l'ex-humoriste Piedepoule lui raconte l'histoire de Sagamore, le fils de Sophie-Charlotte et Baudouin Transfiguration. Enfin, il reçoit la confession de madame Absolution qui lui raconte l'histoire de Wilfried, son fils, mangeur de revenants. Il existe en France un magazine mensuel de bandes dessinées, dont le succès ne se tarit pas depuis 1975. Il a accueilli des auteurs aux personnalités aussi fortes que diverses comme Marcel Gotlib, Binet Edika, Goossens, Lelong, Maëster, Tronchet, et bien d'autres. Parmi eux, Philippe Foerster dispose d'un trait aussi personnel que les autres et immédiatement reconnaissable. Qui plus est ses histoires présentent des caractéristiques très fortes, baignant dans un humour noir et macabre, avec un soupçon de glauque. Dans ce tome, le lecteur retrouve tout ce qui fait la force de ce créateur sans pareil. De prime abord, le lecteur se dit que ça ne peut pas marcher. Foerster mélange des ingrédients infantiles et surannés qui malmènent la logique et semblent provenir d'une époque révolue. Comme la présentation en atteste, il a le chic pour choisir des noms idiots, sans rapport avec les personnages, une collection de noms communs piochés dans un registre en total décalage avec ses récits (entre Annonciation et Transfiguration, on est servi). Ensuite, il utilise les conventions d'une science-fiction des années 1950, avec une représentation littérale de nature infantile. Un morceau de la Lune est tombé sur le centrale nucléaire de Tchernobourg : il a la forme d'un croissant de Lune, et trône en arrière-plan de la ville, avec une jolie forme de croissant (comme celle sur laquelle est adossé le Pierrot lunaire). Ensuite la destruction de la Lune n'a eu aucune incidence sur les masses maritimes. De manière tout aussi littérale, les radiations ont provoqué des mutations grotesques, mais pas de brûlure, ou de cancer, ou tout autre conséquence biologique prévisible. En outre ces mutations sont grotesques et affectent aussi bien les adultes que les enfants à naître. le confesseur a donc des tentacules à la place des jambes, et Gisèle Génuflexion est une grosse limace, avec la personnalité d'un être humain, sans bras, sans jamais prendre conscience que sa morphologie ne s'apparente en rien à celle de ses parents. Rapidement le lecteur se rend aussi compte que l'anatomie des personnages humains présente parfois de légères exagérations. Cela commence par les nez. Quelques-uns (mais cela n'a rien de systématique) présentent un nez un peu plus charnu que la moyenne, sans que cela devienne un gros nez à la Albert Uderzo, ni que ces personnages soient majoritaires. D'autres présentent un nez pointu et allongé, un peu au-delà de la normale. Il y a aussi le cas particulier des mentons. Des personnages peuvent être dépourvus de mentons, et d'autres affligés d'énormes goitres ou de bajoues. de temps à autre, un front va être un peu plus large, ou un peu plus volumineux que la normale, une forme douce d'hydrocéphalie, comme si même es êtres humains normaux étaient légèrement monstrueux. Philippe Foerster peut également dessiner les yeux plus grand que la normale pour accentuer l'expressivité d'un visage. Lorsque le lecteur commence à détailler chaque dessin, il se rend compte que cet artiste utilise de nombreuses approches différentes dans ses représentations. Il peut aussi bien esquisser une forme par quelques traits sans soucis de réalisme (le cadavre en décomposition de Gisèle), s'inscrivant ainsi dans une registre plus iconique que réaliste. Il peut légèrement gauchir les perspectives pour déstabiliser sa composition, décontenancer le lecteur et introduire une forme de déséquilibre qui fait converger le regard du lecteur vers l'élément surnaturel ou anormal. Il peut tout aussi bien s'attacher à de menus détails très concrets et très banals. Ainsi, les intérieurs des appartements des différents protagonistes disposent tous d'un mobilier et d'une architecture intérieure différents. Les tenues vestimentaires sont adaptées à chaque personnage. Les façades des immeubles relèvent de périodes bien identifiables. Au fur et à mesure de la lecture, le lecteur constate d'ailleurs que ces mobiliers et ces tenues renvoient aux années 1950, créant une ambiance surannée, dépassée et ringarde. Cette particularité ajoute encore à la noirceur du récit. Malgré toutes ces caractéristiques qui ne donnent pas forcément envie de découvrir cet étrange ouvrage et cet auteur, le tout présente une grande unité narrative qui plonge le lecteur dans un monde glauque, d'une grande noirceur, un mélange d'un humour très noir et d'une forme de désespoir existentiel qui fait rire jaune. Bien sûr que cette science-fiction n'a rien de réaliste, qu'elle utilise des visuels et des concepts infantiles, mais l'inanité de l'existence n'en ressort que plus. le confesseur sauvage n'a même pas de nom véritable (juste un pseudonyme qu'il s'est choisi), juste des tentacules qui le place à part de l'humanité, sans aucun espoir d'une vie normale, ou même d'être d'une quelconque utilité à la société. Chacune des personnes qui se confesse malgré elle n'en ressort aucunement soulagée. Pour commencer ce confesseur n'est pas un prêtre et ne dispense aucune absolution d'aucune sorte. Ensuite leur confession ne fait qu'entériner le constat de leur échec, de leur faiblesse morale, de leur solitude, de leur médiocrité, etc. Il n'y a rien de romantique dans ces récits, ou de morale venant ouvrir une fenêtre d'espoir. Sous ces dehors peu crédibles, le lecteur découvre rapidement qu'il s'agit de fables à destination d'adultes, au cœur bien accroché. La force de ces récits ne réside pas dans le destin de personnes minables accablées de malchance, mais au contraire dans le comportement très humain de ces individus essayant de faire avec les avanies de la vie. Ainsi madame Génuflexion fait tout pour sa fille Gisèle, avec l'aide de Gino, on second mari dont ce n'est même pas l'enfant. Et Gisèle grandit comme une fille normale malgré sa morphologie de limace. le lecteur ne peut qu'être admiratif de la force de caractère de ces parents s'accommodant de leur situation sortant de l'ordinaire et réussissant dans leur entreprise. Il en va aussi ainsi pour madame & monsieur Transfiguration, ou encore pour Wilfried qui prend sur lui pour faire plaisir à sa maman. le lecteur ressent une forte empathie pour ces personnages dont les motivations sont universelles et très humaines. C'est même le fort contraste entre l'environnement et les circonstances délirantes, et le comportement très normal de ces individus qui fait ressortir avec force leurs émotions, leurs souhaits, leurs espoirs. du coup, le lecteur ressent pleinement leur peur, leur résignation face aux difficultés insurmontables, l'injustice de leur situation quand malgré leurs efforts, il leur est impossible d'échapper à leur situation et qu'elle va en s'aggravant. Au final l'horreur de ces récits ne se trouve pas les situations tirées par les cheveux imaginées par l'auteur, mais bien dans le drame de ces individus incapables de fuir de leur situation, encore moins de l'améliorer. Les éléments idiots (croissant de Lune, champignon atomique en suspens, tentacules à la place des jambes, etc.) finissent par créer une forme de poésie macabre séduisante. le lecteur sait qu'il s'agit d'éléments pour rire, d'idées irréalistes et enfantines. Mais elles s'imprègnent de la noirceur des récits pour devenir des signes apparents des tourments intérieurs des individus. le champignon atomique figé dans le lointain symbolise bien sûr la peur d'une guerre nucléaire imminente, éventualité bien réelle qui pesait lourd sur l'inconscient collectif dans les années 1960 et 1970, mais aussi les catastrophes arbitraires qui peuvent s'abattre à tout moment sur chaque individu, sans qu'il n'y ait de signe avant-coureur, ou sans que l'individu ne puisse s'en protéger, alors même qu'il sait qu'elles vont se produire, soit le caractère inéluctable des événements sur lesquels on n'a pas de prise. Ce retour de Philippe Foerster avec ces nouvelles histoires prouve qu'il n'a rien perdu de son talent, de sa voix propre. Il jette toujours un regard aussi noir et attendri sur la condition humaine. Avec des signes extérieurs de science-fiction ringarde, ses récits parlent des peurs et des émotions de l'être humain, avec une belle perspicacité, et une rare intensité.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Polo
Polo

Un livre parfait pour l'échange et l'apprentissage - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome à destination des enfants de 4 ou 5 ans, en dernière année de maternelle, ou même en début de CP. Tout commence par une illustration en pleine page montrant Polo sortant de son arbre qui occupe les trois quarts d'une île déserte. Il s'agit bien sûr d'un arbre doté d'une porte, d'une fenêtre et d'un petit tuyau de cheminée, sans oublier un pot de fleur pour décorer et une corde tendue à partir d'un piquet. Polo retourne à l'intérieur de sa maison pour prendre son sac à dos, et après réflexion son parapluie. Par un soleil radieux, il ouvre ce dernier dès le pas de porte franchi pour s'en servir comme de contrepoids alors qu'il fait le funambule sur le fil tendu. Après plusieurs pas effectués avec un équilibre précaire, Polo arrive à un endroit où la corde prend la forme de marches d'escalier, toujours au dessus de la mer calme et étale. Il monte sans plus craindre de perdre l'équilibre jusqu'à arriver au dessus des nuages. Là il se rend compte que la corde s'incurve et il la descend comme s'il faisait du toboggan... pour atterrir sur les fesses dans un nuage bien douillet, face à un oiseau très surpris. Et le voyage reprend à bord de ce nuage volant, alors qu'il ne s'agit que de la quatrième page de cette histoire qui en compte 70. Alors que votre enfant sent que l'apprentissage de la lecture n'est plus très loin, ou qu'il vient juste de commencer cet apprentissage, il peut ressentir une certaine frustration face à la longueur de cet apprentissage qui ne lui permet pas de lire tout de suite. La lecture de cette bande dessinée sans texte peut constituer une révélation, et un apprentissage d'un autre ordre. Régis Faller (scénario, dessins et couleurs) a réalisé une histoire exceptionnelle, immédiatement parlante pour un enfant, d'une poésie délicate et délicieuse, à haute teneur en divertissement. Initialement, cette histoire est parue par groupe de 3 ou 4 pages dans le magazine "Belles histoires" et chaque groupe contient une quantité impressionnante de péripéties. Mis bout à bout, ils forment une odyssée d'une magnitude imposante, surtout pour un enfant de 5/6 ans. Tout au long de ces pages, l'enfant pourra repérer de lui-même des éléments qui lui sont familiers tels que faire du toboggan, papoter avec un copain, manger un casse-croûte, jouer de la musique, gonfler un ballon, etc. Derrière ce personnage évoquant à la fois un enfant et un doudou rassurant, le jeune lecteur identifie des activités quotidiennes immédiatement évocatrices de son expérience de tous les jours. Cette forme de familiarité lui permet de reprendre pied entre 2 événements étonnants ou magiques. R. Faller a l'art et la manière de dessiner ces instants avec des images très faciles à lire, à base de formes simplifiées toujours évocatrices, en utilisant des couleurs gaies, sans être criardes. Vous voilà donc confortablement installé avec votre enfant à vos cotés pour lui faire la lecture, car pour lui le déchiffrage d'une bande dessinée passe également par un premier apprentissage. Et finalement la lecture de cette BD sans texte demande au parent de raconter l'histoire à haute voix en montrant l'élément narratif essentiel à l'histoire dans chaque case, et en verbalisant le lien logique qui unit l'action d'une case à celle de la suivante. Vous voyez littéralement le cerveau de votre enfant en action, en train de constater la logique qui unit une case à l'autre, et découvrir les règles de ce média. C'est d'autant plus agréable qu'il est alors possible de lui poser des questions au gré de vos envies sur ce qui se passe, sur les actions de Polo, sur la possibilité de faire la même chose que lui, sur un objet ou un personnage dessiné. Cette histoire se prête aussi bien à une lecture classique réalisée par l'adulte, qu'à une lecture participative où l'enfant peut apporter son interprétation des images. Lorsque la lecture est finie, l'enfant reste avec son livre et va chercher à se raconter lui-même l'histoire le conduisant à utiliser le langage pour se décrire ce qui est dessiné. En fonction de son éveil, il pourra vous demander de lui relire, ou même se mettre à vous faire la lecture (situation éminemment savoureuse d'inversion des rôles). Dans tous les cas, le format de la bande dessinée permet également de gérer le rythme de lecture en fonction des envies de l'enfant, ou du parent souhaitant détailler une case. Les dessins constituent un repère incomparable, assurant de ne jamais perdre le fil de l'histoire. En tant qu'adulte, il vous sera également possible d'apprécier les qualités de cette bande dessinée pour enfants à d'autres niveaux. Pour commencer, l'imagination de Régis Faller semble sans limite. Il compose une histoire où le merveilleux s'invite à chaque page avec une idée nouvelle, où les sentiments positifs priment (pas de chantage psychologique à l'angoisse ou à la culpabilité), où Polo est heureux de découvrir le monde. Et derrière un style graphique simple et rond adapté à de jeunes enfants, il utilise les possibilités spécifiques de la bande dessinée pour décrire des situations impossibles à faire passer dans un autre mode d'expression. Lorsqu'il dessine la corde tendue à partir de l'île de Polo, il utilise un trait rectiligne, se déformant légèrement sous le poids de Polo et solidement accroché à un pieu. 2 cases plus loin, il n'y a plus que Polo sur ce trait, au dessus de l'eau sans repère à gauche, ni à droite, ce qui lui permet dans la case d'après de faire prendre à ce trait la forme d'un escalier en laissant au lecteur le soin de lier ce trait à celui de la corde de la case d'avant. Il n'y a donc aucun hiatus visuel, et pourtant un effet magique garanti. 2 pages après, Polo sort un bol de son sac et s'en sert pour prendre une portion de nuage sur lequel il est assis, afin de se nourrir. Là encore le lecteur fournit de lui-même l'explication que Polo est assis sur une partie solide, et que les bords sont plus friables. Ce tome est rempli de trouvailles graphiques de cet ordre. Il y a encore Polo et un ami montant le long d'une échelle qui traverse les nuages et leur permet d'accéder à un corps céleste où ils se retrouvent à marcher dessinés vers le bas puisqu'ils sont arrivés sur le sol qui est en haut de l'image. Faller n'a plus alors qu'à les représenter suivant la courbure du satellite pour qu'à la fin de la page ils se retrouvent en position normale : les pieds en bas de la case, et la tête vers le haut. Cette bande dessinée sans texte pour enfant propose un voyage merveilleux et fantastique, propice à l'apprentissage de l'enfant, et aux échanges entre enfant et parent, une réussite à tous les niveaux.

01/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Goût de la Terre
Le Goût de la Terre

Yaira Fernanda n'a rien à faire des souvenirs, elle veut demain. - Cet ouvrage constitue un récit complet indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2013. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Jean-Marc Troubet (Troubs) et Edmond Baudoin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comptant 125 planches, dont une réalisée et ajoutée pour la deuxième édition. le tome s'ouvre avec un texte introductif de 2 pages, rédigé par Alfredo Molano Bravo (1944-2019), sociologue, journaliste et écrivain colombien. Il évoque le projet des auteurs : peindre des histoires de leur main prodigieuse et assurée, peindre des visages, peindre des mains, peindre des rues, peindre la vie et peindre la mort : la mort qui est partout, dans les récits des gens et jusque dans leurs rêves. Puis à San Vincente del Caguán, tous ses habitants ont une histoire à raconter, une seule et même histoire : celle de l'homme qui fuit. Ces eux auteurs ont précédemment réalisé un autre récit de même nature : Viva la vida (2011) sur les habitants de Ciudad Juárez. Par la suite, ils en ont réalisé un troisième sur les migrants : Humains, la Roya est un fleuve (2018). Baudoin se tient debout sur un rocher au bord de la mer. Il est né sur un bord de la Méditerranée, Jean-Marc Troubs sur une rive de l'Atlantique. Qu'est ce qui donne le goût à une terre, une herbe, un arbre, un fruit, une eau, un homme, un peuple ? Sur la totalité des côtes méditerranéennes les hommes, pendant des millénaires, se sont penchés sur la même terre. Ils ont bu du lait de chèvre, cultivé des oliviers, construit des murs de pierres sèches. Troubs a grandi sur les bords de l'Atlantique. Mais il est ensuite venu s'installer à l'intérieur des terres, à la campagne, à l'Est de Bordeaux. Dans une campagne encore comme avant, en dehors des routes. C'est plus la forêt que la campagne ; quelques prés, quelques vignes, et puis des arbres à perte de vue. Un des endroits les moins peuplés de France. Ce jour-là, il discute avec son voisin, Raymond, 80 ans, un ouvrier agricole à la retraite dont le motoculteur ne veut pas démarrer. Ils parlent des semailles dans quinze jours à la Lune vieille, du départ de Troubs en Colombie, de ce qu'ils peuvent cultiver là-bas. Baudoin évoque la manière dont le nord de l'Europe a asservi l'Afrique à ses besoins, par la colonisation, par l'économie et le marché. Comment la Méditerranée est passée d'un lieu de rassemblement avec une culture partagée sur tous ses bords, à une frontière protégée par un mur de visas. Il évoque la frontière du Rio Bravo entre les États-Unis et le Mexique. Lui et son collègue sont prêts pour partir en Colombie, âgés respectivement de 70 ans et de 40 ans. Invités par deux universitaires colombiens qui ont lu Viva la vida, Ils partent cinq semaines pour rencontrer les paysans qui vivent dans la région de Caquetá, proche de l'Amazonie. Ils ne sont pas très sûrs de la nature de leur projet : ils ne savent pas à quoi cette région ressemble. Il y a des guérilleros appelés terroristes par les démocraties. S'il a lu Viva la vida, des mêmes auteurs, le lecteur sait à peu près à quoi s'attendre. Sinon, il peut se référer à la manière dont Baudoin parle de cet ouvrage dans la dernière page : Ce livre n'est pas vraiment un reportage, pas un carnet de voyage, pas une étude sociologique. Est-ce une bande dessinée, une performance ? La forme est un peu déconcertante de prime abord. le livre a été réalisé à quatre mains. S'il n'identifie pas qui a fait quoi d'après les caractéristiques des dessins, le lecteur peut se fier à la graphie du texte : Baudoin écrit en majuscule, et Troubs en minuscule. La question de la nature de l'ouvrage peut se poser dès les premières pages. Dans l'introduction réalisée par Baudoin, il s'agit plus d'un texte illustré par des images, une ou deux par pages, les informations visuelles venant compléter ce que disent les mots. Dans celle réalisée par Troubs, la forme est plus proche d'une bande dessinée classique avec des cases, une action racontée par la succession de plusieurs cases, des phylactères. Très vite, le lecteur constate qu'il y a beaucoup de textes : des éléments de contexte pour exposer la situation de la Colombie dans ces années-là, un peu d'histoire, un peu de géographie, la présentation de quelques personnages, les personnes rencontrées et dessinées qui racontent leur souvenir le plus marquant. Ce n'est pas une bande dessinée d'un format traditionnel ce qui peut rebuter en la feuilletant rapidement. En revanche, une fois qu'il s'est adapté aux caractéristiques de la forme, le lecteur assiste effectivement à une sorte de performance, pas au sens de l'exploit, mais au sens d'une œuvre qui prend forme au fur et à mesure des rencontres, des événements, des déplacements, sans planification réelle autre que la destination du voyage et le projet de discuter avec des gens. Les dessins des deux artistes sont en noir & blanc, plus chargés et un peu charbonneux pour Baudoin, un peu plus en mouvement pour ceux de Troubs, avec une touche amusée, une sorte de plaisir évident. Indubitablement, les images font voyager le lecteur : dans des villes, dans des habitations, dans la nature sauvage, dans des zones cultivées, sur la route. Il ne s'agit pas d'un carnet de voyage avec de belles images de paysage, mais plus de croquis donnant la sensation d'avoir été faits sur le vif. En réalité, les auteurs se sont bien livrés à un travail de composition, de réalisation des pages après coup : ils se dessinent en train de travailler dans les planches 42 & 43. le lecteur a vite fait de s'acclimater à ces planches rugueuses, à ces visions qui reflètent la préoccupation ou l'intérêt du moment de l'un ou l'autre des auteurs. Il partage leur regard qui ne constitue pas une description neutre de ce qui les entoure, mais un choix de ce qui les marque. Bien sûr, une quantité significative de cases se présente sous la forme d'un gros plan sur un visage, le Colombien en train de parler et de raconter son souvenir le plus marquant, parfois en une phrase, parfois dans un long texte. Les portraits, des visages en gros plan, ne cherchent pas à montrer une vision idéalisée de la personne, ou embellie : c'est un dessin un peu simplifié par rapport à du photoréalisme, s'attachant à l'impression donnée par l'interlocuteur, son trait de caractère apparent lorsqu'il s'exprime. Il est vraisemblable que s'il les croisait dans la rue, le lecteur ne les reconnaîtrait pas. Il semble qu'a contrario l'individu reconnaît sa personnalité dans le dessin qui est fait de lui. Les auteurs ont composé leur ouvrage de manière que le lecteur ressente l'impression de faire la connaissance de ces individus qui lui parlent pendant quelques minutes. Il les rencontre au gré des déplacements et des visites des artistes. de la même manière, il ressent les impressions laissées par les différents endroits : le bruit et l'immensité de Bogotá, le caractère rural du village de Belén, l'isolement du village de San Vincente del Caguán, la réalité de la nature dans la forêt avoisinante, avec les arbres, un singe-araignée, les chants d'oiseaux au réveil le matin, une tortue qui les regarde passer lors d'un voyage d'une heure de pirogue, une poule en liberté, un perroquet, etc. En fonction de ses centres d'intérêt, le lecteur est plus moins ou familier de la situation de la Colombie en 2013. Les auteurs font en sorte d'intégrer les notions d'histoire et d'économie nécessaires, la guerre civile, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie, 1964-2016), la corruption, la culture de la coca, les intérêts des multinationales, les organisations paramilitaires, les narcotrafiquants, la criminalité qui fait environ quarante morts par jour, la pauvreté, la diminution de la population d'indiens Huitoto / Uitoto, les six millions de Colombiens déplacés à l'intérieur du pays. En fonction de la nature de l'information, elle est soit exposée par les auteurs, soit par une personne qu'il rencontre, avec qui ils échangent. le lecteur sait bien que Baudoin et Troubs ont choisi leurs interlocuteurs dans une classe sociale bien définie, et que l'image qui en ressort est donc partielle. Les premiers témoignages de violence sont terribles et durs, mais similaires à ce qu'il a pu lire dans la presse. C'est l'effet cumulatif de ces souvenirs marquants qui dessine le climat de cette région du pays pour la population. Dans la planche 103, Troubs pense en son for intérieur que très souvent quand il rentre de voyage, il se dit qu'on est en démocratie en France, qu'on a la sécu, une justice pas corrompue. Chaque fois qu'il va voter, il a l'impression de participer à la vie politique, de s'impliquer, même s'il sait bien que ce n'est qu'une illusion. Mais que ferait-il s'il était colombien ? S'engagerait-il ? Fermerait-il les yeux ? En effet, l'ouvrage n'apparaît pas comme une dénonciation, mais plus comme un témoignage sur la force vitale de ces êtres humains. le lecteur fait le lien avec ces images montrant des fourmis portant une charge beaucoup plus volumineuse qu'elles. Il pense au plaisir de vivre des habitants de Caquetá, malgré la violence arbitraire des factions armées, malgré les traumatismes de leur passé individuel. Il ressent la force de vie à la fois fragile et plus forte que tout, pour assurer les besoins vitaux de nourriture et de logement, mais aussi d'éducation, de sécurité, de moralité, de famille, et lorsque c'est possible d'éducation, de projets à long terme comme une réserve naturelle. Le lecteur sait qu'il s'embarque pour un voyage en Colombie, à la rencontre d'habitants de villages dans une zone rurale du pays. Il découvre un ouvrage qui défie les conventions de la bande dessinée, mélange de narration séquentielle, et de texte illustré, dans un noir & blanc sans afféterie, dont la somme des parties fait un tout étonnamment harmonieux. Il ressent qu'il rencontre les habitants dont les artistes font le portrait comme s'ils leur parlaient en direct. Il voit un portrait de cette région du pays se dessiner progressivement, sans parti pris politique, sans dogmatisme, montrant le peuple qui vit dans un pays en guerre civile. Extraordinaire.

01/05/2024 (modifier)