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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Au coeur de la tempête (Voyage au coeur de la tempête)
Au coeur de la tempête (Voyage au coeur de la tempête)

Mortier culturel - Cette histoire est parue pour la première fois en 1991, après Jacob le cafard (1988) et avant Le peuple invisible (1993). Il s'agit d'une bande dessinée noir & blanc, de 205 pages, écrite et dessinée par Will Eisner (1917-2005). Le tome commence avec une page d'introduction rédigée par Will Eisner en 1990. Il indique que son idée de départ pour ce récit a évolué de l'évocation des États-Unis avant la seconde guerre mondiale, à un récit semi autobiographique, et un regard sur le rêve américain de l'intégration culturelle et raciale, et sur l'évolution de la signification du mot préjugé En 1942, la guerre en Europe a fini par se faire sentir aux États-Unis et les jeunes américains sont appelés sous les drapeaux. Ils devaient se rendre à la caserne indiquée, où ils recevaient un uniforme, puis prenaient un train pour une destination qui ne leur était pas précisée. Ils savaient que ce voyage était le moment pour emmagasiner de l'énergie, et pour se préparer aux épreuves à venir qui allaient remettre en question leurs valeurs et leurs préjugés. Ce jour de 1942, Willie se trouve dans le train en uniforme de troufion, à côté d'un autre appelé Mamid. En réponse à un troisième bidasse, Mamid explique que tout ce qu'il sait c'est que le train les emmène vers un camp d'entraînement pour les préparer à la seconde guerre mondiale, et que quelques jours avant il était l'éditeur d'un quotidien turc à Brooklyn. L'autre fait une remarque sarcastique sur leurs qualités de soldats et Mamid pique un petit roupillon. Coté fenêtre, Willie repense à son enfance à Brooklyn, avec ses parents en 1928. Cette année-là, ils ont déménagé dans le Bronx, pour que son père se rapproche de l'usine dont il était le propriétaire. Alors que ses parents déballent les cartons, sa mère lui demande d'aller promener son petit frère Julian dehors. Ils se font prendre à partie par des adolescents du quartier qui rossent Willie, sous les yeux de son petit frère. Willie et Julian reviennent à la maison : la mère s'inquiète pour Willie qui va dans sa chambre pleurer de frustration sur son lit. Son père Sam l'y rejoint et lui explique comment ça se passait dans son village (shtetl en yiddish) quand les villageois du coin venaient chercher la bagarre et que les juifs devaient faire le dos rond. Leur conversation est interrompue par un coup frappé à l'entrée. Le père va ouvrir et se retrouve face à Tony, un homme baraqué de haute taille qui vient demander des excuses du fait que Willie ait mordu l'oreille de son fils. Il exige que Sam sorte dehors pour qu'ils se battent. Ne pouvant faire autrement, Sam accepte et déclare d'entrée de jeu que l'autre a gagné. Tony déclare qu'il est hors de question qu'il se contente de cette déclaration et qu'il a bien l'intention de se battre. Quelques instants plus tard, Sam rentre chez lui indemne et indique à sa femme Fannie que le vendredi suivant ils amèneront du poisson qu'elle prépare si bien, chez Tony. Le voyage en train continue et le trouffion essaye d'asticoter Willie sur le fait qu'Hitler extermine les juifs. Willie ne répond pas. Il repense à Helen, une jolie demoiselle blonde du quartier qui l'invitait régulièrement dans l'atelier naval de son père, un communiste qui lui expliquait le principe de la lutte des classes et de la révolution. Willie était revenu chez ses parents, alors que les gamins du quartier avaient pris le landau avec son petit frère dedans pour chahuter. Willie avait récupéré son frère sans avoir à se battre, utilisant son cerveau, comme son père avec Tony. L'introduction de l'auteur explicite donc son intention : mettre en scène l'intégration culturelle de juifs au sein de la société américaine. La séquence la plus lointaine se déroule en 1880 lorsque Fannie (la mère de Willie) évoque son père, un émigré roumain qui a eu trois enfants (Irving, Mike et Rose) d'une première femme et trois autres (Fannie, Goldy et Bobbie) d'une seconde. La séquence la plus récente est celle du train en 1942. Le lecteur peut donc voir trois générations différentes interagir avec les américains dans leur entourage. Il observe des comportements relevant de l'ignorance crasse (le troisième soldat qui est incapable de savoir où se situe la Grèce), le harcèlement peu importe la raison (les jeunes irlandais s'en prenant à leur voisin plus jeune et pas de leur milieu), l'antisémitisme ordinaire, juste comme ça, sans fondement idéologique ou religieux, juste par habitude. Il est également témoin de l'amitié spontanée et désintéressée entre enfants, de l'entraide, de l'absence de préjugés de race ou de culture, du lien amical plus fort que les préjugés de classe, des lieux communs antisémites plus forts que l'amitié, de l'entraide au sein d'un même communauté, mais aussi de ses limites, et de la fraternisation indépendamment des convictions et des préjugés. Tout est littéralement possible et rien n'est joué d'avance ou immuable. Cette histoire relève de la fresque historique et sociale à hauteur d'individu. Le lecteur passe d'une vague d'immigration à la fin du dix-neuvième siècle à l'approche de la première guerre mondiale, puis traverse la grande crise économique des années 1930, jusqu'à la déclaration de la seconde guerre mondiale, tout ça en toile de fond, avec les répercussions sur le commun des mortels. Comme toujours chez cet auteur, les dessins insufflent une vie incroyable dans chaque personnage, chacun étant différencié par ses vêtements, sa morphologie, ses gestes et ses postures, ses expressions de visage. Il n'y a pas deux personnages identiques. Will Eisner met en œuvre sa science de la direction d'acteur, poussant parfois jusqu'à la pantomime, mais sans tomber dans l'exagération comique, conservant toujours cette justesse dans les nuances et dans l'expressivité. Le lecteur éprouve la sensation de voir exister devant lui aussi bien des enfants dans une bagarre de rue, qu'un père en train d'expliquer comment éviter la bagarre à son fils honteux de s'être fait rosser, une mère ayant une petite tendance à se montrer théâtrale dans ses réactions dramatiques, une épouse autoritaire houspillant un mari qui a capitulé depuis belle lurette (avec des épaules tombantes et une posture avachie et résignée), une jeune femme courageuse essayant d'arracher sa petite sœur d'un tripot, un artiste bohème dans la Vienne de 1910, un américain communiste habité par ses convictions, un jeune américain bon teint, etc. Le lecteur se rend compte qu'il a déjà une idée du caractère de chaque personnage, de son origine sociale, de ses émotions rien qu'en le regardant le temps de 2 cases. Il y a là une science incroyable du portrait vivant. Les qualités artistiques de Will Eisner ne se limitent pas à représenter les êtres humains dans leur diversité. Sa narration graphique est à nulle autre pareille, d'une richesse roborative. Il pense ses constructions de page en fonction de chaque séquence, utilisant aussi bien des cases sans bordure laissant une liberté de mouvement total au regard du lecteur, que des pages à fond noir (plutôt que blanc) que des dessins enchevêtrés comme coulant l'un dans l'autre, que des cases traditionnelles avec une bordure rectangulaire tracée. Il n'utilise pas de bulle de pensée, les phylactères étant consacrés aux dialogues. Il intègre parfois de courts textes sous une image, comme une sorte de texte illustré, ou plutôt d'image commentée, sans nuire en rien à la fluidité de la narration. Ce récit étant explicitement situé dans le temps, le lecteur attend une reconstitution historique. Will Eisner fait le nécessaire avec la même élégance que pour les personnages. Sa narration visuelle ne devient pas un exercice académique de recréation d'une époque ou d'une autre. Les éléments apparaissent naturellement dans les cases, sans que le lecteur n'ait l'impression de devoir s'extasier devant la pertinence d'un détail. Dans le fil du récit, il peut effectivement s'intéresser aux costumes, à l'architecture des bâtiments, aux outils d'un menuiser, aux différentes formes de landau, au lange d'un bébé, au modèle d'une automobile, au mobilier, etc. Il peut aussi n'en faire aucun cas et ne pas s'y attarder, en se limitant à l'impression globale que tout est bien d'époque et à sa place. Du coup, sans même s'intéresser à la notion d'intégration, le lecteur se projette dans les différents individus qu'il voit vivre sous ses yeux, ressentant leurs émotions, partageant leurs espérances, leurs envies, leurs émotions. Il se sent aussi proche d'un jeune garçon malmené par les gosses du quartier que de son petit frère qui regarde ce qui se passe sans comprendre, que d'une femme inquiète de voir son mari sans travail et donc sans revenu pour nourrir ses enfants, que d'un jeune peintre à Vienne exploité par son maître, que d'une jeune adolescente contente de son indépendance à travailler dans un tripot, que d'un homme d'une vingtaine d'années franchissant une étape après l'autre pour pouvoir devenir médecin, que d'un adolescent dépassé par l'antisémitisme larvé et implicite de ses parents, que par un père de famille résigné à être un mauvais entrepreneur, mais philosophe. Cette histoire est à l'opposé d'un exposé stérile et magistral : elle est habitée par des êtres humains faillibles et toujours sympathiques quels que soient leurs défauts. L'humanisme de Will Eisner rend chaque personne très réelle avec cette complexité inhérente qui fait qu'il n'est pas possible de les haïr ou d'y voir un méchant d'opérette. À chaque nouvelle œuvre, Will Eisner se lançait un nouveau défi. Loin de déboucher sur des récits conceptuels, cette méthode accouche à chaque fois d'une histoire pétrie d'humanité, avant tout des individus très incarnés qui vivent leur vie de leur mieux en fonction de leur éducation, de leur milieu, de l'environnement dans lequel ils évoluent, des circonstances historiques, avec un trait toujours aussi élégant et vivant.

09/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Dropsie Avenue
Dropsie Avenue

Un quartier à travers les âges - Dans la carrière de l'auteur, ce tome est paru entre Le peuple invisible (1993) et Affaires de famille (1998). La première édition date de 1995. L'histoire comprend 170 pages de bandes dessinées en noir & blanc. Le tome s'ouvre avec l'introduction rédigée par Will Eisner pour l'édition originale de 1995. Il évoque l'objectif qu'il s'était fixé : raconter l'histoire d'un quartier au fil des décennies, en faisant apparaître que ce qui fait son identité sont les personnes qui l'habitent. Il ajoute qu'il a effectué des recherches sur l'histoire du Bronx, confirmant que le quartier en question se situe bien dans le Bronx, le plus au nord des 5 arrondissements de New York. Au début, il n'y avait que quelques maisons implantées à proximité du croisement de plusieurs routes. En 1870, il a commencé à se former un voisinage au sens propre du terme, essentiellement des fermes héritées de vieilles familles hollandaises. Dans une de ces demeures, la famille Dropsie (le mari, la femme, le frère et la fille) constate qu'il y a régulièrement de nouveaux habitants qui font construire leur maison, essentiellement des immigrés britanniques. En plus, ils ont l'art et la manière d'obtenir de meilleurs prix pour leurs récoltes. Un soir, le frère bien bourré décide d'aller incendier le champ d'un anglais. Il entraîne avec lui la fille du couple qui essaye de l'arrêter. La fille périt accidentellement dans les flammes. Le père sort et abat son frère d'une balle dans la tête. Les parents sombrent dans la dépression, alors que le voisinage continue de se transformer, les maisons empiétant sur les terres agricoles, jusqu'à toutes les occuper. En 1890, le mari laisse se consumer une bougie le soir qui met le feu à la maison la nuit. Les époux périssent dans l'incendie, la destruction de la demeure libérant la dernière parcelle du quartier. Quelques semaines plus tard, la parcelle est achetée par un couple d'irlandais dont le mari a fait fortune dans la construction. Il souhaite s'établir dans un quartier huppé pour attester de leur réussite sociale. L'une des familles du voisinage décide de vendre sa propre maison et de déménager pour ne pas avoir à croiser des irlandais dans la rue, ni les avoir sous le nez depuis leur fenêtre. Leur femme de ménage va rapporter l'information dans sa famille. Le père, un chef d'entreprise (de livraison par charrette à bras) y voit l'occasion lui aussi de mettre un pied dans la bonne société en achetant la demeure ainsi libérée. Dans la famille irlandaise, la mère se plaint que leurs voisins anglais refusent de répondre à ses invitations pour des soirées. Le fils apprend le piano au grand dam de son père qui veut qu'il reprenne son affaire de construction. La fille sort tous les soirs. Un jour le pasteur O' Leary rend visite au chef de l'entreprise des charretiers, handicapé suite à un accident, et il lui apprend qu'il se rend chez les O'Brien dont la fille vient d'être arrêtée pour prostitution, ce qui provoque une forte hilarité chez le patron. Chez les O'Brien, le choc de la nouvelle est trop fort pour la mère qui décède d'une crise cardiaque. Le fils va verser la caution de sa sœur au commissariat, mais le proxénète l'a déjà fait et il compte bien repartir avec la fille. Il s'en suit une bagarre au cours de laquelle le mac est tué, et le fils décide que sa sœur doit fuir au Canada séance tenante. Il rentre ensuite à la maison pour découvrir que son père a également succombé à un arrêt cardiaque. Peu de temps après, Miss Brown, une institutrice, emménage à Dropsie Avenue. Dans son introduction de 2 pages, Will Eisner se montre particulièrement explicite quant à son objectif (raconter l'histoire d'un quartier), sa motivation (rendre compte de l'importance du voisinage pour les habitants) et de l'absence de précédent en bande dessinée. Il évoque les difficultés inhérentes aux limites de la bande dessinée pour réaliser une telle entreprise, ainsi que les forces du médium qu'il a utilisées pour réussir. Effectivement, la bande dessinée se prête très bien à la narration de récit faisant vivre des personnages, et ne semble pas a priori à même de rendre compte d'un phénomène associant Histoire, urbanisme et sociologie. Pourtant… Le lecteur retrouve tout ce qui la force narrative de l'auteur : sa capacité à insuffler une vie complexe dans ses personnages, chacun étant unique, à l'opposé d'un dispositif narratif réduit à l'état de coquille vide, ou d'un stéréotype prêt à l'emploi sans personnalité propre. Au fil des décennies, le lecteur fait connaissance avec plusieurs dizaines d'individus tous mémorables. Will Eisner retrace l'histoire de cette avenue Dropsie pendant un peu plus d'une centaine d'années. Il y a donc un prologue situant le début en 1870 et amenant au nom de Dropsie. Puis les habitants donnent une âme à ce voisinage, en font un organisme vivant qui évolue au gré des populations l'animant. L'artiste est toujours aussi surdoué pour la direction d'acteurs et les costumes. Comme à son habitude, il n'hésite pas à user d'une touche d'exagération dans les postures et les mouvements pour mieux rendre visible un état d'esprit ou une émotion. Sous réserve qu'il y prête attention, le lecteur peut voir que les personnages se conduisent parfois comme des acteurs de théâtre en faisant des grands gestes un peu appuyés, ou des mines dramatiques insistantes. Mais dans le fil de la lecture, cela fait surtout passer les émotions avec une justesse épatante, générant une empathie irrésistible qui donnant la sensation d'être dans leur tête. Il en va de même pour la qualité des tenues vestimentaires. Will Eisner fat bien sûr le nécessaire pour que la reconstitution historique soit authentique. Il sait comme personne montrer s'il s'agit de vêtements neufs ou usés, d'une tenue de tous les jours choisie pour sa praticité ou d'une tenue d'apparat dans laquelle l'individu est un peu engoncé. Là encore, le naturel des dessins est tel que le lecteur absorbe ces détails sans avoir à y prêter attention. Cette justesse dans les personnages va jusqu'à savoir montrer à quelle classe sociale ils appartiennent, leur conscience de leur place dans la société et leur acceptation ou leur rébellion contre cet état de fait issu de leur naissance. Le lecteur voit donc passer des fermiers plus ou moins travailleurs, un chef d'entreprise issu du monde ouvrier, une maîtresse d'école, un chef de projet de ligne de métro, une fleuriste en fauteuil roulant, un jeune homme vivant de cambriolages, des policiers honnêtes, des policiers ripoux, des pasteurs, un chiffonnier de rue, un rabbin, un avocat, un vétéran de la guerre du Vietnam, des dealers, un afro-américain avec sa fille, etc. Au fur et à mesure que se succèdent les habitants de ce voisinage au fil des décennies, le lecteur voit évoluer la société américaine, les métiers, les habitudes, le multiculturalisme, etc. De la même manière, il voit l'évolution de l'urbanisme de ce quartier. Bien évidemment il sait en son for intérieur que New York n'a pas toujours été une mégalopole de près de 10 millions d'habitants. Mais c'est autre chose que de le voir. C'est également autre chose de voir qu'au début ce n'était pas des gratte-ciels, ni même des immeubles de quelques étages. De ce point de vue, Will Eisner utilise avec habileté les possibilités de la bande dessinée pour les reconstitutions historiques montrant l'évolution de ce territoire bien délimité depuis les champs de la fin du dix-neuvième siècle, jusqu'au milieu urbain vertical très dense. Le tour de force de ce récit monte encore d'un cran avec sa composante sociologique. À aucun moment, le lecteur ne ressent que l'auteur a construit des personnages de toute pièce pour qu'ils correspondent pile poil à ses besoins : historiques et sociologiques. Il éprouve la sensation contraire : ce sont bien les individus qui dictent les évolutions du voisinage, même s'il sait sur le plan intellectuel que Will Eisner a fait la démarche inverse. Avec une échelle d'un peu plus d'un siècle, l'auteur fait apparaître des évolutions insensibles à l'échelle de quelques années, généralement perceptibles par des adultes ayant vécu plusieurs dizaines d'années s'ils font l'effort de se concentrer sur la question, s'ils ont vécu au même endroit pendant un nombre d'années significatifs par rapport à cette période. Le lecteur retrouve tout l'humanisme de Will Eisner dans le parcours de vie de ses personnages (certains étant suivis pendant plusieurs dizaines d'années), et sa connaissance de la nature humaine qui peut parfois donner l'impression d'être du cynisme, voire de la cruauté. Dans la vision du monde de Will Eisner, tout le monde n'est pas beau et gentil, mais pour autant il ne condamne pas les uns ou les autres. Il sait que tout le monde est issu d'un milieu socio-culturel avec ses caractéristiques et a une histoire personnelle qui détermine son comportement. Cela lui permet aussi de faire émerger les lois sociologiques qui président à l'évolution du voisinage de Dropsie Avenue : les vagues d'immigration, les échanges capitalistes pour la recherche du profit, la peur et la haine de l'autre, l'aspiration à une vie meilleure, l'avidité et la voracité, les économies de bout de chandelle, la capacité à éprouver du contentement avec ce que l'on a, etc. Avec ce tome, Will Eisner se donne un défi : réaliser une étude sociologique et urbanistique d'un quartier, en bande dessinée. S'il n'a pas cette perspective en tête, le lecteur peut regretter que le récit semble sauter du coq à l'âne en ce qui concerne les personnages, donnant parfois une sensation un peu décousue. S'il l'a en tête, il plonge dans une reconstitution historique de haute volée, dans une comédie dramatique d'une richesse extraordinaire, dans un tableau vivant des forces qui façonnent un quartier et la société humaine.

09/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mon dernier jour au Vietnam
Mon dernier jour au Vietnam

Des êtres humains en situation de guerre - Ce recueil est paru pour la première fois en 2000, après Affaires de famille (1998) et avant Fajin le juif (2003). Il s'agit d'une bande dessinée noir & blanc, de 70 pages, écrite et dessinée par Will Eisner (1917-2005). Le tome commence avec une introduction de 3 pages rédigée par Matt Fraction en 2013, expliquant que Will Eisner continuait à se lancer des défis narratifs à 83 ans, âge auquel il a réalisé ces 6 histoires courtes. Suit une introduction de 2 pages rédigée par Wil Eisner en 2000, évoquant ses bandes dessinées pédagogiques sur la maintenance du matériel militaire réalisées pour l'armée ( PS Magazine: The Best of the Preventive Maintenance Monthly ), ainsi que son séjour en Corée puis au Vietnam pour réaliser ces bandes dessinées. (1) Last day in Vietnam (28 pages) - Un dessinateur arrive au Vietnam : il est accueilli par un soldat qui va être son guide pour son séjour. Ils commencent par monter dans une Jeep pour emprunter une route défoncée qui va les mener jusqu'au camp où ils prendront un hélicoptère. Monté à l'arrière, le dessinateur est ballotté dans tous les sens. Ils arrivent enfin en vue de l'hélicoptère et le soldat continue de papoter en lui indiquant qu'il s'agit de son dernier jour de service et qu'après il rentre chez lui. C'est en partie la raison pour laquelle il a été affecté à cette mission de guide. Ils montent à bord de l'hélicoptère et s'attachent et c'est parti pour la visite. (2) The Periphery (4 pages) - Un guide vietnamien s'adresse directement au lecteur. Il attire son attention sur un groupe de journalistes en train de prendre le soleil à la terrasse d'un hôtel. Il s'excuse car en fait, ils ne se font pas dorer la pilule, mais ils évoquent les dernières rumeurs sur la guerre : un bombardement d'Hanoï, l'utilisation d'une bombe atomique. Ils s'interrompent en voyant arriver un autre groupe de reporters en provenance du front, certainement porteurs d'informations plus récentes. (3) The Casualty (6 pages, dépourvu de texte et de mots) - Un soldat est attablé seul à la terrasse d'un café. Il fume sa clope, avec un verre et une bouteille posés devant lui. Il a le bras gauche dans le plâtre, plusieurs pansements au visage, et une attelle à la jambe droite. Il repense à la jolie vietnamienne qu'il avait abordée au bar, et au fait qu'ils étaient repartis bras dessus, bras dessous pour se rendre dans sa chambre d'hôtel. (4) A dull day in Korea (6 pages) - Un jeune soldat monte la garde, fusil à la main, jumelles autour du cou. Il est originaire de la Virginie Occidentale et il s'ennuie. Il trouve qu'il ne se passe rien. Il estime que la guerre touche à sa fin et qu'il n'y a rien à faire. L'armée occupe les positions fortes et il ne reste plus qu'à patrouiller alors que les affrontements sont maintenant plus au Nord. (5) Hard duty (4 pages) - Ce soldat est une véritable armoire à glace, un colosse. Il déplace les barils à main nue, plutôt que d'utiliser un chariot élévateur. De la même manière, il déplace les essieux de poids lourds à main nue. Il peste parce qu'il a été affecté à un poste de magasinier, alors qu'il estime être fait pour l'action, né pour le combat. (6) A Purple Heart for George (10 pages) - Comme tous les week-ends, George est bourré comme un coin. Tout en continuant à picoler à même le goulot, il braille à tue-tête dans le camp et les baraquements qu'ils sont tous des planqués, mais pas lui, que lui n'est pas un lâche. Lui il va faire sa demande de transfert pour rejoindre une affectation de combat. Chaque récit s'ouvre avec 2 photographies d'époque, permettant au lecteur d'en avoir un aperçu : des hélicoptères s'élevant au-dessus de la jungle, des soldats avançant vers un baraquement, une vue d'une place de Saïgon prise depuis un étage élevé, 2 soldats aidant un troisième, blessé, à avancer, la circulation de vélos et de pousse-pousse à Hanoï, des soldats en train de charger un canon, une classe d'orphelinat, un peloton de soldats en train de courir à l'entraînement dans la cour de la caserne. Le premier récit est raconté en vue subjective et le personnage principal devient ce soldat qui guide le narrateur. Le lecteur est frappé par son sourire et sa jovialité, et sa perte de confiance progressive arrivé aux deux tiers de l'histoire. Alors qu'il est casqué tout du long, il dégage une vraie personnalité grâce à l'expressivité de ses postures et de son visage, sans que l'artiste ne les exagère. À ce moment de sa carrière, Will Eisner est un maître sans égal du langage corporel, ayant trouvé l'équilibre parfait entre naturalisme et pantomime. Rapidement, le lecteur ressent l'état d'esprit du guide, et il sait qu'une telle justesse est le reflet d'années passées à observer les autres, avec une forte empathie, et à les représenter. Passée la deuxième histoire où le personnage principal est plus convenu, le lecteur découvre le soldat blessé. Il se souvient de ce qui s'est passé et son maintien se modifie en fonction de ce à quoi il pense, à la fois de ce qu'il ressentait à ce moment-là, à la fois conscience après de savoir ce qui se passait vraiment. L'intensité de l'empathie est extraordinaire. Puis le lecteur découvre le soldat du quatrième récit dans un dessin en pleine page, en plan poitrine et il sourit tellement ce visage exprime la condescendance et l'ennui de ce jeune homme. Les soldats des 2 dernières histoires sont à l'opposé : un fort des halles à la forte carrure, avec une musculature assortie, prenant plaisir à l'exercer pour faire rayonner sa virilité, à comparer avec un gringalet éméché, avançant d'un pas mal assuré tout en déclamant bien fort sa décision. Il suffit donc de quelques cases à l'auteur pour donner vie à des êtres humains tous différents et uniques. La qualité de la reconstitution historique est tout aussi impressionnante. Bien sûr, le lecteur regarde donc les uniformes militaires, le modèle de Jeep, les hélicoptères, les baraquements, les rues de Saïgon, les locaux administratifs de la base, mais aussi les rizières vues depuis l'hélicoptère, ou une terrasse de café, un hôtel de passe. Il peut se projeter dans chaque endroit, sans s'y sentir à l'étroit. Très tôt dans sa carrière, Will Eisner a réfléchi à comment donner la sensation au lecteur de lieux plus grands que la vision que n'en donne une case : il utilise des cases sans bordure ce qui évite l'effet de cadrage limitatif, et produit également une lecture plus fluide. Ce procédé produit des sensations remarquables, par exemple lorsque le jeune soldat de Virginie Occidentale regarde au loin : le lecteur se rend qu'il éprouve la sensation d'horizon lointain et qu'il projette même ce qu'il peut y a avoir au-delà de ce que montre la case. La narration visuelle est remarquable en tout point et suffit à elle seule à happer le lecteur quelles que soient les réticences qu'il puisse éprouver au départ envers les idiosyncrasies graphiques de Will Eisner. Chaque histoire exsude un humanisme chaleureux à toutes les planches : Will Eisner porte un regard sympathique sur chaque individu, même ceux au comportement moralement discutable. Cela ne veut pas dire qu'il cautionne tout, ou qu'il gomme les aspects moins reluisants. Le guide perd toute contenance quand la base militaire subit une attaque ennemie et qu'il devient claire qu'il peut y laisser sa peau. Dans la deuxième histoire, le militaire est accablé de chagrin et de culpabilité. Dans la troisième, le soldat se paye une prostituée. Dans la quatrième, le lecteur voit un individu particulièrement obtus, aux valeurs étriquées. Dans la cinquième, il comprend que le malabar est un tueur des plus efficaces sur le champ de bataille, dépourvu de toute arrière-pensée pour les êtres humains qu'il tue. Le dernier est plus pathétique, trouvant son courage dans l'alcool, pour tout oublier une fois sobre. Mais aucun d'eux n'est un artifice narratif ou un méchant. Ils sont tous humain, un individu avec ses motivations, une histoire personnelle qui permet de comprendre le comportement décrit, de pouvoir se mettre à sa place. Il devient impossible de les juger. Il est normal de vouloir pouvoir rentrer chez soi quand on est à la veille de la quille. Il est impossible de ne pas compatir au traumatisme dramatique qui accable le militaire affalé à la terrasse. Le comportement borné du jeune de Virginie Occidentale ne fait que montrer en quoi son point de vue et sa façon de réagir sont façonnés par son milieu socio-culturel, et également imputables à sa jeunesse. Même le soldat doué pour tuer révèle une habitude qui empêche le lecteur de le condamner. En faisant le rapprochement avec celui du récit précédent, il se dit que celui-ci aussi a développé ses capacités meurtrières du fait de son environnement. Encore un recueil d'histoires courtes de Will Eisner, encore des histoires sur la guerre. Oui c'est vrai. Mais aussi à nouveau une narration visuelle hors pair, dont l'expressivité est au service de l'humanisme, révélant la complexité de l'individu, son ambivalence, tout en conservant son capital sympathie. À nouveau, un regard pénétrant porté avec douceur et affection sur des êtres humains uniques dans des circonstances dramatiques qu'ils n'ont pas choisies. À nouveau un très grand cru de bande dessinée et un très grand millésime de Will Eisner.

09/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Valse des Alliances
La Valse des Alliances

Déterminisme de naissance - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Dans la bibliographie de son auteur, il est paru entre Fagin le juif (2003) et Le complot - préface d'Umberto Eco: L'histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion (2005). La première édition date de 2003. Il a entièrement été réalisé par Will Eisner (1917-2005) : scénario et dessins, avec des nuances de gris. Cette histoire comporte 110 pages de bande dessinée. L'histoire s'ouvre avec une lettre de 2 pages, adressée au lecteur, et rédigée par Abraham Kayn, évoquant l'importance d'un bon mariage, indiquant que son fils Aron a pu épouser une fille de bonne famille, et concluant que les bonnes alliances sont effectivement le but du jeu. Les 4 pages illustrées qui suivent évoquent l'émigration de la famille Arnheim aux États-Unis deux décennies avant la Guerre Civile. Le texte évoque l'émigration des juifs vers le Nouveau Monde : une première vague en provenance de l'Espagne et du Portugal en passant par le Brésil, une partie de la diaspora séfarade. Puis il est question de la dépression économique sévissant entre les années 1820 et 1840 en Allemagne et dans l'Empire Austro-Hongrois, de l'antisémitisme montant dans ces pays, et de la deuxième vague d'immigration, cette fois-ci des ashkénazes. La famille Arnheim s'installa aux États-Unis dans ces circonstances, et finit par développer et établir la plus importante usine de corsets. C'est ainsi qu'Isidore Arnheim hérita de l'entreprise nationale de son père, et d'un nom de famille établi parmi les hautes sphères de la société, et accepté par les gentils. Il épousa Alva Strauss, elle aussi issue d'une bonne famille, et ils eurent deux enfants : Conrad l'aîné, et Alex son petit frère. Conrad Arnheim grandit comme un enfant gâté, sa mère lui passant tout, et son père faisant tout pour qu'il accède aux meilleures écoles, et qu'il puisse y rester malgré un comportement inadmissible. L'année de ses 20 ans, Isidore et Alva Arnheim reçoivent leur fils Conrad dans l'étude d'Isidore et lui indique l'importance de leur nom, le fait qu'il doit reprendre la tête de l'entreprise à court terme, et qu'il doit réussir à faire un bon mariage. La famille Ober émigra également d'Allemagne à la même époque, mais le patriarche décida de s'installer à Lavolier, une ville sur les bords de l'Ohio. Au fil des affaires, il finit par devenir un banquier, propriétaire de son propre établissement. Le couple ayant des ambitions sociales plus importantes, ils acceptèrent bien volontiers de faire l'objet d'un reportage dans le journal local. Un jour, la mère ouvre une lettre d'invitation dans le courrier, où les Himmelhauser transmettent une invitation des Arnheim pour séjourner à New York à l'automne suivant. Une fois la date arrivée, les Ober (père, mère et leur fille Lilli) se rendent à New York. C'est l'occasion pour Isidore Arnheim et Abner Ober d'avoir une conversation en tête à tête, et de constater qu'ils ont des intérêts convergeant à unir leurs deux familles, par le biais d'un mariage. Il s'agit du dernier récit de fiction réalisé par Will Eisner (1917-2005), à l'âge de 83 ans, la bande dessinée suivante étant un reportage sur la supercherie des Protocoles des sages de Sion. Ici, il a choisi comme sujet la notion de valeur d'un nom de famille et d'alliance judicieuse par le mariage. Avant tout, ce récit se dévore comme un roman retraçant l'histoire d'une famille en se focalisant sur la génération de Conrad qui est le personnage présent pratiquement du début jusqu'à la fin. L'auteur sait développer l'envergure nécessaire, avec le texte de départ qui replace le contexte de l'émigration juive vers les États-Unis, en plusieurs phases, et en provenance de différents pays d'Europe, puis aux aléas économiques de la vie des différentes entreprises des familles impliquées. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu décontenancé par le fait que l'auteur ait inclus des pages avec des pavés de texte, accompagnés de 2 ou 3 illustrations. Au cours de la lecture, il y voit une preuve de l'honnêteté de l'auteur : ils apportent des informations d'ordre historique ou économique, ou forment une transition entre deux époques différentes. Ces passages se prêtent effectivement plus à une forme en texte qu'à une forme en bande dessinée. Ils apparaissent sur une quarantaine de page, réduit souvent à 2 lignes en début de page. Ils peuvent être accompagnés d'une ou plusieurs images, parfois servir d'en-tête à une page en bande dessinée. Le lecteur a tôt fait de s'y habituer et d'y trouver son compte, n'éprouvant pas la sensation de passer d'une BD à un livre. Will Eisner a indiqué à plusieurs reprises qu'il assimilait ses bandes dessinées plutôt à des nouvelles qu'à des romans. En ce qui concerne celui-ci, la pagination en fait un véritable roman, copieux et ambitieux. Le lecteur a tout le temps nécessaire pour côtoyer les personnages et qu'ils deviennent palpables, qu'ils existent avec leur personnalité propre, sans jamais courir le risque d'en oublier un ou qu'il ne soit qu'une coquille vide, un artifice narratif sans âme. La magie de l'écriture de Will Eisner opère ses miracles habituels : il n'y a pas de petit personnage, il n'y a pas de méchant. Le lecteur finit par se rendre compte qu'il éprouve une forte empathie pour Conrad Arnheim, et également pour Eva Kraus. Pourtant il voit bien travers de leurs actions qu'il s'agit de deux individus qu'il souhaite à jamais n'avoir côtoyer. Conrad jouit pleinement de sa richesse acquise avec sa naissance, et sait esquiver les conséquences de ses actes avec un naturel immoral. Au travers des dessins, le lecteur peut voir un enfant qui fait des comédies, un jeune adulte qui court après les jupons, fume et picole, un homme imbu de sa personne qui considère que tout lui est dû, un homme d'affaires qui regarde ses associés avec dédain, sa classe sociale lui permettant de se comporter comme s'il ne leur doit rien, et il ne s'en prive pas. En tant qu'époux, son visage arbore une forme de lassitude teintée d'agacement quand sa femme lui demande de s'occuper d'elle, et son langage corporel ne laisse pas de place au doute quant au fait qu'il ne se retient pas quand il en retourne une à sa femme. Il en va d'ailleurs de même pour Eva sa deuxième épouse. Il faut un peu de temps pour qu'Eva Krause s'installe dans sa nouvelle vie de mariée, épouse d'un homme d'une des plus importantes familles newyorkaises. Une fois sa position sociale assurée, elle remplit ses obligations sociales avec élégance et naturel : elle a atteint son objectif, à savoir sortir, appartenir à la haute, et profiter des bonnes choses, sans avoir à supporter de contrainte, en particulier de son mari. Le lecteur pourrait la plaindre : mari volage, obligations mondaines, pièce rapportée dans une famille, penchant pour la bouteille. Mais à nouveau, les dessins de Will Eisner font des merveilles pour rendre toute la complexité de cet être humain, pour rendre cette femme très humaine, simplement humaine. Comme à son habitude, l'artiste mêle des prises de vue cinématographiques, avec une mise en scène théâtrale pour une résultat saisissant de naturel et d'expressivité. Par exemple, en page 107, le lecteur voit Eva Arnheim danser : elle est représentée de plein pied, dans 8 positions différentes, la bouteille à la main, quelques notes de musique sur fond blanc, sans bordure de case. Le lecteur voit une actrice de théâtre en train de jouer une scène, exagérant un tant soit peu ses poses pour bien se faire comprendre, évoluant sur un fond vide. Le lecteur ressent le plaisir d'Eva à pouvoir ainsi danser libre de toute contrainte, sa volonté de s'étourdir avec la musique et l'alcool, un mélange inextricable de plaisir et d'insatisfaction inavouable à elle-même. C'est du grand art en termes de narration visuelle, une scène qui aurait nécessité de nombreuses pages de texte et un rare talent d'écrivain pour pouvoir susciter les mêmes émotions, faire passer les mêmes nuances. Il suffit qu'il marque une pause dans le récit, pour que le lecteur s'aperçoive de la personnalité graphique de la narration, des caractéristiques contre intuitive des pages. Will Eisner préfère supprimer régulièrement les bordures de case pour conduire le cerveau du lecteur à combler par lui-même ses espaces blancs, par capillarité avec les dessins adjacents, mais aussi pour laisser plus de place à ses personnages. Il gère avec les décors avec ce qui peut s'apparenter à de l'économie, mais en fait il sait rendre compte de la continuité des lieux, soit par des fonds blancs, soit par des fonds noirs, soit par des traits parallèles verticaux, de la nature des lieux par quelques accessoires particuliers. Il sait aussi investir du temps pour représenter une façade, une pièce et son aménagement, avec un niveau de détail d'autant plus impressionnant que ses traits de contour restent d'une souplesse extraordinaire, donnant une sensation organique à tout ce qu'il dessine. Il est également un chef costumier de talent, en toute discrétion, et un directeur d'acteur capable de leur faire exprimer les plus fines nuances émotionnelles. Le lecteur se retrouve donc immergé dans cette histoire familiale sans même s'en rendre compte. Il accorde son empathie à des personnages profiteurs, mesquins, égocentriques, alors même que leurs comportements détestables sont représentés de manière explicite. Il fait preuve d'un humour féroce s'exprimant avec gentillesse, et d'une cruauté raffinée dans le sort de ses personnages. Le lecteur peut voir comment chaque individu est prisonnier des exigences de son milieu socio-culturel, comment ses actions sont dictées par les habitudes et l'éducation, comment chaque personne fait de son mieux pour concilier les contraintes, les exigences, ses aspirations, et sa recherche du plaisir. Il est même étonnant de voir comment l'auteur met en avant tous ces paramètres concourant à une forme élevée de déterminisme, en opposition totale avec la soif de liberté inscrite dans la constitution des États-Unis. Il jette un regard pénétrant et critique sur le jeu social qui n'est pas que celui du mariage ou des alliances, mais aussi celui de l'apparence, de la manière dont la volonté de certains individus s'imposent à d'autres, de la manière dont les défauts des parents impactent la vie de leurs enfants, de la continuité des chaînes de conséquence, en particulier dans la transmission de la condition sociale. Ce roman s'avère d'une richesse aussi incroyable que sa facilité de lecture, l'humanisme avec lequel l'auteur considère ses personnages, une forme de dérision très particulière modelant sur la condition humaine, une vision adulte, intelligente et sensible de l'individu.

09/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Complot
Le Complot

Rétablir la vérité historique - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, parue la première fois en 2005. Elle bénéficie d'une introduction d'Umberto Eco. En 1864, Maurice Joly (1829-1878), un citoyen français doté d'une conscience politique, écrit un ouvrage intitulé Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, un livre dirigé contre la politique de Napoléon III et qui dénonce les méfaits du pouvoir de la finance sur la société française de l'époque. Quelques années plus tard, Mathieu Golovinski (un russe exilé à Paris) rédige à la demande de ses supérieurs de l'Okhrana (police secrète tsariste) un ouvrage destiné à convaincre le tsar d'abandonner sa politique libérale. L'ouvrage s'intitule "Les protocoles des sages de Sion" (abrégé en "Protocoles" dans la suite de commentaire) et il est présenté comme contenant les secrets d'une réunion de chefs juifs pour subvertir les pouvoirs en place dans chaque état et pour gouverner le monde. Il s'agit d'un faux éhonté dont la véritable nature a été dévoilée dès 1921 par le quotidien anglais Times, mais qui continue d'être utilisé comme outil de propagande antisémite de nos jours. Dans sa préface, Will Eisner indique qu'il recherchait des exemples de faux pour préparer une bande dessinée sur le sujet quand il a découvert ce texte et a décidé d'en faire l'objet de son récit. Eisner explique qu'il souhaite apporter sa contribution à la dénonciation de cette supercherie sous la forme d'une bande dessinée, ouvrage facile à lire et divertissant grâce aux images. Il faut dire que Will Eisner est un illustrateur exceptionnel qui sait camper chaque personnage en quelques coups de crayons qui semblent presqu'une simple esquisse, et qui pourtant rend chaque individu unique. le lecteur peut regarder n'importe quel individu et déduire de ses vêtements, de sa posture, de son expression du visage une quantité d'informations sur sa position sociale et ses traits de caractère. Pour cette bande dessinée très particulière, il a choisi une mise en scène théâtrale dans laquelle les personnages semblent souvent évoluer sur une scène et surjouent légèrement leurs émotions pour mieux les faire passer. Il faut dire que Will Eisner a construit son récit comme un historien souhaitant donner un point de vue assez large sur les Protocoles. La rédaction effective du document n'intervient qu'en page 56 (sur 124). Il commence par expliquer le contexte de l'écriture des Dialogues aux enfers, puis il donne quelques éléments biographiques de la vie de Golovinsky. La suite du récit comprend 17 pages mettant cote à cote des extraits du Dialogue aux enfers et leur transcription dans les Protocoles, avec les réactions d'un journaliste du Times à chaque fois. La suite montre le processus de diffusion des Protocoles pendant le vingtième siècle, leur rôle dans la formalisation de la doctrine nazie, et les différents procès établissant qu'il s'agit d'une supercherie. À un premier niveau de lecture, cet ouvrage démonte pas à pas la supercherie des Protocoles, les différentes utilisations qui en ont été faites (et donc son pouvoir de nuisance) et montre la nécessité de rappeler sans cesse la preuve du faux. Will Eisner effectue un travail d'historien, il cite ses sources, il utilise plusieurs angles d'approche pour rendre compte des différents points de vue. Dans le cas de ce texte incitant à la haine d'un peuple, tous les éléments sont évidemment à charge. À un deuxième niveau de lecture, cette histoire est imprégnée de l'humanisme de l'auteur qui ne condamne que rarement les individus. Il les dépeint en train d'effectuer leur tâches quotidiennes, sans se rendre compte des conséquences à long terme de ce qu'ils font. Par contre, il met en évidence les conséquences de l'ignorance, de la bêtise et des intentions de nuire à autrui (de construire l'unité d'un peuple contre un ennemi plus faible, ici les juifs). Ce récit vaut aussi par d'autres thèmes abordés en filigrane. La mise en images d'événements historiques provoque à chaque fois la même interrogation : par rapport à ce que je contemple, quelle est la part de "réel" et quelle est la part romancée ? Au fur et à mesure des procès ayant pour objet d'établir officiellement et publiquement la nature de contrefaçon, le lecteur s'interroge également sur les caractéristiques qui permettent de reconnaître une source fiable, une autorité légitime en matière de savoir. Enfin, la barrière morale en matière de désinformation devient difficile à cerner. Finalement Maurice Joly écrivait un dialogue fictif mettant en cause Napoléon III, sous couvert d'une satire ayant la forme d'une fiction politique. Il critiquait les intentions du monarque et ses actions politiques avec un outil à cheval entre l'information et une anticipation des conséquences probables. Son ouvrage s'attaquait à un individu à une époque. Les Protocoles font croire à l'existence d'un complot juif pour dominer le monde, dans lequel les comploteurs s'expriment comme des méchants d'opérette. Ils attaquent le peuple juif d'une manière plus général. À travers l'histoire des Protocoles, Will Eisner aborde également l'existence d'une haine des juifs (Judenhass) d'envergure mondiale. Et sa conclusion est d'une terrible noirceur devant le retour de l'antisémitisme et la rémanence des Protocoles, alors que la preuve du faux est accessible partout et à tout le monde (Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.). Cet ouvrage constitue une vulgarisation admirable de la supercherie des Protocoles des sages de Sion. Il aborde également bien d'autres thèmes complexes. Will Eisner a mis ses techniques narratives au service de son récit, il subsiste quelques passages où le texte prend le pas sur la narration séquentielle en images.

09/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Esprit du 11 janvier
L'Esprit du 11 janvier

Le besoin de certitude rationnelle est plus fort que tout. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il est initialement paru en janvier 2016, soit un an après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher de la Porte de Vincennes. Il a été réalisé par Serge Lehman (scénario) et Gess (dessins). Cet ouvrage est en noir & blanc. Serge Lehman est en train de passer ses vacances en Espagne, en août 2015, avec sa femme et sa fille. Il est installé face à la terrasse et il commence à écrire le livre que le lecteur est en train de lire. Il fait le constat de la disparition (ou de la mort) de l'Esprit du 11 janvier, estimant que cette circonstance permet d'en faire l'autopsie. Il précise d'entrée de jeu qu'il sait bien que tout le monde n'était pas Charlie. Il évoque ensuite l'expression de catholiques zombies utilisés par Emmanuel Todd (1951, historien et essayiste français), le sous-titre de son livre (sociologie d'une crise religieuse), et la fois précédente où l'Esprit a été invoqué de manière publique précédemment, par François Mitterrand (1916-1996). Il cite ensuite Jean-Marie Rouart (académicien, romancier, essayiste et chroniqueur français) parlant de la France comme principe, qui reste intacte, vierge inviolée. Viennent ensuite des formulations à connotation spirituelle prononcées par Jean-Pierre Raffarin (ex-Premier Ministre), Pierre Nora (historien), et également Bernad-Henri Lévy. Il décide alors de prendre l'expression de l'Esprit du 11 janvier au pied de la lettre, et de l'envisager sous l'angle d'un phénomène surnaturel, d'une manifestation relevant de la spiritualité. Serge Lehman développe donc son propos dans l'axe religieux, avec d'autres déclarations allant dans ce sens, avec en plus la Une du numéro 1178 de Charlie Hebdo du 15 janvier 2015 et son message de pardon. Il cherche alors la période de vie de cet Esprit (du 11 janvier), situant le début de sa vie au 07 janvier 2015, la date de l'attentat commis contre la rédaction de Charlie Hebdo mais aussi la date de sortie du roman Soumission de Michel Houellebecq. le lecteur découvre alors les 9 chapitres de l'exposé : (1) le mage Houellebecq, (2) Ahmed Merabet (policier, brigade VTT du 11ème arrondissement, abattu à bout portant par les frères Kouachi), (3) Chapitre 3 : Clarissa Jean-Philippe (abattue par Amedy Coulibaly à Montrouge), (4) Lassana Bathily (le musulman fournissant une aide providentielle lors de l'attentat de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes), (5) le signe (une chiure de pigeon), (6) la beauté (la marche du 11 janvier assimilée à une oeuvre d'art), (7) la lumière (La Une de Luz, un acte bravoure qui touche au sacrifice), (8) le mage Houellebecq (deuxième partie), (9) insoumission (faut-il croire ?). L'auteur termine son exposé avec un épilogue et sa relation émotionnelle avec une belle maghrébine de 40 ans lors de la marche du 11 janvier. Quelle étrange démarche, aussi indispensable et pertinente, que biaisée et sujette à caution. Serge Lehman est un auteur réputé de romans et bandes dessines. Il a déjà collaboré à plusieurs reprises avec Gess, par exemple pour les séries La Brigade Chimérique avec Fabrice Colin, et l'Oeil de la nuit. le lecteur éprouve donc un a priori favorable pour ce projet inhabituel et osé, porté par un éditeur sérieux, selon toute probabilité à l'opposé d'une suite d'élucubrations et de divagations. L'auteur établit clairement son hypothèse de départ : considérer l'Esprit comme une réalité spirituelle. du coup, le lecteur n'est pas trop surpris de découvrir que Lehman choisit les citations qui vont dans son sens et qu'il s'en sert pour tisser des liens nourrissant cette hypothèse de naissance d'une mythologie, même si sa durée de vie aura été des plus brèves. Gess se met au service d'un exercice de style très contraint. Il dessine avec un degré de finition entre l'esquisse et les traits de contours travaillés et lissés. Il doit représenter à de nombreuses reprises les bustes des individus réels cités, qu'il reproduit avec un degré de ressemblance variable, aidé par le fait qu'ils sont nommés explicitement dans les cellules de texte. En fonction des pages, il peut n'y avoir que des têtes en train de parler, avec de copieux phylactères contenant des citations dont les références sont données en fin d'ouvrage. Lorsque l'exposé s'éloigne de ces citations, Gess a parfois l'occasion de dessiner des choses plus variées. Dans une poignée de pages, l'artiste revient à une forme de bande dessinée plus classique, avec une séquence qui fait l'objet de plusieurs cases. Cette bande dessinée comprend 80 pages. le lecteur se rend compte que la narration est assez dense, que Serge Lehman développe de nombreux points pour peindre sa vision spirituelle de l'Esprit du 11 janvier. Arrivé en page 69, l'exposé touche à sa fin et Serge Lehman appelle son éditeur chez Delcourt pour lui indiquer que son étude ne l'a mené à rien de probant, confirmant l'impression du lecteur. Ce dernier voit bien que l'auteur choisit ses citations avec soin, de telle sorte qu'elles viennent toutes étayer l'hypothèse de départ. Alors que l'auteur donne l'impression de jeter l'éponge, il se fait admonester par son éditeur qui lui dit que ce n'est pas le moment d'être postmoderne et que l'auteur doit aller au bout et dire ce que c'est que la beauté dont il a parlé. L'auteur s'exécute, et l'avis du lecteur change du tout au tout sur son exposé, y compris sur la partie graphique. Lehman semble avoir cantonné Gess à un rôle des plus ingrats. L'artiste est juste bon à dessiner des visages pas si ressemblants, des images reprises dans des reportages, des dessins rapides mettant l'auteur en scène. À l'évidence, Gess sert à montrer tout ce que l'auteur Lehman n'a pas voulu écrire, toutes les descriptions laborieuses difficiles à rendre vivantes, toutes les présentations d'individus réels fastidieuses à rédiger, très faciles à représenter. Mais en page 9, le lecteur a la surprise de voir qu'un dessin de Gess va au-delà de son simple rôle de faire-valoir, en montrant l'esprit de tonton (F. Mitterrand) planant au-dessus de la foule, une séquence plus visuelle. Il est certain aussi que la copie de la couverture de Luz pour le numéro 1178 de Charlie Hebdo est plus parlante qu'une simple évocation en mots. le chapitre 6 ne fonctionne que grâce aux images, celui qui assimile la marche du 11 janvier à une oeuvre d'art. L'évocation du passage de Soumission (le roman d'Houellebecq) se déroulant à Rocamadour face à la Vierge Noire ne parle également que grâce aux dessins. Sous réserve d'être patient, le lecteur peut mieux prendre la mesure de l'apport de Gess à cet exposé, malgré une apparence qui peut paraître un peu négligée. Mais qu'en est-il du point de vue développé par Serge Lehman ? Après avoir été rasséréné par la discussion entre Lehman et son éditeur, le lecteur se détend un peu et accepte d'entendre ce que lui l'auteur. Il admet facilement que sa présentation des faits rend honneur aux victimes que sont Ahmed Merabet, Clarissa Jean-Philippe. Il sourit quand la femme de Lehman lui fait observer que c'est un peu facile de dresser le portrait de Lassana Bathily en héros tellement cet homme s'est montré parfait. Mais Lehman pousse sa réflexion au-delà. À nouveau sa femme lui fait prendre conscience d'une autre évidence : Luz (Renald Luzier) est le vrai héros du récit. Lehman acquiesce mais sans diminuer en rien la valeur des autres, et la réaction de leurs proches, à commencer par Malek Merabet, le frère d'Ahmed. Il finit par mettre en avant l'une des qualités de l'Esprit du 11 janvier : le pardon. Mais il ne s'en tient pas là. le lecteur peut rester dubitatif de la référence à Cyril Lucas, maître de conférence en probabilités à l'université Paris-Diderot, consulté par le Petit Journal de Yann Barthès. Les observations mathématiques de Serge Lehman laissent à désirer car elles restent superficielles et ne sont pas convaincantes. Cependant cela lui permet de placer une remarque avec efficacité : le besoin de certitude rationnelle est plus fort que tout. le lecteur pense alors à la phrase attribuée à André Malraux : le vingt-et-unième siècle sera spirituel ou ne sera pas. À plusieurs reprises, Serge Lehman emporte la conviction du lecteur avec des observations simples et d'une évidence lumineuse, pourtant rarement formulées avec une telle clarté. La synthèse des forces de la Une de Luz : à la fois défi et pardon, refus de céder et ouverture. L'impossibilité du pardon si Amedy Coulibaly avait pu appliquer son plan initial de tuer les enfants d'une école juive. Toujours sur la couverture de Luz : l'image d'un homme qui pleure et qui pardonne, c'est trop dangereux ; seul l'art peut révéler ainsi l'hypocrisie d'une époque et l'inversion de ses valeurs. Même s'il éprouve encore quelques réticences sur le déroulé de la réflexion de Lehman, il est touché par la générosité de son propos, par son regard lucide et par la justesse de sa sensibilité. du coup, il accepte d'entendre ce que l'auteur dit de l'accumulation de circonstances favorables face aux intentions des terroristes, face à leurs tueries ignobles, face à leur impact sur la conscience collective des français, le traumatisme psychique. le lecteur le plus cartésien aura bien du mal à réfuter la théorie de Serge Lehman, sans possibilité de la tourner en dérision. Serge Lehman & Gess tiennent la promesse du titre de leur ouvrage : mener une enquête sur l'Esprit du 11 janvier, du point de vue mythologique. le lecteur grimace un peu en découvrant l'exposé très orienté dès le départ. Il nuance un peu son jugement de valeur du fait des observations perspicaces de Lehman qui ne reste pas en surface de son sujet, qui n'hésite pas à interroger la croyance que les français placent en leur république. Il découvre petit à petit que les dessins de Gess ne servent pas qu'à permettre au scénariste de s'économiser en n'écrivant pas les descriptions fastidieuses. Puis, aux trois quarts de l'exposé, il change complètement de point de vue en découvrant l'honnêteté intellectuelle de Lehman et l'effet cumulatif de ses arguments. Lehman parvient même à montrer en quoi sa mise en avant de Miche Houellebecq est pertinente et que la parution de son roman Soumission participe de cet Esprit, lui donne une perspective plus ouverte. On peut ne pas partager l'avis de Serge Lehman & Gess, mais arrivé à la fin il n'est plus possible de faire preuve de dédain ou de condescendance.

08/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Ceux qui me touchent
Ceux qui me touchent

Lui, c'est pas pareil, il peut tout changer - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Damien Marie pour le scénario, et Laurent Bonneau pour les dessins et les couleurs. Il compte deux-cent-vingt-deux pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient déjà réalisé ensemble Ceux qui me restent (2014). C'est au départ assez simple. Deux humains… Souvent un lit et quelques minutes de sueur. Quelque chose qu'on ne contrôle plus. Des corps qui parlent. C'est assez simple. Mais ça ne l'a pas été. Alors, Fabien Manry a arrêté de fumer… Spermogramme, bilans de fertilité… Recherche de facteurs génétiques. Et puis Aude, sa conjointe, a morflé : insémination artificielle, fécondation in vitro… Une fois, deux fois, trois fois… Espoir, fausses couches, encore et encore… Les saletés de fausses couches. Et puis les gamins des autres, partout des mômes qui naissent comme une pluie de bonheur, un bonheur qu'on te précise ne pas pouvoir imaginer. Et les jeunes papas au bar dégueulent à Fabien, la vraie chance qu'il a d'avoir ses nuits à lui, de ne pas connaître l'enfer des biberons et des couches. Plus tard, Fabien va chercher une bouteille de vin à la cave, Blosseville Marniquet, d'abord Pinot noir, Pinot Meunier et juste une pointe de Chardonnay. Exactement ce qu'il faut, un champagne qui ne se laisse pas faire. Il remonte dans le salon–salle à manger pour retrouver leurs invités, en train de fêter l'annonce de la naissance à venir de leur fille à Aude et lui : Élisa, après douze ans d'attente. Élisa va bientôt fêter ses six ans, et Fabien est en train de déguster une bière avec son pote Alex. Ce dernier lui demande comment va le boulot : Fabien se montre fataliste, il tue des cochons du matin au soir, et une semaine sur deux, du soir au matin. Alex relativise en disant que ce n'est qu'un boulot. Fabien explique que son ami ne sait pas de quoi il parle. Il n'a pas cette saleté d'odeur dans le nez qui persiste encore trois jours après un brûlage, celui des soies. Et depuis qu'ils ont la petite, c'est à peine si Fabien voit Aude. Elle fait ses gardes de nuit les semaines où il est de jour, et vice-versa, pour éviter de passer un salaire en nounou. Ce boulot, ça devait être temporaire, mais la vie… Alex lui demande s'il a gardé des contacts de ses années d'arts appliqués. Fabien explique que pour chercher un taf il faut du temps, et dans ses journées le temps qui reste, ce n'est déjà pas assez pour sa petite puce. Cet horrible monstre suceur de temps, ajoute-t-il sur le ton de la plaisanterie. Alex l'invite à manger avec Élisa le soir-même, Fabien embauchant à cinq heures, ils garderont la petite fille et Aude pourra passer la chercher le lendemain matin. Fabien et Élisa arrivent juste avant le diner, et la petite fille déclare qu'elle n'aime pas le jaune, à Isa, sur un ton péremptoire. La compagne d'Alex la regarde d'un drôle d'air en lui disant bonsoir. Élisa explique : parce que le jaune, ça se mange pas. Fabien explicite : elle parle du curry. Le récit commence de manière singulière par une pleine page noire avec quelques cellules de texte. le lecteur constate rapidement que l'artiste réalise une narration assez aérée, majoritairement à base de cases de la largeur de la page, au nombre de trois ou quatre, utilisant parfois plus de cases disposées en bande. La pagination lui donne le loisir de réaliser des illustrations en pleine page, au nombre de huit, des dessins en double page au nombre de trois, et des pages sans texte où la narration est entièrement portée par les dessins, au nombre de trente. Cela donne au lecteur, la sensation d'une lecture facile, des pages qui se tournent à un bon rythme, les personnages disposent de place pour exister. La densité des détails dans la représentation des décors varie en fonction de la nature des séquences : des moments émotionnels ou de repli sur soi avec des fonds de case vides, ou des actions du quotidien avec décor représenté dans le détail, comme cet appartement du seizième arrondissement. le lecteur remarque également que le coloriste a opté pour le principe d'une teinte déclinée en plusieurs nuances pour chaque séquence, ou pour le contraste entre deux couleurs. Par exemple, celle de l'annonce de la naissance se déroule dans des teintes orangées, du jaune au presque rouge. La première séquence de travail à l'abattoir se déroule dans des teintes vertes contrastées par du jaune. Celle dans l'appartement du seizième fonctionne sur un contraste de jeune pale et de violet. Cela génère une impression d'environnement très cohérent, d'un seul tenant pour chaque scène. Laurent Bonneau dessine un registre réaliste et descriptif, avec un des traits de contour fins et cassants, quelques traits secs dans les zones détourées pour leur apporter une touche de texture ou rehausser leurs reliefs, et des aplats de noir aux formes déchiquetées pouvant être assez conséquent. le lecteur s'adapte rapidement à cette façon de représenter la réalité, banalité d'un quotidien souvent rugueux, avec quelques images saisissantes. Il peut aussi bien ressentir la familiarité d'une discussion à bâton rompu en buvant un verre dans la cuisine que la sensation d'irréalité qui accompagne des moments sortant de l'ordinaire. En fonction de sa sensibilité, certains visuels le touchent plus que d'autres : le choix d'une bouteille de vin à boire entre copains, Fabien qui invente une histoire pour sa fille Élisa après le coucher, un cerf en ombre chinoise dans une aquarelle en double page, l'envolée d'un groupe d'oiseau au-dessus d'une route de campagne, Fabien avec un tournevis ensanglanté à la main, les porcs entassés dans la remorque bétaillère, l'intense tristesse de Fabien alors qu'il vient de donner un verre d'eau sucrée à une personne à la rue lors d'une maraude, assister à une séance de photographies conceptuelles de dénonciation consumériste et de métaphore porcine, retourner au boulot alimentaire et abrutissant. L'intrigue en elle-même apparaît rapidement simple et linéaire : Fabien Manry forme un couple avec Aude, chacun ayant un boulot avec un bas salaire, des horaires en décalé, des heures supplémentaires imposées pour elle. Donner la mort aux porcs et les nettoyer pèse lourdement sur l'esprit de monsieur, travailler aux soins palliatifs en manquant de moyens pèse également lourdement sur l'esprit de madame. S'occuper de leur fille de cinq ans leur prend tout leur temps, mais… Fabien a suivi des études d'arts appliqués et il se prête volontiers au jeu de sa fille de lui inventer des histoires le soir, avec une princesse et même des cochons zombis, et voilà que le cerf qu'ils avaient introduit dans leur histoire du soir, se manifeste sur la route. Fabien y voit un signe : il peut changer l'histoire, celle qu'il raconte à sa fille, celle de sa vie, de leur vie. Lorsqu'un second signe des plus singuliers se présente sous ses yeux, le message est clair. Les auteurs racontent ces deux passages au premier degré, laissant le lecteur libre de s'en faire sa propre interprétation, une légère touche de surnaturel, ou bien une forme de synchronicité, c'est-à-dire l'occurrence de deux événements qui ne présente pas de lien de causalité mais dont l'association fait sens pour Fabien. À nouveau, en fonction de son inclination, le lecteur peut y voir soit une forme de pouvoir de l'imagination, soit le refus de capituler devant le principe de réalité. Ainsi Fabien a fait les arts appliqués, peut-être comme le scénariste ou le dessinateur, en tout cas son être comporte une fibre créative qui s'exprimera quelles que soient les conditions de vie. Une oeuvre artistique passe sous les yeux de Fabien, de façon particulièrement inattendue et incongrue et il y voit l'occasion de pouvoir revenir à son sa voie professionnelle de coeur, à sa branche de formation, à son inclination naturelle. Il sait qu'il dispose du pouvoir de changer la réalité, de modifier son destin, d'exprimer sa personnalité intérieure, ou plutôt en l'occurrence d'aider une artiste à être connue. Cherchant à se connecter au monde professionnel de l'art, il se rend compte que seule une des personnes qu'il a côtoyées durant ses études a fait carrière dans le monde de l'art, en tant que galériste. Cela le conduit à se demander ce qui peut bien broyer aussi systématiquement les rêves, ce qui ne marche pas avec lui, avec les autres. Ils étaient certains de leur destinée, si jeunes et si convaincus. Pourquoi il n'en reste rien ? D'un autre point de vue, le lecteur se retrouve fort impressionné par le passage de la page quarante-trois à cinquante-et-un quand Fabien décrit le fonctionnement de l'abattoir : Des barreaux pour entrer, ou pour que rien ne sorte… La grande fabrique de viande. le crachoir jette un porc sur le toboggan environ toutes les dix secondes, seize heures par jour, cinq jours sur sept. Vingt-cinq mille cochons tout roses par semaine. Progressivement, une idée se fraye son chemin dans l'esprit du lecteur : les êtres humains sont semblables à ces cochons. Au lieu d'être broyés par l'abattoir, les humains sont broyés par la société, sacrifiés. Cette comparaison fait froid dans le dos, donnant un sens sinistre à d'autres réflexions : Rien ne ressort vivant d'un abattoir ; la pauvreté renifle chaque individu comme une friandise ; regarder sa fille comme une magicienne, détentrice de la naïveté primale… en cours de formatage par l'institution. Cette prise de conscience se trouve renforcée par une nuit passée à la rue, par la participation à une maraude avec un véhicule de l'Armée du Salut. Une image de couverture et un titre cryptique, un texte de quatrième de couverture qui n'évoque qu'une facette du récit : le lecteur ne sait pas trop comment il doit prendre le récit. Sa lecture s'avère facile et surprenante, ancrée dans la réalité d'une famille avec de petits revenus, l'entrain de leur petite fille, des boulots harassants et pesants. La narration visuelle combine une forme aérée avec l'âpreté du réel, sans misérabilisme. le lecteur passe des tâches de l'abattoir au monde de l'art contemporain, avec l'évocation de Damien Hirst (1965-), Isabelle Plat, Ghyslain Bertholon (1972-). Il passe du quotidien aliénant aux histoires d'Élisa avec des cochons zombis, alternant entre la quantité quotidienne vertigineuse de porcs tués et les perspectives réconfortantes d'une entreprise artistique. Une aventure de la vie humaine sans fard, sondant les limites du principe de réalité. Formidable.

08/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série En silence
En silence

Ce n'était rien. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2012, réédité en 2023. Il a été réalisé par Audrey Spiry pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée. Juliette, vingt-quatre ans, sort d'une eau transparente, pour regagner la plage de sable blanc. Ses pieds ressentent le flux et le reflux des douces vagues. Elle rejoint sa serviette, avec un coup d'oeil en arrière pour voir son compagnon Luis, trente-trois ans, nager vers le large. Elle éprouve la sensation d'être au bout du monde, et lui de l'autre côté. Quelque temps plus tard, elle termine de stocker ses affaires dans un bidon étanche et elle s'apprête à le refermer. Luis lui demande si elle pourrait prendre sa serviette, parce que son bidon est plein à cause du pique-nique. Elle le fait, il la remercie. Derrière son bureau, Yann, le moniteur de canyoning, constate que la petite famille vient d'arriver, la maman Erika, le papa Gilles, leur grande fille Margot d'une dizaine d'années, et leur petite Léna, cinq ou six ans. Juliette pose son genou sur le couvercle de son bidon pour tasser la serviette et pouvoir le visser, sans s'apercevoir que la petite Léna la regarde faire avec curiosité. La famille sort à l'extérieur ainsi que Yann, Luis et Juliette sortent à leur tour dans la vive lumière. Il s'excuse de s'être emporté la veille. La petite famille est partie de son côté ; ils attendent sur le trottoir que Yann vienne les chercher. Yann arrive dans un van bariolé, et fort encombré. Juliette et Luis monte à l'arrière, mettant par terre ce qui se trouvait sur la banquette. Yann met ses lunettes de soleil en indiquant qu'avec ce soleil le canyon va être magnifique. À sa question, le couple répond que c'est la première fois qu'ils font du canyoning. Yann continue : ça fait quatre ans qu'il est moniteur de canyoning, et l'hiver il est professeur de ski. Ça ne plaît pas beaucoup à sa copine : il part six mois de l'année alors pour construire quelque chose… C'est vrai, c'est pas facile. Il demande à Luis dans quoi il bosse. Celui-ci répond : dans le cinéma. Il ajoute que Juliette vient de terminer ses études, et elle cherche du boulot. C'est l'époque des grandes décisions. Pendant le trajet, elle regarde par la fenêtre pour admirer le paysage. Allongée, elle compte les poteaux électriques qui défilent. Luis continue : c'est ses premières vacances depuis trois ans. le cinéma, c'est tout sa vie. On bosse, on vit ensemble, on ne peut pas lâcher le train en marche. Ça le prend soir et week-ends, le temps n'existe plus, c'est hyper grisant ! C'est comme une famille. Ce n'est pas facile tous les jours, mais le jeu en vaut la chandelle. Ils arrivent à destination, la voiture de la famille arrive juste derrière eux. Tout le monde sort : le vent souffle fort. Ils prennent le temps d'admirer le paysage. Ils enlèvent leurs habits pour ne garder que leur maillot de bain, et ils prennent leur bidon. C'est parti pour une demi-heure de descente à pied jusqu'à l'entrée du canyon. le paysage est magnifique. Première page : il nage, elle retourne à sa serviette. Pages deux et trois : entièrement rouge sans aucun dessin, et uniquement une courte phrase sibylline au milieu de la page de droite. Puis le récit passe à la boutique, point de départ pour la journée de canyoning, et premier contact entre tous les personnages. Ils sont au nombre de sept, le couple, la famille de quatre et le moniteur, il n'y en aura pas d'autre au cours du récit. le lecteur montre aux côtés du couple pour faire le voyage de l'aller dans le van de Yann, avec quelques cases s'attachant aux sensations, le paysage qui défile, l'impression des cahots, des virages de la route de montagne, de l'abandon de la somnolence, de la discussion sans conséquence à bâton rompu. Arrivée au lieu de stationnement : le vent fort, le paysage à couper le souffle, les gestes banals pour se changer et prendre les affaires. Cinq pages de marche jusqu'au point de départ de la descente dans la rivière. Il est temps d'enfiler les combinaisons, de mettre son casque d'en boucler l'attache, de se mettre à l'eau assez froide. de faire quelques pas dans l'eau, quelques mouvements de nage, d'éprouver la résistance et la texture du sol. Sans effort, le lecteur est ainsi déjà arrivé à la page quarante, sur un rythme calme, presque indolent, en toute tranquillité. Cette approche naturaliste se trouve également présente dans les dialogues. Les personnages parlent normalement, avec des phrases courtes, en omettant parfois la négation. Yann se montre enjoué comme ses clients l'attendent d'un moniteur, doté d'une assure certaine sans être condescendante, en tant que qu'habitué de cette descente, de ses caractéristiques. Juliette & Luis échangent des propos affectueux, basés parfois sur des sous-entendus, sur des expériences vécues ensemble, des émotions partagées, sans pour autant que leurs propos soient excluants pour les autres. En tant que petite fille, Léna fait des phrases plus courtes, avec plus de ressenti direct et non filtré, un enthousiasme intense et irrépressible, une façon très naturelle de voir le monde uniquement à partir de son point de vue. Progressivement, le lecteur se rend compte que les autres personnages jouent un rôle moins important, avec des dialogues moins fournis. Situations et dialogues finissent par apparaître banals de personnes normales se livrant à une activité concrète, favorisant la contemplation et une forme d'isolement par rapport aux autres. Dans le même temps, la narration visuelle présente des caractéristiques graphiques et esthétiques uniques. Pourtant, la couverture ne ressort pas particulièrement : une jeune femme en combinaison de plongée descendant l'eau, avec l'air peut-être surpris ou juste les yeux sciemment écarquillés pour voir dans l'élément liquide. En découvrant les pages intérieures, le lecteur se dit que l'image de couverture a perdu en intensité à être imprimée sur une couverture mat. Ensuite, il se dit que le choix même de cette illustration, sa composition gomme la plus grande singularité des dessins. L'artiste n'utilise pas les traits de contour, optant pour un rendu de type couleur directe. Son usage de l'outil informatique aboutit à une sensation de peinture à l'huile, et de dessins presque malléables, comme si chaque zone de couleur se déformait pour s'adapter aux formes qui l'entourent, comme si chaque frontière entre deux zones colorées présentait un degré de plasticité. Comme si l'artiste peignait chaque élément avec un pinceau à la pointe molle, permettant des arrondis à chaque contour, une sorte de fluidité des formes. Ces caractéristiques graphiques rendent à merveille les sensations aquatiques : le courant, la mer d'huile, les bulles d'air, l'effet déformant de la surface, la diffraction, l'onde, les zones où se rencontrent différents courants, les chutes d'eau, etc. le lecteur peut ressentir la caresse de l'eau, l'effet de flottement des individus, la viscosité de la mousse sur les rochers, les remous, les effets de luminescence, les nuances de la couleur de l'eau en fonction de l'intensité du soleil, de l'angle de ses rayons en fonction du moment de la journée, etc. Ce mode de représentation fait des merveilles également pour les effets de végétation et pour l'expressivité des visages. Le lecteur prend autant de plaisir que Juliette à voir le paysage défiler par la vitre du van, à regarder avec les marcheurs autour d'eux alors qu'ils descendent vers l'accès au canyon, et bien sûr tout du long de la descente de la rivière à l'air libre comme dans des cavernes souterraines. Il sourit en voyant les quelques passages où l'artiste passe en mode expressionniste jouant avec les formes pour représenter un personnage par son ressenti plutôt que par son apparence physique. Ainsi se déroule cette descente, avec quelques passages un peu plus délicats : un saut de sept mètres dans un bassin en contrebas, un passage trop étroit, des remous, une exploration imposée d'une caverne où se sont fourvoyées Juliette et Léna, rien de grave… Enfin… Dans cette succession de petits riens, il plane comme une forme d'inquiétude. le lecteur ne saurait la définir car il n'y a pas à proprement parler d'angoisse, de moment de confrontation, d'éclats, mais de minuscules décalages, une phrase qui semble bizarrement formulée, une réaction légèrement différente de celle attendue. Cette vague sensation finit par agir sur l'état d'esprit du lecteur qui se dit qu'un accident va survenir pendant la descente du canyon, alors même que chaque moment déconcerte par sa banalité, son caractère ordinaire. Il peut même finir par trouver que la séduction de l'esthétique visuelle ne suffit pas toujours à retenir son attention. Que ses attentes ne sont que trop partiellement comblées. Finit par venir un moment où il prend conscience de l'accumulation de ces petits riens, de ces petits décalages. Il comprend le changement qui est survenu en profondeur dans l'un des personnages, alors même qu'il n'a pas eu accès à ses pensées, qu'il n'y a pas eu de dialogue d'exposition ou d'explication, que le processus s'est effectué en profondeur. Une couverture un peu cryptique, avec une image assez sobre. Si sa curiosité le pousse à feuilleter cette bande dessinée, le lecteur note tout de suite l'agencement inusuel des couleurs, ce rendu un peu huileux très agréable à l'oeil, ce qui peut suffire à attiser sa curiosité. À la lecture, la narration ressort comme posée, naturaliste et tranquille. Pas désagréable, tout en semblant s'écouler paresseusement, sans tension. Puis vient un moment dans l'esprit du lecteur où il s'interroge sur le malaise indéfinissable qu'il ressent. Il se rend compte qu'il interprète de manière orientée des petits riens que certains personnages ne ressentent même pas. Avec le dénouement, il reconsidère le chemin qu'il vient de parcourir en canyoning, comment les interactions banales et normales entre deux personnages ont fait se cristalliser de vagues impressions en une prise de conscience qui s'impose naturellement comme une évidence organique. Un cheminement inéluctable tout en douceur.

08/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Supermatou
Supermatou

Un pour tous, tous pour trognon ! - Ce tome est le premier d'une intégrale qui en compte deux. Sa première parution date de 2023, et il reprend des histoires parus de l'hebdomadaire Pif Gadget entre le numéro 322 d'avril 1975, et le numéro 463 de janvier 1978. Toutes les histoires ont été écrites et dessinées par Jean-Claude Poirier (1942-1980), et mises en couleurs par son épouse Violaine Poirier. le tome commence par un petit mot de Bilitis Poirier, la fille de l'auteur, qui explique le processus de restauration des couleurs, les roses bonbon, les verts pomme, les jaunes citron, etc. Suit une copieuse introduction rédigée par Rodolphe Massé, écrivain, journaliste et rédacteur français, de sept pages évoquant Horace cheval de l'Ouest, la première création de Poirier dans Pif Gadget, puis Maximax et Piedlégé, cocréé avec Jacques Lob et précurseur de Supermatou, la qualité de vrai superhéros de Supermatou, les méchants d'une histoire et les méchants récurrents, la ville en caoutchouc, la poétique singulière des récits, et l'importance grandissante du superhéros et de son compagnon canin au sein de Pif Gadget. Il précise que les éditions Revival s'attèleront à la réédition de la série Horace après le second tome de Supermatou. Supermatou et son cerveau-chien, 6 pages : à première vue, Modeste Minet ressemble à tous les petits garçons de Raminagroville, son pays natal, de nature serviable, il est toujours prêt à rendre service. Mais comme c'est un enfant distrait, il a parfois tendance à oublier les super-pouvoirs dont l'a doté la nature, ce qui ne manque pas de provoquer des catastrophes. Il est en train de rentrer chez lui avec son cartable à la main, quand un conducteur en panne lui demande de l'aider à pousser sa voiture. Il se place derrière, la soulève au-dessus de sa tête et l'envoie devant lui : elle finit sa course dans la calandre d'un camion portant la mention Fruizé Légumes, son routier demandant au chauffeur ce qu'il fait sous ses roues. le chien Robert recommande à Modeste de continuer à rentrer chez lui pour aller faire ses devoirs. Ce chien de la famille a, quant à lui, l'aspect extérieur d'un honnête cabot de province, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Robert se redresse sur ses deux pattes et parle à Modeste : il lui demande ce qu'il y a eu de neuf à l'école. Modeste lui indique qu'il va avoir besoin de son chien car il y a compo de calcul le lendemain. Robert prend le devoir en question : enfantin, il va expliquer ça au garçon, car il est une véritable encyclopédie sur pattes. Les époux Minet par contre, sont aussi normaux que tout le monde et n'imaginent pas un instant la double vie des héros. Au repas du soir, le poste de télévision annonce la disparition d'Alphonse Trognon, le sympathique instituteur de l'école de garçon. Modeste déclare qu'il monte se coucher, avec Robert sur les talons. Il se change derrière le paravent dans sa chambre. Supermatou et son cerveau-chien prennent leur envol par la fenêtre : un pour tous, tous pour trognon ! Comme l'évoque la fille de l'auteur dans son paragraphe d'explication sur la restauration, le lecteur est tout de suite frappé par les couleurs franches et acidulés, gaies, rappelant le monde de l'enfance, d'un rendu parfait (ce qui n'était pas le cas des multiples rééditions précédentes). de la même manière, l'artiste représente les êtres humains avec une forme de simplification, à commencer par quatre doigts pour chaque main. Il leur donne une tête un peu plus grosse qu'une anatomie exacte, et de grands yeux dans le visage, et bien sûr des gros nez. Pour autant, il utilise un trait de contour fin, lui permettant d'intégrer de nombreux détails dans chaque case, sans pour autant qu'elle ne paraisse surchargée. Jean-Claude Poirier prend progressivement confiance en sa création et introduit des éléments parodiques ou humoristiques supplémentaires. Dans ce monde coloré, les maisons présentent une étroitesse peu commune, visiblement plus grandes à l'intérieur qu'à l'extérieur, il n'y a qu'à comparer la taille de la chambre de Modeste quand il s'y trouve avec les dimensions de la maison quand il en est juste sorti en costume de superhéros. Dans la dernière page de la première histoire, le lecteur remarque un cadre au mur, avec une girafe caractéristique de Guillermo Mordillo (1932-1919). Dans la deuxième histoire, l'artiste s'amuse bien avec des effets sonores dans un lettrage évoquant des lettres comme des ballons de baudruche. Parfois, le lettreur s'amuse même à changer de couleur d'une lettre à l'autre, par exemple bleu, suivi de rouge, suivi de bleu, suivi de rouge, etc., quand Supermatou chante une berceuse. de temps à autre, un panneau porte une inscription rigolote, comme : Attention PAF fréquents. Dès la deuxième histoire, les véhicules motorisés, voitures et camions, disposent d'yeux sur le devant, puis une bouche, puis peuvent parler. Un ou deux camions se déplacent même la clope au bec, la gapette vissée sur le toit de la cabine. À partir de la cinquième histoire, les habitations, pavillons et immeubles, présentent un comportement peu commun. Ils peuvent s'écarter, se ramollir, parfois se déplacer (par exemple sous l'action d'un équivalent du joueur de flûte de Hamelin). Supermatou en soulève à plusieurs reprises, soit pour voir ce qu'il y a en dessous, soit pour les déplacer. Certains animaux parlent quand l'histoire le requiert. le lecteur retombe en enfance dans ce monde farfelu obéissant à ses propres règles internes qui défient régulièrement les lois scientifiques et la réalité urbaine ou animalière. Chaque histoire peut être lue indépendamment des autres, avec son ennemi à arrêter ou des choses à remettre dans l'ordre (tout relatif) normal de Raminagroville. L'auteur accommode à sa sauce quelques personnages classiques : le joueur de flûte de Hamelin, la voyante douée en hypnotisme, King Kong revu et corrigé, les voleurs de banque et de bijouterie, l'éléphant du cirque, le père Noël (qui habite au fin fond de la galaxie) et ses aides (qui voyagent en soucoupe volante avec sa sous-tasse et sa cuillère), le savant et inventeur de génie (le professeur Chanteclair, avec par exemple sa potion pour rapetisser, ou celle pour passer à travers les murs) et sa nièce Rosine Feufollet, les jeux du cirque, Stan Laurel & Oliver Hardy, une variation sur le monstre du Loch Ness, un cyclope, un amalgame très libre entre Cassius Clay (1942-2019, Muhammad Ali) et Superman. Il invente également des méchants récurrents : le terrible nourrisson Agagax que l'abus de lait transforme en génie criminel, l'ancien éboueur Radégou et sa super chouette, ainsi que Arsène Rupin gentleman cambrioleur (enfin, surtout cambrioleur et maître du déguisement et de l'évasion). Mise à part les deux premières apparitions d'Agagax, pour chacune des apparitions de ces trois ennemis récurrents, l'auteur aligne plusieurs épisodes de suites dans lesquels ils font des leurs : sept pour Radégou, sept pour Agagax, quatre pour Arsène Rupin. Le lecteur est vite emporté par la verve de l'auteur. Les récits sont gentils dans le sens où le bon superhéros s'oppose aux méchants, mais pas neuneus. Dans la deuxième histoire, le scénariste mène concomitamment une histoire à la trame très classique de Supermatou arrêtant les membres d'un gang, puis leur chef, pendant que Robert se livre à un commentaire sur la mécanique des scénarios de western, fonctionnant toujours de la même manière, et le lecteur constate que ce commentaire s'applique tout aussi bien à l'histoire en train d'être racontée. Même s'il n'éprouve pas de sentiment de nostalgie en retrouvant ou en découvrant ces histoires, le lecteur prend plaisir à ces aventures simples et pleines de fantaisie de superhéros. Il accepte bien volontiers d'accorder une suspension d'incrédulité pleine et entière : Modeste revêt son costume et peut voler et distribuer des coups d'une grande force (sans jamais blesser qui que ce soit bien sûr), le cocker Robert peut parler et voler, sans parler de son odorat qui lui permet de retrouver n'importe qui n'importe où. le nourrisson Agagax dispose d'un landau volant. Arsène Rupin se déguise en tout et n'importe quoi à volonté, et s'évade de la prison du commissariat comme s'il sortait d'un jardin public : bien volontiers car c'est la logique interne de la série. Peu importe l'origine des pouvoirs de ce superhéros (elles ne sont pas racontées), peu importe leurs éventuelles variations, et même le changement de couleur intermittent de son masque qui est le plus souvent rouge, mais qui peut être bleu le temps d'un récit ou deux. Le lecteur sourit à l'inventivité du scénariste et à sa poésie, à chaque histoire. Dans cette logique interne, le fait que le soleil éprouve de la peur à l'idée de se lever apparaît tout à fait cohérent car il craint le combat qui va se dérouler dans la journée et dont il sera le témoin. le fait qu'une construction comme une maison puisse ramollir découle logiquement des caractéristiques même du dessin de JC Poirier. Il est tout aussi normal que Marguerite Dupré, une piquante génisse au regard profond, regagne son étable d'un pas alerte debout sur ses deux jambes arrière, revêtue d'une robe à fleur avec son petit sac à main, et qu'elle se fasse chloroformer par un vil kidnappeur. Ou même plus simplement qu'un chien porte un masque pour dissimuler son identité secrète. Tout cela participe du monde de l'enfance. Dans le même temps, le lecteur adulte garde à l'esprit cette deuxième histoire et son métacommentaire en direct, et se dit que s'il le souhaite, il peut faire passer son cerveau en mode analytique, reprendre un point de vue adulte et voir dans ces histoires le commentaire sous-jacent sur telle facette de la société de l'époque (mais c'est moins amusant comme lecture). Il faut faire preuve d'une volonté de fer pour résister à l'envie de se jeter sur ce tome. le plaisir de la parodie de superhéros, inventive et française, et d'autres éléments culturels. Les dessins si vivants, y compris jusque dans des objets. Les aventures rondement menées, facétieuses, avec des dialogues et des commentaires qui gagnent en richesse d'histoire en histoire. Des situations abracadabrantes et farfelues, une facétie de tous les instants, une plongée inespérée dans le monde de l'enfance, dépourvue de niaiserie ou de mièvrerie. Que du bonheur.

08/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Bourdieu - Une enquête algérienne
Bourdieu - Une enquête algérienne

Le dessein du sociologue n'est pas de juger, mais de comprendre. - Ce tome contient une biographie partielle de Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue, entremêlé de la propre histoire de la relation de Pascal Génot avec l'Algérie. Sa parution date de 2023. le scénario a été réalisé par Pascal Génot, docteur en sciences de l'information et de la communication, ayant été chargé d'enseignement en sociologie des publics, d'après une enquête documentaire réalisée avec Saadi Chikhi. Les dessins ont été réalisés par Olivier Thomas. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc qui compte deux-cent-quarante-deux pages. L'ouvrage se termine par un dossier de quatre pages dont une de photographies sur les approches et les sources documentaires, deux pages de bibliographie, une page de remerciements. Alger en 2023, le souvenir de nombreuses manifestations : les rassemblements pro-démocratiques de janvier-mars en 2011, les mobilisations contre un projet d'exploitation du gaz de schiste à In Salah en janvier 2015, la répression des émeutes populaires des 4-10 octobre 1988 à Alger, la marche kabyle contre les répressions policières aux portes d'Alger le 14 juin 2001, les manifestations pour la paix et l'indépendance en décembre 1960 dans plusieurs quartiers populaires d'Alger, le Hirak issu à partir de mars 2019 d'un refus d'un cinquième mandat présidentiel d'Abdelaziz Bouteflika, les manifestations du printemps berbère en Kabylie à Tizi-Ouzou en mars-avril 1980, la première fête de l'indépendance de l'Algérie le 5 juillet 1962. Chapitre un : un aller pour l'Algérie. Paris en juillet 2015, Pascal Génot retrouve Mohand devant la station de métro Barbès-Rochechouart. Ils échangent des nouvelles sur les membres de leur famille respective. Ils se connaissent depuis 2011. Quelques années auparavant, le scénariste avait coécrit une BD qui se déroule entre Marseille et l'Algérie. L'idéal aurait été d'aller sur place faire des repérages, s'imprégner des lieux pour mieux les ré-imaginer ensuite… Mais depuis la guerre civile des années 1990, l'Algérie reste un pays relativement fermé. le visa ne s'obtient pas facilement et la circulation hors d'Alger et d'Oran, les grandes villes du nord, est fortement déconseillée aux voyageurs étrangers. L'occasion s'est finalement présentée en mars 2011. Il venait de terminer une thèse sur les minorités culturelles au cinéma, une recherche qu'il avait faite à partir de la Corse, sa région natale. Grâce à une amie, le festival du film Amazigh (berbère) l'a alors invité pour faire une conférence. Mohand filait un coup de main. Il était venu les chercher à l'aéroport, lui et d'autres invités. Alger en mars 2011, Pascal a voyagé depuis Marseille, avec Danièle l'amie qui lui avait proposé ce séjour. Poète militante antiraciste, elle n'avait jamais cessé de venir en Algérie, même dans les années les plus dures. Mohand les attend en compagnie d'un second chauffeur, Nasser, et d'autres invités du festival, une réalisatrice et une actrice venues de Tunis. Danièle présente Pascal à Mohand, en tant que scénariste de BD, et ce dernier lui demande de revenir six mois plus tard à l'occasion du festival de BD à Alger pour animer une formation sur le scénario. Pascal accepte. À la découverte du titre, le lecteur comprend qu'il va être question de la période de la vie du sociologue qu'il a passé en Algérie, c'est-à-dire de 1956 à 1960, d'abord au titre de son service militaire, puis pour des enquêtes et études de terrain. Mais le récit ne commence pas avec le sociologue : il débute avec l‘évocation de huit grandes manifestations de protestation en Algérie. Puis il passe à la mise en scène du scénariste : sa rencontre fortuite en 2015 avec un Algérien qui fut son guide, suivi par un retour dans le passé en 2011. Pierre Bourdieu est évoqué pour la première fois en page vingt-huit dans une photographie où il discute avec l'écrivain instituteur Mouloud Feraoun (1913-1962). Dans ces quelques pages, l'artiste impressionne déjà fortement le lecteur : le soin apporté à cette vue de la ville d'Alger depuis un balcon où aucun détail ne manque, la foule composée d'individus tous distincts avec les marques de l'époque correspondante, les forces policières, la station Barbès-Rochechouart avec le métro aérien immédiatement identifiable, la foule bigarrée, le marchand de journaux, l'architecture caractéristique de la station avec ses escaliers menant au quai, puis l'évocation de l'aéroport d'Alger, une scène d'émeute en janvier 2011, le trajet à travers la ville d'Alger avec chaque quartier représenté conformément à la réalité. du travail d'orfèvre avec un soin remarquable apporté à l'exactitude géographique et temporelle. La rigueur des auteurs lui ayant donné entièrement confiance, le lecteur continue. Il découvre qu'ils alternent donc entre des scènes du passé proche au cours desquelles l'artiste illustre les démarches du scénariste pour reconstituer le déroulement historique du séjour du sociologue en Algérie, et la reconstitution proprement dite de ce séjour également raconté sous forme de bande dessinée. le travail de représentation continue avec la même qualité élevée et le même souci d'exactitude et de précision. le lecteur ressent bien que la narration est conduite par la démarche de recherche du scénariste et que le dessinateur doit se mettre à son service. Pour autant, il ne s'agit pas d'un texte livré clé en main, charge au dessinateur de trouver comment apporter des informations visuelles. Par exemple, de nombreuses séquences relèvent d'une scène représentée en plusieurs cases. le lecteur découvre également des pages muettes, c'est-à-dire dépourvues de texte, où toute la narration est réalisée par le biais des seules images. En outre, le dessinateur varie les constructions de page en fonction de la nature de ce qui est raconté ou exposé, mettant à profit la grande variété offerte par la bande dessinée : facsimilé de carte géographique, reproduction de unes de journal, reprise d'une photographie en dessin, forme de case en trapèze pour opposer deux personnes (par exemple Albert Camus et Jean-Paul Sartre en page quarante-six), dessin en pleine page pour un paysage remarquable (l'assemblée populaire nationale en page soixante-quinze), cases de la largeur de la page pour un trajet en voiture, dessin en double page et en ombre chinoise pour un bâtiment (pages cent-quatre et cent-cinq), reprise de couverture de livres, portrait d'après photographie de personnalités (l'extraordinaire portrait de Raymond Aron et de Germaine Tillion en page cent-vingt, un photoréalisme aussi réussi que complexe à réaliser), vignettes rectangulaires disposées en pourtour d'une double page pour encadrer un texte d'exposition sur la proto-sociologie, schéma en organigramme pour illustrer le concept de Champ, diagramme pour les différentes formes de patrimoine, reprise de slogans dans des graphies variées, etc. S'il y prête attention, le lecteur se retrouve fortement impressionné par l'intelligence et la pertinence graphique du récit. Le dessinateur s'avère d'autant plus méritant que le scénariste a conçu un ouvrage ambitieux et sophistiqué. le lecteur comprend que les séquences se déroulant de 2011 à 2015 servent au moins deux objectifs. le premier est de donner au lecteur les éléments lui permettant de prendre du recul, de situer l'origine social du scénariste, la manière dont lui est venu l'idée de retracer le parcours de Bourdieu en Algérie, l'objectif poursuivi et la méthodologie mise en oeuvre. En cela, l'auteur affiche que cette démarche est personnelle et que sa manière d'aborder et d'exposer le sujet est également personnelle. le second est de montrer des facettes de la société algérienne dans les années 2010 de manière à fournir un point de comparaison aux observations de Bourdieu fin des années 1950, début des années 1960, faisant ainsi ressortir les éléments spécifiques de sa période d'observation. Incidemment, ce dispositif fait également ressortir les effets durables des travaux de Bourdieu dans son analyse sociologique de cette société, et lors des interviews avec les personnes qui l'ont rencontré ou côtoyé à l'époque. Ces séquences permettent de prendre du recul pour considérer le parcours de Bourdieu, ses démarches et la pérennité de ses analyses. La forte pagination de l'ouvrage permet aux auteurs d'approfondir de nombreuses facettes de leur propos. le scénariste fait oeuvre de vulgarisation et même d'histoire en évoquant l'évolution de la situation en Algérie, pendant la guerre d'indépendance et après, les missions confiées au soldat Bourdieu, les différentes positions d'intellectuels comme Francis Fanon (1925-1961), Jean-Paul Sartre (1905-1980), Albert Camus (1913-1960), Raymond Aron (1905-1983), Germaine Tillion (1907-2008), Mouloud Feraoun (1913-1962). Il aborde la situation de l'Algérie sous l'angle sociologique, mais aussi historique, économique, culturel, politique. L'ouvrage est découpé en six chapitres : Un aller pour l'Algérie, Seconde classe, La guerre moderne, Un nouveau regard, Entre-deux, Maintenir l'ordre. Au fil de ces chapitres, l'auteur commence par retracer la vie de Pierre Bourdieu pendant son service militaire, s'interrogeant à la fois sur la genèse de son intérêt pour ce pays, et sur le rôle qu'il a joué en tant que militaire dans ladite guerre d'indépendance, au sein de la force armée du pays colonisateur. Par la suite, il ne se contente pas d'une biographie inscrite dans l'Histoire, il réalise une introduction vulgarisatrice sur la sociologie en évoquant rapidement Emmanuel Joseph dit l'abbé Sieyès (1748-1836), Claude-Henri de Rouvroi de Saint-Simon (1760-1825), Auguste Comte (1798-1857), Karl Marx (1818-1883), Émile Durkheim (1858-1917), Max Weber (1864-1920). Il explique de manière synthétique les principaux apports théoriques de Pierre Bourdieu : les champs, le capital et l'habitus, et bien sûr les mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Il s'attache également à mettre en lumière l'importance essentielle de la collaboration entre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (1933-1998), le lecteur souriant au parallèle avec le scénariste et son guide et ami Mohand. En fonction de sa culture, le lecteur peut être familier du sociologue Pierre Bourdieu et de ses oeuvres, de la guerre d'indépendance de l'Algérie, ou non. Olivier Thomas et Pascal Géno, avec Saadi Chikhi, ont réalisé un ouvrage remarquable, dense et accessible. La narration visuelle s'avère dense elle aussi, d'une qualité supérieure pour la reconstitution historique, pour la description des lieux, et pour la pertinence des mises en page et en scène pour raconter chaque séquence. le scénariste s'avère tout aussi rigoureux dans son approche, approfondissant avec une rigueur pénétrante chaque facette de son enquête algérienne, et une prise de recul sophistiquée pour que le lecteur puisse se faire sa propre opinion en ayant pris connaissance des éléments nécessaires. Remarquable.

08/04/2024 (modifier)