C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix.
-
Ce tome contient une adaptation des cinq reportages réalisés par Annick Cojean pour le quotidien Le Monde en 1995. Son édition originale date de 2025. L’adaptation a été réalisée par Théa Rojzman pour le scénario, et Tamia Baudoin pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par la journaliste. Elle évoque les témoins bien vivants dans les années 1990, qui avaient vu des choses qu’aucun être humain ne devrait jamais voir, sa qualité de journaliste, à la fois chance et responsabilité, la conscience qu’il lui revenait d’enquêter sur les traces de cette mémoire vivante, de cette mémoire irremplaçable, fut-elle effilochée. Elle termine en évoquant son déplacement à Auschwitz, à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la libération des camps, avec Simone Veil (1927-1917). L’ouvrage se termine avec un dossier de quatorze pages comprenant une postface de Tal Bruttmann (historien français, spécialiste de la Shoah), et des articles sur les archives vidéo Fortunoff de témoignages de l’Holocauste à l’université de Yale, celles de la Shoah Foundation à l’université californienne de Californie du Sud), un entretien avec Tal Bruttmann réalisée par Cojean, un portrait de Grete Munn (1922-2014, rescapée des camps) par Cojean, et enfin une page sur la création du prix Albert Londres.
Annick Cojean avance en titubant dans une forêt calcinée où il ne reste que des troncs dénudés. Elle continue de progresser et elle repère un bourgeon tout en haut d’une branche. Elle ramasse une échelle par terre et l’adosse au tronc pour atteindre le bourgeon. Elle le contemple de près et murmure qu’elle le cherchait, tout en en voyant d’autres sur d’autres arbres. L’année : 1994. L’an prochain, ce sera la commémoration des cinquante ans de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis. Ou en est-on ? Annick veut comprendre ce que l’on retient de la Shoah. Et ce qui se transmet dans les familles. Tout ce poids, cette responsabilité, pour les survivants ou leurs enfants, de faire vivre à nouveau la branche. Chapitre Un : Les voix de l’indicible. Annick Cojean descend du train à New Haven dans le Connecticut où elle est attendue et accueillie par une femme tenant une pancarte portant le nom de la journaliste. Elle lui souhaite la bienvenue, et la remercie de s’intéresser à ce programme de l’université de Yale. Une fois installées dans un bureau, l’hôtesse explique à Annick qu’elle va lui montrer quelques-unes de leurs vidéos. Des témoignages archivés depuis 1979 dans le cadre du programme Fortunate Video for Holocaust Testimonies.
De très nombreux témoignages ont été recueillis aux États-Unis, en Israël et dans plusieurs pays d’Europe dont la France. Trois mille rescapés ont parlé malgré l’extrême difficulté de dire, de raconter, de se souvenir. Parler pour sortir d’un silence toxique, pour soi-même, mais aussi pour la mémoire collective. Elle doit bien comprendre qu’ils ont pris le temps et le soin d’élaborer ce programme. Elle n’en verra que le résultat, mais il suit un protocole exigeant mis en place par des équipes de psychologues et de sociologues. Ce ne sont pas de simples interviews…
Le texte de la quatrième de couverture indique clairement la nature de l’ouvrage : transposer les cinq articles de la grande reporter Annick Cojean en bande dessinée, en respectant les mémoires des survivants, de leurs enfants et des enfants de nazis, mémoires encore bien vivantes et actuelles. Un projet assez particulier : à la fois une transposition d’articles de journaux, à la fois un ouvrage supplémentaire sur la Shoah. En fonction de sa familiarité avec le sujet, le lecteur peut s’interroger sur son envie de lire une bande dessinée sur ce sujet, forcément grave, et peut-être un de plus. Les autrices racontent la démarche de la journaliste en la mettant en scène, avec ses projets, ses interrogations, ses réactions, ce qui rend immédiatement les reportages plus vivants et plus accessibles. Il découvre dans l’introduction que ces reportages trouvent leur source dans l’étonnement de la journaliste qu’en 1995 on parlait si peu de la Shoah, que le génocide nazi n’ait été qu’effleuré au lycée sans aucune résonnance avec ce qui se passait au présent, qu’il ne soit pas central dans l’enseignement et le débat public. Dans son introduction, elle écrit : Ce n’était pas si vieux ! C’était documenté ! Il y avait des films, des photos, des journaux, des récits, des centaines de milliers d’archives. Et surtout il y avait des témoins bien vivants. Il s’agissait de les écouter. Dans sa postface, Tal Bruttmann contextualise également ces articles : l’émergence de la mémoire de la Shoah, ils traitent de plusieurs des initiatives mémorielles visant à redécouvrir un passé que certains voulaient reléguer dans l’ombre, ce qui reflétait à quel point la question travaillait les sociétés.
Le lecteur peut également entamer l’ouvrage sans avoir conscience de ce contexte et de ces intentions. Il a le plaisir de découvrir une vraie bande dessinée, plutôt qu’un texte illustré. La séquence d’ouverture comporte trois pages, et seulement deux phylactères, les images portant la majorité de la narration. Qui plus est dans une scène à la fois onirique et métaphorique. Les autrices ont réalisé un vrai travail de transposition, utilisant plusieurs spécificités de la bande dessinée, sans trahir l’intention de la journaliste. La métaphore de la forêt calcinée revient à plusieurs reprises, et elle se trouve explicitée dans un flux de pensées de la journaliste qui compare les enfants des rescapés à d’improbables petits bourgeons sur un chêne calciné. Les autrices utilisent également des juxtapositions visuelles et des éléments surréalistes. Tel ce moment silencieux dans lequel les enfants de rescapés et les enfants de nazis se tiennent de part et d’autre d’une faille dans laquelle se trouvent les cadavres des Juifs exterminés, et ils y descendent pour s’occuper ensemble des cadavres. Ce moment poignant où Niklas Frank, fils de Hans Frank ministre du Troisième Reich (surnommé Bourreau de la Pologne) se couche à même le sol sur des photographies géantes des camps, en en prenant une pour s’en faire une couverture, alors qu’il évoque son sentiment de culpabilité, obsédé par les l’angoisse des Juifs qui allaient mourir. Ou Anne-Marie Levine, pianiste concertiste de New York, née pendant la nuit de cristal. Ses parents se sont enfuis la veille de l’invasion allemande en Belgique où elle est née, installés à Beverly Hills, ne parlant jamais de ce qui se passait en Europe : le lecteur la voit jouer un morceau de piano, trois longues chimères serpentines tournoyant autour d’elle, expression de son inconscient en souffrance du fait du malaise généré par les non-dits.
Le lecteur apprécie tout autant la narration visuelle en mode descriptif et concret. L’artiste réalise des dessins aux contours un peu simplifiés, tout en conservant un bon niveau de détails. Elle prête attention aux tenues vestimentaires, en respectant la mode de l’époque, ou la fonctionnalité. Elle s’attache à représenter les décorations intérieures avec attention : le salon très confortable dans lequel Annick visionne les cassettes vidéo, le bureau de travail de Geoffrey Hartman (1929-2016) à l’université de Yale, celui de Dori Laub (1937-2018, psychiatre et psychanalyste israélo-américain), une salle de concert où se produit la pianiste, l’appartement d’Edda Goering (fille de Hermann et Emmy Goering), un parloir en prison lors d’une visite à Hans Frank, un café, un restaurant, une salle de réunion à l’université allemande de Wuppertal où se rencontrent les enfants de rescapés et ceux de nazis à l’initiative de Dan Bar-On (1938-2008), etc. Elle représente avec la même solidité les environnements en extérieurs, allant des paysages traversés par la voie de chemin de fer, aux camps de concentration et d’extermination. Pour ces derniers, elle sait en retranscrire toute l’inhumanité et l’horreur, sans une once de voyeurisme. Le lecteur en ressort ému et affecté, ayant ressenti de l’empathie pour les souffrances évoquées par les survivants.
Le lecteur peut ressentir de bout en bout la fidélité aux articles originaux. Il assite à la démarche journalistique, il comprend la motivation de la journaliste, il découvre avec elle les travaux mémoriels. Il prend connaissance avec elle des témoignages, passages essentiels de transmission, et aussi de contact direct avec la réalité de ce qu’ont vécu ces personnes, du comportement des soldats. Il sait qu’il est loin d’éprouver par lui-même ces horreurs inimaginables, et dans le même temps il s’en trouve bouleversé. Il retrouve ou il découvre les différentes initiatives mémorielles. Il assiste à la mise en œuvre des captations vidéo. Il écoute avec Annick l’explication du professeur Geoffrey Hartman pour les archives vidéo Fortunoff. En particulier, lorsqu’il dit que : Chaque survivant a un besoin impérieux de dire son histoire pour parvenir à en réunir les morceaux. Besoin de se délivrer des fantômes du passé, besoin de connaître sa vérité enterrée pour pouvoir reconnaître le cours normal de sa vie. C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix. Il ne fait que perpétuer la tyrannie des événements passés. Il favorise leur déformation et les laisse contaminer la vie quotidienne. Le mensonge est toxique et le silence étouffe… Parler guérit, oui, mais seulement si on est écouté. Le récit non écouté est un traumatisme aussi grave que l’épreuve initiale. Le lecteur prend la mesure de la double peine que ce fut pour certains rescapés, l’histoire de Grete Munn (1922-2014) en fin de tome en est un témoignage d’une force terrassante. Il peut faire le lien avec les conséquences du silence dans une autre de ses formes pour d’autres crimes abjectes, évoqué par Théa Rojzman dans Grand Silence (2021) avec Sandrine Revel.
Une œuvre formidable sur les mémoires de la Shoah, autant sur les articles d’Annick Cojean, que sur les témoignages des survivants, de leurs enfants, des enfants des nazis, que sur plusieurs initiatives mémorielles dans les années 1990. Avec une narration visuelle riche et adaptée, les autrices font honneur à ces cinq articles, les font connaître à de nouvelles générations, illustrant le besoin de mémoire, et les modalités de sa mise en œuvre. Formidable.
L’art inuit explore la magie originelle. Les limites. La transcendance.
-
Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, dont la lecture peut être complétée par Nunavut (2024) des mêmes auteurs. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Edmond Baudoin et Troubs (Jean-Marc Troubet), pour le scénario et les dessins. Il compte cent-soixante-douze pages de bande dessinée en noir & blanc. Ces deux auteurs ont précédemment réalisé ensemble : Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez (2011), Le Goût de la Terre (2013), Humains - La Roya est un fleuve (2018).
Entre 2001 et 2003, Edmond Baudoin est professeur à l’université de Hull, devenue Gatineau, au Québec. Ottawa est de l’autre côté de la rivière Outaouais. Dans son musée, il découvre l’art inuit. C’est pour lui une révélation. Il se promet de travailler un jour avec des artistes inuits. C’est Vincent Marie qui lui en donne la possibilité la première fois. Avec Andrew Qappik, il illustre un conte inuit sur la naissance du narval, pour son film : Les harmonies invisibles. En illustrant ce conte il réalise ce désir né dans un musée en 2002, il travaille avec un artiste inuit. Mais avec Jean-Marc Troubs, ils veulent maintenant aller dans son pays. Voici le conte du Narval. Il y a bien longtemps, Taqqiq, un jeune garçon aveugle, vivait en compagnie de sa petite sœur Siqiniq chez leur grand-mère, une femme colérique et méchante. Aux yeux de cette grand-mère, Taqqiq était une bouche inutile à nourrir. C’était difficile pour les deux enfants, mais ils étaient orphelins de leurs parents. Une nuit, ils furent réveillés par un ours approchant leur habitation. La grand-mère prit l’arc et la flèches et les donna à Taqqiq, jeune mais robuste. Elle dirigea le tir. La flèche atteignit l’ours qui tomba raide mort. Mais la grand-mère mentit, en le traitant d’idiot et lui faisant croire qu’il avait tué leur meilleur chien. La nuit suivante, Siqiniq mit en cachette de la viande d’ours dans l’assiette de Taqqiq qui compris le mensonge et décida de se venger. […]
Le plongeon arctique se joue des frontières. Il nage comme il vole dans la mer ou dans le ciel. Pour de nombreux groupes inuits, il symbolise la recherche de la vérité dans les profondeurs. Voilà deux ans que Troubs devait se rendre au Nunavut avec Edmond… Mais il y a eu la pandémie. Alors il a commencé le voyage dans les livres et la recherche d’images. Il s’est plongé dans les mythes, les récits et la vérité historique, qui souvent dans l’Arctique s’entremêlent magnifiquement. Cet été 2022, ils allaient voir, voir ce qui s’y raconte aujourd’hui. L’art ancien des peuples polaires est peuplé de petites statuettes. Elles ont souvent une fonction magique. Et une présence telle qu’on les dirait vivantes. Qu’elles soient de magie noire ou blanche, les statuettes sont longtemps restées petites. Parce que les matériaux étaient rares. Et qu’il fallait les transporter. Les Inuits avaient encore la liberté d’être nomades. Mais aujourd’hui, les temps ont changé, les statuettes ont pris du poids, et sont parfois devenues géantes. Elles ont toujours cette présence fascinante. Elles pratiquent maintenant la magie moderne du marché de l’art.
S’il s’agit de sa première œuvre de ces artistes, le lecteur peut se trouver un temps déconcerté, à la fois par la liberté des formes, à la fois par l’importance donnée à la parole. En toute simplicité, le tome s’ouvre avec une carte sommaire réalisée par Troubs permettant de situer le Groenland, le Labrador, le Nunavut, le cercle arctique, la ville de North West River, et d’autres repères géographiques. Puis la première planche comprend deux cases de la largeur de la page : la première une photographie d’une rue de Gatineau avec la silhouette de Baudoin sur le toit d’un immeuble à étage unique, la seconde une chimère intégrant le visage de l’artiste à des éléments animaux et une représentation inuite dans un amalgame harmonieux. Dès la troisième planche, il s’agit d’illustrations évoquant l’art inuit, dans une diversité d’approches graphiques, et un texte qui court au-dessus ou au-dessous. Puis sans aucune indication, Troubs réalise les planches suivantes : à nouveau des illustrations de conte, mêlant les représentations d’un oiseau à l’encre, au bleu peint de la mer ou du ciel. Puis des représentations naïves d’Inuits, avec un glissement progressif vers des personnages et des animaux mythologiques à l’apparence naïve. Le récit du voyage commence alors avec les cases aux dessins réalisés au pinceau de Troubs, puis les images plus libres de Baudoin, également au pinceau, puis des portraits, des reproductions d’autres artistes. Parfois des pages en couleurs. Parfois un paysage sur une double page. Parfois des cases à l’encre. Une alternance toute naturelle entre des cases disposées en bande, des dessins accolées, des portraits d’habitants interrogés, d’autres paysages, des scènes urbaines, des hommages à des œuvres d’artistes inuits ou innus, etc.
S’il en éprouve la curiosité, le lecteur peut aisément identifier les pages réalisées par l’un ou l’autre des deux artistes : Troubs effectue un lettrage en minuscules, et Baudoin en majuscules. Dans un passage, ils se représentent en train de travailler à leur bande dessinée : ils sont tous les deux assis à la même table, et ils composent et réalisent leurs pages ensemble. Le lecteur le ressent à la lecture car il n’éprouve aucune sensation de solution de continuité : les pages forment un tout harmonieux comme si une unique intelligence créative avait présidé tout du long. La bande dessinée suit l’ordre chronologique du voyage, à commencer par les prémices évoquées par Baudoin, puis le voyage en avion, l’arrivée à Montréal, le trajet vers North West River, et encore plus au Nord. La narration visuelle est conçue en fonction de chaque séquence pour mettre en valeur un lieu, des personnes, une longue route en vue du ciel dans une case de la hauteur de la page, des cases sans bordure pour laisser de l’espace à un Inuit en train de manier le harpon, un dessin à l’encre effectué dans l’inspiration du moment, une autre carte simplifiée, des illustrations en couleurs… un petit visage avec un long discours en texte…
Les deux auteurs ont repris le dispositif qu’ils avaient utilisé dans leurs précédents ouvrages en commun : proposer de réaliser le portrait de leur interlocuteur et lui offrir en échange d’une réponse à une question, sur l’avenir des Inuits et Innus ou sur l’avenir de la culture inuite. Il est possible de voir cet ouvrage comme la suite de ces entretiens, entrecoupés de réflexion sur la culture inuite, sur son art, sur l’histoire de ce peuple premier. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une forte curiosité pour ces déclarations, totalement oublieux de leur forme de texte, ce qui pourtant constitue souvent un repoussoir dans les bandes dessinées traditionnelles. Son attention est tout entière consacrée à ces témoignages fort variés. Estelle évoque la dépendance de la communauté de North West River aux services publics et au gouvernement. Billy dit sa crainte que leur culture disparaisse. Mitzi, la mère de Billy, évoque le temps où le gouvernement avait interdit la langue inuktitut. Mina, conservatrice au Labrador Heritage Museum, parle de la disparition des attelages de chiens, et des croyances spirituelles qui font le chamanisme. La grand-mère Ataomie estime que la culture se renforce depuis qu’ils ont leur propre gouvernement et qu’il est possible d’apprendre la langue. Elisabeth constate que la chasse va en décroissant. Ernie, ancien maire de North West River pendant des décennies voit que l’électronique rendra le monde complètement dépendant des machines et qu’il sera complètement impossible de vivre dans la nature d’ici cinquante ans du fait de l’évolution du climat. Au fil de ces rencontres, d’autres facettes de la vie locale sont abordées : l’art bien sûr, le rôle des jeunes et leurs aspirations, la pêche et son industrialisation, les services publics, l’histoire de chaque groupe qui a habité la région et la difficulté de l’établir du fait de leur nomadisme, la nécessité d’une représentation pour éviter de se faire piller, pour résister aux prédateurs capitalistes, etc.
En creux se dessine également l’histoire des Innus, celle des Inuits, et la manière dont le gouvernement a traité les peuples autochtones, a mis en œuvre des actions visant à détruire leur culture. Par exemple le placement de petites filles dans des pensionnats dans le Sud, et les sévices fréquents. Les discussions entraînent des réflexions chez les auteurs. Il apparaît qu’ils sont fascinés par la forme de pureté de l’art inuit, sa qualité primordiale, sa charge mythologique et la part de vérité qu’elle contient quant au rapport entre l’être humain et son environnement, par le rôle de l’art comme outil de préservation et transmission d’une culture. Par la sauvegarde d’une langue et ce qu’elle porte en elle de culture à nouveau, mais aussi de rapport à la réalité. Un habitant leur indique que : En inuktitut il y a environ cinquante mots pour dire Neige, pas un seul pour dire police. Par l’évolution du climat, ainsi que par le paradoxe à leurs yeux d’être à la fois chasseurs et agents de préservation de la nature. Par un autre paradoxe : celui de vouloir préserver sa culture et ses traditions, alors que la pureté d’un groupe est une chimère, ce que les auteurs expriment par : Tout le monde est métissé, les races pures c’est un fantasme de totalitaire. Et aussi par : Rien, et tout, plus la complexité, la pureté n’existe pas, sa recherche est vaine et dangereuse, la vie se tient dans le chaos. D’une manière aussi organique que habile, ils brossent progressivement un portrait d’une communauté, à la fois dans le temps long de l’histoire, dans l’existence et l’évolution d’une culture, dans les aspects pragmatiques de la vie de tous les jours, dans les traumatismes qui se transmettent de génération en génération, dans sa dimension mythologique.
Quel voyage, quelles rencontres, quelle expérience d’une autre culture. Les deux auteurs effectuent un séjour au Labrador. Comme à leur habitude, ils proposent de réaliser un portrait à leur interlocuteur en l’échange de la réponse à une question. Dans une forme graphique aussi libre qu’intelligente et sensible, ils racontent leur voyage et leurs rencontres, abordant aussi bien la vie quotidienne, la culture, l’histoire, l’évolution des valeurs d’un peuple et sa résilience. Un récit d’une richesse inépuisable et d’une humanité peu commune. Merveilleux.
Allez hop 5/5! Même pas peur de mettre la note maximale pour ce très beau one shot qu'on se prend dans la tronche sans le voir venir.
Le dessin est tout simplement magnifique, avec un gros travail sur les personnages et leurs expressions. Les contours marqués en noir renforcent le sentiment d'isolement et de solitude des personnages. Les couleurs ensuite avec des ambiances quasi monochromatiques pour mettre l'emphase justement sur ce que ressentent les personnages. Ca aide à structurer le récit en une multitude de séquences cohérentes. Et ça rajoute énormément à l'ambiance banale et bizarrement angoissante de la routine du héros, son travail aux abattoirs, sa vie de famille le soir...
Le récit est comment dire... impossible à décrire sans spoiler cette histoire que j'ai trouvée très originale. Donc sans en dire davantage disons que l'histoire assez classique au début bascule rapidement et oscille entre rêve et cauchemar. C'est justement une histoire que le papa raconte à sa fille pour l'endormir qui fait office d'élément déclencheur et se trouve être le point de bascule. Il y a aussi de vrais moments surreéls comme on en croise que dans les rêves. Ca m'a fait souvent pensé à du David Lynch par exemple pour l'aspect onirique et parfois loufoque. Ce qui n'est pas une maigre référence.
L'ensemble est très cohérent et se rélève être une refléxion puissante non seulement sur l'aliénation au travail, à la société de consommation et notre rapport au vivant, mais aussi sur la poésie et l'art. Un très beau livre.
Je suis un grand amateur des productions de Fabcaro – je crois bien que je possède tous ses albums, et j’ai très rarement été déçu.
Et là, je dois dire que c’est clairement l’une de ses meilleures réussites. Je ne m’étonne pas que cet album ait reçu plusieurs prix, car il est vraiment bon, tout en restant relativement atypique.
C’est clairement un florilège d’humour totalement absurde, parfois nonsensique, toujours très con, et parfois noir. Un excellent cocktail dont je suis très friand.
Du sourire au rire franc, quasiment tous les gags (s’il y a une histoire « linéaire », toutes les pages ou les deux pages un gag ponctue ce « road movie » absurde) sont réussis. Si vous êtes adeptes de ce genre d’humour, n’hésitez pas, c’est franchement bien fichu !
Et le ton est donné dès le départ, puisque le déclenchement de cette traque est dû à l’oubli d’une carte de fidélité d’un grand magasin au moment de payer. On devine peu à peu que Fabcaro se met en scène lui-même comme victime de cette course poursuite surmédiatisée. Autodérision, travail autobiographique, réflexion ironique sur le métier de bédéiste : on retrouve là quelques sujets récurrents chez Fabcaro (en particulier dans ses albums publiés chez La Cafetière).
Bref, d’une anecdote insignifiante, Fabcaro va pousser jusqu’au bout du bout l’emballement médiatique (on retrouve là quelques travers déjà moqués dans le second tome de Nic Oumouk de Larcenet). Les petites lâchetés du quotidien, les petits ou les grands cons de notre entourage ou des médias, la société de consommation, la dictature de la routine, les grands élans de générosité creuse (excellente parodie des « tubes humanitaires » !), tout est passé à la moulinette, dans une histoire dont on peut supposer que Fabcaro l’a menée en légère improvisation, emporté par son élan : j’étais prêt à le suivre encore plus loin et longtemps.
C’est d’ailleurs mon seul regret après ma lecture, c’est que cette « connerie » s’arrête. Du coup, je l’ai déjà relue trois fois ! Et vous encourage à en faire autant.
********************************
10 ans jour pour jour après la parution de ce joyau d'humour - et de leur plus gros succès (plus de 400 000 albums vendus à ce jour !), les éditions 6 pieds sous terre ont publié une édition anniversaire, avec une couverture rigide classieuse. Ça a été pour moi l'occasion de rererelire cette histoire (et donc de me marrer encore, même si la surprise ne joue plus).
Je n'ai pas été convaincu par certaines "modifications" apportées par une dizaine d'auteurs (voir détails sur la fiche), intervention insérées au coeur du récit d'origine. Parmi les bonus et entretiens inclus en fin d'album (d'intérêt inégal), j'ai par contre été intéressé par la correspondance entre Fabcaro et son éditeur au moment de la genèse de l'ouvrage. Les amateurs de Fabcaro et de cet album apprécieront sans doute cet ajout.
ZZZZ reste de toute façon un chef d'oeuvre d'humour absurde et intelligent qu'on ne peut laisser de côté !
Bon, il n'y a pas à dire, j'aime énormément le style de Fujimoto !
Ce mélange de tragique et de fantaisie, ces dialogues qui sonnent on ne peut plus banals et pourtant si joliment dits, cette noirceur de l'humain (dans sa cruauté et son égoïsme) qui permet de mettre en lumière ces qualités (l'attachement et l'affection notamment), cet amour du cinéma qui transparait si souvent dans ses créations, tout ça me parle et me touche sincèrement !
"Adieu Eri" nous raconte l'histoire de Yûta, un lycéen qui a pris pour habitude de capturer sur son portable chaque instant de sa vie depuis que sa mère lui a expressément demandé de la filmer jusqu'à son dernier souffle. De cette demande mine de rien cruelle de la part de sa mère, Yûta créé à titre posthume un court métrage qu'il présente à ces camarades lycéen-ne-s lors d'un festival, mais contre toute attente tout le monde trouve le résultat abject, ignoble, de mauvais goût. Personne, au grand personne, ne comprend pourquoi Yûta a décidé de terminer son court-métrage par lui refusant de filmer sa mère le jour de son trépas et par l'hôpital où elle se trouvait explosant. Raillé par ses camardes, n'ayant toujours pas réussi à intériorisé ce qu'il s'est passé avec sa mère non plus, Yûta décide de mettre fin à ses jours, et, alors qu'il allait sauter du toit, fait la rencontre d'Eri, une jeune fille étrange qui va l'embarquer dans un nouveau projet : réaliser un nouveau film dans le but d'arracher des larmes à tous-tes celleux qui l'ont conspué !
C'est une œuvre qui m'a profondément touchée. Par son traitement du sujet du deuil, du trauma qu'à subi Yûta, de la relation qu'il développe avec Eri, du propos filé sur le pouvoir des images et l'importance du ressenti qu'elles nous procurent, c'est une lecture qui parvient toujours à me donner la larme à l’œil.
Le traitement du fantastique et de la fantaisie comme fuite mais aussi et surtout comme extériorisation des douleurs, comme une façon de s'exprimer et de représenter le réel à par entière, est très bien vu. J'aime particulièrement le fait que plus le récit avance et plus la frontière entre fiction et réalité se confondent.
Le dessin de Fujimoto est toujours très léché, il a une belle patte pour les visages très expressifs avec pourtant si peu de détails, et ici il s'amuse pleinement avec le parti pris "found footage" de l'album. On saute très régulièrement d'un instant T à un autre, la netteté même des images est variable selon la scène, l'auteur se permet même des jeux d'arrière plans et d'hors cadres intimistes lors de passages où la caméra n'est pas tournée sur la scène et où l'on devine ce qu'il s'y passe par les sons et le peu de décor que l'on peut voir, où l'on met en avant les non-dits aussi.
C'est un récit que je trouve magnifique, traitant son sujet du deuil, de la fuite et de la création artistique avec beaucoup de justesse, et même si je me doute qu'il ne touchera pas tout le monde comme il a su me toucher cela reste une œuvre qui a su pleinement résonner avec moi.
En tout cas, à mes yeux, même s'il n'est pas parfait pour autant, c'est un album qui mérite facilement la note maximale et un gros coup de cœur.
"Mais... Pourquoi avoir tout fait sauter à la fin ?"
L’artiste ne doit pas imiter la nature, mais exprimer sa propre vision de choses.
-
Ce tome constitue une biographie de l’artiste Gabriele Münter. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Mayte Alvarado pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec une traduction de l'espagnol par Christilla Vasserot. Il comprend soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de l’autrice qui a choisi cinq tableaux de la peintre, des moments qui font partie de son œuvre, des instants suspendus dans le temps qui se sont transformés en œuvre d’art, et qui constituent le point de départ de la bande dessinée. Elle indique qu’elle peut imaginer Gabriele Münter à partir de son œuvre, et elle a choisi cinq tableaux à cet effet, cinq fragments de vie. Il se termine avec une brève biographie de l’artiste en deux pages, puis la liste des onze œuvres citées visuellement dans l’ouvrage. Enfin vient une rapide biographie de l’autrice.
Là où les montagnes si bleues émergeant des brumes grises brillent au loin. Là où le soleil rougit, où les nuages se rejoignent, là il voudrait être ! Ceval paisible fera taire la peine et la douleur. Là où sur la roche les primevères méditent au calme et le vent souffle en douceur, il voudrait être ! Vers la forêt pensive la pousse la force de l’amour, intime tourment. Rien ne l’éloignerait d’ici, chère aimée, s’il pouvait être toujours auprès d’elle. Depuis sa fenêtre, Gabriele Münter observe le petit-déjeuner des oiseaux. Elle déguste une tasse de thé tout en écoutant la radio. La voix du présentateur indique qu’ils viennent d’écrouter : Là où les montagnes si bleues, une œuvre de Ludwig van Beethoven issue de son cycle de lieder pour voix et piano, intitulée À la bien-aimée lointaine. Il ajoute qu’ils interrompent à présent leur programmation musicale pour diffuser le discours prononcé par le Führer lors de l’inauguration de la première grande exposition d’art allemand. La voix d’Adolf Hitler se fait entendre : Il tient à proclamer sa décision irrévocable de débarrasser dès à présent la vie artistique allemande des phrases vides de sens. La voix continue : Les œuvres d’art incompréhensibles qui ont besoin d’un mode d’emploi sophistiqué pour justifier leur propre existence et camoufler leur fade et impudente vacuité ne se trouveront plus désormais sur le chemin du peuple allemand !
Le discours du Führer continue : Expérience intérieure, sentiment puissant, volonté robuste, perception pleine d’avenir, authenticité, primitivisme… Toutes ces expressions stupides et trompeuses ne sauraient justifier des produits totalement dépourvus de valeur et tout simplement ineptes. Des estropiés difformes, des femmes qui ne suscitent que de l’horreur, des hommes qui ressemblent plus à des bêtes qu’à des hommes ! Voilà ce que ces effroyables amateurs ont le culot de présenter au monde comme l’art de notre temps. […] Gabriele finit par tourner le bouton du poste pour couper court à ce discours. La sonnerie du téléphone retentit. Elle indique à l’opératrice qu’elle prend l’appel. Elle salue ensuite Johannes. Elle lui raconte qu’elle prenait son café, qu’elle avait fini. Elle continue : elle a eu de la visite ce matin, des oiseaux sont venus la voir, ils voletaient de branche en branche sur les arbres devant sa fenêtre.
La narration visuelle évoque d’entrée de jeu et tout du long l’approche graphique de la peintre. L’artiste en respecte plus l’esprit que la lettre, une certaine façon d’envisager les formes et les couleurs. Dans l’introduction, l’autrice indique qu’à la base elle s’est inspirée de cinq tableaux : Petit déjeuner des oiseaux (1934), Vue de la fenêtre de Griesbarü (1908), Promenade en canot (1910), Arbre au bord de la Seine (1930), La maison de Münter à Murnau (1931). Elle développe son point de vue et sa démarche : approcher d’un tableau comme s’il s’agissait d’une fenêtre. Il suffit de l’ouvrir pour que la scène s’anime et invite les spectateurs à y prendre part. On écoute une conversation entre amies, on sent la brise sur son visage, ou le soleil qui aveugle. On hume la bonne odeur du café. On ne peut peut-être pas avoir connaissance de tous ces détails, mais on peut les imaginer. L’autrice peut imaginer Gabriele Münter à partir de son œuvre, et elle a choisi cinq tableaux à cet effet. Cinq fragments de vie. En effet, elle fait la part belle aux images, réalisant trente pages dépourvues de tout mot. Gabriele en train de peindre un tableau, une promenade à vélo dans la campagne autour de Murnau, une balade en canoë sur le lac, le retour dans la maison de Murnau, une balade dans la neige, le vol d’oiseaux.
Première caractéristique qui marque le lecteur : la palette de couleurs, car elles sont assez claires, induisant une belle luminosité. En particulier : le beau ciel bleu sur lequel se détache le rouge-gorge, la fresque colorée sur la rambarde de l’escalier de la maison de Murnau, les couleurs extraordinaires du village quand Münter sort faire un tour de bicyclette, le vert foncé de la frondaison des arbres ressortant sur le vert plus clair de la prairie avec un vert entre deux tons pour leur ombres dans une magnifique vue du ciel, le rose des fleurs de cette même prairie, le vert incroyable de la prairie pendant le pique-nique, le jeu du vert et du bleu à l’occasion de la balade en canoë sur le lac, le blanc de la neige en hiver se teintant de nuances de rose et de parme pour un effet poétique d’une grande sensibilité. L’artiste s’est inspirée de la palette de la peintre, en la transposant dans des tons un peu plus clairs pour certains éléments picturaux. Elle simplifie également le contour des formes, en particulier celles de l’extérieur des maisons, et elle fait bon usage du glissement expressionniste mesuré à l’occasion des moments silencieux qui prennent alors une intensité émotionnelle à couper le souffle. L’effet produit exhale des saveurs singulières : entre touches d’art naïf, impressions de paysage et compositions sophistiquées dans des prises de vue narratives limpides. Le lecteur voit par lui-même que l’artiste applique le précepte de la peintre à la lettre : L’artiste ne doit pas imiter la nature, mais exprimer sa propre vision des choses.
L’autrice réalise une biographie assez libre, dans le sens où elle a retenu cinq périodes de la vie de l’artiste, qu’elle accroche sur une saison différente à chaque fois, pour faire un cycle complet : hiver, printemps, été, automne, et un deuxième hiver. Lors de la première saison, Gabriele Münter écoute un discours d’Hitler à la radio, annonçant la première grande exposition d’art allemand. Celle-ci se tiendra huit fois de 1937 à 1944 à Munich, avec en parallèle de la première l’exposition d'art dégénéré dans la même ville. Ce premier chapitre trouve la peintre dans sa demeure du village Murnau, et le lecteur peut voir le petit-déjeuner des oiseaux par la fenêtre, puis découvrir l’intérieur du foyer du salon à l’atelier à l’étage. Au cours de la conversation avec Johannes Eichner (1886–1958), elle évoque ladite exposition d’art dégénéré, ainsi que le bûcher à venir pour ces toiles proscrites par le régime. Elle est sous le choc de la possibilité que toutes leurs idées, tout leur travail avec le Cavalier bleu puisse être réduit en cendres. Elle a mis à l’abri dans sa cave des œuvres de Vassily Kandinsky (1866-1944), Franz Marc (1880-1916), Alexej von Jawlensky (1864-1941), Marianne von Werefkin (1860-1938), Paul Klee (1879-1940).
Le deuxième chapitre se déroule donc au printemps : Gabriele Münter séjourne à Murnau en compagnie de Vassily Kandinsky, à qui elle rappelle qu’elle n’est plus son élève, et que ce serait merveilleux qu’elle achète une maison ici. Le lecteur en déduit que ce printemps doit se situer au tout début des années 1910. C’est l’occasion d’une extraordinaire balade à vélo : une expérience esthétique peu commune, huit pages muettes à l’exception d’un unique phylactère, le lecteur se délecte de voir le paysage par les yeux de la peintre. Elle exprime sa propre vision des choses : ou plutôt la bédéaste projette l’interprétation qu’elle fait du processus au fil duquel Gabriele Münter a abouti à ses toiles. Elle a littéralement imaginé le monde que montre le tableau Vue de la fenêtre de Griesbarü (1908), telle une fenêtre ouverte vers l’extérieur, ainsi que retourné le principe pour imaginer les circonstances ayant conduit la peintre à réaliser ce tableau. Le troisième chapitre se déroulant pendant l’été est encore plus enthousiasmant sur le plan esthétique : un pique-nique et une promenade en barque enchanteurs, magnifiques, extraordinaires. En découvrant la conversation entre Gabriele Münter, Vassily Kandinsky, Alexej von Jawlensky et Marianne von Werefkin, le lecteur comprend qu’il assiste à la naissance du groupe d’artistes Le cavalier Bleu, pour créer un art de leur temps qui soit à la fois éternel et universel. Il ne s’agit pas de fonder un mouvement ou une école, mais un lieu de rencontre entre artistes, qui partagent les mêmes inquiétudes.
Le lecteur passe alors à l’automne pour une séquence qui se déroule à Paris pour se conclure par le retour à Murnau, vraisemblablement dans les années1930. Au cours d’une discussion avec une amie, Münter évoque sa facilité à dessiner, et son apprentissage de la peinture, difficile au début. Le lecteur découvre une vision de la capitale française aussi épurée que fantasmée. Le tome se termine par un dernier hiver, celui des quatre-vingts ans de la peintre. C’est l’occasion d’un regard en arrière pour contempler le chemin parcouru et le plaisir que procure la reconnaissance. C’est aussi l’occasion d’une ultime balade autour de Murnau dans un paysage enneigé, splendide. Le lecteur en ressort fort ému, conscient d’une œuvre qui se confond avec la vie, et d’une vie consacrée à la création. Dans une lecture très paisible, il a fait l’expérience de voir par les yeux de la peintre, de pouvoir ressentir le monde avec elle, interprété par la vision qu’elle porte dessus.
Une biographie de Gabriele Münter ? Pas tout à fait. L’autrice choisit cinq moments précis de la vie de la peintre qu’elle répartit sur le cycle des saisons, de l’hiver à l’automne avec un hiver supplémentaire, en s’affranchissant de l’ordre chronologique en imaginant ces scènes à partir d’un tableau différent à chaque fois, et en s’inspirant d’autres. Une esthétique qui respecte l’esprit de la peintre, une narration visuelle douce et belle. Une évocation parcellaire, et aussi éclairante, dans son rapport à la perception personnelle du monde, et l’incidence du contexte historique. Singulier.
Ayant beaucoup apprécié l'adaptation télévisuelle sortie sur Netflix, c'est donc tout naturellement que je me suis procuré le manga d'origine.
D'un format plus grand que les mangas habituels, ce diptyque est agréable à prendre en main et à lire. La double couverture rouge / argenté est du plus bel effet et mêle habilement le personnage central du tome et les apparitions surnaturelles, objets du récit. Au niveau des graphismes, le trait de Choi Kyu-Park est très précis et le mélange de photos en arrière plan et de dessin confère une réelle profondeur de champ aux cases. J'ai ainsi beaucoup apprécié cet ensemble qui pourra malgré tout paraitre un peu trop informatisé au goût de certains. Ce ne fut pas mon cas.
Concernant le scénario, l'histoire est centrée sur la survenue de phénomènes surnaturels, un visage féminin apparaissant devant certaines personnes pour leur annoncer leur mort dans un certain délai, ce dernier pouvant varier de quelques secondes à plusieurs dizaines d'années. L'heure fatidique arrivant, trois monstres surgissant de nulle-part déchiquètent et réduisent la personne concernée à l'état de tronc carbonisé. La question que se pose tout le monde étant l'origine et la cause de la survenue de tels phénomènes. S'agit-il de la damnation par Dieu de personnes ayant commis des actes répréhensibles ou d'événement aléatoires inexpliqués ?
Sans trop vouloir en dévoiler, le premier tome est ainsi centré sur l'histoire de Jin Kyunghoon, inspecteur de police dont la vie a été détruite suite à un drame familiale (meurtre de sa femme) et son fils Seongho. Le second tome est quant à lui consacré au personnage de Min Hyejin, avocate combattant la secte Neo Veritas (et qui apparait déjà dans le tome 1), et sur BaeYongJae, producteur dont le nouveau-né va subir une damnation.
Comme l'adaptation en série TV, j'ai vraiment été conquis par ce manga qui traite avec habileté des effets de l'endoctrinement de masse, des réseaux sociaux, et de la nécessité du plus grand nombre de trouver une explication à des phénomènes insoutenables.
Tout d'abord, l'idée de départ est vraiment très originale et malgré tout, l'auteur n'a pas cédé à la tentation de rallonger la série au détriment du scénario. On sent que l'auteur a réfléchi l'histoire en amont et l'ensemble des deux tomes sont parfaitement cohérents et complémentaires.
Ensuite, la psychologie des personnages est plutôt bien travaillée pour un manga, ce genre versant trop souvent à mon goût dans le caricatural. ici, ce n'est pas le cas, tout comme la fin de chaque tome (que je ne révélerai pas ici pour réserver la surprise aux futurs lecteurs!) qui amène le lecteur à se questionner sur la manière dont il aurait réagi face à pareille situation à la place de l'inspecteur de police ou des parents du nouveau-né.
Un sans-faute pour moi qui mérite la note maximale et qui doit trôner dans tout bonne étagère de fans de mangas !
SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9,5/10
GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10
NOTE GLOBALE : 18/20
En bon fan de Fabien Nury, j'ai lu un petit paquet de ses œuvres. Et pourtant, j'étais passé à côté de sa saga culte. La faute, sans doute, au sujet, dont on nous a tellement rebattu les oreilles à l'école et dans toutes formes de médias, que dès le collège, j'en ai fait une overdose. La Shoah, la Résistance, l'Occupation, la Libération... Tous ces thèmes semblaient obnubiler les enseignants, les politiques, les médias, à un point qui ne pouvait que faire fuir le jeune que j'étais... et probablement beaucoup d'autres avec moi.
Bref, cet effet contre-productif d'un matraquage maladroit sur un sujet pourtant si essentiel a laissé des restes. Il y a toujours en moi certains sujets qui me passionnent, et d'autres qui me barbent royalement : la Seconde Guerre mondiale, ses méandres si complexes et tous les thèmes qui lui sont inextricablement liés font malheureusement partie de la deuxième catégorie. Eh bien, reconnaissons un grand mérite à Fabien Nury : il a réussi à me replonger le nez dedans et à me passionner à nouveau pour cette période, comme si je la découvrais pour la première fois !
Il était une fois en France fait partie de ces sagas instantanément cultes, de ces chefs-d'œuvre qui ne laissent pas indemnes. J'avais déjà apprécié le romanesque récit de Pierre Lemaître, Miroir de nos peines, je retrouve le même génie dans ces six tomes.
Fabien Nury s'est parfaitement documenté pour nous offrir une histoire qui respecte à merveille la complexité de l'Histoire. En six volumes, il nous brosse un portrait extrêmement riche de l'Occupation et de la Libération, nous montrant bien que les héros ne se trouvent nulle part... Non que l'auteur cherche à désacraliser des icônes ; les grandes figures de cette période sont absentes du récit. Mais Nury, comme toujours, nous fait voir l'Histoire à travers ses petits (ou grands) à-côté, il nous intéresse à des personnages et des événements peu connus, qui dressent un tableau inattendu et méconnu de connaissances qu'on croyait acquises.
Cette démarche touche ici son paroxysme. Personne n'est gentil, dans Il était une fois en France. Ou presque... En tous cas, personne n'est héroïque. C'est toute la réussite de Nury : quel que soit le personnage vers lequel on se tourne, rien n'est idéalisé, on y trouvera des traits qu'on sait malheureusement trop présents chez l'être humain. Parfois, ce sont de beaux traits, mais souvent, ils sont bien vilains.
Avec la puissance narrative qui est la sienne, Fabien Nury nous offre donc une montée en puissance, qui culmine à mon avis dans les tomes 4 et 5, au plus profond de l'horreur humaine. Mais ce ne serait rien sans le trait si expressif de Sylvain Vallée (qui collaborera à nouveau avec Nury dans le génial Katanga). Si on a parfois tendance à mélanger certains noms et visages, les trognes qu'il dessine, alliée à son impressionnant mélange entre réalisme et caricature, font rentrer les différents personnages dans notre esprit pour un temps qu'on espère durable. Sans le talent graphique de Vallée, peut-être Nury n'aurait-il pas réussi à nous plonger aussi bien dans les méandres de son horrible récit.
En l'état, Il était une fois en France atteint une sorte d'état de grâce que peu de bandes dessinées peuvent se vanter d'avoir atteintes. On se doute bien de la part de fiction qui y règne, on imagine bien que les événements n'ont pas été strictement respectés, pour des raisons de mise en scène et d'impact narratif. Mais il y a tant de scènes qui nous font réagir, tant de pages dont on sort les larmes aux yeux, que ce soient des larmes de rage ou de tristesse.
Il y a tant de vie dans toute cette histoire qu'il est impossible de ne pas vibrer à un moment où à un autre. Tant d'allers simples vers l'horreur de la bestialité humaine, et si peu de retours vers l'héroïsme, qu'on ne peut se détacher de ces pages qui nous racontent cette histoire dont on aurait aimé qu'elle ne soit pas la nôtre.
Et parfois, au milieu de tout cela, une fragile étincelle de pureté, quelques éclairs de beauté qui nous rappellent que même au plus profond de l'ignominie, il y a toujours une raison d'espérer. Oh, c'est discret, dans Il était une fois en France ! Mais c'est puissant.
Et c'est pour cela que l'œuvre de Nury est si importante. Non seulement, on en sort avec le même bénéfice que si on avait ouvert un livre d'histoire. Mais en plus de cela, il y a au fond de tout cet innommable fouillis de merde une leçon que peu d'auteurs savent mettre en avant quand ils s'aventurent si loin dans la face sombre de l'humanité. Car à l'issue de ce voyage au bout de la nuit qui a duré six tomes, et a paru durer une éternité, il y a une chose qui subsiste, dans cette sorte de calme presque paisible qui clôt le dernier tome : oui, il est bien là. Sous une forme incroyablement ténue, si vaporeuse, et pourtant si solide.
L'espoir.
Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
-
Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang.
24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui.
Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine.
Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs.
Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle.
Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent.
La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc.
Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée.
Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
Voutch est dans la mouvance du nonsense anglais. Il n'est pas critique, il est cynique. On peut le comprendre comme un homme qui se sait supérieur, tout en voulant s'en excuser de le montrer à travers des situations d'une banale profondeur. Ses planches sont sa catharsis officieuse,
et ses albums des dictionnaires de profession de mauvaise foi, humaine, si humaine. Si je/moi disais que son oeuvre est incontournable, iconique et soutenablement culte, un contradicteur pourrait-il me répondre: "Je ne dirais pas qu'elle ne l'est pas"?
En France, les livres sont au même prix partout. C'est la loi !
Avec BDfugue, vous payez donc le même prix qu'avec les géants de la vente en ligne mais pour un meilleur service :
des promotions et des goodies en permanence
des réceptions en super état grâce à des cartons super robustes
une équipe joignable en cas de besoin
2. C'est plus avantageux pour nous
Si BDthèque est gratuit, il a un coût.
Pour financer le service et le faire évoluer, nous dépendons notamment des achats que vous effectuez depuis le site. En effet, à chaque fois que vous commencez vos achats depuis BDthèque, nous touchons une commission. Or, BDfugue est plus généreux que les géants de la vente en ligne !
3. C'est plus avantageux pour votre communauté
En choisissant BDfugue plutôt que de grandes plateformes de vente en ligne, vous faites la promotion du commerce local, spécialisé, éthique et indépendant.
Meilleur pour les emplois, meilleur pour les impôts, la librairie indépendante promeut l'émergence des nouvelles séries et donc nos futurs coups de cœur.
Chaque commande effectuée génère aussi un don à l'association Enfance & Partage qui défend et protège les enfants maltraités. Plus d'informations sur bdfugue.com
Pourquoi Cultura ?
Indépendante depuis sa création en 1998, Cultura se donne pour mission de faire vivre et aimer la culture.
La création de Cultura repose sur une vision de la culture, accessible et contributive. Nous avons ainsi considéré depuis toujours notre responsabilité sociétale, et par conviction, développé les pratiques durables et sociales. C’est maintenant au sein de notre stratégie de création de valeur et en accord avec les Objectifs de Développement Durable que nous déployons nos actions. Nous traitons avec lucidité l’impact de nos activités, avec une vision de long terme. Mais agir en responsabilité implique d’aller bien plus loin, en contribuant positivement à trois grands enjeux de développement durable.
Nos enjeux environnementaux
Nous sommes résolument engagés dans la réduction de notre empreinte carbone, pour prendre notre part dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la planète.
Nos enjeux culturels et sociétaux
La mission de Cultura est de faire vivre et aimer la culture. Pour cela, nous souhaitons stimuler la diversité des pratiques culturelles, sources d’éveil et d’émancipation.
Nos enjeux sociaux
Nous accordons une attention particulière au bien-être de nos collaborateurs à la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, mais aussi à leur épanouissement, en encourageant l’expression des talents artistiques.
Votre vote
Les Mémoires de la Shoah
C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix. - Ce tome contient une adaptation des cinq reportages réalisés par Annick Cojean pour le quotidien Le Monde en 1995. Son édition originale date de 2025. L’adaptation a été réalisée par Théa Rojzman pour le scénario, et Tamia Baudoin pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par la journaliste. Elle évoque les témoins bien vivants dans les années 1990, qui avaient vu des choses qu’aucun être humain ne devrait jamais voir, sa qualité de journaliste, à la fois chance et responsabilité, la conscience qu’il lui revenait d’enquêter sur les traces de cette mémoire vivante, de cette mémoire irremplaçable, fut-elle effilochée. Elle termine en évoquant son déplacement à Auschwitz, à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de la libération des camps, avec Simone Veil (1927-1917). L’ouvrage se termine avec un dossier de quatorze pages comprenant une postface de Tal Bruttmann (historien français, spécialiste de la Shoah), et des articles sur les archives vidéo Fortunoff de témoignages de l’Holocauste à l’université de Yale, celles de la Shoah Foundation à l’université californienne de Californie du Sud), un entretien avec Tal Bruttmann réalisée par Cojean, un portrait de Grete Munn (1922-2014, rescapée des camps) par Cojean, et enfin une page sur la création du prix Albert Londres. Annick Cojean avance en titubant dans une forêt calcinée où il ne reste que des troncs dénudés. Elle continue de progresser et elle repère un bourgeon tout en haut d’une branche. Elle ramasse une échelle par terre et l’adosse au tronc pour atteindre le bourgeon. Elle le contemple de près et murmure qu’elle le cherchait, tout en en voyant d’autres sur d’autres arbres. L’année : 1994. L’an prochain, ce sera la commémoration des cinquante ans de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis. Ou en est-on ? Annick veut comprendre ce que l’on retient de la Shoah. Et ce qui se transmet dans les familles. Tout ce poids, cette responsabilité, pour les survivants ou leurs enfants, de faire vivre à nouveau la branche. Chapitre Un : Les voix de l’indicible. Annick Cojean descend du train à New Haven dans le Connecticut où elle est attendue et accueillie par une femme tenant une pancarte portant le nom de la journaliste. Elle lui souhaite la bienvenue, et la remercie de s’intéresser à ce programme de l’université de Yale. Une fois installées dans un bureau, l’hôtesse explique à Annick qu’elle va lui montrer quelques-unes de leurs vidéos. Des témoignages archivés depuis 1979 dans le cadre du programme Fortunate Video for Holocaust Testimonies. De très nombreux témoignages ont été recueillis aux États-Unis, en Israël et dans plusieurs pays d’Europe dont la France. Trois mille rescapés ont parlé malgré l’extrême difficulté de dire, de raconter, de se souvenir. Parler pour sortir d’un silence toxique, pour soi-même, mais aussi pour la mémoire collective. Elle doit bien comprendre qu’ils ont pris le temps et le soin d’élaborer ce programme. Elle n’en verra que le résultat, mais il suit un protocole exigeant mis en place par des équipes de psychologues et de sociologues. Ce ne sont pas de simples interviews… Le texte de la quatrième de couverture indique clairement la nature de l’ouvrage : transposer les cinq articles de la grande reporter Annick Cojean en bande dessinée, en respectant les mémoires des survivants, de leurs enfants et des enfants de nazis, mémoires encore bien vivantes et actuelles. Un projet assez particulier : à la fois une transposition d’articles de journaux, à la fois un ouvrage supplémentaire sur la Shoah. En fonction de sa familiarité avec le sujet, le lecteur peut s’interroger sur son envie de lire une bande dessinée sur ce sujet, forcément grave, et peut-être un de plus. Les autrices racontent la démarche de la journaliste en la mettant en scène, avec ses projets, ses interrogations, ses réactions, ce qui rend immédiatement les reportages plus vivants et plus accessibles. Il découvre dans l’introduction que ces reportages trouvent leur source dans l’étonnement de la journaliste qu’en 1995 on parlait si peu de la Shoah, que le génocide nazi n’ait été qu’effleuré au lycée sans aucune résonnance avec ce qui se passait au présent, qu’il ne soit pas central dans l’enseignement et le débat public. Dans son introduction, elle écrit : Ce n’était pas si vieux ! C’était documenté ! Il y avait des films, des photos, des journaux, des récits, des centaines de milliers d’archives. Et surtout il y avait des témoins bien vivants. Il s’agissait de les écouter. Dans sa postface, Tal Bruttmann contextualise également ces articles : l’émergence de la mémoire de la Shoah, ils traitent de plusieurs des initiatives mémorielles visant à redécouvrir un passé que certains voulaient reléguer dans l’ombre, ce qui reflétait à quel point la question travaillait les sociétés. Le lecteur peut également entamer l’ouvrage sans avoir conscience de ce contexte et de ces intentions. Il a le plaisir de découvrir une vraie bande dessinée, plutôt qu’un texte illustré. La séquence d’ouverture comporte trois pages, et seulement deux phylactères, les images portant la majorité de la narration. Qui plus est dans une scène à la fois onirique et métaphorique. Les autrices ont réalisé un vrai travail de transposition, utilisant plusieurs spécificités de la bande dessinée, sans trahir l’intention de la journaliste. La métaphore de la forêt calcinée revient à plusieurs reprises, et elle se trouve explicitée dans un flux de pensées de la journaliste qui compare les enfants des rescapés à d’improbables petits bourgeons sur un chêne calciné. Les autrices utilisent également des juxtapositions visuelles et des éléments surréalistes. Tel ce moment silencieux dans lequel les enfants de rescapés et les enfants de nazis se tiennent de part et d’autre d’une faille dans laquelle se trouvent les cadavres des Juifs exterminés, et ils y descendent pour s’occuper ensemble des cadavres. Ce moment poignant où Niklas Frank, fils de Hans Frank ministre du Troisième Reich (surnommé Bourreau de la Pologne) se couche à même le sol sur des photographies géantes des camps, en en prenant une pour s’en faire une couverture, alors qu’il évoque son sentiment de culpabilité, obsédé par les l’angoisse des Juifs qui allaient mourir. Ou Anne-Marie Levine, pianiste concertiste de New York, née pendant la nuit de cristal. Ses parents se sont enfuis la veille de l’invasion allemande en Belgique où elle est née, installés à Beverly Hills, ne parlant jamais de ce qui se passait en Europe : le lecteur la voit jouer un morceau de piano, trois longues chimères serpentines tournoyant autour d’elle, expression de son inconscient en souffrance du fait du malaise généré par les non-dits. Le lecteur apprécie tout autant la narration visuelle en mode descriptif et concret. L’artiste réalise des dessins aux contours un peu simplifiés, tout en conservant un bon niveau de détails. Elle prête attention aux tenues vestimentaires, en respectant la mode de l’époque, ou la fonctionnalité. Elle s’attache à représenter les décorations intérieures avec attention : le salon très confortable dans lequel Annick visionne les cassettes vidéo, le bureau de travail de Geoffrey Hartman (1929-2016) à l’université de Yale, celui de Dori Laub (1937-2018, psychiatre et psychanalyste israélo-américain), une salle de concert où se produit la pianiste, l’appartement d’Edda Goering (fille de Hermann et Emmy Goering), un parloir en prison lors d’une visite à Hans Frank, un café, un restaurant, une salle de réunion à l’université allemande de Wuppertal où se rencontrent les enfants de rescapés et ceux de nazis à l’initiative de Dan Bar-On (1938-2008), etc. Elle représente avec la même solidité les environnements en extérieurs, allant des paysages traversés par la voie de chemin de fer, aux camps de concentration et d’extermination. Pour ces derniers, elle sait en retranscrire toute l’inhumanité et l’horreur, sans une once de voyeurisme. Le lecteur en ressort ému et affecté, ayant ressenti de l’empathie pour les souffrances évoquées par les survivants. Le lecteur peut ressentir de bout en bout la fidélité aux articles originaux. Il assite à la démarche journalistique, il comprend la motivation de la journaliste, il découvre avec elle les travaux mémoriels. Il prend connaissance avec elle des témoignages, passages essentiels de transmission, et aussi de contact direct avec la réalité de ce qu’ont vécu ces personnes, du comportement des soldats. Il sait qu’il est loin d’éprouver par lui-même ces horreurs inimaginables, et dans le même temps il s’en trouve bouleversé. Il retrouve ou il découvre les différentes initiatives mémorielles. Il assiste à la mise en œuvre des captations vidéo. Il écoute avec Annick l’explication du professeur Geoffrey Hartman pour les archives vidéo Fortunoff. En particulier, lorsqu’il dit que : Chaque survivant a un besoin impérieux de dire son histoire pour parvenir à en réunir les morceaux. Besoin de se délivrer des fantômes du passé, besoin de connaître sa vérité enterrée pour pouvoir reconnaître le cours normal de sa vie. C’est une erreur de croire que le silence favorise la paix. Il ne fait que perpétuer la tyrannie des événements passés. Il favorise leur déformation et les laisse contaminer la vie quotidienne. Le mensonge est toxique et le silence étouffe… Parler guérit, oui, mais seulement si on est écouté. Le récit non écouté est un traumatisme aussi grave que l’épreuve initiale. Le lecteur prend la mesure de la double peine que ce fut pour certains rescapés, l’histoire de Grete Munn (1922-2014) en fin de tome en est un témoignage d’une force terrassante. Il peut faire le lien avec les conséquences du silence dans une autre de ses formes pour d’autres crimes abjectes, évoqué par Théa Rojzman dans Grand Silence (2021) avec Sandrine Revel. Une œuvre formidable sur les mémoires de la Shoah, autant sur les articles d’Annick Cojean, que sur les témoignages des survivants, de leurs enfants, des enfants des nazis, que sur plusieurs initiatives mémorielles dans les années 1990. Avec une narration visuelle riche et adaptée, les autrices font honneur à ces cinq articles, les font connaître à de nouvelles générations, illustrant le besoin de mémoire, et les modalités de sa mise en œuvre. Formidable.
Inuit
L’art inuit explore la magie originelle. Les limites. La transcendance. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, dont la lecture peut être complétée par Nunavut (2024) des mêmes auteurs. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Edmond Baudoin et Troubs (Jean-Marc Troubet), pour le scénario et les dessins. Il compte cent-soixante-douze pages de bande dessinée en noir & blanc. Ces deux auteurs ont précédemment réalisé ensemble : Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez (2011), Le Goût de la Terre (2013), Humains - La Roya est un fleuve (2018). Entre 2001 et 2003, Edmond Baudoin est professeur à l’université de Hull, devenue Gatineau, au Québec. Ottawa est de l’autre côté de la rivière Outaouais. Dans son musée, il découvre l’art inuit. C’est pour lui une révélation. Il se promet de travailler un jour avec des artistes inuits. C’est Vincent Marie qui lui en donne la possibilité la première fois. Avec Andrew Qappik, il illustre un conte inuit sur la naissance du narval, pour son film : Les harmonies invisibles. En illustrant ce conte il réalise ce désir né dans un musée en 2002, il travaille avec un artiste inuit. Mais avec Jean-Marc Troubs, ils veulent maintenant aller dans son pays. Voici le conte du Narval. Il y a bien longtemps, Taqqiq, un jeune garçon aveugle, vivait en compagnie de sa petite sœur Siqiniq chez leur grand-mère, une femme colérique et méchante. Aux yeux de cette grand-mère, Taqqiq était une bouche inutile à nourrir. C’était difficile pour les deux enfants, mais ils étaient orphelins de leurs parents. Une nuit, ils furent réveillés par un ours approchant leur habitation. La grand-mère prit l’arc et la flèches et les donna à Taqqiq, jeune mais robuste. Elle dirigea le tir. La flèche atteignit l’ours qui tomba raide mort. Mais la grand-mère mentit, en le traitant d’idiot et lui faisant croire qu’il avait tué leur meilleur chien. La nuit suivante, Siqiniq mit en cachette de la viande d’ours dans l’assiette de Taqqiq qui compris le mensonge et décida de se venger. […] Le plongeon arctique se joue des frontières. Il nage comme il vole dans la mer ou dans le ciel. Pour de nombreux groupes inuits, il symbolise la recherche de la vérité dans les profondeurs. Voilà deux ans que Troubs devait se rendre au Nunavut avec Edmond… Mais il y a eu la pandémie. Alors il a commencé le voyage dans les livres et la recherche d’images. Il s’est plongé dans les mythes, les récits et la vérité historique, qui souvent dans l’Arctique s’entremêlent magnifiquement. Cet été 2022, ils allaient voir, voir ce qui s’y raconte aujourd’hui. L’art ancien des peuples polaires est peuplé de petites statuettes. Elles ont souvent une fonction magique. Et une présence telle qu’on les dirait vivantes. Qu’elles soient de magie noire ou blanche, les statuettes sont longtemps restées petites. Parce que les matériaux étaient rares. Et qu’il fallait les transporter. Les Inuits avaient encore la liberté d’être nomades. Mais aujourd’hui, les temps ont changé, les statuettes ont pris du poids, et sont parfois devenues géantes. Elles ont toujours cette présence fascinante. Elles pratiquent maintenant la magie moderne du marché de l’art. S’il s’agit de sa première œuvre de ces artistes, le lecteur peut se trouver un temps déconcerté, à la fois par la liberté des formes, à la fois par l’importance donnée à la parole. En toute simplicité, le tome s’ouvre avec une carte sommaire réalisée par Troubs permettant de situer le Groenland, le Labrador, le Nunavut, le cercle arctique, la ville de North West River, et d’autres repères géographiques. Puis la première planche comprend deux cases de la largeur de la page : la première une photographie d’une rue de Gatineau avec la silhouette de Baudoin sur le toit d’un immeuble à étage unique, la seconde une chimère intégrant le visage de l’artiste à des éléments animaux et une représentation inuite dans un amalgame harmonieux. Dès la troisième planche, il s’agit d’illustrations évoquant l’art inuit, dans une diversité d’approches graphiques, et un texte qui court au-dessus ou au-dessous. Puis sans aucune indication, Troubs réalise les planches suivantes : à nouveau des illustrations de conte, mêlant les représentations d’un oiseau à l’encre, au bleu peint de la mer ou du ciel. Puis des représentations naïves d’Inuits, avec un glissement progressif vers des personnages et des animaux mythologiques à l’apparence naïve. Le récit du voyage commence alors avec les cases aux dessins réalisés au pinceau de Troubs, puis les images plus libres de Baudoin, également au pinceau, puis des portraits, des reproductions d’autres artistes. Parfois des pages en couleurs. Parfois un paysage sur une double page. Parfois des cases à l’encre. Une alternance toute naturelle entre des cases disposées en bande, des dessins accolées, des portraits d’habitants interrogés, d’autres paysages, des scènes urbaines, des hommages à des œuvres d’artistes inuits ou innus, etc. S’il en éprouve la curiosité, le lecteur peut aisément identifier les pages réalisées par l’un ou l’autre des deux artistes : Troubs effectue un lettrage en minuscules, et Baudoin en majuscules. Dans un passage, ils se représentent en train de travailler à leur bande dessinée : ils sont tous les deux assis à la même table, et ils composent et réalisent leurs pages ensemble. Le lecteur le ressent à la lecture car il n’éprouve aucune sensation de solution de continuité : les pages forment un tout harmonieux comme si une unique intelligence créative avait présidé tout du long. La bande dessinée suit l’ordre chronologique du voyage, à commencer par les prémices évoquées par Baudoin, puis le voyage en avion, l’arrivée à Montréal, le trajet vers North West River, et encore plus au Nord. La narration visuelle est conçue en fonction de chaque séquence pour mettre en valeur un lieu, des personnes, une longue route en vue du ciel dans une case de la hauteur de la page, des cases sans bordure pour laisser de l’espace à un Inuit en train de manier le harpon, un dessin à l’encre effectué dans l’inspiration du moment, une autre carte simplifiée, des illustrations en couleurs… un petit visage avec un long discours en texte… Les deux auteurs ont repris le dispositif qu’ils avaient utilisé dans leurs précédents ouvrages en commun : proposer de réaliser le portrait de leur interlocuteur et lui offrir en échange d’une réponse à une question, sur l’avenir des Inuits et Innus ou sur l’avenir de la culture inuite. Il est possible de voir cet ouvrage comme la suite de ces entretiens, entrecoupés de réflexion sur la culture inuite, sur son art, sur l’histoire de ce peuple premier. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une forte curiosité pour ces déclarations, totalement oublieux de leur forme de texte, ce qui pourtant constitue souvent un repoussoir dans les bandes dessinées traditionnelles. Son attention est tout entière consacrée à ces témoignages fort variés. Estelle évoque la dépendance de la communauté de North West River aux services publics et au gouvernement. Billy dit sa crainte que leur culture disparaisse. Mitzi, la mère de Billy, évoque le temps où le gouvernement avait interdit la langue inuktitut. Mina, conservatrice au Labrador Heritage Museum, parle de la disparition des attelages de chiens, et des croyances spirituelles qui font le chamanisme. La grand-mère Ataomie estime que la culture se renforce depuis qu’ils ont leur propre gouvernement et qu’il est possible d’apprendre la langue. Elisabeth constate que la chasse va en décroissant. Ernie, ancien maire de North West River pendant des décennies voit que l’électronique rendra le monde complètement dépendant des machines et qu’il sera complètement impossible de vivre dans la nature d’ici cinquante ans du fait de l’évolution du climat. Au fil de ces rencontres, d’autres facettes de la vie locale sont abordées : l’art bien sûr, le rôle des jeunes et leurs aspirations, la pêche et son industrialisation, les services publics, l’histoire de chaque groupe qui a habité la région et la difficulté de l’établir du fait de leur nomadisme, la nécessité d’une représentation pour éviter de se faire piller, pour résister aux prédateurs capitalistes, etc. En creux se dessine également l’histoire des Innus, celle des Inuits, et la manière dont le gouvernement a traité les peuples autochtones, a mis en œuvre des actions visant à détruire leur culture. Par exemple le placement de petites filles dans des pensionnats dans le Sud, et les sévices fréquents. Les discussions entraînent des réflexions chez les auteurs. Il apparaît qu’ils sont fascinés par la forme de pureté de l’art inuit, sa qualité primordiale, sa charge mythologique et la part de vérité qu’elle contient quant au rapport entre l’être humain et son environnement, par le rôle de l’art comme outil de préservation et transmission d’une culture. Par la sauvegarde d’une langue et ce qu’elle porte en elle de culture à nouveau, mais aussi de rapport à la réalité. Un habitant leur indique que : En inuktitut il y a environ cinquante mots pour dire Neige, pas un seul pour dire police. Par l’évolution du climat, ainsi que par le paradoxe à leurs yeux d’être à la fois chasseurs et agents de préservation de la nature. Par un autre paradoxe : celui de vouloir préserver sa culture et ses traditions, alors que la pureté d’un groupe est une chimère, ce que les auteurs expriment par : Tout le monde est métissé, les races pures c’est un fantasme de totalitaire. Et aussi par : Rien, et tout, plus la complexité, la pureté n’existe pas, sa recherche est vaine et dangereuse, la vie se tient dans le chaos. D’une manière aussi organique que habile, ils brossent progressivement un portrait d’une communauté, à la fois dans le temps long de l’histoire, dans l’existence et l’évolution d’une culture, dans les aspects pragmatiques de la vie de tous les jours, dans les traumatismes qui se transmettent de génération en génération, dans sa dimension mythologique. Quel voyage, quelles rencontres, quelle expérience d’une autre culture. Les deux auteurs effectuent un séjour au Labrador. Comme à leur habitude, ils proposent de réaliser un portrait à leur interlocuteur en l’échange de la réponse à une question. Dans une forme graphique aussi libre qu’intelligente et sensible, ils racontent leur voyage et leurs rencontres, abordant aussi bien la vie quotidienne, la culture, l’histoire, l’évolution des valeurs d’un peuple et sa résilience. Un récit d’une richesse inépuisable et d’une humanité peu commune. Merveilleux.
Ceux qui me touchent
Allez hop 5/5! Même pas peur de mettre la note maximale pour ce très beau one shot qu'on se prend dans la tronche sans le voir venir. Le dessin est tout simplement magnifique, avec un gros travail sur les personnages et leurs expressions. Les contours marqués en noir renforcent le sentiment d'isolement et de solitude des personnages. Les couleurs ensuite avec des ambiances quasi monochromatiques pour mettre l'emphase justement sur ce que ressentent les personnages. Ca aide à structurer le récit en une multitude de séquences cohérentes. Et ça rajoute énormément à l'ambiance banale et bizarrement angoissante de la routine du héros, son travail aux abattoirs, sa vie de famille le soir... Le récit est comment dire... impossible à décrire sans spoiler cette histoire que j'ai trouvée très originale. Donc sans en dire davantage disons que l'histoire assez classique au début bascule rapidement et oscille entre rêve et cauchemar. C'est justement une histoire que le papa raconte à sa fille pour l'endormir qui fait office d'élément déclencheur et se trouve être le point de bascule. Il y a aussi de vrais moments surreéls comme on en croise que dans les rêves. Ca m'a fait souvent pensé à du David Lynch par exemple pour l'aspect onirique et parfois loufoque. Ce qui n'est pas une maigre référence. L'ensemble est très cohérent et se rélève être une refléxion puissante non seulement sur l'aliénation au travail, à la société de consommation et notre rapport au vivant, mais aussi sur la poésie et l'art. Un très beau livre.
Zaï Zaï Zaï Zaï
Je suis un grand amateur des productions de Fabcaro – je crois bien que je possède tous ses albums, et j’ai très rarement été déçu. Et là, je dois dire que c’est clairement l’une de ses meilleures réussites. Je ne m’étonne pas que cet album ait reçu plusieurs prix, car il est vraiment bon, tout en restant relativement atypique. C’est clairement un florilège d’humour totalement absurde, parfois nonsensique, toujours très con, et parfois noir. Un excellent cocktail dont je suis très friand. Du sourire au rire franc, quasiment tous les gags (s’il y a une histoire « linéaire », toutes les pages ou les deux pages un gag ponctue ce « road movie » absurde) sont réussis. Si vous êtes adeptes de ce genre d’humour, n’hésitez pas, c’est franchement bien fichu ! Et le ton est donné dès le départ, puisque le déclenchement de cette traque est dû à l’oubli d’une carte de fidélité d’un grand magasin au moment de payer. On devine peu à peu que Fabcaro se met en scène lui-même comme victime de cette course poursuite surmédiatisée. Autodérision, travail autobiographique, réflexion ironique sur le métier de bédéiste : on retrouve là quelques sujets récurrents chez Fabcaro (en particulier dans ses albums publiés chez La Cafetière). Bref, d’une anecdote insignifiante, Fabcaro va pousser jusqu’au bout du bout l’emballement médiatique (on retrouve là quelques travers déjà moqués dans le second tome de Nic Oumouk de Larcenet). Les petites lâchetés du quotidien, les petits ou les grands cons de notre entourage ou des médias, la société de consommation, la dictature de la routine, les grands élans de générosité creuse (excellente parodie des « tubes humanitaires » !), tout est passé à la moulinette, dans une histoire dont on peut supposer que Fabcaro l’a menée en légère improvisation, emporté par son élan : j’étais prêt à le suivre encore plus loin et longtemps. C’est d’ailleurs mon seul regret après ma lecture, c’est que cette « connerie » s’arrête. Du coup, je l’ai déjà relue trois fois ! Et vous encourage à en faire autant. ******************************** 10 ans jour pour jour après la parution de ce joyau d'humour - et de leur plus gros succès (plus de 400 000 albums vendus à ce jour !), les éditions 6 pieds sous terre ont publié une édition anniversaire, avec une couverture rigide classieuse. Ça a été pour moi l'occasion de rererelire cette histoire (et donc de me marrer encore, même si la surprise ne joue plus). Je n'ai pas été convaincu par certaines "modifications" apportées par une dizaine d'auteurs (voir détails sur la fiche), intervention insérées au coeur du récit d'origine. Parmi les bonus et entretiens inclus en fin d'album (d'intérêt inégal), j'ai par contre été intéressé par la correspondance entre Fabcaro et son éditeur au moment de la genèse de l'ouvrage. Les amateurs de Fabcaro et de cet album apprécieront sans doute cet ajout. ZZZZ reste de toute façon un chef d'oeuvre d'humour absurde et intelligent qu'on ne peut laisser de côté !
Adieu Eri
Bon, il n'y a pas à dire, j'aime énormément le style de Fujimoto ! Ce mélange de tragique et de fantaisie, ces dialogues qui sonnent on ne peut plus banals et pourtant si joliment dits, cette noirceur de l'humain (dans sa cruauté et son égoïsme) qui permet de mettre en lumière ces qualités (l'attachement et l'affection notamment), cet amour du cinéma qui transparait si souvent dans ses créations, tout ça me parle et me touche sincèrement ! "Adieu Eri" nous raconte l'histoire de Yûta, un lycéen qui a pris pour habitude de capturer sur son portable chaque instant de sa vie depuis que sa mère lui a expressément demandé de la filmer jusqu'à son dernier souffle. De cette demande mine de rien cruelle de la part de sa mère, Yûta créé à titre posthume un court métrage qu'il présente à ces camarades lycéen-ne-s lors d'un festival, mais contre toute attente tout le monde trouve le résultat abject, ignoble, de mauvais goût. Personne, au grand personne, ne comprend pourquoi Yûta a décidé de terminer son court-métrage par lui refusant de filmer sa mère le jour de son trépas et par l'hôpital où elle se trouvait explosant. Raillé par ses camardes, n'ayant toujours pas réussi à intériorisé ce qu'il s'est passé avec sa mère non plus, Yûta décide de mettre fin à ses jours, et, alors qu'il allait sauter du toit, fait la rencontre d'Eri, une jeune fille étrange qui va l'embarquer dans un nouveau projet : réaliser un nouveau film dans le but d'arracher des larmes à tous-tes celleux qui l'ont conspué ! C'est une œuvre qui m'a profondément touchée. Par son traitement du sujet du deuil, du trauma qu'à subi Yûta, de la relation qu'il développe avec Eri, du propos filé sur le pouvoir des images et l'importance du ressenti qu'elles nous procurent, c'est une lecture qui parvient toujours à me donner la larme à l’œil. Le traitement du fantastique et de la fantaisie comme fuite mais aussi et surtout comme extériorisation des douleurs, comme une façon de s'exprimer et de représenter le réel à par entière, est très bien vu. J'aime particulièrement le fait que plus le récit avance et plus la frontière entre fiction et réalité se confondent. Le dessin de Fujimoto est toujours très léché, il a une belle patte pour les visages très expressifs avec pourtant si peu de détails, et ici il s'amuse pleinement avec le parti pris "found footage" de l'album. On saute très régulièrement d'un instant T à un autre, la netteté même des images est variable selon la scène, l'auteur se permet même des jeux d'arrière plans et d'hors cadres intimistes lors de passages où la caméra n'est pas tournée sur la scène et où l'on devine ce qu'il s'y passe par les sons et le peu de décor que l'on peut voir, où l'on met en avant les non-dits aussi. C'est un récit que je trouve magnifique, traitant son sujet du deuil, de la fuite et de la création artistique avec beaucoup de justesse, et même si je me doute qu'il ne touchera pas tout le monde comme il a su me toucher cela reste une œuvre qui a su pleinement résonner avec moi. En tout cas, à mes yeux, même s'il n'est pas parfait pour autant, c'est un album qui mérite facilement la note maximale et un gros coup de cœur. "Mais... Pourquoi avoir tout fait sauter à la fin ?"
Gabriele Münter - Les Terres bleues
L’artiste ne doit pas imiter la nature, mais exprimer sa propre vision de choses. - Ce tome constitue une biographie de l’artiste Gabriele Münter. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Mayte Alvarado pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec une traduction de l'espagnol par Christilla Vasserot. Il comprend soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de l’autrice qui a choisi cinq tableaux de la peintre, des moments qui font partie de son œuvre, des instants suspendus dans le temps qui se sont transformés en œuvre d’art, et qui constituent le point de départ de la bande dessinée. Elle indique qu’elle peut imaginer Gabriele Münter à partir de son œuvre, et elle a choisi cinq tableaux à cet effet, cinq fragments de vie. Il se termine avec une brève biographie de l’artiste en deux pages, puis la liste des onze œuvres citées visuellement dans l’ouvrage. Enfin vient une rapide biographie de l’autrice. Là où les montagnes si bleues émergeant des brumes grises brillent au loin. Là où le soleil rougit, où les nuages se rejoignent, là il voudrait être ! Ceval paisible fera taire la peine et la douleur. Là où sur la roche les primevères méditent au calme et le vent souffle en douceur, il voudrait être ! Vers la forêt pensive la pousse la force de l’amour, intime tourment. Rien ne l’éloignerait d’ici, chère aimée, s’il pouvait être toujours auprès d’elle. Depuis sa fenêtre, Gabriele Münter observe le petit-déjeuner des oiseaux. Elle déguste une tasse de thé tout en écoutant la radio. La voix du présentateur indique qu’ils viennent d’écrouter : Là où les montagnes si bleues, une œuvre de Ludwig van Beethoven issue de son cycle de lieder pour voix et piano, intitulée À la bien-aimée lointaine. Il ajoute qu’ils interrompent à présent leur programmation musicale pour diffuser le discours prononcé par le Führer lors de l’inauguration de la première grande exposition d’art allemand. La voix d’Adolf Hitler se fait entendre : Il tient à proclamer sa décision irrévocable de débarrasser dès à présent la vie artistique allemande des phrases vides de sens. La voix continue : Les œuvres d’art incompréhensibles qui ont besoin d’un mode d’emploi sophistiqué pour justifier leur propre existence et camoufler leur fade et impudente vacuité ne se trouveront plus désormais sur le chemin du peuple allemand ! Le discours du Führer continue : Expérience intérieure, sentiment puissant, volonté robuste, perception pleine d’avenir, authenticité, primitivisme… Toutes ces expressions stupides et trompeuses ne sauraient justifier des produits totalement dépourvus de valeur et tout simplement ineptes. Des estropiés difformes, des femmes qui ne suscitent que de l’horreur, des hommes qui ressemblent plus à des bêtes qu’à des hommes ! Voilà ce que ces effroyables amateurs ont le culot de présenter au monde comme l’art de notre temps. […] Gabriele finit par tourner le bouton du poste pour couper court à ce discours. La sonnerie du téléphone retentit. Elle indique à l’opératrice qu’elle prend l’appel. Elle salue ensuite Johannes. Elle lui raconte qu’elle prenait son café, qu’elle avait fini. Elle continue : elle a eu de la visite ce matin, des oiseaux sont venus la voir, ils voletaient de branche en branche sur les arbres devant sa fenêtre. La narration visuelle évoque d’entrée de jeu et tout du long l’approche graphique de la peintre. L’artiste en respecte plus l’esprit que la lettre, une certaine façon d’envisager les formes et les couleurs. Dans l’introduction, l’autrice indique qu’à la base elle s’est inspirée de cinq tableaux : Petit déjeuner des oiseaux (1934), Vue de la fenêtre de Griesbarü (1908), Promenade en canot (1910), Arbre au bord de la Seine (1930), La maison de Münter à Murnau (1931). Elle développe son point de vue et sa démarche : approcher d’un tableau comme s’il s’agissait d’une fenêtre. Il suffit de l’ouvrir pour que la scène s’anime et invite les spectateurs à y prendre part. On écoute une conversation entre amies, on sent la brise sur son visage, ou le soleil qui aveugle. On hume la bonne odeur du café. On ne peut peut-être pas avoir connaissance de tous ces détails, mais on peut les imaginer. L’autrice peut imaginer Gabriele Münter à partir de son œuvre, et elle a choisi cinq tableaux à cet effet. Cinq fragments de vie. En effet, elle fait la part belle aux images, réalisant trente pages dépourvues de tout mot. Gabriele en train de peindre un tableau, une promenade à vélo dans la campagne autour de Murnau, une balade en canoë sur le lac, le retour dans la maison de Murnau, une balade dans la neige, le vol d’oiseaux. Première caractéristique qui marque le lecteur : la palette de couleurs, car elles sont assez claires, induisant une belle luminosité. En particulier : le beau ciel bleu sur lequel se détache le rouge-gorge, la fresque colorée sur la rambarde de l’escalier de la maison de Murnau, les couleurs extraordinaires du village quand Münter sort faire un tour de bicyclette, le vert foncé de la frondaison des arbres ressortant sur le vert plus clair de la prairie avec un vert entre deux tons pour leur ombres dans une magnifique vue du ciel, le rose des fleurs de cette même prairie, le vert incroyable de la prairie pendant le pique-nique, le jeu du vert et du bleu à l’occasion de la balade en canoë sur le lac, le blanc de la neige en hiver se teintant de nuances de rose et de parme pour un effet poétique d’une grande sensibilité. L’artiste s’est inspirée de la palette de la peintre, en la transposant dans des tons un peu plus clairs pour certains éléments picturaux. Elle simplifie également le contour des formes, en particulier celles de l’extérieur des maisons, et elle fait bon usage du glissement expressionniste mesuré à l’occasion des moments silencieux qui prennent alors une intensité émotionnelle à couper le souffle. L’effet produit exhale des saveurs singulières : entre touches d’art naïf, impressions de paysage et compositions sophistiquées dans des prises de vue narratives limpides. Le lecteur voit par lui-même que l’artiste applique le précepte de la peintre à la lettre : L’artiste ne doit pas imiter la nature, mais exprimer sa propre vision des choses. L’autrice réalise une biographie assez libre, dans le sens où elle a retenu cinq périodes de la vie de l’artiste, qu’elle accroche sur une saison différente à chaque fois, pour faire un cycle complet : hiver, printemps, été, automne, et un deuxième hiver. Lors de la première saison, Gabriele Münter écoute un discours d’Hitler à la radio, annonçant la première grande exposition d’art allemand. Celle-ci se tiendra huit fois de 1937 à 1944 à Munich, avec en parallèle de la première l’exposition d'art dégénéré dans la même ville. Ce premier chapitre trouve la peintre dans sa demeure du village Murnau, et le lecteur peut voir le petit-déjeuner des oiseaux par la fenêtre, puis découvrir l’intérieur du foyer du salon à l’atelier à l’étage. Au cours de la conversation avec Johannes Eichner (1886–1958), elle évoque ladite exposition d’art dégénéré, ainsi que le bûcher à venir pour ces toiles proscrites par le régime. Elle est sous le choc de la possibilité que toutes leurs idées, tout leur travail avec le Cavalier bleu puisse être réduit en cendres. Elle a mis à l’abri dans sa cave des œuvres de Vassily Kandinsky (1866-1944), Franz Marc (1880-1916), Alexej von Jawlensky (1864-1941), Marianne von Werefkin (1860-1938), Paul Klee (1879-1940). Le deuxième chapitre se déroule donc au printemps : Gabriele Münter séjourne à Murnau en compagnie de Vassily Kandinsky, à qui elle rappelle qu’elle n’est plus son élève, et que ce serait merveilleux qu’elle achète une maison ici. Le lecteur en déduit que ce printemps doit se situer au tout début des années 1910. C’est l’occasion d’une extraordinaire balade à vélo : une expérience esthétique peu commune, huit pages muettes à l’exception d’un unique phylactère, le lecteur se délecte de voir le paysage par les yeux de la peintre. Elle exprime sa propre vision des choses : ou plutôt la bédéaste projette l’interprétation qu’elle fait du processus au fil duquel Gabriele Münter a abouti à ses toiles. Elle a littéralement imaginé le monde que montre le tableau Vue de la fenêtre de Griesbarü (1908), telle une fenêtre ouverte vers l’extérieur, ainsi que retourné le principe pour imaginer les circonstances ayant conduit la peintre à réaliser ce tableau. Le troisième chapitre se déroulant pendant l’été est encore plus enthousiasmant sur le plan esthétique : un pique-nique et une promenade en barque enchanteurs, magnifiques, extraordinaires. En découvrant la conversation entre Gabriele Münter, Vassily Kandinsky, Alexej von Jawlensky et Marianne von Werefkin, le lecteur comprend qu’il assiste à la naissance du groupe d’artistes Le cavalier Bleu, pour créer un art de leur temps qui soit à la fois éternel et universel. Il ne s’agit pas de fonder un mouvement ou une école, mais un lieu de rencontre entre artistes, qui partagent les mêmes inquiétudes. Le lecteur passe alors à l’automne pour une séquence qui se déroule à Paris pour se conclure par le retour à Murnau, vraisemblablement dans les années1930. Au cours d’une discussion avec une amie, Münter évoque sa facilité à dessiner, et son apprentissage de la peinture, difficile au début. Le lecteur découvre une vision de la capitale française aussi épurée que fantasmée. Le tome se termine par un dernier hiver, celui des quatre-vingts ans de la peintre. C’est l’occasion d’un regard en arrière pour contempler le chemin parcouru et le plaisir que procure la reconnaissance. C’est aussi l’occasion d’une ultime balade autour de Murnau dans un paysage enneigé, splendide. Le lecteur en ressort fort ému, conscient d’une œuvre qui se confond avec la vie, et d’une vie consacrée à la création. Dans une lecture très paisible, il a fait l’expérience de voir par les yeux de la peintre, de pouvoir ressentir le monde avec elle, interprété par la vision qu’elle porte dessus. Une biographie de Gabriele Münter ? Pas tout à fait. L’autrice choisit cinq moments précis de la vie de la peintre qu’elle répartit sur le cycle des saisons, de l’hiver à l’automne avec un hiver supplémentaire, en s’affranchissant de l’ordre chronologique en imaginant ces scènes à partir d’un tableau différent à chaque fois, et en s’inspirant d’autres. Une esthétique qui respecte l’esprit de la peintre, une narration visuelle douce et belle. Une évocation parcellaire, et aussi éclairante, dans son rapport à la perception personnelle du monde, et l’incidence du contexte historique. Singulier.
Hellbound - L'Enfer
Ayant beaucoup apprécié l'adaptation télévisuelle sortie sur Netflix, c'est donc tout naturellement que je me suis procuré le manga d'origine. D'un format plus grand que les mangas habituels, ce diptyque est agréable à prendre en main et à lire. La double couverture rouge / argenté est du plus bel effet et mêle habilement le personnage central du tome et les apparitions surnaturelles, objets du récit. Au niveau des graphismes, le trait de Choi Kyu-Park est très précis et le mélange de photos en arrière plan et de dessin confère une réelle profondeur de champ aux cases. J'ai ainsi beaucoup apprécié cet ensemble qui pourra malgré tout paraitre un peu trop informatisé au goût de certains. Ce ne fut pas mon cas. Concernant le scénario, l'histoire est centrée sur la survenue de phénomènes surnaturels, un visage féminin apparaissant devant certaines personnes pour leur annoncer leur mort dans un certain délai, ce dernier pouvant varier de quelques secondes à plusieurs dizaines d'années. L'heure fatidique arrivant, trois monstres surgissant de nulle-part déchiquètent et réduisent la personne concernée à l'état de tronc carbonisé. La question que se pose tout le monde étant l'origine et la cause de la survenue de tels phénomènes. S'agit-il de la damnation par Dieu de personnes ayant commis des actes répréhensibles ou d'événement aléatoires inexpliqués ? Sans trop vouloir en dévoiler, le premier tome est ainsi centré sur l'histoire de Jin Kyunghoon, inspecteur de police dont la vie a été détruite suite à un drame familiale (meurtre de sa femme) et son fils Seongho. Le second tome est quant à lui consacré au personnage de Min Hyejin, avocate combattant la secte Neo Veritas (et qui apparait déjà dans le tome 1), et sur BaeYongJae, producteur dont le nouveau-né va subir une damnation. Comme l'adaptation en série TV, j'ai vraiment été conquis par ce manga qui traite avec habileté des effets de l'endoctrinement de masse, des réseaux sociaux, et de la nécessité du plus grand nombre de trouver une explication à des phénomènes insoutenables. Tout d'abord, l'idée de départ est vraiment très originale et malgré tout, l'auteur n'a pas cédé à la tentation de rallonger la série au détriment du scénario. On sent que l'auteur a réfléchi l'histoire en amont et l'ensemble des deux tomes sont parfaitement cohérents et complémentaires. Ensuite, la psychologie des personnages est plutôt bien travaillée pour un manga, ce genre versant trop souvent à mon goût dans le caricatural. ici, ce n'est pas le cas, tout comme la fin de chaque tome (que je ne révélerai pas ici pour réserver la surprise aux futurs lecteurs!) qui amène le lecteur à se questionner sur la manière dont il aurait réagi face à pareille situation à la place de l'inspecteur de police ou des parents du nouveau-né. Un sans-faute pour moi qui mérite la note maximale et qui doit trôner dans tout bonne étagère de fans de mangas ! SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9,5/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10 NOTE GLOBALE : 18/20
Il était une fois en France
En bon fan de Fabien Nury, j'ai lu un petit paquet de ses œuvres. Et pourtant, j'étais passé à côté de sa saga culte. La faute, sans doute, au sujet, dont on nous a tellement rebattu les oreilles à l'école et dans toutes formes de médias, que dès le collège, j'en ai fait une overdose. La Shoah, la Résistance, l'Occupation, la Libération... Tous ces thèmes semblaient obnubiler les enseignants, les politiques, les médias, à un point qui ne pouvait que faire fuir le jeune que j'étais... et probablement beaucoup d'autres avec moi. Bref, cet effet contre-productif d'un matraquage maladroit sur un sujet pourtant si essentiel a laissé des restes. Il y a toujours en moi certains sujets qui me passionnent, et d'autres qui me barbent royalement : la Seconde Guerre mondiale, ses méandres si complexes et tous les thèmes qui lui sont inextricablement liés font malheureusement partie de la deuxième catégorie. Eh bien, reconnaissons un grand mérite à Fabien Nury : il a réussi à me replonger le nez dedans et à me passionner à nouveau pour cette période, comme si je la découvrais pour la première fois ! Il était une fois en France fait partie de ces sagas instantanément cultes, de ces chefs-d'œuvre qui ne laissent pas indemnes. J'avais déjà apprécié le romanesque récit de Pierre Lemaître, Miroir de nos peines, je retrouve le même génie dans ces six tomes. Fabien Nury s'est parfaitement documenté pour nous offrir une histoire qui respecte à merveille la complexité de l'Histoire. En six volumes, il nous brosse un portrait extrêmement riche de l'Occupation et de la Libération, nous montrant bien que les héros ne se trouvent nulle part... Non que l'auteur cherche à désacraliser des icônes ; les grandes figures de cette période sont absentes du récit. Mais Nury, comme toujours, nous fait voir l'Histoire à travers ses petits (ou grands) à-côté, il nous intéresse à des personnages et des événements peu connus, qui dressent un tableau inattendu et méconnu de connaissances qu'on croyait acquises. Cette démarche touche ici son paroxysme. Personne n'est gentil, dans Il était une fois en France. Ou presque... En tous cas, personne n'est héroïque. C'est toute la réussite de Nury : quel que soit le personnage vers lequel on se tourne, rien n'est idéalisé, on y trouvera des traits qu'on sait malheureusement trop présents chez l'être humain. Parfois, ce sont de beaux traits, mais souvent, ils sont bien vilains. Avec la puissance narrative qui est la sienne, Fabien Nury nous offre donc une montée en puissance, qui culmine à mon avis dans les tomes 4 et 5, au plus profond de l'horreur humaine. Mais ce ne serait rien sans le trait si expressif de Sylvain Vallée (qui collaborera à nouveau avec Nury dans le génial Katanga). Si on a parfois tendance à mélanger certains noms et visages, les trognes qu'il dessine, alliée à son impressionnant mélange entre réalisme et caricature, font rentrer les différents personnages dans notre esprit pour un temps qu'on espère durable. Sans le talent graphique de Vallée, peut-être Nury n'aurait-il pas réussi à nous plonger aussi bien dans les méandres de son horrible récit. En l'état, Il était une fois en France atteint une sorte d'état de grâce que peu de bandes dessinées peuvent se vanter d'avoir atteintes. On se doute bien de la part de fiction qui y règne, on imagine bien que les événements n'ont pas été strictement respectés, pour des raisons de mise en scène et d'impact narratif. Mais il y a tant de scènes qui nous font réagir, tant de pages dont on sort les larmes aux yeux, que ce soient des larmes de rage ou de tristesse. Il y a tant de vie dans toute cette histoire qu'il est impossible de ne pas vibrer à un moment où à un autre. Tant d'allers simples vers l'horreur de la bestialité humaine, et si peu de retours vers l'héroïsme, qu'on ne peut se détacher de ces pages qui nous racontent cette histoire dont on aurait aimé qu'elle ne soit pas la nôtre. Et parfois, au milieu de tout cela, une fragile étincelle de pureté, quelques éclairs de beauté qui nous rappellent que même au plus profond de l'ignominie, il y a toujours une raison d'espérer. Oh, c'est discret, dans Il était une fois en France ! Mais c'est puissant. Et c'est pour cela que l'œuvre de Nury est si importante. Non seulement, on en sort avec le même bénéfice que si on avait ouvert un livre d'histoire. Mais en plus de cela, il y a au fond de tout cet innommable fouillis de merde une leçon que peu d'auteurs savent mettre en avant quand ils s'aventurent si loin dans la face sombre de l'humanité. Car à l'issue de ce voyage au bout de la nuit qui a duré six tomes, et a paru durer une éternité, il y a une chose qui subsiste, dans cette sorte de calme presque paisible qui clôt le dernier tome : oui, il est bien là. Sous une forme incroyablement ténue, si vaporeuse, et pourtant si solide. L'espoir.
Carnet chinois
Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? - Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang. 24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui. Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine. Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs. Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle. Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent. La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc. Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée. Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?
Voutch
Voutch est dans la mouvance du nonsense anglais. Il n'est pas critique, il est cynique. On peut le comprendre comme un homme qui se sait supérieur, tout en voulant s'en excuser de le montrer à travers des situations d'une banale profondeur. Ses planches sont sa catharsis officieuse, et ses albums des dictionnaires de profession de mauvaise foi, humaine, si humaine. Si je/moi disais que son oeuvre est incontournable, iconique et soutenablement culte, un contradicteur pourrait-il me répondre: "Je ne dirais pas qu'elle ne l'est pas"?