Les derniers avis (7392 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Cache-cache bâton
Cache-cache bâton

L’espérance est un risque à courir. – Bernanos - Ce tome contient une histoire, de nature biographique, complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Emmanuel Lepage pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend trois cents pages de bande dessinée. Il y a des dizaines d’années de cela, un groupe d’une demi-douzaine d’enfants joue à cache-cache bâton à la nuit tombée. Quatre d’entre eux sont assis et ils regardent intensément, les deux autres étant tout aussi intensément impliqués dans le jeu. En parallèle, Jean-Paul Lepage échange avec son fils, en lui indiquant que ce projet de bande dessinée lui donne des sueurs froides, que raconter c’est figer. Emmanuel lui répond que cet homme qu’il va raconter, ce n’est plus son père, et puis ce sera l’interprétation de l’artiste. Il continue : on change, Jean-Paul n’est plus l’homme qu’il était il y a cinquante ans. On se défait de ses vies, comme des mues. Comme ceux qui ont partagé l’aventure d’alors. On a le droit de s’accorder de nouvelles chances. C’est une histoire ancienne, et lui Emmanuel a besoin de comprendre. Juin 2015, Emmanuel arrive au lieu-dit Gille Pesset. Il entend la voix de son père en son for intérieur : c’est Jean qui avait planté ces bouts de poutre dans le sol, moins pour signifier la limite de propriété que pour inciter les voitures à ralentir. Mais pour Jean-Paul, c’est comme franchir la porte du Paradis. Quarante-cinq ans après, évidemment, tout est devenu plus petit. Emmanuel pousse la porte de la maison commune, et il entre et salue les personnes présentes : Marie-France, Yves, et les autres. La discussion porte sur les habitats partagés : réduire son train de vie, faire des choses avec d’autres, avoir des projets collectifs, ne pas vieillir bêtement dans son coin, etc. Emmanuel est toujours troublé par les gens qui imaginent de vivre autrement, les gens qui inventent d’autres façons d’être ensemble. Et il voudrait comprendre aussi pourquoi ça le touche autant. Place de la République, avril 2016, nuit debout. Emmanuel aime les gens qui tentent, quitte parfois à trébucher. Il aime les gens qui rêvent de tout remettre à plat. Ceux qui se disent : Et si… Notre-Dame-des-Landes. Chaque fois, de Nuit debout à Notre-Dame-des-Landes, dans le chaos des idées qui fusent, dans les mots qui se cherchent, dans l’émotion à fleur de peau, dans l’espoir ou les déceptions… Un frisson monte en lui, comme une nostalgie… Lepage père reprend la parole : Six familles ont imaginé ce lieu, Gille Pesset. Il ne reste aujourd’hui plus que trois des fondateurs. Sa famille était l’une d’elle. Rennes, janvier 2019, le père et le fils marchent ensemble dans la rue, Jean-Paul Lepage évoque son enfance : C’est ici qu’il a vécu, boulevard de la Liberté. Son père était vaguemestre. Il distribuait le courrier d’une caserne à l’autre. Rennes était alors une grosse ville de garnison. Sa mère faisait office de concierge et de femme de chambre. Pour sa peine, ils étaient logés dans un deux pièces, une de chaque côté d’un couloir. Le texte de la quatrième de couverture synthétise bien la démarche de l’auteur : De cinq à neuf ans j’ai grandi dans une communauté en Bretagne, j’ai toujours su que j’en ferai un livre. Le lecteur s’attend plus ou moins à un récit chronologique de cette période la vie d’Emmanuel Lepage, entrecoupé de digressions pour expliquer tel ou tel aspect de cette forme d’habitat partagé. La bande dessinée s’ouvre avec une partie de cache-cache bâton dépourvue de toute explications quant aux règles du jeu, avec l’explicitation de la motivation de l’auteur, c’est-à-dire sa fascination pour les individus qui souhaitent changer l’ordre établi. Le lecteur découvre les règles dudit jeu en page 163 : Emmanuel Lepage les énonce, avec une mise en situation. Il indique également qu’un de ses amis lui a fait observer que choisir le nom de ce jeu spécifique à leur petit groupe d’enfants se heurterait à l’incompréhension des lecteurs. Le lecteur apprécie cette première séquence, racontée avec des images de type réaliste et descriptif, quelques contours encrés, des larges portions rendues en couleur direct, un degré de simplification imputable pour partie à la nuit tombante. Dans la séquence suivante, il constate que le bédéiste continue de jouer sur le degré de précision de dessins, que les traits de contour peuvent devenir prépondérants, que les personnages parlent beaucoup tout en continuant à vaquer à leur occupations banales et ordinaires. Enfin, le récit suit une construction découlant des souvenirs des uns et des autres, au fur et à mesure que l’auteur les interroge et recueille leur témoignage. Il s’agit indubitablement d’un récit de nature autobiographique, et aussi biographique touchant à la vie de différentes personnes, à commencer par celle des parents d’Emmanuel, pour dessiner les chemins de vie ayant amené une douzaine de personnes à créer une communauté, celle de Gille Pesset. Le lecteur se laisse donc porter par la narration de l’auteur, lui accordant sa confiance pour savoir où il va, pour que chaque nouvelle partie s’intègre avec les précédentes pour former un tout cohérent. Lepage lui-même indique en cours de route que certains faits se sont peut-être déroulés dans un ordre différent, que la mémoire peut être trompeuse. Il montre que le ressenti des uns peut être différent de celui des autres pour un même événement, en l’occurrence lorsque cette communauté indique à l’un des couples qu’elle ne souhaite pas l’accompagner dans l’adoption d’une fratrie de quatre enfants vietnamiens. La raison de cette forme kaléidoscopique apparaît progressivement, sa justification se trouvant dans l’effet qu’elle produit lorsque la communauté se constitue, que les uns et les autres interagissent. Un groupe de personnes est constitué de plusieurs individualités, chacune avec leur parcours de vie préalable, chacune avec leurs aspirations et leurs attentes. Le lecteur peut à certains moments se demander si c’est bien la peine de raconter telle ou telle chose : par exemple de passer autant de temps sur la jeunesse de de Jean-Paul Lepage, d’évoquer longuement l’état de l’Église à cette époque ainsi que Vatican II, de s’attarder sur la présence d’un chien amené par un couple, ou les problèmes de vue d’Emmanuel. Il accepte bien volontiers que l’auteur raconte son histoire à sa manière, il se rend compte les différentes pièces s’assemblent parfaitement, s’enrichissent de l’interaction avec les autres, se répondent entre elles, apportent un éclairage particulier, des saveurs qui se complètent. Plus que les pièces d’un miroir brisé (tels les fragments de la vérité détenu par chaque personne), c’est le constat et l’affirmation que chacun a vécu une expérience qui est propre au sein de la communauté, s’y est enrichi personnellement de manière différente aux autres, en résonnance avec son passé, son milieu socioprofessionnel, ses origines. En fonction de sa propre vie, de son âge, de ses centres d’intérêt, l’expérience du lecteur s’avère également fort différente. Il peut avoir déjà entendu parler de ces expériences de création d’une communauté, ou il peut avoir vécu au moment de Vatican II en ayant été croyant, ou au contraire être ignorant de la Foi catholique, ou encore très sceptique d’une tentative de créer une société alternative en marge de la société. Et forcément très curieux de la forme qu’elle peut prendre, de la façon dont elle peut fonctionner. Dans tous les cas, il est sensible à la bienveillance et à la curiosité de l’auteur vis-à-vis de ses parents, de l’honnêteté intellectuelle avec laquelle les propos sont rapportés, avec lesquelles les amis s’expriment. La narration repose essentiellement sur les souvenirs des personnes interrogées, ainsi que sur les questions que se pose l’auteur. Tout du long, l’artiste fait œuvre de reconstitution historique, que ce soit pour la vie à Gille Pesset ou pour les grands événements de l’époque ayant un impact sur les familles. Le lecteur peut reconnaître aussi bien un modèle de tracteur que le maréchal Philippe Pétain (1856-1951), Paul VI (1897-1978), Monseigneur Lefèbvre (1905-1991) ou Georges Brassens (1921-1981). Il accompagne Emmanuel dans sa vie de tous les jours, dans le quotidien de cette vie en communauté, avec les autres enfants, les jeux, l’accueil des autres parents, la vie au grand air, etc. La narration visuelle se composent de cases rectangulaires avec bordure, sagement alignées en bande. La taille et le nombre de cases s’adaptent à la séquence, en fonction qu’elle présente de grands espaces, ou qu’elle soit de nature plus intimiste. Le lecteur prend progressivement conscience de l’approche protéiforme de la narration : il s’agit d’une histoire collective, les différents points de vue rendent compte des différentes expériences. La présentation de l’histoire personnelle de Jean-Paul et de Marie-Thérèse, les parents, raconte comment ils en viennent à souhaiter vivre d’une manière différente, sur la base de quelles convictions. Au fil des semaines et des mois, le lecteur peut faire l’expérience d’une enfance dans un tel cadre de vie, atypique, ce que cela induit sur la méthode d’éducation. Dans le même temps, il (re)découvre l’importance de Vatican II, que ce soit par les signes extérieurs (le prêtre qui face au fidèle, et plus à Dieu), par ses enjeux fondamentaux (intégrer les laïcs dans la vie de l’institution), par ses frustrations (une réforme laissée en plan au décès du pape Jean XXIII, 1881-1963). Il mesure l’importance et l’impact de la communauté de Boquen, et des actions de Bernard Besret (Emmanuel relatant son entretien avec lui), dans la continuité historique (par exemple en évoquant les différents mouvements des jeunesses catholiques (JOC pour Jeunesse Ouvrière Catholique, JAC pour Agricole, JEC pour Étudiante, JIC pour Indépendante). Le lecteur constate que le contexte social de l’époque s’avère indispensable pour comprendre les motivations du groupe de personnes fondant Gille Pesset : l’importance de l’Église, la Vie Nouvelle (une association d’éducation populaire agréée par l’État), le personnalisme (courant d'idées spiritualiste qui met l'accent sur l'importance des personnes humaines, par opposition à l’individualisme et au totalitarisme) et le courant personnaliste fondé par Emmanuel Mounier (1905-1950, philosophe catholique français), etc. En toile de fond, se dessine l’utopie d’inventer une forme de société en accord avec des principes humanistes, à la fois dans ce qu’elle a d’exaltant, de frustrant au quotidien (la nécessité d’expliciter ce que cela signifie pour chaque personne de la communauté), et de démesuré (prendre en compte toutes les dimensions d’une société, des tâches de construction et d’entretien, à l’éducation, à l’épineuse question du partage des richesses, aussi bien en termes de revenus que de compétences). Le lecteur comprend petit à petit l’image récurrente des arbres, de magnifiques illustrations en pleine page, à la fois comme une enfance passée dans des espaces naturels, à la fois comme un être vivant avec des racines profondément enfouies et un développement vers le haut, comme l’existence de cette communauté. Un titre peu explicite évoquant un jeu d’enfance, une couverture qui n’en dit pas beaucoup plus. Une narration visuelle personnelle à la fois très classique dans sa forme de cases rectangulaires alignées en bande, à la fois très libre dans sa gestion du niveau de détail, de l’approche réaliste ou plus évocatrice, de l’usage discret d’une métaphore visuelle. Un récit qui semble partir de loin, avec l’enfance des parents de l’auteur, de plusieurs endroits à la fois avec les souvenirs des différents membres de la communauté, de s’appesantir sur des éléments historiques très particulier (en l’occurrence le deuxième concile œcuménique du Vatican, 1962-1965). Au fil de l’eau, le lecteur voit comment chaque partie contribue à présenter l’expérience de vie en communauté dans sa globalité, une approche autant holistique, que personnelle, de la part d’un être humain revenant sur ses souvenirs d’enfance, voulant découvrir comment ses parents ont été les acteurs d’une démarche aussi singulière. Un partage généreux, chaleureux, formidable.

08/03/2025 (modifier)
Couverture de la série Calvin et Hobbes
Calvin et Hobbes

Tiens, je n'ai toujours pas avisé cette série ! Réparons cet affront ! "Calvin et Hobbes", c'est l'une de mes séries du cœur, l'une de celle que j'avais découverte étant encore enfant (bon, grande enfant pour le coup) et qui non seulement m'avaient donné une vraie claque mais avait surtout réussi à me marquer pour la vie. C'est simple, fut un temps, mon rituel quand je tombais malade était d'envoyer mon père me chercher les Calvin et Hobbes à la bibliothèque pour les relire. C'est vraiment pour moi une BD du réconfort. Pour celleux ne connaissant pas la série, il s'agit de strips humoristiques mettant en scène Calvin, enfant extrêmement turbulant ayant tendance à vivre dans son monde. Son acolyte est Hobbes, son tigre en peluche qui prend vie dès lors qu'ils sont seuls et avec qui il fait de grandes réflexions et de petites piques sur la vie. Calvin et Hobbes, c'est l'histoire du sale gamin par excellence, attachant dans son imagination enfantine et ses réflexions poussées, contrebalancé par son ami imaginaire plus terre à terre jouant plus ou moins le rôle de la "voix de la raison". Bon, voilà, le fond est profond et touchant dans son humanité, mais quid de l'humour ? Cela reste une série humoristique, après tout ! Il est drôle. Cela reste subjectif, mais pour quiconque aime l'humour de répartie, les répliques pince-sans-rire et le sarcasme, "Calvin et Hobbes" reste une référence du genre, encore parfaitement lisible et appréciable par des enfants aujourd'hui. Et toujours bon à l'âge adulte, d'ailleurs ! J'en profite pour féliciter l'intégrité artistique de Bill Watterson qui a su arrêter sa série phare quand il a senti que l'inspiration lui manquait et qui a tenu à s'assurer que la reprise mercantile de ses personnages soient plus compliquée. Cela reste suffisamment rare pour mériter un applaudissement.

06/03/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Idéal
Idéal

Elle est censée être en capacité d’interpréter les désirs d’autrui. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Baptiste Chaubard pour le scénario, et par Thomas Hayman pour les dessins et la couleur. Il compte deux-cent-quarante-neuf pages de bande dessinée. De nombreuses personnes montent le long escalier menant à un temple. Edo Nishimarru effectue la même ascension, tout en fumant tranquillement une cigarette, avec un petit paquet cadeau à la main. Il observe le mont Fuji dans le lointain. Il voit un couple se tenir serré l’un contre l’autre en admirant la vue. Il voit un groupe de trois collégiennes ayant posé leur sac sur les marches et papotant en admirant la vue. Il regarde une jeune femme se faire photographier devant un buste commémoratif, celui de Hideo Nishimaru, 2095-2155. Il commence à redescendre ; sur un palier il croise une femme en habit traditionnel, kimono, ombrelle, geta. Il apprécie cette vision. Arrivé en bas, il prend un taxi, son regard se perd dans le paysage qui défile. La route en corniche l’amène jusqu’au portail imposant d’une grande propriété. Il se fait déposer, et il marche sur les pas japonais jusqu’à sa luxueuse demeure. Il dépose son paquet cadeau sur la table basse et s’assoit sur le canapé. Sur leur terrasse, son épouse Hélène Ishimaru contemple également le mont Fuji. Elle observe un oiseau perché sur une branche. Elle quitte sa robe transparente et elle rentre doucement dans l’eau de la piscine. L’oiseau s’est envolé et il vient se cogner à la baie vitre, tombant assommé. Hélène le ramasse et le met dans une cage : il n’est pas encore capable de voler de ses propres ailes. En passant devant la baie vitrée, elle regarde sa silhouette, plutôt satisfaite, même si les marques de l’âge sont bien présentes. Hélène décide de rentrer dans la maison. Elle monte l’escalier jusqu’à l’étage. Elle passe devant le piano dont elle caresse le bois. Elle traverse l’immense chambre, et jette un coup d’œil dans sa grande penderie pour choisir une robe. Elle se rend dans la magnifique salle de bain, où elle profite de la grande baignoire carrée. À l’extérieure, Osachi simplement vêtue d’un short de bain plonge en apnée pour aller pêcher un ormeau, qu’elle détache avec son couteau, et elle remonte. Elle met sa prise dans le seau en bois qui flotte. Elle prend le seau et le dépose dans sa barque, dans laquelle elle monte. Elle rame jusqu’à la petite crique. Elle hale la barque sur le sable. Elle s’habille avec une jupe et un corsage stricts, et met son tablier. Tenant le seau de bois de la main droite, elle avance vers l’escalier de pierre qu’elle monte. Elle rentre dans les communs de la villa, et elle offre un ormeau au chat qui l’attend. Elle passe à côté de la piscine et elle rentre à l’intérieur. Elle entame les tâches domestiques : laver le sol avec un balai, faire les carreaux, rincer le chiffon, faire tourner la machine à laver le linge, briser quelques coquilles et découper les coquillages pour préparer de délicats nigiris dans une cuisine étincelante. Quelle puissance de séduction ! Tout commence avec cette couverture énigmatique : une femme qui regarde le mont Fuji depuis une terrasse avec piscine, avec une belle baie à ses pieds, un transat en bois assez classique, un pied-table design pour le parasol, un dallage soigné, un bel arbre. Le lecteur ouvre ce tome épais avec un beau dos toilé : les pages intérieures bénéficient de la même minutie que l’image de couverture, même trait de contour fin et souple, mêmes textures à l’apparence mécanographiée, des couleurs majoritairement en aplat, quelques dégradés organiques, même sensibilité pour les compositions travaillées. L’amateur d’aménagement est aux anges : le portail arrondi dans le mur d’enceinte de la propriété, l’entrée avec son meuble métallique à chaussures, la table évidée avec les beaux vases, les bonsaïs, les panneaux glissants, les grandes baies vitrées assurant une grande transparence à la construction, l’arbre intérieur dans une énorme pièce, le beau piano à queue, les tableaux de paysage aux murs, la baignoire avec une vasque débordante pour la remplir, le futon et les tatamis dans la chambre à coucher à l’ameublement minimaliste, la pièce à vivre plus encombrée de la bonne avec un petit autel et son bâtonnet d’encens en mémoire de son défunt mari, la maison plus traditionnelle de l’oncle Nishimaru Ueda, l’architecture plus moderne du Philharmonique, la magnifique vue de dessus de la propriété pour la réception avec son petit pavillon du jardin, etc. D’un côté, le phénomène d’exotisme joue à plein pour le lecteur occidental ; de l’autre côté, il ressent une vraie sensibilité pour ce Japon traditionnel, avec un degré d’authenticité qui dépasse la carte postale sans âme. Le choix du Japon va au-delà d’un simple artifice de dépaysement : l’Histoire de ce pays joue un rôle important dans l’intrigue. En effet, le gouvernement a décidé que voilà trop longtemps que le Japon est à l’école de l’occident qu’il est temps, et plus que temps, que le pays ferme ses portes à ce monde extérieur qui sombre et s’éteint. Ainsi s’est exprimé lundi soir le député Takizawa Bakin, du groupe majoritaire à la chambre des représentants, lors de la présentation du projet de loi sur la fermeture. Il est vraisemblable qu’en quelques mois, le pays se refermera comme sous le règne des Tokugawa, il y a six cents ans. Cette décision a une incidence directe sur la situation d’Hélène, une occidentale, l’épouse d’Edo Nishimaru. La mise en scène de la demeure traditionnelle, des quelques concessions d’aménagement moderne constitue autant d’éléments narratifs indispensables à l’intrigue, indissociables de l’histoire. Régulièrement, le lecteur prend conscience qu’un élément visuel vu quelques pages avant acquiert une autre dimension à la lecture d’une nouvelle information. Par exemple, le personnage principal masculin se tient devant le buste commémoratif d’Hideo Nishimaru en page dix. Le lecteur suppose que cette marque de respect sert surtout à donner une indication de l’époque (l’homme est décédé en 2155, il s’agit donc d’un récit entre anticipation et science-fiction), et un peu à donner une idée de l’importance du passé pour Edo. Ce n’est qu’en page cent-vingt qu’un autre personnage salue Edo par son nom de famille, et que le lecteur fait le lien avec le buste. Dans un premier temps, le lecteur se laisse porter par la douceur de la narration. Le récit s’ouvre avec une séquence de trente pages, dépourvue de tout mot. Les personnages se conduisent comme des adultes, calmement et posément. Il n’y a qu’à regarder les cases : les enchaînements sont évidents de l’une à l’autre, ne nécessitant aucun effort de compréhension. Le lecteur fait tranquillement connaissance avec l’un, puis avec l’autre : le mari Edo Shinimaru, son épouse Hélène et Osachi la bonne. Il effectue des déductions basiques : la situation financière très aisée du couple, l’activité de pêche traditionnelle aux ormeaux de l’employée de maison en plus de son travail, la sollicitude d’Hélène pour l’oiseau, celle d’Osachi pour le chat. La première discussion intervient en page trente-neuf, entre les époux. De temps à autre, le lecteur passe dans un autre mode de lecture, reliant un élément à un autre. Ainsi il remarque les mouvements réflexes d’Hélène se frottant le poignet, le piano, l’image d’elle-même dans un lit d’hôpital. À d’autres moments, il relève une forme de métaphore : cet oiseau qui se cogne contre une barrière qu’il n’a pas vu, et Hélène qui se heurte aux conséquences d’être une étrangère, une occidentale au Japon et qui se heurte à des barrières sociales dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Au cours du récit, le lecteur relève plusieurs thèmes qui se nourrissent les uns les autres. L’intrigue principale correspond à la relation de couple entre les époux Nishimaru : les conséquences de l’accident d’Hélène, sa décision de faire entrer une Intelligence Artificielle Humanisée (IAH) dans leur demeure, le risque de perdre son poste au Philharmonique. Il s’agit d’un drame : la pianiste sait que : Personne ne se rend compte de tout ce qu’elle a dû sacrifier, pour devenir une artiste exceptionnelle. De tout ce que ça lui a coûté. Des milliers d’heures… Sans aucune distraction… Toute son enfance… Toute son adolescence… Les concours… Les représentations… C’est toute sa vie. Jouer… C’est la seule chose qu’elle sache vraiment faire. Le lecteur se rend compte que le comportement de l’oiseau en cage évoque une facette de la situation d’Hélène. C’est également l’histoire d’une relation de couple : Hélène a fait le constat du temps qui passe, des décennies qui s’accumulent et que le temps est loin de la beauté et de la passion de la jeunesse. En pleine crise existentielle, elle décide d’offrir un cadeau à son mari, une sorte de robot de substitution. Son époux se retrouve ainsi soumis à une tentation cornélienne : rester fidèle à son épouse, ou rester fidèle à ce qu’a été son épouse. La réaction politique du gouvernement du Japon de refermer les frontières incarne également la réaction face à l’étranger, or Hélène est une étrangère. Cela a induit des changements dans son époux qui a accepté d’intégrer des éléments modernes dans la maison traditionnelle de son père. Cette union maritale devient à son tour une métaphore de toute union, des conséquences de l’apport d’éléments exogène dans l’environnement de vie d’un individu, la capacité de l’être humain à accepter, ou plutôt à s’adapter au changement. Capacité qui semble décroître avec les années qui passent, voire qui peut évoluer en rejet. Le récit va encore plus loin avec Kai, l’IAH : elle dispose de la capacité d’interpréter les désirs d’autrui. Hélène explique : Son fonctionnement repose principalement sur une capacité d’analyse comportementale. Elle étudie aussi les changements de température chez son interlocuteur, et le type de phéromones qu’il dégage. Avec tout ça, elle calcule une forte probabilité d’une catégorie de désir ou d’humeur. Dès qu’elle sent un désir assez fort pour retenir son attention, elle va chercher à le satisfaire par le moyen le plus efficace. Elle agit comme un écho à ce que désire le plus ardemment le cœur d’un individu, d’un être vivant. Cela induit un questionnement à deux niveaux. Comment va se comporter Kai confrontée à deux désirs inconciliables : celui de l’oiseau qui veut être libre, et celui du chat qui veut manger l’oiseau ? À un autre niveau, l’androïde Kai incarne également un être humain qui serait guidé par l’empathie, et qui se mettrait en devoir d’aider son prochain. Comment l’individu peut-il adapter son comportement pour répondre aux attentes intimes et parfois inconscientes d’un autre ? Une forme d’amour inconditionnel. Les auteurs montrent l’effet de la démarche de Kai sur Edo et sur Hélène, mais aussi sur Osachi pour qui la présence de Kai s’avère bénéfique. Le lecteur en vient à s’interroger sur ce qui dans la personnalité d’Osachi fait que le contentement de ses désirs constitue une amélioration ce qui n’est pas le cas pour les époux Nishimaru. Il pense aux pulsions du chat et de l’oiseau, aux lectures possibles de cette métaphore des désirs des personnages humains. Une copieuse bande dessinée, avec de beaux dessins un peu maniérés et une narration éthérée ? Oui, il y a de cela… Et beaucoup plus. Un récit d’anticipation avec un androïde dédié au contentement des aspirations profondes des individus ? Aussi, et c’est une intrigue poignante amenant à s’interroger sur sa propre relation à autrui. Un drame tragique ? Certes, générant une prise de conscience et une réflexion sur la nostalgie, sur le temps qui passe, les évolutions et les changements inéluctables, la capacité de s’y adapter, l’altérité, l’attachement à la tradition, la distance émotionnelle et les expériences de vie qui éloignent et qui séparent, les circonstances qui remettent en question des choix de vie, des investissements personnels et sacrifices réalisés pendant des décennies. Bouleversant.

06/03/2025 (modifier)
Par Cleck
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Comme une pierre
Comme une pierre

Les éditions iLatina m'ont permis de découvrir le grandiose La Grande Arnaque, ce dont je ne les remercierai jamais assez ! Avec "Comme une pierre", l'on découvre un Brésil ancestral, austère, silencieux. Pas exactement celui idéalisé, festif et coloré, chaleureux et exubérant, associé au carnaval de Rio, aux plages, à la samba, au football champagne... Mais pas non plus celui des favelas, jeune, violent, mais tout aussi exubérant et lumineux. L'auteur nous dépeint le quotidien de pauvres fermiers, en proie à une sécheresse infernale. La survie de la famille est en jeu, la folie guette, la foi est interrogée jusqu'à l'impensable. Cette BD est une véritable tragédie, les excès magnifiquement orchestrés : la pauvreté extrême qui fait tourner les têtes, le mutisme des personnages interdisant toute résolution raisonnable, le conservatisme glaçant le lecteur même, la foi désespérée sinon désespérante... ; et puis ce formalisme génial dans la mise en page : les contrastes poussés à l'extrême, le jeu grandiose avec les pleins et les vides, le développement quasiment muet de l'intrigue... On ne sort pas indemne de cette lecture : on s'implique, on vit ce cauchemar et l'on craint l'infernale fatalité. Véritablement magnifique !

05/03/2025 (modifier)
Couverture de la série Little Tulip
Little Tulip

Très bel album que ce Little Tulip, avec de superbes dessins de François Boucq sur un excellent scénario de l'américain Jerome Charyn. Le script fait s'entrecroiser deux périodes : 1947, le jeune Paul se voit brutalement déporté avec ses parents au goulag de la Kolyma et se retrouve bien vite orphelin dans les pattes des malfrats qui font régner leur terreur sur le camp. Son don pour le dessin (hérité de son américain et couillon de père, venu en URSS dessiner des décors pour Eisenstein avant de se faire dénoncer pour le goulag), son don pour le dessin va assurer sa promotion au rang de tatoueur des gangs de la Kolyma. Seconde histoire, 1970, Paul a bien vieilli mais continue de dessiner et de tatouer à New-York (la ville fétiche de Charyn), tirant des portraits robots pour la police à la recherche d'un serial-killer déguisé en père noël. Bien entendu les deux périodes, les deux intrigues vont s'entrecroiser et plutôt deux fois qu'une. Le scénario est plutôt bien monté qui enchaîne les événements d'une époque après l'autre comme s'ils se répétaient à 25 ans de distance. Mais il n'y a pas que les péripéties qui s'imbriquent, c'est aussi le cas des dessins puisque les tatouages dessinés sur les corps forment presque une BD dans la BD et là encore, les effets de cadrage et de mise en scène sont plutôt bien vus. Bref, voilà un album sacrément bien foutu, tout en échos et répons, une histoire de deux enfances sans innocence, une histoire dense et violente qui se lit trop rapidement mais que l'on va feuilleter plusieurs fois avant de refermer. Les dessins fouillés de François Boucq rappellent un peu le Jean Giraud de Blueberry et, avec des visages et des corps très expressifs, sont au même niveau d'exigence que le scénario. Les deux compères viennent de sortir un nouvel album, New York cannibals, une suite plutôt réussie.

05/03/2025 (modifier)
Couverture de la série Corps et Âme
Corps et Âme

Walter Hill ? Que vient faire le producteur et réalisateur US dans cette BD française ? Pour ceux qui, comme nous, ne savaient pas, la collaboration entre Walter Hill et le scénariste Matz ne date pas d'aujourd'hui : Du plomb dans la tête au cinéma, Balles perdues en BD. Matz (aka Alexis Nolent) c'est le scénariste de la série fleuve Le tueur (déjà un de nos coups de cœur). Et pour compléter le trio, ce sera Jef (aka Jean-François Martinez) le dessinateur de Balles perdues et de la série 9/11. Une fine équipe aux commandes de cette BD (un seul volume one-shot, ouf !) : Corps et Âme. Et donc encore une histoire de tueur : [...] C'est ça c'est mon boulot. Assassiner des gens, les dessouder, les refroidir, les buter ou quelle que soit la manière dont voulez le dire ... [...] Et je sais qu'à un moment ou un autre, il faut payer l'addition. Je l'ai toujours su. [...] Cacher une balle sous mon talon ... c'est un vieux truc ... mais je le fais toujours, ça peut servir ... Mais une histoire de tueur pas comme les autres (ni l'histoire, ni surtout le tueur) car Franck, le tueur, le mauvais garçon, va se transformer sous nos yeux et c'est rien de le dire ... donc on n'en dit pas beaucoup plus mais vous devinez peut-être déjà ce qui va lui arriver. Le dessin de Jef est nerveux mais pas trop, les ambiances sont sombres mais pas trop : les planches sont superbes et certaines très sexy. Le texte est au rendez-vous (on connait Matz), le scénario qui combine plusieurs vengeances est riche, sans faille et particulièrement bien monté (la patte ciné de W. Hill peut-être ? qui prévoit d'adapter cela au grand écran l'an prochain) et tout cela donne un très bel objet. Un scénario à la précision chirurgicale et des planches au dessin esthétique (ah, ah). Un bel album très réussi, qui tombe vraiment à pic au moment où les obscurantismes de tous bords s'acharnent à réglementer les genres et les transgenres. À faire connaître d'urgence ! Si certaines planches n'étaient pas si sexy, cette BD aurait pu être au programme scolaire !

05/03/2025 (modifier)
Couverture de la série La Route
La Route

Manu Larcenet met en bulles et en images La route, le roman culte de Cormac McCarthy qui avait obtenu le prix Pulitzer en 2007. Un pari osé mais un album réussi et très fidèle à ce monument littéraire. Manu Larcenet avait déjà lâché en 2009 une petite bombe dans le petit monde la BD avec Blast : exit les couleurs acryliques et rutilantes, Manu nous proposait quatre gros albums au noir & blanc éclatant, expressif et même lumineux. Déjà, c'était une histoire de SDF errant sur les routes. Après avoir adapté Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, il était somme toute assez logique que Manu Larcenet s'attaque au roman culte de Cormac McCarthy, qui avait déjà été porté sur écran en 2009 par John Hillcoat avec Viggo Mortensen. De toute évidence, la noirceur du dessin de Larcenet était faite pour illustrer ce sombre récit post-apocalyptique. La fin du monde a eu lieu. On ne sait pas trop comment et cela commence même déjà à dater, d'une bonne dizaine d'années. Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant. Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes sorties de Mad Max. Un récit dans lequel il n'y a plus de noms, presque plus de mots, il n'y a que l'homme et le petit, une solitude insondable, plus personne à qui parler et le roman de McCarthy était avare de dialogues, rempli de silences et de non-dits. Voilà qui laisse toute la place à Larcenet pour déployer son talent de metteur en scène et faire en sorte que le dessin devienne lui-même le récit - un beau challenge pour un bédéaste. Sans cartouches de texte "off", sans bulles explicatives, c'est uniquement grâce à l'enchaînement des cases et à la force suggestive des dessins que le récit est retranscrit dans un noir et blanc sale et charbonneux à l'image de ce monde de cendres apocalyptiques, parfois teinté de sépia ou de teintes orangées. Les rares phylactères jaillissent de cet univers pour mieux souligner les non-dits des rares dialogues entre l'homme et son petit. Le génie de McCarthy c'est d'avoir écrit son bouquin avec une seule image, celle de cet homme et son petit sur la route avec leur caddie, une image qu'il nous repassait sans cesse, encore et encore. Mais quelle image puissante ! Une image qui lui a valu un Pulitzer, une image si pleine de sens désespéré, si lourde de terribles sous-entendus, qu'elle imprégnait durablement le lecteur et même tout le monde littéraire. Une image dont s'est emparé avec brio Manu Larcenet dont les planches arrivent à nous faire partager le quotidien de ces deux êtres en perdition et ressentir les souffrances (et les trop rares joies) de ces corps amaigris. En un peu plus de 150 pages, l'auteur prend tout le temps de développer fidèlement le roman avec ses scènes les plus notables : le coca, le revolver, le bunker... tout y est. Le pari était osé, voire risqué, mais avec la réussite et la reconnaissance des lecteurs, le succès est au rendez-vous : l'album a déjà été réimprimé et cela dans plusieurs langues. Larcenet avoue tout de même un regret : « Ne pas avoir pu remettre cet album à Cormac McCarthy lui-même. » puisque l'auteur américain est décédé en juin dernier. À noter : les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de ré-éditer le roman de McCarthy en version "collector" avec quelques planches illustrées tirées de la BD, histoire de doubler le plaisir avec la (re-)lecture du roman ! • On voit tout de suite ce qui a pu séduire Larcenet dans ce texte rapidement devenu mythique. Le sombre récit de McCarthy laissait les rares et pauvres dialogues se dissoudre dans une prose puissante. Les planches en noir et blanc de la BD sont à la hauteur de la puissance du récit et les bulles y retranscrivent les rares dialogues presque mot pour mot. • Un complément essentiel au livre où l'enfant prend toute sa place. La fin du monde a eu lieu. Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant. Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes à la Mad Max. [...] Il sera de quelle couleur l'océan ? Et quelques planches plus loin : [...] Je te demande pardon ... L'océan n'est pas bleu.

05/03/2025 (modifier)
Couverture de la série Capital & Idéologie
Capital & Idéologie

Après le succès du Monde sans fin, voici Capital & Idéologie, cuisiné selon la même recette : sur le fond, la réflexion et la caution d'une grosse tête d'intellectuel progressiste (après Jancovici sur les énergies, ce sera le tour de Thomas Piketty sur l'économie) et sur la forme, le travail lumineux de celles et ceux qui ont un don magique pour vulgariser les sujets les plus complexes (ce sera Claire Alet, journaliste et documentariste, elle travaille au magazine Alternatives économiques). Benjamin Adam a mis ses talents d'illustrateur et de graphiste au service des deux économistes. Bref, il y a là tous les bons ingrédients et une bonne recette : le résultat est évidemment à la hauteur ! • On ne peut qu'applaudir des deux mains à ce travail de vulgarisation et de mise en scène du livre de Thomas Piketty : c'est un remarquable travail qui donne à tous les clés d'accès indispensables. Cet ouvrage lumineux est éclairant ! Une lecture obligatoire pour mieux maîtriser les débats économiques ! • Certains raccourcis historiques sont saisissants : les indemnisations des privilèges de la noblesse et du clergé, plus tard de l'esclavage aboli, l'analyse (je cite) du retournement du clivage éducatif, la fameuse courbe de l'éléphant, ... tout cela élève le débat (et le lecteur) à des hauteurs insoupçonnées. • On apprécie le dernier chapitre qui donne quelques clés pour faire évoluer le capitalisme et l'Europe : contrairement au plaidoyer nucléaire de Jancovici (qui s'avérait peu convaincant), les propositions de Piketty sont captivantes et éclairantes. L'album : L'album est un véritable cours d'Histoire de l'économie occidentale au travers de l'évolution de toute une famille : l'arbre généalogique court de 1789 jusqu'à aujourd'hui. L'abolition (et l'indemnisation) des privilèges à la Révolution, l'abolition (et l'indemnisation) de l'esclavage, le temps béni des colonies, la naissance des impôts modernes, l'évolution de la propriété, les guerres bien sûr (Sécession, 1914, 1940), la Grande Dépression, le New Deal, Keynes, les Trente Glorieuses, la crise de la dette et l'inflation, c'est toute notre histoire occidentale qui est revisitée à travers le prisme de celle du capitalisme.

05/03/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Camus - Entre Justice et Mère
Camus - Entre Justice et Mère

Quel écrivain, dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? - Ce tome contient une histoire complète, de nature biographique. Son édition originale date de 2013 Il a été réalisé par José Lenzini (auteur des livres : Derniers jours de la vie d’Albert Camus, Camus et l’Algérie) pour le scénario, et par Laurent Gnoni pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste des vingt ouvrages d’Albert Camus sous forme d’un petit dessin dans une case carrée et du titre situé au-dessus, avec une liste en bonne et due forme et les dates dans la colonne de gauche. Quand le narrateur a appris la nouvelle, il a ressenti la nécessité d’écrire. Il a hésité. De l’eau a coulé sous les ponts depuis l’école Aumerat, depuis leurs virées au jardin d’Essai et aux Sablettes, depuis les matchs de foot au Champ-Vert ! Il a froissé plusieurs feuilles de papier sans pouvoir aller plus loin que les quelques mots du début. Albert, Bébert, Moustique ? Ils étaient si proche… Comment l’appeler sans être inconvenant ? L’enfance est loin et Albert a eu le prix Nobel, c’est quand même autre chose qu’un prix d’honneur de fin d’année ! Tiens le prix Nobel… Il pourrait commencer par ça, pourquoi pas ? Les copains et lui étaient tellement fiers quand Camus l’a eu ! Alors, il a ressorti une vieille machine à écrire, mais pas aussi vieille que leurs souvenirs de gosses, et il se met à lui parler avec ses mots écrits au fil de la mémoire partagée. Des lignes que Camus ne lira pas… Le jour est le 10 décembre 1957. Sous les ors et les brocarts de l’Hôtel de ville de Stockholm. Le narrateur imagine Camus… un goût âcre dans la bouche. Des gestes ankylosés par un engourdissement diffus. Tête lourde et tempes folles. Le souffle encore plus court qu’à l’issue de la récré. Il doit être blême. Au bord de l’évanouissement. Le doute oppresse une fois encore l’écrivain. Toujours ce vieux complexe face à un monde qui n’est pas le sien. Des flashs crépitent tels des soleils terribles. Comme il l’a dit à quelques proches, ce prix Nobel de littérature devait revenir à André Malraux. Albert n’a que quarante-trois ans. C’est un peu jeune. Et puis… son œuvre n’en est qu’à ses débuts. Une musique de cour retentit. Les applaudissements fusent dans un bruit de plage tourmentée. Impossible de se jeter à l’eau. Pourtant, il doit s’en souvenir, aux Sablettes, on y allait même par fortes vagues on y allait ! La guerre fait rage en Algérie. En ce moment de gloire, les pensées d’Albert Camus vont sûrement vers sa mère, là-bas, toujours silencieuse, résignée et digne dans sa pauvreté. Albert Camus entame son discours devant l’assemblée du prix Nobel : En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Pas facile de restituer toutes les dimensions d’un tel homme que Albert Camus (1913-1960) : philosophe, écrivain, journaliste militant en particulier pendant la seconde guerre mondiale, romancier, dramaturge et novelliste, s’étant engagé en faveur des indépendantistes algériens, et ayant également dénoncé la barbarie de l’arme atomique utilisée sur Hiroshima et sur Nagasaki (comme rappelé dans le présent ouvrage). Le scénariste propose un point de vue original : celui d’un ancien copain et camarade de classe de l’auteur. Ce dispositif permet aux auteurs d’utiliser des mises en page sortant de l’ordinaire. Régulièrement, le lecteur découvre un page de texte avec des illustrations, le narrateur écrivant ses souvenirs ou ses ressentis et ses attentes vis-à-vis de Camus. Une vingtaine de pages s’apparentent à du texte illustré, et quelques-unes encore à un récitatif courant au fil de cases de bande dessinée. La page intitulée Épilogue correspond à une page de texte sans illustration et elle introduit la dernière partie de huit pages, consacrée à la déclaration relative à la préférence accordée à sa mère avant la justice. En page cinq, le lecteur découvre un titre : Discours de Suède, première partie. Il y a encore quatre extraits dudit discours, qui ouvrent chacune un nouveau chapitre dans la vie de l’auteur. Le lecteur voit alors Albert Camus à la tribune devant l’assemblée convoquée par l’Académie suédoise, avec des phylactères contenant des extraits authentiques de son discours. D’une certaine manière, Albert Camus devient celui passé à la postérité, un peu après la moitié de l’ouvrage. Le scénariste a déjà consacré quatre ouvrages à cet écrivain, et il en présente la vie, faisant des choix sur les moments de sa vie retenus, et en intégrant plusieurs des convictions de Camus. Le lecteur plonge donc dans une présentation à la structure sophistiquée, plus ambitieuse qu’une reconstitution historique chronologique des faits. L’auteur accorde la moitié de la bande dessinée, à l’enfance d’Albert pour montrer d’où il vient, à la fois son histoire familiale, le contexte sociopolitique du milieu dans lequel il a grandi. La partie biographique commence avec la mère âgée de l’auteur se replongeant dans ses souvenirs, le pendant se trouvant dans l’épilogue qui est consacré à la phrase de l’auteur sur la défense de sa mère avant la justice. L’écrivain engagé naît en 1913 dans la campagne algérienne. Le lecteur ne s’attend pas forcément au dénuement qu’il voit : pas de voiture à l’époque mais une charrette, pas d’hôpital mais un médecin-colonel qui arrive après l’accouchement. L’emploi modeste du père : caviste dans une grande propriété vinicole, ce qui consiste à surveiller les vendanges en cours, veiller à la bonne marche des opérations dans un contexte colonial, avec un fond de racisme. Un voyage en train jusqu’à Alger en troisième classe du fait des faibles revenus du père. Un séjour chez la grand-mère qui compte chaque centime. L’opposition de cette dernière à ce que son petit-enfant continue des études car il doit travailler dès que possible pour améliorer les revenus de la famille. Etc. Le lecteur a peut-être relevé l’emploi d’une palette de couleurs assez particulière sur la couverture, avec ce fond jaune et cette ombre carmin. L’artiste compose ses cases avec un mixte de figures détourées par un trait de contour, et d’autres éléments représentés en couleur directe. En outre il met régulièrement en œuvre une palette de couleur avec des compositions expressionnistes, plutôt que naturalistes. Il en va ainsi pour la scène de déplacement sous la pluie et d’accouchement dans la cuisine : des aplats de deux tons de jaune, d’orange, de bleu foncé, développant une ambiance entre isolement dans la nuit et chaleur humaine de solidarité. Au fil des séquences, le lecteur ressent cette sensibilité apportée par les couleurs : la robe majoritairement en aplat noir solide de la grand-mère, les fonds de case rouge alors que l’enfant Albert ressent de plein fouet la colère sourde de sa grand-mère, le blanc éclatant alors que l’enfant court dans les rues d’Alger pour exprimer la force de la lumière du soleil, le marron terne lors du séjour à l’hôpital, la superbe alliance d’un rouge carmin pour un tapis avec les rats noirs formant une svastika sur le cercle blanc comme allégorie de La peste, etc. L’artiste sait rendre l’apparence d’Albert Camus. Il représente des personnages à la morphologie normale, sans exagération anatomique, en simplifiant leur représentation, moins de traits, tout en conservant leur humanité et leur capacité à susciter l’empathie chez le lecteur. Ce dernier sent la séduction graphique opérer sur lui : un équilibre parfait entre ce qui est montré et délimité par des traits de contour et ce qui est suggéré par les couleurs, sous-entendu et laissé à l’imagination. Il remarque la coordination étroite entre scénariste et artiste pour des mises en page pensées et imaginées spécifiquement en fonction de la scène. Il voit des trouvailles visuelles très expressives : des pages sans bordure avec des images se fondant l’une dans l’autre pour exprimer une continuité (par exemple dans les différentes tâches professionnelles de Lucien Auguste Camus), des cases de la largeur de la page pour un effet panoramique mettant en valeur la beauté des paysages algériens, des personnages dessinés par-dessus les cases d’une page pour indiquer qu’ils passent de l’une à l’autre lors de leur trajet, trois cases de la hauteur de la page pour conférer la sensation d’étroitesse de l’appartement de la grand-mère, une case se déployant comme une bande médiane sur deux pages en vis-à-vis avec les personnages représentés dans différentes positions, un fac-similé de une d’un journal, un champignon atomique avec un monceau de crânes à son pied, le visage de Camus en noir sur fond blanc dans la partie gauche de la planche s’opposant à celui de Sartre en contraste inversé (traits de contour blancs sur fond noir) pour marquer l’opposition irréconciliable, etc. Le lecteur sent bien que les auteurs brossent un portrait orienté d’Albert Camus. Du fait de la pagination, ils ont dû faire des choix : en particulier, ils ne s’appesantissent pas les rappels historiques, ils ne développent ni le contexte de la seconde guerre mondiale, ni celui de la guerre d’Algérie (1954-1962) dont il vaut mieux disposer d’une connaissance basique pour apprécier et comprendre la position de l’écrivain. De la même manière, ils évoquent les titres des ouvrages de l’écrivain, sans les présenter que ce soit leur intrigue, ou leur contenu philosophique. Là encore, une connaissance superficielle ajoute à la richesse de cette lecture. Ils ont choisi le point de vue familial et celui du contexte géographique, social et historique. Ils se tiennent à l’écart d’une narration de type Moments clés ayant défini à tout jamais la trajectoire de vie d’Albert Camus, se positionnant plutôt dans une optique montrant les conditions dans lesquelles se sont opérées son enfance et sa trajectoire de vie jusqu’à l’âge adulte, le lecteur étant libre d’en déduire comment se sont forgées ses convictions morales, et comment il a été conduit à s’engager dans certaines causes. Impossible de présenter Albert Camus de façon complète dans un ouvrage de moins de cent-cinquante pages. Aussi, il apparaît que les auteurs ont choisi sciemment un point de vue, celui d’un ancien camarade de classe de l’écrivain, pour évoquer des composantes précises de la vie de l’auteur. La narration visuelle s’avère très agréable, avec des émotions portées par des compositions de couleurs, et une mise à profit de solutions visuelles variées. Le lecteur découvre la singularité du parcours de vie d’Albert Camus, en tant qu’homme de son temps, avec des origines qui lui sont propres, l’amenant à mieux comprendre ses choix d’auteur. Enrichissant.

05/03/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Les Météores
Les Météores

On essaie tous de faire de notre mieux. C’est le plus important, non ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son format est à l’italienne, avec des dimensions de demi-format d’une bande dessinée franco-belge traditionnelle. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par J.C. Deveney pour le scénario, et par Tommy Redolfi pour les dessins et les couleurs. Il comprend trois-cent-dix pages de bande dessinée. Elijah et Leblond, deux amis adolescents skaters, se tiennent sur un pont au-dessus d’une autoroute de deux fois quatre voies, regardant les véhicules passer en contrebas. Le premier raconte à son pote que quand il était petit, son père l’emmenait ici pour regarder les bagnoles, c’était leur sortie du samedi… Enfin jusqu’à ce qu’il se barre. Cela fait réfléchir Leblond qui pensait que son beau-père était pénible. Elijah continue : c’est clair qu’il rouillait sévère, regarder filer des voitures pendant une heure, y avait plus excitant. Il pense que son père ne faisait pas ça parce qu’il pensait déjà à se tailler, même sans ça il les aurait quittés. En vrai, il pense que son père espérait qu’il se passe un truc. Un accident, un crash, quelque chose qui changerait de l’ordinaire. En plus, il suffit de pas grand-chose pour que ça arrive ! Un caillou, un bout de métal… N’importe quoi qui tombe du pont. On imagine : le pare-brise qui explose, la bagnole qui vrille et qui va en fracasser d’autres ! Le pur feu d’artifice ! En même temps un accident, ça dure jamais. Ils continuent à discuter, se disant que le vrai frisson serait de traverser avec leur planche. Leblond finit sa bouteille, la jette par-dessus le grillage, et ils partent sur leur planche. Dans l’espace, un météore poursuit sa trajectoire, dans le vide. Hollie, aide-soignante, attend le bus dans le froid et la neige. Elle voit arriver un homme fort et de grande stature. Il s’assoit à côté d’elle dans l’abribus, en laissant une place vide entre eux. Floyd prend la parole : il s’excuse, car il ne la reconnaît pas, c’est parce qu’il a des blancs des fois. Il continue : il croise des gens, il discute et puis, pffuiit, ça s’en va. Elle le rassure : ils ne se sont jamais croisés. Il reprend la parole : Gary dit que ce n’est pas la peine qu’il raconte tout ça à tout le monde. Mais Floyd trouve que c’est mieux de dire ce qui est vrai. Elle acquiesce, surtout qu’il n’y a pas de honte à avoir, les blancs, c’est des choses qui arrivent. Il se présente et donne son nom, elle donne le sien. Il lui demande si c’est la première fois qu’elle attend le 34 de 05h46. Elle indique que oui, d’habitude elle prend sa voiture, mais elle est tombée en panne hier. Floyd se lève et dit qu’il aime bien quand la neige tombe, parce on ne sait pas si c’est elle qui descend ou si c’est soi qui monte. Hollie se souvient de son fils Elijah enfant faisant une boule de neige. Le bus arrive, la radio diffuse une chanson de Rufus Wainwright, Going to a town. Cette même chanson est diffusée par le poste dans la chambre de Casey, une jeune femme. Elle se lève et appelle son chien Chuck. Elle sort sous la neige et continue de l’appeler. Elle découvre quatre chiens sauvages qui se mettent à aboyer contre elle. Elle rentre se mettre à l’abri. Un titre déconcertant : il annonce des météores, et en effet dans les pages huit à dix, le lecteur peut avoir un premier aperçu de l’approche d’un météore dont il ne fait nul doute qu’il fonce sur la Terre. Dans le même temps, le titre évoque des individus qui ne font que passer, et cela ne semble pas s’appliquer au météore, mais à des êtres humains, peut-être ceux qui passent par la ville. Cette dernière n’est jamais nommée, et le lecteur en vient à supposer qu’il s’agit d’une ville de faible importance en nombre d’habitants. Elle compte toutefois un magasin de meubles à monter soi-même dénommé Aeki, enseigne que le lecteur identifie facilement en lisant ce nom de droite à gauche. Il commence par faire connaissance avec les deux skaters… qui ne sont pas nommés. Il faudra attendre la page cinquante pour les revoir avec deux autres potes, et commencer à relever un nom, mais pas tous. Ils zonent avec deux adolescentes. Bref, le lecteur finit par identifier Dawn (brune à lunettes), Elijah (afro-américain), Leblond (fumeur) et Jess (jeune fille pas compliquée). Mollie et Floyd se présentent l’un à l’autre, avec un physique plus facilement mémorisable. De la même manière, il faut un peu de temps pour mettre un nom sur le visage de l’employée d’Aeki : Casey. Encore plus de pages avant de croiser le prénom de son collègue revêche : Sammy. Charlie est appelée par son nom dès sa première apparition. À contrario, le lecteur voit Floyd parler de Gary, bien avant qu’il ne fasse son apparition, et c’est le seul personnage à être doté d’un nom de famille, Hansom. Quelques seconds rôles peu nombreux dont le couple formé par Linda et Don (professeur), sans oublier la jeune manager chez Aeki. Le lecteur se retrouve un peu déconcerté par cette absence de nom de famille, car les dessins peuvent parfois lui sembler sommaires, laissant planer un doute sur l’identité de tel ou tel personnage à deux ou trois reprises. En outre, les dialogues s’avèrent brefs et concis, sans aucune bulle de pensée, ou cartouche de texte avec une voix intérieure. La couverture peut donner une impression d’image dense en informations visuelles, et complexe en composition, en particulier dans l’usage des couleurs. Il en va de même avec la première planche. La perception du lecteur se modifie un peu par la suite, devenant sensible à une approche plus épurée, dans les formes, dans le choix des détails signifiants. Les dessins ne donnent pas l’impression d’être plus simples, ou simplistes, plutôt plus focalisés sur un point d’attention central. Tout se joue dans les impressions du lecteur. L’impression d’un récit taiseux : l’ouvrage compte quatre-vingt-dix pages silencieuses, dépourvues de tout mot, une forme de minimalisme, et en même temps une confiance dans le fait que les images se suffisent à elles-mêmes pour raconter. Une dizaine de personnages avec un rôle significatif, à la fois une belle distribution, à la fois l’impression de rester dans un cercle assez fermé. Des images parfois très dépouillées : dans le même temps, elles font sens, et les auteurs mettent à profit la forte pagination de leur ouvrage pour prendre le temps de raconter certains moments et de focaliser leur regard sur un geste, une attitude ou accessoire. Une fois passée la première apparition du météore, en noir & blanc pour un contraste maximal, le récit revient à des situations banales du quotidien : attendre le bus au petit matin, se souvenir de la première boule de neige de son fils, s’enquérir de son chien, aider un homme âgé ayant perdu en autonomie, regarder un oiseau voler, subir les récriminations d’un collègue contre la direction dans le vestiaire, zoner avec des potes avec la flemme de faire du skate, échanger des banalités au comptoir dans un café, ressentir pleinement la banalité de la solitude, etc. La narration visuelle s’avère respectueuse et attentive. La mise en couleur joue sur quelques teintes, souvent sombres sans être vraiment ternes. Le lecteur ressent de la sympathie pour ces individus normaux, vivant leur quotidien avec un mélange de courage et de résignation, une ténacité tout ce qu’il y a de plus mécanique, qui pourtant génère un sentiment de respect et d’empathie chez le lecteur, car il reconnaît bien cette saveur du quotidien qui n’apporte que la même chose, sans plus de réel goût, tout en étant réconfortant par sa prédictibilité. Dans le contexte de cette vie normale et sans éclat, les événements sortant de l’ordinaire apparaissent pour ce qu’ils sont : la conséquence inéluctable de tous les événements précédents, dont il n’y a donc pas raison de s’étonner, un engourdissement gagnant chaque individu ayant intégré inconsciemment que c’est l’ordre immuable des choses. Du coup, un licenciement, un incendie volontaire, des informations alarmantes sur la progression du météore s’avèrent dénués d’effet sur l’instant présent, sur la suite, une progression inéluctable qui pourrait presqu’être prédite, un enchaînement de causalités préétabli. À l’évidence, l’état mental de Floyd n’ira pas en s’améliorant, et Gary ne pourra pas toujours s’occuper de lui. Le mode de management d’Aeki apparaît pour ce qu’il est : des techniques pour flatter les employés, les motiver par un esprit d’équipe artificiel dans la mesure où il ne repose que sur eux, sans aucune implication des actionnaires sans visage. Le lecteur repense à la citation de Raymond Carver en exergue : Plus de destin. Juste un enchaînement de petits faits qui n’ont d’autre sens que celui qu’on veut bien leur donner. Une vie machinale, sans objet. La vie de tout le monde. Un autre personnage résume la dynamique de la vie : On essaie tous de faire de notre mieux, c’est le plus important, non ? Pourtant, le comportement des personnages ne relève pas de la neurasthénie. Une forme de fluide passe dans ces vies, de principe vital, que le lecteur n’arrive pas tout à fait à identifier. Il revient au titre et à ce météore qui approche : finalement cette menace sur la survie de la Terre et de l’espèce humaine ne change pas grand-chose au quotidien, voire dans un moment atroce un personnage prend conscience que l’entreprise Aeki a pris ses dispositions pour fourguer le maximum de camelote avant que son établissement situé dans la zone d’impact ne soit détruit. Le lecteur repense également à Elijah parlant de son père : en fait il pense que son père espérait qu’il se passe un truc. Les personnages du récit ont dépassé ce stade : ils n’attendent plus rien, ils sont persuadés que leur vie va lentement se dégrader, grignotée par l’entropie. Ils ne s’y sont pas résignés : ils ont accepté cet état de fait, et s’y sont adaptés, vivent en cohérence avec cette vision de l’existence. Page quatre-vingt-douze, Hollie arrive chez Maggie pour lui prodiguer des soins, effectuer une prise de sang. La vieille dame lui dit qu’elle aime les livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire avec un début et une fin. Ceux qui ressemblent à la vie. Ou qui essaient en tout cas. Dans la vie, il n’y a pas de personnages principaux et de personnages secondaires. On a tous notre rôle à jouer. Tous notre importance. Le lecteur comprend que les auteurs effectuent une déclaration d’intention sur leur propre ouvrage et même une profession de foi personnelle. Il repense alors au sous-titre Ceux qui ne font que passer. Bien sûr cela désigne les individus qui risquent de périr lors de l’impact de la météorite. En prenant un peu de recul, cela désigne également tous les individus croisés par Floyd, car la mémoire de celui-ci n’est pas fiable, et il oublie les gens qu’il croise. Le lecteur peut se dire qu’il en va de même pour lui : de nombreuses connaissances, ou collègues, ou anonymes dans les transports en commun ou dans les voitures du flux de circulation, autant de personnes qui ne font que passer dans sa vie. À la lumière de ce point de vue, il prend conscience de ce qui fait le cœur du récit : ce n’est pas l’intrigue secondaire de la météorite qui n’occupe que très peu de pages. Les météores sont également les personnes que l’on croise, qui passent dans notre vie. Ceux qui ne font que passer sont l’essence même de la vie de chaque individu. Étrange titre, accouplé à un sous-titre énigmatique, une couverture qui dit très peu du contenu. Narration semblant parfois minimaliste que ce soit par les silences des personnages ou par des cases épurées. Pour autant, point de déprime ou de misérabilisme, de solitude rongeant l’âme. Le récit se déroule très tranquillement, même si des événements surviennent. Le lecteur sent qu’il reste immergé grâce à un sentiment diffus qu’il éprouve pour les personnages… jusqu’à ce qu’il prenne conscience des différents niveaux de sens de l’expression : Ceux qui ne font que passer. Émouvant.

03/03/2025 (modifier)