La Diagonale des jours

Note: 4/5
(4/5 pour 1 avis)

Correspondance dessinée de plusieurs années entre les deux artistes. Leurs échanges abordent des questions intimes, de société, de la guerre et de leur rôle d'artistes dans ce monde.


Des Ronds dans L’O Les petits éditeurs indépendants

Cette correspondance dessinée ne suit aucun scénario préétabli : les auteurs abordent tout ce qui leur passe par la tête, au bout du pinceau ou de la plume. Dans cet original journal à deux mains, c'est toute la misère, l'opacité du monde qui est mise à plat, dénoncée au quotidien.? Cette correspondance dessinée est née de l'admiration réciproque de deux dessinateurs.

Scénario
Dessin
Editeur
Genre / Public / Type
Date de parution 22 Août 2018
Statut histoire One shot 1 tome paru

Couverture de la série La Diagonale des jours © Des Ronds dans l'O 2018
Les notes
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27/05/2025 | Présence
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Par Présence
Note: 4/5
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Ma vie est-elle aussi un brouillon… Peut-être ? - Ce tome contient une correspondance en bande dessinée qui forme un tout. Son édition originale date de 1992. Il a bénéficié d’une réédition en 2018, avec deux lettres supplémentaires ajoutant ainsi vingt-trois pages. Il a été réalisé par deux bédéastes Tanguy Dohollau et Edmond Baudoin, chacun dessinant ses lettres. Il compte cent pages de bande dessinée en noir & banc. Première lettre dessinée de Tanguy. Côtes d’Armor, le 2 novembre 1992. Bonjour Edmond. Lundi après-midi. Il pleut. La mer est basse silencieuse. Le ciel est complètement gris. J’écoute la pluie mêlée par moment à des rafales de vent. J’ai relu quelques passages de deux livres de Kerouac : Big Sur, et Satori à Paris. Le 21 août 1960, au bord de l’océan Pacifique, en Californie, Jack Kerouac l’entendait, lui, la mer… Jack Kerouac s’était réfugié à Big Sur, près de San Francisco dans une cabane isolée que lui avait prêtée un ami. Le roi des Beatniks cherchait à se retrouver. Il transcrira les bruits de l’océan Pacifique en une longue onomatopée incantatoire : La Mer. […] Jack Kerouac ne restera pas à Big Sur très longtemps. Au bout de trois semaines, la solitude l’oppressant, il repartira pour San Francisco après avoir écouté une dernière fois la mer. Il lui sembla percevoir qu’elle lui criait : Va vers ton désir ne reste pas ici. Avait-il bien compris ? Mais il n’attendit pas qu’elle se reprenne et prit ses paroles au pied de la vague. […] Fin mai, début juin 1965, Jack Kerouac ira à Paris et voudra quand même aller réécouter de près l’océan de ce côté-ci de l’Atlantique. Il prendra le train, le Paris-Brest. Après Rennes, il s’arrêtera quelques instants dans une autre gare…. […] Jack Kerouac ne sera donc pas jeté du train à Saint-Brieuc et ira jusqu’à Brest. Réalisera-t-il son projet ? Non, après une nuit d’errance à chercher un hôtel et le lendemain très brumeux où il flânochera dans la ville, il repartira pour la Floride, via Paris. Pendant ce voyage de dix jours en France, il aura eu le sentiment d’avoir reçu une sorte d’illumination. Ça pourrait être quoi ? écrira-t-il. Première lettre dessinée d’Edmond. Nice, le 22/12/92. Tanguy, Noël dans deux jours. Les yeux qui brillent pour les enfants. Quels enfants ? Ceux de quels pays ? La mer de quel endroit dans le monde ? Je n’ai pas lu Kerouac, pas encore, mais la mer qu’il décrit, celle que tu vois de ta fenêtre n’est pas celle d’ici. La vie que regarde la statue de Giacometti au musée Picasso d’Antibes est pleine à ras-bord de notre histoire. Elle est bleue, le plus souvent tranquille. Je la vois rouge du sang des hommes. Rouge de la naissance des hommes, comme le ventre encore ouvert de la femme qui vient d’accoucher. À quelques mètres de la statue de Giacometti, en contre-bas, sur les rochers, Nicolas de Staël s’est écrasé. Une seconde après s’être jeté de chez lui. De l’autre côté de l’horizon, il y a l’Algérie, un peu sur la gauche c’est la Tunisie… La Lybie, l’Égypte, Israël, le Liban. Dans deux jours, Noël. J’arrête. Je laisse la mer. Je lui tourne le dos. J’aimerais qu’elle aussi s’en aille. Comme la tienne, deux fois par jour. J’ai rencontré une fille, à Paris. Elle s’appelle Sandrine, elle me plaît… J’ai envie d’elle. Elle m’écrit qu’elle a envie de moi. Que dois-je faire Tanguy ? Je te pose la question, mais je n’attends pas de réponse. Je vais l’aimer. Je retournerai devant la mer. Parle-moi encore de la tienne, de Kerouac. Plonger dans la bibliographie d’Edmond Baudoin réserve toujours des surprises que ce soit sur le sujet ou dans la forme : en l’occurrence, un album à quatre mains, sous forme d’une correspondance dessinée. Lui est né en 1942 à Nice, et Tanguy en 1958 à Saint Brieuc. Le lecteur s’immerge donc dans une correspondance privée entre deux auteurs de bande dessinée. Il a donc conscience du caractère construit pour raconter des tranches de vie, des réflexions avec un fil directeur. Il découvre également des considérations de nature philosophique, et poétique. Il sait par avance que les propos de Baudoin toucheront à l’intime, aux ressentis, avec un solide humanisme. Il connaît peut-être les œuvres de Dohollau, ou il découvre cet auteur à la personnalité graphique fort différente, en termes de traits beaucoup plus fins, de de dessins plus réalistes et descriptifs. Il passe d’une lettre à l’autre, les premières respectant une taille de quatre pages, avec cinq exceptions (deux pages, huit pages deux fois, six pages, sept pages). L’ouvrage se termine avec deux lettres plus longues (quatorze et onze pages), celle de Baudoin réalisée vingt-six ans après. Au départ, les lettres se répondent, pas seulement par ordre chronologique, aussi un reprenant un thème ou un bout de phrase dans la précédente de l’autre interlocuteur. Le lecteur peut également repérer quelques thèmes récurrents, que ce soient les horreurs sans nom commises par les hommes contre leurs semblables ou le rapport à la nature, l’état d’esprit poétique pour regarder le monde et l’apprécier. À l’évidence, il convient que le lecteur se plonge dans ces échanges, sans idées préconçues, sans attente particulière sur les thèmes abordés ou sur la forme. Il peut souhaiter retrouver l’un ou l’autre des auteurs parce qu’ils les apprécient, il peut également avoir été séduit par les dessins de la couverture, celui de Dohollau en haut, celui de Baudoin en bas, ou en feuilletant l’ouvrage. Il commence par la première lettre dessinée : Tanguy parle de Jack Kerouac (1922-1969), son séjour à Big Sur en Californie et ce poème Bruits de l’Océan Pacifique à Big Sur, Californie, publié en annexe au roman Big Sur (1962). Puis vient la première lettre de Baudoin dans laquelle il évoque la mer qu’il voit lui depuis Nice, la statue L’homme qui marche d’Alberto Giacometti (1901-1966), la mort de Nicolas de Staël (1913-1955, peintre), et Sandrine, une femme dont il vient de tomber amoureux. Chacun des deux auteurs ayant une personnalité bien distincte, à commencer sur le plan graphique, il se produit un décalage en passant d’une lettre de l’un à celle de l’autre. Le lecteur observe également que l’approche de Tanguy Dohollau évolue d’une lettre à l’autre. Il commence par utiliser des cases de la largeur de la page avec une fine bordure aux coins arrondis, des traits de contour très fins, de nombreux traits courts et secs pour les textures et les ombres, les dessins sont dans un registre descriptif et réaliste. Dans la deuxième lettre, apparaissent des cases disposées en rangée, il utilise des symboles comme les étoiles ou les fils de fer barbelés, et il termine avec des cases de la largeur de la page beaucoup plus aérées pour rendre compte du grand espace dégagé de la plage et du ciel. Il va ainsi déplacer son mode de représentation entre des cases plus chargées, des cases plus claires, des cases purement représentatives, des cases allant vers la métaphore ou l’allégorie, en particulier pour rendre compte de la vision d’artiste de Kamel Khelif (1959-). De plus, il peut aussi bien être dans la représentation d’un jardin minéral zen, qu’utiliser une page de journal pour appliquer un dessin dessus, habiller une silhouette féminine dépourvue de visage avec des morceaux de journal, réaliser un dessin animalier respectueux d’un renard, intégrer le visage du Cri d’Edvard Munch (1863-1944), un dessin de ramure d’arbres avec des bustes pour un arbre généalogique, pour revenir à des pages de bande dessinée classique. Le contraste avec les pages d’Edmond Baudoin saute aux yeux : des traits gros traits de pinceaux charbonneux, des silhouettes expressionnistes, des paysages esquissés, et une expressivité magnifique. Des cases qui peuvent partir vers l’abstrait, tout en conservant un sens. Il faut voir la trace de la statue de Giacometti : plus vraie que nature ; ou encore le mouvement de danse tellement évocateur et gracieux. Bien sûr, l’artiste ne se sent tenu par aucune obligation formelle : il peut aussi bien réaliser un portrait en pleine page de l’abbé Pierre, que s’attarder sur un arbre, ou encore passer en mode dessin malhabile d’enfant et même croquis. Dans sa dernière lettre, il redessine cinq des pages précédentes pour en donner une nouvelle interprétation. Loin de paraître farfelu ou relever d’un caprice, cela participe à un autre niveau de narration, en l’occurrence l’incapacité de pouvoir ressentir à nouveau les émotions et les états d’esprit qui étaient les siens lors de la réalisation de la version originelle. Chaque page, chaque dessin comprend l’expression de la personnalité de Baudoin à un degré qui le rend indissociable de lui, et qui établit d’office une continuité d’un dessin au suivant. Magique. Le lecteur découvre une lettre illustrée après l’autre. Il découvre les anecdotes choisies par l’un et l’autre, ainsi que les thèmes qui les préoccupent. Pour Dohollau : Jack Kerouac et son écriture des sons de la mer, la notion de frontière, la liberté, les bateaux, la pêche, la volonté de l’homme à vouloir se détruire, l’éternel féminin, le chemin des douaniers sur la côte bretonne, la librairie Le pain des rêves, l’accord signé par Rabin & Arafat (Accords d’Oslo, 09/09/1993), le jardin zen, la nature, le vent, les livres-vagues, les baleines, les migrants qui transitent par la vallée de la Roya (ce sera l’objet d’une BD de Baudoin avec Troubs en 2018 : Humains - La Roya est un fleuve), etc. Et une question lancinante : Comment peut-on en venir à tuer ce qu’on aime ? Il cite également des créateurs comme Nicolas de Staël, Edvard Munch, Kamel Khelif, le poète Jean Malrieu (1915-1976), Albert Camus (1913-1960), l’écrivain Jean Grenier (1898-1971), Jean-Marie Le Clezio (1940-). De son côté, Baudoin évoque deux de ses ouvrages en cours de réalisation, L'Abbé Pierre - Un homme engagé (1994) et La mort du peintre (1995), l’autre côté de la mer, un nouvel amour, les frontières, l’horreur de l’humanité en guerre (L’homme se hait), le séjour en résidence à Vitrolles, sa fille Anne regardée par les hommes, le chiffre 3, la chaleur, un viol de femme ayant duré trois heures, l’abbé Pierre, sa vie qui lui semble un brouillon, ne plus jamais revoir ses connaissances de Vitrolles, etc. Les deux évoquent également la phrase de Francesco Adorno (1921-2010) : Nul poème n’est possible dorénavant qui ne prendrait pas en compte Auschwitz. La correspondance dessinée entre deux bédéastes ? Bizarre comme démarche créative, certes. Il suffit d’un petit peu de curiosité pour lire les premières pages, et se retrouver captivé. Les deux personnalités graphiques ne se ressemblent pas dans leurs dessins, en revanche elles présentent le même état d’esprit, une expression assez libre traversée d’humanisme. Le lecteur peut préférer les dessins plus concrets de l’un, ou ceux plus expressionnistes de l’autre, ou savourer les deux pour ce qu’ils expriment de la personnalité de leur créateur. Il se laisse porter par le flux d’une discussion singulière, épistolière et reflétant les préoccupations existentielles à la fois concrètes, poétiques et bienveillantes sur une humanité pas toujours reluisante. Une discussion sincère et ouverte entre deux amis de cœur. Chaleureux et honnête.

27/05/2025 (modifier)