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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Figurec
Figurec

Les autres, de simples figurants dans ma vie - Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2007. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, entièrement réalisée par Christian de Metter qui a adapté le roman Figurec (2006) écrit par Fabrice Caro. Le narrateur (son nom n'est pas indiqué) assiste à un enterrement, celui de Paul Giroud, une personne qu'il ne connaissait pas. Il trouve la cérémonie ratée, sans réelle émotion. Il y avait du monde, mais le curé n'était pas dans son meilleur jour. Il en a déjà assisté à de meilleurs. le soir, il va manger chez un couple d'amis, Claire & Julien, chez qui il dîne 5 jours par semaine. Julien lui montre sa dernière acquisition vinylique : un 45 tours de Jeanne Mas dédicacé. Claire a préparé du lapin à la moutarde. le narrateur avait fait la connaissance de Julien à l'occasion d'une brocante. le lendemain, il va manger chez ses parents. Dans les 2 cas, il indique à ses interlocuteurs qu'il ne souhaite pas parler de sa pièce de théâtre dont l'écriture avance lentement. Comme d'habitude il ressent une pointe d'agacement en se comparant à son frère cadet (marié à Anna) qui a beaucoup mieux réussi dans la vie que lui. Peu de temps après il assiste à une messe d'enterrement et il a la surprise de repérer parmi les présents un individu un peu rondouillard avec une moustache fournie et une calvitie bien avancée, monsieur Bouvier. À la fin de la cérémonie, Bouvier s'approche du narrateur, lui fait un clin d'œil et prononce un mot : Figurec. le narrateur évoque le comportement étrange de cet individu avec Julien, en transformant la scène, la plaçant dans une boulangerie. Son ami n'est pas très inquiet. Lors de l'enterrement suivant, cette fois-ci pendant la mise en terre, Bouvier vient à nouveau trouver le narrateur, lui parle de Figurec et se fâche pensant que le narrateur simule l'incompréhension. Il en parle à nouveau à Claire et Julien. Quelques jours plus tard, il rencontre à nouveau Bouvier dans les allées d'un supermarché. Il l'aborde et s'excuse de son comportement. Bouvier comprend qu'il y a méprise, mais donne rendez-vous au narrateur le soir même dans un troquet. Là il évoque sa carrière de 30 ans chez Figurec, ainsi que la fondation de cette entreprise, il y a 200 ans, par Roquebrun, un dissident de la grande loge maçonnique. A priori, c'est surtout le nom de l'auteur qui attire le lecteur vers cette bande dessinée. Christian de Metter est un bédéaste confirmé, ayant réalisé d'autres adaptations comme Shutter Island (BD) (2009) d'après le roman de Dennis Lehanne, et Piège nuptial (2012) d'après le roman de Douglas Kennedy, et des œuvres originales comme la série No body - Saison 1, tome 1 : Soldat inconnu (commencée en 2016). Il est vraisemblable que peu de lecteurs du roman de Fab Caro aient la curiosité de voir ce que ça donne sous forme de bande dessinée. De Metter réalise ses planches en conservant de légers crayonnés lui ayant servi à dégrossir le dessin dans la case, à assurer un bon niveau descriptif. Celui lui permet d'établir des contours un peu plus précis qu'à l'aquarelle, sans non plus donner une impression de dessins encrés peints, car la peinture écrase ces quelques traits de crayon. Il combine ainsi une apparence proche de la bande dessinée traditionnelle, avec un ressenti de spontanéité du fait de certaines formes un peu lâches. Il joue avec les possibilités de l'aquarelle en appliquant plusieurs couleurs dans une même surface, ce qui y amène à la fois de la texture et du relief, ainsi qu'un jeu sur la luminosité complexe. Pour une poignée de cases, l'artiste réduit le nombre de formes détourées au crayon pour une peinture plus impressionniste. Les 2 tiers de la première page sont occupés par une seule case qui montre la partie supérieure des stèles d'un cimetière avec des croix dépassant de 3 tombes. Au fond le lecteur devine les personnes venues assister à la cérémonie. le ciel bleu est à demi masqué par les nuages dont les bords deviennent progressivement gris. 2 pages plus loin, le lecteur découvre les étals d'une brocante sur le trottoir, puis au fil des séquences l'intérieur d'une église, l'appartement du narrateur, l'intérieur d'un café, une rue parisienne, un supermarché, un manège, etc. L'artiste a donc conservé une réelle dimension descriptive à ses dessins, montrant des décors variés et ben campés. S'il le souhaite, le lecteur peut également s'attarder sur quelques effets picturaux, que ce soit les verticales dans l'église qui ressortent à grands coups de pinceaux (page 7), ou la fluctuation des teintes d'un carrelage couleur terre (page 38). Lorsque la scène se passe dans un intérieur ou autour d'une table, De Metter prête la même attention aux accessoires : la présentation du lapin à la moutarde dans l''assiette (page 4), les reliefs du maigre repas du narrateur chez lui avec le pot de yaourt renversé dans son assiette (page 25) ou encore le bazar dans le tiroir de la cuisine de ses parents (page 41). En faisant la démarche d'adapter un roman, l'adaptateur se heurte à la difficulté de donner une apparence aux personnages et de rendre visuellement intéressants les dialogues souvent statiques. le lecteur apprécie tout de suite la qualité du choix des acteurs, de leur apparence, de leur morphologie. Sous réserve qu'il ne s'en soit pas fait une autre idée à la lecture du roman, il découvre un individu d'une trentaine d'années, avec les cheveux en pétard. De Metter sait montrer les émotions du narrateur de manière naturelle, ainsi que son évolution physique très progressive au fil du récit. le lecteur peut ainsi constater les conséquences psychologiques des épreuves et des révélations sur le narrateur, dans la manière dont il se laisse aller. Il est tout aussi happé par la personnalité graphique très cohérente de Bouvier, ce petit monsieur rondouillard, revêche, avec une touche de familiarité qui donne l'impression d'exister, de s'ouvrir progressivement, sans rien perdre de son côté abrasif, mais en retrouvant une attitude un peu plus constructive. Bien sûr, il tombe aussi sous le charme de Tania, l'employée de Figurec dont le narrateur achète des prestations de figuration participative à ses côtés. Les illustrations montrent une belle jeune femme naturelle, à la franche cordialité, à l'empathie sincère, à la chevelure vaporeuse dans la lumière du soleil, un très bel effet de l'aquarelle. le lecteur se prend à croire à l'existence de ces individus au jeu d'acteur impeccable. Ce casting intelligent est complété par une direction d'acteur très juste, ce qui fait que les scènes de dialogue s'élèvent au-dessus de l'enfilade de cases avec uniquement des têtes en train de parler. le lecteur se retrouve assis aux côtés des personnages, à les observer en train de parler, comme il ferait avec des proches. Il ne résiste pas à la petite mine que fait Claire quand elle propose son lapin à la moutarde. Il sent toute la hargne de Bouvier quand il s'adresse au narrateur en lui disant de ne pas faire le délateur. Lorsque Bouvier s'installe à la table de café, le lecteur se retrouve à l'examiner comme s'il était le narrateur en prêtant attention à ses mimiques, à ses petits mouvements, en cherchant par là-même à capter des signaux qui permettraient de se faire une certitude sur sa sincérité, sur la confiance à lui accorder, sur la véracité de ce qu'il raconte. Il se retrouve entièrement sous le charme de Tania (Sylvie) quand elle accepte de prendre un verre avec lui (enfin, avec le narrateur) après sa prestation, regardant la douceur de son visage, la manière dont la lumière joue dans ses cheveux. Il est tout aussi attentif aux émotions qui passent sur le visage de Julien au fur et à mesure que sa relation avec Claire évolue et qu'il annonce les événements survenus, au narrateur, pas très attentif ceci dit. En ayant travaillé son casting, l'auteur a su rendre les personnages crédibles et proches du lecteur au point de les faire exister et d'impliquer le lecteur dans les différentes conversations. Complètement impliqué dans les personnages, le lecteur se laisse emmener par l'intrigue. Il apprécie l'entrée en la matière, avec cet individu qui assiste aux enterrements d'inconnus et qui leur attribue un jugement de qualité. Il découvre la notion d'une société secrète où l'on peut louer des figurants pour enjoliver sa vie ou faire de la publicité subliminale pour un produit en le baladant dans son chariot. Il suit le narrateur utiliser ces services, en devenir dépendant, se prendre les pieds dans le tapis entre la réalité des comportements et la fiction mise en œuvre par ces figurants. Il est pris au dépourvu par la révélation finale que rien n'annonce. Au premier degré, l'intrigue part d'une idée originale et subversive, mais elle semble s'enfoncer dans un développement nécessitant un surcroît de suspension consentie d'incrédulité pour son dénouement. Dans le même temps, à la lumière de cette révélation, les thèmes développés gagnent en profondeur et en cruauté. En soi, l'idée de pouvoir enjoliver sa vie avec des figurants est originale et déjà pessimiste. Cela revient à se dire que pour avoir une vie avec plus d'éclat, plus intéressante, il suffit d'une transaction financière, d'acheter des prestations tarifées. Mais le récit gagne encore en cruauté quand le narrateur recourt à cette entreprise, et finit par être contraint de douter de la nature d'autres personnes qu'il croise, avec lesquelles il interagit. Elle gagne encore un degré de cruauté quand le narrateur essaye d'établir un contact réel avec l'un des employés qu'il a engagé. Il apparaît alors que la relation entre le client et le prestataire est faussé à la fois pour le client qui peut en venir à croire aux déclarations du figurant au premier degré parce qu'elles comblent un besoin affectif, à la fois pour le figurant qui joue un rôle qui ne correspond pas à sa personnalité. La cruauté devient totale quand la confusion s'installe chez le narrateur et que les employés de Figurec s'apparentent finalement aux autres personnes de notre vie. Même si nos relations interpersonnelles ne se font pas dans le cadre d'un contrat tarifé, l'auteur les considère sous la forme d'une transaction lors de laquelle chaque individu est contraint de jouer un rôle social, l'obligeant à respecter un certain nombre de règles explicites et implicites, l'empêchant d'exprimer sa personnalité profonde, nécessitant de la filtrer. À la lecture, la nature d'adaptation de cette bande dessinée ne se ressent pas, ou peu et elle peut s'apprécier pour elle-même. Christian de Metter réalise un travail époustouflant de création de personnages et de direction d'acteurs, les faisant exister avec une conviction épatante. Prise au premier degré l'intrigue bénéficie d'un point de départ original, et d'un déroulé chargé d'émotion, même si la fin semble sortir de (presque) nulle part. Néanmoins cette fin provoque un élargissement de la perspective des thèmes abordés, dressant un tableau très noir de la solitude, et de la nature profonde des relations interpersonnelles.

14/04/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Batman - The Dark Knight returns
Batman - The Dark Knight returns

Le système de valeurs morales de l’Amérique s’est effondré, la légende de Batman perdure. - Cela fait 10 ans que Bruce Wayne a raccroché la cape de Batman pour mener uniquement une vie civile. Il a même renoncé à son voeu d'abstinence pour goûter les plaisirs gustatifs de l'alcool. Mais cet été là, la convergence de plusieurs circonstances le fait revenir sur sa décision : il ne peut plus rester les bras ballants devant une société du "moi d'abord" dont les dirigeants élus guident la ville de Gotham et les États Unis sur la base de sondages de popularité. À 50 ans passés, Batman reprend du service et cette fois chaque intervention est définitive. C'est ce que vont apprendre à leurs dépends Harvey Dent, le Mutant Leader, le Joker et même Superman. Lorsque ce comics parait en 1986, c'est une révolution. Aujourd'hui encore, il reste une des 10 meilleures histoires de Batman et un récit qui prend aux tripes de la première à la dernière page. Frank Miller ne se contente pas d'une projection dans l'avenir du personnage pour mettre un point final à son histoire avec Joker. Il fait le constat d'une ville meurtrière où chaque individu est une victime potentielle qui viendra grossir les statistiques de la criminalité (dans une ambiance paranoïaque qui rappelle les passages les plus désespérés des romans de Patricia Cornwell). Il utilise l'hégémonie de la société du spectacle pour tourner en ridicule l'utilisation des plus bas instincts de l'homme pour faire de l'audience. Dans ce contexte, la résurgence de Batman s'apparente à un retour à des valeurs traditionnelles à l'opposé des paillettes et du mercantilisme outrancier d'un capitalisme impitoyable. Les illustrations sont également viscérales et très travaillées. de prime abord, le lecteur peut être rebuté par des dessins peu plaisants à l'oeil, voire laids dans certaines cases (l'apparence du Mutant Leader par exemple). Mais rapidement, il apparaît que Miller a mis au service de l'histoire toute l'expérience qu'il a acquise sur Daredevil et Ronin. Ce tome comprend quelques pleines pages superbes (par exemple Batman tenant le corps d'un général qui vient de se suicider avec le drapeau américain comme linceul) et beaucoup de pages comprenant de 10 à 16 cases. Là encore la forme est indissociable du fond. Les pleines pages donnent à fond dans une iconographie de superhéros déconnectée de tout réalisme : Miller s'en sert pour mettre en image la légende, le coté plus grand que nature du Batman. Les pages divisées en une multitude de cases servent à donner un rythme rapide, une sensation d'instantanéité consubstantielle de la télé en insérant des fragments de dialogues de talk-show. L'utilisation des ces talk-shows est magistrale. le lecteur assiste en direct à la récupération des actions de Batman par l'industrie de la télévision. Non seulement ce dispositif narratif permet au lecteur de mesurer l'impact du Batman dans la société américaine, mais aussi les différentes valeurs morales qui vont se cristalliser face à cette légende urbaine. Encore une fois, Frank Miller ne vise pas le réalisme ; il se conforme aux codes des récits de superhéros qui exigent une suspension consentie de l'incrédulité (suspension of disbelief) pour croire à ces gugusses costumés. le fan de superhéros retrouvera tous les points de passage obligés du genre : échange de coups de poings, démonstration de superpouvoirs, résistance hors du commun du héros (Miller y va vraiment fort sur cet aspect là), etc. Il retrouvera également tout l'univers de Batman dans des versions plus ou moins déformées : la Batcave, Alfred Pennyworth (avec un humour toujours aussi sarcastique), Robin (Carrie Kelly), James Gordon, Selina Kyle, Green Arrow, etc. Attention, ce Batman n'est pas pour les enfants. À son âge, chaque coup doit compter et il ne fait pas dans la demi-mesure : il est violent, cruel, sadique, déterminé, obsédé même par sa soif de justice et de vengeance. Là encore, à l'aide de visuels savamment pensés, Frank Miller donne une nouvelle interprétation de la chauve-souris comme animal totémique sans tomber dans le ridicule. L'encrage de Klaus Janson est parfaitement à l'unisson des dessins de Miller. le lecteur ne perçoit aucun hiatus entre l'illustration et son rendu encré. La fusion entre les 2 est parfaite. Et ces illustrations bénéficient de la mise en couleur de Lynn Varley qui elle aussi fait preuve d'une inventivité et d'une sensibilité adulte. Elle opte pour une palette moins agressive que les comics habituels tout en distillant quelques touches de couleurs vives qui n'en ressortent que plus. J'ai déjà lu une bonne dizaine de fois cette histoire et je ne m'en lasse pas. À chaque fois la force du récit me prend aux tripes et m'emmène dans cette vision noire de la vie urbaine, dans cette force de la nature qu'est Bruce Wayne, dans cette critique d'une société dédiée à la poursuite du divertissement, dans ce grand défouloir ou le bon triomphe des méchants, dans cette cruauté qui imprègne chaque relation humaine (même si je ne suis pas forcément d'accord avec les prises de position de l'auteur). Frank Miller a donné une suite à cette histoire dans The dark knight strikes again.

14/04/2024 (modifier)
Couverture de la série De cape et de mots
De cape et de mots

Franchement pas mal bien cette bd. C’est positif, universel, à défaut d’être véritablement marquant, le lecteur passera à minima un bon moment, les plus jeunes apprécieront même d’avantage. Aux pinceaux, on retrouve la patte graphique des Kerascoët fluide et légère, et qui est à l’image du scénario. On se laisse très facilement embarquer dans l’histoire, notre héroïne est attachante et j’ai aimé la façon dont elle bouscule tout ce petit monde, elle amène de la facétie face aux codes et rigueurs de la cour. Je regrette juste un côté un peu trop manichéen avec les personnages, tout comme la fin « happy end ». Ça manque un peu de nuances à mon goût pour m’enthousiasmer plus, mais c’est conforme à ce que l’on peut attendre d’un conte, et n’enlève en rien le beau travail des auteurs. 3,5

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Blankets - Manteau de neige
Blankets - Manteau de neige

Une histoire intimiste, douillette, réconfortante et essentielle - Il s'agit d'un récit complet indépendant de tout autre, écrit et dessiné par Craig Thompson, en noir & blanc. Thompson a commencé à y travailler en 1999, et "Blankets" est initialement paru en 2003. "Blankets" est un récit autobiographique qui commence par des souvenirs d'enfance, alors que Craig partageait son lit avec Phil, son petit frère. Les 2 frères se disputent une fois couchés, leur père intervient, et c'est Phil qui termine dans la soupente, avec un mauvais matelas et pas de lumière. le souvenir suivant décrit comment Craig était la proie des moqueries et des costauds de sa classe qui s'en prenaient à lui de constitution moins musclée. Vient ensuite une scène où sa professeure le réprimande pour son imagination fertile et scatologique. Au fil des pages, le lecteur découvre le milieu dans lequel Craig grandit : des parents chrétiens très pratiquants (baptistes), sa lecture quotidienne de la Bible, une maison mal isolée (du point de vue thermique) dans le Wisconsin (trop chaude l'été, trop froide l'hiver), ses séances de dessin avec son frère, etc. Plus tard (vers 16 ou 17 ans), à l'occasion d'une classe de neige paroissiale, il croise Raina en qui il reconnaît une âme sœur. À l'occasion de quelques de jours de vacances (et de quelques jours de classe manqués), il part séjourner 2 semaines chez Raina, avec l'accord de chacun de leurs parents. Bof ! Encore un récit autobiographique d'adolescent mal dans sa peau. Qu'est-ce qui peut bien m'intéresser là dedans, passé 40 ans ? Ce n'est qu'à force de lire des critiques dithyrambiques (merci Bruce Tringale) que j'ai fini par céder à la curiosité. Il y a beaucoup de choses intéressantes là dedans (religion, premier amour, souvenirs d'enfance) et une incroyable sensibilité dont la justesse et la délicatesse sont rendues par l'alliance des mots, de la mise en scène et des images. Craig Thompson a été élevé dans la foi baptiste (confession chrétienne, issue de la réforme protestante, et très attachée aux Écritures). La sensibilité de Thompson s'exprime dans la manière dont il décrit son éloignement de cette religion. Il ne dénonce pas à gros traits, il ne ridiculise pas les tenants de cette foi, il ne se moque pas des fidèles de sa congrégation. Cela n'a rien d'une rébellion adolescente destructrice et rageuse. Bien au contraire, Thompson reconnaît et accepte l'éducation qu'il a reçue comme étant une partie de lui-même qui lui a permis de grandir et de se développer. Il ne renie pas son enfance, il ne méprise pas la religion ou ses pratiquants. Il fait le constat que malgré ses efforts pour l'entretenir sa foi s'est éteinte. Il cite à quelques reprises le Livre de l'Ecclésiaste (Bible hébraïque) comme source d'inspiration, comme approche de la vie. Il montre comment la foi de ses parents a posé des interdits dans sa vie, ce qui lui a permis de se construire en tant qu'individu, de disposer de repères moraux, d'appréhender ses rapports avec autrui dans un souci de respect de la personne. Alors que Thompson s'éloigne de cette église et de la foi de ses parents, il montre comment ces enseignements ont fait de lui un individu à part entière, plus à même d'être à l'écoute des autres, de leurs différences, un homme tolérant et intègre, tout en restant modeste. Ayant vu sa foi mourir, il continue de décrire les membres de la congrégation comme des individus normaux, mais avec un système de valeurs auquel il n'adhère plus (il a été l'un d'eux et n'en éprouve aucune honte, ou regret). Ce respect pour les individus qui ont contribué à son éducation se retrouve aussi bien dans le regard pour ses parents qu'il ne souhaite pas peiner en avouant son athéisme, ou même pour le pasteur dont les intentions sont transparentes (convaincre Craig de devenir pasteur). le même respect se retrouve dans la manière de dessiner les pratiques religieuses, ou les objets de cultes : il n'y a nulle moquerie, nulle condescendance, juste une représentation respectueuse en toute connaissance de cause de ce que représentent ces éléments pour un croyant. Craig Thompson est donc un monsieur capable de parler de son éducation religieuse (ou plutôt de la manière dont elle lui a permis de se construire), sans moquerie, ni ironie, ni acrimonie, tout en ne partageant plus cette foi. Il se montre capable du même tour de force en évoquant son premier amour. Dans une narration fluide et naturelle, il évoque l'émotion née de la rencontre avec une personne partageant la même sensibilité que lui, de l'élan d'un amour platonique, de la honte à ressentir un désir purement physique pour cette jeune femme en qui il voit une personne ayant une vision de son environnement similaire à la sienne. Alors que le lecteur est bien conscient qu'il s'agit d'une bande dessinée, d'une histoire reconstruite et arrangée, Craig Thompson sait lui faire croire que les choses se sont passées ainsi, sans bulles de pensée, avec un commentaire réduit au minimum. Alors que le graphisme semble au départ un peu grossier (parfois 2 points pour les yeux, un trait pour le nez et un autre pour la bouche), Thompson sait capturer les expressions des visages, en les intensifiant juste ce qu'il faut pour faire passer l'émotion ou l'état d'esprit du personnage. Mais il sait aussi exécuter des dessins plus réalistes en fonction de ce qu'exige la séquence. Il utilise également le langage corporel des personnages avec une sensibilité extraordinaire. Alors que Craig séjourne chez les parents de Raina, celle-ci lui demande de bien vouloir dormir avec lui (en tout bien, tout honneur). En une image, Thompson se dépeint les bras ramené vers le torse, le regard perdu dans le vague, et une bouche faisant la moue, transcrivant sa gêne à l'idée que le désir physique (érection incontrôlable) puisse avoir raison de ce moment d'intimité qu'il souhaite chaste. 3 pages plus loin, il se remémore les mouvements de Raina allongée, dans son tee-shirt long, lui servant de chemise de nuit. Craig évoque avec émotion ces mouvements qu'il a pu observer, qui attestent d'une proxémie relevant de la sphère intime. Il s'agit de pages exsudant une sensualité chaste et pourtant intense, traduisant à merveille l'état d'esprit de Craig. Avec la même maestria, mais dans un autre registre, il utilise l'exagération à plein pour transcrire l'intensité du moment présent pour les enfants (l'incroyable scène de pipi au lit, aussi innocente que crédible). Les gestes sont exagérés, les mouvements aussi, pour transcrire la sensation que peuvent en avoir des enfants de cet âge. Non seulement Craig Thompson sait faire revivre au lecteur ses premiers émois amoureux, l'envie d'une relation pure sans être souillée par le désir physique, l'incroyable intensité qui accompagne une première, la découverte de l'intimité d'un être aimé, mais il est tout aussi à l'aise pour réveiller chez le lecteur ses sensations d'enfant. À coté de Craig et Phil, le lecteur retrouve la sensation du merveilleux propre à cet âge, la terreur lié à l'arbitraire et l'autorité en force des parents (du père surtout), la force de l'imagination, la capacité à s'absorber tout entier dans une activité, oublieux de tout environnement. Il ne s'agit pas de retrouver son âme d'enfant, mais d'éprouver les sensations d'un enfant par la magie de dessins qui transcrivent le ressenti, l'état d'esprit, la vie intérieure, l'enthousiasme sans retenu et sans calcul, le besoin de cadrage et de repères parentaux, etc. Même dans cette partie a priori sans surprise, Craig Thompson excelle à plonger le lecteur dans la peau des personnages, l'un des exercices les plus difficiles lorsqu'il s'agit d'enfant de moins de 10 ans. Il est même possible de retrouver la même justesse, et la même conviction atteinte par Bill Watterson dans Calvin et Hobbes. Les qualités de "Blankets" ne s'arrêtent pas là. Craig Thompson nous parle de certains aspects de la condition humaine qui dépassent sa simple expérience personnelle, dans ce qu'elle peut avoir de plus subtile et d'ineffable. Il sait également manier la métaphore, aussi bien textuelle que visuelle. C'est ainsi que les couvertures qui donnent leur titre à cette bande dessinée (Blankets en anglais), commencent par être des couvertures telles que celles du lit que partagent Craig et Phil, ou celle que lui offre Raina, mais aussi la couverture de neige qui recouvre les environs. Au fil des séquences, Thompson sous-entend que plusieurs personnages utilisent d'autres types de couvertures, comme par exemple la religion qui tient chaud à l'âme et qui la protège. Cette métaphore établit un lien qui fait apparaître des parallèles entres les 3 principales thématiques (enfance, premier amour et relation à la religion), mettant en évidence la construction sophistiquée du récit, le réagencement intelligent des souvenirs. Vers la fin du volume, il évoque l'allégorie de la caverne (livre VII de la République de Platon) avec une certaine adresse, pour imager les évolutions survenues dans sa façon d'interpréter son environnement (aussi bien pour ses convictions religieuses que pour sa relation affective avec Raina. Mais en fait, il n'a pas besoin de s'appuyer sur ce classique pour se faire comprendre du lecteur. Il utilise les textes bibliques (loin d'être envahissants, au contraire choisis avec parcimonie) aussi bien dans leur signification, que comme éléments visuels évoquant leur influence sur lui (sans avoir recours à la culpabilité). de la même manière il se sert des différents sens du mot "dégel" (en anglais "thaw") pour indiquer les changements qui s'opèrent en lui. Au fil des pages de "Blankets", le lecteur découvre une œuvre qui n'a rien à envier aux romans les plus ambitieux, qui évoque la condition humaine avec sensibilité et nuances, qui ose parler de valeurs morales sans être moralisatrices, qui illustre magnifiquement le droit à la différence et le respect de la personne humaine, avec une légèreté et une finesse aussi élégante qu'étonnante. Craig Thompson s'avère un auteur affirmé capable d'utiliser avec adresse les spécificités de la bande dessinée pour parler de sa vie sans pathos larmoyant ou nombrilisme exaspérant, sans culpabilisation (en évitant de jouer sur les sentiments négatifs), en faisant apparaître des facettes de la condition humaine, au travers de sa propre expérience. Indispensable.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Le soleil
Le soleil

Masereel ouvre à son tour les fenêtres de son atelier pour laisser passer la lumière. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d'être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s'ouvre avec une préface de trois pages, écrite par Blexbolex (pseudonyme de Bernard Granger), accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface de six pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Fiat Lux, constituée de Ombres et lumière (sur la situation personnelle de l'auteur à ce moment-là de sa vie), Prométhée (le symbole du soleil dans la culture), Tout feu tout flamme (les éléments du récit), Les feux de la critique (les réactions de Romain Rolland, romancier 1866-1944, de Frédéric Gutrel, journaliste, Claude-Roger Marx, journaliste, Pierre-Jean Jouve, journaliste). Vient ensuite un article d'une page de Martin de Halleux (dessins préparatoires) accompagné de deux dessins préparatoires, et une biographie chronologique de quatre pages. Il s'agit du troisième roman graphique, à raison d'une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d'un homme (1918), Mon livre d'heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices). L'artiste est assis à sa table de travail, la fenêtre grande ouverte devant lui, le soleil brillant haut dans le ciel. Il est courbé sur sa chaise, immobile, se tenant la tête dont le front repose sur sa main droite, un crayon dans la main gauche. Il s'assoupit tranquillement, posant sa tête sur ses deux bras croisés allongés sur sa table de travail. Son esprit prend la forme d'un avatar de sa forme physique en miniature, avançant sur la table vers la fenêtre ouverte, comme pour se rapprocher du soleil. L'avatar passe par la fenêtre, chutant vers le sol, tout en grandissant pour atteindre une taille humaine, alors que le soleil brille toujours haut dans le ciel, indifférent. L'avatar ressemble maintenant en tout point à l'artiste y compris en taille, et il se retrouve cul par terre au milieu de la rue en bas de l'immeuble, quelques personnes l'entourant pour vérifier qu'il va bien. Une femme torse nu contemple la scène depuis sa fenêtre. Les façades des immeubles occupent tout l'espace, seul une toute petite portion du soleil peut être aperçue au-dessus du sommet d'un immeuble. L'avatar s'est mis debout, les gens autour de lui le considérant comme un être humain normal. le bras tendu, il désigne du doigt, le soleil haut dans le ciel. Il décide d'essayer d'atteindre l'astre : pour se faire, il pénètre dans un immeuble et s'élance dans l'escalier pour monter à sa hauteur, plusieurs badauds lui emboîtant le pas. Il parvient au sommet de l'immeuble et sort sur le toit par une lucarne, toujours accompagné par quatre autres hommes. Il comprend qu'il ne peut pas atteindre le soleil par ce moyen, celui-ci restant toujours haut dans le ciel. Il avise une fine cheminée métallique qui lui permettrait de monter d'encore un mètre ou deux, mais les autres le retiennent pour sa sécurité. Soit le lecteur découvre l'oeuvre de Frans Masereel avec ce tome. Cet auteur raconte son histoire à raison d'une image par page, sans aucun mot. Comme expliqué et montré dans l'article d'une page de Martin de Halleux : Masereel réalise d'abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d'un dessin préparatoire détaillé à l'encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d'une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d'être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. L'éditeur poursuit son explication : généralement l'auteur grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l'aide d'un burin, d'une gouge, d'un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. le dessin gravé est l'image inversée de celle dessinée, l'artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images au traits de contours assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion souvent similaire. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux. Soit le lecteur a déjà lu une des œuvres de Frans Masereel et il retrouve les caractéristiques qu'il apprécie. La technique employée pour réaliser chaque dessin induit des formes brutes pour chaque élément du dessin. La silhouette de chaque être humain semble comme taillée à grands coups de serpe, sans beaucoup de précisions dans les contours, que ce soient les plis des tissus ou les traits de visage. Dans le même temps, cette façon de dessiner met en valeur les gestes et les postures des individus, et facilite la projection du lecteur dans chaque individu. Pour autant, cela n'exclut pas la présence de détails, par exemple : les lunettes de l'artiste (appelons-le Frans, mais son avatar ne porte pas de lunettes), les différents couvre-chefs masculins, la tenue des marins, l'équipement d'un scaphandrier, les écailles de la sirène, etc. de la même manière, les décors peuvent sembler mastoc, avec des traits épais, tout en présentant de nombreux détails : les outils sur la table de travail de Frans, la photographie de sa femme sur les étagères à côté, les lames du parquet, les arcs-boutants extérieurs de la cathédrale, les persiennes aux fenêtres, les tuiles de toit, les deux statues humaines encadrant la porte d'entrée d'un immeuble haut de gamme, un gramophone avec son pavillon immédiatement reconnaissable dans un bar, une balançoire de fête foraine, des scènes de foule chacune avec leur chorégraphie spécifique, une péniche, de nombreuses vues générales des bâtiments de différents quartiers de la cité, un paratonnerre, le gréement d'un navire, des installations portuaires, etc. La forme de la narration induit une participation plus active du lecteur, que dans des bandes dessinées plus classiques avec plusieurs cases par page et des dialogues : il doit faire l'effort un peu plus conscient de formuler une partie de l'histoire en mots, ou d'expliciter les liens d'une image à l'autre, ou encore de s'interroger sur les motivations et les objectifs du personnage. D'un autre côté, l'auteur utilise les conventions narratives classiques de la bande dessinée pour une histoire linéaire, ce qui la rend immédiatement compréhensible. L'apparition de l'avatar de Frans apparaît comme une évidence : l'auteur s'est endormi et son esprit vagabonde sous forme humaine. le titre de l'ouvrage dirige l'attention du lecteur vers le soleil comme étant le centre d'intérêt de Frans et de son avatar. Ce dernier est présent dans chaque case, et le soleil dans presque toutes les cases, la plupart du temps sous sa forme basique et directe, ronde avec des rayons, ou parfois par le truchement d'un objet ou d'un élément rond avec des rayons. Dans sa postface, Samuel Dégardin contextualise le soleil comme élément symbolique à l'époque : Au lendemain de la première guerre mondiale, alors qu'il semblait avoir déserté un ciel plombé par d'incessants orages d'acier, le soleil brille de nouveau dans les œuvres d'artistes à jamais marqués par une guerre des tranchées qui avait quelque peu fait pâlir ses couleurs. Otto Panhok amorce ainsi en 1919 un cycle de gravures sur le soleil dans une veine expressionniste (Sonne), tandis que George Grosz et Otto Dix le représentent tourmenté, tel un soleil de nuit éclairant une humanité hagarde. La page d'ouverture montre un artiste à sa table de travail, manquant visiblement d'inspiration, puisqu'il n'est pas en train de dessiner, et son esprit cherche à atteindre le soleil, l'astre qui donne la vie, qui illumine le monde autour de l'individu. le lecteur peut donc également interpréter cette quête pour atteindre le soleil, comme étant la recherche de l'inspiration, s'élever vers la lumière à la fois connaissance et force suprême, et une pulsion de se hisser au niveau de cet astre suprême, de cette force divine, comme Icare avant lui. En effet l'auteur joue avec deux autres références culturelles, les contes ou l'odyssée d'Ulysse avec une sirène, et Mary Poppins avec un envol grâce à un parapluie. Même s'il s'agit d'une fantaisie, le lecteur remarque que l'auteur ne se départit pas de ses habitudes, en particulier d'évoquer des réalités sociales, et des inégalités : le contraste entre les beaux quartiers et les quartiers défavorisés, l'incarcération arbitraire, l'alcoolisme pour s'abrutir, la prostitution, les usines et leur pollution, le calme de la campagne et des forêts. le récit ne se cantonne pas à une fable allégorique sur la panne d'inspiration, l'auteur évoluant dans une société dont les caractéristiques inégalitaires transparaissent dans les activités et les situations du quotidien. Chaque ouvrage de Frans Masereel permet au lecteur de redécouvrir la force d'une image, de ressentir le processus de lecture dans lequel il lie une image à la suivante, avec ces simples traits et surfaces de noir qui forment des scènes riches et expressives. Sans un seul mot, l'artiste montre un créateur à l'ambition illimitée, confronté à une phase de déréliction, tout en étant partie intégrante d'une réalité sociale diverse.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série La Saga de Grimr
La Saga de Grimr

Qui imaginerait un arbre sans racines ? Une chose impossible. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre qui n'appelle pas de suite. La première édition date de 2017. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, entièrement réalisée par Jérémie Moreau, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle comporte environ 230 pages. Einmar fils de Thorir, un scalde, se tient sur une grande étendue désolée. Il songe à un jeune garçon : il croit en ce garçon. Depuis le début. Mais il lui faut des preuves. Au moins une. Incontestable et indélébile… car une saga repose sur des faits avérés et recoupés. Et puis il faudrait un certain culot pour rédiger une saga sur un orphelin. Une saga est inextricablement reliée aux autres sagas par les liens généalogiques qui les unissent. Ses racines sont toujours les branches des précédents. Qui imaginerait un arbre sans racines ? Une chose impossible. Une contradiction dans les termes. Pourtant il croit qu'il faut faire une exception. Car la preuve est là. Immense. Elle dépasse tout ce qu'il imaginait. Au XVIIIe siècle, l'Islande vit la période la plus sombre de son histoire : enfoncée progressivement dans une misère totale., à la suite d'une incroyable série de catastrophes naturelles, sous le joug danois depuis 1380. Le volcan fume dans une zone désertique de l'Islande. le dégagement de fumée gagne en ampleur. L'enfant Grimr ressent l'éruption imminente et il dit aux deux adultes qui l'accompagnent de se mettre à courir, ce qu'ils font tous les trois. Son pied bute contre une pierre et il se répand par terre. Il se retourne et il voit se former un champignon de fumée chargé de poussière au-dessus du cratère. Les deux autres lui enjoignent de se remettre à courir. le nuage engloutit le garçon qui continue d'avancer sans savoir où il va. Deux danois se déplacent à cheval, avec quatre enfants sur la monture derrière eux. Ils voient émerger Grimr du nuage de poussière et s'écrouler devant eux. L'un des cavaliers met pied à terre, et époussète l'enfant inconscient : c'est une belle prise. le lendemain, les enfants sont vendus à un marchand au port. Celui-ci demande ce qu'on coupe les cheveux de Grimr. L'homme va demander aux femmes en train de travailler si l'une d'elle a un couteau. Elles lui font remarquer que les enfants ont profité de son inattention pour se carapater. Ils leur courent après, alors qu'ils renversent des étals pour le retarder. La scène est observée depuis un toit par Vigmar le voleur, fils d'Arnar, très amusé. Finalement les enfants se retrouvent dans un cul de sac. Vigmar intervient pour aider Grimr, et les quatre autres sont repris par l'adulte à leur poursuite. Vigmar emmène l'enfant vers l'intérieur des terres, dans son repaire, auquel on accède par un tunnel. Avant il lui a demandé son nom et comme l'enfant est orphelin, il a décidé de l'appeler Grimr Enginsson, ce qui signifie fils de personne. Les deux avancent dans le tunnel qui débouche au milieu d'une falaise donnant sur l'océan. Vigmar se félicite d'avoir récupéré la corde qui liait les enfants : il va en tirer un bon prix. Il faut un peu de temps au lecteur pour s'assurer de ligne directrice de l'histoire : il s'agit de suivre Grimr au fil de plusieurs passages de sa vie, cette fin de l'enfance, un peu d'adolescence, le début de la vie d'adulte. L'auteur joue avec l'écoulement du temps, sans le marquer vraiment, mais il est visible que son personnage principal n'est plus un enfant à la fin du récit. La scène d'introduction avec le scalde vient renforcer le titre : il s'agit d'écrire une saga, c'est-à-dire une épopée d'une famille sur plusieurs générations, ou d'un personnage remarquable. Visiblement Grimr constitue une exception : il a accompli un acte si immense que même sans famille connue, il mérite une saga. L'auteur raconte donc une partie de la vie de cet individu, dans un contexte très précis, à la fois en termes de lieu, à la fois en termes d'époque. Il intègre quelques mots spécifiques à ce contexte : Thing ou Allthing, Draugr, Bitafiskur, Gogordsmenn, Skyr. Ils se comprennent avec le contexte, ou ils bénéficient d'une note en bas de page. En outre, il met en scène Hans Markusson, émissaire de sa gracieuse majesté du Danemark, et la pauvreté des Islandais. le lecteur voit bien que l''histoire se serait déroulée différemment si le contexte géographique et temporel avait été différent : ce ne sont pas juste des indications sans importance, ou sans incidence. L'environnement joue un rôle encore plus grand dans l'histoire, que ce soit un fjord, les coutumes islandaises, et encore plus le territoire lui-même. Grimr dispose de la faculté de sentir quand la lave va couler, un autre élément spécifique du récit. En tant qu'artiste, l'auteur donne à voir ce paysage si particulier. Il détoure les personnages d'un trait fin, délicat et fragile et il réalise les décors en couleur directe. le lecteur a un aperçu du paysage dès la séquence d'ouverture : des tons gris, un sol nu et désolé, mais aussi des tâches vert foncé pour une flore fragile et peu abondante, des teintes avec une touche de marron lorsque la terre est présente par-dessus la roche, et des volutes de fumées grises, sous un ciel également gris avec une faible luminosité. Suit un dessin en double page, avec ce qui ressemble à un mur de pierre, représenté de manière naïve et grossière, avec une multitude de pierre. La suite est tout aussi étonnante avec la montagne noire, avec quelques dégradés dans le noir pour figurer le relief, et des trainées de pinceau en arrière-plan pour des roches plus claires. le choix de l'artiste est de jouer sur l'impression faite par ces paysages, par ces sols, plutôt que sur la description photographique. Ça fonctionne très bien : les cases noyées de gris avec petites tâches noir dans le nuage de poussière, les traits de pinceau pour représenter les plissements de la montagne et la verdure clairsemée (p. 37), une composition quasi abstraite pour les flancs de la montagne (p. 40), des traces blanches déliées dans le gris de l'eau pour une source d'eau chaude (p. 108), de grandes trainées blanc cassé pour la toile des tentes lors de la fête de mariage, etc. Cette façon de représenter culmine dans un dessin abstrait en double page, 152 & 143, l'image mentale de Grimr ressentant les mouvements tectoniques et ceux de la lave, une image extraordinaire. le lecteur représente également l'écoulement de la lave pendant une quinzaine de pages lors d'une éruption et le lecteur se retrouve à éprouver une sensation de chaleur, de force primale à l'avancée inexorable, un grand moment visuel. L'artiste a adapté son mode de représentation des personnages afin qu'il s'intègre en cohérence avec la représentation des paysages naturels. Ils sont finement détourés, avec un rendu global simplifié, un peu naïf. Des bouilles aux traits un peu exagérées, des expressions de visage appuyées, comme habitées par des émotions intenses, ou au contraire un calme inébranlable, une résignation de victime qui subit, une détermination aveugle. D'un côté, le lecteur perçoit bien l'état d'esprit de chaque personnage ; de l'autre côté, les personnages apparaissent un peu trop entiers, sans nuance, comme les personnages d'un conte… ou peut-être d'une saga. Les prises de vue et les découpages de planches suivent les personnages dans leurs déplacements, dans leurs activités, de manière simple et parlante. L'artiste laisse une grande place aux paysages naturels. Cela donne une lecture facile et aisée, douce et agréable, assez du fait d'une narration qui peut sembler décompressée, mais qui en réalité donne la place nécessaire à l'Islande. Le scénariste a fait le choix d'une histoire linaire dans un ordre chronologique, ce qui ajoute à l'impression de simplicité et de naturalisme. le lecteur suit les épreuves d'un orphelin recueilli par un individu ayant vécu de rapines sans méchanceté, et voyant là l'occasion de s'établir en vivant honnêtement comme passeur dans un fjord. Malgré la bonne volonté de Vigmar et de son protégé, les événements se liguent contre eux et ils se retrouvent dans une situation d'accusés à tort. Grimr attire la sympathie du lecteur à lui, malgré son mutisme, son caractère taiseux, introverti, méfiant et renfermé, sa force énorme qui lui permet de se sortir de bien des situations et de pouvoir faire face aux adultes, et de leur tenir tête. Dans le même temps, il se sent un peu passif dans sa lecture, contemplant avec plaisir les paysages, regardant les personnages supporter les coups du sort, et essayer de se construire une place un peu plus heureuse. Il compatît aux malheurs de Grimr, tout en voyant que pas grand-chose ne parvient à entamer sa carapace, et qu'il semble surmonter chaque obstacle. Il voit bien qu'il mérite sa saga, et dans le même temps il ne parvient pas à se sentir entièrement impliqué dans ce personnage. Il se surprend à ne pas s'offusquer plus que ça des accusations injustes dont il est la victime. Sans nul doute, Grimr mérite sa saga, et l'auteur le prouve. le lecteur prend un grand plaisir à découvrir l'interprétation de l'artiste des impressions générés par les paysages naturels de l'Islande. Il apprécie une lecture fluide, très facile, et qui sait prendre le temps, qui sait respecter le rythme de l'île. Il voit bien comment le personnage principal est le jouet du milieu dans lequel il évolue, est soumis aux forces systémiques qui le dépasse, que ce soit l'autorité danoise sur le sol islandais, ou le manque de considération pour un individu sans famille dans la tradition du pays. Pour autant, il ne ressent une forte compassion envers lui, ayant l'impression de toujours rester un peu à distance de cet individu intraverti.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges
Anaïs Nin - Sur la mer des mensonges

Chaque homme à qui j'ai fait lire mes textes a tenté de changer mon écriture. Écrire comme un homme ne m'intéresse pas. - Ce tome contient une biographie d'Anaïs Nin (1903-1977) qui ne nécessite pas de connaissance préalable de l'artiste ou de son œuvre. Elle a été réalisée par Léonie Bischoff, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle comprend 184 pages de bandes dessinées. Sa publication initiale date de 2020. Elle a bénéficié d'une édition grand format en 2022, complétée par un cahier graphique de quatorze pages. Des nuages d'orage au-dessus d'un océan déchainé. Des vagues puissantes et arrondies, pleines d'écume, avec un minuscule navire au sommet de l'une d'elle. Les vagues redoublent d'intensité, et projettent le navire sur un récif. Dans les débris, une forme humaine allongée, recroquevillée sur elle-même. Dans la même position, Anaïs Nin se tient le visage dans les mains, avec des feuilles éparpillées autour d'elle. Elle se redresse sur son séant, sèche ses larmes et rassemble les feuilles. le soir, elle rejoint son époux Hugo Guiler, un banquier, dans une réception mondaine. Il la présente à Mme & M. Bordin, à Mme & M. Moris, Richard Osborne. Ils vont s'installer à l'une des tables. La conversation porte sur les occupations de Mme Nin : M. Guiler leur a dit qu'elle est une artiste. A-t-elle des enfants ? Depuis combien de temps sont-ils à Paris ? Hugo Guiler répond : cela fait trois ans maintenant, mais ils viennent de déménager à Louveciennes. Est-ce que New York lui manque ? Quel est ce drôle d'accent ? Elle explique que sa mère est Danoise et Cubaine, son père Espagnol et Cubain, et elle a grandi entre la France et New York. Elle a dû inventer son propre langage. Au retour, dans la voiture, son mari lui assure qu'elle les a tous charmés. Il s'inquiète pour elle : elle semble de nouveau fragile, nerveuse. Elle lui répond que le banquier en lui est en train d'asphyxier le poète. Une fois rentrés, ils s'installent dans le salon : elle écrit, il s'exerce à la guitare. L'esprit d'Anaïs Nin divague : elle développe un dialogue avec une autre elle-même plus libre, qui lui reproche d'être en train d'étouffer, de jouer les épouses parfaites. La nuit, elle cauchemarde : par la fenêtre elle voit l'épave du trois-mâts sur leur pelouse et elle s'y rend sous une fine pluie, en chemise de nuit. Elle touche le bois de la coque et pénètre dans la cale par une énorme brèche : son double plein d'assurance l'y attend. Elle se réveille, se lève, puis vaque à ses occupations. Elle a l'air tranquille et solide, mais bien peu savent combien de femmes il y a en elle. L'une d'entre elles s'est révélée dans la danse espagnole. Avec d'autres femmes, elle prend des cours avec monsieur Mirales. Ce dernier lui a proposé de monter sur scène et de partir en tournée. Elle refuse une nouvelle fois : la danse est un passe-temps acceptable pour une femme de banquier, mais pas monter sur scène. Plus tard, elle y repense : qu'est-ce au fond qui la retient de monter sur scène ? Ça n'est sûrement pas Hugo, ni la banque. Sa culture catholique, certainement… Une femme qui se montre est une putain. Mais Mirales a raison, la sensualité de la danse espagnole touche au mystique, au sacré. L'autrice ne donne pas de date exacte au cours de sa narration, toutefois des repères permettent de déterminer la période couverte. Au début, Hugo Guiler indique que cela fait trois ans que le couple est installé en France, ce qui amène en 1927. La biographie se termine après la rencontre avec Lawrence Durrell (1912-1990), c'est-à-dire en 1937. Elle présente la vie de l'écrivaine du point de vue de celle-ci : elle est de toutes les scènes et son flux de pensées est exprimé régulièrement, certainement pour partie extrait de ses journaux. S'il connaît déjà le parcours d'Anaïs Nin, le lecteur se doute que la bédéiste a choisi cette période pour sa fonction charnière dans son développement personnel, et donc dans son écriture. Sinon, il fait connaissance avec une épouse bien sous tout rapport, dépendant financièrement de son mari qui dispose d'un revenu confortable grâce à son métier de banquier. Il est vite touché par l'esthétique des dessins : ils semblent avoir été réalisés au crayon de couleur un peu gras, avec trois teintes majoritaires qui s'entremêlent avec une teinte prenant le dessus sur les autres en fonction de la scène, et souvent des arrière-plans vides. Il serait tentant de voir une sensibilité féminine, dans certaines courbes, la façon de représenter les yeux plus grands que nature, ou encore certaines postures, l'intérêt porté aux tenues vestimentaires, les fleurs. Mais au regard des autres caractéristiques visuelles, cela reflète plutôt le point de vue d'Anaïs Nin elle-même, sa propre sensibilité, sa façon de ressentir le monde. Ces choix graphiques servent à transcrire l'état d'esprit de l'écrivaine, en phase avec son journal et ses romans. Au fil des pages, le lecteur se retrouve totalement séduit par l'élégance de la narration visuelle. L'artiste sait inclure les éléments nécessaires à la reconstitution historique : les voitures, les décorations intérieures, les tenues vestimentaires, les accessoires comme la machine à écrire. Elle effectue un dosage parfaitement équilibré de la quantité de détails par scène. Cela peut aller d'une représentation détaillée des façades au droit du Moulin Rouge boulevard de Clichy, à juste des personnages sur fond blanc, de la gare de Louveciennes reproduite avec exactitude à la texture du manteau de fourrure de June Miller, en passant par des scènes oniriques ou métaphoriques où l'imaginaire l'emporte. La tempête en ouverture est magnifique avec les éléments déchainés. À la fin de ce premier chapitre, Anaïs Nin marche pied nu dans un désert avec des cactus, et des cristaux sur le sol, vers une silhouette à contre-jour. La première vision qu'elle a de June Miller se fait avec un décor de fleurs. Plus loin, Henry Miller épingle son épouse au mur, comme un papillon, sa robe ouverte donnant l'impression d'aile, et il lui ouvre le ventre pour dérouler ses intestins dans la page suivante dans une vraie vision d'horreur. Quelque temps plus tard, Anaïs s'imagine glissant dans une eau habitée par des plantes aquatiques douces et sensuelles. Indépendamment de l'esthétique choisie, la narration visuelle met en œuvre des dispositifs variés bien choisis. En page 17, le lecteur découvre que les deux tiers inférieurs de la page sont occupés par une dizaine de silhouettes juste détourées, d'une femme en train de danser le flamenco pour un résultat très parlant. En page 37, les feuilles de papier volètent autour d'Henry Miller et Anaïs Nin assis à une table de jardin, comme emportées par le vent, mais aussi animées par l'esprit de création des deux auteurs. En pages 92 & 93, Léonie Bischoff raconte uniquement avec les images, sans aucun mot, avec une disposition de page originale : deux colonnes de quatre cases de part et d'autre de la page, et une image de la hauteur de la page qui les sépare : un voyage en train avec une arrivée le matin, et un départ le soir pour évoquer le mouvement de va-et-vient dans la relation entre Henry et elle. Dans le chapitre quatre, Anaïs enfant voit apparaître un homme en costume descendant du ciel entre les immeubles, avec un soleil à la place de la tête, une métaphore qui prend tous ses sens par la suite. Avec toutes ces qualités de mise en scène en tête, le lecteur se dit que le choix d'avoir régulièrement des personnages en train de dialoguer avec un fond de case vide relève lui aussi d'une mise en scène conceptuelle : des personnages sur une scène de théâtre, une focalisation sur le langage corporel et sur les phrases, les mots, une évidence pour la biographie d'une écrivaine. Il prête alors une égale attention aux dessins en tête de chaque chapitre et au sens qu'ils revêtent par rapport au développement de la personnalité d'Anaïs Nin : un papillon aux ailes repliées, un éventail ouvert, des nuages masquant le soleil, un papillon aux ailes déployées, un soleil radieux à la fin de la pluie, un labyrinthe, des fleurs écloses. Anaïs Nin étant le point focal de chaque scène, majoritairement accompagné de ses pensées, le lecteur adopte tout naturellement son point de vue. Elle n'en devient pas une héroïne, mais le personnage principal. Il ressent son expérience de la vie par son point de vue, au travers de ses émotions. D'une certaine manière, l'autrice la présente comme l'héroïne de sa propre vie, ce qui induit que le lecteur prenne parti pour elle, même si son système de valeurs diffère, même s'il conserve un regard critique sur le comportement de cette jeune femme. Léonie Bischoff a choisi de montrer la transformation de l'écrivaine, d'épouse modèle, en une femme épanouie. Elle découvre progressivement son attachement aux plaisirs des sens, la volupté de la sensualité, ses besoins en la matière et le fonctionnement de son système psychique. L'autrice en brosse un tableau d'une finesse remarquable, incorporant la pression et les attendus sociaux de l'époque, l'enfance et l'éducation d'Anaïs Nin, ses traumatismes, son effet inconscient sur les hommes, ses appétits sensuels, sa vocation d'écrivaine, ses doutes, sa façon de s'adapter aux attentes des hommes. Cette femme dispose d'une sécurité économique assurée par son époux Hugh Parker Guiler (1898-1985), et recherche une âme sœur en littérature qu'elle trouve en la personne d'Henry Miller (1891-1980) qui a séjourné à Paris de 1930 à 1939. Elle rencontre ainsi son épouse June Miller (1902-1979), une femme beaucoup plus libre qu'elle. Par la suite, le lecteur découvre sa relation avec son cousin Eduardo Sanchez, avec le psychiatre Docteur René Allendy (1889-1942), avec son deuxième psychiatre Otto Rank, et d'autres. L'autrice le laisse libre de porter son propre jugement valeur sur la dynamique de ces relations, sur la personnalité d'Anaïs Nin et ses choix de vie. Il ne s'attend pas aux deux traumatismes survenant en fin de récit. Il découvre sa relation avec son père Joaquín Nin, puis son avortement. Ces deux séquences le laissent sans voix, en train de chercher sa respiration, tellement il en fait l'expérience comme s'il était lui-même ou elle-même Anaïs Nin, deux moments de bande dessinée exceptionnels. Raconter la vie d'une écrivaine ayant fait date dans l'histoire de la littérature présente plusieurs défis : celui des faits biographiques, celui d'une ligne directrice, et celui de respecter son œuvre, voire d'en intégrer l'essence. Léonie Bischoff parvient à combler tous ces enjeux de l'horizon d'attente du lecteur, avec une élégance tout en douceur, y compris dans les pires moments, une sensibilité en phase parfaite avec celle de son sujet, un point de vue qui fait corps avec celui d'Anaïs Nin, et une narration visuelle enchanteresse. Chef d'œuvre.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Couma Aco
Couma Aco

Le seul problème à résoudre de la vie, c'est d'être. Juste d'être. - Il s'agit aussi bien d'une histoire complète indépendante de toute autre, que d'un fragment autobiographique de la vie de l'artiste. Il s'agit d'un récit en noir & blanc, écrit et dessiné par Edmond Baudoin. Il comprend quarante et une pages. Il est paru pour la première fois en 1991, publié par Futuropolis. Il a été récompensé par l'Alph'Art du meilleur album au festival d'Angoulême de 1992. Pour cette réédition, l'auteur l'a complété avec un récit de trois pages intitulé Une vie inutile, initialement publié en 1981, également par Futuropolis. Un mur de pierres sèches dans l'arrière-pays niçois. Est le mur qui tient l'arbre qui a poussé dessus, ou est-ce le contraire ? Et les racines jusqu'où vont-elles ? Edmond ne le sait pas. Des hommes ont habité là. Quand il frappe avec sa serpe sur les ronces qui effacent les chemins, il sent ces hommes dans son bras. Ils allaient sur les chemins, l'esprit peuplé de peu de mots. Il imagine son grand-père croisant un autre homme, tous les deux chargés d'un lourd fardeau, sur un chemin. Un bref échange, une demi-douzaine de répliques chacun, avec deux trois mots de patois pas plus. En se quittant, ils en savaient autant sur l'autre que des amis sortant d'un café après deux heures de discussion. de ces hommes, l'auteur n'en a connu qu'un. C'était au début des années 1950, septembre, bientôt l'école avec son frère Piero. Les deux enfants sont assis sur les marches de l'escalier de la maison, regardant la pluie tomber dehors. Ils échangent leur rêve d'avenir, le même : devenir dessinateur. Piero et Edmond entendent le début d'une chanson : Combien le petit chien dans la vitrine, Ouaw, Ouaw. Ils ont immédiatement identifié l'arrivée de leur grand-père qui ne connaît que ce tout début de la chanson. le grand-père porte une sorte de chapeau qui lui protège la tête, et il dit tout fort : Eh Eh, la soup ! La Marne, l'Eyser, y passeront pas ! Ça n'avait pas dû être tout rose pour lui. Il était né quelque part en Angleterre et peu après abandonné à l'Assistance Publique française. Son nom : John Carney. Un petit Anglais perdu à Nice, et élevé par des paysans. Tout jeune, il avait travaillé dans une boucherie. C'est ce qui avait dû lui sauver la vie en 14-18. Des Grandes Vacances, au village, ils furent peu à revenir. Faut dire aussi que John Carney avait eu la chance de s'entraîner, lors d'un voyage précédent, en 1898, à Fachoda, au Soudan. Avec la mission Marchand. Pourtant, 35 ans après la grande guerre, cette brute criait toujours les mots d'ordre : La Marne, L'Eyser… à intervalles réguliers. Réminiscence de cauchemars. le samedi matin, il arrive qu'il promette aux deux frères de les emmener au cinéma, mais les promesses du matin c'était souvent chagrins. Elles étaient tributaires de l'état de son porte-monnaie qui, lui, dépendait de la quantité de vin qu'il avait bue entre la promesse et le soir. Les séances se déroulaient à la Maison du Poilu. L'écran, un drap cloué au mur. La projectionneuse, un moulin à café. Personne n'entendait les dialogues. Ça n'avait aucune importance, tout le monde parlait. Découvrir une bande dessinée de cet auteur constitue toujours un voyage très personnel imprévisible. le titre en patois (Comme ça) laisse présager un récit autobiographique de l'enfance de l'auteur. Les premières séquences évoquent les murs de pierres sèches dans l'arrière-pays niçois, les hommes taiseux de peu de mots, le rêve de devenir dessinateur, le grand-père et son enfance, les séances de cinéma dans la salle communale, des concours de tuage de mouches à la sandale, chiquer une cigarette, construire un mur de pierres sèches et le signer, habiter seul dans une maison sans fenêtre, se faire laver une fois par an par sa belle-fille, ramener un fagot en ville, avoir peur des chasses d'eau, s'essuyer avec des pierres, une amourette d'enfant entre un garçonnet du peuple et une jeune demoiselle bourgeoise, les différents métiers de John Carney (boucher, charbonnier, bâtisseur de murailles, chien de chasse), un homme sachant regarder, sentir, toucher, goûter, tout ça en une dizaine de pages. le lecteur constate rapidement que le grand-père est exclusivement évoqué par les souvenirs de l'auteur, sans éléments extérieurs à ce qu'il savait de lui, mais avec quelques remarques amenées par le recul des années. le souvenir qu'il en a gardé est indissociable de sa vie d'enfant de l'époque. L'illustration de couverture donne une bonne idée des images à l'intérieur. La narration visuelle s'avère aussi personnelle que la structure du déroulé des souvenirs. La première page comprend deux cases. Celle du dessus occupe les deux tiers de la planche et il s'agit d'un paysage : un arbre ayant poussé sur les grosses pierres d'un muret. Les traits de contour sont épais et irréguliers, charbonneux, pour une case chargée en noir. La case inférieure montre le buste de six hommes, et le lecteur en devine d'autres rangées derrière, avec le même trait noir, épais et irrégulier. le lecteur reste épaté par la façon dont l'artiste parvient à capturer la ressemblance des décors. Il dépose de grands traits d'encre de Chine au pinceau, de manière déliée, qui semble presque improvisée, et pourtant restituant avec force l'impression que laisse une pierre, un mur de pierre, un feuillage, une branche, un tronc, la végétation, etc. le lecteur n'en revient pas qu'avec ces taches de noir au contour grossier, il puisse identifier ces éléments au premier coup d'oeil, et même avoir une idée précise de l'ambiance lumineuse, que ce soit l'ombrage mouvant sous les frondaisons, ou la lumière froide par temps de neige. Le lecteur voit s'opérer une magie très similaire pour les êtres vivants, qu'il s'agisse d'animaux ou d'êtres humains. de manière inattendue, John Carvey est de temps à autre employé comme rabatteur pour les chasses saisonnières du chatelain. En planche 24, le lecteur voit passer devant lui un sanglier, juste une ombre chinoise comme une peinture rupestre. En planche 16, il s'agit d'un renard, représenté de manière plus traditionnelle, plus qu'une ombre, silhouette remarquablement rendue. Dans les planches vingt et vingt-et-un, un taureau est mené à l'abattoir dans les rues de Villars, c'est à la fois une incroyable masse noire imposante, mais aussi une représentation naïve de sa gueule après avoir été mis à mort par un coup de masse. Planche 23, le temps de cinq cases, deux chats jouent ensemble au soleil, l'un taquinant l'autre qui est allongé sur le dos, quasiment un reportage naturaliste en temps réel. Il en va de même pour Diane, la chienne errante qui s'attache aux pas du grand-père. Les êtres humains ne sont pas en reste : un assemblage de traits, de taches, qui semblent parfois posés de manière aléatoire sur la feuille… Et pourtant des individus bien vivants, incarnés, uniques, naturels. le degré de détails peut aller d'un visage parcheminé avec de petits traits fins et secs, à de gros points pour les yeux, comme si l'encre avait bavé. La représentation peut varier d'une vraie silhouette humaine avec tous ses membres, à une sorte de pantin dans une pantomime grossière, ou l'esquisse de silhouettes en traits élégants non jointifs en planche 7, ou encore de gros traits épais ne reprenant que les lignes structurantes en planche 35. Avec cette liberté de représentation, l'artiste transmet sa subjectivité visuelle, mais aussi émotionnelle, en fonction de ce qu'il retient de représenter, de mettre en avant. Séduit par la personnalité qui se dégage de la narration, le lecteur ne s'interroge pas trop sur une éventuelle logique des méandres de l'histoire, des sauts d'un thème à l'autre, du choix de raconter telle anecdote plutôt que telle autre. le portrait du grand-père se dessine progressivement par l'effet cumulatif des scénettes et des observations d'Edmond. Passée la brève information sur ses origines britanniques et qu'il a combattu durant la première guerre mondiale, il le montre au temps présent du récit. Il évoque sa liberté, son amour de la solitude, sa vie à la dur sans confort moderne. Il n'embellit pas le bonhomme puisqu'il évoque également ses peurs (peur de l'inondation que pourrait provoquer l'usage d'une chasse d'eau), son absence d'hygiène corporelle, sa forme de dépendance à l'alcool et la violence conjugale associée. Malgré tout, le lecteur reste sous le coup de l'affection que l'enfant porte à son grand-père, ainsi que les traumatismes qui ont façonné sa vie. En contrepoint, il découvre plusieurs anecdotes relatives à l'enfance de l'auteur : son attirance précoce pour les demoiselles, l'amour fraternel qu'il porte à Piero et qui fera l'objet d'une bande dessinée en 1998. Il prend progressivement conscience que cette œuvre dépeint également des facettes de la vie d'un village, à cette époque, avec quelques remarques en passant, comme celle relative aux veillées d'été, dans les rues, sur les placettes. Les villageois se réunissaient. L'idéologie qui se transmettait le long de ces soirées était plus réactionnaire, plus débile, plus con que celle qui passe lors de la plus nulle des émissions télé. Il est surpris par d'autres thèmes inattendus. L'auteur consacre deux pages à décrire son grand-père restaurer un mur de pierres sèches. Il y voit un véritable artiste à l'œuvre, un artisan qui se préoccupe de la beauté du résultat final, qui se recule pour la considérer, la scrute, hésite, s'avance, change de cailloux au dernier moment, sans raison apparente, comme un peintre, ou un sculpteur, ce qui produit un effet de mise en abîme avec Baudoin lui-même et sa réalisation d'artiste qu'est la bande dessinée que le lecteur est en train de découvrir. Il est alors possible de considérer que Edmond enfant regarde John à l'œuvre, et que l'imprégnation de ce souvenir dans sa mémoire façonne sa représentation mentale, sa conception du travail d'artiste, que lui-même opère de la même manière pour ses créations. Il ne s'attend pas non plus à ce que le garçon et son frère suivent un cortège qui mène un bœuf à l'abattoir, dans les rues de la ville. Il explique que c'était pour eux une fête, un carnaval, avec la mort au bout. Ils suivaient le ruminant comme peut-être le peuple suivait la charrette du condamné à mort. Au début avec des rires. Des moqueries envers le supplicié. Et puis, au bout de la rue, la porte ouverte et noire de l'abattoir devenait visible. Alors s'installait un silence d'église. On s'approchait encore, l'odeur du sang et de la charogne empuantissait l'air. le bœuf refusait d'avancer. C'est une scène d'une grande force, un rite qui est indissolublement lié au souvenir de son grand-père, parce que c'est la même époque de sa vie de garçon. En planche 23, lorsque les deux chats se taquinent, le texte juxtaposé dans les cases évoque un travail sur la mémoire, sur la façon dont elle s'effiloche, se transforme avec les années qui passent. le lecteur n'est pas bien sûr du lien éventuel avec les chats, ou si images et textes suivent deux lignes parallèles indépendantes, mais il saisit bien le lien logique avec le principe de raconter les souvenirs qui lui restent de son grand-père. Le tome se termine avec une histoire courte dans laquelle la mort vient trouver un vieillard, et le lecteur reconnaît la source d'inspiration : John Carney, le grand-père, et le questionnement sur l'utilité d'une vie. S'il était venu pour un souvenir d'enfance, l'évocation d'un grand-père un peu spécial, le lecteur repart avec bien plus, tellement plus. À partir de traces d'encre dont l'agencement défie parfois les règles et d'une narration qui semble sauter du coq à l'âne en fonction du vagabondage de la pensée de l'auteur au gré de ses souvenirs, le lecteur a réalisé un voyage d'une richesse insoupçonnée, aussi personnel dans les faits rapportés, qu'universels dans l'expérience de ces facettes de la vie, l'expérience d'un partage en humanité. Exceptionnel.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Cher pays de notre enfance
Cher pays de notre enfance

Un organisme qui ne se réunit jamais, qui ne fait rien et ne rencontre personne - Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2015. Cette bande dessinée est l'œuvre d'Étienne Davodeau et Benoît Collombat pour le scénario, et de Davodeau pour le dessin. Il se termine avec une postface de Roberto Scarpinato, procureur général auprès du parquet de Palerme. Il comprend 216 pages de bande dessinée en noir & blanc, avec des nuances de gris. Un matin d'octobre 2013, un taxi dépose Étienne Davodeau et Benoît Collombat au 89 Montée de l'Observatoire. Ils évoquent l'assassinat du juge François Renaud à 2h42 du matin le 3 juillet 1975. Il était un magistrat qui dérangeait. Tenace, incorruptible, il n'avait pas froid aux yeux. En plus il était membre du syndicat de la magistrature, classé à gauche. Ancien résistant, passé par la justice coloniale, il n'éprouvait aucune fascination pour les voyous. Il leur faisait la guerre. Lyon, c'était un peu la capitale du crime. On l'appelait Chicago-sur-Rhône. Des affaires de prostitution, de corruption, éclaboussaient la ville. C'était aussi l'un des bastions du SAC, le Service d'Action Civique, même s'il n'avait que peu à voir avec le civisme. Officiellement, le SAC est une simple association créée en 1960 par des fidèles du général De Gaulle, comme Jacques Foccart, Alexandre Sanguinetti, ou Roger Frey, pour défendre sa pensée et son action. Deux ans plus tôt, en 1958, ces mêmes fidèles avaient soutenu l'arrivée au pouvoir du général dans des conditions proches d'un coup d'état. C'était l'opération Résurrection. Il s'agissait pour les gaullistes de contrer un autre coup d'état, mené au même moment par des militaires partisans de l'Algérie française. Et en 1961 à Alger, un putsch tente à nouveau de renverser le pouvoir. Dans le tumulte de la guerre d'Algérie, le rôle du SAC consiste donc à verrouiller le pouvoir gaulliste contre tout débordement potentiel. Benoît continue d'expliquer à Étienne ce que faisant concrètement les militants du SAC, et comment cette association a perduré sous Pompidou, puis sous Giscard, tout en ayant soutenu Chirac entretemps. Finalement leur rendez-vous arrive : Robert Daranc, 80 ans, journaliste, ancien correspondant de RTL à Lyon. Ils vont boire un café. Il explique qu'il a bien connu le juge Renaud car il entretenait de bonnes relations avec lui. Ils lui demandent de parler du hold-up de l'Hôtel des Postes de Strasbourg, le 30 juin 1971. Cinq hommes parviennent à faire main basse sur onze millions de francs, soit 1,8 millions d'euros. Ils réussissent ainsi le casse du siècle qui restera le plus lucratif en France au vingtième siècle, et ils s'évanouissent dans la nature. L'ancien journaliste continue en indiquant que le chef du gang aux estafettes a fini par se retrouver face au juge Renaud. Ce dernier a confié au journaliste qu'il avait la certitude que l'argent du hold-up avait dû être rapatrié au profit d'un parti politique de l'époque, l'UDR, l'ancêtre du RPR et de l'UMP. Il supposait que les le gang des lyonnais passait à travers tous les barrages de police et de gendarmerie, en empruntant l'avion d'un des patrons du SAC de Lyon. Le titre annonce clairement la nature de l'ouvrage : l'existence d'un activisme politique violent dans les années 1960-1970-1980. le lecteur comprend bien qu'il s'agit d'un ouvrage de type historique, et que par la force de choses, les auteurs vont relater de nombreux faits, des témoignages, des dates, des hypothèses ou des théories, c'est-à-dire une forme d'exposé auquel il est toujours délicat de donner une forme visuellement intéressante. Il se dit que l'auteur proprement dit doit être le journaliste et qu'il s'est associé à un bédéaste confirmé pour aboutir à quelque chose de digeste. Les auteurs ont choisi de se mettre en scène : le lecteur accompagne ainsi Benoît et Étienne dans leurs déplacements, et dans leurs rendez-vous. Dans la première séquence, il les voit discuter entre eux, Benoit relatant les faits de l'assassinat du juge à Étienne. Puis il voit Robert Daranc se présenter à eux, avec un échange de poignées de main, et ils s'attablent au bistro pour prendre un café. Au fur et à mesure qu'ils évoquent des faits, ceux-ci sont représentés dans les cases. C'est une forme assez basique de reconstitution historique, le lecteur absorbant effectivement beaucoup d'informations au cours de discussions et de témoignages. Les traits de contour sont un peu irréguliers, tout en étant précis. Les images rendent bien compte de la banalité du quotidien, des événements relatés, et la représentation des hommes politiques est très ressemblante, de Charles Pasqua à Nicolas Sarkozy. La première affaire relatée est donc celle de l'assassinat du juge François Renaud (1923-1975), et de l'enquête, par le biais des connaissances du journaliste et de sept entretiens, avec un journaliste ancien correspondant de RTL à Lyon, l'ancienne greffière du juge Renaud, l'ancien patron du Service Régional de Police Judiciaire de l'époque, un magistrat du syndicat de la magistrature, la meilleure amie du juge rencontré lors de ses études à la faculté de droit, l'avocat lyonnais de la famille du juge, et le fils du juge. Chaque interlocuteur raconte ses souvenirs, ou d'autres éléments connexes. Par exemple, l'avocat évoque le tournage du film d'Yves Boisset le juge Fayard dit le Shériff (1977). Cette première affaire est relatée de la page 2 à la page 61. le lecteur se rend compte qu'il passe vite d'une lecture qui lui semble pesante du fait du volume d'informations à assimiler, à une lecture haletante, car il se produit un effet de révélations sur ce qui peut être qualifié de complot. Puis il arrive sur une page d'interlude dans laquelle les auteurs essayent de contacter Charles Pasqua pour un entretien : son secrétaire leur conseille de lui écrire un courriel. À partir de la page 66, le thème change : il s'agit de se faire une idée de ce qu'était le Service d'Action Civil au cours de plusieurs entretiens. le dispositif narratif reste donc le même : Collombat et Davodeau se déplacent pour se rendre à chaque nouvel entretien, en voiture ou en train, et échangent, en route, quelques idées, quelques remarques, quelques informations. Puis vient le temps des questions posées avec au moins 50% des cases composées de têtes en train de parler. Se glissent quelques reconstitutions, et parfois une copie d'un document d'archive, ou des extraits de journaux. du point de vue BD, les têtes en train de parler, c'est assez pauvre et une forme de facilité dans une récit d'aventure. Pourtant le lecteur constate qu'il continue de dévorer les pages avec une grande avidité, et que sa lecture présente une fluidité et une intensité de haut niveau. Ce chapitre s'étend de la page 66 à la page 116, là encore avec son lot de révélations. Puis arrive une nouvelle page d'interlude pour décrocher, en vain, un entretien avec Charles Pasqua. À partir de la page 122 jusqu'à la page 144, les coscénaristes s'entretiennent avec trois ouvriers à la retraite, ayant été délégués syndicaux, et évoquant la présence des syndicats patronaux dans les usines, et les interventions des membres du SAC pour empêcher de tracter, ou pour coller des affiches. de la page 149 à la page 207, les auteurs relatent les faits dans l'affaire de la mort de Robert Boulin (1920-1979), ministre du travail. Davodeau s'adresse au lecteur en toute transparence, pour indiquer qu'il s'agit pour partie d'un résumé de faits exposé dans Un homme à abattre : Contre-enquête sur la mort de Robert Boulin (2007) de Benoît Collombat, et pour partie de nouveaux témoignages. Enfin, l'ouvrage se termine avec l'information que Pasqua refuse l'entretien, et un épilogue de huit pages avec quelques dernières informations et dernières suppositions. le lecteur ne s'est même pas rendu compte de la pagination, de la mise en forme : il a tout dévoré avec cette sensation de naviguer au cœur d'un complot nauséabond. La postface du procureur général de Palerme vient appuyer les dires des auteurs sur le rôle du SAC. En reconsultant la première page, le lecteur revoit que Davodeau est mentionné comme scénariste. Après sa lecture, il comprend mieux cette qualification : pour que la lecture soit aussi fluide et facile, le bédéaste n'a pas fait que mettre en images un texte préétabli. Il a dû apporter son savoir-faire pour la construction de l'ouvrage. Plus que cela, il a accompagné le journaliste dans chaque entretien, pour s'imprégner de la personnalité de l'interlocuteur, mais aussi pour poser quelques questions. S'il a vécu ces années comme les auteurs (l'un né en 1965, l'autre en 1970), ou s'il découvre ces événements après coup, le lecteur plonge dans des révélations à l'attrait irrésistible : la sensation d'en savoir plus que les autres, d'être du côté des victimes, de s'indigner à juste titre et de dénoncer l'injustice. Par réaction primaire, il prend du recul, et se demande s'il doit gober tout ça, et quels sont les intérêts des auteurs. Il découvre la postface, d'un procureur général, et la citation de Milan Kundera par laquelle il conclut : La lutte contre le pouvoir et sa dégénérescence est aussi la lutte de la mémoire contre l'oubli. Ensuite, lorsqu'ils interviewent James Sarazin, journalise au Monde et à L'express, celui-ci explique que quand on écrit ce genre de bouquin (il parle du sien Dossier M... comme milieu, 1978) on ne cite pas les noms complets pour éviter d'être poursuivi en justice. Or, ici, les auteurs prennent bien soin de citer tous les noms, de montrer leurs interlocuteurs, de référencer les archives qu'ils ont consultées, de faire en sorte que tout ce qui est énoncé soit vérifiable. Il ne parle pas d'une organisation mystérieuse et inconnue, mais du SAC, une organisation qui a pignon sur rue, et ils établissent des liens de cause à effet qu'ils annoncent explicitement comme étant des faits ou comme étant des hypothèses. Ils font également œuvre de mémoire car parmi les personnes qu'ils questionnent certains ont 80 ans ou plus, et il y a un nombre anormalement élevé de témoins qui sont déjà morts d'accident. le lecteur sceptique ou critique voit se dessiner les actions coup de poing d'une milice officieuse bien réelle et répondant à des intérêts moins opaques qu'il n'y paraît, symptomatique du fait que le pouvoir corrompt et que nombreux sont ceux qui souhaitent s'y maintenir, mais aussi y accéder. Le titre de l'ouvrage promet un dossier brûlot sur les actes criminels commis par le pouvoir pendant la cinquième République. La lecture comble cet horizon d'attente, avec une densité d'information très élevée. Pourtant la lecture s'avère facile, addictive et propice à la prise de recul. Contrairement à ce qu'aurait pu craindre le lecteur, il ne s'agit pas d'un texte tout prêt confié à un dessinateur chargé de l'illustrer tant bien que mal dans l'obligation de caser des pavés de faits, de dates et d'individus. Il s'agit d'une enquête racontée avec verve et tension, avec rigueur et preuves à l'appui. Après avoir terminé, le lecteur se dit qu'il va passer à le choix du chômage (2021) du même journaliste avec Damien Cuvillier.

14/04/2024 (modifier)
Couverture de la série Le Royaume sans nom
Le Royaume sans nom

Je tourne autour depuis sa sortie, j’ai finalement craqué sur le bon retour de mon libraire. Et bin ça ne révolutionnera pas grand chose mais une lecture forte agréable au final. Pourtant pas spécialement jouasse de prime abord, une couverture plutôt moyenne, des couleurs informatiques, un dessin tout droit sorti du Roi lion … et surtout ce sentiment que ça surfe gentiment sur le succès des 5 Terres. Les récits Fantasy anthropomorphiques ont le vent en poupe : L'Ogre Lion, Sa Majesté des Ours… Le royaume sans nom ajoute sa petite pierre à l’édifice en ajoutant modérément une dramaturgie toute shakespearienne. Passé les premières pages, je suis vite rentré dans cet univers, on peut reprocher des trucs mais j’en suis sorti pas mal conquis. Pas d’énormes surprises au menu cependant les ingrédients fonctionnent très bien. C’est admirablement raconté, malgré la multitude de personnages nous ne sommes jamais perdu, franchement hâte de connaître la suite. Un bel équilibre entre sérieux et humour discret, le dessin est parfait. Je n’attendais pas les auteurs de Blind Dog Rhapsody dans ce registre, bravo à eux. MàJ après tome 2 : Un 2ème tome dans la lignée du premier, c’est toujours bien agréable à suivre. Les persos sont toujours aussi sympas, les masques commencent à tomber, l’histoire avance à grands pas sans se laisser deviner et tout délivrer … bref du chouette boulot. J’attends de pied ferme la conclusion et conseille de bon cœur la série aux amateurs de Game of thrones.

15/01/2024 (MAJ le 13/04/2024) (modifier)