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Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Black Dog - Les Rêves de Paul Nash
Black Dog - Les Rêves de Paul Nash

Percevoir autrement… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. L'histoire a été publié sans prépublication, la première édition datant de 2016. Cette bande dessinée est l'oeuvre de Dave McKean, auteur complet, illustrateur hors pair. Il s'inspire de la vie du peintre Paul Nash (1889-1946). Elle s'ouvre avec une introduction de Jenny Wadman, directrice du programme quinquennal 14-18 NOW, une autre de Julie Tait & Aileen McEvoy, directrices du festival international de bandes dessinées de Lakes. Chapitre 1 : 1904, la maison de Wood Lane, à Iver Heath dans le Buckinghamshire. C'était son premier rêve, en tout cas le premier rêve dont il se souvienne. de toutes les histoires qui produisent des échos dans le passé de l'être humain, comme des bougies allumées s'accrochant à la vie contre le froid, l'humidité et le courant d'air, les rêves sont les plus insaisissables, se cachant dans les vallées et les plis de l'esprit, solitaires. S'affaissant dans les ombres des temps passé et présent, dans les tranchées. Paul avance dans son rêve, avec les pieds comme dans un labyrinthe, vers une ouverture lumineuse, mais avec des ombres géométriques menaçantes semblant fondre sur lui. Toujours dans la pénombre, il progresse, encore enfant vers la sortie qui a perdu en luminosité, mais il aperçoit un chien noir aux yeux rouges devant lui. le chien lui barre le chemin, et l'enfant n'ose pas l'approcher pour forcer le passage. le chien s'éloigne vers l'embrasure, et l'enfant le suit en courant. le chien sort dans la lumière, et l'enfant en fait autant, ébloui par tant de lumière. Il aperçoit devant lui un menhir avec un trou circulaire, une grosse Lune dans le ciel, et une femme assise au soleil sur une chaise au dossier très droit, en train de lire. Paul enfant s'approche de la femme. le chien se trouve déjà devant elle, la regarde, lui lèche la main doucement. La femme écarte sa main en lâchant son livre et regarde le chien. La plume rouge au ruban de son chapeau semble s'écouler dans le ciel comme du sang qui forme bientôt un nuage recouvrant toute la zone. C'était le premier rêve du petit Paul, en considérant les détails maintenant, l'enfant qu'il était, le lieu, le chien, sa mère, l'inquiétude que tout cela exprimait, il a pensé à ce rêve à de nombreuses reprises. Il a essayé de l'interpréter et de lire entre les lignes. Il a même essayé de rendre ces émotions dans des dessins parfois. Mais comme le chien noir étrangement sensible à la maladie, se méfiant de la vaste tristesse dévorante de la mère, Paul semble percevoir le paysage à travers un sens élémentaire, sans faux-semblant. Quand il se réveille, il réalise un sketch rapide de ce qui subsiste dans son esprit, pendant que l'image plane encore, dans cet état hypnagogique derrière les yeux. de grands traits pour la composition, une touche d'ombre, un effort pour représenter les détails encore présents à l'esprit, pour fixer une ressemblance qui est déjà en train de s'estomper, de se brouiller, de mourir. Se ressouvenir d'un rêve est comme d'essayer de réaliser une esquisse à partir d'une esquisse. La première page explicite l'intention de l'ouvrage : une plaque de rue indiquant que Paul Nash (1889-1946) a vécu à cet endroit. Au cas où cela ne suffit pas, les deux introductions permettent de se faire une idée de la portée de l’œuvre de cet artiste britannique : un des plus influents et des plus importants de son époque, ayant fait la première guerre mondiale à l'âge de vingt-cinq ans. Il a peint cette première guerre mondiale en tant que soldat, puis il est devenu un peintre officiel de l'armée. Il s'est concentré sur la représentation des paysages plutôt que des individus, ses œuvres s'inscrivant dans le surréalisme. Les responsables de 14-18 NOW ont alors passé commande à Dave McKean, d'une bande dessinée sur cet artiste, et il a accepté étant depuis longtemps fasciné par lui et son imagination. Un vrai défi : rendre hommage à l’œuvre artistique d'un peintre, et évoquer sa vie et ses inspirations. S'il est familier des œuvres de McKean, par exemple Cages, le lecteur sait qu'il va plonger dans une œuvre graphique ambitieuse. Sinon, il en prend conscience dès la première page. Il y a des éléments figuratifs tout du long du récit : Paul Nash lui-même, le souvenir qu'il a de sa mère, de son ami Gordon, de son frère John croisé dans une tranchée, d'un professeur de mathématiques, son ami Claude Lovat Fraser, d'autres soldats et même du chien noir. Encore que pour ce dernier, sa représentation fluctue et le lecteur peut sentir qu'il s'agit parfois plus d'un concept ou d'une métaphore émotionnelle, que d'un animal de chair. L'illustration d'ouverture en pleine page, une scène d'un rêve récurrent de Nash, s'inscrit dans le registre surréaliste avec la représentation d'un rêve. Le récit est découpé en 15 chapitres, chacun s'ouvrant avec une photographie, certaines sans retouche, d'autres reprises à l'infographie. Chaque chapitre a droit à un titre avec une année et un lieu u parfois deux : 1904 à Wood Lane House, 1905 à Hawk's Wood & 1913 au cimetière Highgate à Londres, 1914 à Silverdale & 1914 au café Royal à Londres, 1917 dans l'hôpital militaire de Gosport, 1906 à l'école préparatoire à Londres, 1917 à Southampton au bord de la Manche, 1917 au saillant d'Ypres, 1921 à l'hôpital Queen Square pour les maladies nerveuses, à Londres. Au fil des chapitres, le lecteur découvre des éléments biographiques de l'artiste : la maladie de sa mère, son mariage et le découpage du gâteau, sa relation avec son grand-père, sa blessure en 1917 et son séjour en hôpital militaire, ses mauvais résultats scolaires en particulier en mathématiques, la rencontre avec son frère au saillant d'Ypres, la mort d'un jeune soldat plein de projets d'avenir sous yeux, son deuxième séjour en hôpital pour syndrome de stress post traumatique, etc. Ces moments dans la réalité sont représentés avec la même liberté picturale que ceux relevant de la vie intérieure de l'artiste. McKean conçoit ses séquences en fonction de leur nature, pas en imposant une grille prédéfinie de cases alignées en bande. Il peut aussi bien organiser sa planche avec des cases bien alignées avec une bordure propre, que alignées mais sans bordure, ou dans une grille de 16 cases (4*4), ou seulement deux de la largeur de la page, ou des illustrations en pleine page, ou encore deux dessins entremêlés sur les cases d'un échiquier de 8 par 8, un personnage représenté plusieurs fois dans une illustration en double page pour montrer qu'il se déplace, une pellicule de film déroulée sur deux pages en vis-à-vis avec un dessin par image, etc. de la même manière, il ne se sent pas tenu par une technique de dessin particulier et utilise celui qui lui semble le plus adapté : de la photographie retouchée à l'infographie, à des dessins aux crayons de couleurs, en passant par de véritables tableaux, certains reprenant ceux de Paul Nash, ou encore de savantes compositions à base de plusieurs outils de nature différente. Ainsi le lecteur découvre un récit qui rend compte de la liberté d'expression de l'artiste, aussi bien le peintre que le bédéiste. Il découvre une narration quelques fois en dialogue, souvent en flux de pensée, parfois sous forme de poésie en prose, à quelques reprises sous forme de poésie en vers. Mckean rend compte de la vie intérieure de Paul Nash, ou tout du moins reconstruit celle-ci à partir de la sensibilité du peintre et de ses écrits. Il est donc question de cette figure du chien noir, un élément récurrent de ses cauchemars, une incarnation de ses angoisses vives ou diffuses. Sur le canevas assez lâche de la biographie parcellaire de l'artiste avec quelques inversions chronologiques, l'auteur développe les thèmes récurrents du peintre, parfois par association d'idées quand il rapproche des événements de deux années différentes ou par association de visuels : la perte de la réalité dans la représentation picturale mais aussi la mise à jour d'un élément implicite, la beauté dans les paysages naturels, la marchandisation de l'art et sa futilité en temps de guerre, la relation de son père avec son grand-père en ce qu'elle peut augurer de sa propre relation à son père, les conditions de vie terrifiantes des soldats dans les tranchées, l'absurdité existentielle de certaines situations de vie, la vie apportée par les végétaux sur le champ de bataille, la symbolique d'oiseaux comme le corbeau, le rouge-gorge ou la crécerelle, la translucidité d'un œuf opposée à un obusier de 140 tonnes tirant des obus d'une tonne, le dessin comme thérapie des traumatismes, l'espoir que tout cela ait un sens, etc. Au fil de cette introspection artistique et existentielle, le lecteur arrête parfois sa lecture pour savourer une sensation picturale extraordinaire : la chaleur humaine régnant dans un café, un zeppelin amalgamé à une forme de poisson au-dessus de Londres, la cruauté d'un professeur, la force de la couleur verte contrastée avec le gris brun des tranchées, la vague démesurée de la vie déferlante, s'opposant à la désolation du champ de bataille dévasté, le rappel de cette vague dans le geyser de terre soulevé par un obus, les couleurs atténuées mais vibrantes dans le visage et le corps de Claude Lovat Fraser, la verdure irrépressible d'un bois, etc. C'est un pari insensé que de vouloir rendre compte de la vie intérieure d'un artiste pour mieux comprendre son œuvre. Dave McKean se glisse dans la peau de Paul Nash et sait faire vivre cet artiste, au travers des événements de sa vie, de son expérience des champs de bataille de la première guerre mondiale, de ses relations avec ses parents, de ce qu'il souhaite retranscrire et exprimer avec son art. Il lui rend hommage en reprenant des éléments de ses tableaux, tout en utilisant comme bon lui semble les nombreuses techniques picturales qu'il maîtrise, et la construction de pages en fonction de ce qu'il souhaite exprimer. le tout forme une expérience de lecture à nulle autre pareille, d'une rare richesse, d'une rare diversité, tout en offrant une cohérence parfaite. le lecteur voit sa perception du monde changée, élargie, adaptée pour être en phase avec celle de Paul Nash, enfilant sa sensibilité pour voir le monde autrement, en partie par ses yeux, en partie par ceux de Dave McKean se glissant dans la peau du peintre. Extraordinaire.

15/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Tragédie Comique ou Comédie Tragique de Mr. Punch
La Tragédie Comique ou Comédie Tragique de Mr. Punch

Appréhender la réalité - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en 1994. Un homme se souvient de plusieurs épisodes de son enfance essentiellement lors de l'été de ses 8 ans : une partie de pêche avec l'un de ses grands pères, la découverte des spectacles de marionnettes de Punch et Judy, les agissements incompréhensibles et coupables des adultes qui l'entourent. le narrateur contemple ses souvenirs d'enfants et les analyse à la lumière de sa maturité d'adulte pour prendre conscience de la signification de faits incompréhensibles à l'époque. C'est sûr qu'avec un résumé pareil, le lecteur peut craindre une introspection intello, dans le mauvais sens du terme. La lecture de ce récit s'avère tout à fait différente. Il s'agit d'une bande dessinée avec un scénario de Neil Gaiman et des illustrations de Dave McKean. On a l'impression que ces 2 créateurs se sont retrouvés au summum de leur force créatrice pour aborder à nouveau (dans le sens "de manière nouvelle") les thèmes qu'ils avaient abordés en 1987 au début de leur carrière dans Violent Cases. Et cette fois-ci, le scénariste comme l'illustrateur sont dans la catégorie "talent exceptionnel" ; le lecteur n'a plus qu'à se laisser emmener dans ce monde enchanteur et à profiter. Neil Gaiman enfourche ses dadas préférés, mais dans une construction littéraire plus élaborée que d'habitude. le lecteur se trouve face à un narrateur qui effeuille ses souvenirs d'enfance et tout de suite les illustrations de Dave McKean font la différence. Il a pris le parti de rendre les scènes de théâtre de marionnettes avec des photomontages travaillés à l'infographie. Et la couverture est à elle toute seule un poème d'une force onirique sans égale. Il est facile de se perdre dans les détails et de s'interroger sur la présence d'un coquillage dans ce qui semble tout d'abord être un mécanisme d'horlogerie, comme il est facile de se laisser porter par le visage inquiétant de Punch qui domine cet improbable assemblage. Pour les personnages humains, il a choisi de les dessiner et de les encrer de manière traditionnelle, puis de les peindre. Mais son choix de formes évoque les expérimentations du des peintres du début du vingtième siècle. Cette juxtaposition de style renforce le décalage entre les individus, les lieux dans lesquels ils évoluent et les spectacles de Punch et Judy. Comme d'habitude, Neil Gaiman insère des histoires dans l'histoire et un métacommentaire par le biais des spectacles de marionnettes. Cette fois-ci ce dispositif gagne en efficacité car il ne se limite pas à renvoyer un reflet déformé de la réalité ou à une simple mise en abyme. Ces spectacles ont une influence sur le jeune homme, sur sa perception des événements et ils peuvent être interprétés par le lecteur comme le sens des scènes qui échappe au jeune narrateur. Ils enrichissent autant l'histoire que les scènes du Black Freighter (Les contes du vaisseau noir) dans Watchmen. Et au final, le lecteur se rend compte dans la scène du mariage et dans la dernière scène à l'arcade que Gaiman est en train de broder subtilement sur le mythe de la caverne de Platon. Ces séquences fonctionnent d'autant mieux que Dave McKean trouve des représentations d'une grande élégance pour évoquer ce mythe, sans avoir recours à des illustrations littérales. Neil Gaiman se sert à nouveau du point de vue de l'enfant pour réenchanter le monde. La capacité limitée des enfants à comprendre le monde qui les entoure leur permet d'évoluer dans un univers où la magie est présente, où chaque jour amène un lot de découvertes merveilleuses. Il leur est impossible d'être blasés comme des adultes usés par le quotidien. L'une des forces de Dave McKean est de savoir composer des images à nulle autre pareilles qui sont capables de capturer la féerie de l'enfance. McKean ne sert pas de photoshop pour en mettre plein la vue à ses lecteurs. Il s'en sert pour composer des tableaux à la fois impossibles et magnifiques, défiant la logique et capturant des associations d'idées indicibles et d'une beauté envoutante. Son talent de composition défie la logique pour atteindre le poétique et l'enchanteur. Il utilise tout le champ des possibles en terme de styles d'illustrations couvrant presque a totalité de la surface de la pyramide imaginée par Scott McCloud dans L'art invisible. Sa maîtrise d'autant de styles relève presque de la magie. C'est le mariage de ces 2 rêveurs experts dans leur art qui aboutit à une histoire défiant les lois naturelles pour transporter le lecteur dans le monde de la mémoire, sans oublier l'humour, l'émotion et la magie du monde. Pour être honnête et malgré le charme sous lequel je suis tombé, il faut avouer que cette histoire pourra déplaire aux esprits les plus cartésiens car il n'y a pas de véritable résolution, ni de vérité absolue quant aux questions du narrateur sur son passé et ceux de ses proches. Il règne également une angoisse diffuse par moment liée à la présence d'un bossu, d'une infidélité conjugale cachée, d'un potentiel avortement et de l'ombre de la folie. Neil Gaiman et Dave McKean ont également créé la bande dessinée Signal / Bruit. Ils ont réalisé 2 albums pour les enfants : Des loups dans les murs & le Jour où j'ai échangé mon père contre deux poissons rouges. Et Dave McKean a continué à matérialiser ses visions intérieures dans des histoires courtes en bandes dessinées Pictures That Tick (en VO) et dans une longue histoire en bande dessinée Cages. Et ses couvertures pour la série Sandman ont été regroupées dans Dust covers. Il a également réalisé un ouvrage érotique sans paroles : Celluloid.

15/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série L'Orchidée Noire (Black Orchid)
L'Orchidée Noire (Black Orchid)

Et plus rien ne sera comme avant. - Il s'agit d'une minisérie en 3 épisodes d'une quarantaine de pages chacun, initialement parus en 1988/1989. Il s'agit de la deuxième collaboration entre Neil Gaiman (scénario) et Dave McKean (illustrations), après Violent Cases, et de leur premier travail pour DC Comics. Dans une salle de réunion dans une grande métropole, monsieur Sterling (vice-président d'un conseil d'administration un peu spécial) s'adresse à une assemblée de cadres pour faire un bilan mensuel sur les activités du groupe : il s'agit de l'évolution des parts de marché des secteurs du crime organisé qu'ils gèrent. La réunion s'achève sur la mise à mort de Black Orchid qui s'était infiltrée parmi eux (une balle dans la tête). Ailleurs Carl Thorne s'apprête à sortir de prison. Il était l'un des aides de Lex Luthor (dans le cadre de ses activités illégales) et il a été condamné entre autres grâce au témoignage de sa femme (Susan Linden-Thorne). Ailleurs Philip Sylvain est en train de lire dans son salon quand une femme violette sort de la serre qui côtoie la maison. En 1982, Alan Moore initie le début d'une révolution chez l'éditeur DC Comics : il reprend en main la série Swamp Thing. Il prouve mois après mois que les superhéros peuvent être utilisés comme vecteur d'histoires ambitieuses et adultes, complexes et thématiquement riches. Petit à petit, les responsables éditoriaux prennent conscience (1) qu'il existe des créateurs en Angleterre et qu'il est possible de les recruter pour travailler sur des superhéros américains, (2) qu'une partie du lectorat est prête à acheter des comics s'adressant à un public plus âgé. "Black Orchid" intègre ces 2 caractéristiques (Gaiman et McKean sont anglais, le récit n'a presque plus aucun rapport avec les superhéros). le succès de cette minisérie emportera la décision de créer la branche Vertigo. Pour ce premier récit pour le compte de DC Comics, Neil Gaiman et Dave McKean reprennent un personnage très mystérieux, dépourvu d'origine secrète et très peu utilisé dans l'univers partagé DC : Black Orchid, créée en 1973 par Sheldon Mayer et Tony DeZuniga. Autant dire qu'ils peuvent en faire ce qu'ils veulent, cela ne mettra pas en péril la valeur d'une propriété intellectuelle de DC Comics, et ils ne s'en sont pas privés. Toutefois, il transparaît à la lecture qu'ils avaient quand même un cahier des charges à respecter. Cette histoire a donc pour objet de donner une origine secrète à Black Orchid. Neil Gaiman prend le parti de commencer le récit par le milieu alors que la première Black Orchid est froidement abattue. Philip Sylvain va relater une partie des événements qui ont conduit à l'existence de Black Orchid, à celle qui succède à l'originale, et d'autres personnages de l'univers partagé DC fourniront les éléments manquants. Cet aspect du récit correspond à la volonté de DC Comics de faire migrer quelques personnages secondaires propriétés de DC vers Vertigo. Toutefois, le lecteur de la série Sandman est en terrain connu. Neil Gaiman déroule un récit dont le thème principal est le changement, entremêlé avec la permanence des personnages de fictions (Black Orchid continue d'exister dans une nouvelle version) et une forme allégée de destin (les conditions de l'existence de Black Orchid déterminent pour partie ce qu'elle estime être son devoir). La construction sur 2 directions permet à la fois de lever le mystère de qui est Black Orchid, de découvrir cette personne, et à la fois d'envisager son devenir dans un monde déconnecté des superhéros. Gaiman a concocté un mystère intriguant (savoureux si vous appréciez l'univers partagé DC), et il dépeint un personnage très étonnant, inattendu. Dans ce récit, il s'appuie sur un dispositif narratif délicat qu'il manie avec une grande efficacité : le recours à des extraits de chansons de Frank Sinatra (en particulier "American beauty rose"). Carl Thorne est un admirateur éclairé de Sinatra et il fredonne régulièrement de courts extraits avec une pertinence remarquable. Je me suis surpris à fredonner le refrain de "Strangers in the night" pendant plusieurs minutes après l'avoir lu du fait de la résonnance entre ces paroles et le récit. Dave McKean a choisi un mode d'illustration plus canalisé qu'à son habitude pour ce récit. Il met en place une mise en page assez sage oscillant entre 6 et 8 cases par page (2 lignes de 3, ou 2 lignes de 4 cases). Il réalise son travail à la peinture du début jusqu'à la fin en incorporant quelques contours délimités au crayon et quelques photographiques retouchées (en nombre réduit), ou collages. Dans un premier temps ce qui arrête le plus le regard est le travail sur les couleurs. La teinte (et les nuances associées) choisie pour Black Orchid est à la fois chaude, irréelle, diaphane et étrangère à l'humain. Chaque fois que la nature est évoquée, McKean compose des camaïeux de vert fascinants et hypnotisants, avec une mention spéciale pour la jungle amazonienne tout en feuillage et pour un magnifique portait de Swamp Thing. Chaque planche arrête le regard par la beauté et l'intelligence de sa mise en couleurs. McKean réalise des planches qui ne subissent pas l'influence des comics de superhéros. Il s'astreint à une narration très séquentielle où les cases se suivent comme autant de décomposition de la scène en train de se dérouler. En ce sens il a opté pour une narration traditionnelle. Par contre il a choisi des modèles vivants pour chacun des personnages, ce qui donne des visages très individualisés, naturels sans être des photographies. Et il utilise un graphisme qui privilégie le naturel et le réalisme. Bien qu'il s'agisse d'un travail de jeunesse et de commande, McKean impose déjà sa vision personnelle sur les modalités de narration visuelle. Au final ce comics est comme son personnage principal, à savoir hybride. Neil Gaiman respecte le cahier des charges (donner une origine ancrée dans l'univers partagé DC), tout en développant les thèmes qui lui sont chers et en transformant Black Orchid en bien autre chose que ce qu'elle était au départ. Dave McKean s'astreint à une forme de narration traditionnelle, tout en appliquant sa vision unique en son genre. Les collaborations suivantes entre Neil Gaiman et Dave McKean se classent parmi les chefs d’œuvre de la bande dessinée, en particulier Signal / Bruit et Mr Punch.

15/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Violent Cases
Violent Cases

Rétrospectivement - J'ai relu cette histoire après avoir terminé les 10 tomes de Sandman et force est de constater que ce premier comics de Neil Gaiman contient déjà plusieurs thèmes chers à cet auteur. En 1987, un éditeur anglais a l'intuition de confier le scénario d'un jeune anonyme à un illustrateur qui n'a encore rien réalisé : Neil Gaiman et Dave McKean font connaissance. L'histoire est bâtie autour de réminiscences d'un narrateur qui a l'apparence de Neil Gaiman. Il se souvient qu'un accident domestique avait amené son père à le faire triturer par un vieil ostéopathe. À partir de là, le narrateur entremêle ses discussions avec l'ostéopathe et ses souvenirs de fête d'anniversaire chez des enfants d'amis de ses parents... jusqu'à sa dernière rencontre avec ce vieil homme. Neil Gaiman nous convie à analyser l'effet des souvenirs d'enfance, leur nature fragmentaire et le merveilleux qui naît du manque de compréhension du monde des adultes (difficultés de reconnaître les liens de cause à effet). le lecteur assiste à la naissance d'un mythe dans un contexte très quotidien. Il contemple un enfant dont l'interprétation de la réalité est différente de celle de ses camarades. Il assiste à une petite révélation de ce qui se cache derrière les tours de passe-passe d'un magicien. Au fil des pages, Neil Gaiman parle du souvenir, des émotions qui lui sont liées, mais aussi en arrière plan d'un cheminement psychanalytique. Pour mettre en image ce récit ambitieux, il a eu la chance de croiser le chemin de Dave McKean qu'il retrouvera pour les couvertures de Sandman (réunies dans "Sandman: Dust covers", un incroyable voyage onirique) et pour quelques collaborations sortant de l'ordinaire telles que Le jour où j'ai échangé mon père contre deux poissons rouges, ou Des Loups dans les murs, et Signal / Bruit et Mr Punch. Dave McKean illustre ce récit introspectif avec des dessins déjà inventifs, avec quelques collages, des trames et quelques photographies d'objets. Sa créativité est à un niveau tel qu'il est possible pour le profane de distinguer les techniques qu'il emploie et de comprendre dans quel but il y a eu recours. Au final cette première collaboration entre ces 2 créateurs s'avère déjà très aboutie, tout en restant accessible. L'histoire constitue une interrogation sur la transfiguration des expériences de l'enfant par le prisme de la mémoire. La bande dessinée permet à cette histoire de provoquer des associations d'idées et de conjurer des sensations qu'un livre n'aurait pas pu faire. Cette lecture est à recommander aux delà du cercle des admirateurs de Gaiman et McKean.

15/04/2024 (modifier)
Par Jolan
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Gloutons & Dragons
Gloutons & Dragons

Ce manga est une pépite ! J'ai lu beaucoup de manga et peu d'entre eux m'on autant plongé dans leur univers que Gloutons & Dragons. Un TRES grand nombre de personnages sont détaillés et étayés avec des caractères différents et attachants. De plus la description des lieux arpentés est chirurgicale de même que les créatures rencontrées ce qui nous plonge encore plus dans les méandres de ce riche univers bourré d'excellentes idées et de design intéressant. Je le recommande chaudement surtout si vous êtes un joueur de jeu de rôle, un fan de médiéval fantasy (approfondie), un fan de cryptozoologie ou un fan de biologie. Personnellement cette œuvre m'a pour la 2e fois en plus de 200 manga fait croire en son monde grâce à son réalisme. Sans déconner je suis tout le temps frustré dans mes lectures quand les monstres qu'affrontent les personnages ne font pas de sens, sont redondants, ou trop faibles, mais là rien à dire le manga va jusqu'à détailler leurs anatomies pour expliquer leur fonctionnement et rôle dans l'écosystème (lui même approfondi). En bref un super manga au gout de Made in Abyss en moins hardcore qui m'a tenu en haleine jusqu'au bout. PS : point positif en plus y'a pas de fan service mal placé.

15/04/2024 (modifier)
Couverture de la série La Cage aux cons
La Cage aux cons

J'étais assez perplexe en commençant ma lecture. Au final c'est une bonne surprise avec un récit très rythmé qui mène le lecteur par le bout du nez. A la lecture des premières cases, j'ai eu peur de lire des dialogues en pâles imitations d'Audiard suppléant un manque d'humour par de la vulgarité. Je me suis trompé et j'ai pris un vif plaisir à lire la joute verbale entre les deux hommes. C'est souvent bien trouvé et drôle. Evidemment le scénario plonge le lecteur dans un abyme de perplexité quant à la passivité des visiteurs de Cageot-Dinguet. Mais le rythme élevé et la succession rapide de nouvelles situations empêchent à une analyse poussée. C'est d'ailleurs une bonne chose de se laisser porter par cette histoire qui révèle tout son piquant dans un final bien réussi à mon goût. J'ai eu du mal à rentrer dans ce graphisme au trait gras et épais . Toutefois cela correspond au caractère du prisonnier dont on ne connait jamais le nom. Le N&B aux grisés souvent sombres sonne juste dans cette ambiance de petit pavillon de banlieue qui rappelle Petiot ou Landru. Au final j'ai apprécié le travail des détails de certaines cases et l'expressivité dans un humour pince sans rire des personnages. Une lecture originale pour un bon moment de détente.

14/04/2024 (modifier)
Par David
Note: 4/5
Couverture de la série Je veux une Harley
Je veux une Harley

J'ai connu Lucien ado, lorsque je jouais les caïds sur ma 103 sp, je lisais ses aventures avec délectation. J'ai passé la cinquantaine de printemps mais je n'ai pas eu d'Harley, cette bd m'a enchanté, elle reprend les clichés associés aux bikers qui ont un certain pouvoir d'achat et qui aiment se retrouver entre eux. Les dessins sont chouettes, l'univers est chouette, bref j'ai adoré.

14/04/2024 (modifier)
Par Alix
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Vampire & sorcières
Vampire & sorcières

J’ai beaucoup aimé les autres albums de Michel Jans et Capucine Mazille (Le Dernier Ours de Chartreuse et Gargantua en Chartreuse), et j’ai encore une fois apprécié ce conte paru dans la collection jeunesse Lily Mosquito. L’histoire est certes classique, mais propose une relation intéressante et improbable entre deux personnages attachants : un vampire ayant perdu le goût du sang, et une sorcière lui venant en aide bien maladroitement. Leurs mésaventures sont prenantes, et proposent en filigrane des thèmes intéressants et modernes. Je note aussi que l’auteur ne peut s’empêcher de glisser une énième référence à la « liqueur de santé » Chartreuse, pour mon plus grand plaisir. La mise en image de Capucine Mazille est superbe et sert parfaitement le récit. Un chouette conte jeunesse.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Libres de penser - Dix femmes, dix vies philosophiques
Libres de penser - Dix femmes, dix vies philosophiques

La nature est un monde infini. Sa modestie est la quintessence d'une forme de beauté : l'Utsukushi. - Ce tome contient un exposé sur dix femmes philosophes. Il a été réalisé à partir d'une idée originale de Jean-Philippe Thivet, avec un scénario et des dialogues de Jérôme Vermer (agrégé de philosophie), Anne Idoux (agrégé d'histoire), Thivet et Marie Dubois, avec une adaptation en BD, des dessins, une mise en scène et des couleurs de Marie Dubois. Sa parution initiale date de 2023. Il comprend cent-soixante-sept pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une introduction des quatre auteurs indiquant que ce livre est féministe dans le sens où il contribue à corriger un manque : celui de la place des femmes en philosophie. Il se termine avec une bibliographie commentée de dix pages sur les oeuvres ou les mentions relatives à ces dix philosophes. La nébulosité des énigmes dissimule un savoir. La dissiper laisse entrevoir la sagesse. Cléobuline, ou Eumétis (la Prudence), poétesse, philosophe, milieu du VIe siècle avant JC. La sagacité des femmes. Sa philosophie : se confronter aux énigmes ! Situées au carrefour des savoirs que l'on reçoit, questionne et façonne, elles aiguillonnent notre intelligence et exercent notre raisonnement. Là où ça se passe : les cités grecques. Époque archaïque entre 800 et 500 environ avant JC. Dans le monde grec, le banquet devient le haut lieu de la sociabilité et de la convivialité. L'élite des cités prend l'habitude de se retrouver autour d'un repas suivi d'un symposium où le vin et les paroles coulent à flots. Autour de l'an 1000 après JC, Plutarque met en scène un des banquets les plus fameux, celui des sept sages, survenu presque sept siècles plus tôt. Corinthe, vers 560 avant JC, venus De Grèce et d'Asie Mineure, sept sages se réunissent pour parler poésie, législation et philosophie. Cléobuline, une jeune adolescente, est la fille de Cléobule, un des sept sages. Et quand elle se joint à eux, ce n'est pas pour faire de la figuration. Sont présents Thalès, Pittacos, Bias, Cléobule, Anacharsis, Chilon et Solon. Elle participe au jeu des énigmes et trouve la solution à la première. Pour atteindre l'extase, il faut mener une vie de philosophe. Hypatie d'Alexandrie, philosophe, mathématicienne et physicienne, née vers 355 et morte vers 415 à Alexandrie. La vie idéale des philosophes. Sa philosophie : chacun devrait aspirer à mener une vie de philosophe : là est la clé du bonheur et de la sagesse. Pour y parvenir, faire feu de tout bois et explorer l'immensité du champ des sciences en exerçant sa raison. Là où se passe : à Alexandrie dans l'empire d'Orient, face à l'empire d'Occident. Au tournant des IVe et Ve siècles, Alexandrie est une des villes les plus importantes de l'Empire romain. Épicentre intellectuel du bassin méditerranéen, elle est également un carrefour religieux où cohabitent païens (tenants d'un polythéisme hellénistique), juifs et chrétiens. Hypatie naît vers 355 à Alexandrie. Elle est la fille de Théon, le directeur de Mouseïon, un véritable centre universitaire dans lequel se trouve une des plus grandes bibliothèques de l'antiquité. Comme l'annoncent les auteurs et la quatrième de couverture, cet ouvrage présente dix femmes qui ont été philosophes, ou qui ont vécu une vie philosophique : Cléobuline (vers -550), Hypatie d'Alexandrie (355-415), Sei Shônagon (966-1025), Hildegarde de Bingen (1098-1179), Christine de Pizan (1364-1430), Gabrielle Suchon (1631-1703), Louise Michel (1830-1905), Nathalie Sarraute (1900-1999), Simone de Beauvoir (1908-1986), Etty Hillesum (1914-1943). Chaque chapitre se déroule suivant la même structure. Pour commencer, une page de titre avec une grande illustration de la dame en question, son nom et une phrase évoquant son précepte phare. Par exemple pour Christine de Pizan : l'ordre est une noble vertu pour l'individu comme pour la société. Puis vient une page présentant la personne, qualité, dates de naissance et de mort, sa philosophie en une ou deux phrases, ses principales oeuvres, la région du monde où elle a vécu, et le contexte géopolitique en deux ou trois phrases. le lecteur assiste ensuite au déroulé de sa vie, en bande dessinée, avec une pagination oscillant entre dix et dix-huit pages. Il découvre alors son milieu familial, son origine sociale, les grandes phases de sa vie, émaillée de phases d'apprentissage et de formulation de ses idées, en lien direct avec ce qu'elle vit. Les auteurs synthétisent ces étapes dans le développement de sa pensée, par des phrases introduites par le terme de Leçon, cinq, six ou sept en fonction de la philosophe. Par exemple, pour Sei Shônagon : Leçon n° 1 : la nature est un monde infini. Sa modestie est la quintessence d'une forme de beauté : l'Utsukushi. Leçon n° 2 : du fait de son essence impermanente, le beau Utsukushi entre en résonance avec le bouddhisme et le taoïsme. Leçon n° 3 : la beauté liée au faste ou à un visage harmonieux engendre de l'admiration esthétique. Les détails du beau Utsukushi font battre le coeur. Leçon n° 4 : ce qui est Utsukushi suscite l'affection et un sentiment protecteur. Leçon n° 5 : le beau Utsukushi participe de l'Aware, une empathie envers les choses éphémères, teintée de mélancolie et de compassion. Leçon n° 6 : notre monde est en perpétuelle métamorphose. le beau Utsukushi, lui, est intemporel. Lorsqu'il découvre un ouvrage de ce type, le lecteur s'interroge sur la nature de la bande dessinée qu'il va découvrir, ainsi que sur le niveau de vulgarisation des entrées. À l'évidence, la narration visuelle va être entièrement assujettie à l'exposé, avec le risque d'avoir des illustrations figées, ou une suite de cases avec uniquement des têtes en train de parler. Effectivement, la bédéiste utilise régulièrement des cadrages allant du plan taille au gros plan, avec des personnages, souvent la philosophe, en train de parler. Ce mode de présentation fait sens au vu du besoin de présenter les idées. Pour autant, ce type de cases ne constituent pas la majorité, voire reste dans une proportion bien maîtrisée. de plus ces cases maintiennent l'apparence de la dame sous les yeux du lecteur qui continue de voir dans quelle époque elle évolue. L'artiste a choisi un mode de représentation tout public pour ses personnages, une apparence simplifiée et des expressions de visage un peu appuyées, ce qui leur insuffle un bon élan vital. En fonction de sa familiarité avec les unes et les autres, le lecteur peut également relever que Marie Dubois reproduit avec une bonne fidélité l'apparence des personnalités connues, par exemple pour Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Certaines vies contiennent plus d'événements remarquables que d'autres, et la bédéiste adapte sa narration visuelle en conséquence. Cela saute aux yeux du lecteur avec la vie de Louise Michel : sa jeunesse durant laquelle elle a bénéficié d'une solide éducation, les cours qu'elle donne comme institutrice, son voyage en train pour monter à Paris, ses discours publics en tant que présidente du Comité de Vigilance des Citoyennes du 18e arrondissement, sa participation à la Commune de Paris, ses discours pour convaincre les soldats à Versailles, sa lutte sur les barricades, son séjour en prison suivi de son procès et sa traversée de l'océan Pacifique en navire à voiles pour rallier le bagne de Nouvelle Calédonie, son séjour dans la communauté canaque, le cortège funéraire de cent-vingt mille personnes pour accompagner son cercueil de la gare de Lyon au cimetière de Levallois-Perret. le lecteur ne peut pas avoir l'assurance totale de l'exactitude visuelle historique de chaque objet, chaque lieu, cependant il peut en faire l'expérience quand il voit un dessin fait d'après une photographie. D'une manière générale, il se dit que la narration visuelle fait plus qu'établir une ambiance générale, et qu'elle est nourrie par des recherches de référence significatives. Au fil des chapitres, le lecteur remarque également que la narration visuelle peut quitter le domaine représentatif pour utiliser d'autres registres. Ainsi pour celui consacré à Hypatie d'Alexandrie, il voit apparaître des étoiles : pour passer à un niveau conceptuel, la bédéiste fait usage de cette icône avec deux branches évoquant des bras, deux autres des jambes, deux points pour les yeux, un trait pour la bouche, ce qui permet de passer dans le monde des idées. Pour Christine de Pizan, l'opinion devient une tête habitant un nuage qui s'insinue partout. Pour Gabrielle Suchon, la page quatre-vingt-quinze comprend un schéma en trois colonnes, chacune pour un état différent de la femme (sacrement du mariage, état monastique, célibat volontaire). Dans le chapitre consacré à Nathalie Sarraute, le lecteur découvre une reproduction du tableau Les coquelicots (1873), de Claude Monet (1840-1926). Dans le dernier chapitre, celui consacré à Etty Hillesum, c'est un dessin reprenant la tristement célèbre photographie des voies ferrées menant à l'entrée du cap de concentration et d'extermination d'Auschwitz. Sans oublier le retour des étoiles dans plusieurs chapitres. Dans la bibliographie commentée, les auteurs explicitent leurs choix. Par exemple concernant Cléobuline, ils indiquent que les très rares éléments biographiques proviennent d'auteurs de l'Antiquité postérieurs au VIe siècle avant JC. Pour Hypatie d'Alexandrie, ils indiquent que ce chapitre doit énormément au livre de référence qui lui a consacré Maria Dzielska, historienne, professeur d'histoire de la Rome antique à l'université Jagelonne de Cracovie. le lecteur peut ainsi se faire une idée par lui-même, de la manière dont ils ont orienté lesdits choix. Il note également que chaque chapitre a été construit sur mesure pour la philosophe concernée. Par exemple, celui consacré à Sei Shônagon comprend de nombreuses citations de ses ouvrages pour illustrer le concept de Utsukushi, celui sur Louise Michel se focalise plus sur son engagement dans de grands mouvements historiques, celui sur Etty Hillesum sur sa vie personnelle. Il en découle une lecture rendue très agréable par la bienveillance des dessins, et la solidité de la narration visuelle, et par l'exposé de pensées philosophiques rendues plus vivantes par la mise en scène de ces femmes, rendues plus intelligibles en les contextualisant ainsi dans leur époque. Rien ne remplace la lecture directe des textes des philosophes, de préférence agrémentée par une explication, ou accompagné par un guide. Pour autant, cet ouvrage remplit plus qu'une simple mission de vulgarisation ou de découverte. La bande dessinée s'avère très pertinente pour donner à voir les conditions de vie de chacune de ces femmes, leur époque, leur environnement, rendant ainsi plus intelligible leur point de vue. La présentation faite par les auteurs relie les idées à l'expérience de vie de chacune, avec habileté, exposant clairement leur philosophie, ou au moins une idée phare, comme issue d'une personne curieuse et immergée dans son époque.

14/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Sandman - Nuits Éternelles
Sandman - Nuits Éternelles

Contes philosophiques merveilleux - La série mensuelle Sandman s'est arrêtée en 1998 avec une conclusion claire et définitive. Neil Gaiman y avait ajouté une coda sous la forme d'un texte illustré (The Dream Hunters, en anglais) en 1999. Avec ce tome paru en 2003, Neil Gaiman revient à nouveau à l'univers de Morpheus sous la forme de 7 histoires courtes, chacune consacrée à l'un des Endless. Death - En 1751, sur îlot proche de Venise un groupe de nobles organise les festivités de la nuit qui s'ouvriront sur la mort du maître de céans écrasé sous un éléphant entre 2 vierges. Non loin de là, à l'époque contemporaine, un homme déambule à Venise à la recherche d'une femme qui est l'incarnation de la mort. Cette histoire est illustrée par P. Craig Russel (qui a collaboré à plusieurs reprises avec Gaiman : Ramadan dans Fables et réflexions et Les mystères du meurtre) dans son style si délicat et si fragile. Les illustrations sont un bijou de subtilité. L'histoire est agréable à lire, mais le personnage de Death est en dessous de ce à quoi Gaiman nous avait habitué. Desire - Aux environs du premier siècle de notre ère, une jeune femme n'a d'yeux que pour un homme exceptionnel qui saute sur tout ce qui bouge. L'endless Desire va donner lui donner les moyens de se l'attacher, mais il y a un prix à payer. L'histoire est agréable à lire et encore plus regarder car les dessins sont signés Milo Manara (celui de le déclic). le concept de désir est très bien développé et le prix à payer n'est pas aussi téléphoné qu'on aurait pu croire. Dream (Sandman) - Bien avant que la terre ne soit peuplée d'êtres humains, Morpheus s'était lié d'amitié avec une jeune femme qui semble originaire de la planète Oa (celle des Guardians of the Universe) et il l'emmène à un séminaire entre planètes et dimensions organisé par Desire. le lecteur croise Delight (avant qu'elle ne devienne Delirium), Death, le soleil de notre terre et le soleil de Krypton. Les dessins de Miguelanxo Prado (auteur également de Trait de craie) sont de toute beauté et très aérien. Encore une fois, cette histoire est un peu faible par rapport à la dimension philosophique du personnage principal. Despair - Cette histoire est très particulière : Neil Gaiman a travaillé avec un artiste contemporain du nom de Barron Storey (influence majeure de Bill Sienkiewicz, Dave McKean, Kent Williams, George Pratt) qui lui a livré une série d'illustrations qui ont été mises en page par Dave McKean. Chaque série d'illustrations tire fortement vers l'art abstrait et est accompagnée de courts textes qui illustrent la notion de désespoir au travers de situations. Cette partie est assez expérimentale et Gaiman tire tout le profit possible de travailler avec un tel illustrateur pour 15 portraits du désespoir. Delirium - Je ne remercierai jamais assez Neil Gaiman d'avoir trouvé les arguments pour que Bill Sienkiewicz (Stray Toasters) crée de nouvelles pages. Là aussi, l'histoire embrasse l'abstraction, tirant le meilleur parti possible du savoir faire extraordinaire de l'illustrateur. La lecture est un peu compliquée mais le résultat vaut entièrement l'investissement nécessaire pour s'immerger et comprendre. Dream organise une équipe pour tirer Delirium de son chaos mental. Destruction - Avec cette histoire, Gaiman revient à une trame plus classique. Une équipe d'archéologues se trouve confrontée à d'inexplicables reliques du futur. Destruction et Delirium sont dans un village avoisinant et Destruction prête main forte pour extraire les vestiges. Les illustrations de Glenn Fabry nous ramènent également à un style plus traditionnel, restant travaillé avec une forte sensibilité européenne et le concept de destruction est développé de manière intéressante. Destiny - Pour finir, Gaiman nous remmène faire un tour dans le jardin de Destiny. Cette histoire apparaît comme superfétatoire et redondante par rapport à ce que l'on connaît déjà du personnage. Les dessins de Frank Quitely lorgnent comme d'habitude vers Moebius, sans en avoir le génie. Cette lecture s'est révélé un immense plaisir pour moi, même si toutes les histoires ne se valent pas. Vous pouvez vous plonger dans ce tome sans rien connaître des Endless ou en ayant lu les 10 tomes de Sandman. Les illustrateurs sont tous dans le haut du panier avec une mention spéciale pour les plus extraordinaires : Russell, Prado, Storey et Sienkiewicz. Neil Gaiman est toujours aussi bon dans les histoires courtes et avoisine l'indispensable avec les illustrateurs précités.

14/04/2024 (modifier)