L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. – Artistote
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Vincent Zabus avec la collaboration de Francis Hallé pour le scénario et les dialogues, par Nicoby pour les dessins, et par Philippe Ory & Pierre Janneteau pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-seize pages de bande dessinée. Il se termine par un glossaire de sept pages, recensant soixante-trois termes, allant de Anthropocentrisme à V.O.C. (composés organiques volatils), en passant par Cambium, Chablis, Écologie, Fente de timidité, Particules fines, Plante épiphyte, Réitération, Sentiment océanique, Sylvigenèse, symbiose, etc.
À Montpellier, Francis Hallé reçoit chez lui le philosophe Aristote. Il indique à son hôte qu’il n’est pas d’accord avec sa classification. Aristote explique qu’il a juste voulu faire un petit classement, il adore ranger, hiérarchiser, organiser. Devant l’attitude fermée de son interlocuteur, il développe son point de vue : il a classé les organismes du plus simple au plus complexe, dans une pyramide. Alors… Tout en bas, le minéral… Puis le végétal. Au-dessus les animaux. Et enfin nous, tout en haut. L’être humain est au sommet de tout. Même si Francis est botaniste et qu’il va sans doute le heurter, Aristote conclut que pour lui l’existence du végétal n’est justifiée que par l’usage qu’en font les humains. Francis lui répond de manière sèche que le philosophe aurait mieux fait de ne jamais se mêler de botanique. Il ajoute que ce classement est tout simplement à l’origine de la crise écologique actuelle. Il explique que le prestige dont Aristote jouit va conduire l’Église à reprendre ses idées au moyen âge, et ça va s’amplifier à la renaissance. Résultat : à partir du XVIIIe siècle, toute l’Europe admet ce principe de l‘échelle de la nature, qui influence encore considérablement la vision du monde contemporaine. Et c’est grave : c’est l’anthropocentrisme qui laisse croire à l’homme qu’il occupe une place particulière sur la Terre, qu’il est le plus important, que la nature est à son service.
Francis et Aristote sortent à l’extérieur et ils regardent Voltaire assis sur une chaise, en train d’écrire que depuis qu’il s’est retiré à Ferney, il ne fait que planter des arbres. Voltaire sait qu’il est trop vieux pour jamais voir leurs fruits, ni pouvoir profiter de leur ombre, mais il ne voit pas de meilleur moyen de s’occuper de l’avenir. Francis raconte ensuite qu’il y a quelques années, des scientifiques japonais ont prouvé qu’une promenade en forêt – ils parlent même de Shinrin-yoku, de bains de forêt – avait plein de bienfaits : ça diminue les rythmes cardiaques, la tension, le stress… puis les deux hommes se placent devant un arbre de grande envergure et Francis explique que l’arbre est une forme de vie qui n’est pas du tout comme celle d’un humain, une altérité radicale. Le fait d’avoir des arbres et de la nature tout autour donne l’impression de les connaître. Mais à vrai dire, on ne les connaît pas du tout. Même les arbres les plus communs posent, aux scientifiques, de nombreuses questions. Les découvertes à faire sont encore énormes.
Le lecteur constate rapidement que ce récit s’apparente à un exposé des connaissances et des théories du botaniste Francis Hallé, au cours d’une discussions avec Aristote (-384 à -322). Ce chercheur est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, la majeure partie ayant trait aux arbres, évoquant son exploration des canopées forestières avec le radeau des cimes, l’architecture des plantes, la vie des arbres, la forêt tropicale, la beauté du vivant. Le lecteur profite ainsi de cet exposé très vivant, des remarques d’Aristote, parfois taquin, souvent émerveillé, jouant le rôle du candide. L’auteur intègre une poignée de citations du philosophe, de type maxime, sans développer sa pensée, au-delà de la pyramide de l’ordre naturel. La discussion constitue une forme très agréable, facile à suivre commençant avec la remise en cause de la pyramide, puis les auteurs enchainent avec l’altérité radicale des arbres, la beauté de la nature, la notion d’immortalité des arbres avec un séquoia, ceux unitaires et ceux coloniaires, les réitérations, la rénovation de la charpente de Notre-Dame, l’efficacité d’un être constitué de trois organes (racine, tige, feuille) et fonctionnant avec la photosynthèse, les sens de la vue et de l’ouïe appliqués aux arbres (avec les exemples du cyprès et de la codariocalyx motorius), la symbiose avec les champignons et avec les fourmis, la forêt primaire, la canopée, pour finir avec le sentiment océanique.
Ce genre d’ouvrage à visée vulgarisatrice choisit souvent la technique de mettre en scène un avatar du sachant qui va ainsi exposer ses connaissances directement au lecteur, ou au bénéfice d’un personnage novice. Ici, les auteurs ont opté pour une solution très légèrement distincte : Aristote a été un botaniste avec une vision très différente de l’ordre naturel. Francis peut s’adresser à lui en tenant pour acquis des informations basiques tout en lui faisant des mises à jour du fait des deux millénaires écoulés. Les auteurs mettent également à profit le médium de la bande dessinée pour faire voyager les deux personnes, leur faire changer d’endroit en un clin d’œil, ou juste d’une case à l’autre, alors que le dialogue continue. Francis évoque les bains de forêt (Shinrin-yoku), et les balades en forêt. En effet il va entraîner son interlocuteur (et par là-même le lecteur) à une longue balade. Elle commence donc dans sa maison à Montpellier. Les deux personnages sortent dans le jardin, et saluent Voltaire en passant, puis ils vont se planter devant un arbre d’une dimension majestueuse. Et c’est parti pour la balade : le Parthénon (un séquoia géant formé de plusieurs troncs en cercle issus d'un même arbre, en Californie), une haie de houx royal de Tasmanie, un petit passage par le jardin botanique de Xishuangbanna en Chine, un bref retour à la maison, avant de repartir pour Kyoto au Japon, puis une forêt primaire, une forêt tropicale, et un séjour inoubliable dans le radeau des cimes sur la canopée pour revenir en Europe et évoquer un projet de forêt primaire de soixante-dix mille hectares dans les Ardennes franco-belges et la région réunissant Vosges du Nord françaises et Rhénanie-Palatinat allemande. Les dessins s’inscrivent dans une veine descriptive, semi-réaliste, simplifiée, avec un trait de contour fin et léger, des formes nourries par une mise en couleur de type naturaliste, rendant bien compte des ambiances arborées.
Le lecteur se rend compte qu’il apprécie de pouvoir accompagner ainsi les deux personnages en balades. Le degré de simplification dans les représentations rend les dessins immédiatement lisibles, pour une lecture facile. Dans le même temps, l’artiste sait inclure des éléments visuels spécifiques et particuliers comme la forme des tuiles du toit de la maison de Francis, la rambarde de sa terrasse, les différentes formes d’arbres, des engins d’abattage d’arbres identifiables et conformes à la réalité de cette industrie, quelques schémas simples en petit nombre, l’urbanisme spécifique de Kyoto, la forme caractéristique du radeau des cimes en hexagone avec ses filets, et bien sûr les différentes configurations des forêts, d’arbres clairsemés à la pénombre du sous-bois de la forêt tropicale, le spectacle magnifique de la canopée, et une ou deux coupes montrant le réseau racinaire, ainsi que sa symbiose avec les filaments des champignons. Outre la conviction des propos du botaniste, le lecteur ressent une envie irrépressible d’aller faire un tour en forêt, simplement en regardant les dessins.
Aristote et Francis sont représentés comme deux adultes, avec des postures et des gestes mesurés et posés, à l’exception du passage où le botaniste explique l’incidence des arbres sur la structure physique de l’être humain. Lors de cette séquence, le lecteur en oublie que Francis a déjà vécu huit décennies. Les échanges des deux hommes comprennent une forte proportion d’informations scientifiques vulgarisées, ainsi que des prises de position et des réactions émotionnelles. Il y a bien sûr l’admiration de Francis Hallé pour les arbres, le scepticisme initial d’Aristote qui évolue progressivement vers un émerveillement. Ainsi l’exposé échappe à l’aridité encyclopédique et se trouve incarné au travers de la personnalité du botaniste. S’il est déjà familier des travaux du chercheur, le lecteur trouvera une synthèse de ses idées directrices, dans une formulation tout public. S’il est ignorant en la matière, le lecteur va de découverte en découverte. Il commence par retrouver des principes bien connus sur la fonction des arbres, de la captation du CO2 au rafraîchissement de plusieurs degrés en cas de canicule. Puis il passe à des notions moins basiques : le principe de coloniarité qui fait d’une forêt un tout plus grand que la simple somme des arbres qui la composent, en mettant en avant des capacités de communication entre les arbres. Il découvre également le concept de timidité des arbres : des sujets de la même espèce qui se développent à proximité, de telle sorte que leurs cimes ne se touchent pas, laissant une fente de timidité. Le tome se termine avec ce projet d’initier une nouvelle forêt primaire en Europe, en passant en revue tous les bénéfices associés : lutter contre le réchauffement climatique, reconstituer un grand réservoir de biodiversité, protéger la vie humaine, assurer l’abondance et la qualité des ressources hydriques, développer la recherche, encourager le développement territorial, la citoyenneté, les pratiques artistiques…
Une balade en forêt avec un botaniste de renommée mondiale : une proposition fort sympathique. Le scénariste et le dessinateur mettent en scène cette balade entre Francis Hallé et Aristote, dans un mode narratif agréable et facile. Le lecteur ressent vite l’envie irrépressible de se promener en forêt tout en s’acculturant avec des termes comme canopée et chablis, avec les propriétés des arbres comme la communication entre eux, jusqu’à la découverte du fonctionnement d’une forêt primaire. Une balade relaxante et enrichissante.
Mon avis porte sur les six premiers numéros qui sont le fondement de la série. J'ai vraiment apprécié cette lecture qui présente une ambiance originale de l'Italie des années 50. Denis Lapière propose un personnage naïf et attachant au cœur de deux thématiques italiennes symboliques: Ferrari et la maffia. Cela donne une galerie de personnages mi humoristiques mi cyniques au sein d'aventures bien construites. Alors que le graphisme peut incliner vers une lecture de jeune ado, les personnages qui entourent Mauro ont tous un passé trouble (Gigi, Joanna, Don Rossellini) ce qui rend les récits plus ambigus et plus intéressants. Les tomes 5 et 6 présentent des fins plus convenues mais les quatre premiers tomes sont vraiment bons.
Le graphisme de Michel Constant est un régal d'élégance . C'est avant tout l'élégance des Ferrari conduites par la légende Fangio qui apparait dans certains épisodes. Ensuite Clément travail sur l'élégance des costumes des jolies filles ou des don assez peu sympathiques. Enfin Clément ne néglige pas la beauté des paysages ou de l'architecture des villes transalpines. Le graphisme semi réaliste rond de Clément possède un côté humoristique qui ferait penser à des vieilles séries classiques mais on s'en démarque assez vite avec un grand nombre de cadavres et des situations adultes (adultère, corruption).
Une série qui dégage une ambiance que j'aime beaucoup. un peu dans un style Don Camillo des années 60.
Un manga sans paroles mais riche en émotions ! Gon impressionne par son dessin ultra détaillé et son héros aussi coriace que drôle. Chaque page est un petit chef-d’œuvre visuel. Une aventure muette mais universelle, entre humour, action et poésie sauvage.
Une nouvelle fois, je dois remercier les membres de BDthèque pour m'avoir fait découvrir ce comics.
Dire que j'ai beaucoup apprécié cette allégorie du colonialisme serait un euphémisme.
Contrairement à Emka, j'ai vraiment aimé le style littéraire, presque romancé, de cet ouvrage à mi-chemin entre le comics et la bande-dessinée classique. On peine ainsi à la classifier tant elle bouscule les genres oscillant entre récit fantastique et épopée historique. J'ai ainsi trouvé particulièrement brillant le parallèle entre la lutte qui va opposer le démon indien Bishan et le vampire anglais Grano et la guerre coloniale que se livrent les Hommes pour la maîtrise du commerce asiatique et des flux économiques. L'insidiosité de la guerre économique que livreront les colons est ici très bien décrite. L'histoire est également teintée d'une certaine mélancolie et enrichie de réflexions sur l'immortalité et son impact sur les divinités/monstres peuplant le monde.
A ce très bon scénario, s'ajoutent des graphismes très dynamiques et une très belle mise en couleurs. La couverture de l'intégrale mêlant lettres et enluminures dorées et dessins mats est également magnifique. Dommage que son format n'ait pas été un tantinet plus grand pour pouvoir mieux apprécier le dessin et les cahiers graphiques offerts en fin d'ouvrage.
Un gros coup de cœur et la note maximale donc pour moi.
SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9/10
GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 9/10
NOTE GLOBALE : 18/20
Un véritable petit ovni dans l'univers du comics !
D'ovnis, il en est justement question dans cette série faisant la bagatelle de 600 pages... Soit dit en passant, l'intégrale n'est d'ailleurs pas très pratique à lire à moins que vous n'ayez poussé quelques haltères dernièrement au fond d'une salle de sport ou de votre sous-sol.
Ce qui marque avant-tout quand on ouvre Mutafukaz, c'est l'originalité et la richesse du graphisme. On sent que l'auteur a pris beaucoup de plaisir à travailler les différents chapitres avec de multiples styles et couleurs dominantes. L'ensemble reste cohérent et l'intégrale, malgré son poids, est, il est vrai, de toute beauté.
En ce qui concerne le scénario, si je rejoins les avis précédents dans le fait qu'il y a quelques longueurs et que les scènes d'actions et de bastons entre les gangs, les flics et les aliens auraient gagné à être raccourcies, l'histoire reste très cohérente dans l'ensemble, démontrant que Run, l'avait pensée dès le départ dans sa globalité. L'intrigue, digne d'un Mars Attack ou d'un film de Tarantino, regorge de personnages plus barrés les uns que les autres et de petits clins d'oeil assez succulents. Je me suis surpris plusieurs fois à sourire voire même à rire à quelques gags, notamment durant certaines scènes associant nos trois loosers à tête de boule de billard, de chauve souris et de squelette enflammé (comment ça c'est bizarre ?).
Pour ma part, malgré un scénario quelque peu convenu que je ne dévoilerai pas ici, j'ai passé un très bon moment de lecture et Mutafukaz doit figurer dans toute bonne bédéthèque, ne serait-ce que pour son originalité et sa mise en scène.
SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 8/10
GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10
NOTE GLOBALE : 16,5/20
Un trait est toujours un chemin à suivre.
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Ce tome constitue une mise en scène de l’expérience d’immersion dans une grotte sous terre, et d’observation de dessins primitifs du paléolithique par six bédéastes. Son édition originale date de 2011. Il a été réalisé par un collectif de six auteurs pour le scénario et les dessins : Étienne Davodeau, David Prudhomme, Marc-Antoine Mathieu, Troubs, Emmanuel Guibert, Pascal Rabaté. Il comprend deux-cent-cinq pages de bande dessinée, avec quelques photographies. Ce collectif a réalisé un deuxième album sur ce thème : Pigments (2024), avec la participation supplémentaire d’Edmond Baudoin, et la participation réduite et à distance de Marc-Antoine Mathieu.
David Prudhomme dit le Bison. Emmanuel Guibert dit l’Abbé. Pascal Rabaté dit le Chafouin. Troub’s dit la Belette. Marc-Antoine Mathieu dit Crô-Ma. Étienne Davodeau dit l’Auroch. Vingt et unième siècle. À l’initiative du premier d’entre eux, ces six auteurs de bande dessinée partent à la rencontre de leurs confrères qui, au paléolithique, dessinaient sur les parois des grottes. Par-delà les millénaires, entre sapiens dessinateurs, ils doivent avoir des choses à se dire. De site en site, ils parcourent le sud-ouest de la France en voiture. Ils sont un peu entassés, tous les quatre sur la banquette arrière. Ils arrivent à l’entrée de la grotte et sortent du véhicule : ils sont accueillis par leur guide qui appartient au réseau Clastres. Il leur propose de rentrer dans la grotte, en leur demandant s’ils sont bien couverts, et s’ils ont pensé à faire pipi. Les ténèbres les enveloppent, avant que leurs yeux ne s’habituent à l’obscurité. Les recommandations : ils ne doivent poser leurs doigts nulle part, faire attention de ne pas glisser, car l’argile comme le papier garde trace de tout, il faut se rendre invisible.
Les six artistes progressent vers le fond de la grotte, menés par leur guide. Ils ne peuvent pas se perdre. L’un d’eux se fait la réflexion qu’on n’accorde rarement autant d’attention au sol qu’on foule. La caverne amène vers le passé, elle est l’empreinte des frottements de l’eau et du feu. De l’air avec la terre. Pour eux, c’est clair, mais pour les paléos ? Ce chemin à lueur tremblante des torches était sûrement moins rationnel que le leur. Le même éprouve comme l’impression d’être des vers, des bouts de viande sur des amygdales. Ils doivent être comme des ombres. Ils suivent d’autres ombres. Celles des ancêtres qui ont donné vie à ce monde muet. Avec leur feu, leurs chants, leurs traits. Maintenant autour d’eux, c’est le silence. Leur lampe le fait danser. Un autre bédéaste commence à laisser aller son flux de pensées. Au début, il n’y avait rien. Ou plutôt il y avait tout. Le Grand Tout dans lequel tout fusionnait : les plantes, les animaux, les montagnes…Tout, y compris celui n’était pas encore l’homme. Et il y a eu une lueur. Pas une lumière – pas encore. Juste une flamme vacillante, fragile… Humble, mais domestique. Elle a pénétré la grotte et cela a créé quelque chose de nouveau. Avant le feu, la grotte n’existait pas. Obscure. Effrayante. Impénétrable. Interdite. Avant le feu : deux uniques sources lumineuses : le soleil et la Lune avec leurs lueurs immuables et leurs ombres fixes. Le feu a créé des lumières particulières : mouvantes, actrices, qui font vivre les ombres.
Un ouvrage singulier réalisé à douze mains, sans que les pages ne soient signées de l’un ou de l’autre. En fonction de sa familiarité avec ces six bédéastes, le lecteur peut reconnaître le mode de dessin de l’un ou de l’autre, d’une partie ou des six. Ou alors il peut se fier au séquençage des noms et constater le changement graphique d’une page à l’autre, et ainsi en déduire qui a réalisé quelles planches. Il peut aussi ne pas s’en préoccuper, n’y accorder aucune importance et se laisser porter par les images et les mots, les ressentant comme différents points de vue, comme l’expression de différents états d’esprit pouvant émaner d’une unique personne, en fonction des fluctuations de ses ressentis. Plutôt que l’expression chorale d’un collectif, il peut aussi ramener sa lecture à l’unicité de sa propre perception, et l’approcher comme différents points de vue sur une même chose, les dessins paléolithiques, entre sensation d’être un intru dans les entrailles de la Terre, et considérer ces dessins en tant qu’artiste, une forme primitive tout autant que le témoignage de la façon d’interpréter le monde il y plus de dix mille ans. Ainsi en fonction des séquences, le lecteur découvre des pages aux apparences diverses : noir & blanc avec des nuances de gris, grands dessins à la frontière de l’abstraction, fac-similé d’art pariétal, grandes illustrations en double page, etc.
Dans un premier temps, le lecteur peut être décontenancé par l’absence d’information quant à la grotte visitée. Il est mentionné qu’elle fait partie du réseau Clastres, et au vu des représentations observées par les artistes, il s’agit de la grotte de Niaux, située en Ariège. Cette grotte comprend de nombreuses figurations pariétales magdaléniennes, elle fait partie d’un réseau souterrain de quatorze kilomètres de long, comprenant également la grotte de Lombrives et celle de Sabart. Ses parois sont ornées de nombreux animaux dont cinquante-quatre bisons, vingt-neuf chevaux, quinze bouquetins, ainsi que des cerfs, des poissons et même une belette. Il s’agit d’une grotte visitable, avec un guide, par groupe de vingt-cinq personnes, sans système d’éclairage permanent. S’il est familier des lieux, le lecteur peut retrouver certaines de ces caractéristiques dans les dessins, et dans le déroulement de la visite. Sinon, il découvre une partie de ces informations lors de la visite.
Le groupe d’artistes arrive rapidement à la grotte et ils y pénètrent dès la page neuf, avec une illustration en pleine page, une peinture abstraite tout en noir, avec quelques zones vagues de gris très foncé, évoquant une caverne de grande taille impossible à distinguer. Puis vient une illustration en double page, également entre art abstrait et évocation concrète, éclatante de tons rouge et orange, avec une bordure irrégulière noire sur la gauche : le lecteur en déduit que les visiteurs ont mis en fonctionnement leurs lampes électriques portatives et que c’est le choc du retour de la couleur. L’ouvrage fait ainsi la part belle aux grandes illustrations en pleine page ou en double page, environ trente-quatre pour les premières et quarante pour les secondes. D’un artiste à l’autre, ces pages présentent des caractéristiques différentes : parfois proche de l’abstraction, de l’impressionnisme, de l’expressionnisme, parfois dans des registres concrets, avec des techniques allant de la peinture au détourage traditionnel par un trait encré. Au cours d’une de ces séquences, l’artiste commence par les dessinateurs de dos plaçant le lecteur parmi eux pour regarder des bisons et un homme-cerf sur la paroi de la grotte, avec traits encrés et mise en couleurs réaliste. Puis un dessin en double page au pinceau et noir & blanc, reprenant les représentations de bisons et autres et les rapprochant vaguement de leur milieu naturel. Puis des esquisses grossières au crayon gras, proches de dessins d’enfants pour évoquer une représentation primitive. Puis les silhouettes de quatre dessinateurs, esquissées de manière encore plus grossières, avec devant eux la paroi de la grotte évoquée uniquement par un camaïeu de couleurs très simple.
De la même manière, lorsque la narration prend une forme de cases alignées en bande, les rendus relèvent de registres graphiques très diverses. Les dessinateurs utilisent des constructions variées : cases alignées en bande, apparition progressive des gouttières d’abord gris foncé puis devenant progressivement blanches, gouttières figurées de simples traits de craie blanche comme dessinées sur la paroi de la grotte, cases sans bordures, passage à quinze cases par page, et même des pages de texte en prose avec des illustrations. Pour finir avec une carte routière sur laquelle sont mentionnés Paris, Bordeaux, Cahors, Périgueux, Foix, Siorac-de-Ribérac, puis la photographie de la voiture du voyage, et quatre pages dont les cases sont les photographies des dessinateurs à proximité du site. Chaque séquence bénéficie ainsi du mode d’expression de l’auteur et de sa sensibilité, donnant à voir les l’expérience de visite avec un regard différent, et dans le même temps avec pour point commun un regard d’artiste, de personnes dont c’est le métier de créer des illustrations, à une époque différente de celle où furent créées celles sur les parois de la grotte.
Six auteurs de bande dessinée vont observer des peintures rupestres. Le lecteur se doute qu’ils s’interrogeront sur la nature de ce qui est représenté et sur le cheminement mental qui a pu amener ces hommes ayant vécu il y a plus de dix mille à réaliser ces représentations. En effet, il plonge dans des questionnements sur le ressenti des artistes de l’époque, et les réflexions vont plus loin. Certains sont très sensibles au fait qu’il est possible d’apparenter ces représentations à une bande dessinée libre de l’écriture, une notation libérée de l’écrit, réalisée par des artistes dont la pensée n’a pas été formatée par l’écrit. Il imagine que cela s’apparente à l’expérience du phénomène d’ombre : L’ombre portée c’est la projection d’un autre rendu possible. Un autre réfléchit à la manière dont il lit ces dessins : Un trait est toujours un chemin à suivre, pour bien plonger dans le dessin, il considère d’abord la forme dans son ensemble. Un de ses collègues se fait la réflexion que : Les lignes paléolithiques s’épanouissent sur la roche, épousent ses formes et jouent avec. Par opposition, un troisième se trouve dans un état d’esprit beaucoup plus prosaïque : il estime que si l’on est un badaud, on arrive, on regarde ça et on s’en va parce qu’il n’y a rien à voir. Il continue : un petit graffiti, c’est tout. Quand il regarde ça un peu longtemps, il a la tête qui se vide, il fait un effort pour s’émouvoir, et il se dit que ça a été fait il y a quinze mille ans et qu’il ne ressent rien. Cela donne envie à encore un autre de faire une histoire où le créateur n’a pas plus de réponse que le lecteur. Plusieurs se trouvent sur la même idée directrice : ils sont en train de faire une promenade dans le ventre de la Terre, dans le ventre maternel, c’est retourner au stade d’avant, d’avant la raison, d’avant l’entendement, le stade du ventre, de la présence pure, une expérience primitive. Ce qui peut aussi être ressenti comme une expérience indécente, une sorte de viol de l’intimité de la Terre, au point qu’un des auteurs consacre une séquence d’une vingtaine de pages au point de vue que l’homme est une maladie qui affecte l’organisme vivant qu’est la Terre (une approche animiste), et qu’il faut en faire disparaître les traces, en l’occurrence effacer ces dessins qui souillent les parois.
Une expérience qui va de soi : proposer à des auteurs de bande dessinée de visiter une grotte ornée d’art pariétal et leur demander de s’exprimer sur leur expérience, sous forme de bande dessinée. Un résultat d’une grande richesse : des séquences relatant la visite d’un seul tenant, comme continue, réalisées alternativement par chaque artiste. Plusieurs points de vue comme issu d’un individu unique dont l’état d’esprit fluctue au cours de sa visite, des interrogations et des réflexions sur la démarche artistique des hommes du paléolithique, sur ce que transmettent leurs œuvres aux visiteurs contemporains. Une visite guidée singulière et plurielle.
Voilà un album surprenant qu'il m'aura fallu terminer complètement pour en apprécier pleinement la force et la portée.
Lucille Corbeille nous propose en effet un récit autobiographique sur la transmission des traumatismes. C'est à la mort de son père qu'elle se lance dans cette quête personnelle. Un peu perdue personnellement, en manque d'inspiration pour son travail de photographe, c'est en faisant le tour de sa famille qu'elle va essayer de reconstituer le puzzle d'un passé parcellaire. A force de morceaux, de photos et de révélations, les secrets de famille finissent par lever doucement le voile d'une vérité douloureuse. Mais c'est aussi à ce prix que Lucille Corbeille va pouvoir comprendre et se réapproprier son histoire.
C'est à l'aquarelle (superposé à des photos ? J'avoue que la technique m'intrigue toujours...) que Lucille Corbeille nous raconte son histoire familiale. C'est beau, éthéré, un peu comme cette mémoire fragmentée qui demanderait à passer par mains d'un maitre en kintsugi (méthode japonaise de réparation des porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or). C'est ici ses recherches au sein des membres de sa famille qui vont lui permettre d'y voir plus clair et de recoller les morceaux. J'ai beaucoup aimé ces personnages sans visages qui parsèment ses planches, à l'image de cette mémoire défaillante ; sa gestion des couleurs, sobres et contrastées tout à la fois ; la composition de ses planches, parfois très déstructurées à l'image de cette mémoire...
Bref, j'ai eu du mal à me mettre dans ce récit, mais c'est au final une très belle réussite sur un sujet sensible et difficile à traiter.
Comment faire un parallèle entre la maladie et les rêves d'un enfant ? C'est l'idée de départ du scénariste et réalisateur Nicolas Bary (Les Enfants de Timpelbach, Le Petit Spirou), pour une publicité. Le projet a été abandonné, mais pas l'idée de départ, qu'il a développé avec sa complice Nina Phillips, pour en faire un scénario de bande dessinée.
Et nous voilà avec un schéma classique, trois enfants (quatre, au final), un embryon de triangle amoureux, et des rêves d'étoiles. Ces enfants vont donc se fixer pour objectif de construire une fusée, avec leurs maigres moyens, leurs rêves et leur enthousiasme. Le processus est freiné par les soucis de santé croissants de l'un d'entre eux, qui doit faire de plus en plus de séjours à l'hôpital. Pas facile de parler d'un sujet grave comme la maladie d'un enfant, de manière digne et en évitant de nombreux écueils, le tout à hauteur d'enfant. Pourtant les deux co-scénaristes y arrivent de belle manière, avec cette parabole du rêve porté par ses amis en son absence, jusqu'à un objectif et un dénouement pleins de poésie. Les parents sont également présents, mais sans être trop appuyés. ce qui compte, c'est l'objectif de cette bande de préadolescents, pour réaliser le rêve de leur copain Alphonse...
C'est le premier album d'Etienne Péran, qui vient de l'illustration jeunesse, et cette influence se sent : chaque case est extrêmement travaillée; dans un style d'une grande lisibilité, et des couleurs (qu'il réalise lui-même) douces. Visuellement c'est très beau. Je pense qu'on va le revoir sur d'autres beaux projets.
Un bel album sur les rêves d'enfant, la résilience et le deuil.
J’ai adoré cette BD. Les héros, son caractère historique (le livret à la fin est vraiment passionnant et superbe) et les dessins, et la couleur ainsi que la lumière, magnifiques. Le scénario est riche, l’intrigue captivante et elle m’a permis de découvrir une période de l’histoire américaine que je ne connaissais pas (celle qui suit la guerre de Sécession). New York 1893, que se disputent la pègre, les politiciens corrompus et les sudistes vaincus avides de revanche, est un sacré décor pour les aventures de Dred. Bravo !
Mariko Parade m’a beaucoup plu pour son côté très intime et contemplatif. Le récit est lent, centré sur les petits moments du quotidien qui rendent la relation entre les personnages crédible et touchante. Le dessin est élégant, doux, et colle bien à cette atmosphère. Ce n’est pas une histoire bourrée d’action, mais plutôt une plongée poétique dans une tranche de vie, idéale sensibles et réalistes
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Le Génie de la forêt
L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. – Artistote - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Vincent Zabus avec la collaboration de Francis Hallé pour le scénario et les dialogues, par Nicoby pour les dessins, et par Philippe Ory & Pierre Janneteau pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-seize pages de bande dessinée. Il se termine par un glossaire de sept pages, recensant soixante-trois termes, allant de Anthropocentrisme à V.O.C. (composés organiques volatils), en passant par Cambium, Chablis, Écologie, Fente de timidité, Particules fines, Plante épiphyte, Réitération, Sentiment océanique, Sylvigenèse, symbiose, etc. À Montpellier, Francis Hallé reçoit chez lui le philosophe Aristote. Il indique à son hôte qu’il n’est pas d’accord avec sa classification. Aristote explique qu’il a juste voulu faire un petit classement, il adore ranger, hiérarchiser, organiser. Devant l’attitude fermée de son interlocuteur, il développe son point de vue : il a classé les organismes du plus simple au plus complexe, dans une pyramide. Alors… Tout en bas, le minéral… Puis le végétal. Au-dessus les animaux. Et enfin nous, tout en haut. L’être humain est au sommet de tout. Même si Francis est botaniste et qu’il va sans doute le heurter, Aristote conclut que pour lui l’existence du végétal n’est justifiée que par l’usage qu’en font les humains. Francis lui répond de manière sèche que le philosophe aurait mieux fait de ne jamais se mêler de botanique. Il ajoute que ce classement est tout simplement à l’origine de la crise écologique actuelle. Il explique que le prestige dont Aristote jouit va conduire l’Église à reprendre ses idées au moyen âge, et ça va s’amplifier à la renaissance. Résultat : à partir du XVIIIe siècle, toute l’Europe admet ce principe de l‘échelle de la nature, qui influence encore considérablement la vision du monde contemporaine. Et c’est grave : c’est l’anthropocentrisme qui laisse croire à l’homme qu’il occupe une place particulière sur la Terre, qu’il est le plus important, que la nature est à son service. Francis et Aristote sortent à l’extérieur et ils regardent Voltaire assis sur une chaise, en train d’écrire que depuis qu’il s’est retiré à Ferney, il ne fait que planter des arbres. Voltaire sait qu’il est trop vieux pour jamais voir leurs fruits, ni pouvoir profiter de leur ombre, mais il ne voit pas de meilleur moyen de s’occuper de l’avenir. Francis raconte ensuite qu’il y a quelques années, des scientifiques japonais ont prouvé qu’une promenade en forêt – ils parlent même de Shinrin-yoku, de bains de forêt – avait plein de bienfaits : ça diminue les rythmes cardiaques, la tension, le stress… puis les deux hommes se placent devant un arbre de grande envergure et Francis explique que l’arbre est une forme de vie qui n’est pas du tout comme celle d’un humain, une altérité radicale. Le fait d’avoir des arbres et de la nature tout autour donne l’impression de les connaître. Mais à vrai dire, on ne les connaît pas du tout. Même les arbres les plus communs posent, aux scientifiques, de nombreuses questions. Les découvertes à faire sont encore énormes. Le lecteur constate rapidement que ce récit s’apparente à un exposé des connaissances et des théories du botaniste Francis Hallé, au cours d’une discussions avec Aristote (-384 à -322). Ce chercheur est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, la majeure partie ayant trait aux arbres, évoquant son exploration des canopées forestières avec le radeau des cimes, l’architecture des plantes, la vie des arbres, la forêt tropicale, la beauté du vivant. Le lecteur profite ainsi de cet exposé très vivant, des remarques d’Aristote, parfois taquin, souvent émerveillé, jouant le rôle du candide. L’auteur intègre une poignée de citations du philosophe, de type maxime, sans développer sa pensée, au-delà de la pyramide de l’ordre naturel. La discussion constitue une forme très agréable, facile à suivre commençant avec la remise en cause de la pyramide, puis les auteurs enchainent avec l’altérité radicale des arbres, la beauté de la nature, la notion d’immortalité des arbres avec un séquoia, ceux unitaires et ceux coloniaires, les réitérations, la rénovation de la charpente de Notre-Dame, l’efficacité d’un être constitué de trois organes (racine, tige, feuille) et fonctionnant avec la photosynthèse, les sens de la vue et de l’ouïe appliqués aux arbres (avec les exemples du cyprès et de la codariocalyx motorius), la symbiose avec les champignons et avec les fourmis, la forêt primaire, la canopée, pour finir avec le sentiment océanique. Ce genre d’ouvrage à visée vulgarisatrice choisit souvent la technique de mettre en scène un avatar du sachant qui va ainsi exposer ses connaissances directement au lecteur, ou au bénéfice d’un personnage novice. Ici, les auteurs ont opté pour une solution très légèrement distincte : Aristote a été un botaniste avec une vision très différente de l’ordre naturel. Francis peut s’adresser à lui en tenant pour acquis des informations basiques tout en lui faisant des mises à jour du fait des deux millénaires écoulés. Les auteurs mettent également à profit le médium de la bande dessinée pour faire voyager les deux personnes, leur faire changer d’endroit en un clin d’œil, ou juste d’une case à l’autre, alors que le dialogue continue. Francis évoque les bains de forêt (Shinrin-yoku), et les balades en forêt. En effet il va entraîner son interlocuteur (et par là-même le lecteur) à une longue balade. Elle commence donc dans sa maison à Montpellier. Les deux personnages sortent dans le jardin, et saluent Voltaire en passant, puis ils vont se planter devant un arbre d’une dimension majestueuse. Et c’est parti pour la balade : le Parthénon (un séquoia géant formé de plusieurs troncs en cercle issus d'un même arbre, en Californie), une haie de houx royal de Tasmanie, un petit passage par le jardin botanique de Xishuangbanna en Chine, un bref retour à la maison, avant de repartir pour Kyoto au Japon, puis une forêt primaire, une forêt tropicale, et un séjour inoubliable dans le radeau des cimes sur la canopée pour revenir en Europe et évoquer un projet de forêt primaire de soixante-dix mille hectares dans les Ardennes franco-belges et la région réunissant Vosges du Nord françaises et Rhénanie-Palatinat allemande. Les dessins s’inscrivent dans une veine descriptive, semi-réaliste, simplifiée, avec un trait de contour fin et léger, des formes nourries par une mise en couleur de type naturaliste, rendant bien compte des ambiances arborées. Le lecteur se rend compte qu’il apprécie de pouvoir accompagner ainsi les deux personnages en balades. Le degré de simplification dans les représentations rend les dessins immédiatement lisibles, pour une lecture facile. Dans le même temps, l’artiste sait inclure des éléments visuels spécifiques et particuliers comme la forme des tuiles du toit de la maison de Francis, la rambarde de sa terrasse, les différentes formes d’arbres, des engins d’abattage d’arbres identifiables et conformes à la réalité de cette industrie, quelques schémas simples en petit nombre, l’urbanisme spécifique de Kyoto, la forme caractéristique du radeau des cimes en hexagone avec ses filets, et bien sûr les différentes configurations des forêts, d’arbres clairsemés à la pénombre du sous-bois de la forêt tropicale, le spectacle magnifique de la canopée, et une ou deux coupes montrant le réseau racinaire, ainsi que sa symbiose avec les filaments des champignons. Outre la conviction des propos du botaniste, le lecteur ressent une envie irrépressible d’aller faire un tour en forêt, simplement en regardant les dessins. Aristote et Francis sont représentés comme deux adultes, avec des postures et des gestes mesurés et posés, à l’exception du passage où le botaniste explique l’incidence des arbres sur la structure physique de l’être humain. Lors de cette séquence, le lecteur en oublie que Francis a déjà vécu huit décennies. Les échanges des deux hommes comprennent une forte proportion d’informations scientifiques vulgarisées, ainsi que des prises de position et des réactions émotionnelles. Il y a bien sûr l’admiration de Francis Hallé pour les arbres, le scepticisme initial d’Aristote qui évolue progressivement vers un émerveillement. Ainsi l’exposé échappe à l’aridité encyclopédique et se trouve incarné au travers de la personnalité du botaniste. S’il est déjà familier des travaux du chercheur, le lecteur trouvera une synthèse de ses idées directrices, dans une formulation tout public. S’il est ignorant en la matière, le lecteur va de découverte en découverte. Il commence par retrouver des principes bien connus sur la fonction des arbres, de la captation du CO2 au rafraîchissement de plusieurs degrés en cas de canicule. Puis il passe à des notions moins basiques : le principe de coloniarité qui fait d’une forêt un tout plus grand que la simple somme des arbres qui la composent, en mettant en avant des capacités de communication entre les arbres. Il découvre également le concept de timidité des arbres : des sujets de la même espèce qui se développent à proximité, de telle sorte que leurs cimes ne se touchent pas, laissant une fente de timidité. Le tome se termine avec ce projet d’initier une nouvelle forêt primaire en Europe, en passant en revue tous les bénéfices associés : lutter contre le réchauffement climatique, reconstituer un grand réservoir de biodiversité, protéger la vie humaine, assurer l’abondance et la qualité des ressources hydriques, développer la recherche, encourager le développement territorial, la citoyenneté, les pratiques artistiques… Une balade en forêt avec un botaniste de renommée mondiale : une proposition fort sympathique. Le scénariste et le dessinateur mettent en scène cette balade entre Francis Hallé et Aristote, dans un mode narratif agréable et facile. Le lecteur ressent vite l’envie irrépressible de se promener en forêt tout en s’acculturant avec des termes comme canopée et chablis, avec les propriétés des arbres comme la communication entre eux, jusqu’à la découverte du fonctionnement d’une forêt primaire. Une balade relaxante et enrichissante.
Mauro Caldi
Mon avis porte sur les six premiers numéros qui sont le fondement de la série. J'ai vraiment apprécié cette lecture qui présente une ambiance originale de l'Italie des années 50. Denis Lapière propose un personnage naïf et attachant au cœur de deux thématiques italiennes symboliques: Ferrari et la maffia. Cela donne une galerie de personnages mi humoristiques mi cyniques au sein d'aventures bien construites. Alors que le graphisme peut incliner vers une lecture de jeune ado, les personnages qui entourent Mauro ont tous un passé trouble (Gigi, Joanna, Don Rossellini) ce qui rend les récits plus ambigus et plus intéressants. Les tomes 5 et 6 présentent des fins plus convenues mais les quatre premiers tomes sont vraiment bons. Le graphisme de Michel Constant est un régal d'élégance . C'est avant tout l'élégance des Ferrari conduites par la légende Fangio qui apparait dans certains épisodes. Ensuite Clément travail sur l'élégance des costumes des jolies filles ou des don assez peu sympathiques. Enfin Clément ne néglige pas la beauté des paysages ou de l'architecture des villes transalpines. Le graphisme semi réaliste rond de Clément possède un côté humoristique qui ferait penser à des vieilles séries classiques mais on s'en démarque assez vite avec un grand nombre de cadavres et des situations adultes (adultère, corruption). Une série qui dégage une ambiance que j'aime beaucoup. un peu dans un style Don Camillo des années 60.
Gon
Un manga sans paroles mais riche en émotions ! Gon impressionne par son dessin ultra détaillé et son héros aussi coriace que drôle. Chaque page est un petit chef-d’œuvre visuel. Une aventure muette mais universelle, entre humour, action et poésie sauvage.
These Savage Shores
Une nouvelle fois, je dois remercier les membres de BDthèque pour m'avoir fait découvrir ce comics. Dire que j'ai beaucoup apprécié cette allégorie du colonialisme serait un euphémisme. Contrairement à Emka, j'ai vraiment aimé le style littéraire, presque romancé, de cet ouvrage à mi-chemin entre le comics et la bande-dessinée classique. On peine ainsi à la classifier tant elle bouscule les genres oscillant entre récit fantastique et épopée historique. J'ai ainsi trouvé particulièrement brillant le parallèle entre la lutte qui va opposer le démon indien Bishan et le vampire anglais Grano et la guerre coloniale que se livrent les Hommes pour la maîtrise du commerce asiatique et des flux économiques. L'insidiosité de la guerre économique que livreront les colons est ici très bien décrite. L'histoire est également teintée d'une certaine mélancolie et enrichie de réflexions sur l'immortalité et son impact sur les divinités/monstres peuplant le monde. A ce très bon scénario, s'ajoutent des graphismes très dynamiques et une très belle mise en couleurs. La couverture de l'intégrale mêlant lettres et enluminures dorées et dessins mats est également magnifique. Dommage que son format n'ait pas été un tantinet plus grand pour pouvoir mieux apprécier le dessin et les cahiers graphiques offerts en fin d'ouvrage. Un gros coup de cœur et la note maximale donc pour moi. SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 9/10 NOTE GLOBALE : 18/20
Mutafukaz
Un véritable petit ovni dans l'univers du comics ! D'ovnis, il en est justement question dans cette série faisant la bagatelle de 600 pages... Soit dit en passant, l'intégrale n'est d'ailleurs pas très pratique à lire à moins que vous n'ayez poussé quelques haltères dernièrement au fond d'une salle de sport ou de votre sous-sol. Ce qui marque avant-tout quand on ouvre Mutafukaz, c'est l'originalité et la richesse du graphisme. On sent que l'auteur a pris beaucoup de plaisir à travailler les différents chapitres avec de multiples styles et couleurs dominantes. L'ensemble reste cohérent et l'intégrale, malgré son poids, est, il est vrai, de toute beauté. En ce qui concerne le scénario, si je rejoins les avis précédents dans le fait qu'il y a quelques longueurs et que les scènes d'actions et de bastons entre les gangs, les flics et les aliens auraient gagné à être raccourcies, l'histoire reste très cohérente dans l'ensemble, démontrant que Run, l'avait pensée dès le départ dans sa globalité. L'intrigue, digne d'un Mars Attack ou d'un film de Tarantino, regorge de personnages plus barrés les uns que les autres et de petits clins d'oeil assez succulents. Je me suis surpris plusieurs fois à sourire voire même à rire à quelques gags, notamment durant certaines scènes associant nos trois loosers à tête de boule de billard, de chauve souris et de squelette enflammé (comment ça c'est bizarre ?). Pour ma part, malgré un scénario quelque peu convenu que je ne dévoilerai pas ici, j'ai passé un très bon moment de lecture et Mutafukaz doit figurer dans toute bonne bédéthèque, ne serait-ce que pour son originalité et sa mise en scène. SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 8/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 8,5/10 NOTE GLOBALE : 16,5/20
Rupestres !
Un trait est toujours un chemin à suivre. - Ce tome constitue une mise en scène de l’expérience d’immersion dans une grotte sous terre, et d’observation de dessins primitifs du paléolithique par six bédéastes. Son édition originale date de 2011. Il a été réalisé par un collectif de six auteurs pour le scénario et les dessins : Étienne Davodeau, David Prudhomme, Marc-Antoine Mathieu, Troubs, Emmanuel Guibert, Pascal Rabaté. Il comprend deux-cent-cinq pages de bande dessinée, avec quelques photographies. Ce collectif a réalisé un deuxième album sur ce thème : Pigments (2024), avec la participation supplémentaire d’Edmond Baudoin, et la participation réduite et à distance de Marc-Antoine Mathieu. David Prudhomme dit le Bison. Emmanuel Guibert dit l’Abbé. Pascal Rabaté dit le Chafouin. Troub’s dit la Belette. Marc-Antoine Mathieu dit Crô-Ma. Étienne Davodeau dit l’Auroch. Vingt et unième siècle. À l’initiative du premier d’entre eux, ces six auteurs de bande dessinée partent à la rencontre de leurs confrères qui, au paléolithique, dessinaient sur les parois des grottes. Par-delà les millénaires, entre sapiens dessinateurs, ils doivent avoir des choses à se dire. De site en site, ils parcourent le sud-ouest de la France en voiture. Ils sont un peu entassés, tous les quatre sur la banquette arrière. Ils arrivent à l’entrée de la grotte et sortent du véhicule : ils sont accueillis par leur guide qui appartient au réseau Clastres. Il leur propose de rentrer dans la grotte, en leur demandant s’ils sont bien couverts, et s’ils ont pensé à faire pipi. Les ténèbres les enveloppent, avant que leurs yeux ne s’habituent à l’obscurité. Les recommandations : ils ne doivent poser leurs doigts nulle part, faire attention de ne pas glisser, car l’argile comme le papier garde trace de tout, il faut se rendre invisible. Les six artistes progressent vers le fond de la grotte, menés par leur guide. Ils ne peuvent pas se perdre. L’un d’eux se fait la réflexion qu’on n’accorde rarement autant d’attention au sol qu’on foule. La caverne amène vers le passé, elle est l’empreinte des frottements de l’eau et du feu. De l’air avec la terre. Pour eux, c’est clair, mais pour les paléos ? Ce chemin à lueur tremblante des torches était sûrement moins rationnel que le leur. Le même éprouve comme l’impression d’être des vers, des bouts de viande sur des amygdales. Ils doivent être comme des ombres. Ils suivent d’autres ombres. Celles des ancêtres qui ont donné vie à ce monde muet. Avec leur feu, leurs chants, leurs traits. Maintenant autour d’eux, c’est le silence. Leur lampe le fait danser. Un autre bédéaste commence à laisser aller son flux de pensées. Au début, il n’y avait rien. Ou plutôt il y avait tout. Le Grand Tout dans lequel tout fusionnait : les plantes, les animaux, les montagnes…Tout, y compris celui n’était pas encore l’homme. Et il y a eu une lueur. Pas une lumière – pas encore. Juste une flamme vacillante, fragile… Humble, mais domestique. Elle a pénétré la grotte et cela a créé quelque chose de nouveau. Avant le feu, la grotte n’existait pas. Obscure. Effrayante. Impénétrable. Interdite. Avant le feu : deux uniques sources lumineuses : le soleil et la Lune avec leurs lueurs immuables et leurs ombres fixes. Le feu a créé des lumières particulières : mouvantes, actrices, qui font vivre les ombres. Un ouvrage singulier réalisé à douze mains, sans que les pages ne soient signées de l’un ou de l’autre. En fonction de sa familiarité avec ces six bédéastes, le lecteur peut reconnaître le mode de dessin de l’un ou de l’autre, d’une partie ou des six. Ou alors il peut se fier au séquençage des noms et constater le changement graphique d’une page à l’autre, et ainsi en déduire qui a réalisé quelles planches. Il peut aussi ne pas s’en préoccuper, n’y accorder aucune importance et se laisser porter par les images et les mots, les ressentant comme différents points de vue, comme l’expression de différents états d’esprit pouvant émaner d’une unique personne, en fonction des fluctuations de ses ressentis. Plutôt que l’expression chorale d’un collectif, il peut aussi ramener sa lecture à l’unicité de sa propre perception, et l’approcher comme différents points de vue sur une même chose, les dessins paléolithiques, entre sensation d’être un intru dans les entrailles de la Terre, et considérer ces dessins en tant qu’artiste, une forme primitive tout autant que le témoignage de la façon d’interpréter le monde il y plus de dix mille ans. Ainsi en fonction des séquences, le lecteur découvre des pages aux apparences diverses : noir & blanc avec des nuances de gris, grands dessins à la frontière de l’abstraction, fac-similé d’art pariétal, grandes illustrations en double page, etc. Dans un premier temps, le lecteur peut être décontenancé par l’absence d’information quant à la grotte visitée. Il est mentionné qu’elle fait partie du réseau Clastres, et au vu des représentations observées par les artistes, il s’agit de la grotte de Niaux, située en Ariège. Cette grotte comprend de nombreuses figurations pariétales magdaléniennes, elle fait partie d’un réseau souterrain de quatorze kilomètres de long, comprenant également la grotte de Lombrives et celle de Sabart. Ses parois sont ornées de nombreux animaux dont cinquante-quatre bisons, vingt-neuf chevaux, quinze bouquetins, ainsi que des cerfs, des poissons et même une belette. Il s’agit d’une grotte visitable, avec un guide, par groupe de vingt-cinq personnes, sans système d’éclairage permanent. S’il est familier des lieux, le lecteur peut retrouver certaines de ces caractéristiques dans les dessins, et dans le déroulement de la visite. Sinon, il découvre une partie de ces informations lors de la visite. Le groupe d’artistes arrive rapidement à la grotte et ils y pénètrent dès la page neuf, avec une illustration en pleine page, une peinture abstraite tout en noir, avec quelques zones vagues de gris très foncé, évoquant une caverne de grande taille impossible à distinguer. Puis vient une illustration en double page, également entre art abstrait et évocation concrète, éclatante de tons rouge et orange, avec une bordure irrégulière noire sur la gauche : le lecteur en déduit que les visiteurs ont mis en fonctionnement leurs lampes électriques portatives et que c’est le choc du retour de la couleur. L’ouvrage fait ainsi la part belle aux grandes illustrations en pleine page ou en double page, environ trente-quatre pour les premières et quarante pour les secondes. D’un artiste à l’autre, ces pages présentent des caractéristiques différentes : parfois proche de l’abstraction, de l’impressionnisme, de l’expressionnisme, parfois dans des registres concrets, avec des techniques allant de la peinture au détourage traditionnel par un trait encré. Au cours d’une de ces séquences, l’artiste commence par les dessinateurs de dos plaçant le lecteur parmi eux pour regarder des bisons et un homme-cerf sur la paroi de la grotte, avec traits encrés et mise en couleurs réaliste. Puis un dessin en double page au pinceau et noir & blanc, reprenant les représentations de bisons et autres et les rapprochant vaguement de leur milieu naturel. Puis des esquisses grossières au crayon gras, proches de dessins d’enfants pour évoquer une représentation primitive. Puis les silhouettes de quatre dessinateurs, esquissées de manière encore plus grossières, avec devant eux la paroi de la grotte évoquée uniquement par un camaïeu de couleurs très simple. De la même manière, lorsque la narration prend une forme de cases alignées en bande, les rendus relèvent de registres graphiques très diverses. Les dessinateurs utilisent des constructions variées : cases alignées en bande, apparition progressive des gouttières d’abord gris foncé puis devenant progressivement blanches, gouttières figurées de simples traits de craie blanche comme dessinées sur la paroi de la grotte, cases sans bordures, passage à quinze cases par page, et même des pages de texte en prose avec des illustrations. Pour finir avec une carte routière sur laquelle sont mentionnés Paris, Bordeaux, Cahors, Périgueux, Foix, Siorac-de-Ribérac, puis la photographie de la voiture du voyage, et quatre pages dont les cases sont les photographies des dessinateurs à proximité du site. Chaque séquence bénéficie ainsi du mode d’expression de l’auteur et de sa sensibilité, donnant à voir les l’expérience de visite avec un regard différent, et dans le même temps avec pour point commun un regard d’artiste, de personnes dont c’est le métier de créer des illustrations, à une époque différente de celle où furent créées celles sur les parois de la grotte. Six auteurs de bande dessinée vont observer des peintures rupestres. Le lecteur se doute qu’ils s’interrogeront sur la nature de ce qui est représenté et sur le cheminement mental qui a pu amener ces hommes ayant vécu il y a plus de dix mille à réaliser ces représentations. En effet, il plonge dans des questionnements sur le ressenti des artistes de l’époque, et les réflexions vont plus loin. Certains sont très sensibles au fait qu’il est possible d’apparenter ces représentations à une bande dessinée libre de l’écriture, une notation libérée de l’écrit, réalisée par des artistes dont la pensée n’a pas été formatée par l’écrit. Il imagine que cela s’apparente à l’expérience du phénomène d’ombre : L’ombre portée c’est la projection d’un autre rendu possible. Un autre réfléchit à la manière dont il lit ces dessins : Un trait est toujours un chemin à suivre, pour bien plonger dans le dessin, il considère d’abord la forme dans son ensemble. Un de ses collègues se fait la réflexion que : Les lignes paléolithiques s’épanouissent sur la roche, épousent ses formes et jouent avec. Par opposition, un troisième se trouve dans un état d’esprit beaucoup plus prosaïque : il estime que si l’on est un badaud, on arrive, on regarde ça et on s’en va parce qu’il n’y a rien à voir. Il continue : un petit graffiti, c’est tout. Quand il regarde ça un peu longtemps, il a la tête qui se vide, il fait un effort pour s’émouvoir, et il se dit que ça a été fait il y a quinze mille ans et qu’il ne ressent rien. Cela donne envie à encore un autre de faire une histoire où le créateur n’a pas plus de réponse que le lecteur. Plusieurs se trouvent sur la même idée directrice : ils sont en train de faire une promenade dans le ventre de la Terre, dans le ventre maternel, c’est retourner au stade d’avant, d’avant la raison, d’avant l’entendement, le stade du ventre, de la présence pure, une expérience primitive. Ce qui peut aussi être ressenti comme une expérience indécente, une sorte de viol de l’intimité de la Terre, au point qu’un des auteurs consacre une séquence d’une vingtaine de pages au point de vue que l’homme est une maladie qui affecte l’organisme vivant qu’est la Terre (une approche animiste), et qu’il faut en faire disparaître les traces, en l’occurrence effacer ces dessins qui souillent les parois. Une expérience qui va de soi : proposer à des auteurs de bande dessinée de visiter une grotte ornée d’art pariétal et leur demander de s’exprimer sur leur expérience, sous forme de bande dessinée. Un résultat d’une grande richesse : des séquences relatant la visite d’un seul tenant, comme continue, réalisées alternativement par chaque artiste. Plusieurs points de vue comme issu d’un individu unique dont l’état d’esprit fluctue au cours de sa visite, des interrogations et des réflexions sur la démarche artistique des hommes du paléolithique, sur ce que transmettent leurs œuvres aux visiteurs contemporains. Une visite guidée singulière et plurielle.
Abîmes
Voilà un album surprenant qu'il m'aura fallu terminer complètement pour en apprécier pleinement la force et la portée. Lucille Corbeille nous propose en effet un récit autobiographique sur la transmission des traumatismes. C'est à la mort de son père qu'elle se lance dans cette quête personnelle. Un peu perdue personnellement, en manque d'inspiration pour son travail de photographe, c'est en faisant le tour de sa famille qu'elle va essayer de reconstituer le puzzle d'un passé parcellaire. A force de morceaux, de photos et de révélations, les secrets de famille finissent par lever doucement le voile d'une vérité douloureuse. Mais c'est aussi à ce prix que Lucille Corbeille va pouvoir comprendre et se réapproprier son histoire. C'est à l'aquarelle (superposé à des photos ? J'avoue que la technique m'intrigue toujours...) que Lucille Corbeille nous raconte son histoire familiale. C'est beau, éthéré, un peu comme cette mémoire fragmentée qui demanderait à passer par mains d'un maitre en kintsugi (méthode japonaise de réparation des porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or). C'est ici ses recherches au sein des membres de sa famille qui vont lui permettre d'y voir plus clair et de recoller les morceaux. J'ai beaucoup aimé ces personnages sans visages qui parsèment ses planches, à l'image de cette mémoire défaillante ; sa gestion des couleurs, sobres et contrastées tout à la fois ; la composition de ses planches, parfois très déstructurées à l'image de cette mémoire... Bref, j'ai eu du mal à me mettre dans ce récit, mais c'est au final une très belle réussite sur un sujet sensible et difficile à traiter.
Les Cosmonautes
Comment faire un parallèle entre la maladie et les rêves d'un enfant ? C'est l'idée de départ du scénariste et réalisateur Nicolas Bary (Les Enfants de Timpelbach, Le Petit Spirou), pour une publicité. Le projet a été abandonné, mais pas l'idée de départ, qu'il a développé avec sa complice Nina Phillips, pour en faire un scénario de bande dessinée. Et nous voilà avec un schéma classique, trois enfants (quatre, au final), un embryon de triangle amoureux, et des rêves d'étoiles. Ces enfants vont donc se fixer pour objectif de construire une fusée, avec leurs maigres moyens, leurs rêves et leur enthousiasme. Le processus est freiné par les soucis de santé croissants de l'un d'entre eux, qui doit faire de plus en plus de séjours à l'hôpital. Pas facile de parler d'un sujet grave comme la maladie d'un enfant, de manière digne et en évitant de nombreux écueils, le tout à hauteur d'enfant. Pourtant les deux co-scénaristes y arrivent de belle manière, avec cette parabole du rêve porté par ses amis en son absence, jusqu'à un objectif et un dénouement pleins de poésie. Les parents sont également présents, mais sans être trop appuyés. ce qui compte, c'est l'objectif de cette bande de préadolescents, pour réaliser le rêve de leur copain Alphonse... C'est le premier album d'Etienne Péran, qui vient de l'illustration jeunesse, et cette influence se sent : chaque case est extrêmement travaillée; dans un style d'une grande lisibilité, et des couleurs (qu'il réalise lui-même) douces. Visuellement c'est très beau. Je pense qu'on va le revoir sur d'autres beaux projets. Un bel album sur les rêves d'enfant, la résilience et le deuil.
Dred Scott
J’ai adoré cette BD. Les héros, son caractère historique (le livret à la fin est vraiment passionnant et superbe) et les dessins, et la couleur ainsi que la lumière, magnifiques. Le scénario est riche, l’intrigue captivante et elle m’a permis de découvrir une période de l’histoire américaine que je ne connaissais pas (celle qui suit la guerre de Sécession). New York 1893, que se disputent la pègre, les politiciens corrompus et les sudistes vaincus avides de revanche, est un sacré décor pour les aventures de Dred. Bravo !
Mariko Parade
Mariko Parade m’a beaucoup plu pour son côté très intime et contemplatif. Le récit est lent, centré sur les petits moments du quotidien qui rendent la relation entre les personnages crédible et touchante. Le dessin est élégant, doux, et colle bien à cette atmosphère. Ce n’est pas une histoire bourrée d’action, mais plutôt une plongée poétique dans une tranche de vie, idéale sensibles et réalistes