C'est un album que j'avais eu la chance de découvrir lors de mon adolescence, au hasard dans ma bibliothèque. Je l'avais pris sur un coup de tête et lu sans aucune connaissance au préalable. Quelle bonne surprise j'avais eue !
Château de Sable, c'est un postulat simple : que se passerait-il si, soudainement, sans rime ni raison, vous commenciez à vieillir extrêmement vite ? Que feriez-vous s'il vous restait bien moins de temps que prévu pour terminer votre vie ?
Ici, plusieurs groupes se retrouvent par hasard sur une petite plage loin de tout et constatent rapidement qu'iels sont enfermés. On ne saura jamais comment ni pourquoi mais quelque chose semble les maintenir ici. Pire encore, sur cette plage, une demi-heure passée semble correspondre à un an pour leur organisme. Que fait-on lorsque l'on comprend que l'on sera probablement mort cette nuit ?
L'histoire est prenante. Il y a tout du long un sentiment angoissant, on ne comprend jamais vraiment ce qu'il se passe, on constate simplement les effets sur nos personnages. Tout le monde vieillit, les enfants deviennent adultes en quelques heures, les adultes des vieillard-e-s tout aussi vite, et les vieillard-e-s meurent.
Les personnages comprennent très rapidement que leur temps leur est compté. Les adultes cherchent à s'échapper coûte que coûte, les enfants profitent de leur nouveaux corps d'adultes sont vraiment réfléchir aux conséquences sur la durée, tous-tes sont forcé-e-s d'attendre que le temps passe. Il y a un très beau propos sur le temps qui passe, sur le caractère éphémère de la vie et de l'importance de l'instant présent qui se cache dans cette histoire (joli message sous-jacent d'ailleurs rendu explicite dans l'histoire du roi et du demi-homme à la fin de l'album). Le sujet est très intéressant et joliment illustré dans cette histoire à l'allure fantastique et angoissante.
Un très bon album qui n'a pas volé sa bonne réputation.
Un alizé chaud gonflant des palmiers embaumés de rhum, de vanille, d'épices et de poudre à canon !
C'est l'environnement dans laquelle nous baignons dans ces baies turquoises, parfois rouge sang, de "La dernière nuit d'Anne Bonny".
De plages scintillantes en tavernes sombres, de l'émeraude d'Irlande à l'azur des Caraïbes, nous embarquons avec délectation sur le navire de cette légende vivante.
L'histoire épique d'Anne Bonny et de Jack Calico est non seulement magnifiquement contée mais a l'intelligence de mettre de temps à autre en confrontation deux historiens sur la biographie de la reine des pirates, une approche historiographique des plus réussie.
Les dialogues sont vivants, émouvants et l'angle narratif que je laisse découvrir aux lecteurs est quant à lui judicieusement surprenant.
Quant au dessin si singulier il est très expressif, empli de vie et fait immédiatement penser à l'œuvre vidéoludique "The Legend of Zelda The Wind Waker" de par son trait si animé, ses couleurs chatoyantes et sa capacité à nous embarquer sur les côtes marines où dangers et trésors vont de pair.
Si c'est toujours un risque de dépeindre une figure régulièrement exploitée par le 9e art, pour avoir lu toutes les BD relatives à Anne Bonny c'est la seule qui offre un horizon avec un souffle de l'aventure à ce point enchanteur.
On ne change pas les choses avec la générosité.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1979 en Italie. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les dessins, et par Decio Canzio pour le scénario. Il comprend quarante-huit pages de bande dessinée, en noir & blanc. Ce tome s’ouvre avec un court paragraphe intitulé : Un homme, une aventure. L’éditeur explique qu’il s’agit d’une collection lancée par l’éditeur italien Sergio Bonelli en 1976. Il ajoute : Les auteurs ont une très grande liberté créative dans cette série innovante qui comptera trente albums. Elle est inaugurée par Sergio Toppi avec L’homme du Nil (1978, réalisé avec Decio Canzio). Les plus grands auteurs italiens et internationaux de l’époque ont apporté leur talent à cette aventure éditoriale : Dino Battaglia (1923-1983), Guido Buzzelli (1927-1992), Guido Crepax (1933-2003), Robert Gigi (1926-2007), Milo Manara (1945-), Attilio Micheluzzi (1930-1990), Hugo Pratt (1927-1995)… Puis vient un texte de deux pages, rédigé par Marc-Antoine Jans, contextualisant la révolution mexicaine entre 1910 et1920, évoquant en particulier le rôle du président Porfirio Díaz (1830-1915), Francisco I Madero (1873-1913), Victoriano Huerta (1850-1916), Pancho Villa (1878-1923), Emiliano Zapata (1879-1919), Álvaro Obregón (1880–1928), Venustiano Carranza (1859 - 1920).
Par une fraîche matinée de mai 1914. La guerre fait rage au Mexique depuis quatre années. Le long du rio Teozongo, sur les derniers contreforts de la Cordillère, un petit convoi ferroviaire suit la voie Ferrocarril Interoceanico. La locomotive ne tire qu’un tender et un wagon armé d’une mitrailleuse. À bord, il n’y a qu’un officier et une douzaine de soldats de l’usurpateur Victoriano Huerta, l’ennemi de la révolution. Pistolet à la main, Pancho Villa s’élance vers la locomotive : sur sa trajectoire se trouve Holly McAllister en train de le filmer. Le premier peste contre le second, mais le caméraman explique que le général ne doit pas se mettre en colère : McAllister vient de tourner une magnifique séquence avec Villa en train de se précipiter sur lui en brandissant fièrement un colt : un sacré bon coup, toutes les salles de cinéma vont se battre pour louer ce film.
Pancho Villa revient à son attaque de train et il lance ses hommes à l’assaut. Ceux-ci s’élancent en criant : Mort aux Huertistes ! C’est alors que du wagon s’abat un feu effrayant sur les assaillants. Les soldats se défendent avec acharnement, les révolutionnaires tombent au sol. En bas du terre-plein de la voie ferrée, confiant, le général attend avec une prostituée à son bras. Un homme vient le prévenir du massacre : il ordonne de faire venir les dynamiteurs. Ceux-ci s’élancent à leur tour. Le premier tombe sous les balles de la mitrailleuse, le second atteint son but. Les révolutionnaires terminent leur œuvre : ni les prisonniers, ni les blessés ne sont épargnés, ils sont abattus froidement d’une balle dans la nuque. Plus tard, un homme américain se présente au général. Jimmy Nolan est venu dans le Morelos pour entrer en contact avec Pancho Villa et avec Zapata, mais les hommes de Huerta l’ont capturé. Il tend à Villa la lettre qui l’identifie comme un agent des services secrets américains. Il vient proposer des armes et des munitions au nom des États-Unis.
L’introduction de Marc-Antoine Jans constitue une bonne indication de la teneur en faits historiques de cette bande dessinée : elle ne s’inscrit pas dans le genre historique à proprement parler, plutôt elle met à profit des éléments historiques sans les développer pour évoquer le cheminement d’une troupe de révolutionnaires, dans un registre qui évoque un western. L’introduction apporte donc les éléments nécessaires au lecteur qui ne serait pas familier de la révolution mexicaine pour comprendre l’importance et le rôle des personnages, ainsi que ce qui se joue quant au destin du pays. Pas de rappel sur la manière dont Villa fut recruté, sur sa stature nationale et ses faits d’armes, ou encore le contrat passé avec la compagnie cinématographique Mutual Film Corporation, pour l’exclusivité de filmer ses combats (ce qui explique la présence d’un caméraman dans son entourage). Par ailleurs, les auteurs mettent en scène une rencontre entre Villa et Zapata en 1914 dans la ville de Guernavaca, alors qu’historiquement ils se retrouvent le 4 décembre 1914 à Xochimilco. De même, ils ne développent pas l’histoire personnelle de Zapata, ou ses convictions politiques et en quoi elles diffèrent de celles de Villa, même s’il se produit un face à face savoureux dans ce tome.
Le récit débute avec un superbe paysage sauvage, une plaine à perte de vue, un fleuve et ses méandres, des cactus, et le passage d’un train : tout est en place pour l’attaque du train, même le caméraman pour immortaliser la scène, et la faire diffuser aux États-Unis. Le scénariste rend compte de l’absence de pitié de part et d’autre, avec pour finir l’exécution sommaire des prisonniers et des blessés. Puis la colonne des guérilleros reprend la marche vers Guernavaca, à travers de nouveaux paysages sauvages magnifiques. Il introduit également un agent des services secrets des États-Unis venu négocier des intérêts économiques, se sachant dans une position de force en tant que fournisseur d’armes et de munitions. Puis le reporter et l’agent suivent Zapata, et ils assistent à l’expropriation des terres d’une hacienda. La séquence est tout aussi sanglante que celle de l’attaque du train, un massacre sans pitié. L’affrontement se termine par l’effondrement brutal de la résistance des Rurales. Les quelques survivants tombent sous les balles des Zapatistes. Ils ne font pas de prisonniers. Le récit se termine avec une tentative d’assassinat, dont la véracité historique n’est pas documentée, dans un site exceptionnel, Teotihuacan, la demeure de Quetzalcoatl le serpent à plumes, un lieu sacré. Aussi, plutôt qu’un récit à proprement parler historique, le lecteur participe à une fiction qui met à profit les zones naturelles, les individus armés qui s’affrontent, et les particularités de ce territoire.
Vraisemblablement venu pour le dessinateur, le lecteur accompagne bien volontiers le caméraman reporter américain pour côtoyer ces personnages historiques, tout en se demandant quelle sera la nature de l’intrigue. Il note l’écart par rapport à la vérité historique, et il constate que le face à face entre Zapata et Villa dure tout juste deux pages : le thème principal du récit se trouve donc ailleurs. Il prend un peu de recul par rapport à ce qu’il a lu : deux confrontations sanglantes, l’une contre l’armée du président du Mexique Victoriano Huerta, l’autre opposant les révolutionnaires à des paysans. L’ingérence des États-Unis dans le conflit sous la forme d’une offre très intéressée d’armes et de munitions. Le questionnement de McAllister sur les révolutionnaires, car leurs actions lui font plus penser à des bandits de grand chemin. Le comportement des révolutionnaires lorsqu’ils arrivent et s’installent dans une ville ou un village. La mésentente immédiate entre les deux meneurs révolutionnaires, sans que cela ne dégénère en un affrontement, la dernière séquence dans laquelle Zapata affirme au reporter qu’on ne change pas les choses avec la générosité. Et l’épilogue cinq ans plus tard revient sur le sort d’un des révolutionnaires. Il apparaît que le récit est fermement ancré dans le contexte de la révolution mexicaine, qu’il en choisit des éléments pour mettre en scène des actions concrètes de ladite révolution, pour évoquer ces actions telles qu’elles se déroulent, plutôt que telles qu’elles figureront dans les livres d’Histoire.
Dès la première page, la rétine du lecteur est à la fête : il retrouve les caractéristiques des dessins de Sergio Toppi : des traits de contours fins et discrètement irréguliers, des hachures parfois très fines et très denses, des cases généralement rectangulaires qui ne sont pas toujours disposées en bande, qui peuvent disposer d’une bordure ou non, dont certains éléments peuvent déborder sur une case adjacente. En fonction de ses inclinations, il va s’attacher plus à telle ou telle composante de la narration visuelle. Cette manière très particulière de parfois faire poser les personnages pour leur conférer plus d’allure, ou une fibre romanesque. Le traitement des décors :la mise en avant des cactus, les textures des roches, le remblai de la voie ferrée, la chaîne de montagne dans le lointain, la végétation, la magnifique tour en pierre dans le premier village, les arbres, l’arrivée dans la grand-rue de Guernavaca, le champ de cannes à sucre, encore des cactus, et la représentation extraordinaire de la pyramide à degrés de Teotihuacan. L’artiste fait des merveilles avec des traits à demi estompés pour sa première apparition, une tête sculptée à la façon gargouille, la perspective créée par les degrés, les sculptures sur ses flancs, et la rue plus classique en front de mer à Long Island.
Le lecteur peut également se focaliser plus sur les personnages. Il se sent impressionné par le sérieux et la sévérité des soldats de l’armée gouvernementale, postés derrière la mitrailleuse à bord du train, avec leurs uniformes officiels. Il peut apprécier le contraste avec la tenue moins formelle des Guérilleros, même s’ils portent tous le sombrero à très large bord, et au moins deux cartouchières, une ou plus à la ceinture et une ou plus en bandoulière. Au milieu de ces individus, il soupire en voyant le sourire enjôleur du caméraman, et sa tenue civile. Il comprend juste en le voyant qu’il ne faut pas accorder sa confiance à Jimmy Nolan, malgré son costume complet avec gilet. Il ne peut pas se retenir de sourire en voyant les deux prostituées qui attendent les clients à la maison close, acquiesçant au jugement de valeur de Villa qui les trouve vieilles et sales. Il voit la différence de prestance entre Villa et Zapata, le premier dans des vêtements ordinaires de paysan, le second dans un très beau costume noir élégant. Après s’être renseigné, il se rend compte que l’artiste a respecté la réalité historique sur ce point. Il revient quelques pages en arrière et a la confirmation que les auteurs ont également respecté et mis en scène le fait que Villa ne buvait pas d’alcool. Le dessinateur impressionne par sa capacité à reproduire les clichés visuels associés aux révolutionnaires mexicains, mine patibulaire, grosse moustache, sombreros surdimensionnés, et dans le même temps il parvient à leur insuffler assez de personnalité pour qu’ils apparaissent comme de vrais individus, et pas juste un empilement de clichés.
Une plongée dans la Révolution mexicaine, nécessitant de disposer des très grandes lignes de ce conflit, en particulier sur le rôle de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, et dans le même temps une fantaisie historique ne respectant pas à la lettre les événements. La personnalité graphique de Toppi irradie à chaque page : les magnifiques paysages, les individus à la fois très humains et plus grands que nature, l’expressionnisme sous-jacent et enchanteur. L’intrigue suit un reporter filmant les révolutionnaires, tout en parlant de la réalité des actes révolutionnaires dans ce qu’ils ont de plus concret et violent. Vénéneux.
C'est avec son album Couleur de peau : miel que Jung s'est fait connaître, en relatant son histoire d'enfant orphelin en Corée du Sud, puis son adoption pas vraiment réussie en Belgique. Il a continué sur le sujet avec Babybox en nous racontant comment en Corée du Sud, il existait des boîtes où les mères peuvent venir déposer et abandonner leur enfant... Avec "Destins coréens", Jung remet le couvert une dernière fois ; à l'occasion d'un voyage en Corée pour son travail, il compte en profiter pour rencontrer une jeune fille enceinte qui l'avait contacté après avoir lu sa BD. C'est cette rencontre entre un "enfant abandonné" et une mère sur le point de faire de même que nous propose l'auteur, et c'est puissant !
Comme pour Babybox, il use d'un graphisme sobre et élégant, d'une grande délicatesse, rehaussé cette fois-ci jaune, qu'il place avec justesse et parcimonie pour servir au mieux son propos. C'est beau et efficace, très esthétique. Ce qui n'enlève en rien à la qualité narrative de l'album, servant au contraire parfaitement son propos.
Encore une fois, Jung réussi un magnifique album sur un sujet douloureux, mais qui semble boucler une boucle de sa vie et donner totalement sens à son travail.
Tu vois, mais tu ne regardes pas.
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Ce tome constitue une anthologie d’une quinzaine de récits courts, tous écrits par le même scénariste. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour les scénarios. Chaque histoire est illustrée par un artiste différent : Hippolyte, Efa, Alexandre Clérisse, Thomas Campi, Antoine Carrion, Pierre Maurel, Valérie Vernay, Christian Cailleaux, Javi Rey, Amélia Navarro, Piero Macola, Christian Durieux, Jean-Denis Pendanx, Alfred et Charles Berberian. Il compte quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée, répartie en quatorze chapitres, chacun comprenant six pages, à l’exception du cinquième en cinq pages et du sixième en sept pages.
Par un temps humide d’hiver, une jeune femme pousse la porte de Pôle Emploi, dans un manteau bleu avec une longue écharpe rouge. Elle se fraie un chemin au milieu des gens qui attendent pour aller prendre un ticket au distributeur : numéro 214H. Elle va s’assoir avec tous les autres, en attendant son tour. Dans sa tête, elle entend ce que va lui dire la dame qui la reçoit : Toujours pas de diplôme ? C’est difficile de trouver un job dans ces conditions. Un boulot sympa ? Pas de formation, pas de voiture, pas d’expérience convaincante… La jeune femme se lève prête à partir, et elle avise un livre laissé là sur une petite table. Elle le prend et se rassoit : elle se met à lire le guide des petits métiers méconnus. Première entrée : le balayeur des regrets. Sur la berge d’une rivière, un jeune garçon est en train de se déshabiller à l’abri des regards pour revêtir son maillot de bain. Puis il rejoint Camille déjà dans l’eau de la rivière, ayant étendu sa serviette sur la berge. Elle se jette à l’eau et l’éclabousse, il la rejoint et l’éclabousse à son tour, les deux riant de bon cœur. Puis ils profitent du soleil. Après ils rentrent au village. Devant eux passent un homme assis sur une cariole tirée par un cheval et s’adressant aux villageois : Le printemps est arrivé ! Il les enjoint à se libérer, à se soulager, à laisser l’hiver derrière eux, à se présenter léger pour l’été. Camille explique le rituel à son ami.
Le souffleur de rue. Monsieur Lepic est le gardien du parc Pont-aux-Herbes. Son caractère rigide et sourcilleux l’amène à vouloir contrôler tout ce qu’il s’y passe. Chaque visiteur, la moindre allée et venue, tout est scruté par son œil inquisiteur. Or, ce qu’il découvre ce samedi matin le surprend fortement. Un grand costaud avec un petit bouquet de fleurs dans ses grandes mains essaye de sortir deux phrases d’amour, en bafouillant lamentablement. La jeune femme attendue arrive tranquillement à sa hauteur. Il se lève et il se met à déclamer avec aisance un poème de Paul Éluard. Elle est sous le charme. Le gardien Lepic apprécie la qualité littéraire du discours mais s’étonne grandement que le boucher du quartier, qui n’a jamais ouvert que des livres de compte, se soit montré capable de déclamer des poèmes. Ils voient trois jeunes hommes en train de traiter une autre jeune femme de boudin. Madame Boulet leur répond du tac au tac, et monsieur Lepic a du mal à croire que cette femme d’une timidité maladive se mette elle aussi à avoir de la répartie !
En découvrant ce tome, le lecteur comprend qu’il est construit sur un dispositif simple : des métiers qui n’existent pas et qui vont être mis en scène. Cela comporte de fait une forme de poésie : mettre en scène des êtres humains qui utilisent leurs compétences particulières dans des tâches qui ne sont pas valorisées par la société, qui ne présentent pas une valeur marchande. Le lecteur commence par accompagner un jeune adolescent qui découvre une coutume locale : un monsieur qui recueille des petits papiers froissés sur lesquels les gens ont écrit leurs regrets, tous leurs regrets de l’année écoulée, tout ce qu’ils n’ont pas osé faire, ce qu’ils n’ont pas vécu. Cela s’apparente à un rituel de printemps, une saison correspondant au réveil de la nature, avec un radoucissement de la température, un moment propice à de nouveaux projets, en laissant derrière soi les échecs, et en l’occurrence les regrets. Dans la deuxième histoire, une femme fournit des répliques littéraires à des personnes importunées ou harcelées. Puis une jeune femme aide à raviver les souvenirs de son grand-père atteint d’une maladie neurodégénérative. Le scénariste a l’art et la manière de mettre en scène des individus qui semblent avoir échoué au regard des critères de la société capitaliste, et qui apporte quelque chose qui n’a pas de prix à des personnes autour d’eux. Des récits qui rassérénèrent sans occulter la violence systémique de la société.
Le scénariste fait preuve d’un savoir-faire impressionnant pour se renouveler dans chaque histoire. Des métiers inventifs et décalés, des situations de départ renouvelées à chaque fois, une chute qui vient clore une intrigue menée à un rythme qui donne la sensation de consacrer le temps nécessaire à chaque personnage, tout en étant rapide du fait de la pagination. En fonction de ses goûts, le lecteur se trouve sensible à telle ou telle composante. Il commence tout naturellement par apprécier le fait que les histoires sont majoritairement racontées par les dessins, et que le scénariste a conçu ses récits en ayant cette caractéristique en tête, avec des phylactères et des cartouches maîtrisés. Le lecteur découvre avec plaisir chaque métier, surtout s’il a évité de consulter la quatrième de couverture qui propose une couverture pour chaque histoire avec le titre figurant dessus. Tout en préservant la surprise de chaque emploi inattendu, il est possible d’évoquer les différentes situations initiales : une demandeuse d’emploi, un jeune homme n’osant pas évoquer ses sentiments avec une jeune fille, un gardien de square attentif aux échanges entre usagers, un homme s’étant retiré à la campagne loin de ses semblables, une factrice, une propriétaire de bar, un jeune garçon affecté par la tristesse de son père, un menuisier au chômage, une libraire dépité par le manque de succès d’un auteur venu pour une séance de dédicaces, etc. Autant de personnages d’âge varié, d’origine sociale différente.
Le scénariste prend soin de raconter une histoire complète qui met en avant le petit métier méconnu, au travers de personnes incarnées. Parfois le personnage principal exerce le métier du titre, c’est par exemple le cas pour la restauratrice de souvenirs. D’autre fois, il s’agit d’un personnage secondaire, comme le balayeur des regrets. Chaque artiste vient donner à voir les personnages à sa manière, alors même que l’ouvrage donne l’impression d’une cohérence graphique. Pourtant, les traits de contours vont de tracés appuyés aux beaux déliés, à l’absence de trait de contour, en passant par des traits très fins et cassants, voire parfois un mélange entre formes détourées et couleur directe. La mise en couleur elle-même varie d’aplats aux teintes vives pour Clérisse ou profondes pour EFA, à de magnifiques peintures habillant les contours pour Campi, Carrion, Macola, à une approche plus conceptuelle pour Berberian, ou Cailleaux. Il faut un peu de temps pour déterminer ce qui génère cette sensation de cohérence : le respect et la bienveillance avec lequel les personnages sont représentés, l’absence de jugement sur leur comportement ou sur leur physique.
De la même manière, il faut un peu de temps au lecteur pour cerner un effet discret : une nostalgie sous-jacente. Seuls deux récits montrent un téléphone portable et une personne en faisant usage. Dans un récit, un personnage utilise même un téléphone filaire. Dans Le balayeur de regrets, la narration visuelle met en scène un bal de village, visiblement d’une décennie passée du vingtième siècle. Dans le deuxième récit, l’emploi de gardien de square renvoie à une fonction en voie de disparition. Le quatrième récit pourrait se situer dans un passé plus lointain, début du vingtième siècle éventuellement. Le lecteur ressent ce décalage temporel comme si chaque récit s’apparente à un conte, sensation renforcée par ces métiers méconnus, doucement farfelus, gentiment en marge de la réalité et tous tournés vers l’autre, apportant une forme de réconfort, de chaleur humaine librement diffusée, sans attente de retour, tout d’abord pour le bien-être de la personne qui l’exerce, en accord avec ses valeurs profondes, avec ce réconfort ineffable d’être constructif, et de rendre service.
Tout commence avec cette jeune femme sans qualification, sans diplôme, sans voiture, sans expérience convaincante… sans utilité pratique d’un certain point de vue. Le premier métier remplit une fonction dans un rituel, dans un rite du printemps : il s’agit pour le balayeur de regrets d’accomplir sa fonction, de jouer un rôle dans un processus. La deuxième personne est mue par un amour des mots des grands auteurs, pour lesquels elle fait office de passeuse vers des individus manquant de répartie. La suivante intervient pour ses grands-parents, aidant leur mémoire. Par la suite, le lecteur fait connaissance avec un homme mal à l’aise en société, tout en étant capable d’apporter du réconfort par les lettres qu’il écrit, avec une femme sachant voir ce qu’il y a de bon dans une personne, avec un amuseur de rue qui aide les autres à s’exprimer à l’aide de gros mots (ou en tout cas d’expressions fleuries), avec un aveugle aidant un adolescent à voir, avec une jeune femme souhaitant rendre hommage à la mémoire de gens ordinaires, etc. Le lecteur se sent ragaillardi par ces personnes normales et gentilles, constructives et acceptant leurs limites, capables d’apprécier la vie comme elle est.
Une couverture douce, un titre qui promet des métiers fantaisistes, une anthologie réalisée par quatorze dessinateurs et un scénariste. Le lecteur est curieux de découvrir ces métiers farfelus dont le décalage génère une sensation poétique. Chaque artiste donne un caractère propre à la nouvelle qu’il illustre et aux personnages, chaque métier se distinguant ainsi des autres. Le scénariste met en scène la banalité d’individus possédant un talent inexploitable pour générer des revenus et des bénéfices, tout en rendant des services qui n’ont pas de prix pour les autres. Rassérénant.
Un des derniers chefs d'oeuvre de Jodoroswky, et un titre injustement méconnu.
Des inspirations scénaristiques qui vont de MacBeth à Berserk.
Des dessins sublimes qui concurrencent le sommet atteint par Manara sur Le Caravage.
La dernière page du tome 4, sublime.
L'arrivée du fantastique dans le récit à partir du tome 3 à peine décevant, mais qui permet de voir une superbe femme copuler avec un loup-garou et un démon (pas en même temps hélas).
Merci Jodo.
Une série inclassable, mais sympathique.
Même si j’ai trouvé qu’il y a avait quelques petits passages un peu plus mollassons (dans le deuxième tome essentiellement), c’est globalement de l’aventure assez rythmée. L’intrigue en elle-même est plutôt légère. Mais plusieurs choses la dynamisent et la rendent intéressante à suivre.
D’abord un mélange des genres plutôt réussi (même si ça donne parfois un récit très décousu). Pas mal de fantastique, auquel s’ajoute un ancrage dans les soubresauts de l’histoire politique française, au moment où la République est encore menacée par les dernières flammèches monarchistes (cet aspect prend se développe dans les deux derniers tomes). Mais aussi des touches humoristiques (surtout dans le premier tome – et j’aurais aimé que cela se développe davantage, en particulier autour des arnaques au spiritisme et aux fantôme réalisées par la famille de héros), avec des jeux de mots, quelques réparties amusantes. Et aussi les trognes impayables de certains personnages.
Car j’ai trouvé le dessin vraiment chouette. Un trait moderne et vif, qui fait la part belle aux personnages typés, avec une famille aux faux airs de « famille Adams », à moitié freaks : le lecteur est d’emblée placé en face de personnages improbables, mais pourtant la mayonnaise prend.
La lecture est rapide, car il n’y a pas beaucoup de texte, et l’intrigue n’est pas très étoffée. Mais c’est une lecture agréable.
Note réelle 3,5/5.
Après Billy Lavigne, je continue ma découverte de l'univers de Pastor et une fois de plus, ce fut une lecture très plaisante, très convaincante.
" La femme à l'étoile " est un récit classique, mais qui reste en tête.
La grande force de cet auteur est certainement de nous faire croire à ses personnages en donnant corps à leur existence par petites touches, en révélant progressivement leur parcours à travers une parole, un cauchemar, un objet dérobé (ici, l'histoire de l'étoile agrafée au veston de la jeune femme). C'est aussi un récit sensoriel où le décor enneigé devient un personnage à part entière.
Même les pauses dans ce récit sont signifiantes : loin d'être des longueurs, elles permettent de resserrer les liens entre les protagonistes qui se confient par bribes alors qu'ils accomplissent des gestes a priori banals. Mais comme dans tout bon western, la tension n'est jamais véritablement évacuée et Pastor sait aussi soigner l'univers sonore de ses histoires en distillant ici ou là une onomatopée discrète qui rappelle que le danger peut surgir à tout moment.
Avec cette histoire habilement contée, certes classique, mais réactualisée (l'artiste aime injecter des thèmes plus modernes dans ses récits), Pastor raconte une traque prenante où ses protagonistes auxquels le lecteur s'attache au fil des pages paraissent bien fragiles, écrasés par les habitudes d'un monde patriarcal dur et sans concession.
Le travail au lavis et les teintes bleutées sont très réussis et plongent le lecteur dans cette ambiance oppressante. Quelques touches de couleurs viennent par contraste souligner la permanence des cauchemars qui hantent les deux héros de cette histoire et qui doivent composer avec un passé douloureux.
Enfin, et ce n'est pas la moindre des réussites de cet album, l'auteur raconte surtout une belle histoire d'amour qui, sans jamais être niaise, donne un tour romantique appréciable à ce western.
Une couverture qui attire l'œil et le nom de Jakub Rebelka, il n'en fallait pas plus pour me décider à repartir avec l'album.
Créé par Arash Amel, Joseph Oxford, Lee Toland Krieger et scénarisé par Clay McLeod Chapman, "Origines" est une œuvre ambitieuse, puisqu'elle nous plonge dans un futur crédible, celui où l'Homme est supplanté par l'Intelligence Artificielle. Une I.A. qui infecte le vivant jusqu'à en prendre le contrôle.
Dans ce monde post-apocalyptique où l'humanité a disparu depuis bientôt mille ans, Chloé - une androïde dotée de l'I.A. - va faire renaître son créateur (David Adams), créateur qui est la cause de l'extinction humaine.
Une œuvre ambitieuse puisqu'elle nous interroge sur de nombreux sujets. Elle met en garde sur une science qui va toujours plus loin dans la recherche sans toujours en mesurer les conséquences. Elle questionne aussi sur la place des robots (esclaves des temps modernes) et sur l'I.A. - ne pourrait-elle pas se doter d'une conscience et disposer de son libre arbitre ?
La narration est maîtrisée, elle passe régulièrement du présent au passé naturellement et les dialogues sonnent juste. J'ai aimé le choix qu'une femme (certes robotisée) soit la clé de la renaissance de l'humanité, ainsi que les références bibliques. David en quête d'identité et Chloé en mère protectrice sont attachants.
Par contre, la fin est trop convenue à mon goût et certaines situations m'ont laissé perplexe.
La lecture est rapide, le texte est réduit à sa juste nécessité.
Adepte de la ligne claire, passez votre chemin. Jakub Rebelka nous gratifie de son trait anguleux qui me plaît tant. Je remarque néanmoins des visages moins travaillés, je dois signaler que cette BD est antérieure à Judas et à Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft. Par contre les décors sont superbes. Une mise en page toujours aussi dynamique et inventive.
Les couleurs de Patricio Delpeche sont magnifiques et contribuent au rendu post-apocalyptique.
Un 4 étoiles généreux pour l'ambiance que dégage ce comics.
Voilà une BD vraiment surprenante à bien des égards. Tout d’abord, si la couverture, malgré son côté un peu inquiétant, pourrait suggérer qu’on a affaire à un ouvrage jeunesse, il ne faut absolument pas s’y fier. Dès les premières pages, ce sont deux enfants qui sont mis en scène, une fille et un garçon, celui-ci se noyant tragiquement sous les yeux de sa compagne après une violente tempête en mer… D’ailleurs, on n’est pas sûr que cette dernière soit vraiment une fille avec ses cheveux courts en bataille et sa tenue masculine (l’action se situe tout de même dans un passé lointain, au XVIIIe siècle environ, même si cela n’est pas précisé). Bref… L’île où elle échoue est loin d’être un paradis perdu à la Robinson Crusoé… En effet, très vite on bascule dans une sorte de cauchemar où, au cœur d’une nature peu avenante, un monstre effrayant ne va pas tarder à surgir, avec d’autres créatures qui semblent appartenir à une autre planète… Et tout cela n’est que le début. Car la suite viendra confirmer que ce n’est pas vraiment un album adapté aux gosses.
Alouette, la jeune « garçonne » présente un caractère énergique et souvent agressif, on la découvre rongée par la culpabilité et en proie à ses démons, se sentant responsable de la mort supposée de Pilou. Constamment sur la défensive, on perçoit la tempête sous son crâne, mais elle semble malgré tout avoir trouvé une forme d’apaisement en compagnie d’Orville et de Wiks. Mais comment tout cela est-il arrivé ? Dans une narration alternant présent et flashbacks, on découvre qu’Alouette et Pilou, contraints de mendier ou de se prostituer pour survivre, étaient pourchassés par la soldatesque royale, après que le gamin ait tué accidentellement un garde. Dans cette société médiévale où règne la misère et l’injustice, les enfants vagabonds peuvent très bien finir dans les geôles royales. Sans trop spolier le récit, on dira que les deux enfants se retrouvèrent passagers clandestins d’un navire, juste avant le naufrage ayant entrainé la mort de Pilou, du moins c’est ce que semble s’imaginer Alouette…
La thématique centrale du récit, la culpabilité et la rédemption, l’éloigne encore davantage du registre jeunesse, pour un dénouement terrible qui laisse le lecteur littéralement pétrifié. Andréa Delcorte donne par ailleurs quelques coups de canifs discrets aux stéréotypes de genre ; d’abord avec Alouette et ses allures de « garçonne » qui ne veut pas s’en laisser conter, puis avec Wiks, la jeune femme autochtone, d’une rare bienveillance, à la fois douce, maternelle, et forte comme un roc… Et c’est aussi ce qui ajoute à la force du récit : des personnages bien construits et attachants.
C’est très bien raconté, et le dessin, qui pourrait paraître simpliste au premier abord, sert parfaitement bien cette histoire comme un fil tendu qui respire l’urgence. Le trait est extrêmement nerveux mais parfaitement lisible, la mise en page dynamique, accompagnant très bien la tension narrative qui enserre le livre sans relâche. Certaines planches sont même très belles, notamment celles où Orville et Andrea quittent l’île à bord de leur coquille de noix pour se retrouver plus tard au cœur d’une tempête en pleine mer… De même, les huit scènes médiévales qui clôturent le livre évoquent certaines peintures de Bruegel.
« Alouette », c’est la très bonne surprise qu’on n’attendait pas, et qui place d'emblée Andréa Delcorte sur la liste des auteurs à suivre. Un récit extrêmement âpre sur l’enfance, se déroulant dans un monde impitoyable, qui ne s’adresse donc pas aux enfants mais reste transcendé par son onirisme vénéneux et véritablement fascinant.
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Château de sable
C'est un album que j'avais eu la chance de découvrir lors de mon adolescence, au hasard dans ma bibliothèque. Je l'avais pris sur un coup de tête et lu sans aucune connaissance au préalable. Quelle bonne surprise j'avais eue ! Château de Sable, c'est un postulat simple : que se passerait-il si, soudainement, sans rime ni raison, vous commenciez à vieillir extrêmement vite ? Que feriez-vous s'il vous restait bien moins de temps que prévu pour terminer votre vie ? Ici, plusieurs groupes se retrouvent par hasard sur une petite plage loin de tout et constatent rapidement qu'iels sont enfermés. On ne saura jamais comment ni pourquoi mais quelque chose semble les maintenir ici. Pire encore, sur cette plage, une demi-heure passée semble correspondre à un an pour leur organisme. Que fait-on lorsque l'on comprend que l'on sera probablement mort cette nuit ? L'histoire est prenante. Il y a tout du long un sentiment angoissant, on ne comprend jamais vraiment ce qu'il se passe, on constate simplement les effets sur nos personnages. Tout le monde vieillit, les enfants deviennent adultes en quelques heures, les adultes des vieillard-e-s tout aussi vite, et les vieillard-e-s meurent. Les personnages comprennent très rapidement que leur temps leur est compté. Les adultes cherchent à s'échapper coûte que coûte, les enfants profitent de leur nouveaux corps d'adultes sont vraiment réfléchir aux conséquences sur la durée, tous-tes sont forcé-e-s d'attendre que le temps passe. Il y a un très beau propos sur le temps qui passe, sur le caractère éphémère de la vie et de l'importance de l'instant présent qui se cache dans cette histoire (joli message sous-jacent d'ailleurs rendu explicite dans l'histoire du roi et du demi-homme à la fin de l'album). Le sujet est très intéressant et joliment illustré dans cette histoire à l'allure fantastique et angoissante. Un très bon album qui n'a pas volé sa bonne réputation.
La Dernière Nuit d'Anne Bonny
Un alizé chaud gonflant des palmiers embaumés de rhum, de vanille, d'épices et de poudre à canon ! C'est l'environnement dans laquelle nous baignons dans ces baies turquoises, parfois rouge sang, de "La dernière nuit d'Anne Bonny". De plages scintillantes en tavernes sombres, de l'émeraude d'Irlande à l'azur des Caraïbes, nous embarquons avec délectation sur le navire de cette légende vivante. L'histoire épique d'Anne Bonny et de Jack Calico est non seulement magnifiquement contée mais a l'intelligence de mettre de temps à autre en confrontation deux historiens sur la biographie de la reine des pirates, une approche historiographique des plus réussie. Les dialogues sont vivants, émouvants et l'angle narratif que je laisse découvrir aux lecteurs est quant à lui judicieusement surprenant. Quant au dessin si singulier il est très expressif, empli de vie et fait immédiatement penser à l'œuvre vidéoludique "The Legend of Zelda The Wind Waker" de par son trait si animé, ses couleurs chatoyantes et sa capacité à nous embarquer sur les côtes marines où dangers et trésors vont de pair. Si c'est toujours un risque de dépeindre une figure régulièrement exploitée par le 9e art, pour avoir lu toutes les BD relatives à Anne Bonny c'est la seule qui offre un horizon avec un souffle de l'aventure à ce point enchanteur.
L'Homme du Mexique
On ne change pas les choses avec la générosité. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1979 en Italie. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les dessins, et par Decio Canzio pour le scénario. Il comprend quarante-huit pages de bande dessinée, en noir & blanc. Ce tome s’ouvre avec un court paragraphe intitulé : Un homme, une aventure. L’éditeur explique qu’il s’agit d’une collection lancée par l’éditeur italien Sergio Bonelli en 1976. Il ajoute : Les auteurs ont une très grande liberté créative dans cette série innovante qui comptera trente albums. Elle est inaugurée par Sergio Toppi avec L’homme du Nil (1978, réalisé avec Decio Canzio). Les plus grands auteurs italiens et internationaux de l’époque ont apporté leur talent à cette aventure éditoriale : Dino Battaglia (1923-1983), Guido Buzzelli (1927-1992), Guido Crepax (1933-2003), Robert Gigi (1926-2007), Milo Manara (1945-), Attilio Micheluzzi (1930-1990), Hugo Pratt (1927-1995)… Puis vient un texte de deux pages, rédigé par Marc-Antoine Jans, contextualisant la révolution mexicaine entre 1910 et1920, évoquant en particulier le rôle du président Porfirio Díaz (1830-1915), Francisco I Madero (1873-1913), Victoriano Huerta (1850-1916), Pancho Villa (1878-1923), Emiliano Zapata (1879-1919), Álvaro Obregón (1880–1928), Venustiano Carranza (1859 - 1920). Par une fraîche matinée de mai 1914. La guerre fait rage au Mexique depuis quatre années. Le long du rio Teozongo, sur les derniers contreforts de la Cordillère, un petit convoi ferroviaire suit la voie Ferrocarril Interoceanico. La locomotive ne tire qu’un tender et un wagon armé d’une mitrailleuse. À bord, il n’y a qu’un officier et une douzaine de soldats de l’usurpateur Victoriano Huerta, l’ennemi de la révolution. Pistolet à la main, Pancho Villa s’élance vers la locomotive : sur sa trajectoire se trouve Holly McAllister en train de le filmer. Le premier peste contre le second, mais le caméraman explique que le général ne doit pas se mettre en colère : McAllister vient de tourner une magnifique séquence avec Villa en train de se précipiter sur lui en brandissant fièrement un colt : un sacré bon coup, toutes les salles de cinéma vont se battre pour louer ce film. Pancho Villa revient à son attaque de train et il lance ses hommes à l’assaut. Ceux-ci s’élancent en criant : Mort aux Huertistes ! C’est alors que du wagon s’abat un feu effrayant sur les assaillants. Les soldats se défendent avec acharnement, les révolutionnaires tombent au sol. En bas du terre-plein de la voie ferrée, confiant, le général attend avec une prostituée à son bras. Un homme vient le prévenir du massacre : il ordonne de faire venir les dynamiteurs. Ceux-ci s’élancent à leur tour. Le premier tombe sous les balles de la mitrailleuse, le second atteint son but. Les révolutionnaires terminent leur œuvre : ni les prisonniers, ni les blessés ne sont épargnés, ils sont abattus froidement d’une balle dans la nuque. Plus tard, un homme américain se présente au général. Jimmy Nolan est venu dans le Morelos pour entrer en contact avec Pancho Villa et avec Zapata, mais les hommes de Huerta l’ont capturé. Il tend à Villa la lettre qui l’identifie comme un agent des services secrets américains. Il vient proposer des armes et des munitions au nom des États-Unis. L’introduction de Marc-Antoine Jans constitue une bonne indication de la teneur en faits historiques de cette bande dessinée : elle ne s’inscrit pas dans le genre historique à proprement parler, plutôt elle met à profit des éléments historiques sans les développer pour évoquer le cheminement d’une troupe de révolutionnaires, dans un registre qui évoque un western. L’introduction apporte donc les éléments nécessaires au lecteur qui ne serait pas familier de la révolution mexicaine pour comprendre l’importance et le rôle des personnages, ainsi que ce qui se joue quant au destin du pays. Pas de rappel sur la manière dont Villa fut recruté, sur sa stature nationale et ses faits d’armes, ou encore le contrat passé avec la compagnie cinématographique Mutual Film Corporation, pour l’exclusivité de filmer ses combats (ce qui explique la présence d’un caméraman dans son entourage). Par ailleurs, les auteurs mettent en scène une rencontre entre Villa et Zapata en 1914 dans la ville de Guernavaca, alors qu’historiquement ils se retrouvent le 4 décembre 1914 à Xochimilco. De même, ils ne développent pas l’histoire personnelle de Zapata, ou ses convictions politiques et en quoi elles diffèrent de celles de Villa, même s’il se produit un face à face savoureux dans ce tome. Le récit débute avec un superbe paysage sauvage, une plaine à perte de vue, un fleuve et ses méandres, des cactus, et le passage d’un train : tout est en place pour l’attaque du train, même le caméraman pour immortaliser la scène, et la faire diffuser aux États-Unis. Le scénariste rend compte de l’absence de pitié de part et d’autre, avec pour finir l’exécution sommaire des prisonniers et des blessés. Puis la colonne des guérilleros reprend la marche vers Guernavaca, à travers de nouveaux paysages sauvages magnifiques. Il introduit également un agent des services secrets des États-Unis venu négocier des intérêts économiques, se sachant dans une position de force en tant que fournisseur d’armes et de munitions. Puis le reporter et l’agent suivent Zapata, et ils assistent à l’expropriation des terres d’une hacienda. La séquence est tout aussi sanglante que celle de l’attaque du train, un massacre sans pitié. L’affrontement se termine par l’effondrement brutal de la résistance des Rurales. Les quelques survivants tombent sous les balles des Zapatistes. Ils ne font pas de prisonniers. Le récit se termine avec une tentative d’assassinat, dont la véracité historique n’est pas documentée, dans un site exceptionnel, Teotihuacan, la demeure de Quetzalcoatl le serpent à plumes, un lieu sacré. Aussi, plutôt qu’un récit à proprement parler historique, le lecteur participe à une fiction qui met à profit les zones naturelles, les individus armés qui s’affrontent, et les particularités de ce territoire. Vraisemblablement venu pour le dessinateur, le lecteur accompagne bien volontiers le caméraman reporter américain pour côtoyer ces personnages historiques, tout en se demandant quelle sera la nature de l’intrigue. Il note l’écart par rapport à la vérité historique, et il constate que le face à face entre Zapata et Villa dure tout juste deux pages : le thème principal du récit se trouve donc ailleurs. Il prend un peu de recul par rapport à ce qu’il a lu : deux confrontations sanglantes, l’une contre l’armée du président du Mexique Victoriano Huerta, l’autre opposant les révolutionnaires à des paysans. L’ingérence des États-Unis dans le conflit sous la forme d’une offre très intéressée d’armes et de munitions. Le questionnement de McAllister sur les révolutionnaires, car leurs actions lui font plus penser à des bandits de grand chemin. Le comportement des révolutionnaires lorsqu’ils arrivent et s’installent dans une ville ou un village. La mésentente immédiate entre les deux meneurs révolutionnaires, sans que cela ne dégénère en un affrontement, la dernière séquence dans laquelle Zapata affirme au reporter qu’on ne change pas les choses avec la générosité. Et l’épilogue cinq ans plus tard revient sur le sort d’un des révolutionnaires. Il apparaît que le récit est fermement ancré dans le contexte de la révolution mexicaine, qu’il en choisit des éléments pour mettre en scène des actions concrètes de ladite révolution, pour évoquer ces actions telles qu’elles se déroulent, plutôt que telles qu’elles figureront dans les livres d’Histoire. Dès la première page, la rétine du lecteur est à la fête : il retrouve les caractéristiques des dessins de Sergio Toppi : des traits de contours fins et discrètement irréguliers, des hachures parfois très fines et très denses, des cases généralement rectangulaires qui ne sont pas toujours disposées en bande, qui peuvent disposer d’une bordure ou non, dont certains éléments peuvent déborder sur une case adjacente. En fonction de ses inclinations, il va s’attacher plus à telle ou telle composante de la narration visuelle. Cette manière très particulière de parfois faire poser les personnages pour leur conférer plus d’allure, ou une fibre romanesque. Le traitement des décors :la mise en avant des cactus, les textures des roches, le remblai de la voie ferrée, la chaîne de montagne dans le lointain, la végétation, la magnifique tour en pierre dans le premier village, les arbres, l’arrivée dans la grand-rue de Guernavaca, le champ de cannes à sucre, encore des cactus, et la représentation extraordinaire de la pyramide à degrés de Teotihuacan. L’artiste fait des merveilles avec des traits à demi estompés pour sa première apparition, une tête sculptée à la façon gargouille, la perspective créée par les degrés, les sculptures sur ses flancs, et la rue plus classique en front de mer à Long Island. Le lecteur peut également se focaliser plus sur les personnages. Il se sent impressionné par le sérieux et la sévérité des soldats de l’armée gouvernementale, postés derrière la mitrailleuse à bord du train, avec leurs uniformes officiels. Il peut apprécier le contraste avec la tenue moins formelle des Guérilleros, même s’ils portent tous le sombrero à très large bord, et au moins deux cartouchières, une ou plus à la ceinture et une ou plus en bandoulière. Au milieu de ces individus, il soupire en voyant le sourire enjôleur du caméraman, et sa tenue civile. Il comprend juste en le voyant qu’il ne faut pas accorder sa confiance à Jimmy Nolan, malgré son costume complet avec gilet. Il ne peut pas se retenir de sourire en voyant les deux prostituées qui attendent les clients à la maison close, acquiesçant au jugement de valeur de Villa qui les trouve vieilles et sales. Il voit la différence de prestance entre Villa et Zapata, le premier dans des vêtements ordinaires de paysan, le second dans un très beau costume noir élégant. Après s’être renseigné, il se rend compte que l’artiste a respecté la réalité historique sur ce point. Il revient quelques pages en arrière et a la confirmation que les auteurs ont également respecté et mis en scène le fait que Villa ne buvait pas d’alcool. Le dessinateur impressionne par sa capacité à reproduire les clichés visuels associés aux révolutionnaires mexicains, mine patibulaire, grosse moustache, sombreros surdimensionnés, et dans le même temps il parvient à leur insuffler assez de personnalité pour qu’ils apparaissent comme de vrais individus, et pas juste un empilement de clichés. Une plongée dans la Révolution mexicaine, nécessitant de disposer des très grandes lignes de ce conflit, en particulier sur le rôle de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, et dans le même temps une fantaisie historique ne respectant pas à la lettre les événements. La personnalité graphique de Toppi irradie à chaque page : les magnifiques paysages, les individus à la fois très humains et plus grands que nature, l’expressionnisme sous-jacent et enchanteur. L’intrigue suit un reporter filmant les révolutionnaires, tout en parlant de la réalité des actes révolutionnaires dans ce qu’ils ont de plus concret et violent. Vénéneux.
Destins coréens
C'est avec son album Couleur de peau : miel que Jung s'est fait connaître, en relatant son histoire d'enfant orphelin en Corée du Sud, puis son adoption pas vraiment réussie en Belgique. Il a continué sur le sujet avec Babybox en nous racontant comment en Corée du Sud, il existait des boîtes où les mères peuvent venir déposer et abandonner leur enfant... Avec "Destins coréens", Jung remet le couvert une dernière fois ; à l'occasion d'un voyage en Corée pour son travail, il compte en profiter pour rencontrer une jeune fille enceinte qui l'avait contacté après avoir lu sa BD. C'est cette rencontre entre un "enfant abandonné" et une mère sur le point de faire de même que nous propose l'auteur, et c'est puissant ! Comme pour Babybox, il use d'un graphisme sobre et élégant, d'une grande délicatesse, rehaussé cette fois-ci jaune, qu'il place avec justesse et parcimonie pour servir au mieux son propos. C'est beau et efficace, très esthétique. Ce qui n'enlève en rien à la qualité narrative de l'album, servant au contraire parfaitement son propos. Encore une fois, Jung réussi un magnifique album sur un sujet douloureux, mais qui semble boucler une boucle de sa vie et donner totalement sens à son travail.
Les Petits Métiers méconnus
Tu vois, mais tu ne regardes pas. - Ce tome constitue une anthologie d’une quinzaine de récits courts, tous écrits par le même scénariste. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour les scénarios. Chaque histoire est illustrée par un artiste différent : Hippolyte, Efa, Alexandre Clérisse, Thomas Campi, Antoine Carrion, Pierre Maurel, Valérie Vernay, Christian Cailleaux, Javi Rey, Amélia Navarro, Piero Macola, Christian Durieux, Jean-Denis Pendanx, Alfred et Charles Berberian. Il compte quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée, répartie en quatorze chapitres, chacun comprenant six pages, à l’exception du cinquième en cinq pages et du sixième en sept pages. Par un temps humide d’hiver, une jeune femme pousse la porte de Pôle Emploi, dans un manteau bleu avec une longue écharpe rouge. Elle se fraie un chemin au milieu des gens qui attendent pour aller prendre un ticket au distributeur : numéro 214H. Elle va s’assoir avec tous les autres, en attendant son tour. Dans sa tête, elle entend ce que va lui dire la dame qui la reçoit : Toujours pas de diplôme ? C’est difficile de trouver un job dans ces conditions. Un boulot sympa ? Pas de formation, pas de voiture, pas d’expérience convaincante… La jeune femme se lève prête à partir, et elle avise un livre laissé là sur une petite table. Elle le prend et se rassoit : elle se met à lire le guide des petits métiers méconnus. Première entrée : le balayeur des regrets. Sur la berge d’une rivière, un jeune garçon est en train de se déshabiller à l’abri des regards pour revêtir son maillot de bain. Puis il rejoint Camille déjà dans l’eau de la rivière, ayant étendu sa serviette sur la berge. Elle se jette à l’eau et l’éclabousse, il la rejoint et l’éclabousse à son tour, les deux riant de bon cœur. Puis ils profitent du soleil. Après ils rentrent au village. Devant eux passent un homme assis sur une cariole tirée par un cheval et s’adressant aux villageois : Le printemps est arrivé ! Il les enjoint à se libérer, à se soulager, à laisser l’hiver derrière eux, à se présenter léger pour l’été. Camille explique le rituel à son ami. Le souffleur de rue. Monsieur Lepic est le gardien du parc Pont-aux-Herbes. Son caractère rigide et sourcilleux l’amène à vouloir contrôler tout ce qu’il s’y passe. Chaque visiteur, la moindre allée et venue, tout est scruté par son œil inquisiteur. Or, ce qu’il découvre ce samedi matin le surprend fortement. Un grand costaud avec un petit bouquet de fleurs dans ses grandes mains essaye de sortir deux phrases d’amour, en bafouillant lamentablement. La jeune femme attendue arrive tranquillement à sa hauteur. Il se lève et il se met à déclamer avec aisance un poème de Paul Éluard. Elle est sous le charme. Le gardien Lepic apprécie la qualité littéraire du discours mais s’étonne grandement que le boucher du quartier, qui n’a jamais ouvert que des livres de compte, se soit montré capable de déclamer des poèmes. Ils voient trois jeunes hommes en train de traiter une autre jeune femme de boudin. Madame Boulet leur répond du tac au tac, et monsieur Lepic a du mal à croire que cette femme d’une timidité maladive se mette elle aussi à avoir de la répartie ! En découvrant ce tome, le lecteur comprend qu’il est construit sur un dispositif simple : des métiers qui n’existent pas et qui vont être mis en scène. Cela comporte de fait une forme de poésie : mettre en scène des êtres humains qui utilisent leurs compétences particulières dans des tâches qui ne sont pas valorisées par la société, qui ne présentent pas une valeur marchande. Le lecteur commence par accompagner un jeune adolescent qui découvre une coutume locale : un monsieur qui recueille des petits papiers froissés sur lesquels les gens ont écrit leurs regrets, tous leurs regrets de l’année écoulée, tout ce qu’ils n’ont pas osé faire, ce qu’ils n’ont pas vécu. Cela s’apparente à un rituel de printemps, une saison correspondant au réveil de la nature, avec un radoucissement de la température, un moment propice à de nouveaux projets, en laissant derrière soi les échecs, et en l’occurrence les regrets. Dans la deuxième histoire, une femme fournit des répliques littéraires à des personnes importunées ou harcelées. Puis une jeune femme aide à raviver les souvenirs de son grand-père atteint d’une maladie neurodégénérative. Le scénariste a l’art et la manière de mettre en scène des individus qui semblent avoir échoué au regard des critères de la société capitaliste, et qui apporte quelque chose qui n’a pas de prix à des personnes autour d’eux. Des récits qui rassérénèrent sans occulter la violence systémique de la société. Le scénariste fait preuve d’un savoir-faire impressionnant pour se renouveler dans chaque histoire. Des métiers inventifs et décalés, des situations de départ renouvelées à chaque fois, une chute qui vient clore une intrigue menée à un rythme qui donne la sensation de consacrer le temps nécessaire à chaque personnage, tout en étant rapide du fait de la pagination. En fonction de ses goûts, le lecteur se trouve sensible à telle ou telle composante. Il commence tout naturellement par apprécier le fait que les histoires sont majoritairement racontées par les dessins, et que le scénariste a conçu ses récits en ayant cette caractéristique en tête, avec des phylactères et des cartouches maîtrisés. Le lecteur découvre avec plaisir chaque métier, surtout s’il a évité de consulter la quatrième de couverture qui propose une couverture pour chaque histoire avec le titre figurant dessus. Tout en préservant la surprise de chaque emploi inattendu, il est possible d’évoquer les différentes situations initiales : une demandeuse d’emploi, un jeune homme n’osant pas évoquer ses sentiments avec une jeune fille, un gardien de square attentif aux échanges entre usagers, un homme s’étant retiré à la campagne loin de ses semblables, une factrice, une propriétaire de bar, un jeune garçon affecté par la tristesse de son père, un menuisier au chômage, une libraire dépité par le manque de succès d’un auteur venu pour une séance de dédicaces, etc. Autant de personnages d’âge varié, d’origine sociale différente. Le scénariste prend soin de raconter une histoire complète qui met en avant le petit métier méconnu, au travers de personnes incarnées. Parfois le personnage principal exerce le métier du titre, c’est par exemple le cas pour la restauratrice de souvenirs. D’autre fois, il s’agit d’un personnage secondaire, comme le balayeur des regrets. Chaque artiste vient donner à voir les personnages à sa manière, alors même que l’ouvrage donne l’impression d’une cohérence graphique. Pourtant, les traits de contours vont de tracés appuyés aux beaux déliés, à l’absence de trait de contour, en passant par des traits très fins et cassants, voire parfois un mélange entre formes détourées et couleur directe. La mise en couleur elle-même varie d’aplats aux teintes vives pour Clérisse ou profondes pour EFA, à de magnifiques peintures habillant les contours pour Campi, Carrion, Macola, à une approche plus conceptuelle pour Berberian, ou Cailleaux. Il faut un peu de temps pour déterminer ce qui génère cette sensation de cohérence : le respect et la bienveillance avec lequel les personnages sont représentés, l’absence de jugement sur leur comportement ou sur leur physique. De la même manière, il faut un peu de temps au lecteur pour cerner un effet discret : une nostalgie sous-jacente. Seuls deux récits montrent un téléphone portable et une personne en faisant usage. Dans un récit, un personnage utilise même un téléphone filaire. Dans Le balayeur de regrets, la narration visuelle met en scène un bal de village, visiblement d’une décennie passée du vingtième siècle. Dans le deuxième récit, l’emploi de gardien de square renvoie à une fonction en voie de disparition. Le quatrième récit pourrait se situer dans un passé plus lointain, début du vingtième siècle éventuellement. Le lecteur ressent ce décalage temporel comme si chaque récit s’apparente à un conte, sensation renforcée par ces métiers méconnus, doucement farfelus, gentiment en marge de la réalité et tous tournés vers l’autre, apportant une forme de réconfort, de chaleur humaine librement diffusée, sans attente de retour, tout d’abord pour le bien-être de la personne qui l’exerce, en accord avec ses valeurs profondes, avec ce réconfort ineffable d’être constructif, et de rendre service. Tout commence avec cette jeune femme sans qualification, sans diplôme, sans voiture, sans expérience convaincante… sans utilité pratique d’un certain point de vue. Le premier métier remplit une fonction dans un rituel, dans un rite du printemps : il s’agit pour le balayeur de regrets d’accomplir sa fonction, de jouer un rôle dans un processus. La deuxième personne est mue par un amour des mots des grands auteurs, pour lesquels elle fait office de passeuse vers des individus manquant de répartie. La suivante intervient pour ses grands-parents, aidant leur mémoire. Par la suite, le lecteur fait connaissance avec un homme mal à l’aise en société, tout en étant capable d’apporter du réconfort par les lettres qu’il écrit, avec une femme sachant voir ce qu’il y a de bon dans une personne, avec un amuseur de rue qui aide les autres à s’exprimer à l’aide de gros mots (ou en tout cas d’expressions fleuries), avec un aveugle aidant un adolescent à voir, avec une jeune femme souhaitant rendre hommage à la mémoire de gens ordinaires, etc. Le lecteur se sent ragaillardi par ces personnes normales et gentilles, constructives et acceptant leurs limites, capables d’apprécier la vie comme elle est. Une couverture douce, un titre qui promet des métiers fantaisistes, une anthologie réalisée par quatorze dessinateurs et un scénariste. Le lecteur est curieux de découvrir ces métiers farfelus dont le décalage génère une sensation poétique. Chaque artiste donne un caractère propre à la nouvelle qu’il illustre et aux personnages, chaque métier se distinguant ainsi des autres. Le scénariste met en scène la banalité d’individus possédant un talent inexploitable pour générer des revenus et des bénéfices, tout en rendant des services qui n’ont pas de prix pour les autres. Rassérénant.
Sang Royal
Un des derniers chefs d'oeuvre de Jodoroswky, et un titre injustement méconnu. Des inspirations scénaristiques qui vont de MacBeth à Berserk. Des dessins sublimes qui concurrencent le sommet atteint par Manara sur Le Caravage. La dernière page du tome 4, sublime. L'arrivée du fantastique dans le récit à partir du tome 3 à peine décevant, mais qui permet de voir une superbe femme copuler avec un loup-garou et un démon (pas en même temps hélas). Merci Jodo.
Chambres Noires
Une série inclassable, mais sympathique. Même si j’ai trouvé qu’il y a avait quelques petits passages un peu plus mollassons (dans le deuxième tome essentiellement), c’est globalement de l’aventure assez rythmée. L’intrigue en elle-même est plutôt légère. Mais plusieurs choses la dynamisent et la rendent intéressante à suivre. D’abord un mélange des genres plutôt réussi (même si ça donne parfois un récit très décousu). Pas mal de fantastique, auquel s’ajoute un ancrage dans les soubresauts de l’histoire politique française, au moment où la République est encore menacée par les dernières flammèches monarchistes (cet aspect prend se développe dans les deux derniers tomes). Mais aussi des touches humoristiques (surtout dans le premier tome – et j’aurais aimé que cela se développe davantage, en particulier autour des arnaques au spiritisme et aux fantôme réalisées par la famille de héros), avec des jeux de mots, quelques réparties amusantes. Et aussi les trognes impayables de certains personnages. Car j’ai trouvé le dessin vraiment chouette. Un trait moderne et vif, qui fait la part belle aux personnages typés, avec une famille aux faux airs de « famille Adams », à moitié freaks : le lecteur est d’emblée placé en face de personnages improbables, mais pourtant la mayonnaise prend. La lecture est rapide, car il n’y a pas beaucoup de texte, et l’intrigue n’est pas très étoffée. Mais c’est une lecture agréable. Note réelle 3,5/5.
La Femme à l'étoile
Après Billy Lavigne, je continue ma découverte de l'univers de Pastor et une fois de plus, ce fut une lecture très plaisante, très convaincante. " La femme à l'étoile " est un récit classique, mais qui reste en tête. La grande force de cet auteur est certainement de nous faire croire à ses personnages en donnant corps à leur existence par petites touches, en révélant progressivement leur parcours à travers une parole, un cauchemar, un objet dérobé (ici, l'histoire de l'étoile agrafée au veston de la jeune femme). C'est aussi un récit sensoriel où le décor enneigé devient un personnage à part entière. Même les pauses dans ce récit sont signifiantes : loin d'être des longueurs, elles permettent de resserrer les liens entre les protagonistes qui se confient par bribes alors qu'ils accomplissent des gestes a priori banals. Mais comme dans tout bon western, la tension n'est jamais véritablement évacuée et Pastor sait aussi soigner l'univers sonore de ses histoires en distillant ici ou là une onomatopée discrète qui rappelle que le danger peut surgir à tout moment. Avec cette histoire habilement contée, certes classique, mais réactualisée (l'artiste aime injecter des thèmes plus modernes dans ses récits), Pastor raconte une traque prenante où ses protagonistes auxquels le lecteur s'attache au fil des pages paraissent bien fragiles, écrasés par les habitudes d'un monde patriarcal dur et sans concession. Le travail au lavis et les teintes bleutées sont très réussis et plongent le lecteur dans cette ambiance oppressante. Quelques touches de couleurs viennent par contraste souligner la permanence des cauchemars qui hantent les deux héros de cette histoire et qui doivent composer avec un passé douloureux. Enfin, et ce n'est pas la moindre des réussites de cet album, l'auteur raconte surtout une belle histoire d'amour qui, sans jamais être niaise, donne un tour romantique appréciable à ce western.
Origines
Une couverture qui attire l'œil et le nom de Jakub Rebelka, il n'en fallait pas plus pour me décider à repartir avec l'album. Créé par Arash Amel, Joseph Oxford, Lee Toland Krieger et scénarisé par Clay McLeod Chapman, "Origines" est une œuvre ambitieuse, puisqu'elle nous plonge dans un futur crédible, celui où l'Homme est supplanté par l'Intelligence Artificielle. Une I.A. qui infecte le vivant jusqu'à en prendre le contrôle. Dans ce monde post-apocalyptique où l'humanité a disparu depuis bientôt mille ans, Chloé - une androïde dotée de l'I.A. - va faire renaître son créateur (David Adams), créateur qui est la cause de l'extinction humaine. Une œuvre ambitieuse puisqu'elle nous interroge sur de nombreux sujets. Elle met en garde sur une science qui va toujours plus loin dans la recherche sans toujours en mesurer les conséquences. Elle questionne aussi sur la place des robots (esclaves des temps modernes) et sur l'I.A. - ne pourrait-elle pas se doter d'une conscience et disposer de son libre arbitre ? La narration est maîtrisée, elle passe régulièrement du présent au passé naturellement et les dialogues sonnent juste. J'ai aimé le choix qu'une femme (certes robotisée) soit la clé de la renaissance de l'humanité, ainsi que les références bibliques. David en quête d'identité et Chloé en mère protectrice sont attachants. Par contre, la fin est trop convenue à mon goût et certaines situations m'ont laissé perplexe. La lecture est rapide, le texte est réduit à sa juste nécessité. Adepte de la ligne claire, passez votre chemin. Jakub Rebelka nous gratifie de son trait anguleux qui me plaît tant. Je remarque néanmoins des visages moins travaillés, je dois signaler que cette BD est antérieure à Judas et à Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft. Par contre les décors sont superbes. Une mise en page toujours aussi dynamique et inventive. Les couleurs de Patricio Delpeche sont magnifiques et contribuent au rendu post-apocalyptique. Un 4 étoiles généreux pour l'ambiance que dégage ce comics.
Alouette
Voilà une BD vraiment surprenante à bien des égards. Tout d’abord, si la couverture, malgré son côté un peu inquiétant, pourrait suggérer qu’on a affaire à un ouvrage jeunesse, il ne faut absolument pas s’y fier. Dès les premières pages, ce sont deux enfants qui sont mis en scène, une fille et un garçon, celui-ci se noyant tragiquement sous les yeux de sa compagne après une violente tempête en mer… D’ailleurs, on n’est pas sûr que cette dernière soit vraiment une fille avec ses cheveux courts en bataille et sa tenue masculine (l’action se situe tout de même dans un passé lointain, au XVIIIe siècle environ, même si cela n’est pas précisé). Bref… L’île où elle échoue est loin d’être un paradis perdu à la Robinson Crusoé… En effet, très vite on bascule dans une sorte de cauchemar où, au cœur d’une nature peu avenante, un monstre effrayant ne va pas tarder à surgir, avec d’autres créatures qui semblent appartenir à une autre planète… Et tout cela n’est que le début. Car la suite viendra confirmer que ce n’est pas vraiment un album adapté aux gosses. Alouette, la jeune « garçonne » présente un caractère énergique et souvent agressif, on la découvre rongée par la culpabilité et en proie à ses démons, se sentant responsable de la mort supposée de Pilou. Constamment sur la défensive, on perçoit la tempête sous son crâne, mais elle semble malgré tout avoir trouvé une forme d’apaisement en compagnie d’Orville et de Wiks. Mais comment tout cela est-il arrivé ? Dans une narration alternant présent et flashbacks, on découvre qu’Alouette et Pilou, contraints de mendier ou de se prostituer pour survivre, étaient pourchassés par la soldatesque royale, après que le gamin ait tué accidentellement un garde. Dans cette société médiévale où règne la misère et l’injustice, les enfants vagabonds peuvent très bien finir dans les geôles royales. Sans trop spolier le récit, on dira que les deux enfants se retrouvèrent passagers clandestins d’un navire, juste avant le naufrage ayant entrainé la mort de Pilou, du moins c’est ce que semble s’imaginer Alouette… La thématique centrale du récit, la culpabilité et la rédemption, l’éloigne encore davantage du registre jeunesse, pour un dénouement terrible qui laisse le lecteur littéralement pétrifié. Andréa Delcorte donne par ailleurs quelques coups de canifs discrets aux stéréotypes de genre ; d’abord avec Alouette et ses allures de « garçonne » qui ne veut pas s’en laisser conter, puis avec Wiks, la jeune femme autochtone, d’une rare bienveillance, à la fois douce, maternelle, et forte comme un roc… Et c’est aussi ce qui ajoute à la force du récit : des personnages bien construits et attachants. C’est très bien raconté, et le dessin, qui pourrait paraître simpliste au premier abord, sert parfaitement bien cette histoire comme un fil tendu qui respire l’urgence. Le trait est extrêmement nerveux mais parfaitement lisible, la mise en page dynamique, accompagnant très bien la tension narrative qui enserre le livre sans relâche. Certaines planches sont même très belles, notamment celles où Orville et Andrea quittent l’île à bord de leur coquille de noix pour se retrouver plus tard au cœur d’une tempête en pleine mer… De même, les huit scènes médiévales qui clôturent le livre évoquent certaines peintures de Bruegel. « Alouette », c’est la très bonne surprise qu’on n’attendait pas, et qui place d'emblée Andréa Delcorte sur la liste des auteurs à suivre. Un récit extrêmement âpre sur l’enfance, se déroulant dans un monde impitoyable, qui ne s’adresse donc pas aux enfants mais reste transcendé par son onirisme vénéneux et véritablement fascinant.