C’est pire car c’est constitutif.
-
Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs (2024).
Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice.
Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter.
Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune.
Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien.
En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien).
Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique.
Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice.
Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.
“C’est l’histoire d’un photographe fatigué, d’une fille patiente, d’horreurs banales et d’un chat pénible”, écrit Manu LARCENET.
Marco était photographe de guerre. Aujourd'hui c'est un homme hyper anxieux, sous antidépresseurs et anxiolytiques, s'interrogeant sur son passé et ayant une peur bleue de l'avenir et du moindre engagement.
Au fil des tomes nous suivons l'évolution de Marco, confronté comme tout à chacun à des choix de vie. Des choix qu'il fait, autant que des choix qu'il subit.
Marco est un héros ordinaire, imparfait, parfois égoïste, souvent perdu mais Marco c'est surtout toi, moi, nous.
Ici tout est abordé avec pudeur, tendresse et finesse : la peur de l’avenir, le poids du passé, les liens familiaux, l'amour, la dépression
Graphiquement c'est "moche" et je pense même que c'est fait exprès pour laisser toute la place à l'histoire, au message et au questionnement
Les deux premiers tomes sont plus légers dans l'appréhension des problèmes existentiels.
Le troisième emprunte un ton beaucoup plus grave, quant au quatrième il est cruellement réaliste.
Le Combat Ordinaire est une œuvre touchante, authentique, qui parle à chacun de nous. Un récit simple mais bouleversant, qui reste en mémoire.
À lire absolument.
Si cela n’est pas clairement mentionné, « Dans ses yeux » est bien un récit autobiographique de Marc Cuadrado, qui prouve d’une certaine manière que celui-ci a choisi de se mettre en retrait par rapport à son épouse Tanie, au cœur de ce témoignage. S’il paraît évident que lui-même représente un soutien essentiel pour sa compagne, on ne peut s’empêcher de rester admiratif devant le courage et la volonté de cette dernière. Et de la volonté, elle en a à revendre, grâce à un caractère bien trempé qui ne lui fait jamais renoncer à ses projets malgré les obstacles.
Dans ce recueil de tranches de vie, chaque anecdote révèle comment ce handicap visuel peut compliquer le quotidien, dans les détails les plus insignifiants : régler le four à la bonne température, choisir un vêtement à sa taille, jouer d’un instrument, lire des histoires à ses petits-enfants… mais il en faudrait plus pour décourager Tanie, qui avait décidé, depuis la perte de son œil droit à l’adolescence, de prendre son destin en main grâce aux paroles de son chirurgien. D’ailleurs, on vient de lui proposer de donner des conférences sur l’art moderne, ce qui la remplit de joie, au grand dam de Marc qui tend parfois à s’inquiéter plus que nécessaire.
Ce qu’on apprécie particulièrement, c’est que non seulement Marc Cuadrado évite tout pathos dans sa narration (et Tanie aurait forcément désapprouvé l’inverse !), mais en plus il réussit à injecter une bonne dose d’humour en relatant les petites chamailleries émaillant le quotidien de ce couple de sexagénaires. Et ce que l’on retient au final, c’est une immense tendresse pour sa compagne, et que celle-ci est réciproque. On retiendra cette scène significative à la sortie d’une consultation médicale concernant un problème bénin au genou, notre Marc en quête d’empathie s’offusque de l’ironie de Tanie. Celle-ci se contente d’affirmer que « le handicap [l’]a rendue plus forte face à l’adversité », et, afin de le réconforter, lui assure qu’elle sera « toujours forte pour deux ».
Le dessin semi-réaliste de Cuadrado, dans sa simplicité descriptive, s’attarde davantage sur les personnages, leurs attitudes et leurs expressions. C’est très efficace, révélant une certaine maîtrise de l’auteur pour ce registre. Pourtant, hormis ses strips divers (« Parker et Badger » et une série sur le monde des motards publiée avec Margerin, « Je veux une Harley »…), des ouvrages collectifs et d’autres productions plus ou moins confidentielles, on ne peut pas dire que ce bédéiste a publié énormément. En modifiant radicalement son champ d’action, sans toutefois renoncer à ses « facéties », il démontre avec ce récit qu’il n’a pas eu tort d'essayer.
« Dans ses yeux » est un portrait touchant, avec un parfait dosage entre humour et gravité. Une lecture riche d’enseignements, qui nous invite, nous les « bien-voyants », à nous mettre à la place de quelqu’un souffrant de troubles de la vision. Par un effort empathique, chacun saura relativiser ses petites douleurs et ses petits tracas, forcément très éloignés de ce type de handicap, et peut-être passer outre, afin de mieux « prendre son destin en main ».
Le maître a compris qu’il allait tout perdre. Alors il a semé le désordre !
-
Ce tome est le premier d’un diptyque de nature biographique. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Jean-Yves Delitte (peintre officiel de la Marine, membre titulaire de l'Académie des Arts et Sciences de la Mer), pour le scénario et les dessins, avec une mise en couleurs réalisée par Douchka Delitte. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.
L’histoire de la Chine est ancestrale, et il faudrait d’innombrables pages pour la narrer. Relever les tumultes des dynasties successives, dénoncer l’influence souvent néfaste des puissances occidentales qui, au fil des siècles, s’empressent de poser les pieds en Extrême-Orient pour satisfaire un appétit outrageusement vénal caché par un prosélytisme prétendument bienveillant. Mais quand l’ordre n’est plus qu’apparence et que le désordre règne sournoisement en maître, il ne faut pas s’étonner de voir un empire succomber aux plus viles tentations avant de s’effondrer. Macao, le 18 octobre 1843, deux soldats portugais viennent chercher Rodrigo Neiva de Cascais, l’attaché au consulat. Un passant les renseigne : à son avis, à cette heure, l’attaché est perdu dans les rêves enfumés de madame Tsching. Comprenant que les soldats ne connaissent pas la charmante madame Tsching, il explique que les instants d’évasion que madame Tsching offre sont fort agréables ! À l’intérieur de la fumerie, deux hommes de main sont venus s’en prendre à un client, ils sont mis dehors par la simple intervention de madame Tsching, armée d’un pistolet. Ils sortent et font le même constat que les deux soldats : elle est plus qu’un simple meuble particulier dans cette terre.
La rivière des Perles est un fleuve large et tortueux qui finit par se perdre dans les méandres de ses affluents. On dit qu’on ignore sa source et que seule sa fin est connue, quand ses eaux se jettent dans la mer de Chine. Ainsi, telle une artère qui irrigue tout le corps de l’homme, la rivière des Perles s’enfonce dans la Chine, offrant d’innombrables paysages. Mais derrière la beauté des paysages se cache parfois le mal… On trouve trace de la piraterie partout dans le monde depuis les premières civilisations en Chine, au XVIe siècle. Les puissantes familles marchandes de Canton ne rechignaient pas à faire du commence avec des Wakos, des pirates japonais. Mais avec les dernières années du XVIIIe siècle profitant d’une faiblesse du pouvoir impérial, la piraterie, parfois soutenue par la population, en vient à défier ouvertement les autorités. Les pirates, qui s’identifient à la couleur d’un pavillon blanc, noir, bleu ou encore rouge, se sont regroupés dans une confédération et font la loi sur les eaux. Mars 1809, dans les eaux de la rivière des Perles, monsieur le marchand Bo Jong se rend en présence de Zheng Shi, en jonque. Une fois devant elle, il exige de savoir pour quelle raison il a été convoqué. Elle lui explique : elle a laissé librement circuler ses navires, alors pourquoi ne pas payer son tribut ? Elle lui offre une protection et il la refuse.
L’auteur délaisse sa série sur les grandes batailles navales entamée en 2017 pour un diptyque… Enfin… Pas tout à fait puisqu’il a pour objet Ching Shih (1775-1844), appelée aussi madame Tsching, qui est une femme pirate chinoise, ayant écumé les mers de Chine durant le règne de l'empereur Jiaqing. Le récit commence en 1843, quelques mois avant le décès de cette dame, alors qu’elle a délaissé la piraterie depuis quelques années déjà. Après cette scène introductive de cinq pages, l’histoire revient en 1809, alors que la carrière de pirate de Ching Shih a commencé en 1801 : elle est donc bien établie dans son rôle, commandant plus de trois cents jonques, avec une troupe de pirates comprenant entre vingt et quarante mille personnes. L’auteur ne fait pas mention de ces informations, préférant se focaliser sur la situation du moment : un marchand se rebiffe contre les conditions imposées par la pirate et son organisation. Cela provoque un début de réaction du pouvoir local en place, qui ne parvient pas à s’organiser pour vraiment nuire à Zheng Shi. L’auteur évoque l’importance de la piraterie à l’époque, et la forme de tolérance des autorités vis-à-vis de cette pratique. Le scénariste se fait plus incisif en montrant comment le gouverneur local se tient dans une position très inconfortable, ne souhaitant pas attirer l’attention de l’empereur sur la situation de cette province, ce qui limite ses moyens d’action.
Le lecteur attend de ce peintre de la marine une solide reconstitution historique, et bien sûr des batailles navales. En termes de batellerie, il prend sa première dose dès la première planche avec une vue de jonques chargées de marchandises dans une partie du port de Macao. Il admire chaque bateau avec sa forme, ses ballots, les accessoires à l’intérieur, l’armature avec sa couverture légère pour protéger des intempéries, les pêcheurs à l’œuvre. En page huit, il découvre une illustration en pleine page : un navire marchand avec trois mats, dont deux avec les voiles dehors, et une petite barque à fond plat qui en part transportant le propriétaire : le niveau de détail est aussi impressionnant que la rigueur de la reconstitution. En page dix et onze, une illustration en double page montre la barque à fond plat accostant le rivage au niveau d’un escalier, avec Zheng Shi et ses hommes attendant le marchand, et de magnifiques arbres de très grand développement. Le lecteur reconnaît bien le talent de Jean-Yves Delitte pour donner à voir tout ce qui touche à la marine, son investissement et son goût pour les navires, sa capacité à allier une précision technique avec une fougue communicative pour ces sujets. Sans plus de retenue, le lecteur déguste et savoure les planches correspondantes : la jonque progressant de nuit sur un bras de fleuve dans la ville, une nouvelle illustration en pleine page pour un navire portugais avec sa proue au premier plan (Ces cordages ! Ces toiles de voiles ! Quelle majesté !), enfin un abordage en bonne et due forme (et sanglant) dans une autre illustration en double page (trente-six & trente-sept), et une dernière illustration en double page (quarante-quatre & quarante-cinq) alors qu’un brick sort d’un des nombreux affluents de la rivière des Perles pour aborder la pleine mer. Le bédéaste tient les promesses marines avec panache et professionnalisme.
La narration visuelle comprend d’autres éléments d’intérêt que les pages consacrées à la mer et aux navires, au nombre de dix-huit. L’attention portée à la reconstitution historique se voit à chaque planche : les tenues vestimentaires, les uniformes, les constructions et bâtiments, les armes, les accessoires et ustensiles. Tout a bénéficié d’une attention particulière pour que le lecteur puisse se projeter dans cette époque, dans cette région du monde. En fonction de sa sensibilité, son regard s’attarde plutôt sur la façade d’un monument, sur un chapeau haut de forme, sur un arbre massif au milieu de la rue, sur le nécessaire à opium, sur les motifs des drapeaux, sur un panier en osier, sur une arche ornementale, sur les tatouages de Zheng Shi, sur les statues bordant une allée d’apparat, sur les canons pointés vers la mer, ou encore sur les différentes selles utilisées par les cavaliers. Sans se montrer ostentatoire, l’artiste réalise des cases sans tricher, ayant à cœur de montrer chaque environnement tel qu’il apparaît, proscrivant les trucs et astuces qui lui permettraient d’éviter de représenter les éléments trop compliqués, ou nécessitant trop de recherches préalables.
L’intrigue fait donc l’économie de raconter le passé de Zheng Shi, au moins dans cette première moitié, que ce soit sa rencontre avec Zheng Yi et leur mariage en 1801, la manière dont elle en est venue à commander aux pirates, la mort de son époux, sa prise de pouvoir sur l’ensemble de la flotte. Elle va directement à la période que le lecteur subodore rapidement comme étant charnière : la pirate est au faîte de sa puissance, elle peut se permettre tous les navires de l’empire qu’elle souhaite, et elle commence à s’en prendre aux navires des étrangers. Elle peut abattre un marchand à bout portant, et faire commettre un attentat contre les possessions du gouverneur. Même s’il ne connaît pas l’histoire de cette femme, le lecteur comprend avec la séquence d’ouverture qu’elle vivra de nombreuses années après sa carrière de pirate. Il constate que l’auteur fait également l’économie d’exposer la géographie de la région. Ainsi la rivière des Perles reste un nom exotique si le lecteur ne se renseigne pas par lui-même dessus. D’un autre côté, la densité de la reconstitution historique visuelle apporte déjà beaucoup d’informations, et la pagination exige de l’auteur qu’il se concentre sur l’essentiel.
À l’évidence, il saute aux yeux du lecteur que le personnage principal est une femme, et qu’elle évolue dans un milieu essentiellement masculin. En fait il n’y a aucun second rôle féminin, et il faut rester attentif pour repérer une ou deux figurantes de ci de là, dans la rue. La dynamique de l’intrigue repose sur l’équilibre précaire des forces en présence : les pirates, le gouverneur de région, les Portugais, la gouvernance de l’empereur depuis son siège du pouvoir. D’une certaine manière, personne ne se satisfait de cet équilibre, ce qui le rend encore plus précaire, que ce soient les marchands qui espèrent trouver comment ne pas devoir payer pour une protection arbitraire par les pirates, le gouverneur qui sait que ses arrangements finiront par être découverts par le pouvoir impérial, Zheng Shi très consciente qu’il suffit que plusieurs camps s’allient pour que la suprématie des pirates soit remise en jeu. Zheng Shi raconte un souvenir de son enfance, ou peut-être une fiction présentée comme un souvenir, à Cheung, l’un des fils de Zheng Yi. Ce conte met en évidence qu’elle comprend parfaitement le jeu de pouvoir et sa position instable dans celui-ci. Elle lui explique qu’elle se voit comme un agent du désordre. Le lecteur peut y voir une stratégie efficace : réaliser des actions déstabilisant le pouvoir en place qui doit alors consacrer toute son énergie à rétablir une forme d’ordre, ce qui ne lui laisse pas assez de moyens pour s’occuper du fond du problème que constituent les pirates.
Un tome de quarante-six pages qui contraint l’auteur à aller à l’essentiel. Une narration visuelle d’une grande richesse pour la reconstitution historique des navires bien sûr, et tout le reste aussi. Un récit qui se focalise sur la fin du règne de Zheng Shi sur une organisation de plusieurs dizaines de milliers de pirates faisant régner leur loi. Une remarquable évocation des faits et gestes d’une femme passée à la postérité, d’une hors-la-loi imposant ses règles sur un monde d’hommes, contre le pouvoir établi.
Bonjour à tous
Quelle joie de lire et relire ces trois albums !
Silver que j'ai rencontré dans les années 80 au 5eme régiment de dragons de Valdahon (25). Celui-ci s'appelait Maréchal des logis COURS, portait le même uniforme au passant d'épaule jaune, supportant le même embonpoint, la même fringale (responsable logistique alimentaire) et de la vie.
Miche, faisant partie de ma clientèle. Retraité fonctionnaire, encarté jusqu’à l'os, dur et moqueur avec tout le monde, surtout avec les jeunes .
Jojo, le collectionneur de fripes qu'il ne faut surtout pas toucher .
Luigi, combien en ai-je rencontré, car vivant à la frontière italienne... tous ces vieux beaux espérant encore rencontrer l'amour...
Sana, ex directeur de société retraité vivant dans un des palace Mentonnais. Ancien bobo sympa qui, sous ses airs de dirigeant en acier, se trouve souvent débordé par les nouvelles générations.
Petit mot pour l'équipe, RICHEZ, STI et JUAN... A QUAND LA SUITE ?
Penser à quelqu’un, c’est l’avoir à l’esprit, ne pas l’oublier, c’est le faire vivre en nous. C’est l’un des actes empathiques les plus simples que l’on puisse réaliser au quotidien. Mais dans cette histoire, cet acte humain a remplacé la publicité dans l’espace public pour devenir le produit banal d’une ville en constante expansion. Cette mégalopole étouffante qui ne sera jamais nommée (et c’est bien le paradoxe), impose à ses habitants de posséder de la Présence au risque de périr. C’est à dire exister en une pensée dans l’esprit des autres grâce à son nom. Ainsi, l’oubli c’est la mort.
Se crée alors la sensation d’être anonymisé dans une ville pourtant saturée de noms. Ces noms, il y en a partout ; dans les rues, les halls d’immeubles, sur les panneaux, les façades, les pancartes, sur des gens. Mais on n’y prête plus attention, parce que lire un nom, ça demande de la mémorisation, ça demande du temps. On ne se concentre pas autant pour lire une publicité, on lui accorde à peine une seconde, parce que les mots sont simples, familiers, ce sont des noms communs. Le nom d’une personne, ce n’est pas la même chose, de par ses origines, ses consonances, son orthographe, c’est quelque chose qui nous est propre. Il apparaît donc étranger aux autres.
Parlons du dessin, outre cette dominante noir bleuté parsemée de quelques touches de rouges, ce sont surtout les représentations des personnages qui interpellent. Les corps et les visages se déforment pour souligner ou exagérer les mouvements. Tout semble élastique, cartoonesque parfois, mais surtout mouvant. Même les phylactères semblent vivants. Ils peuvent entrer en collision avec les personnages, s’emmêler lorsqu’ils ne s’écoutent plus, se croiser lorsque les dialogues se confrontent. La perspective est aussi très travaillée. Elle donne le vertige, la sensation d’une ville immense qui ne connaît pas de fin. Cette perspective englobe tout, elle engloutit tout. Mais ce qui me parle avant tout dans ces dessins, ce sont les scènes plus intimes, dépouillées, tout en émotions. Dans ces moments profondément fragiles, intensément humains, le dessin semble reprendre vie. Il se pare soudainement de détails dans les cheveux, les cils et les mains. L’étreinte d’Ali et de Manel en est un parfait exemple.
On se demande bien où la BD veut nous emmener avec toutes ses thématiques : la célébrité, la précarité sociale, la famille, l’amitié, l’inconnu, l’oubli… Souvent perçues (je pense) à tort comme une critique des réseaux sociaux et le besoin de se montrer dans l’espace médiatique. Mais il sert à quoi ce Grand Vide, cet étrange antagoniste ? Au début de l’histoire, le Grand Vide représente pour Manel une échappatoire à la crainte de n’exister que par les autres plutôt que pour elle-même. Elle finira cependant par le redouter, persuadée que s’il n’y a personne pour la voir, elle se condamne à disparaître. C’est pourtant quand elle se « fera un nom » qu’elle finira par être totalement oubliée : connue par tous mais inconnue de chacun. Alors que c’est au moment de quitter les siens que Manel, avec un regard en arrière, sait qu’elle sera manquée. Partir, c’est laisser un vide. Et si la Présence au final, c’est avant tout la place que nous occupons dans l’esprit de nos proches ?
Bon promis c’est le dernier point qui me travaille et après je clos ma critique, on connaît tous la formule : « nous ne sommes pas que des chiffres », pourquoi en refermant cette BD ai-je plutôt la sensation que « nous ne sommes pas que des noms » ?
Si le nom est indissociable de notre humanité ; il nous donne un lien filial, nous permet d’être identifié au sein de notre société, d’y avoir une place, c’est aussi parce que derrière chaque nom il y a un visage, il y a un être humain. Ce que fait cette ville, c’est lui enlever son essence même. Le nom n’est pas qu’un mot avec pour fonction de désigner quelqu’un, c’est un mot qui sert à se souvenir de quelqu’un. Nommer, c’est signifier l’autre en quelque sorte. Or, s’il faut sans cesse penser et être pensé sans véritablement considérer l’autre, ce n’est plus un acte d’empathie mais une action mécanique. On pourrait alors présumer qu’on ne peut pas accorder une pensée à chaque personne que l’on croise, parce que si nous le faisons, ceux qui nous sont chers finirait par ne plus avoir de place en nous, nous finirions par les oublier et être oublié. C’est cette inquiétude que soulignera très justement Manel à son meilleur ami Ali : « Chaque fois que je regarde ce mur de cartes de visite, ça me confirme qu’on ne peut pas exister dans cette ville au milieu de tous ces noms. Comment tu veux penser à chacun d’entre eux sans en oublier un ? ».
Alors pourquoi Ali se donne-t-il la peine d’avoir un mur entier de son appartement recouvert de cartes de visite ? Peut-être parce que penser aux autres c’est un peu penser à soi finalement. Manel le concédera : « C’est bien de faire ça. J’y pense jamais ! »
Pourtant dans notre société actuelle, l’emphase est mise sur la valorisation de soi, le « développement personnel ». S’il est bien de penser aux autres, on nous rappelle de faire attention de ne pas négliger son propre bien-être, il faut aussi penser à soi. Mais dans cet univers, penser à soi ne renforce pas sa Présence, on a besoin des autres. Manel en fera l’amère expérience lorsqu’elle sera au sommet de sa gloire puisqu’elle finira par perdre de vue tous ceux qu’elle a aimé. En retrouvant des lieux et des visages familiers, en redonnant une pensée à sa famille, en se souvenant d’Ali, elle se rendra compte qu’en les oubliant eux, elle s’est oubliée elle-même.
À travers ce geste anodin, silencieux, comme une petite preuve d’humanité parmi tant d’autres petites touches de bienveillance, Ali nous montre l’importance de se connecter aux autres : qu’oublier les autres au final, c’est risquer de s’oublier soi-même. ;)
Cet été je suis parti faire un trip Colorado, Utah et Nouveau Mexique ! A moi les grandes étendues sauvages ! J’ai glissé dans ma valise 1 seul album ! 1 seul mais pas n’importe lequel ! Cela ne pouvait qu’être l'or du Spectre, fruit de la collaboration entre Philippe Xavier et Matz. Mais quelle claque les amis ! Dès les premières pages, on est saisi par la qualité exceptionnelle du dessin de Philippe Xavier, dont le trait précis et détaillé donne vie à un univers visuel riche et immersif. Chaque case est une véritable œuvre d'art, où les jeux d'ombres et de lumières, les expressions des personnages et les décors minutieusement travaillés ne peuvent que vous captiver et vous transporter dans une atmosphère à la fois sombre et envoûtante. C’est sublissime. Et je peux vous l’assurer, on s’y croirait ! J’y suis dans le décor en ce moment !
Le scénario de Matz est tout simplement magistral. L'histoire, complexe et bien construite, mêle habilement intrigue policière, suspense et réflexion sur des thèmes universels tels que la cupidité, la trahison et la rédemption. Les personnages sont développés, avec des motivations et des arcs narratifs qui les rendent attachants et crédibles. Chaque détail compte et chaque rebondissement est savamment amené.
L'un des points forts de cet album réside dans sa capacité à maintenir un suspense haletant tout au long de l'album. Matz excelle dans l'art de distiller les indices et de jouer avec les attentes des lecteurs les plus exigeants, créant une tension narrative qui ne faiblit jamais. Les dialogues, percutants et naturels, ajoutent une dimension supplémentaire à l'histoire, révélant les personnalités des personnages et faisant avancer l'intrigue avec brio. Philippe Xavier réussit quant à lui à traduire cette tension en images, utilisant des cadrages audacieux et des compositions dynamiques pour amplifier l'impact des scènes clés. C’est tout bonnement génial ! Visuellement pour vos pupilles délicates c’est le grand bonheur.
Je ne peux que recommander chaudement cet album qui hume la poussière des grands espaces désertiques, et qui nous ramène avec délectation dans un far west plus contemporain mais ô combien délicieux.
Une bonne série jeunesse qui m'a bien surpris parce que je pensais lire un truc sympathique sans plus.
Le premier truc qui m'a frappé dès les premières pages est le dessin. Le style de Munuera est beaucoup plus réaliste dans cette série que dans ses œuvres habituelles qui avaient un coté cartoon. J'ai bien aimé, surtout que le style va très bien pour cet univers. Chaque tome raconte une histoire indépendante avec des personnages différents à chaque fois. J'avoue que j'ai été un peu déçu au second tome de voir que les personnages du premier tome que je trouvais terriblement attachants n'allaient pas revenir alors que j'aurais bien aimé suivre leurs aventures sur plusieurs tomes, mais ce n'est pas trop grave. L'action se passe dans un décor du 19ème siècle où les robots existent et sont maltraités. On retrouve donc des thèmes récurrents dans ce genre de publication jeunesse comme la tolérance et je trouve que c'est bien fait et qu'on ne prends pas les enfants pour des idiots.
Le seul bémol est que le dernier tome m'a moins passionné que les deux autres avec une histoire qui m'a semblé un peu trop cliché et souvent prévisible.
Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar historique" peu commun mais franchement réussi.
Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La Bombe atomique.
Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington.
Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) !
Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels.
On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ».
Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié.
Et la veille du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US.
Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale.
En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King.
Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817.
L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63.
« [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... »
Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ».
Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé !
Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ?
Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans.
À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé.
Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit.
Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour.
-
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage.
C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton.
Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves.
Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin.
Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal.
Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images.
Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin.
Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour.
Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.
En France, les livres sont au même prix partout. C'est la loi !
Avec BDfugue, vous payez donc le même prix qu'avec les géants de la vente en ligne mais pour un meilleur service :
des promotions et des goodies en permanence
des réceptions en super état grâce à des cartons super robustes
une équipe joignable en cas de besoin
2. C'est plus avantageux pour nous
Si BDthèque est gratuit, il a un coût.
Pour financer le service et le faire évoluer, nous dépendons notamment des achats que vous effectuez depuis le site. En effet, à chaque fois que vous commencez vos achats depuis BDthèque, nous touchons une commission. Or, BDfugue est plus généreux que les géants de la vente en ligne !
3. C'est plus avantageux pour votre communauté
En choisissant BDfugue plutôt que de grandes plateformes de vente en ligne, vous faites la promotion du commerce local, spécialisé, éthique et indépendant.
Meilleur pour les emplois, meilleur pour les impôts, la librairie indépendante promeut l'émergence des nouvelles séries et donc nos futurs coups de cœur.
Chaque commande effectuée génère aussi un don à l'association Enfance & Partage qui défend et protège les enfants maltraités. Plus d'informations sur bdfugue.com
Pourquoi Cultura ?
Indépendante depuis sa création en 1998, Cultura se donne pour mission de faire vivre et aimer la culture.
La création de Cultura repose sur une vision de la culture, accessible et contributive. Nous avons ainsi considéré depuis toujours notre responsabilité sociétale, et par conviction, développé les pratiques durables et sociales. C’est maintenant au sein de notre stratégie de création de valeur et en accord avec les Objectifs de Développement Durable que nous déployons nos actions. Nous traitons avec lucidité l’impact de nos activités, avec une vision de long terme. Mais agir en responsabilité implique d’aller bien plus loin, en contribuant positivement à trois grands enjeux de développement durable.
Nos enjeux environnementaux
Nous sommes résolument engagés dans la réduction de notre empreinte carbone, pour prendre notre part dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la planète.
Nos enjeux culturels et sociétaux
La mission de Cultura est de faire vivre et aimer la culture. Pour cela, nous souhaitons stimuler la diversité des pratiques culturelles, sources d’éveil et d’émancipation.
Nos enjeux sociaux
Nous accordons une attention particulière au bien-être de nos collaborateurs à la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, mais aussi à leur épanouissement, en encourageant l’expression des talents artistiques.
Votre vote
Que faire des juifs ?
C’est pire car c’est constitutif. - Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs (2024). Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice. Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter. Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune. Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien. En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien). Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique. Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice. Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.
Le Combat ordinaire
“C’est l’histoire d’un photographe fatigué, d’une fille patiente, d’horreurs banales et d’un chat pénible”, écrit Manu LARCENET. Marco était photographe de guerre. Aujourd'hui c'est un homme hyper anxieux, sous antidépresseurs et anxiolytiques, s'interrogeant sur son passé et ayant une peur bleue de l'avenir et du moindre engagement. Au fil des tomes nous suivons l'évolution de Marco, confronté comme tout à chacun à des choix de vie. Des choix qu'il fait, autant que des choix qu'il subit. Marco est un héros ordinaire, imparfait, parfois égoïste, souvent perdu mais Marco c'est surtout toi, moi, nous. Ici tout est abordé avec pudeur, tendresse et finesse : la peur de l’avenir, le poids du passé, les liens familiaux, l'amour, la dépression Graphiquement c'est "moche" et je pense même que c'est fait exprès pour laisser toute la place à l'histoire, au message et au questionnement Les deux premiers tomes sont plus légers dans l'appréhension des problèmes existentiels. Le troisième emprunte un ton beaucoup plus grave, quant au quatrième il est cruellement réaliste. Le Combat Ordinaire est une œuvre touchante, authentique, qui parle à chacun de nous. Un récit simple mais bouleversant, qui reste en mémoire. À lire absolument.
Dans ses yeux
Si cela n’est pas clairement mentionné, « Dans ses yeux » est bien un récit autobiographique de Marc Cuadrado, qui prouve d’une certaine manière que celui-ci a choisi de se mettre en retrait par rapport à son épouse Tanie, au cœur de ce témoignage. S’il paraît évident que lui-même représente un soutien essentiel pour sa compagne, on ne peut s’empêcher de rester admiratif devant le courage et la volonté de cette dernière. Et de la volonté, elle en a à revendre, grâce à un caractère bien trempé qui ne lui fait jamais renoncer à ses projets malgré les obstacles. Dans ce recueil de tranches de vie, chaque anecdote révèle comment ce handicap visuel peut compliquer le quotidien, dans les détails les plus insignifiants : régler le four à la bonne température, choisir un vêtement à sa taille, jouer d’un instrument, lire des histoires à ses petits-enfants… mais il en faudrait plus pour décourager Tanie, qui avait décidé, depuis la perte de son œil droit à l’adolescence, de prendre son destin en main grâce aux paroles de son chirurgien. D’ailleurs, on vient de lui proposer de donner des conférences sur l’art moderne, ce qui la remplit de joie, au grand dam de Marc qui tend parfois à s’inquiéter plus que nécessaire. Ce qu’on apprécie particulièrement, c’est que non seulement Marc Cuadrado évite tout pathos dans sa narration (et Tanie aurait forcément désapprouvé l’inverse !), mais en plus il réussit à injecter une bonne dose d’humour en relatant les petites chamailleries émaillant le quotidien de ce couple de sexagénaires. Et ce que l’on retient au final, c’est une immense tendresse pour sa compagne, et que celle-ci est réciproque. On retiendra cette scène significative à la sortie d’une consultation médicale concernant un problème bénin au genou, notre Marc en quête d’empathie s’offusque de l’ironie de Tanie. Celle-ci se contente d’affirmer que « le handicap [l’]a rendue plus forte face à l’adversité », et, afin de le réconforter, lui assure qu’elle sera « toujours forte pour deux ». Le dessin semi-réaliste de Cuadrado, dans sa simplicité descriptive, s’attarde davantage sur les personnages, leurs attitudes et leurs expressions. C’est très efficace, révélant une certaine maîtrise de l’auteur pour ce registre. Pourtant, hormis ses strips divers (« Parker et Badger » et une série sur le monde des motards publiée avec Margerin, « Je veux une Harley »…), des ouvrages collectifs et d’autres productions plus ou moins confidentielles, on ne peut pas dire que ce bédéiste a publié énormément. En modifiant radicalement son champ d’action, sans toutefois renoncer à ses « facéties », il démontre avec ce récit qu’il n’a pas eu tort d'essayer. « Dans ses yeux » est un portrait touchant, avec un parfait dosage entre humour et gravité. Une lecture riche d’enseignements, qui nous invite, nous les « bien-voyants », à nous mettre à la place de quelqu’un souffrant de troubles de la vision. Par un effort empathique, chacun saura relativiser ses petites douleurs et ses petits tracas, forcément très éloignés de ce type de handicap, et peut-être passer outre, afin de mieux « prendre son destin en main ».
Zheng Shi
Le maître a compris qu’il allait tout perdre. Alors il a semé le désordre ! - Ce tome est le premier d’un diptyque de nature biographique. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Jean-Yves Delitte (peintre officiel de la Marine, membre titulaire de l'Académie des Arts et Sciences de la Mer), pour le scénario et les dessins, avec une mise en couleurs réalisée par Douchka Delitte. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. L’histoire de la Chine est ancestrale, et il faudrait d’innombrables pages pour la narrer. Relever les tumultes des dynasties successives, dénoncer l’influence souvent néfaste des puissances occidentales qui, au fil des siècles, s’empressent de poser les pieds en Extrême-Orient pour satisfaire un appétit outrageusement vénal caché par un prosélytisme prétendument bienveillant. Mais quand l’ordre n’est plus qu’apparence et que le désordre règne sournoisement en maître, il ne faut pas s’étonner de voir un empire succomber aux plus viles tentations avant de s’effondrer. Macao, le 18 octobre 1843, deux soldats portugais viennent chercher Rodrigo Neiva de Cascais, l’attaché au consulat. Un passant les renseigne : à son avis, à cette heure, l’attaché est perdu dans les rêves enfumés de madame Tsching. Comprenant que les soldats ne connaissent pas la charmante madame Tsching, il explique que les instants d’évasion que madame Tsching offre sont fort agréables ! À l’intérieur de la fumerie, deux hommes de main sont venus s’en prendre à un client, ils sont mis dehors par la simple intervention de madame Tsching, armée d’un pistolet. Ils sortent et font le même constat que les deux soldats : elle est plus qu’un simple meuble particulier dans cette terre. La rivière des Perles est un fleuve large et tortueux qui finit par se perdre dans les méandres de ses affluents. On dit qu’on ignore sa source et que seule sa fin est connue, quand ses eaux se jettent dans la mer de Chine. Ainsi, telle une artère qui irrigue tout le corps de l’homme, la rivière des Perles s’enfonce dans la Chine, offrant d’innombrables paysages. Mais derrière la beauté des paysages se cache parfois le mal… On trouve trace de la piraterie partout dans le monde depuis les premières civilisations en Chine, au XVIe siècle. Les puissantes familles marchandes de Canton ne rechignaient pas à faire du commence avec des Wakos, des pirates japonais. Mais avec les dernières années du XVIIIe siècle profitant d’une faiblesse du pouvoir impérial, la piraterie, parfois soutenue par la population, en vient à défier ouvertement les autorités. Les pirates, qui s’identifient à la couleur d’un pavillon blanc, noir, bleu ou encore rouge, se sont regroupés dans une confédération et font la loi sur les eaux. Mars 1809, dans les eaux de la rivière des Perles, monsieur le marchand Bo Jong se rend en présence de Zheng Shi, en jonque. Une fois devant elle, il exige de savoir pour quelle raison il a été convoqué. Elle lui explique : elle a laissé librement circuler ses navires, alors pourquoi ne pas payer son tribut ? Elle lui offre une protection et il la refuse. L’auteur délaisse sa série sur les grandes batailles navales entamée en 2017 pour un diptyque… Enfin… Pas tout à fait puisqu’il a pour objet Ching Shih (1775-1844), appelée aussi madame Tsching, qui est une femme pirate chinoise, ayant écumé les mers de Chine durant le règne de l'empereur Jiaqing. Le récit commence en 1843, quelques mois avant le décès de cette dame, alors qu’elle a délaissé la piraterie depuis quelques années déjà. Après cette scène introductive de cinq pages, l’histoire revient en 1809, alors que la carrière de pirate de Ching Shih a commencé en 1801 : elle est donc bien établie dans son rôle, commandant plus de trois cents jonques, avec une troupe de pirates comprenant entre vingt et quarante mille personnes. L’auteur ne fait pas mention de ces informations, préférant se focaliser sur la situation du moment : un marchand se rebiffe contre les conditions imposées par la pirate et son organisation. Cela provoque un début de réaction du pouvoir local en place, qui ne parvient pas à s’organiser pour vraiment nuire à Zheng Shi. L’auteur évoque l’importance de la piraterie à l’époque, et la forme de tolérance des autorités vis-à-vis de cette pratique. Le scénariste se fait plus incisif en montrant comment le gouverneur local se tient dans une position très inconfortable, ne souhaitant pas attirer l’attention de l’empereur sur la situation de cette province, ce qui limite ses moyens d’action. Le lecteur attend de ce peintre de la marine une solide reconstitution historique, et bien sûr des batailles navales. En termes de batellerie, il prend sa première dose dès la première planche avec une vue de jonques chargées de marchandises dans une partie du port de Macao. Il admire chaque bateau avec sa forme, ses ballots, les accessoires à l’intérieur, l’armature avec sa couverture légère pour protéger des intempéries, les pêcheurs à l’œuvre. En page huit, il découvre une illustration en pleine page : un navire marchand avec trois mats, dont deux avec les voiles dehors, et une petite barque à fond plat qui en part transportant le propriétaire : le niveau de détail est aussi impressionnant que la rigueur de la reconstitution. En page dix et onze, une illustration en double page montre la barque à fond plat accostant le rivage au niveau d’un escalier, avec Zheng Shi et ses hommes attendant le marchand, et de magnifiques arbres de très grand développement. Le lecteur reconnaît bien le talent de Jean-Yves Delitte pour donner à voir tout ce qui touche à la marine, son investissement et son goût pour les navires, sa capacité à allier une précision technique avec une fougue communicative pour ces sujets. Sans plus de retenue, le lecteur déguste et savoure les planches correspondantes : la jonque progressant de nuit sur un bras de fleuve dans la ville, une nouvelle illustration en pleine page pour un navire portugais avec sa proue au premier plan (Ces cordages ! Ces toiles de voiles ! Quelle majesté !), enfin un abordage en bonne et due forme (et sanglant) dans une autre illustration en double page (trente-six & trente-sept), et une dernière illustration en double page (quarante-quatre & quarante-cinq) alors qu’un brick sort d’un des nombreux affluents de la rivière des Perles pour aborder la pleine mer. Le bédéaste tient les promesses marines avec panache et professionnalisme. La narration visuelle comprend d’autres éléments d’intérêt que les pages consacrées à la mer et aux navires, au nombre de dix-huit. L’attention portée à la reconstitution historique se voit à chaque planche : les tenues vestimentaires, les uniformes, les constructions et bâtiments, les armes, les accessoires et ustensiles. Tout a bénéficié d’une attention particulière pour que le lecteur puisse se projeter dans cette époque, dans cette région du monde. En fonction de sa sensibilité, son regard s’attarde plutôt sur la façade d’un monument, sur un chapeau haut de forme, sur un arbre massif au milieu de la rue, sur le nécessaire à opium, sur les motifs des drapeaux, sur un panier en osier, sur une arche ornementale, sur les tatouages de Zheng Shi, sur les statues bordant une allée d’apparat, sur les canons pointés vers la mer, ou encore sur les différentes selles utilisées par les cavaliers. Sans se montrer ostentatoire, l’artiste réalise des cases sans tricher, ayant à cœur de montrer chaque environnement tel qu’il apparaît, proscrivant les trucs et astuces qui lui permettraient d’éviter de représenter les éléments trop compliqués, ou nécessitant trop de recherches préalables. L’intrigue fait donc l’économie de raconter le passé de Zheng Shi, au moins dans cette première moitié, que ce soit sa rencontre avec Zheng Yi et leur mariage en 1801, la manière dont elle en est venue à commander aux pirates, la mort de son époux, sa prise de pouvoir sur l’ensemble de la flotte. Elle va directement à la période que le lecteur subodore rapidement comme étant charnière : la pirate est au faîte de sa puissance, elle peut se permettre tous les navires de l’empire qu’elle souhaite, et elle commence à s’en prendre aux navires des étrangers. Elle peut abattre un marchand à bout portant, et faire commettre un attentat contre les possessions du gouverneur. Même s’il ne connaît pas l’histoire de cette femme, le lecteur comprend avec la séquence d’ouverture qu’elle vivra de nombreuses années après sa carrière de pirate. Il constate que l’auteur fait également l’économie d’exposer la géographie de la région. Ainsi la rivière des Perles reste un nom exotique si le lecteur ne se renseigne pas par lui-même dessus. D’un autre côté, la densité de la reconstitution historique visuelle apporte déjà beaucoup d’informations, et la pagination exige de l’auteur qu’il se concentre sur l’essentiel. À l’évidence, il saute aux yeux du lecteur que le personnage principal est une femme, et qu’elle évolue dans un milieu essentiellement masculin. En fait il n’y a aucun second rôle féminin, et il faut rester attentif pour repérer une ou deux figurantes de ci de là, dans la rue. La dynamique de l’intrigue repose sur l’équilibre précaire des forces en présence : les pirates, le gouverneur de région, les Portugais, la gouvernance de l’empereur depuis son siège du pouvoir. D’une certaine manière, personne ne se satisfait de cet équilibre, ce qui le rend encore plus précaire, que ce soient les marchands qui espèrent trouver comment ne pas devoir payer pour une protection arbitraire par les pirates, le gouverneur qui sait que ses arrangements finiront par être découverts par le pouvoir impérial, Zheng Shi très consciente qu’il suffit que plusieurs camps s’allient pour que la suprématie des pirates soit remise en jeu. Zheng Shi raconte un souvenir de son enfance, ou peut-être une fiction présentée comme un souvenir, à Cheung, l’un des fils de Zheng Yi. Ce conte met en évidence qu’elle comprend parfaitement le jeu de pouvoir et sa position instable dans celui-ci. Elle lui explique qu’elle se voit comme un agent du désordre. Le lecteur peut y voir une stratégie efficace : réaliser des actions déstabilisant le pouvoir en place qui doit alors consacrer toute son énergie à rétablir une forme d’ordre, ce qui ne lui laisse pas assez de moyens pour s’occuper du fond du problème que constituent les pirates. Un tome de quarante-six pages qui contraint l’auteur à aller à l’essentiel. Une narration visuelle d’une grande richesse pour la reconstitution historique des navires bien sûr, et tout le reste aussi. Un récit qui se focalise sur la fin du règne de Zheng Shi sur une organisation de plusieurs dizaines de milliers de pirates faisant régner leur loi. Une remarquable évocation des faits et gestes d’une femme passée à la postérité, d’une hors-la-loi imposant ses règles sur un monde d’hommes, contre le pouvoir établi.
Les Seignors
Bonjour à tous Quelle joie de lire et relire ces trois albums ! Silver que j'ai rencontré dans les années 80 au 5eme régiment de dragons de Valdahon (25). Celui-ci s'appelait Maréchal des logis COURS, portait le même uniforme au passant d'épaule jaune, supportant le même embonpoint, la même fringale (responsable logistique alimentaire) et de la vie. Miche, faisant partie de ma clientèle. Retraité fonctionnaire, encarté jusqu’à l'os, dur et moqueur avec tout le monde, surtout avec les jeunes . Jojo, le collectionneur de fripes qu'il ne faut surtout pas toucher . Luigi, combien en ai-je rencontré, car vivant à la frontière italienne... tous ces vieux beaux espérant encore rencontrer l'amour... Sana, ex directeur de société retraité vivant dans un des palace Mentonnais. Ancien bobo sympa qui, sous ses airs de dirigeant en acier, se trouve souvent débordé par les nouvelles générations. Petit mot pour l'équipe, RICHEZ, STI et JUAN... A QUAND LA SUITE ?
Le Grand Vide
Penser à quelqu’un, c’est l’avoir à l’esprit, ne pas l’oublier, c’est le faire vivre en nous. C’est l’un des actes empathiques les plus simples que l’on puisse réaliser au quotidien. Mais dans cette histoire, cet acte humain a remplacé la publicité dans l’espace public pour devenir le produit banal d’une ville en constante expansion. Cette mégalopole étouffante qui ne sera jamais nommée (et c’est bien le paradoxe), impose à ses habitants de posséder de la Présence au risque de périr. C’est à dire exister en une pensée dans l’esprit des autres grâce à son nom. Ainsi, l’oubli c’est la mort. Se crée alors la sensation d’être anonymisé dans une ville pourtant saturée de noms. Ces noms, il y en a partout ; dans les rues, les halls d’immeubles, sur les panneaux, les façades, les pancartes, sur des gens. Mais on n’y prête plus attention, parce que lire un nom, ça demande de la mémorisation, ça demande du temps. On ne se concentre pas autant pour lire une publicité, on lui accorde à peine une seconde, parce que les mots sont simples, familiers, ce sont des noms communs. Le nom d’une personne, ce n’est pas la même chose, de par ses origines, ses consonances, son orthographe, c’est quelque chose qui nous est propre. Il apparaît donc étranger aux autres. Parlons du dessin, outre cette dominante noir bleuté parsemée de quelques touches de rouges, ce sont surtout les représentations des personnages qui interpellent. Les corps et les visages se déforment pour souligner ou exagérer les mouvements. Tout semble élastique, cartoonesque parfois, mais surtout mouvant. Même les phylactères semblent vivants. Ils peuvent entrer en collision avec les personnages, s’emmêler lorsqu’ils ne s’écoutent plus, se croiser lorsque les dialogues se confrontent. La perspective est aussi très travaillée. Elle donne le vertige, la sensation d’une ville immense qui ne connaît pas de fin. Cette perspective englobe tout, elle engloutit tout. Mais ce qui me parle avant tout dans ces dessins, ce sont les scènes plus intimes, dépouillées, tout en émotions. Dans ces moments profondément fragiles, intensément humains, le dessin semble reprendre vie. Il se pare soudainement de détails dans les cheveux, les cils et les mains. L’étreinte d’Ali et de Manel en est un parfait exemple. On se demande bien où la BD veut nous emmener avec toutes ses thématiques : la célébrité, la précarité sociale, la famille, l’amitié, l’inconnu, l’oubli… Souvent perçues (je pense) à tort comme une critique des réseaux sociaux et le besoin de se montrer dans l’espace médiatique. Mais il sert à quoi ce Grand Vide, cet étrange antagoniste ? Au début de l’histoire, le Grand Vide représente pour Manel une échappatoire à la crainte de n’exister que par les autres plutôt que pour elle-même. Elle finira cependant par le redouter, persuadée que s’il n’y a personne pour la voir, elle se condamne à disparaître. C’est pourtant quand elle se « fera un nom » qu’elle finira par être totalement oubliée : connue par tous mais inconnue de chacun. Alors que c’est au moment de quitter les siens que Manel, avec un regard en arrière, sait qu’elle sera manquée. Partir, c’est laisser un vide. Et si la Présence au final, c’est avant tout la place que nous occupons dans l’esprit de nos proches ? Bon promis c’est le dernier point qui me travaille et après je clos ma critique, on connaît tous la formule : « nous ne sommes pas que des chiffres », pourquoi en refermant cette BD ai-je plutôt la sensation que « nous ne sommes pas que des noms » ? Si le nom est indissociable de notre humanité ; il nous donne un lien filial, nous permet d’être identifié au sein de notre société, d’y avoir une place, c’est aussi parce que derrière chaque nom il y a un visage, il y a un être humain. Ce que fait cette ville, c’est lui enlever son essence même. Le nom n’est pas qu’un mot avec pour fonction de désigner quelqu’un, c’est un mot qui sert à se souvenir de quelqu’un. Nommer, c’est signifier l’autre en quelque sorte. Or, s’il faut sans cesse penser et être pensé sans véritablement considérer l’autre, ce n’est plus un acte d’empathie mais une action mécanique. On pourrait alors présumer qu’on ne peut pas accorder une pensée à chaque personne que l’on croise, parce que si nous le faisons, ceux qui nous sont chers finirait par ne plus avoir de place en nous, nous finirions par les oublier et être oublié. C’est cette inquiétude que soulignera très justement Manel à son meilleur ami Ali : « Chaque fois que je regarde ce mur de cartes de visite, ça me confirme qu’on ne peut pas exister dans cette ville au milieu de tous ces noms. Comment tu veux penser à chacun d’entre eux sans en oublier un ? ». Alors pourquoi Ali se donne-t-il la peine d’avoir un mur entier de son appartement recouvert de cartes de visite ? Peut-être parce que penser aux autres c’est un peu penser à soi finalement. Manel le concédera : « C’est bien de faire ça. J’y pense jamais ! » Pourtant dans notre société actuelle, l’emphase est mise sur la valorisation de soi, le « développement personnel ». S’il est bien de penser aux autres, on nous rappelle de faire attention de ne pas négliger son propre bien-être, il faut aussi penser à soi. Mais dans cet univers, penser à soi ne renforce pas sa Présence, on a besoin des autres. Manel en fera l’amère expérience lorsqu’elle sera au sommet de sa gloire puisqu’elle finira par perdre de vue tous ceux qu’elle a aimé. En retrouvant des lieux et des visages familiers, en redonnant une pensée à sa famille, en se souvenant d’Ali, elle se rendra compte qu’en les oubliant eux, elle s’est oubliée elle-même. À travers ce geste anodin, silencieux, comme une petite preuve d’humanité parmi tant d’autres petites touches de bienveillance, Ali nous montre l’importance de se connecter aux autres : qu’oublier les autres au final, c’est risquer de s’oublier soi-même. ;)
L'Or du spectre
Cet été je suis parti faire un trip Colorado, Utah et Nouveau Mexique ! A moi les grandes étendues sauvages ! J’ai glissé dans ma valise 1 seul album ! 1 seul mais pas n’importe lequel ! Cela ne pouvait qu’être l'or du Spectre, fruit de la collaboration entre Philippe Xavier et Matz. Mais quelle claque les amis ! Dès les premières pages, on est saisi par la qualité exceptionnelle du dessin de Philippe Xavier, dont le trait précis et détaillé donne vie à un univers visuel riche et immersif. Chaque case est une véritable œuvre d'art, où les jeux d'ombres et de lumières, les expressions des personnages et les décors minutieusement travaillés ne peuvent que vous captiver et vous transporter dans une atmosphère à la fois sombre et envoûtante. C’est sublissime. Et je peux vous l’assurer, on s’y croirait ! J’y suis dans le décor en ce moment ! Le scénario de Matz est tout simplement magistral. L'histoire, complexe et bien construite, mêle habilement intrigue policière, suspense et réflexion sur des thèmes universels tels que la cupidité, la trahison et la rédemption. Les personnages sont développés, avec des motivations et des arcs narratifs qui les rendent attachants et crédibles. Chaque détail compte et chaque rebondissement est savamment amené. L'un des points forts de cet album réside dans sa capacité à maintenir un suspense haletant tout au long de l'album. Matz excelle dans l'art de distiller les indices et de jouer avec les attentes des lecteurs les plus exigeants, créant une tension narrative qui ne faiblit jamais. Les dialogues, percutants et naturels, ajoutent une dimension supplémentaire à l'histoire, révélant les personnalités des personnages et faisant avancer l'intrigue avec brio. Philippe Xavier réussit quant à lui à traduire cette tension en images, utilisant des cadrages audacieux et des compositions dynamiques pour amplifier l'impact des scènes clés. C’est tout bonnement génial ! Visuellement pour vos pupilles délicates c’est le grand bonheur. Je ne peux que recommander chaudement cet album qui hume la poussière des grands espaces désertiques, et qui nous ramène avec délectation dans un far west plus contemporain mais ô combien délicieux.
Les Cœurs de ferraille
Une bonne série jeunesse qui m'a bien surpris parce que je pensais lire un truc sympathique sans plus. Le premier truc qui m'a frappé dès les premières pages est le dessin. Le style de Munuera est beaucoup plus réaliste dans cette série que dans ses œuvres habituelles qui avaient un coté cartoon. J'ai bien aimé, surtout que le style va très bien pour cet univers. Chaque tome raconte une histoire indépendante avec des personnages différents à chaque fois. J'avoue que j'ai été un peu déçu au second tome de voir que les personnages du premier tome que je trouvais terriblement attachants n'allaient pas revenir alors que j'aurais bien aimé suivre leurs aventures sur plusieurs tomes, mais ce n'est pas trop grave. L'action se passe dans un décor du 19ème siècle où les robots existent et sont maltraités. On retrouve donc des thèmes récurrents dans ce genre de publication jeunesse comme la tolérance et je trouve que c'est bien fait et qu'on ne prends pas les enfants pour des idiots. Le seul bémol est que le dernier tome m'a moins passionné que les deux autres avec une histoire qui m'a semblé un peu trop cliché et souvent prévisible.
Black Gospel
Les auteurs ont décidé de commémorer le discours de Martin Luther King et les événements d'août 1963 à leur façon, avec un polar sombre et poisseux où se déploie toute la noirceur humaine. Un "polar historique" peu commun mais franchement réussi. Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est bien connu de nos services : ce journaliste adepte des sports mécaniques a signé plusieurs BD dont la magistrale histoire de La Bombe atomique. Le voici associé avec le dessinateur Boris Beuzelin, un habitué des albums "policiers" et des adaptations de romans noirs (Siniac, Fajardie, ...), et tous deux célèbrent à leur façon le fameux discours du Dr. Martin Luther King Jr. le 28 août 1963 à Washington. Notons au passage que cet album Black Gospel est sorti en juin et bénéficie d'un joli coup de projecteur grâce à l'inénarrable Trump qui vient tout juste de déclassifier les dossiers relatifs à l'assassinat de Martin Luther King (en 68) ! Laurent-Frédéric Bollée n'a pas oublié son métier de journaliste et il a construit l'arrière-plan historique de son intrigue sur plusieurs faits bien réels. On l'a dit, le 28 août 1963, Martin Luther King prononce son fameux discours ponctué de quatre mots devenus les plus célèbres de l'Histoire : « I have a dream ». Le jour même deux jeunes femmes blanches sont assassinées à Washington, c'est l'affaire des Career Girls dont le coupable ne sera jamais identifié. Et la veille du célèbre discours, William Edward Burghardt Du Bois, un intellectuel black (que l'on peut voir comme l'un des précurseurs de Martin Luther King) s'éteint au Ghana où il avait fui les persécutions US. Depuis cette gigantesque manifestation d'août 1963, chaque année des cérémonies sont organisées à Washington, en mémoire du discours emblématique contre la ségrégation raciale. En août 1983, Washington s'apprête à commémorer le vingtième anniversaire du discours de Martin Luther King. Au même moment, la police du NYPD découvre à Manhattan deux jeunes femmes noires sauvagement poignardées. Elles démarraient leur carrière comme avocates. Sur le mur un message sibyllin, inscrit en lettres de sang : M2817. L'assassin semble vouloir jouer les copycat du double meurtre sauvage d'août 63. « [...] Voir qu'un type recrée un meurtre vieux de vingt ans à New York me fait dire qu'on n'est pas à l'abri ici à Washington ... » Un flic de New York, Jack Kovalski, va devoir faire équipe avec un collègue de Washington, Jimmy Chang, d'origine asiatique et Kovalski propose d'emblée une franche et virile collaboration : « Ne te fais pas d'illusions Shanghaï. Les jaunes m'ont toujours cassé les couilles ». Kovalski n'aime pas trop les noirs non plus : son père et son grand-père étaient flics et « les deux se sont fait buter en patrouille par des noirs ». Voilà, quelques cases et le décor est posé ! Mais quels sont les liens entre ces personnages, entre ces événements, entre ces dates ? Les meurtres aux États-Unis de 1983 ont-ils leurs racines dans le Ghana de 1963 ? Si l'intrigue est celle d'un polar on ne peut plus classique, c'est également un album nourri d'une belle documentation et L.F. Bollée nous apprendra plein de choses sur ces personnages et événements réels, d'autant que les auteurs ont choisi une structure en flash-back empruntée aux romans. À l'aide d'allers-retours entre les périodes (1963, 1983, 2013, ...), l'imbrication complexe entre les différents éléments de l'intrigue reste fluide et permet de faire connaissance peu à peu avec chaque personnage et son passé. Côté dessins, le noir & blanc est décidément très à la mode et celui de Boris Beuzelin, très contrasté, très noir (sans mauvais jeu de mots), exsude toute la sombre et poisseuse violence qui convenait à ce récit. Car il s'agit bien d'une histoire bien noire où l'on devine un prêtre animé des pires desseins, pris dans une folie toute personnelle.
Le Petit Train de la Côte Bleue
C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage. C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton. Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves. Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin. Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal. Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images. Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin. Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.