Probablement à ce jour, la meilleure bd que j'ai lue de toute ma courte vie.
En réalité, le livre Cornélius n'est pas une bd, et il n'a rien à faire sur ce site.
Prendre Cornélius comme une bande dessinée est une erreur, il faut prendre comme un mythe, un mythe ayant traversé les âges, ayant traversé les époques, et ayant traversé les visions (fausses, car il n'y en a en réalité qu'un) d'auteurs différents.
C'est pas facile de décrire ce livre, cela semble être un enchaîné de planches, de bd ou d'illustration, avec plus ou moins de liens entre elles, semblant toutes venir d'époques, et d'auteurs différents, toujours tournant autour du chien Cornelius.
La préface nous le dit clairement : "Ce livre est le premier d'une série de quarante volumes [...] dans le but de rassembler une partie de la production autour du personnage, né il y a 300 ans dans la République de Maïame"
Les notes de fin de pages (que certains ont sauté) le font aussi comprendre, Cornélius a une importance incroyable dans ce monde, cest l'équivalent de Picsou !
l'auteur nous révèle aussi sa grande connaissance de l'histoire de la bande dessinée et de ses codes à travers le temps. chaque page semble fourmiller de détails propres à l'époque où elle serait soi-disante sortie. certaines pages rappellent les bd de Mafalda, d'autres les publicités des magazines anciens, ou encore d'autres, semblant toutes droites sorties d'un fanzine étudiant.
C'est une sensation qui ne m'était jamais arrivé, Cornélius est une bd, donnant envie de lire.
Cornélius est une bd donnant envie de s'instruire, c'est une bd donnant envie d'apprendre l'histoire, c'est une bd qui m'a donné envie d'en lire d'autres.
Certaines personnes se sont plaint de l'histoire de Cornélius, la trouvant peu intéressante, c'est là ce que je trouve génial.
Il faut avoir de l'imagination avec Cornélius. dans un monde parallèle, il existe des millions d'histoires de ce chien, ce faisant, je demande alors "quelle importance ?" Parmis toutes les œuvres de Cornélius, il y en a forcément des mieux, mais cette bd de 300 pages n'est qu'un episode parmis tant d'autre, il ne faut pas le prendre au sérieux.
Mon avis est vraiment trèss nul, comparé au truc génial qu'est Cornélius, je ne peux donc que vous conseiller fe vous jeter dedans, sans prêter attention aux avis extérieurs, comme je l'ai fait.
Voilà donc l’album récompensé à Angoulême cette année ! Un gros pavé de plus de 400 pages, que je n’avais pas vu sur les rayonnages à sa sortie. Il faut dire que Monsieur Toussaint Louverture n’a pas forcément droit aux têtes de gondole. Et il faut dire aussi, que seuls des petits éditeurs prennent encore le risque de publier ce genre d’œuvres, franchement atypiques.
Après un petit temps d’adaptation – on ne rentre pas si facilement dans cet album je trouve –, j’ai été véritablement happé par l’histoire, qui se révèle au bout d’un moment bien plus classique qu’elle n’en a l’air au premier abord.
L’un des gros atouts de cette œuvre, c’est l’aspect graphique ! Et je ne parle pas seulement du dessin, mais aussi du parti pris d’en faire une sorte de carnet intime, avec les lignes, le trou pour les spirales, cahier dans lequel une jeune femme raconte sa vie, colle des documents (comme les couvertures de magazines populaires, d’horreur, photos, etc.).
Le dessin justement, que j’ai trouvé très beau. En Noir et Blanc le plus souvent, mais avec des touches de couleurs, et parfois même de pleines pages « colorées ». Différents styles, niveaux de crayonnés se succèdent (cela renforce le côté « carnet », « pris sur le vif »).
Ce qui est singulier, c’est que Ferris alterne un trait réaliste, très précis, avec des crobars en esquisse, et parfois un trait bien plus caricatural, qui doit beaucoup à une certaine esthétique underground, et à l’influence de Crumb je trouve, avec des corps plus en chair.
Styles et précision plus ou moins grande du trait cohabitent donc, sans que cela ne gêne la lecture, ni n’altère l’unité de l’ensemble.
A plusieurs reprises, surréalisme et expressionnisme font des incursions.
L’intrigue elle-même nous permet de mieux connaître la narratrice, Karen, une jeune fille laide, « qui aime les monstres » (et dont certains côtés m’ont fait penser à certains monstres présents dans l’album enfantin « Max et les Maximonstres », de Sendak).
Après nous avoir présenté son existence, plus ou moins rejetée – mis à part quelques rares camarades elles aussi « atypiques » et son frère Deeze – Karen se lance dans une sorte d’enquête, après la mort de la voisine du dessus, Anka (Karen est persuadée qu’elle a été assassinée). C’est ensuite la vie d’Anka qui va occuper une bonne partie de l’album, depuis son enfance dans l’Allemagne des années 30, au milieu d’autres « monstres », pédophiles, Nazis, etc. Puis elle revient aux États-Unis, pour les suites de « l’enquête », dans l’entourage de la défunte.
Par-delà l’intrigue elle-même, l’album est aussi – et avant tout ? – une très belle ode à la différence, défendant ceux qui « sont mis de côté » parce que « différents » (jeunes, Noirs, Indiens, femmes, Juifs, etc.). L’histoire est d’ailleurs sensée se passer aux États-Unis, dans les années 1960, en pleine révolte des « minorités ».
Comme je l’ai dit, l’album ne se laisse pas apprivoiser facilement, et sa lecture exige de la concentration et du temps ! (texte très abondant, placé parfois dans tous les sens – j’ai eu quelque fois du mal à savoir dans quel ordre il devait être lu. Les pages sont bien remplies, c’est le moins que l’on puisse dire !!!). Mais il vaut vraiment la peine de s’y consacrer, de s’y plonger.
Et pour le coup, je comprends pourquoi cette œuvre a pu décrocher tous ces prix : c’est ambitieux et beau, et bien plus accessible au « grand public » qu’on pourrait le croire – même si je vous recommande quand même un petit feuilletage avant de l’acheter.
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Je vais faire plus court pour mon avis concernant le deuxième tome.
la lecture est toujours aussi envoûtante - ou oppressante, voire repoussante, c'est selon votre degré d'acceptation du style graphique et narratif de Ferris. Mais j'aime toujours autant son trait nerveux, son travail au Bic, que ce soit pour le Noir et Blanc ou pour les passages en couleurs. J'apprécie aussi sa mise en pages déstructurée, le rendu en fac-simile d'un carnet, avec les lignes, les trous pour le classeur, etc. Un dessin qui passe encore du croquis en esquisses au dessin plus méticuleux et développée, qui joue sur une imagerie surréaliste parfois. On aime ou pas, mais j'y trouve mon compte.
Pour ce qui est du récit, il est lui aussi encore fouillis et part dans pas mal de directions, et je conçois qu'en plus du travail graphique, cette narration puisse dérouter nombre de lecteurs, c'est une oeuvre qui reste clivante. Il n'y a plus la surprise de la découverte, mais ça reste quand même un récit plaisant, avec une héroïne en plein questionnement de sortie d'adolescence, une société américaine en pleine ébullition, des relations entre frère et soeur pas toujours faciles, etc.
Cela dit, malgré mes louanges, j'admets que la lecture n'est pas toujours fluide, et que la pagination plus qu'importante impose une concentration certaine et longue. Il faudra sans doute encore attendre un certain temps pour lire la suite (au moins un album supplémentaire, l'éditeur annonçant aussi un préquel).
Je réitère aussi mes félicitations pour l'éditeur, qui prend énormément de risques, mais qui a fait un très beau travail.
Une série qui sort franchement des sentiers battus.
Je n'ai jusqu'alors pas eu la chance de lire La Falaise, premier roman graphique a priori fort réussi mais déstabilisant, de Manon Debaye.
Cette seconde œuvre retint néanmoins fortement mon attention : le style visuel m'attirait assez (un trait fin, précis et pourtant peu assuré, associé à de délicates couleurs crayonnées), la thématique musicale me réjouissait évidemment (des ados fans d'un musicien rock, composant elles-mêmes de la musique), le sujet féministe (le regard des hommes sur les corps féminins, ici adolescents), brûlant en cette rentrée littéraire, réclamait idéologiquement et professionnellement mon attention. Ce fut un choc ! De ces BD qui, une fois refermées, vous laissent coi quelques instants, les yeux possiblement humides de colère, l'esprit et les idées s'agitant frénétiquement, pour recréer du lien avec les thématiques sociétales contemporaines et les combats à mener, avec des souvenirs de lectures, films ou chansons ravivés.
Manon Debaye est parvenue en quelques situations, à dresser un portrait assez juste de trois amies dissemblables et longtemps inséparables. Ce qu'elles se confient, ce qu'elles cachent, les personnalités des unes et des autres via les ascendances, décisions et prises de parole. Mais ici, contrairement à la merveille de Vanyda Celle que..., la cruauté affleure de toute part installant un malaise jusque dans des situations espérées rêvées (comme celle de la rencontre avec leur idole). Le véritable sujet s'impose alors : comment le regard des hommes sur les femmes façonne le monde, les corps, les attitudes... influençant sournoisement jusqu'au regard des mères ou celui des meilleures amies, atteignant naturellement l'estime de soi.
La BD choisit d'aller vers le terrible drame, sans spectaculaire, ni panache, en demeurant dans un effroi glacial et contenu.
La seconde partie évoquera l'après, la culpabilité, la reconstruction, la résilience, l'impossible oubli. Mini faiblesse du récit et des illustrations, ces destins brisés ne nous apparaitront pas avec clarté, les nouveaux visages entraperçus (ou vieillis ou appartenant à de nouveaux personnages), pas toujours aisément identifiables, créeront un doute et une distance, pas inintéressants d'ailleurs car renforçant l'impact du retournement de situation final. Et permettant furieusement d'insister sur les déterminismes sociaux engendrant honte et silence plutôt que colère et combat, sur l'affreuse réalité de ces situations tristement communes, peu perceptibles pour un œil extérieur même bienveillant.
BD féministe importante, qui s'inscrit dans une urgence (au même titre que "Notre affaire", "Les Yeux d'Alex", Rouge signal, "Une obsession", "Ces lignes qui tracent mon corps"...), une dynamique sociétale contemporaine chamboulant enfin le petit monde de la BD, longtemps demeuré en retrait sur ces sujets.
Attention les amis, avec ce diptyque vous allez découvrir une épopée maritime d’une beauté à couper le souffle ! Pour les amoureux des récits d’aventure et des flots déchaînés, accrochez-vous aux bastingages. Ça décoiffe je vous dis ! 1629 ou l’effrayante histoire des naufrages du Jakarka est une œuvre qui vous embarquera dans une tempête d’émotions et de splendeurs graphiques.
Cette bande dessinée est une pépite qui allie rigueur historique et art narratif d’exception avec au scénario le talentueux Xavier Dorison et au crayon le virtuose Thimothée Montaigne.
Visuellement c’est terrible ! Un découpage de maître, des planches à couper le souffle. Dès les premières pages, on est saisi par la maîtrise du découpage… des cadrages audacieux, des pleines pages somptueuses qui déploient toute leur puissance visuelle, comme des vagues déferlantes sur le papier. Timothée signe ici des dessins d’une beauté rare, où chaque détail – des cordages tendus aux visages burinés par le sel – respire l’authenticité. Mais que c’est bon ! Les jeux d’ombres et de lumière, les perspectives vertigineuses, tout concourt à immerger le lecteur dans l’horreur et la grandeur des éléments déchaînés. MA GNI FI QUE !
On découvre l’équipage, les tensions, les espoirs… puis, le rythme s’emballe, et c’est le naufrage, au sens propre comme figuré. Le scénario est bon. Xavier excelle dans l’art de construire une tension haletante, entre survie, trahisons et folie. Les dialogues sont ciselés, les personnages profonds, et l’on sent à chaque case le poids de la fatalité qui pèse sur ces âmes perdues sur une ile loin de tout.
Il y a cependant un truc qui ne va pas. Le prix de ces 2 BD fait mal ! Si l’œuvre est un chef-d’œuvre, le prix des deux albums … 84 euros au total est un véritable coup de massue. À ce tarif, les éditions Glénat semble avoir perdu le nord et mérite un carton rouge pour son manque de considération envers les bourses des passionnés. Vraiment dommage, car cette série mérite d’être lue par le plus grand nombre, et non réservée à une élite.
Si votre porte-monnaie le permet, embarquez sans hésiter. Sinon, espérez une réédition plus accessible… ou un miracle en librairie d’occasion !
La Quête du Gras est une véritable pépite. Roland Theimer réussit à livrer une bande dessinée à la fois hilarante et brillante, où l’absurde côtoie le raffiné. Les personnages sont démesurés mais étrangement familiers, et chaque page regorge de détails savoureux qui font sourire autant les lecteurs pressés que ceux qui aiment s’attarder sur chaque case.
Mais ce qui frappe le plus, c’est que l’ouvrage dépasse largement sa nature culinaire : il flirte avec le phénomène de pop culture, au point qu’on en vient à en parler comme d’un univers à part entière. On rit, on s’étonne, on s’attache — et on ne peut qu’avoir envie d’y retourner.
Bref, c’est original, inventif et terriblement addictif. J’ai hâte de découvrir la suite !
1997. Mon pote me traine à une séance de dédicace : le Chant des Stryges. Jamais entendu parler, mais à l'époque je suis déjà fan de bandes dessinées et fan de X Files, série que j'ai découvert un ou deux ans auparavant quand elle passait en troisième partie de soirée. Je dévore l'album dans la file d'attente et j'arrive devant un certain Richard Guérineau qui me demande ce qui me ferait plaisir, mais refuse quand je lui demande de dessiner ces fameux stryges qu'on ne fait qu'apercevoir dans ce premier tome. Va pour les héros. On discute, on sympathise et puisqu'il n'y en a pas, je me lance dans la création d'un site dédié à ces mystérieuses créatures - et à la promotion de la série (au passage, c'est comme ça que quelques années plus tard je découvrais BDThèque, le webmaster m'invitant à y partager les avis relatifs à la série).
2025. 28 ans après avoir plongé dans l'univers des stryges, exploré les spins off (Maitre de Jeu, Clan des Chimères, Siècle des Ombres et Hydres d'Arès dont on ne sait jamais vraiment s'ils font partie ou non de cet univers) et les cross-over (Asphodèle), et sept ans après la conclusion épique de la série originale, c'est forcément avec plaisir que je replonge dans la légende créée par Corbeyran. Vous l'avez donc compris, je suis mordu depuis presque 30 ans et je vous laisserais donc modérer ma note et mon avis en conséquence (ou pas).
Les premières planches nous plongent en Egypte, avec la découverte d'un tombeau contenant les corps de créatures antiques (et comme depuis le début, je vous raconte ma vie au lieu de vous parler de la série, une dernière parenthèse quant au fait que l'Egypte antique est une autre thématique dont j'étais fan à l'époque. A bien y réfléchir, je le suis toujours). Bon aller, ce coup-ci je parle de l'album !
Diptyque indépendant des autres séries, ce premier tome parvient à être à la fois fidèle à l'ADN de la série originale et à mon sens parfaitement accessible aux nouveaux lecteurs. On retrouve l'ambiance sombre, le mélange de fantastique et d'enquête qui fait le charme des Stryges.
Mais la véritable révélation est pour moi l'arrivée de Nicolas Bègue au dessin. Son trait fin et précis permet de créer des atmosphères prenantes et donne vie à chaque personnage avec une impressionnante minutie. Chaque décor est tout simplement remarquable. Les scènes d'action sont dynamiques, et il excelle à faire ressurgir la menace et la beauté inquiétante des créatures.
Je pense que l'album ravira les fans de la première heure (ce fut mon cas) et qu'il saura sans aucun doute conquérir une nouvelle génération de lecteurs. Lecture plus que recommandée pour quiconque aime les récits fantastiques bien construits et portés par un dessin de haut vol.
Un western aussi bon, beau et fort que Hoka Hey !. Je sais, je prends un gros risque en commençant de la sorte.
Les auteurs de 100 bullets nous proposent une ballade et non une balade. Cette triste histoire est racontée par l'un des trois frères Blood, tel un long poème mélancolique et désabusé à la fin tragique. Il faut avouer que ce Far West ne fera de cadeaux à personne.
Pour ne pas te gâcher la lecture - en te dévoilant les rebondissements qui vont parsemer le récit - je vais t'en dire le moins possible, juste faire une présentation des personnages. Les trois jeunes frères Blood vivent avec leur mère et leur père adoptif, un homme de dieu. Des gosses qui vont voir trois cow-boys, trois frères aussi, assassiner leur père adoptif et enlever leur mère. Ces trois cow-boys connaissent cette femme et l'un d'eux pourrait être leur père biologique. Les frangins Blood vont partir à la recherche de leur maman. Des personnages crédibles, complexes et très bien campés. Je vais faire un zoom sur cette femme, elle n'a rien de frêle et soumise, elle ne subit pas les événements, elle fait ce qu'il faut pour survivre. Une seconde mère, au tempérament bien trempé aussi, aura un rôle important, une comanche. Voilà, tu en sais assez.
Une histoire touchante et une narration onirique, on va suivre en parallèle ces deux fratries où les liens du sang, mais aussi du cœur seront mis à rudes épreuves, où rien n'est totalement noir ou blanc. Un récit violent, mâture et maîtrisé.
La boucle est bouclée avec cette dernière planche : "Je suis le fils de mon père".
J'aimais déjà beaucoup le dessin de Risso, mais là, il monte le curseur à un niveau très élevé. L'utilisation de l'aquarelle et le choix des couleurs rendent ce récit immersif, dépaysant et profondément humain.
Les cadrages et la mise en page permettent d'être au plus près de l'action et de ressentir les émotions des personnages.
Superbe !
De nombreuses couvertures alternatives en bonus en fin d'album, par Risso, Jock, Dave Johnson, Gabriel Ba, Howard Chaykin...
Un incontournable de 2025, je persiste et signe : un western aussi bon, beau et fort que Hoka Hey !.
Note réelle : 4,5.
Gros coup de cœur.
Rêver de l’horizon, observer, étudier… et ne pas cesser de s’émerveiller.
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Ce tome contient un récit complet, une forme de correspondance dessinée entre un homme et une femme, tous les deux artistes. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Edmond Baudoin & Aurore Bize. Il comporte quatre-vingt-deux pages de bande dessinée, en noir & blanc.
Un dessin d’arbre, puis un dessin avec un plus grand angle, et les mots d’Aurore Bize : Te souviens-tu de ce dessin ? Nous l’avions fait à deux, la première fois où tu étais venu marcher dans ces chemins qui n’étaient pas encore les miens. Je les découvrais avec toi. Tes traits et mes traits s’y mêlent et pourtant je peux voir clairement lesquels sont les tiens et lesquels sont les miens. Tu m’apprenais à regarder, à choisir. Je sens encore le soleil de cette fin d’hiver. Je sens encore ton odeur et ta veste chaude contre moi. J’ai commencé à tracer maladroitement. Tu as pris la feuille et tu as fait pousser le dessin. Juste comme ça, quelques souffles, quelques coups de pinceau. L’essentiel. La vie. Je vois comme mes branches étaient encore rigides, comme les tiennes dansaient dans le vent. C’est cette liberté du geste, cette sensualité, que j’admirais, que je cherchais.
Un dessin d’arbres et de sous-bois, puis des arbres sans végétation au pied, puis une zone naturelle sans arbre, et les mots d’Edmond Baudoin : Il y a en toi Aurore, un devenir avec les arbres. Le dialogue qui se crée avec eux quand tu les dessines s’entend. Je l’écoute quand je regarde tes dessins. Tu me dis ne pas être satisfaite de ce que tu fais, comme pour le paysage ci-dessus, tu ne le seras jamais. Pour moi c’est pareil. Pourtant on va continuer tous les deux dans ce livre, continuer de nous approcher au plus près de l’impossible. Approcher l’impossible. Dessiner, peindre, écrire, danser, c’est comme s’aimer avec les bouches, les peaux, les sexes. C’est toucher à la seconde qui contient tout, et tout perdre l’instant d’après, par la faute d’un trait de trop, d’une note de musique qui grince, d’un geste inopportun. C’est notre condition, notre humanité. C’est pour ça que les Grecs ont inventé les dieux et demi-dieux. Pour y arriver à travers eux. Aurore reprend : Oui, Edmond, nous allons essayer à tous les deux de nous approcher de cet impossible. Il y a longtemps que nous voulions travailler ensemble, mais la distance et nos vies si remplies nous ont obligés à laisser mûrir nos idées et m’ont permis de continuer à faire pousser mon dessin. Et maintenant, je te retrouve dans notre chemin. Dessins de feuilles et un chemin. Aurore continue : Je marche seule dans les collines. Je m’arrête parfois pour dessiner un peu. Garder une trace. Travailler mon geste. Avec la contrainte du temps, je vais à l’essentiel. La présence du paysage, le vent, les nuages, le soleil, libèrent ma pensée et mes sens. Dans ces moments de solitude choisie, je suis libre d’écrire et dessiner dans ma tête. Les caresses du soleil et du vent sont comme les baisers de mes amants. Tout mon corps est éveil. Comme je suis bien là-haut dans le vent. C’est grisant. Le vent me lave.
De temps à autre, Edmond Baudoin réalise une bande dessinée en collaboration avec un autre artiste : quatre albums avec Jean-Marc Troubet, dit Troubs (Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez en 2011, Le goût de la terre en 2013, Humains - La Roya est un fleuve en 2018, Inuit en 2023), La Diagonale des jours (1992) avec Tanguy Dohollau, Les Yeux dans le mur (2003) avec Céline Wagner, La Traverse avec Mariette Nodet en 2019, Au pied des étoiles (2024) avec Emmanuel Lepage. Comme d’habitude, sa conception de la bande dessinée induit une grande liberté dans la forme, en l’occurrence, une alternance d’illustrations réalisées soit par lui, soit par Aurore, le plus souvent une par page, parfois deux, parfois une illustration s’étalant sur une double page, et pourtant une sensation de bande dessinée. À la lecture, il est possible parfois de déceler l’influence d’Edmond dans un dessin d’Aurore et réciproquement, la dessinatrice indiquant au début qu’il a pu en être ainsi ponctuellement. Cet ouvrage reprend l’habitude établie dans les précédentes collaborations : Baudoin utilise des lettres capitales manuscrites pour ses textes, Bize écrit en minuscules, avec une police de caractère de type informatique. La narration alterne les dessins et les textes de l’un avec ceux de l’autre. Il s’établit un véritable dialogue, l’un répondant à l’autre, et réciproquement tout du long de la bande dessinée. Le lecteur ressent une progression narrative, qui va au-delà d’une discussion informelle.
Conscient de la nature de l’ouvrage, le lecteur se laisse porter par le flux de la discussion, tout en admirant les dessins. Baudoin indique que leur objectif est de dessiner des arbres. En effet, les différents dessins ont pour objet la nature, le plus souvent avec des arbres. Très peu de dessins comportent un être humain : la silhouette de Baudoin, la silhouette d’Eustacia Vye (un personnage du roman Le Retour au pays natal, 1878, de Thomas Hardy, 1840-1928), la silhouette de Louison (le fils d’Aurore), le corps d’Aurore elle-même. Alors le lecteur admire le paysage, ou plutôt les paysages successifs. Des arbres, des montagnes, des prairies, encore des arbres. S’il a déjà lu certaines BD de Baudoin, il en reconnaît immédiatement le trait de pinceau : gras épais, parfois complété par des traits fins, un assemblage d’une justesse épatante, surnaturelle même. Des représentations souvent épurées, transcrivant la vie de l’arbre dans sa silhouette, dans certaines textures, dans le déploiement de ses formes, de ses branches, une capacité extraordinaire à rendre justice à ces organismes vivants, à leur histoire personnelle qui a façonné leur développement. Par comparaison, les dessins d’Aurore Bize semblent s’inscrire dans un registre plus descriptif, plus proche de la réalité physique de ce que voit l’œil. Le lecteur perçoit qu’elle progresse dans son art au fil des séquences, s’éloignant un peu des apparences pour saisir la vie dans les arbres.
Accolés à ces dessins qui donnent à voir les arbres dans la manifestation de leur vie, se trouvent de courts textes, dans lesquels les auteurs développent leurs réflexions, leurs échanges. Le lecteur apprécie de suivre un dialogue construit : une suite d’anecdotes et d’idées. De manière organique et élégante, Aurore et Edmond évoquent la nature de leur projet, leur envie de collaborer de longue date, leur relation. Le lecteur se sent invité et accepté dans l’intimité de leur relation, évoquée avec pudeur. Il ressent le fait qu’ils aient probablement été amants, même si cela n’est pas dit de manière explicite. Leur bienveillance réciproque rayonne littéralement de leurs échanges, ainsi que leur profonde humanité, leur amour et leur respect de l’être humain. Ainsi, ce qui apparaît tout d’abord comme une discussion entre deux artistes, avec des collaborations discrètes de l’un sur les dessins de l’autre, acquiert une dimension narrative pour ce qui est de l’histoire passée de leur relation, et une dimension réflexive, dénuée d’aigreur ou de la forme de conservatisme que l’on pourrait attendre du fait de leur âge. Ils expriment leur inquiétude pour l’avenir de l’humanité, sans cynisme ou résignation, sans se targuer d’avoir vu les choses empirer.
Tout de même, voilà un projet singulier de dessiner des arbres pour parler de leur pratique de l’art du dessin, de leur impossibilité d’être satisfait de leur dessin tout en continuant d’essayer de s’approcher de cet impossible, d’évoquer également la manière dont s’exprime leur amour, leurs démarches pour comprendre l’autre sexe, ou encore ce monde mortifère qui pèse dans leurs têtes et dans leurs corps. Tout en découvrant les pages, le lecteur garde le titre en mémoire : Sous les écorces. C’est Baudoin qui l’écrit : alors j’ai de la haine à mon égard, parce que je ne sais pas descendre dans ses racines (celles de l’arbre), passer derrière son écorce. Dessiner les arbres va plus loin qu’un exercice complexe de transcription de l’histoire vécue par un être vivant dans un simple dessin. L’une et l’autre ont pour ambition de transcrire l’enchevêtrement des possibles, une quête di vivant par le dessin.
Charge au lecteur de lire les dessins et d’établir un ou plusieurs liens avec ce que dit le texte. Aurore Bize écrit : Un même dessin peut raconter plusieurs histoires. Baudoin se demande : Une même image peut être lue de combien de façons ? L’un et l’autre font le constat de l’ambivalence des textes et des images, concepts développés dans les théories de la réception et de la lecture, par exemple par l’école de Constance. Au fil de la discussion, les autres envies de ces créateurs s’égrènent : garder une trace, répandre son émotion. Le sujet de l’arbre incarne en fait une recherche de la vie en l’autre, y compris les êtres humains, que Baudoin dessine régulièrement au travers de portraits pendant ses voyages, et que Bize dessine également. Cette recherche constitue également l’expression de leur amour : chercher la vie en l’autre, aimer en témoin non en maîtrise, comprendre l’autre. D’un côté l’un et l’autre ont conscience qu’il leur est de plus en plus difficile de se vider la tête ; de l’autre côté, ils conçoivent que le temps du dessin est comme une danse, une forme de résistance contre un monde mortifère. Cette pratique leur permet de rejeter toute catégorisation qui étouffe l’être, de témoigner de la vie, de chanter l’humanité
Une discussion entre deux créateurs, sous la forme d’une bande dessinée, ou tout du moins d’une succession de dessins avec la voix intérieure de l’un et de l’autre qui court en alternance. Une bande dessinée, ou une succession d’illustrations associées à des réflexions en réponse à celles précédant ? En filigrane, il apparaît bien une trame narrative, celle qui évoque avec discrétion l’histoire de la relation, et celle qui évoque le développement de leurs réflexions. Le lecteur se prend rapidement d’amitié pour ces deux auteurs, pour leur chaleur humaine authentique. Il tombe sous le charme de l’incroyable densité de ce qu’expriment leurs représentations d’arbres. Il les écoute avidement parler de l’art du dessin de la rencontre et de l’altérité, de l’expression de leur amour, du sens qu’il donne à leur art, de leur espoir en la vie. Comme le conclut Edmond Baudoin : Les paysages se déconstruisent et reconstruisent eux aussi. Rien n’est immuable, même pas l’éternité. C’est notre chance. Nous pouvons ainsi continuer à rêver de l’horizon.
Je ne connaissais que le Libon du journal de Spirou, avec Les Cavaliers de l'Apocadispe, une série jeunesse délicieusement loufoque. Avec Un petit pas pour l'homme, un croche-patte pour l'humanité, je découvre une nouvelle facette de l'auteur qui, sans se déparer d'une certaine forme de naïveté presque poétique, s'autorise à aller un peu plus loin dans le trash puisqu'il publie ici pour un public plus adulte, celui de Fluide glacial. Rien de très violent non plus, mais le vocabulaire est largement familier et la vulgarité s'invite plus frontalement dans certains récits. Malgré cela, j'aime la tonalité choisie par Libon, qui n'a pas ici pour but de choquer mais d'aller toujours plus loin dans l'absurde.
Et il y réussit très bien ! Dans les meilleurs moments de sa saga, Libon parvient même à s'approcher d'un Goscinny tendance Les Dingodossiers ou Les Divagations de Mr Sait-Tout ou d'un Gotlib - référence évidente pour qui publie dans Fluide Glacial -, même si, bien sûr, Libon n'en a jamais tout à fait le génie. Avec son ton (vraiment) très absurde, l'auteur (et dessinateur) se lâche et nous emmène dans son univers qui, s'il évoque les références citées ci-dessus, a sa propre identité, et pourrait même se rapprocher d'un humour plus cinématographique. On pense évidemment ici aux Monty Python ou au trio ZAZ.
Même si, parfois, Libon manque soudain de la finesse salvatrice qui rehausse la plupart de ses histoires courtes, on rit beaucoup trop au long de ces deux tomes pour lui reprocher quelques faiblesses passagères. Espérons que la saga se poursuive encore un peu !
J'ai vraiment été touché par cette magnifique série . Paco Roca et Rodrigo Terresa reviennent avec une grande sensibilité sur deux épisodes sombres de l'histoire moderne espagnole. Les auteurs nous plongent dans l'histoire exemplaire de Pepica Celda octogénaire des environs de Valence qui brave toutes les épreuves bureaucratiques pour récupérer les ossements de son père exécuté par les militaires franquistes une fois la guerre civile terminée. Les auteurs construisent un magnifique récit sur deux époques qui s'équilibrent parfaitement pour éclairer les souffrances de milliers de familles. Le sujet est encore très sensible en Espagne et j'ai senti les auteurs conscient de ne pas envenimer un débat difficile. Il y a donc une grande intelligence dans le récit en restant centrer sur le sujet principal : le devoir ancestral des hommes à honorer leurs morts par des funérailles dignes. Roca et Terresa citent la mort d'Hector comme référence à l'inhumanité d'Achille et positionnent la réflexion à un autre niveau. Si les exécutions sommaires, les épurations, les massacres sont le lot commun de la tragique histoire humaine ,le respect du deuil devrait conduire à une trêve de la barbarie. Ainsi la sublime personne de Badia, le fossoyeur, m'a fait penser à Antigone dans sa volonté de braver l'ordre franquiste pour assurer une sépulture digne à ces hommes et femmes injustement exécutés . Les deux temps du récit, les exécutions puis la lenteur pour ouvrir les fosses communes à quatre-vingts ans de distance donnent une amertume tragique à la narration. La lecture est très fluide et cela se lit d'un trait tel un documentaire historique et/ou sociétal bien maitrisé.
J'ai aimé le graphisme simple et précis de Paco Roca. Le lecteur passe d'une époque à l'autre avec une grande facilité sans jamais perdre le fil du récit. J'ai senti la volonté des auteurs de respecter la pudeur et la mémoire des familles impliquées. Il y a beaucoup de sobriété dans les expressions et le traitement des couleurs.
Une très belle série qui m' a beaucoup remué.
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La Vie pleine de joie du triste chien Cornelius
Probablement à ce jour, la meilleure bd que j'ai lue de toute ma courte vie. En réalité, le livre Cornélius n'est pas une bd, et il n'a rien à faire sur ce site. Prendre Cornélius comme une bande dessinée est une erreur, il faut prendre comme un mythe, un mythe ayant traversé les âges, ayant traversé les époques, et ayant traversé les visions (fausses, car il n'y en a en réalité qu'un) d'auteurs différents. C'est pas facile de décrire ce livre, cela semble être un enchaîné de planches, de bd ou d'illustration, avec plus ou moins de liens entre elles, semblant toutes venir d'époques, et d'auteurs différents, toujours tournant autour du chien Cornelius. La préface nous le dit clairement : "Ce livre est le premier d'une série de quarante volumes [...] dans le but de rassembler une partie de la production autour du personnage, né il y a 300 ans dans la République de Maïame" Les notes de fin de pages (que certains ont sauté) le font aussi comprendre, Cornélius a une importance incroyable dans ce monde, cest l'équivalent de Picsou ! l'auteur nous révèle aussi sa grande connaissance de l'histoire de la bande dessinée et de ses codes à travers le temps. chaque page semble fourmiller de détails propres à l'époque où elle serait soi-disante sortie. certaines pages rappellent les bd de Mafalda, d'autres les publicités des magazines anciens, ou encore d'autres, semblant toutes droites sorties d'un fanzine étudiant. C'est une sensation qui ne m'était jamais arrivé, Cornélius est une bd, donnant envie de lire. Cornélius est une bd donnant envie de s'instruire, c'est une bd donnant envie d'apprendre l'histoire, c'est une bd qui m'a donné envie d'en lire d'autres. Certaines personnes se sont plaint de l'histoire de Cornélius, la trouvant peu intéressante, c'est là ce que je trouve génial. Il faut avoir de l'imagination avec Cornélius. dans un monde parallèle, il existe des millions d'histoires de ce chien, ce faisant, je demande alors "quelle importance ?" Parmis toutes les œuvres de Cornélius, il y en a forcément des mieux, mais cette bd de 300 pages n'est qu'un episode parmis tant d'autre, il ne faut pas le prendre au sérieux. Mon avis est vraiment trèss nul, comparé au truc génial qu'est Cornélius, je ne peux donc que vous conseiller fe vous jeter dedans, sans prêter attention aux avis extérieurs, comme je l'ai fait.
Moi, ce que j'aime, c'est les monstres
Voilà donc l’album récompensé à Angoulême cette année ! Un gros pavé de plus de 400 pages, que je n’avais pas vu sur les rayonnages à sa sortie. Il faut dire que Monsieur Toussaint Louverture n’a pas forcément droit aux têtes de gondole. Et il faut dire aussi, que seuls des petits éditeurs prennent encore le risque de publier ce genre d’œuvres, franchement atypiques. Après un petit temps d’adaptation – on ne rentre pas si facilement dans cet album je trouve –, j’ai été véritablement happé par l’histoire, qui se révèle au bout d’un moment bien plus classique qu’elle n’en a l’air au premier abord. L’un des gros atouts de cette œuvre, c’est l’aspect graphique ! Et je ne parle pas seulement du dessin, mais aussi du parti pris d’en faire une sorte de carnet intime, avec les lignes, le trou pour les spirales, cahier dans lequel une jeune femme raconte sa vie, colle des documents (comme les couvertures de magazines populaires, d’horreur, photos, etc.). Le dessin justement, que j’ai trouvé très beau. En Noir et Blanc le plus souvent, mais avec des touches de couleurs, et parfois même de pleines pages « colorées ». Différents styles, niveaux de crayonnés se succèdent (cela renforce le côté « carnet », « pris sur le vif »). Ce qui est singulier, c’est que Ferris alterne un trait réaliste, très précis, avec des crobars en esquisse, et parfois un trait bien plus caricatural, qui doit beaucoup à une certaine esthétique underground, et à l’influence de Crumb je trouve, avec des corps plus en chair. Styles et précision plus ou moins grande du trait cohabitent donc, sans que cela ne gêne la lecture, ni n’altère l’unité de l’ensemble. A plusieurs reprises, surréalisme et expressionnisme font des incursions. L’intrigue elle-même nous permet de mieux connaître la narratrice, Karen, une jeune fille laide, « qui aime les monstres » (et dont certains côtés m’ont fait penser à certains monstres présents dans l’album enfantin « Max et les Maximonstres », de Sendak). Après nous avoir présenté son existence, plus ou moins rejetée – mis à part quelques rares camarades elles aussi « atypiques » et son frère Deeze – Karen se lance dans une sorte d’enquête, après la mort de la voisine du dessus, Anka (Karen est persuadée qu’elle a été assassinée). C’est ensuite la vie d’Anka qui va occuper une bonne partie de l’album, depuis son enfance dans l’Allemagne des années 30, au milieu d’autres « monstres », pédophiles, Nazis, etc. Puis elle revient aux États-Unis, pour les suites de « l’enquête », dans l’entourage de la défunte. Par-delà l’intrigue elle-même, l’album est aussi – et avant tout ? – une très belle ode à la différence, défendant ceux qui « sont mis de côté » parce que « différents » (jeunes, Noirs, Indiens, femmes, Juifs, etc.). L’histoire est d’ailleurs sensée se passer aux États-Unis, dans les années 1960, en pleine révolte des « minorités ». Comme je l’ai dit, l’album ne se laisse pas apprivoiser facilement, et sa lecture exige de la concentration et du temps ! (texte très abondant, placé parfois dans tous les sens – j’ai eu quelque fois du mal à savoir dans quel ordre il devait être lu. Les pages sont bien remplies, c’est le moins que l’on puisse dire !!!). Mais il vaut vraiment la peine de s’y consacrer, de s’y plonger. Et pour le coup, je comprends pourquoi cette œuvre a pu décrocher tous ces prix : c’est ambitieux et beau, et bien plus accessible au « grand public » qu’on pourrait le croire – même si je vous recommande quand même un petit feuilletage avant de l’acheter. **************** Je vais faire plus court pour mon avis concernant le deuxième tome. la lecture est toujours aussi envoûtante - ou oppressante, voire repoussante, c'est selon votre degré d'acceptation du style graphique et narratif de Ferris. Mais j'aime toujours autant son trait nerveux, son travail au Bic, que ce soit pour le Noir et Blanc ou pour les passages en couleurs. J'apprécie aussi sa mise en pages déstructurée, le rendu en fac-simile d'un carnet, avec les lignes, les trous pour le classeur, etc. Un dessin qui passe encore du croquis en esquisses au dessin plus méticuleux et développée, qui joue sur une imagerie surréaliste parfois. On aime ou pas, mais j'y trouve mon compte. Pour ce qui est du récit, il est lui aussi encore fouillis et part dans pas mal de directions, et je conçois qu'en plus du travail graphique, cette narration puisse dérouter nombre de lecteurs, c'est une oeuvre qui reste clivante. Il n'y a plus la surprise de la découverte, mais ça reste quand même un récit plaisant, avec une héroïne en plein questionnement de sortie d'adolescence, une société américaine en pleine ébullition, des relations entre frère et soeur pas toujours faciles, etc. Cela dit, malgré mes louanges, j'admets que la lecture n'est pas toujours fluide, et que la pagination plus qu'importante impose une concentration certaine et longue. Il faudra sans doute encore attendre un certain temps pour lire la suite (au moins un album supplémentaire, l'éditeur annonçant aussi un préquel). Je réitère aussi mes félicitations pour l'éditeur, qui prend énormément de risques, mais qui a fait un très beau travail. Une série qui sort franchement des sentiers battus.
Des filles normales
Je n'ai jusqu'alors pas eu la chance de lire La Falaise, premier roman graphique a priori fort réussi mais déstabilisant, de Manon Debaye. Cette seconde œuvre retint néanmoins fortement mon attention : le style visuel m'attirait assez (un trait fin, précis et pourtant peu assuré, associé à de délicates couleurs crayonnées), la thématique musicale me réjouissait évidemment (des ados fans d'un musicien rock, composant elles-mêmes de la musique), le sujet féministe (le regard des hommes sur les corps féminins, ici adolescents), brûlant en cette rentrée littéraire, réclamait idéologiquement et professionnellement mon attention. Ce fut un choc ! De ces BD qui, une fois refermées, vous laissent coi quelques instants, les yeux possiblement humides de colère, l'esprit et les idées s'agitant frénétiquement, pour recréer du lien avec les thématiques sociétales contemporaines et les combats à mener, avec des souvenirs de lectures, films ou chansons ravivés. Manon Debaye est parvenue en quelques situations, à dresser un portrait assez juste de trois amies dissemblables et longtemps inséparables. Ce qu'elles se confient, ce qu'elles cachent, les personnalités des unes et des autres via les ascendances, décisions et prises de parole. Mais ici, contrairement à la merveille de Vanyda Celle que..., la cruauté affleure de toute part installant un malaise jusque dans des situations espérées rêvées (comme celle de la rencontre avec leur idole). Le véritable sujet s'impose alors : comment le regard des hommes sur les femmes façonne le monde, les corps, les attitudes... influençant sournoisement jusqu'au regard des mères ou celui des meilleures amies, atteignant naturellement l'estime de soi. La BD choisit d'aller vers le terrible drame, sans spectaculaire, ni panache, en demeurant dans un effroi glacial et contenu. La seconde partie évoquera l'après, la culpabilité, la reconstruction, la résilience, l'impossible oubli. Mini faiblesse du récit et des illustrations, ces destins brisés ne nous apparaitront pas avec clarté, les nouveaux visages entraperçus (ou vieillis ou appartenant à de nouveaux personnages), pas toujours aisément identifiables, créeront un doute et une distance, pas inintéressants d'ailleurs car renforçant l'impact du retournement de situation final. Et permettant furieusement d'insister sur les déterminismes sociaux engendrant honte et silence plutôt que colère et combat, sur l'affreuse réalité de ces situations tristement communes, peu perceptibles pour un œil extérieur même bienveillant. BD féministe importante, qui s'inscrit dans une urgence (au même titre que "Notre affaire", "Les Yeux d'Alex", Rouge signal, "Une obsession", "Ces lignes qui tracent mon corps"...), une dynamique sociétale contemporaine chamboulant enfin le petit monde de la BD, longtemps demeuré en retrait sur ces sujets.
1629 ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta
Attention les amis, avec ce diptyque vous allez découvrir une épopée maritime d’une beauté à couper le souffle ! Pour les amoureux des récits d’aventure et des flots déchaînés, accrochez-vous aux bastingages. Ça décoiffe je vous dis ! 1629 ou l’effrayante histoire des naufrages du Jakarka est une œuvre qui vous embarquera dans une tempête d’émotions et de splendeurs graphiques. Cette bande dessinée est une pépite qui allie rigueur historique et art narratif d’exception avec au scénario le talentueux Xavier Dorison et au crayon le virtuose Thimothée Montaigne. Visuellement c’est terrible ! Un découpage de maître, des planches à couper le souffle. Dès les premières pages, on est saisi par la maîtrise du découpage… des cadrages audacieux, des pleines pages somptueuses qui déploient toute leur puissance visuelle, comme des vagues déferlantes sur le papier. Timothée signe ici des dessins d’une beauté rare, où chaque détail – des cordages tendus aux visages burinés par le sel – respire l’authenticité. Mais que c’est bon ! Les jeux d’ombres et de lumière, les perspectives vertigineuses, tout concourt à immerger le lecteur dans l’horreur et la grandeur des éléments déchaînés. MA GNI FI QUE ! On découvre l’équipage, les tensions, les espoirs… puis, le rythme s’emballe, et c’est le naufrage, au sens propre comme figuré. Le scénario est bon. Xavier excelle dans l’art de construire une tension haletante, entre survie, trahisons et folie. Les dialogues sont ciselés, les personnages profonds, et l’on sent à chaque case le poids de la fatalité qui pèse sur ces âmes perdues sur une ile loin de tout. Il y a cependant un truc qui ne va pas. Le prix de ces 2 BD fait mal ! Si l’œuvre est un chef-d’œuvre, le prix des deux albums … 84 euros au total est un véritable coup de massue. À ce tarif, les éditions Glénat semble avoir perdu le nord et mérite un carton rouge pour son manque de considération envers les bourses des passionnés. Vraiment dommage, car cette série mérite d’être lue par le plus grand nombre, et non réservée à une élite. Si votre porte-monnaie le permet, embarquez sans hésiter. Sinon, espérez une réédition plus accessible… ou un miracle en librairie d’occasion !
Mégalo Poupos dans La Quête du gras
La Quête du Gras est une véritable pépite. Roland Theimer réussit à livrer une bande dessinée à la fois hilarante et brillante, où l’absurde côtoie le raffiné. Les personnages sont démesurés mais étrangement familiers, et chaque page regorge de détails savoureux qui font sourire autant les lecteurs pressés que ceux qui aiment s’attarder sur chaque case. Mais ce qui frappe le plus, c’est que l’ouvrage dépasse largement sa nature culinaire : il flirte avec le phénomène de pop culture, au point qu’on en vient à en parler comme d’un univers à part entière. On rit, on s’étonne, on s’attache — et on ne peut qu’avoir envie d’y retourner. Bref, c’est original, inventif et terriblement addictif. J’ai hâte de découvrir la suite !
La Légende des Stryges
1997. Mon pote me traine à une séance de dédicace : le Chant des Stryges. Jamais entendu parler, mais à l'époque je suis déjà fan de bandes dessinées et fan de X Files, série que j'ai découvert un ou deux ans auparavant quand elle passait en troisième partie de soirée. Je dévore l'album dans la file d'attente et j'arrive devant un certain Richard Guérineau qui me demande ce qui me ferait plaisir, mais refuse quand je lui demande de dessiner ces fameux stryges qu'on ne fait qu'apercevoir dans ce premier tome. Va pour les héros. On discute, on sympathise et puisqu'il n'y en a pas, je me lance dans la création d'un site dédié à ces mystérieuses créatures - et à la promotion de la série (au passage, c'est comme ça que quelques années plus tard je découvrais BDThèque, le webmaster m'invitant à y partager les avis relatifs à la série). 2025. 28 ans après avoir plongé dans l'univers des stryges, exploré les spins off (Maitre de Jeu, Clan des Chimères, Siècle des Ombres et Hydres d'Arès dont on ne sait jamais vraiment s'ils font partie ou non de cet univers) et les cross-over (Asphodèle), et sept ans après la conclusion épique de la série originale, c'est forcément avec plaisir que je replonge dans la légende créée par Corbeyran. Vous l'avez donc compris, je suis mordu depuis presque 30 ans et je vous laisserais donc modérer ma note et mon avis en conséquence (ou pas). Les premières planches nous plongent en Egypte, avec la découverte d'un tombeau contenant les corps de créatures antiques (et comme depuis le début, je vous raconte ma vie au lieu de vous parler de la série, une dernière parenthèse quant au fait que l'Egypte antique est une autre thématique dont j'étais fan à l'époque. A bien y réfléchir, je le suis toujours). Bon aller, ce coup-ci je parle de l'album ! Diptyque indépendant des autres séries, ce premier tome parvient à être à la fois fidèle à l'ADN de la série originale et à mon sens parfaitement accessible aux nouveaux lecteurs. On retrouve l'ambiance sombre, le mélange de fantastique et d'enquête qui fait le charme des Stryges. Mais la véritable révélation est pour moi l'arrivée de Nicolas Bègue au dessin. Son trait fin et précis permet de créer des atmosphères prenantes et donne vie à chaque personnage avec une impressionnante minutie. Chaque décor est tout simplement remarquable. Les scènes d'action sont dynamiques, et il excelle à faire ressurgir la menace et la beauté inquiétante des créatures. Je pense que l'album ravira les fans de la première heure (ce fut mon cas) et qu'il saura sans aucun doute conquérir une nouvelle génération de lecteurs. Lecture plus que recommandée pour quiconque aime les récits fantastiques bien construits et portés par un dessin de haut vol.
La Ballade des frères Blood
Un western aussi bon, beau et fort que Hoka Hey !. Je sais, je prends un gros risque en commençant de la sorte. Les auteurs de 100 bullets nous proposent une ballade et non une balade. Cette triste histoire est racontée par l'un des trois frères Blood, tel un long poème mélancolique et désabusé à la fin tragique. Il faut avouer que ce Far West ne fera de cadeaux à personne. Pour ne pas te gâcher la lecture - en te dévoilant les rebondissements qui vont parsemer le récit - je vais t'en dire le moins possible, juste faire une présentation des personnages. Les trois jeunes frères Blood vivent avec leur mère et leur père adoptif, un homme de dieu. Des gosses qui vont voir trois cow-boys, trois frères aussi, assassiner leur père adoptif et enlever leur mère. Ces trois cow-boys connaissent cette femme et l'un d'eux pourrait être leur père biologique. Les frangins Blood vont partir à la recherche de leur maman. Des personnages crédibles, complexes et très bien campés. Je vais faire un zoom sur cette femme, elle n'a rien de frêle et soumise, elle ne subit pas les événements, elle fait ce qu'il faut pour survivre. Une seconde mère, au tempérament bien trempé aussi, aura un rôle important, une comanche. Voilà, tu en sais assez. Une histoire touchante et une narration onirique, on va suivre en parallèle ces deux fratries où les liens du sang, mais aussi du cœur seront mis à rudes épreuves, où rien n'est totalement noir ou blanc. Un récit violent, mâture et maîtrisé. La boucle est bouclée avec cette dernière planche : "Je suis le fils de mon père". J'aimais déjà beaucoup le dessin de Risso, mais là, il monte le curseur à un niveau très élevé. L'utilisation de l'aquarelle et le choix des couleurs rendent ce récit immersif, dépaysant et profondément humain. Les cadrages et la mise en page permettent d'être au plus près de l'action et de ressentir les émotions des personnages. Superbe ! De nombreuses couvertures alternatives en bonus en fin d'album, par Risso, Jock, Dave Johnson, Gabriel Ba, Howard Chaykin... Un incontournable de 2025, je persiste et signe : un western aussi bon, beau et fort que Hoka Hey !. Note réelle : 4,5. Gros coup de cœur.
Sous les écorces
Rêver de l’horizon, observer, étudier… et ne pas cesser de s’émerveiller. - Ce tome contient un récit complet, une forme de correspondance dessinée entre un homme et une femme, tous les deux artistes. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Edmond Baudoin & Aurore Bize. Il comporte quatre-vingt-deux pages de bande dessinée, en noir & blanc. Un dessin d’arbre, puis un dessin avec un plus grand angle, et les mots d’Aurore Bize : Te souviens-tu de ce dessin ? Nous l’avions fait à deux, la première fois où tu étais venu marcher dans ces chemins qui n’étaient pas encore les miens. Je les découvrais avec toi. Tes traits et mes traits s’y mêlent et pourtant je peux voir clairement lesquels sont les tiens et lesquels sont les miens. Tu m’apprenais à regarder, à choisir. Je sens encore le soleil de cette fin d’hiver. Je sens encore ton odeur et ta veste chaude contre moi. J’ai commencé à tracer maladroitement. Tu as pris la feuille et tu as fait pousser le dessin. Juste comme ça, quelques souffles, quelques coups de pinceau. L’essentiel. La vie. Je vois comme mes branches étaient encore rigides, comme les tiennes dansaient dans le vent. C’est cette liberté du geste, cette sensualité, que j’admirais, que je cherchais. Un dessin d’arbres et de sous-bois, puis des arbres sans végétation au pied, puis une zone naturelle sans arbre, et les mots d’Edmond Baudoin : Il y a en toi Aurore, un devenir avec les arbres. Le dialogue qui se crée avec eux quand tu les dessines s’entend. Je l’écoute quand je regarde tes dessins. Tu me dis ne pas être satisfaite de ce que tu fais, comme pour le paysage ci-dessus, tu ne le seras jamais. Pour moi c’est pareil. Pourtant on va continuer tous les deux dans ce livre, continuer de nous approcher au plus près de l’impossible. Approcher l’impossible. Dessiner, peindre, écrire, danser, c’est comme s’aimer avec les bouches, les peaux, les sexes. C’est toucher à la seconde qui contient tout, et tout perdre l’instant d’après, par la faute d’un trait de trop, d’une note de musique qui grince, d’un geste inopportun. C’est notre condition, notre humanité. C’est pour ça que les Grecs ont inventé les dieux et demi-dieux. Pour y arriver à travers eux. Aurore reprend : Oui, Edmond, nous allons essayer à tous les deux de nous approcher de cet impossible. Il y a longtemps que nous voulions travailler ensemble, mais la distance et nos vies si remplies nous ont obligés à laisser mûrir nos idées et m’ont permis de continuer à faire pousser mon dessin. Et maintenant, je te retrouve dans notre chemin. Dessins de feuilles et un chemin. Aurore continue : Je marche seule dans les collines. Je m’arrête parfois pour dessiner un peu. Garder une trace. Travailler mon geste. Avec la contrainte du temps, je vais à l’essentiel. La présence du paysage, le vent, les nuages, le soleil, libèrent ma pensée et mes sens. Dans ces moments de solitude choisie, je suis libre d’écrire et dessiner dans ma tête. Les caresses du soleil et du vent sont comme les baisers de mes amants. Tout mon corps est éveil. Comme je suis bien là-haut dans le vent. C’est grisant. Le vent me lave. De temps à autre, Edmond Baudoin réalise une bande dessinée en collaboration avec un autre artiste : quatre albums avec Jean-Marc Troubet, dit Troubs (Viva la vida - Los Sueños de Ciudad Juàrez en 2011, Le goût de la terre en 2013, Humains - La Roya est un fleuve en 2018, Inuit en 2023), La Diagonale des jours (1992) avec Tanguy Dohollau, Les Yeux dans le mur (2003) avec Céline Wagner, La Traverse avec Mariette Nodet en 2019, Au pied des étoiles (2024) avec Emmanuel Lepage. Comme d’habitude, sa conception de la bande dessinée induit une grande liberté dans la forme, en l’occurrence, une alternance d’illustrations réalisées soit par lui, soit par Aurore, le plus souvent une par page, parfois deux, parfois une illustration s’étalant sur une double page, et pourtant une sensation de bande dessinée. À la lecture, il est possible parfois de déceler l’influence d’Edmond dans un dessin d’Aurore et réciproquement, la dessinatrice indiquant au début qu’il a pu en être ainsi ponctuellement. Cet ouvrage reprend l’habitude établie dans les précédentes collaborations : Baudoin utilise des lettres capitales manuscrites pour ses textes, Bize écrit en minuscules, avec une police de caractère de type informatique. La narration alterne les dessins et les textes de l’un avec ceux de l’autre. Il s’établit un véritable dialogue, l’un répondant à l’autre, et réciproquement tout du long de la bande dessinée. Le lecteur ressent une progression narrative, qui va au-delà d’une discussion informelle. Conscient de la nature de l’ouvrage, le lecteur se laisse porter par le flux de la discussion, tout en admirant les dessins. Baudoin indique que leur objectif est de dessiner des arbres. En effet, les différents dessins ont pour objet la nature, le plus souvent avec des arbres. Très peu de dessins comportent un être humain : la silhouette de Baudoin, la silhouette d’Eustacia Vye (un personnage du roman Le Retour au pays natal, 1878, de Thomas Hardy, 1840-1928), la silhouette de Louison (le fils d’Aurore), le corps d’Aurore elle-même. Alors le lecteur admire le paysage, ou plutôt les paysages successifs. Des arbres, des montagnes, des prairies, encore des arbres. S’il a déjà lu certaines BD de Baudoin, il en reconnaît immédiatement le trait de pinceau : gras épais, parfois complété par des traits fins, un assemblage d’une justesse épatante, surnaturelle même. Des représentations souvent épurées, transcrivant la vie de l’arbre dans sa silhouette, dans certaines textures, dans le déploiement de ses formes, de ses branches, une capacité extraordinaire à rendre justice à ces organismes vivants, à leur histoire personnelle qui a façonné leur développement. Par comparaison, les dessins d’Aurore Bize semblent s’inscrire dans un registre plus descriptif, plus proche de la réalité physique de ce que voit l’œil. Le lecteur perçoit qu’elle progresse dans son art au fil des séquences, s’éloignant un peu des apparences pour saisir la vie dans les arbres. Accolés à ces dessins qui donnent à voir les arbres dans la manifestation de leur vie, se trouvent de courts textes, dans lesquels les auteurs développent leurs réflexions, leurs échanges. Le lecteur apprécie de suivre un dialogue construit : une suite d’anecdotes et d’idées. De manière organique et élégante, Aurore et Edmond évoquent la nature de leur projet, leur envie de collaborer de longue date, leur relation. Le lecteur se sent invité et accepté dans l’intimité de leur relation, évoquée avec pudeur. Il ressent le fait qu’ils aient probablement été amants, même si cela n’est pas dit de manière explicite. Leur bienveillance réciproque rayonne littéralement de leurs échanges, ainsi que leur profonde humanité, leur amour et leur respect de l’être humain. Ainsi, ce qui apparaît tout d’abord comme une discussion entre deux artistes, avec des collaborations discrètes de l’un sur les dessins de l’autre, acquiert une dimension narrative pour ce qui est de l’histoire passée de leur relation, et une dimension réflexive, dénuée d’aigreur ou de la forme de conservatisme que l’on pourrait attendre du fait de leur âge. Ils expriment leur inquiétude pour l’avenir de l’humanité, sans cynisme ou résignation, sans se targuer d’avoir vu les choses empirer. Tout de même, voilà un projet singulier de dessiner des arbres pour parler de leur pratique de l’art du dessin, de leur impossibilité d’être satisfait de leur dessin tout en continuant d’essayer de s’approcher de cet impossible, d’évoquer également la manière dont s’exprime leur amour, leurs démarches pour comprendre l’autre sexe, ou encore ce monde mortifère qui pèse dans leurs têtes et dans leurs corps. Tout en découvrant les pages, le lecteur garde le titre en mémoire : Sous les écorces. C’est Baudoin qui l’écrit : alors j’ai de la haine à mon égard, parce que je ne sais pas descendre dans ses racines (celles de l’arbre), passer derrière son écorce. Dessiner les arbres va plus loin qu’un exercice complexe de transcription de l’histoire vécue par un être vivant dans un simple dessin. L’une et l’autre ont pour ambition de transcrire l’enchevêtrement des possibles, une quête di vivant par le dessin. Charge au lecteur de lire les dessins et d’établir un ou plusieurs liens avec ce que dit le texte. Aurore Bize écrit : Un même dessin peut raconter plusieurs histoires. Baudoin se demande : Une même image peut être lue de combien de façons ? L’un et l’autre font le constat de l’ambivalence des textes et des images, concepts développés dans les théories de la réception et de la lecture, par exemple par l’école de Constance. Au fil de la discussion, les autres envies de ces créateurs s’égrènent : garder une trace, répandre son émotion. Le sujet de l’arbre incarne en fait une recherche de la vie en l’autre, y compris les êtres humains, que Baudoin dessine régulièrement au travers de portraits pendant ses voyages, et que Bize dessine également. Cette recherche constitue également l’expression de leur amour : chercher la vie en l’autre, aimer en témoin non en maîtrise, comprendre l’autre. D’un côté l’un et l’autre ont conscience qu’il leur est de plus en plus difficile de se vider la tête ; de l’autre côté, ils conçoivent que le temps du dessin est comme une danse, une forme de résistance contre un monde mortifère. Cette pratique leur permet de rejeter toute catégorisation qui étouffe l’être, de témoigner de la vie, de chanter l’humanité Une discussion entre deux créateurs, sous la forme d’une bande dessinée, ou tout du moins d’une succession de dessins avec la voix intérieure de l’un et de l’autre qui court en alternance. Une bande dessinée, ou une succession d’illustrations associées à des réflexions en réponse à celles précédant ? En filigrane, il apparaît bien une trame narrative, celle qui évoque avec discrétion l’histoire de la relation, et celle qui évoque le développement de leurs réflexions. Le lecteur se prend rapidement d’amitié pour ces deux auteurs, pour leur chaleur humaine authentique. Il tombe sous le charme de l’incroyable densité de ce qu’expriment leurs représentations d’arbres. Il les écoute avidement parler de l’art du dessin de la rencontre et de l’altérité, de l’expression de leur amour, du sens qu’il donne à leur art, de leur espoir en la vie. Comme le conclut Edmond Baudoin : Les paysages se déconstruisent et reconstruisent eux aussi. Rien n’est immuable, même pas l’éternité. C’est notre chance. Nous pouvons ainsi continuer à rêver de l’horizon.
Un petit pas pour l'homme, un croche-patte pour l'humanité
Je ne connaissais que le Libon du journal de Spirou, avec Les Cavaliers de l'Apocadispe, une série jeunesse délicieusement loufoque. Avec Un petit pas pour l'homme, un croche-patte pour l'humanité, je découvre une nouvelle facette de l'auteur qui, sans se déparer d'une certaine forme de naïveté presque poétique, s'autorise à aller un peu plus loin dans le trash puisqu'il publie ici pour un public plus adulte, celui de Fluide glacial. Rien de très violent non plus, mais le vocabulaire est largement familier et la vulgarité s'invite plus frontalement dans certains récits. Malgré cela, j'aime la tonalité choisie par Libon, qui n'a pas ici pour but de choquer mais d'aller toujours plus loin dans l'absurde. Et il y réussit très bien ! Dans les meilleurs moments de sa saga, Libon parvient même à s'approcher d'un Goscinny tendance Les Dingodossiers ou Les Divagations de Mr Sait-Tout ou d'un Gotlib - référence évidente pour qui publie dans Fluide Glacial -, même si, bien sûr, Libon n'en a jamais tout à fait le génie. Avec son ton (vraiment) très absurde, l'auteur (et dessinateur) se lâche et nous emmène dans son univers qui, s'il évoque les références citées ci-dessus, a sa propre identité, et pourrait même se rapprocher d'un humour plus cinématographique. On pense évidemment ici aux Monty Python ou au trio ZAZ. Même si, parfois, Libon manque soudain de la finesse salvatrice qui rehausse la plupart de ses histoires courtes, on rit beaucoup trop au long de ces deux tomes pour lui reprocher quelques faiblesses passagères. Espérons que la saga se poursuive encore un peu !
L'Abîme de l'oubli
J'ai vraiment été touché par cette magnifique série . Paco Roca et Rodrigo Terresa reviennent avec une grande sensibilité sur deux épisodes sombres de l'histoire moderne espagnole. Les auteurs nous plongent dans l'histoire exemplaire de Pepica Celda octogénaire des environs de Valence qui brave toutes les épreuves bureaucratiques pour récupérer les ossements de son père exécuté par les militaires franquistes une fois la guerre civile terminée. Les auteurs construisent un magnifique récit sur deux époques qui s'équilibrent parfaitement pour éclairer les souffrances de milliers de familles. Le sujet est encore très sensible en Espagne et j'ai senti les auteurs conscient de ne pas envenimer un débat difficile. Il y a donc une grande intelligence dans le récit en restant centrer sur le sujet principal : le devoir ancestral des hommes à honorer leurs morts par des funérailles dignes. Roca et Terresa citent la mort d'Hector comme référence à l'inhumanité d'Achille et positionnent la réflexion à un autre niveau. Si les exécutions sommaires, les épurations, les massacres sont le lot commun de la tragique histoire humaine ,le respect du deuil devrait conduire à une trêve de la barbarie. Ainsi la sublime personne de Badia, le fossoyeur, m'a fait penser à Antigone dans sa volonté de braver l'ordre franquiste pour assurer une sépulture digne à ces hommes et femmes injustement exécutés . Les deux temps du récit, les exécutions puis la lenteur pour ouvrir les fosses communes à quatre-vingts ans de distance donnent une amertume tragique à la narration. La lecture est très fluide et cela se lit d'un trait tel un documentaire historique et/ou sociétal bien maitrisé. J'ai aimé le graphisme simple et précis de Paco Roca. Le lecteur passe d'une époque à l'autre avec une grande facilité sans jamais perdre le fil du récit. J'ai senti la volonté des auteurs de respecter la pudeur et la mémoire des familles impliquées. Il y a beaucoup de sobriété dans les expressions et le traitement des couleurs. Une très belle série qui m' a beaucoup remué.