« Paul », sucrerie pop aux couleurs psychédéliques concoctée par Hervé Bourhis, nous replonge avec bonheur dans ces « late sixties » où le champ des possibles était incroyablement vaste, où les utopies fleurissaient en harmonie avec l’effervescence artistique et musicale de l’époque, propulsées par un vent de liberté inédit.
Si la narration débute au moment de la séparation des Beatles, en 1969, pour s’achever dans les années 75-76, au moment où les Wings étaient alors au sommet de leur gloire, il faut bien l’avouer, ces derniers, avec le recul, ont bien moins marqué l’histoire de la musique que les mythiques Fab Four de Liverpool. Et d’ailleurs, qui se souvient que Mc Cartney avait connu une période de flottement, avec alcoolisme et grosse déprime à la clé, dès lors que le groupe avait splitté. A cette même époque, une rumeur circulait même à propos de sa mort trois ans avant, suite à quoi il aurait été remplacé par un sosie au sein des Beatles ! Tout cela, Hervé Bourhis l’évoque et le dessine de façon rythmée dans cet album aux couleurs très « seventies ».
Et c’est un bel hommage que rend ici Bourhis au songwriter le plus talentueux de sa génération, mais qui réhabilite aussi les Wings, passés quelque peu dans l’oubli malgré les pépites que sont, selon l’auteur, « Band on the run » et « Ram ». Ce groupe fut pour McCartney une véritable « résurrection », selon les termes mêmes de John Lennon qui était revenu le voir une fois la période de brouille terminée, même si pour la renaissance des Beatles, le point de non retour avait été franchi depuis longtemps. La narration est à la première personne, celle de l’ami Paul, révélant à quel point Hervé Bourhis s’est identifié, sans en être forcément conscient, à cette personnalité dont le nom est toujours resté associé aux Beatles. Lui aussi, après avoir failli être emporté par la maladie (A ce titre, on peut lire son autobiographie Mon infractus), a connu une sorte de renaissance.
Parmi d’autres anecdotes, en plus de celles énoncées plus haut et tombées dans l’oubli pour une grande partie du public, on découvre comment l’ex-Beatles s’est reconstruit, on suit son redémarrage à zéro assez hallucinant avec ses Wings, et on découvre par la même occasion une certaine modestie qui prouve que l’homme était davantage passionné par la musique que préoccupé par sa propre notoriété. Ce qui par la suite s’est révélé porteur, puisque son talent de compositeur était resté intact a l’a ainsi mené au succès. Etonnante aussi cette rencontre improbable avec une super star de la scène africaine, Fela. McCartney était venu au Nigéria pour y enregistrer « Band on the run », espérant y puiser une énergie différente. Là encore, le séjour fut marqué par quelques déboires, qui virent l’ex-Fab Four hospitalisé aux urgences suite à un malaise lié à sa consommation excessive de cigarettes.
Le dessin d’Hervé Bourhis est extrêmement vivant et graphiquement très riche avec ses couleurs fluo-psyché. Comme il le dit lui-même dans l’interview à la fin de l’ouvrage, ce grand fan des Beatles (qui avait déjà publié en 2010 Le Petit Livre des Beatles) s’est réellement surpassé par rapport à ses productions précédentes plus minimalistes, ayant mis un an et demi à le réaliser.
S’il fallait une preuve qu’un auteur peut exceller autant dans la narration que dans le dessin, « Paul » en est une. Richement documenté, l’ouvrage révèle des facettes méconnues de « Macca » mais aussi des autres membres des Beatles, ainsi qu’un aperçu de la réalité du show-biz dans ces années-là. Au final, tous les ingrédients semblent avoir été réunis pour faire de cet album une bulle de nostalgie totalement immersive et jouissive.
Quelle belle surprise!! Je suis sur la même ligne que les élogieux avis précédents. Matthew Dooley nous propose un récit atypique et original autour d'une guerre fratricide de vendeurs de glaces très très drôle. Le personnage d'Howard en anti héros mal rasé, soumis aux événements mais touchant et attendrissant ne m'a pas quitté au cours de cette délicieuse lecture feel good. La thématique de cette compétition entre deux frères pour s'approprier le territoire du père est assez classique. Mais ici il s'agit d'une parcelle pour vendre des glaces… Cela donne des dialogues vifs et incisifs bourrés d'humour. En plus Dooley y ajoute le sujet de la détermination d'une montagne proche de la ville ,défendue par l'impayable Jasper, ce qui a le don de faire sourire les continentaux fiers de leurs sommets. Howard, Jasper, Tony et Alex forment une galerie bien sympathique où même le "vilain" Tony se révèle bien plus complexe avec une relation au père qui donne du relief aux deux personnages.
Le graphisme est minimaliste mais il donne une narration très fluide et dynamique. Les visages ronds ou en poires accentuent le côté humoristique du récit. Les cases sont petites et donne un aspect cinéma à l'ancienne dans le mouvement.
Une lecture très agréable et divertissante qui redonne le morale après une journée grise.
S’il y a bien une chose que j’aime par-dessus tout, c’est de me laisser embarquer dans une histoire que mes a priori, parfois pour d’obscures raisons, m’empêchaient d’empoigner. C’est le cas avec ce premier tome signé Joe Daly dont j’appréciais pourtant le travail jusqu’ici.
Quand mon fournisseur de BD m’a fait l’article de Rust River City, il y avait une petite partie de mon cerveau qui se méfiait, sans réel motif. Il se trouve que l’occasion m’a été donnée de la lire dans le cadre de mon boulot, et je suis emballé, au point que j’envisage d’en faire l’acquisition.
D’abord, il y a le dessin, ici indissociable des couleurs, audacieuses, crépusculaires. Il se dégage une ambiance forte qui confère à cette histoire finalement très terre à terre un petit quelque chose d’irréel, voire carrément hypnotique. Cette impression se confirme lorsque l’on referme ce premier volume. En effet, la fin laisse entendre que la suite ouvrira sur quelque chose d’autre, quelque chose de tout à fait différent. En tout cas, cela augure d’une suite truculente, et ma curiosité a été on-ne-peut-plus aiguisée.
Pourtant, ce n’était pas gagné. Après quelques pages un peu plan-plan, je me suis laissé cuire à petit feu. Sans doute fallait-il ce temps d’adaptation car le ton est particulier. Et l’histoire l'est tout autant. Tout est baigné d’un esprit typiquement « indé ». Des références filmographiques n’ont cessé de me chatouiller, et non des moindres. On songe en effet au cinéma de Sean Baker (le film Tangerine notamment pour son atmosphère et ses dialogues), à des films tels que War Pony de Gina Gammell et Riley Keough, 90’ de Jonah Hill, ou bien encore au cultissime Big Lebowski qu’on ne présente plus.
Les dialogues, dont les pavés de textes peuvent rebuter (ce qui a sans doute joué dans mon cas), sont bons, néanmoins très crus, voire vulgaires, mais souvent drôles. Le scénar prend son temps pour se déployer, mais c’est aussi ce qui permet de se sentir en intimité avec les personnages qui, pour certains, en deviennent même sympathiques. C’est le cas notamment du héros, Dean, un ouvrier vétéran du Viêt-Nam, que sa détestation pour les asiatiques rend pourtant très antipathique. Mais on finit par entrevoir son côté humain, touchant, mal assuré et même sensible… Même les ados, dont les aventures occupent de nombreuses scènes parallèles à celle de Dean, deviennent proches du lecteur alors que certains d’entre eux sont franchement cons. Le plus étonnant dans cette BD, c’est que l’histoire se déroule dans un contexte d’une affligeante banalité : ville sordide, contexte très actualisé (même si se déroulant à l’époque de la cassette vidéo) sur fond de marasme économique et de chômage, de racisme, de masculinisme en fin de règne, mais également de ce sentiment de perdition de la jeune génération…
Bref ! C’est une lecture tout à fait singulière qui me fait patauger dans l’impatience. Vivement le tome 2 qui sera aussi la conclusion et promet de basculer vers un truc qui pourrait bien prendre un détour complètement fantastique. Un coup de cœur tout à fait inattendu !
On sert un roi lointain pour gagner une misère…
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Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1995. Il a été réalisé par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario et par Milo Manara pour les dessins, Christine Vernière pour les couleurs, Pomme Verte pour le lettrage. Avant d’être rassemblées en album, ces planches ont été publiées dans les numéros 179 à 184 de la revue (À suivre) entre décembre 1992 et mai 1993. L’album comprend cent-vingt-huit pages de bande dessinée. L’ouvrage s’ouvre avec un texte de Vincenzo Mollica évoquant la relation et la collaboration entre les deux auteurs., agrémenté d’une lettre de Pratt à Manara et de quelques croquis préalables de Pratt. Puis vient un texte de Michel Pierre qui apporte des éléments de contexte historique, en particulier sur le parcours de Tom Browne (le personnage principal du récit), sur l’armada de navires des Britanniques, sur la place de la franc-maçonnerie dans l’histoire de l’impérialisme anglais, l’opposition entre les loges d’obédience britannique et celles plus révolutionnaires animées par des Français (Indépendance de la Croix du Sud), et enfin les promesses d’affranchissement et de liberté pour les esclaves noirs des riches plantations. Il s’agit de la deuxième collaboration de ce duo de créateurs, après Un été indien (1987), Alfred du meilleur album étranger au festival d'Angoulême 1987.
Quelque part en Argentine en 1890, une troupe de soldats se dirige vers un groupe de tentes précaires au beau milieu d’une grande prairie. Le cavalier de tête annonce qu’ils arrivent à la Tolderia de Namuncura. Le gradé remercie son sergent et annonce qu’il est temp d’œuvrer pour la patrie. Le chef de tribu indique aux Indiens que c’est la fin, que ceux qui veulent partir le fassent maintenant. Lui reste ici avec Paraun. Tous les autres partent. Le commandant du détachement ordonne que personne ne tire sans son ordre. Arrivé devant les tentes, il descend de cheval et s’annonce : il est le capitaine Chiclana. Il est accueilli tranquillement par Manuel, l’Indien qui est resté. Le capitaine lui annonce qu’il va devoir le suivre jusqu’au fort, ce qu’accepte son interlocuteur en précisant qu’il viendra seul. Ce dernier propose que le capitaine entre dans la tente, pour qu’ils prennent un maté, éventuellement manger un chien si les soldats en attrapent un.
À l’intérieur, Manuel présente un vieil homme assis en tailleur : Paraun, un vieux de cent ans qui a encore toutes ses dents. Il fait observer que Paraun est huinca, comme le capitaine, un blanc et chrétien. Chiclana demande à Hermosid de venir, de prendre note qu’aujourd’hui dans la Tolderia du cacique Namuncura, ils ont trouvé un vieillard de race blanche. Puis il retourne à l’extérieur pour discuter avec Manuel. Le soldat entame la conversation avec le vieillard en lui demandant son nom. Ce dernier répond : Tambour, Tom Browne, du 71e chasseurs écossais sous le commandement du général William Carr Beresford. Il était tambour anglais pendant l’hiver 1806-1807, à l’époque il avait seize ans. À bord d’un navire militaire, deux gradés, un Anglais et un Écossais, observent la ville de Buenos Aires : pas de mouvement de troupes en vue. Ils sont ici pour combattre les Espagnols.
Deuxième collaboration entre Pratt & Manara : la scène d’ouverture plonge le lecteur dans un endroit non précisé, au milieu d’un troupe de soldats portant un uniforme spécifique, sans que le pays ne soit explicité. Il lui faut donc être attentif pour relever les bribes d’information qui lui permettront d’établir contexte. Le vieil homme indique qu’il était tambour anglais pendant l’hiver 1806-07, et qu’il avait seize ans, qu’il en a maintenant cent. Le très jeune soldat évoque le temps des invasions anglaises, ce à quoi Tod Browne parle du Río de la Plata devant Buenos Aires. En fonction de sa culture, le lecteur identifie alors le contexte historique, ou il peut aller se renseigner. Il s’agit de la prise de Buenos Aires lors des invasions britanniques du Río de la Plata, opération débutée en 1806. Ainsi au clair sur le contexte historique, il se trouve à même de situer les personnages apparaissant au fur et à mesure, sans être présentés : Home Riggs Popham (1762-1820) amiral britannique, Rafael de Sobremonte (1754-1827) vice-roi du Río de la Plata, William Pitt (1759-1806) premier ministre du Royaume-Uni, William Carr Beresford (1768-1854) commandant de l’armée britannique, et certains dont il est simplement fait mention comme Jacques de Liniers (1753-1810) Français succédant à Sobremonte en tant que vice-roi du Río de la Plata.
S’il a pris soin de lire le texte introductif de Michel Pierre, bien lui en a pris car ainsi averti, le lecteur en vaut deux et se trouve à même de comprendre l’échange inattendu sur l’influence des différentes Loges maçonniques présentes dans cette région du monde. L’autre thème majeur développé dans cette introduction concerne la liberté potentielle des peuples autochtones, et il s’apprécie par lui-même au cours de la lecture. Le récit commence avec la découverte d’un centenaire en bon état de santé, et il a encore toutes ses dents. Le lecteur peut imaginer qu’il va découvrir toute sa vie à travers le dix-neuvième siècle, ou qu’il s’agit du premier tome de ce qui aurait pu être une série au long cours. Les décennies ayant passé depuis sa parution, il sait qu’il s’agit d’une histoire complète et indépendante et il comprend vite qu’elle est focalisée sur la fin de l’année 1806 et l’année 1807. Après dix pages d’entrée en matière en 1906, il se retrouve sur le navire amiral de la flotte britannique, en tant que témoin privilégié de la discussion entre amiraux, pour enfin sortir sur le pont et faire connaissance avec les personnages principaux : un tambour de l’armée Tom Browne, un matelot bossu Matthew Falcon et une prostituée Molly Malone. Comme dans Un été indien, l’aventure souffle sur l’intrigue : siège d’une capitale, voyages en mer, séjour dans la jungle, filles faciles dansant la gigue ou le reel, pratiques vaudous, amour impossible entre individus de classes sociales trop éloignées, violences faites aux femmes, duels entre hommes, bataille rangée, jugement expéditif, etc. Aussi bien le scénariste que le dessinateur s’en donnent à cœur joie dans ces péripéties souvent cruelles et adultes.
En fonction de son inclination, le lecteur ressent plus d’intérêt pour l’histoire d’amour, ou pour la reconstruction historique, ou encore pour la manière dont les forces systémiques façonnent et contraignent les individus, et broient certaines catégories, à commencer par les faibles, que ce soient les esclaves, les peuples indigènes ou les femmes. Comme dans Un été indien, Manara s’astreint à une réelle discipline pour donner à voir ces aventures, sans se reposer sur l’érotisme qu’il maîtrise et qui a fait sa renommée. Le lecteur se trouve à la fête à chaque page. Pour les environnements, que ce soient les navires ou les paysages : les magnifiques trois-mâts de la marine britannique ancrés dans le Río Plata, les salons intérieurs où les gradés s’installent confortablement dans des fauteuils élancés, ou dans les cales sommaires où se trouvent les prostituées, sur le pont avec les cordages et les réas, sur un large fleuve s’enfonçant dans la jungle avec des nuées d’oiseaux, une mangrove, une grange dans la jungle abritant une cérémonie de Candomblé, dans la riche propriété des Perdiel, dans la campagne argentine, dans les rues de Buenos Aires lors de l’attaque, au pied d’un gibet, et de retour dans la tente des Indiens. Pour les personnages : le trait fin et délicat de l’artiste fait des merveilles pour décrire dans le menu détail les tenues vestimentaires aussi bien les uniformes que les toilettes féminines, pour donner vie aux personnages, aussi bien dans les combats que lors des danses, pour les faire habiter chaque endroit avec un naturel remarquable.
Le lecteur constate également que le scénariste a densifié son propos. Il laisse régulièrement les dessins porter la narration : la cérémonie Candomblé et le massacre qui s’en suit, la danse des prostituées pour les matelots avec le joueur de cornemuse, le viol abject d’Aureliana Perdriel, la prise de Buenos Aires. Il a l’art et la manière de doser les dialogues dans les phylactères pour conserver la fluidité de la lecture. Au-delà des péripéties et des événements historiques, il met en scène comment les puissants de ce monde règnent sur les sous-fifres dans une société de classe, où les uns se partagent les richesses du monde, et les autres souffrent. Les Indiens évoquent effectivement les promesses de liberté faites par les uns et les autres, et les retours de bâton probables qui rendent cette promesse non seulement illusoire, mais aussi dangereuse. Il montre à quel point la vie n’est pas juste : que ce soit pour l’homme né bossu et considéré comme un sous homme, ou pour les femmes subissant la violence et la bestialité des hommes, pour les populations autochtones soumises au joug des colons. Il termine son récit avec l’iniquité de la justice des hommes renforçant encore l’injustice intrinsèque de chaque vie, en fonction des conditions de sa naissance, des aléas des rencontres, des grands mouvements sociétaux et historiques.
Après le souffle de l’aventure d’Un été indien, le lecteur retrouve avec un plaisir anticipé la narration visuelle exquise, pleine de saveurs et élégante de Manara, à la fois canalisée dans la structure d’une solide intrigue, à la fois aiguillonnée par les tribulations et les rebondissements. De son côté, Pratt cède à ses habitudes : un contexte historique précis et savant, mais guère explicité, un regard perçant sur la condition humaine, et la portion congrue du libre-arbitre. Des aventures de haute volée.
Une vie comme marcher, courir, devenir une route, un chemin.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, entre évocation du chemin et association libre d’idées. Son édition originale date de 2002. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée en noir & blanc.
Un chemin ensoleillé dans l’arrière-pays niçois, partant de Villars-sur-Var dans les Alpes-Maritimes. Edmond n’est pas le seul à marcher sur ce chemin. Les chasseurs y viennent en automne, les randonneurs au printemps, le berger souvent. Le berger y vient peut-être plus souvent que lui. Mais son problème principal consiste à faire vivre en belle harmonie des chèvres, des moutons, un chien. Alors que lui Edmond ne m’intéresse qu’à lui et il s’étale ensuite sur du papier. Cette préoccupation constante ressemble un peu à une maladie. Elle ne le place pas au-dessus du berger, des chasseurs, des randonneurs. Elle a fait simplement qu’avec le temps et quelque chose de l’apprentissage, il veut essayer de dessiner le chemin et d’écrire sur lui. Il y a dans le monde des chemins plus beaux, mais c’est de celui-là qu’il veut parler. C’est son chemin. Il ne lui appartient pas, mais c’est un peu lui qui l’a fait. Il dit Son chemin comme on dit Sa mère. Quand il a fait le premier dessin, il était assis sur une pierre avec une sorte de fatigue. C’est souvent comme ça au début d’une promenade. Son chemin fait un cercle, où commence un cercle ? Il peut décider qu’il commence à partir de cette pierre, c’est bien une pierre, c’est ancien. Mais ensuite ? Comment choisir une image plutôt qu’une autre ? Il lui faudrait s’arrêter à chaque pas, faire un dessin, se retourner, en faire un autre. Et puis dessiner ce qu’il voit sur le côté, à droite, à gauche. Et pourquoi à chaque pas ? Pourquoi pas tous les dix centimètres ? Ou tous les un ? Il faudrait aussi refaire le même paysage plusieurs fois. Dans des heures différentes, dans d’autres jours, dans d’autres saisons. Avec le temps il comprendrait ses erreurs, il affinerait son trait. Son style changerait, il viendrait avec d’autres papiers, de la couleur. Tout est trop ou trop peu. Qu’est-ce qu’il doit faire ?
Dessiner simplement la pierre sur laquelle il se trouve ? À elle aussi, il appartient. Il la recopierait sous tous les angles. Ensuite pourquoi pas, il irait chercher une loupe. Mais il deviendrait fou. Et il voudrait avec un microscope peindre jusqu’aux atomes de ce stupide bloc de calcaire qui lui fait mal aux fesses. Vers la fin de l’été avec son frère Piero, ils venaient là avec des sacs de charbonnier. La forêt de pins était dense. C’était avant l’incendie, bien avant, ils étaient encore des petits. La mère voulait des provisions de pignes pour les feux de l’hiver. En français, on dit pommes de pins. Edmond n’a jamais mangé de pignes. Un des deux restait sur le chemin, l’autre allait en amont et provoquait des avalanches de pignes que celui d’en bas essayait de stopper. Ils s’écorchaient les mains, ils détestaient cette corvée. Ils riaient beaucoup.
C’est du Baudoin pur jus… Ce créateur a fait preuve d’une voix aussi personnelle qu’originale dès le début de sa carrière. De prime abord, soit en feuilletant, soit en lisant quelques cartouches de texte, le lecteur se trouve bien en peine de déterminer la nature de l’ouvrage, son thème principal, ou même s’il y a une histoire. Voire il peut s’interroger sur la cohérence de ce qu’il va lire. Le titre s’avère très premier degré : l’auteur raconte ce chemin dit de Saint-Jean qui part du village de Villars-sur-Var. Déjà, la démarche de raconter un chemin le place à part de 99% de la production de bande dessinée, voire littéraire. Ensuite, difficile d’envisager un dessin de couverture plus cryptique. Avec ses coups de pinceau si caractéristiques de son art, il représente un homme assis sur le bord du chemin, certainement lui-même avec une large pierre à la place de la tête, flottant au-dessus des épaules, sans cou. La première planche comprend deux cases : une avec bordure certainement le point de départ du chemin de Saint-Jean, et une autre sans bordure avec le même dessin que la couverture et un arbuste sur la droite. Par la suite, en feuilletant, le regard du lecteur peut être attiré par des éléments aussi disparates que l’esquisse du plan de principe du chemin, de magnifiques représentations du chemin et de la nature en bordure, quelques cases à l’encre proches de l’épure chinoise allant vers l’abstraction, et puis une décomposition des mouvements d’un homme qui danse, une église, une case blanche, des fleurs, etc.
Oui, la promesse contenue dans le titre est tenue : le lecteur parcourt le chemin de Saint-Jean avec Edmond Baudoin. Dans la troisième planche, il découvre ce fac-similé de plan qui montre la boucle que fait le chemin autour du mont sur lequel se trouve la chapelle Saint-Jean. Il voit le point où se situe la pierre qui sert de tête au personnage sur la couverture. Il marche tranquillement, avec la vision du chemin devant lui, les arbres en bordure, le précipice à un moment, la végétation propre à cette région. L’auteur évoque la boucle comme un cercle. Il explique donc son attachement à ce chemin, ainsi que cette notion de cercle. Avec cette capacité extraordinaire, il donne la sensation de balade, chaque dessin correspondant à son regard, à sa façon de voir le monde. Le lecteur se dit qu’il pourrait très bien considérer cette bande dessinée comme un simple recueil de dessins du chemin, les différents endroits, ce qui constituerait déjà un ouvrage extraordinaire, une transcription d’un lieu souvent parcouru, chargé de souvenirs. Il se laisse aller dans sa lecture, chaque dessin commençant par produire un effet d’ensemble, chaque dessin capturant un état d’esprit, un moment particulier, transcrivant des sensations, à la fois dans la continuité des précédents, à la fois unique. Régulièrement le lecteur s’attarde sur l’un ou l’autre, sur un élément particulier : l’équilibre entre les traits noirs et les surfaces blanches, les grands coups de pinceaux, leurs contours charbonneux, les traits plus fins, les surfaces patinées. Il se perd dans une portion, voyant un assemblage tracés hétéroclites, de formes abstraites, une réunion de trucs et de machins sans rapport. Puis il reprend du recul et l’harmonie de l’ensemble lui apparaît comme une évidence.
L’approche picturale de Baudoin exprime son originalité dans chaque trait. Il mystifie le lecteur jusqu’à un état mêlant confusion et exaltation. Finalement, il ne s’agit que de dessin d’après nature, d’un chemin comme il en existe beaucoup d’autres dans la région. Dans le même temps, comment fait-on pour exprimer ses ressentis avec des constructions de traits aussi improbables ? De surcroît, ce voyage s’avère plein de surprises, allant au-delà d’une collection de photographies prises sous l’inspiration du moment. Le lecteur ressent à chaque page que ce chemin a fait l’auteur, comme il l’écrit. Tel endroit lui rappelle son frère Piero (à qui il a consacré un album en 1998)quand il ramassait des pignes, tel autre son père assis au bord d’un petit canal (une construction de page bizarre : le portrait du père assis comme son fils plus tard, encadré par douze représentations différentes de son visage, plus ou moins précises, comme si la mémoire fluctuait), un surplomb au-dessus du ravin qui lui rappelle sa mère dont il tenait la main à cet endroit, les ruines d’une maison qui se dégrade au fil des années, l’église Saint-Jean qui lui évoque la procession dont il ne comprenait pas le sens du chant, etc. L’auteur développe chaque élément au fil de sa balade, pas comme une suite de souvenirs ponctuels, car le lecteur ressent bien qu’ils appartiennent tous à la même personne, qu’ils apparaissent de manière organique à tel ou tel endroit.
Puis en planche quarante, le lecteur tombe sur une case évoquant Michel, ami défunt, avec un dessin fait à partir de l’œuvre picturale : Happé par un oiseau (1980), réalisée par Pootoogook, une femme artiste inuit. Planche quarante-sept, l’auteur raconte que début août 2001, il est de retour au Québec pour une deuxième année à l’université, en tant que professeur (il digresse pour ajouter qu’il n’est pas professeur, comme il n’est pas auteur de bandes dessinées, comme il n’est pas grand-père, comme il n’a jamais été comptable). Puis viennent deux planches totalisant dix-neuf cases, et autant de fleurs différentes. Puis retour à l’évocation de son séjour au Québec. Le même phénomène se produit à nouveau : une association d’éléments hétéroclites reliés par le flux des souvenirs, ou du vagabondage de l’esprit de l’auteur… tout en formant un tout d’une grande cohérence. Au fil du flux de pensée : le vol de forteresses volantes de la seconde guerre mondiale, l’artiste Napache Pootoogook, femme artiste inuit, des paysages du Québec, le rapprochement visuels des traits des coureurs et des traits des balles, un Inuksuk, la considération que le Québec n’a pas d’Histoire mais beaucoup de Géographie, la considération de voir les plus vieilles pierres, une anecdote sur un ami qui lui avait vendu un lot de toiles (ses peintures recouvertes de blanc, redevenues vierges), et pour finir le sort de la pierre sur laquelle il a fait le premier dessin. C’est du Baudoin, et même du Baudoin de haute volée : pas de récit, et pourtant une structure rigoureuse, une longue digression au Québec, et pourtant une thématique filée avec élégance, des considérations d’ordre générale sur la beauté de la nature et la vilenie de l’être humain, des souvenirs éminemment personnels partagés avec une honnêteté émotionnelle totale au point que le lecteur les fait siens.
Une bande dessinée entre carnet de voyage, réminiscences, réflexions existentielles, parsemés des thèmes habituels de l’auteur, de ce créateur sans pareil. Le lecteur se laisse porter par la balade sur le chemin de Saint-Jean, par les souvenirs intimes, éprouve des sensations et des états d’esprit uniques, personnels à partir des moments de vie qui lui sont étrangers, attestant de sa qualité de frère en humanité. Avec cet ouvrage, Edmond Baudoin atteint un nouveau sommet : un récit libre et une narration visuelle libre, affranchis de toute convention, et dans le même temps une œuvre construite et réfléchie, une expérience littéraire de haute volée. Transcendant.
Les personnages féminins qui incarnent le Mal absolu ne sont pas légion dans la littérature. Serena est rentrée dans un club très fermé au côté de Lady Mac Beth et de Médée. Je n'ai pas lu le roman de Ron Rash mais on sent que l'auteur s'est inspiré avec doigté de la personnalité des illustres ancêtres de Serena. Toute la maîtrise d'Anne-Caroline Pandolfo est de ne pas trahir le personnage dans sa complexité. Comme ces rudes bucherons des Appalaches le lecteur passe de la surprise amusée, à un étonnement respectueux pour finir à la détestation horrifiée devant cette quête du pouvoir absolu. Aucun ours n'est assez sauvage, aucune pente assez abrupte ou aucun homme assez fort pour empêcher cette Médée moderne d'atteindre son but. Pandolfo a très bien su rendre cette ambiance de tragédie théâtrale orchestrée par un cercle restreint de personnages et commentée par le chœur des bucherons. Contrairement au mythe de Médée, Rash déplace le climax de sa tragédie du fils vers le père. C'est probablement le seul souffle de légèreté dans ce récit aride.
Même si la personnalité de Serena écrase l'histoire, le récit est riche de nombreuses autres thématiques modernes (la déforestation, le conflit entre un travail vital pour le bucheron et la sauvegarde de l'environnement pour les générations futures, les conditions de travail et leurs risques, la crise économique et sociale).
Le graphisme de Risbjerg peut détourner certains lecteurs par son âpreté et son aridité. Pourtant l'essentiel est là et je me suis très vite approprié cette raideur du trait qui rend merveilleusement bien la dureté du caractère de Serena et les innombrables rudesses des conditions de vie des travailleurs. Cela fait même plaisir de rencontrer de tels graphismes avec une patte qui sort du classicisme habituel.
Une très belle lecture qui m'a vraiment séduit par la justesse de son traitement.
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Paul
« Paul », sucrerie pop aux couleurs psychédéliques concoctée par Hervé Bourhis, nous replonge avec bonheur dans ces « late sixties » où le champ des possibles était incroyablement vaste, où les utopies fleurissaient en harmonie avec l’effervescence artistique et musicale de l’époque, propulsées par un vent de liberté inédit. Si la narration débute au moment de la séparation des Beatles, en 1969, pour s’achever dans les années 75-76, au moment où les Wings étaient alors au sommet de leur gloire, il faut bien l’avouer, ces derniers, avec le recul, ont bien moins marqué l’histoire de la musique que les mythiques Fab Four de Liverpool. Et d’ailleurs, qui se souvient que Mc Cartney avait connu une période de flottement, avec alcoolisme et grosse déprime à la clé, dès lors que le groupe avait splitté. A cette même époque, une rumeur circulait même à propos de sa mort trois ans avant, suite à quoi il aurait été remplacé par un sosie au sein des Beatles ! Tout cela, Hervé Bourhis l’évoque et le dessine de façon rythmée dans cet album aux couleurs très « seventies ». Et c’est un bel hommage que rend ici Bourhis au songwriter le plus talentueux de sa génération, mais qui réhabilite aussi les Wings, passés quelque peu dans l’oubli malgré les pépites que sont, selon l’auteur, « Band on the run » et « Ram ». Ce groupe fut pour McCartney une véritable « résurrection », selon les termes mêmes de John Lennon qui était revenu le voir une fois la période de brouille terminée, même si pour la renaissance des Beatles, le point de non retour avait été franchi depuis longtemps. La narration est à la première personne, celle de l’ami Paul, révélant à quel point Hervé Bourhis s’est identifié, sans en être forcément conscient, à cette personnalité dont le nom est toujours resté associé aux Beatles. Lui aussi, après avoir failli être emporté par la maladie (A ce titre, on peut lire son autobiographie Mon infractus), a connu une sorte de renaissance. Parmi d’autres anecdotes, en plus de celles énoncées plus haut et tombées dans l’oubli pour une grande partie du public, on découvre comment l’ex-Beatles s’est reconstruit, on suit son redémarrage à zéro assez hallucinant avec ses Wings, et on découvre par la même occasion une certaine modestie qui prouve que l’homme était davantage passionné par la musique que préoccupé par sa propre notoriété. Ce qui par la suite s’est révélé porteur, puisque son talent de compositeur était resté intact a l’a ainsi mené au succès. Etonnante aussi cette rencontre improbable avec une super star de la scène africaine, Fela. McCartney était venu au Nigéria pour y enregistrer « Band on the run », espérant y puiser une énergie différente. Là encore, le séjour fut marqué par quelques déboires, qui virent l’ex-Fab Four hospitalisé aux urgences suite à un malaise lié à sa consommation excessive de cigarettes. Le dessin d’Hervé Bourhis est extrêmement vivant et graphiquement très riche avec ses couleurs fluo-psyché. Comme il le dit lui-même dans l’interview à la fin de l’ouvrage, ce grand fan des Beatles (qui avait déjà publié en 2010 Le Petit Livre des Beatles) s’est réellement surpassé par rapport à ses productions précédentes plus minimalistes, ayant mis un an et demi à le réaliser. S’il fallait une preuve qu’un auteur peut exceller autant dans la narration que dans le dessin, « Paul » en est une. Richement documenté, l’ouvrage révèle des facettes méconnues de « Macca » mais aussi des autres membres des Beatles, ainsi qu’un aperçu de la réalité du show-biz dans ces années-là. Au final, tous les ingrédients semblent avoir été réunis pour faire de cet album une bulle de nostalgie totalement immersive et jouissive.
Glace
Quelle belle surprise!! Je suis sur la même ligne que les élogieux avis précédents. Matthew Dooley nous propose un récit atypique et original autour d'une guerre fratricide de vendeurs de glaces très très drôle. Le personnage d'Howard en anti héros mal rasé, soumis aux événements mais touchant et attendrissant ne m'a pas quitté au cours de cette délicieuse lecture feel good. La thématique de cette compétition entre deux frères pour s'approprier le territoire du père est assez classique. Mais ici il s'agit d'une parcelle pour vendre des glaces… Cela donne des dialogues vifs et incisifs bourrés d'humour. En plus Dooley y ajoute le sujet de la détermination d'une montagne proche de la ville ,défendue par l'impayable Jasper, ce qui a le don de faire sourire les continentaux fiers de leurs sommets. Howard, Jasper, Tony et Alex forment une galerie bien sympathique où même le "vilain" Tony se révèle bien plus complexe avec une relation au père qui donne du relief aux deux personnages. Le graphisme est minimaliste mais il donne une narration très fluide et dynamique. Les visages ronds ou en poires accentuent le côté humoristique du récit. Les cases sont petites et donne un aspect cinéma à l'ancienne dans le mouvement. Une lecture très agréable et divertissante qui redonne le morale après une journée grise.
Rust River City
S’il y a bien une chose que j’aime par-dessus tout, c’est de me laisser embarquer dans une histoire que mes a priori, parfois pour d’obscures raisons, m’empêchaient d’empoigner. C’est le cas avec ce premier tome signé Joe Daly dont j’appréciais pourtant le travail jusqu’ici. Quand mon fournisseur de BD m’a fait l’article de Rust River City, il y avait une petite partie de mon cerveau qui se méfiait, sans réel motif. Il se trouve que l’occasion m’a été donnée de la lire dans le cadre de mon boulot, et je suis emballé, au point que j’envisage d’en faire l’acquisition. D’abord, il y a le dessin, ici indissociable des couleurs, audacieuses, crépusculaires. Il se dégage une ambiance forte qui confère à cette histoire finalement très terre à terre un petit quelque chose d’irréel, voire carrément hypnotique. Cette impression se confirme lorsque l’on referme ce premier volume. En effet, la fin laisse entendre que la suite ouvrira sur quelque chose d’autre, quelque chose de tout à fait différent. En tout cas, cela augure d’une suite truculente, et ma curiosité a été on-ne-peut-plus aiguisée. Pourtant, ce n’était pas gagné. Après quelques pages un peu plan-plan, je me suis laissé cuire à petit feu. Sans doute fallait-il ce temps d’adaptation car le ton est particulier. Et l’histoire l'est tout autant. Tout est baigné d’un esprit typiquement « indé ». Des références filmographiques n’ont cessé de me chatouiller, et non des moindres. On songe en effet au cinéma de Sean Baker (le film Tangerine notamment pour son atmosphère et ses dialogues), à des films tels que War Pony de Gina Gammell et Riley Keough, 90’ de Jonah Hill, ou bien encore au cultissime Big Lebowski qu’on ne présente plus. Les dialogues, dont les pavés de textes peuvent rebuter (ce qui a sans doute joué dans mon cas), sont bons, néanmoins très crus, voire vulgaires, mais souvent drôles. Le scénar prend son temps pour se déployer, mais c’est aussi ce qui permet de se sentir en intimité avec les personnages qui, pour certains, en deviennent même sympathiques. C’est le cas notamment du héros, Dean, un ouvrier vétéran du Viêt-Nam, que sa détestation pour les asiatiques rend pourtant très antipathique. Mais on finit par entrevoir son côté humain, touchant, mal assuré et même sensible… Même les ados, dont les aventures occupent de nombreuses scènes parallèles à celle de Dean, deviennent proches du lecteur alors que certains d’entre eux sont franchement cons. Le plus étonnant dans cette BD, c’est que l’histoire se déroule dans un contexte d’une affligeante banalité : ville sordide, contexte très actualisé (même si se déroulant à l’époque de la cassette vidéo) sur fond de marasme économique et de chômage, de racisme, de masculinisme en fin de règne, mais également de ce sentiment de perdition de la jeune génération… Bref ! C’est une lecture tout à fait singulière qui me fait patauger dans l’impatience. Vivement le tome 2 qui sera aussi la conclusion et promet de basculer vers un truc qui pourrait bien prendre un détour complètement fantastique. Un coup de cœur tout à fait inattendu !
El Gaucho
On sert un roi lointain pour gagner une misère… - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1995. Il a été réalisé par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario et par Milo Manara pour les dessins, Christine Vernière pour les couleurs, Pomme Verte pour le lettrage. Avant d’être rassemblées en album, ces planches ont été publiées dans les numéros 179 à 184 de la revue (À suivre) entre décembre 1992 et mai 1993. L’album comprend cent-vingt-huit pages de bande dessinée. L’ouvrage s’ouvre avec un texte de Vincenzo Mollica évoquant la relation et la collaboration entre les deux auteurs., agrémenté d’une lettre de Pratt à Manara et de quelques croquis préalables de Pratt. Puis vient un texte de Michel Pierre qui apporte des éléments de contexte historique, en particulier sur le parcours de Tom Browne (le personnage principal du récit), sur l’armada de navires des Britanniques, sur la place de la franc-maçonnerie dans l’histoire de l’impérialisme anglais, l’opposition entre les loges d’obédience britannique et celles plus révolutionnaires animées par des Français (Indépendance de la Croix du Sud), et enfin les promesses d’affranchissement et de liberté pour les esclaves noirs des riches plantations. Il s’agit de la deuxième collaboration de ce duo de créateurs, après Un été indien (1987), Alfred du meilleur album étranger au festival d'Angoulême 1987. Quelque part en Argentine en 1890, une troupe de soldats se dirige vers un groupe de tentes précaires au beau milieu d’une grande prairie. Le cavalier de tête annonce qu’ils arrivent à la Tolderia de Namuncura. Le gradé remercie son sergent et annonce qu’il est temp d’œuvrer pour la patrie. Le chef de tribu indique aux Indiens que c’est la fin, que ceux qui veulent partir le fassent maintenant. Lui reste ici avec Paraun. Tous les autres partent. Le commandant du détachement ordonne que personne ne tire sans son ordre. Arrivé devant les tentes, il descend de cheval et s’annonce : il est le capitaine Chiclana. Il est accueilli tranquillement par Manuel, l’Indien qui est resté. Le capitaine lui annonce qu’il va devoir le suivre jusqu’au fort, ce qu’accepte son interlocuteur en précisant qu’il viendra seul. Ce dernier propose que le capitaine entre dans la tente, pour qu’ils prennent un maté, éventuellement manger un chien si les soldats en attrapent un. À l’intérieur, Manuel présente un vieil homme assis en tailleur : Paraun, un vieux de cent ans qui a encore toutes ses dents. Il fait observer que Paraun est huinca, comme le capitaine, un blanc et chrétien. Chiclana demande à Hermosid de venir, de prendre note qu’aujourd’hui dans la Tolderia du cacique Namuncura, ils ont trouvé un vieillard de race blanche. Puis il retourne à l’extérieur pour discuter avec Manuel. Le soldat entame la conversation avec le vieillard en lui demandant son nom. Ce dernier répond : Tambour, Tom Browne, du 71e chasseurs écossais sous le commandement du général William Carr Beresford. Il était tambour anglais pendant l’hiver 1806-1807, à l’époque il avait seize ans. À bord d’un navire militaire, deux gradés, un Anglais et un Écossais, observent la ville de Buenos Aires : pas de mouvement de troupes en vue. Ils sont ici pour combattre les Espagnols. Deuxième collaboration entre Pratt & Manara : la scène d’ouverture plonge le lecteur dans un endroit non précisé, au milieu d’un troupe de soldats portant un uniforme spécifique, sans que le pays ne soit explicité. Il lui faut donc être attentif pour relever les bribes d’information qui lui permettront d’établir contexte. Le vieil homme indique qu’il était tambour anglais pendant l’hiver 1806-07, et qu’il avait seize ans, qu’il en a maintenant cent. Le très jeune soldat évoque le temps des invasions anglaises, ce à quoi Tod Browne parle du Río de la Plata devant Buenos Aires. En fonction de sa culture, le lecteur identifie alors le contexte historique, ou il peut aller se renseigner. Il s’agit de la prise de Buenos Aires lors des invasions britanniques du Río de la Plata, opération débutée en 1806. Ainsi au clair sur le contexte historique, il se trouve à même de situer les personnages apparaissant au fur et à mesure, sans être présentés : Home Riggs Popham (1762-1820) amiral britannique, Rafael de Sobremonte (1754-1827) vice-roi du Río de la Plata, William Pitt (1759-1806) premier ministre du Royaume-Uni, William Carr Beresford (1768-1854) commandant de l’armée britannique, et certains dont il est simplement fait mention comme Jacques de Liniers (1753-1810) Français succédant à Sobremonte en tant que vice-roi du Río de la Plata. S’il a pris soin de lire le texte introductif de Michel Pierre, bien lui en a pris car ainsi averti, le lecteur en vaut deux et se trouve à même de comprendre l’échange inattendu sur l’influence des différentes Loges maçonniques présentes dans cette région du monde. L’autre thème majeur développé dans cette introduction concerne la liberté potentielle des peuples autochtones, et il s’apprécie par lui-même au cours de la lecture. Le récit commence avec la découverte d’un centenaire en bon état de santé, et il a encore toutes ses dents. Le lecteur peut imaginer qu’il va découvrir toute sa vie à travers le dix-neuvième siècle, ou qu’il s’agit du premier tome de ce qui aurait pu être une série au long cours. Les décennies ayant passé depuis sa parution, il sait qu’il s’agit d’une histoire complète et indépendante et il comprend vite qu’elle est focalisée sur la fin de l’année 1806 et l’année 1807. Après dix pages d’entrée en matière en 1906, il se retrouve sur le navire amiral de la flotte britannique, en tant que témoin privilégié de la discussion entre amiraux, pour enfin sortir sur le pont et faire connaissance avec les personnages principaux : un tambour de l’armée Tom Browne, un matelot bossu Matthew Falcon et une prostituée Molly Malone. Comme dans Un été indien, l’aventure souffle sur l’intrigue : siège d’une capitale, voyages en mer, séjour dans la jungle, filles faciles dansant la gigue ou le reel, pratiques vaudous, amour impossible entre individus de classes sociales trop éloignées, violences faites aux femmes, duels entre hommes, bataille rangée, jugement expéditif, etc. Aussi bien le scénariste que le dessinateur s’en donnent à cœur joie dans ces péripéties souvent cruelles et adultes. En fonction de son inclination, le lecteur ressent plus d’intérêt pour l’histoire d’amour, ou pour la reconstruction historique, ou encore pour la manière dont les forces systémiques façonnent et contraignent les individus, et broient certaines catégories, à commencer par les faibles, que ce soient les esclaves, les peuples indigènes ou les femmes. Comme dans Un été indien, Manara s’astreint à une réelle discipline pour donner à voir ces aventures, sans se reposer sur l’érotisme qu’il maîtrise et qui a fait sa renommée. Le lecteur se trouve à la fête à chaque page. Pour les environnements, que ce soient les navires ou les paysages : les magnifiques trois-mâts de la marine britannique ancrés dans le Río Plata, les salons intérieurs où les gradés s’installent confortablement dans des fauteuils élancés, ou dans les cales sommaires où se trouvent les prostituées, sur le pont avec les cordages et les réas, sur un large fleuve s’enfonçant dans la jungle avec des nuées d’oiseaux, une mangrove, une grange dans la jungle abritant une cérémonie de Candomblé, dans la riche propriété des Perdiel, dans la campagne argentine, dans les rues de Buenos Aires lors de l’attaque, au pied d’un gibet, et de retour dans la tente des Indiens. Pour les personnages : le trait fin et délicat de l’artiste fait des merveilles pour décrire dans le menu détail les tenues vestimentaires aussi bien les uniformes que les toilettes féminines, pour donner vie aux personnages, aussi bien dans les combats que lors des danses, pour les faire habiter chaque endroit avec un naturel remarquable. Le lecteur constate également que le scénariste a densifié son propos. Il laisse régulièrement les dessins porter la narration : la cérémonie Candomblé et le massacre qui s’en suit, la danse des prostituées pour les matelots avec le joueur de cornemuse, le viol abject d’Aureliana Perdriel, la prise de Buenos Aires. Il a l’art et la manière de doser les dialogues dans les phylactères pour conserver la fluidité de la lecture. Au-delà des péripéties et des événements historiques, il met en scène comment les puissants de ce monde règnent sur les sous-fifres dans une société de classe, où les uns se partagent les richesses du monde, et les autres souffrent. Les Indiens évoquent effectivement les promesses de liberté faites par les uns et les autres, et les retours de bâton probables qui rendent cette promesse non seulement illusoire, mais aussi dangereuse. Il montre à quel point la vie n’est pas juste : que ce soit pour l’homme né bossu et considéré comme un sous homme, ou pour les femmes subissant la violence et la bestialité des hommes, pour les populations autochtones soumises au joug des colons. Il termine son récit avec l’iniquité de la justice des hommes renforçant encore l’injustice intrinsèque de chaque vie, en fonction des conditions de sa naissance, des aléas des rencontres, des grands mouvements sociétaux et historiques. Après le souffle de l’aventure d’Un été indien, le lecteur retrouve avec un plaisir anticipé la narration visuelle exquise, pleine de saveurs et élégante de Manara, à la fois canalisée dans la structure d’une solide intrigue, à la fois aiguillonnée par les tribulations et les rebondissements. De son côté, Pratt cède à ses habitudes : un contexte historique précis et savant, mais guère explicité, un regard perçant sur la condition humaine, et la portion congrue du libre-arbitre. Des aventures de haute volée.
Le Chemin de Saint-Jean
Une vie comme marcher, courir, devenir une route, un chemin. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, entre évocation du chemin et association libre d’idées. Son édition originale date de 2002. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée en noir & blanc. Un chemin ensoleillé dans l’arrière-pays niçois, partant de Villars-sur-Var dans les Alpes-Maritimes. Edmond n’est pas le seul à marcher sur ce chemin. Les chasseurs y viennent en automne, les randonneurs au printemps, le berger souvent. Le berger y vient peut-être plus souvent que lui. Mais son problème principal consiste à faire vivre en belle harmonie des chèvres, des moutons, un chien. Alors que lui Edmond ne m’intéresse qu’à lui et il s’étale ensuite sur du papier. Cette préoccupation constante ressemble un peu à une maladie. Elle ne le place pas au-dessus du berger, des chasseurs, des randonneurs. Elle a fait simplement qu’avec le temps et quelque chose de l’apprentissage, il veut essayer de dessiner le chemin et d’écrire sur lui. Il y a dans le monde des chemins plus beaux, mais c’est de celui-là qu’il veut parler. C’est son chemin. Il ne lui appartient pas, mais c’est un peu lui qui l’a fait. Il dit Son chemin comme on dit Sa mère. Quand il a fait le premier dessin, il était assis sur une pierre avec une sorte de fatigue. C’est souvent comme ça au début d’une promenade. Son chemin fait un cercle, où commence un cercle ? Il peut décider qu’il commence à partir de cette pierre, c’est bien une pierre, c’est ancien. Mais ensuite ? Comment choisir une image plutôt qu’une autre ? Il lui faudrait s’arrêter à chaque pas, faire un dessin, se retourner, en faire un autre. Et puis dessiner ce qu’il voit sur le côté, à droite, à gauche. Et pourquoi à chaque pas ? Pourquoi pas tous les dix centimètres ? Ou tous les un ? Il faudrait aussi refaire le même paysage plusieurs fois. Dans des heures différentes, dans d’autres jours, dans d’autres saisons. Avec le temps il comprendrait ses erreurs, il affinerait son trait. Son style changerait, il viendrait avec d’autres papiers, de la couleur. Tout est trop ou trop peu. Qu’est-ce qu’il doit faire ? Dessiner simplement la pierre sur laquelle il se trouve ? À elle aussi, il appartient. Il la recopierait sous tous les angles. Ensuite pourquoi pas, il irait chercher une loupe. Mais il deviendrait fou. Et il voudrait avec un microscope peindre jusqu’aux atomes de ce stupide bloc de calcaire qui lui fait mal aux fesses. Vers la fin de l’été avec son frère Piero, ils venaient là avec des sacs de charbonnier. La forêt de pins était dense. C’était avant l’incendie, bien avant, ils étaient encore des petits. La mère voulait des provisions de pignes pour les feux de l’hiver. En français, on dit pommes de pins. Edmond n’a jamais mangé de pignes. Un des deux restait sur le chemin, l’autre allait en amont et provoquait des avalanches de pignes que celui d’en bas essayait de stopper. Ils s’écorchaient les mains, ils détestaient cette corvée. Ils riaient beaucoup. C’est du Baudoin pur jus… Ce créateur a fait preuve d’une voix aussi personnelle qu’originale dès le début de sa carrière. De prime abord, soit en feuilletant, soit en lisant quelques cartouches de texte, le lecteur se trouve bien en peine de déterminer la nature de l’ouvrage, son thème principal, ou même s’il y a une histoire. Voire il peut s’interroger sur la cohérence de ce qu’il va lire. Le titre s’avère très premier degré : l’auteur raconte ce chemin dit de Saint-Jean qui part du village de Villars-sur-Var. Déjà, la démarche de raconter un chemin le place à part de 99% de la production de bande dessinée, voire littéraire. Ensuite, difficile d’envisager un dessin de couverture plus cryptique. Avec ses coups de pinceau si caractéristiques de son art, il représente un homme assis sur le bord du chemin, certainement lui-même avec une large pierre à la place de la tête, flottant au-dessus des épaules, sans cou. La première planche comprend deux cases : une avec bordure certainement le point de départ du chemin de Saint-Jean, et une autre sans bordure avec le même dessin que la couverture et un arbuste sur la droite. Par la suite, en feuilletant, le regard du lecteur peut être attiré par des éléments aussi disparates que l’esquisse du plan de principe du chemin, de magnifiques représentations du chemin et de la nature en bordure, quelques cases à l’encre proches de l’épure chinoise allant vers l’abstraction, et puis une décomposition des mouvements d’un homme qui danse, une église, une case blanche, des fleurs, etc. Oui, la promesse contenue dans le titre est tenue : le lecteur parcourt le chemin de Saint-Jean avec Edmond Baudoin. Dans la troisième planche, il découvre ce fac-similé de plan qui montre la boucle que fait le chemin autour du mont sur lequel se trouve la chapelle Saint-Jean. Il voit le point où se situe la pierre qui sert de tête au personnage sur la couverture. Il marche tranquillement, avec la vision du chemin devant lui, les arbres en bordure, le précipice à un moment, la végétation propre à cette région. L’auteur évoque la boucle comme un cercle. Il explique donc son attachement à ce chemin, ainsi que cette notion de cercle. Avec cette capacité extraordinaire, il donne la sensation de balade, chaque dessin correspondant à son regard, à sa façon de voir le monde. Le lecteur se dit qu’il pourrait très bien considérer cette bande dessinée comme un simple recueil de dessins du chemin, les différents endroits, ce qui constituerait déjà un ouvrage extraordinaire, une transcription d’un lieu souvent parcouru, chargé de souvenirs. Il se laisse aller dans sa lecture, chaque dessin commençant par produire un effet d’ensemble, chaque dessin capturant un état d’esprit, un moment particulier, transcrivant des sensations, à la fois dans la continuité des précédents, à la fois unique. Régulièrement le lecteur s’attarde sur l’un ou l’autre, sur un élément particulier : l’équilibre entre les traits noirs et les surfaces blanches, les grands coups de pinceaux, leurs contours charbonneux, les traits plus fins, les surfaces patinées. Il se perd dans une portion, voyant un assemblage tracés hétéroclites, de formes abstraites, une réunion de trucs et de machins sans rapport. Puis il reprend du recul et l’harmonie de l’ensemble lui apparaît comme une évidence. L’approche picturale de Baudoin exprime son originalité dans chaque trait. Il mystifie le lecteur jusqu’à un état mêlant confusion et exaltation. Finalement, il ne s’agit que de dessin d’après nature, d’un chemin comme il en existe beaucoup d’autres dans la région. Dans le même temps, comment fait-on pour exprimer ses ressentis avec des constructions de traits aussi improbables ? De surcroît, ce voyage s’avère plein de surprises, allant au-delà d’une collection de photographies prises sous l’inspiration du moment. Le lecteur ressent à chaque page que ce chemin a fait l’auteur, comme il l’écrit. Tel endroit lui rappelle son frère Piero (à qui il a consacré un album en 1998)quand il ramassait des pignes, tel autre son père assis au bord d’un petit canal (une construction de page bizarre : le portrait du père assis comme son fils plus tard, encadré par douze représentations différentes de son visage, plus ou moins précises, comme si la mémoire fluctuait), un surplomb au-dessus du ravin qui lui rappelle sa mère dont il tenait la main à cet endroit, les ruines d’une maison qui se dégrade au fil des années, l’église Saint-Jean qui lui évoque la procession dont il ne comprenait pas le sens du chant, etc. L’auteur développe chaque élément au fil de sa balade, pas comme une suite de souvenirs ponctuels, car le lecteur ressent bien qu’ils appartiennent tous à la même personne, qu’ils apparaissent de manière organique à tel ou tel endroit. Puis en planche quarante, le lecteur tombe sur une case évoquant Michel, ami défunt, avec un dessin fait à partir de l’œuvre picturale : Happé par un oiseau (1980), réalisée par Pootoogook, une femme artiste inuit. Planche quarante-sept, l’auteur raconte que début août 2001, il est de retour au Québec pour une deuxième année à l’université, en tant que professeur (il digresse pour ajouter qu’il n’est pas professeur, comme il n’est pas auteur de bandes dessinées, comme il n’est pas grand-père, comme il n’a jamais été comptable). Puis viennent deux planches totalisant dix-neuf cases, et autant de fleurs différentes. Puis retour à l’évocation de son séjour au Québec. Le même phénomène se produit à nouveau : une association d’éléments hétéroclites reliés par le flux des souvenirs, ou du vagabondage de l’esprit de l’auteur… tout en formant un tout d’une grande cohérence. Au fil du flux de pensée : le vol de forteresses volantes de la seconde guerre mondiale, l’artiste Napache Pootoogook, femme artiste inuit, des paysages du Québec, le rapprochement visuels des traits des coureurs et des traits des balles, un Inuksuk, la considération que le Québec n’a pas d’Histoire mais beaucoup de Géographie, la considération de voir les plus vieilles pierres, une anecdote sur un ami qui lui avait vendu un lot de toiles (ses peintures recouvertes de blanc, redevenues vierges), et pour finir le sort de la pierre sur laquelle il a fait le premier dessin. C’est du Baudoin, et même du Baudoin de haute volée : pas de récit, et pourtant une structure rigoureuse, une longue digression au Québec, et pourtant une thématique filée avec élégance, des considérations d’ordre générale sur la beauté de la nature et la vilenie de l’être humain, des souvenirs éminemment personnels partagés avec une honnêteté émotionnelle totale au point que le lecteur les fait siens. Une bande dessinée entre carnet de voyage, réminiscences, réflexions existentielles, parsemés des thèmes habituels de l’auteur, de ce créateur sans pareil. Le lecteur se laisse porter par la balade sur le chemin de Saint-Jean, par les souvenirs intimes, éprouve des sensations et des états d’esprit uniques, personnels à partir des moments de vie qui lui sont étrangers, attestant de sa qualité de frère en humanité. Avec cet ouvrage, Edmond Baudoin atteint un nouveau sommet : un récit libre et une narration visuelle libre, affranchis de toute convention, et dans le même temps une œuvre construite et réfléchie, une expérience littéraire de haute volée. Transcendant.
Serena
Les personnages féminins qui incarnent le Mal absolu ne sont pas légion dans la littérature. Serena est rentrée dans un club très fermé au côté de Lady Mac Beth et de Médée. Je n'ai pas lu le roman de Ron Rash mais on sent que l'auteur s'est inspiré avec doigté de la personnalité des illustres ancêtres de Serena. Toute la maîtrise d'Anne-Caroline Pandolfo est de ne pas trahir le personnage dans sa complexité. Comme ces rudes bucherons des Appalaches le lecteur passe de la surprise amusée, à un étonnement respectueux pour finir à la détestation horrifiée devant cette quête du pouvoir absolu. Aucun ours n'est assez sauvage, aucune pente assez abrupte ou aucun homme assez fort pour empêcher cette Médée moderne d'atteindre son but. Pandolfo a très bien su rendre cette ambiance de tragédie théâtrale orchestrée par un cercle restreint de personnages et commentée par le chœur des bucherons. Contrairement au mythe de Médée, Rash déplace le climax de sa tragédie du fils vers le père. C'est probablement le seul souffle de légèreté dans ce récit aride. Même si la personnalité de Serena écrase l'histoire, le récit est riche de nombreuses autres thématiques modernes (la déforestation, le conflit entre un travail vital pour le bucheron et la sauvegarde de l'environnement pour les générations futures, les conditions de travail et leurs risques, la crise économique et sociale). Le graphisme de Risbjerg peut détourner certains lecteurs par son âpreté et son aridité. Pourtant l'essentiel est là et je me suis très vite approprié cette raideur du trait qui rend merveilleusement bien la dureté du caractère de Serena et les innombrables rudesses des conditions de vie des travailleurs. Cela fait même plaisir de rencontrer de tels graphismes avec une patte qui sort du classicisme habituel. Une très belle lecture qui m'a vraiment séduit par la justesse de son traitement.