Les derniers avis (9454 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Carnet chinois
Carnet chinois

Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? - Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang. 24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui. Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine. Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs. Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle. Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent. La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc. Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée. Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?

06/08/2025 (modifier)
Par Blue boy
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Caballero Bueno - Une enquête de l'inspecteur Valverde
Caballero Bueno - Une enquête de l'inspecteur Valverde

Quelle belle trouvaille de la part des auteurs d’avoir conçu une enquête policière se déroulant sur l’île de Pâques, une petite île au bout du monde connue d’abord pour ses célèbres statues monumentales, les moaï ! Mais ici, ces vestiges de la civilisation autochtone n’apparaîtront qu’en toile de fond, spectateurs silencieux d’un crime sordide d’une violence inouïe. La victime, un notable anglais résident sur l’île à la tête d'un élevage de chevaux, n’avait pourtant aucune raison d’avoir des ennemis. Selon les informations recueillies par l’inspecteur Valverde, Anthony Wilcox semblait être le gendre idéal, bien sous tous rapports et apprécié par l’ensemble des habitants, qu’ils soient pascuans ou chiliens. Alors qui pourrait être à l’origine du meurtre ? Valverde va vite comprendre que l’accusé, d’origine autochtone, est innocent, même si son apparente folie et une certaine agressivité comportementale ne jouent guère en sa faveur… L’inspecteur va d’abord se heurter à l’hostilité du gouverneur, qui accepte mal cet « intrus » ami du président chilien missionné pour résoudre cette affaire… Captivant et très bien ficelé, le scénario, dans sa tonalité hitchcockienne, joue sur la lenteur tout en maintenant le mystère jusqu’au dénouement, avec une galerie de personnages qui va défiler sous le regard patient et acéré de l’inspecteur Valverde… Des personnages pour la plupart très bien campés, à commencer par Valverde lui-même, un homme qui malgré sa morgue apparente de départ, va révéler ensuite des qualités contradictoires avec son statut, celui d’agent gouvernemental de la police précédé par une réputation d’enquêteur impitoyable avant qu’il ne débarque sur l’île… Mais au-delà de l’intrigue policière, c’est une autre grille de lecture que nous proposent les auteurs : un condensé de l’histoire coloniale d’un pays, le Chili, héritage des conquistadors qui s’emparèrent d’un continent de la manière la plus brutale, tout comme l’île de Pâques — même si elle se trouve à 3500 km de la côte —, et consécutivement une dénonciation du traitement indigne infligés aux populations natives qui perdura jusqu’au XXe siècle. Pour concevoir son scénario, Thomas Lavachery s’est inspiré du témoignage de son grand-père, qui avait séjourné sur l’île en 1934 lors d’une mission archéologique, comme il l’évoque en post-face. Celui-ci s’était dit hanté à jamais par le fait divers évoqué dans le livre (dont je ne peux rien dire au risque de gâcher la surprise du dénouement). C’est ainsi que l’on découvre une communauté autochtone sous la domination des colonisateurs. Les Pascuans (gentilé des habitants) sont exploités pour les tâches subalternes, relégués dans des habitations de fortune. Et lorsqu’ils sont contaminés par la lèpre qui à cette époque faisait des ravages dans les pays tropicaux, ils sont confinés et entassés dans une léproserie qui n’est rien d’autre qu’un taudis humide, tandis que les colons blancs jouissent du plus grand confort. Les dialogues possèdent une belle qualité littéraire pour des personnages très incarnés. Il y a évidemment l’inspecteur, impressionnant par sa stature mais aussi par son extravagance et son érudition, mais tous celles et ceux qui vont graviter autour de lui durant son séjour sur l’île, les plus marquants étant la jeune et jolie archéologue Miss Burnett, au fort tempérament, et le docteur Giraldo, dandy un brin sarcastique et désabusé. Thomas Gilbert a su leur donner un visage en phase avec leur personnalité, d’une expressivité éloquente. Son trait semi-réaliste et maîtrisé s’accorde bien avec la mise en page dynamique et un cadrage bien étudié. Les couleurs oscillent entre une certaine sombreur et une clarté désaturée pour les scènes extérieures, imprimant une ambiance en phase avec le propos doux-amer de ce polar sociologique. Du beau travail ! Le duo Lavachery-Gilbert semble avoir bénéficié d’une bonne alchimie, ce qui se ressent à la lecture de « Caballero Bueno ». Les deux auteurs ont d’ailleurs déjà collaboré pendant plusieurs années sur la série jeunesse « Bjorn le Morphir », dans le registre de l’heroic fantasy. L’univers de Thomas Gilbert est quant à lui assez unique, et chacune de ses publications ne manque jamais de susciter la curiosité. Indéniablement, ce dernier opus est une totale réussite.

04/08/2025 (modifier)
Par Gaston
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Patrick Dewaere - A part ça la vie est belle
Patrick Dewaere - A part ça la vie est belle

Patrick Dewaere est un acteur que j'apprécie beaucoup et dont j'ai vu une bonne douzaine de ses films de sa trop courte filmographie. Les bonnes notes avaient attiré mon attention sur cette biographie. À force de lire des biographies médiocres en BD, je me méfie un peu, mais les auteurs évitent tous les défauts habituels de ce type de production. Déjà, il y a la bonne idée que la narration soit narrée par Dewaere lui-même ce qui donne un ton plus personnel qu'une bête narration qui ne ferait que montrer de manière chronologique les moments importants de la vie de l'acteur. Le scénario est vraiment bien fait, j'ai vraiment eu l'impression que c'était le vrai Dewaere qui racontait sa vie. Ce n'est pas raconté de manière chronologique et on saute souvent d'un sujet à l'autre, mais on ne se perd jamais et cela rend le tout encore plus authentique vu qu'il parle comme quelqu'un qui raconterait sa vie en parlant de ce qui lui passe par la tête. Je n'ai pas appris grand chose vu que j'avais déjà lu au sujet de cet acteur et aussi vu le documentaire de sa vie, mais j'ai tout de même trouvé la lecture de cette BD passionnante. On a un bon résumé de la vie compliqué de Dewaere et ses nombreux problèmes. Le dessin est très classe. Je recommande l'album à tous les fans de l'acteur.

03/08/2025 (modifier)
Par Josq
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Sherlock Holmes contre Arsène Lupin
Sherlock Holmes contre Arsène Lupin

Je ne m'attendais pas forcément à grand-chose en ouvrant ce qui m'apparaissait comme une bande dessinée que je qualifierais de "facile". Et pourtant, quelle jolie surprise ! On est bien dans les standards du genre, et la facilité reste bien présente : on prend deux noms ultra-connus, on imagine un récit tirant vers le buddy movie tournant autour d'un artefact mystérieux et un peu mystique, et emballe tout ça dans un univers réaliste aux tonalités presque steampunk (sans y entrer totalement). Il n'y a là que du très connu, et avouons que Denis-Pierre Filippi ne s'éloigne jamais trop loin des sentiers battus. Mais je dois reconnaître qu'il sait nous offrir une variation qui, sans rien réinventer, nous balade plus qu'agréablement dans un univers plaisant. Le récit tient debout, et surtout, Filippi a fourni un très bel effort pour nous offrir un pastiche digne de ce nom. Ainsi, le pouvoir de déduction de Holmes est tout entier, et il nous offre avec Lupin quelques échanges particulièrement jouissifs. Le scénario fait la part belle aux particularités de ces deux héros (ainsi que de l'envahissant Mycroft Holmes), et on prend largement plaisir à alterner entre la rigueur déductive de Holmes et la chance insolente de Lupin (même si ce dernier n'a pas l'air mauvais non plus pour la déduction !). Les dialogues sont travaillés pour être vraiment élégants, mais ils le sont parfois presque trop. Certaines tournures un peu ampoulées ou le plaisir de faire durer une joute oratoire un peu trop longtemps ont tendance à alourdir la narration. Cela dit, le dessin de Roger Vidal est vraiment somptueux et d'une très grande clarté. Il rend certaines scènes d'action muettes avec une limpidité exemplaire, notamment une séquence sous-marine assez impressionnante. Il a l'élégance qui convient au récit et aux personnages, avec une touche de modernité pas déplaisante. A l'image d'une bande dessinée fort agréable à lire, qui n'invente pas l'eau chaude, mais ne prétend pas le faire, et se contente de mener son récit avec beaucoup de rigueur et de finesse. Croisons les doigts pour que le premier tome se vende bien pour avoir le droit à des suites qu'on espère au même niveau !

01/08/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Que faire des juifs ?
Que faire des juifs ?

C’est pire car c’est constitutif. - Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs (2024). Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice. Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter. Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune. Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien. En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien). Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique. Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice. Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.

29/07/2025 (modifier)
Par justinekh
Note: 2/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Rebis
Rebis

BD que l'on m'a offerte. J'ai beaucoup apprécié le graphisme, le thème principal sur les sorcières me parle . La première partie bien qu'étant assez lente m'a beaucoup plu... Puis d'un coup vient la notion de genre pourquoi ? Je ne comprends pas en quoi ça apporte quoi que se soit de plus à l'histoire. C'est même carrément blasant que ce thème resurgisse à toute les sauces dans plus en plus de BD ! Grande déception car il y a beaucoup de choses intéressantes.

25/07/2025 (modifier)
Couverture de la série Les Seignors
Les Seignors

Bonjour à tous Quelle joie de lire et relire ces trois albums ! Silver que j'ai rencontré dans les années 80 au 5eme régiment de dragons de Valdahon (25). Celui-ci s'appelait Maréchal des logis COURS, portait le même uniforme au passant d'épaule jaune, supportant le même embonpoint, la même fringale (responsable logistique alimentaire) et de la vie. Miche, faisant partie de ma clientèle. Retraité fonctionnaire, encarté jusqu’à l'os, dur et moqueur avec tout le monde, surtout avec les jeunes . Jojo, le collectionneur de fripes qu'il ne faut surtout pas toucher . Luigi, combien en ai-je rencontré, car vivant à la frontière italienne... tous ces vieux beaux espérant encore rencontrer l'amour... Sana, ex directeur de société retraité vivant dans un des palace Mentonnais. Ancien bobo sympa qui, sous ses airs de dirigeant en acier, se trouve souvent débordé par les nouvelles générations. Petit mot pour l'équipe, RICHEZ, STI et JUAN... A QUAND LA SUITE ?

24/07/2025 (modifier)
Par Oncle Ben
Note: 3/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Chat noir
Le Chat noir

Le succès de Junji Ito aidant, certains éditeurs sortent des placards les reliques du manga horrifique. Hideshi Hino est de la génération de Kazuo Umezu (L'école emportée - 1972), soit un des pionniers du genre. Le chat noir (1979) est inspiré du roman Je suis un chat de Natsume Soseki. Le manga est un recueil de 4 histoires courtes façon Contes de la crypte traversées par la figure symbolique du chat noir. A l'instar du chien du film Baxter, le félin pose un regard impartial sur les travers de l'espèce humaine. Toujours en retrait, il observe et s'interroge sur la nature sordide de ses maîtres. Si les histoires contées n'effraient plus aujourd'hui, force est de constater que l'auteur sait manier l'art de la chute. L'ambiance baigne dans un quotidien blafard, emprunt d'une profonde solitude. Ici, un minable clown alcoolique ; là, un enfant livré à lui-même. Hino, dans une naïveté toute japonaise, installe peu à peu le malaise au gré de situations banales, presque anodines, s'enfonçant toujours plus dans le glauque jusqu'au point de non-retour. Pas de fantastique à proprement parler ici, mais plutôt l'inquiétante étrangeté à l'abri des regards, dans l'intimité sombre du foyer. Le trait de l'auteur est la grande force du titre. Si le dessin reste dans les canons rondouillards de son époque, Hino sait jouer de la difformité et du cadrage pour mieux atteindre le grotesque. L'encrage, gras et massif, témoigne d'une grande maîtrise dans la composition. De lourds aplats noirs jouxtés à un blanc immaculé confèrent une dimension expressionniste à l'univers graphique. Les pleines pages et autres grandes cases happant le lecteur dans la psyché tourmentée des protagonistes. Si Hino ira plus loin dans l'horreur par la suite, ce recueil reste un témoin précieux de ce que fût le genre à ses débuts.

24/07/2025 (modifier)
Par Yann135
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Or du spectre
L'Or du spectre

Cet été je suis parti faire un trip Colorado, Utah et Nouveau Mexique ! A moi les grandes étendues sauvages ! J’ai glissé dans ma valise 1 seul album ! 1 seul mais pas n’importe lequel ! Cela ne pouvait qu’être l'or du Spectre, fruit de la collaboration entre Philippe Xavier et Matz. Mais quelle claque les amis ! Dès les premières pages, on est saisi par la qualité exceptionnelle du dessin de Philippe Xavier, dont le trait précis et détaillé donne vie à un univers visuel riche et immersif. Chaque case est une véritable œuvre d'art, où les jeux d'ombres et de lumières, les expressions des personnages et les décors minutieusement travaillés ne peuvent que vous captiver et vous transporter dans une atmosphère à la fois sombre et envoûtante. C’est sublissime. Et je peux vous l’assurer, on s’y croirait ! J’y suis dans le décor en ce moment ! Le scénario de Matz est tout simplement magistral. L'histoire, complexe et bien construite, mêle habilement intrigue policière, suspense et réflexion sur des thèmes universels tels que la cupidité, la trahison et la rédemption. Les personnages sont développés, avec des motivations et des arcs narratifs qui les rendent attachants et crédibles. Chaque détail compte et chaque rebondissement est savamment amené. L'un des points forts de cet album réside dans sa capacité à maintenir un suspense haletant tout au long de l'album. Matz excelle dans l'art de distiller les indices et de jouer avec les attentes des lecteurs les plus exigeants, créant une tension narrative qui ne faiblit jamais. Les dialogues, percutants et naturels, ajoutent une dimension supplémentaire à l'histoire, révélant les personnalités des personnages et faisant avancer l'intrigue avec brio. Philippe Xavier réussit quant à lui à traduire cette tension en images, utilisant des cadrages audacieux et des compositions dynamiques pour amplifier l'impact des scènes clés. C’est tout bonnement génial ! Visuellement pour vos pupilles délicates c’est le grand bonheur. Je ne peux que recommander chaudement cet album qui hume la poussière des grands espaces désertiques, et qui nous ramène avec délectation dans un far west plus contemporain mais ô combien délicieux.

24/07/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Petit Train de la Côte Bleue
Le Petit Train de la Côte Bleue

C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage. C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton. Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves. Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin. Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal. Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images. Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin. Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour. Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.

23/07/2025 (modifier)