Le dessin, c'est la vie.
-Ce tome est de nature autobiographique et peut être lu sans rien connaître de l’auteur. Thématiquement, il constitue un second volet après La synagogue paru en 2022. La première édition date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario et les dessins. La mise en couleurs a été réalisée par Brigitte Findakly.
La station s’appelle Auron. L’immeuble que le père de Joann a fait construire a pour nom L’étoile polaire. La mère de l’auteur est morte au chalet Le Megève. Joann apprend la mort de Serge Gainsbourg le 2 mars 1991, dans un téléphérique. Il est à Auron, la station de sports d’hiver où sa mère est morte dix-sept ans plus tôt. Il n’a pas su la mort de sa mère donc il pleure pour Serge Gainsbourg. De la même façon qu’on découvrira ses larmes pour Claude François. De l’un et l’autre il ne connaissait que des images filmées ou photographiées. C’est ça l’idolâtrie ? Il les dessine. Cap de Nice, allée Maeterlick, la famille Sfar vit au deuxième étage de cet immeuble, au-dessus de la mer, construit par son père. Joann croit que c’est sa mère qui a baptisé cette maison Le Chante Soleil. Le tout jeune Joann fait l’apprentissage de la propreté : il se trouve nu sur un pot sur le balcon, avec sa mère et une jeune fille au pair. Sa première œuvre ne fut ni un dessin ni une peinture mais plutôt une installation. Au sens où l’entend l’art moderne. L’artiste est nu sur un pot en train de pousser. Il tient à la main une coquillette crue. L’artiste, c’est lui. Maman le félicite, ainsi que la jeune fille au pair qui s’occupe de lui. On l’applaudit au sujet de cette capacité nouvelle à faire ses besoins sur commandes. Il se rappelle durant ce moment n’avoir d’intérêt que pour la pâte crue, ses courbes et son orifice. On s’en fout du caca. Ce qui est essentiel, c’est la coquillette.
À quarante ans, Joann Sfar se rend à des consultations dans le cabinet d’une pédopsychiatre. Il s’épanche au milieu de jouets sur un fauteuil d’enfant. Il évoque le souvenir du pot et de la coquillette : Ce fut la première où il éprouvait une joie semblable à celle qu’il ressent dans le dessin. C’est également, son premier souvenir conscient. Sa mère est morte quand il avait trois ans et demi. On lui a beaucoup répété que selon la science, il ne pouvait pas avoir de vrais souvenirs d’elle. Témoigner de l’événement de la coquillette, c’est affirmer que la science a tort et qu’il se rappelle très bien. Qu’il ne dessine pas, comme on lui a dit un jour, pour remplir des cases vides. Le manque et le vide, ce n’est pas pareil. Par association d’idées, il poursuit : Quand il mange, c’est sans fin, il n’est jamais rempli. Comme s’il ne s’apercevait pas qu’il existe un autre trou au bout de la coquillette. Le remplissage de cases blanches, il effectue parfois même les à-plats noirs à la plume fine. C’est satisfaisant. Mais c’est sans fin. Les images du monde provoquent sa fascination sidérée. Celles dont il est créateur sont un mouvement d’âme. Une tapisserie jamais finie par laquelle parfois il atteint l’épuisement qui l’apaise momentanément.
S’il a lu La synagogue, le lecteur sait qu’il va plonger dans un ouvrage dense, très personnel, pouvant donner la sensation d’éparpillement par moment, ou d’improvisation. Dans La synagogue, l’auteur expliquait qu’il compose et structure ses ouvrages, que le résultat final est bâti sur un plan détaillé, par opposition à une suite de réflexions se succédant par une association d’idées momentanée. En page cent-huit, il explicite la thématique du récit : Je dois m’en tenir à mon projet de récit thématique, par opposition aux autobiographies chronologiques. Il continue : Le premier album s’appelait La synagogue, et parlait de combat, de justice impossible et du modèle paternel. Si celui-là s’intitule Les idolâtres, Sfar doit rester sur l’image, la mère et l’absence. En gros, le dessin, son chemin, les mirages. S’il part sur Michel Gaudo, il faudrait faire un autre volume sur la magie, les sciences occultes et le jeu. S’il continue avec Clément Rosset, il dévoile ce qui pourrait constituer un album sur les philosophes. Le scénariste a conçu une structure narrative très sophistiquée : en fil directeur sa vocation de bédéiste racontée de manière chronologique jusqu’à la rencontre avec les camarades de son atelier. Dans ce tome, il reprend également les caractéristiques graphiques du précédent : en particulier l’attention portée aux décors, une réelle implication pour les représenter, pour ancrer son récit dans la réalité physique des différents environnements évoqués, à Nice, à Paris, à Auron en ouverture.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut nourrir différents a priori sur un tel ouvrage, et mêmes certains contradictoires entre eux. Trop nombriliste car l’auteur ne parle que de lui, trop intellectuel parce qu’il évoque la notion d’idolâtrie d’un point de vue religieux et philosophique. Trop éclaté dans sa structure et en même temps trop interconnecté entre les différents fils et les différentes anecdotes. Trop spontané dans ses dessins, et en même temps trop d’informations visuelles. Pour autant, dès les premières pages, la lecture s’avère facile, totalement personnelle et en même temps universelle. La forme du récit construit en réseaux de fils narratifs, avec des bourgeons d’anecdote s’avère savoureuse et très vivante, générant une sensation similaire à celles des dessins : une conversation à bâton rompu et en même temps une exploration thématique qui se ressent comme une discussion. Le lecteur pourrait trouver que l’auteur se montre parfois impudique, tout en ayant pleinement conscience qu’il s’agit d’une œuvre littéraire dont le créateur maîtrise parfaitement son mode d’expression qu’est la bande dessinée, pour produire les effets d’un discours vivant et articulé, sans se restreindre à un reportage factuel et véridique. D’ailleurs en page cent-quarante-quatre, le jeune Joann déclare que c’est important de mentir (en disant qu’il travaille pour Casterman, alors qu’il n’a aucun contrat avec eux, juste des rendez-vous avec un des éditeurs). En prenant du recul, le lecteur se dit qu’il peut appliquer cette déclaration à ce qui est raconté, et que comme le dit l’auteur cinq pages plus loin : il y a une vérité dans cette mise en scène.
À la lecture, l’architecture du récit se comprend aisément : la colonne vertébrale constituée par les différentes étapes de l’apprentissage du dessin, des études, et de la recherche d’un éditeur, avec une prise de recul par le biais des séances chez une pédopsychiatre, et des rapprochements thématiques avec d’autres moments ultérieurs de sa vie, ou des rencontres avec des amis, des relations professionnelles, d’autres dessinateurs, d’autres créations comme le film Gainsbourg (vie héroïque) sorti en 2010. Au bout de quelques dizaines de pages, le lecteur se dit que l’auteur a déjà vécu plusieurs vies au vu de tout ce qu’il a pu accomplir, de toutes les personnes qu’il a rencontrées. Sfar a travaillé ou établit des liens avec Guillermo del Toro, Laetitia Casta (qui joue le rôle de Brigitte Bardot dans le film sur Gainsbourg), Mylène Jampanoï (qui incarne Bambou dans le même film), Farrid Boudjellal (à qui il rend hommage pour lui avoir cédé sa chambre lors d’un festival BD à Toulon), Jean-Jacques Sempé (1932-2022), Jacques Rouxel (1931-2004, créateur des Shadoks), Edmond Baudoin et son fils Hughes, Pierre Dubois (scénariste, écrivain, conteur, et elficologue), Doug Headline, etc. Pour autant, le récit reste accessible, même sans connaitre toutes ces personnes. L’auteur évoque également plusieurs créateurs comme Serge Gainsbourg (1928-1991), Claude François (1939-1978), John Boorman et son film Excalibur (1981), Marc Chagall (1887-1937), ainsi que trois dessinateurs de comics John Buscema (1927-2002), Kevin Nowlan et le maître Alex Raymond (1909-1956), sans oublier les frères Cresli et leurs pizzas, et aussi des héros comme Rahan et Conan. De temps à autre, le lecteur peut identifier une de ses propres créations comme le chat du rabbin, ou son adaptation du Roman (chanson) de Renart.
Dans le même temps, le lecteur ressent bien que l’auteur garde le cap tout du long de sa biographique thématique. La narration visuelle conserve cette apparence qui n’appartient qu’à lui : une impression de dessins réalisés rapidement, sous l’inspiration du moment, ou dans le flux de la création, sans correction ni reprise, et sans finition pour rendre les traits plus assurés, leur donner une apparence finalisée. Outre les explications données par l’auteur lui-même, le lecteur voit bien que ces planches exigent plus de travail qu’elles n’en donnent l’air. La direction des acteurs permet de faire passer des émotions et des états d’esprit adultes et nuancés. Les tenues vestimentaires correspondent à l’époque, à l’âge des différents individus et à leur statut social. La représentation des environnements a nécessité un important travail de recherche pour correspondre à la réalité des lieux représentés, situés de manière précise, de Nice à Paris, en passant par Toulon, Auron, le musée Message biblique de Nice à Cimiez, sur la plage, dans une église, dans un cinéma, dans un train, dans le cabinet d’une pédopsychiatre, etc. L’artiste semble porté par son entrain, faisant usage des possibilités de la bande dessinée de passer en mode historique ou métaphorique d’une case à l’autre. Ainsi le lecteur se retrouve aussi bien au moyen-âge avec des moines copistes ou en Europe Centrale aux côtés d’un golem, que voir apparaître des animaux comme un éléphant (visualisation littérale de l’expression : l’éléphant dans la pièce) ou un loup (expression : il y a un loup), etc. Sans oublier la métaphore de la coquillette crue.
L’idolâtrie : cette notion est abordée sous bien des angles, au travers des trois composants que sont l’image, la mère et l’absence, comme indiqué par l’auteur. La religion juive condamne l’idolâtrie, l’adoration des idoles, ou plutôt ici le report de l’amour ou de l’intérêt de la personne aimée ou d’un être humain, vers sa représentation. Joann Sfar met en scène le fait que sa vocation va à l’encontre de cet interdit religieux et culturel de son milieu, qu’il peut consacrer une quinzaine d’heures par jour à la pratique du dessin (cette représentation de l’individu ou de l’objet), que cette pratique l’apaise sans qu’il ne puisse être réellement rassasié. Il s’interroge sur la genèse de cette envie, en particulier le lien qu’il peut y avoir avec le fait d’avoir perdu sa mère alors qu’il était encore un jeune enfant. À plusieurs reprises, un personnage établit le danger de l’idolâtrie : Si on aime davantage une image que le réel, on est fichu, on ne se prosternera pas devant les idoles. Et aussi : Ce qui n’est pas permis, c’est de tomber en adoration face à une image. Ou encore un rabbin qui dit : Ils applaudissent tous Johnny Halliday, pendant ce temps-là, leur vie, elle file.
Deuxième tome d’une autobiographie thématique : l’auteur continue d’enchanter le lecteur. Son investissement dans la narration visuelle est remarquable de bout en bout, à la fois pour cette sensation de spontanéité, à la fois pour la richesse visuelle et la qualité des reconstitutions. Comme la forme, le fond n’appartient qu’à l’auteur, sa vie personnelle dans toute sa richesse, ses expériences, ses amis et ses relations, sa culture et sa famille, tout ce qui en fait un être humain unique, avec une dimension universelle comme une évidence. Une belle humanité.
Je ne pars pas avec toi. Je vais dans la direction opposée.
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Ce tome regroupe trois histoires indépendantes : Jesuit Joe (parution initiale en 1980), La Macumba du Gringo (parution initiale en 1977) et À l’Ouest de l’Éden (parution initiale en 1979). Ces histoires ont été réalisées par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario, le dessin, et la couleur. L’édition de 2020 se termine avec une postface dense de sept pages, rédigée par Francesco Boille, critique de cinéma et de bande dessinée franco-italien, intitulée : Évanescence, transcendances, immanences.
Jesuit Joe, quarante-huit pages. Quelque part dans une zone sauvage du grand nord canadien, en plein hiver, Jesuit Joe toque à la porte d’une cabane : pas de réponse. Il pénètre à l’intérieur et découvre une enveloppe sur la table, un uniforme de la police montée royale du Canada dans l’armoire. Il s’installe, mange un biscuit puis se change et revêt l’uniforme, puis endosse le chaud manteau et s’allume une cigarette. Des coups de feu retentissent : trois hommes tirent sur Jesuit Joe depuis l’extérieur. Il se défend, se jette par la fenêtre et les abat tous les trois. Il sort ensuite un couteau et scalpe l’un d’eux. Puis il va récupérer un canoë caché dans la végétation, et il le met à flot. Bientôt il entend des bruits de tambour. Toujours silencieux, il rejoint la rive, met son canoë à sec et il se dirige vers la source du bruit. Il découvre un Indien Cree en train de danser autour d’un nouveau-né dans un porte-bébé dorsal.
La macumba du gringo, quarante-huit pages. Quelque part dans le nord-est du Brésil, Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé, se livre à une cérémonie occulte, avec chandelles et signe ésotérique sur un crâne pour tirer les cartes. Elle estime que le tirage n’est pas bon, pas bon du tout : la Lune appelle les fantômes. Elle explique à Satãnhia que son mec Gringo est lié à la carte de la Lune, le grand sommeil, la longue attente, or la Lune est une carte de mauvais augure, son interlocutrice a une rivale, et sa rivale c’est la Mort. Sabina gifle Satãnhia, cette dernière se défend en sortant un rasoir mécanique, puis le laisse tomber à terre et tombe à genoux, reposant sa tête sur les jambes de la sorcière. Ensuite elle lui confie la pedra cristalina que Gringo lui a donnée. Sabina poursuit sa divination : elle voit la mort, des soldats. Dans la jungle, un soldat tire et abat Gringo Vargas, un cangaçeiro., Ses deux comparses, Corsico et Dadã fuient à toutes jamabes. Les soldats s’approchent à leur recherche.
À l’Ouest de l’Éden, quarante-huit pages. Le drapeau britannique : il repose sur un mât, deux crânes accrochés au sommet. Avec le recul, il s’agit du drapeau Red Ensign frappé d’un blason. Un soldat monte au sommet du fort et tire un coup de fusil en l’air. Le reste des soldats arrivent à dos de chameau. Le lieutenant Abel Robinson du bataillon de frontière du Somaliland Camel Corps demande au soldat ce qu’il en est : il répond qu’ils sont tous morts. Son second ajoute qu’il fallait s’y attendre, depuis trois jours leur radio ne répond plus. Le soldat montre au lieutenant où se trouve les cadavres, à leur vue il va vomir contre un mur. Cela étant, son second lui lit une lettre laissée par Mad Mullah, le vengeur.
Ce n’est pas facile tous les jours… Enfin si. Le lecteur entame la première histoire : douze pages narrées en image, sans dialogue ni narrateur omniscient, juste quelques onomatopées pour les bruitages de coup de feu et de tambour. Des scènes d’action avec une prise de vue d’une clarté exemplaire, des dessins épurés, une savante mise en couleurs naturaliste, avec quelques touches très discrètes d’expressionnisme pour les camaïeux habillant les fonds de case. Le lecteur retrouve quelques passages dépourvus de mots dans les deux histoires suivantes, pour une scène d’action ou pour une scène contemplative, totalement immersive. Les intrigues se déroulent de manière linéaire, avec une explication dans la dernière scène qui vient rappeler ce qui s’est passé, et l’éclairer avec des renseignements supplémentaires, de nature pragmatique, pour expliciter ce qui pouvait paraître arbitraire ou abscons au fil de l’eau. Trois histoires simples : un Indien issu des peuples autochtones qui s’attribue un uniforme de la Gendarmerie royale du Canada et qui dispense une justice expéditive très personnelle, une jeune femme qui venge la mort d’un bandit rebelle, et un tueur insaisissable qui exécute des soldats de l’armée d’occupation.
Ce n’est pas facile tous les jours… Vraiment pas. Le lecteur reste sur deux doutes à la fin du premier récit : Comment se termine-t-il vraiment, c’est-à-dire qui a tiré le dernier coup de feu ? Et comment Joseph Riel a-t-il su ce qui se trouvait dans l’enveloppe sans l’ouvrir ? Dans le second récit, il hésite à prendre au premier degré cette histoire de revenant, de vie après la mort, d’araignée Armadeira (Phoneutria, araignée au puissant venin), de discussion avec un spectre d’un récent défunt. Et dans la dernière, la composante ésotérique prend une importance qui ne permet plus de la laisser de côté, comme un artifice secondaire, pour donner plus de goût à l’intrigue. Déjà les symboles sur le chapeau du Cangageiro avait mis le doute dans l’esprit du lecteur, mais la mention d’Adam, Ève, Lilith, Urahel, Raphael et Gabrahel (trois chérubins) et Caïn dans le troisième implique que le cœur de l’histoire est de nature spirituelle. D’ailleurs, l’interprétation qu’en fait Francesco Boille relève entièrement de ce point de vue. Ces évanescences, transcendances et immanences émanent selon lui de : Trois récits d’interprétation historique centrés sur la condition humaine des plus marginaux sous une forme onirique, trois histoires de rêve-mort, hautement symboliques […], le fond est profond, la forme est légère.
De fait, le lecteur néophyte prend un énorme plaisir à lire ces planches. Hugo Pratt réalise des cases d’une beauté et d’une efficacité époustouflantes. S’il commence à se focaliser sur les détails, un trait, une forme prise à part, le lecteur se dit que la main de l’artiste manque d’assurance, que les aplats de noir sont trop irréguliers, que les formes sont imprécises, que les fonds de case sont réduits à leur plus simple expression. À la lecture, le ressenti est tout autre : chaque chose est parfaitement à sa place, précisément définie, sans aucun superflu. À l’opposé de dessins à l’allure naïve, il s’agit de l’essence de chaque élément qui est saisie. Le canoë de Jesuit Joe n’est pas à demi posé sur une grande zone entre verdâtre et grisâtre : il file doucement sur un large cours d’eau paisible, avec quelques feuilles à sa surface, avec la ligne des arbres sur la rive à contrejour. Il n’y a rien de trop et rien ne manque. Par deux fois dans le deuxième récit, la luminosité associée à l’humidité fait que les soldats et le fuyard sont représentés par des tâches noires allongées, évoquant des sculptures d’Alberto Giacometti (1901-1966), un moment visuel extraordinaire tirant vers l’abstraction, magique. Dans la même histoire, le bédéiste joue également avec des tâches de couleurs, deux formes irrégulières formant presque par magie les ailes de papillons. Dans la troisième histoire, Pratt continue à jouer avec le minimalisme, le sous-entendu visuel tirant vers le conceptuel, et vers l’abstraction. Le lieutenant Abel Robinson comme englobé dans un rond jaune, la forme indistincte de l’ample robe rouge de Lilith. Le motif récurrent de l’horizon : une bande noire irrégulière en bas de case pour figurer le sable proche, une autre bande irrégulière de couleur sable pour l’étendue jusqu’à l’horizon, une troisième bande irrégulière plus fine et plus claire pour la brume de chaleur, et une dernière bande de couleur intermédiaire entre les deux précédentes pour le ciel… et peut-être une vague silhouette en ombre chinoise pour le rebelle, un leitmotiv visuel de haute voltige.
Du coup, des intrigues simples : une justice expéditive et arbitraire, des bandits abattus et un lieutenant britannique que la chaleur fait délirer. Oui… mais… impossible de s’affranchir de la dimension ésotérique. Les éditeurs ont fait le choix de mettre le récit le plus accessible en premier, même s’il s’agit du dernier par ordre de parution et donc de réalisation. Le deuxième met en scène une prêtresse avec un talent divinatoire, et peut-être une connexion chamanique avec les araignées. L’un des rebelles a développé une interprétation très personnelle sur l’importance et les motivations de Judas Iscariote. Le lecteur peut y voir un délire interprétatif, une obsession messianique entraînant des conséquences létales pour lui et ses proches. Les spectres peuvent alors se comprendre comme la métaphore de la culpabilité refoulée, de l’inconscient des personnages. Oui… mais… Dans la troisième histoire, Kayin se réfère explicitement à Adam, Ève et Lilith, cette dernière étant un démon féminin de la tradition juive, la première femme d'Adam, avant Ève. Kayin, un Somalien, fait le lien avec Ewa (une autre forme d’Ève), liant ainsi la tradition juive avec une mythologie africaine, imposant au lecteur cette dimension spirituelle du récit. Aussi quand il repense à la première histoire Jesuit Joe, il se dit qu’elle aussi doit comprendre une dimension ésotérique. Peut-être la forme d’autisme du personnage principal, guidé par une conception simpliste du monde, mais aussi une forme de connexion avec un savoir surnaturel, ce qui expliquerait qu’il savait ce que contenait la lettre sans ouvrir l’enveloppe. Il évoque également le fait que Louis Riel (1844-1885) était le frère de son grand-père. Cette information ne parlera qu’au lecteur familier avec ce chef du peuple métis dans les Prairies canadiennes, fondateur de la province du Manitoba, meneur de deux mouvements de résistance contre le gouvernement canadien, un lecteur ayant une idée de l’incidence de ses visions messianiques et de sa révélation divine. L’esprit du lecteur revient régulièrement à Jesuit Joe : redresseur de torts à l’instinct infaillible. Mais aussi dans la lignée des personnages principaux des deux autres histoires. Lui aussi est un rebelle à sa manière : il refuse la loi du gouvernement et il suit la sienne.
Trois récits de quarante-huit pages, à l’intrigue immédiatement accessible, à la narration visuelle extraordinaire dans son évidence, dans sa forme aboutie où chaque trait est signifiant et indispensable, un équilibre parfait entre description et évocation. Des histoires qui ne révèlent toute leur saveur qu’au lecteur acceptant de s’investir dans les questionnements ésotériques qu’elles charrient.
En tant que scénariste de cette BD, je conseille cet ouvrage aux adeptes d'histoires d'aventure avec une pointe de fantastique. Le personnage principal est Eryn, une jeune femme à la recherche de son frère disparu. L'intrigue est sous forme d'enquête, où vous accompagnerez Eryn dans son périple à travers un mystérieux village et son inquiétante mine de sel. C'est en explorant les profondeurs de cette mine qu'Eryn découvrira l'étrange minerais de Sombre Sel !
Cette BD a été développée sur le thème des ombres qui existent tout autour de nous. Que ce soient les ombres imaginaires, celles tapies dans les recoins les plus obscurs, ou encore les ombres enfouies en chacun de nous… Ce qui nous nuit le plus est parfois en nous-même, et le plus effrayant est souvent ce que l'on ne peut voir... Le récit de la BD permet d’explorer différentes facettes de ce thème grâce au mystère qui plane autour du Sombre Sel...
Les planches sont réalisées par Nicolas en technique traditionnelle, c'est-à-dire que tout est fait sur papier, avec les dessins au crayon et la couleur à l'aquarelle. Le premier tiers des planches de la BD est en couleurs, et le reste est en noir et blanc (toujours à l'aquarelle). C'est un choix graphique pour mettre en valeur certains aspects de la narration de la BD.
Bonne lecture !
Alexandre
Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, de nature autobiographique. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et le lettrage, et par Brigitte Findakly pout la couleur. Il comporte cent-soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de tente-et-une pages composé de quelques textes de l’auteur (sur sa recherche de documentation après coup, la protection des personnes âgées pour Shabbat, Nice & l’extrême droite), une météorologie antijuive du 11 mai 1972 (un colis piégé au domicile des époux Klarsfeld) au 19 juin 2022 (8 sièges à l’Assemblée nationale pour le RN), des articles de presse de l’époque (la profanation du cimetière de Carpentras, la dissolution du mouvement néo-nazi FANE, l’attentat de la rue Copernic, le mitraillage de la rue des Rosiers à Paris, 64 tombes juives cassées à la masse, la violence des skinheads, les bombes dans un foyer Sonacotra à Gagnes, Le Pen à Nice, etc.), ainsi que des photographies du père de l’auteur.
Joann a dix-sept ans. Il monte la garde devant la synagogue de Nice. Enfin, au coin de la rue. Le camarade qui est devant la porte a beaucoup plus d’expérience que lui dans cette étrange discipline. Attendre un ennemi qui ne viendra jamais. Si un terroriste passe le coin de la rue Deloye, il doit lui emboîter le pas. Et au premier geste suspect, il doit se jeter sur lui quitte à crever avec lui. Pour protéger la synagogue. Il doit avertir les amateurs de récits d’action que personne ne va mourir dans cette histoire. Et qu’il y aura peu de vraies bagarres. Tout ça pour éviter d’être dans la synagogue. Il préfère passer des heures dehors, même sous la pluie. Même parfois sur le toit de la synagogue, sous l’œil légitimement étonné des habitants du meublé d’en face. Tout plutôt que de faire la prière avec les autres Juifs ! Dieu existe… La preuve que Dieu existe ? Et qu’il a de l’humour ? Et que dès qu’il le regarde, il est content de sa blague : il a pris le Juif qui a toujours tout fait pour fuir la synagogue, et il lui a offert la fortune grâce à un ouvrage intitulé Le chat du Rabbin.
Joann a 49 ans. Il vient de faillir mourir du Covid. Après trois semaines d’hospitalisation, il a le nez dans la sainte Torah. Pas par piété ! Mais pour écrire le prochain Chat du Rabbin qui est en retard. Il écrit un chat au sujet des miracles. Peut-être parce que le pneumologue qui lui téléphone tous les jours lui a dit qu’il était un miraculé. On n’a pas assez de pneumologues. Alors quand on a le Covid, un pneumologue retraité téléphone tous les soirs. C’est ce qu’ils appellent l’hospitalisation à domicile. Bizarrement, Joann a vu très peu de vrais docteurs pendant son séjour à l’hôpital. Des infirmières, des internes. Et un jour, un vrai toubib. Ce dernier précise à son patient que sa spécialité, c’est la digestion. Le bédéiste est dans un service de gastro-entérologie transformé en aile Covid. Le médecin ajoute que le patient doit se battre. Joann trouve que c’est assez inquiétant lorsqu’on lui demande de se battre.
Planches un et deux : Joann Sfar monte la garde devant une synagogue avec un autre camarade. Planche trois, il est intubé sur son lit d’hôpital pendant le Covid. Planche vingt-et-un, enfant, il s’est caché dans un placard pour échapper à la corvée d’aller à l’office à la synagogue. Planche vingt-huit, son père lui raconte d’où lui vient sa vocation d’avocat. Planche quarante-six, son père et lui regardent la déclaration de Raymond Barre alors premier ministre, à la suite de l’attentat de la rue de Copernic le trois octobre 1980. Le lecteur peut vite éprouver une sensation de souvenirs égrainés au fil de l’eau, comme ils viennent. Le bédéiste dessine comme à son habitude, avec des traits très fins, non jointifs, un peu tremblés, qui donnent une sensation d’esquisse, avec des éléments exagérés ou simplifiés comme les visages (en particulier les yeux, soit des gros ronds noirs, soit des petits points noirs) et les silhouettes humaines (par exemple les doigts où les phalanges ne sont pas marquées), et des zones qui peuvent sembler pas tout à fait finies, comme certaines parties de décor. Les bordures de case renforcent cette impression : tracées à main levée irrégulière, avec des coins arrondis, comme si la main du dessinateur manquait d’assurance. Le lettrage participe également de cette impression plus proche d’une réalisation amateur que professionnelle, assez irrégulier, avec l’objectif de réaliser une quantité de pages importante.
Dans le même temps, le lecteur découvre que l’auteur a explicité ses intentions, sa démarche et son mode de travail, en les intégrants dans différents passages. Concernant son objectif, il explique que : il veut bien décortiquer toutes les raisons profondes qui l’ont conduit à ce sacerdoce, à condition de ne pas omettre son besoin vital d’échapper à l’office du vendredi, de Kippour et des autres fêtes. Concernant la structure de cette bande dessinée, il détaille son processus d’écriture en milieu d’ouvrage : On n’est ni dans un jeu ni dans un film, c’est une bande dessinée, écrite par quelqu’un qui tente de ne raconter que des choses vraies. Il continue : Et qui n’a aucune idée de comment il va dessiner ça. Il indique qu’il a ses grands cahiers blancs, il rédige le texte, il accumule de petits storyboards, il regarde des photos de lui à tous les âges. Enfin pour l’approche graphique, il développe : Il fait des carnets de bande dessinée autobiographique depuis 2002. Il en existe une quinzaine de volumes. Et avant qu’un éditeur ne décide de les publier, il tenait déjà ces carnets, depuis 1991 dans son souvenir. Ici, il a deux difficultés : la première, il souhaite que ce soit vraiment mis en scène, comme pour un film. Donc il faut du décor, de la précision. Il a dit à Dargaud : ce sera dessiné comme Le chat du rabbin. Mais tout le style du chat du rabbin dépend du chat. Si on enlève ce diable gris aux yeux citron vert, ça ne marche plus. Comme si on prenait une page de Mike Mignola et qu’on enlevait le singe rouge. Il faut donc qu’il invente une nouvelle façon. Il adore ça, mais ça l’angoisse. Les planches bénéficient d’une mise en couleurs plutôt lumineuse, améliorant la lisibilité et rendant compte de la lumière de Nice.
Aussi, même s’il ne le perçoit pas de manière consciente, le lecteur ressent bien qu’il s’agit d’un récit autobiographique structuré : la remémoration linéaire et chronologique appelle des précisions, des anecdotes, des informations sur le contexte au fur et à mesure. L’auteur intervient régulièrement au temps présent pour rappeler qu’il s’agit de souvenirs, d’une reconstruction. Il évoque régulièrement son père, forcément un modèle dans la construction de sa propre personnalité. Il effectue également une reconstruction historique. De temps à autre, le lecteur remarque un petit cartouche de texte, écrit dans une taille plus petite : il s’agit régulièrement du nom du lieu où se déroule la scène, une rue ou une avenue avec le numéro, ou encore un endroit comme le carré juif du cimetière de l‘Est à Nice. Le lecteur se rend vite compte que plus de quatre-vingt-dix pourcents des cases comprennent un décor en arrière-plan, et que celui-ci est chaque fois spécifique, et conforme à la réalité du lieu et de l’époque. Derrière une apparence de traits malhabiles et vite faits, se trouve en fait une reconstruction solide et documentée, l’auteur citant ses références. Intégré à ces représentations, se trouvent également des évocations d’informations relatives à des actes antisémites datant de ces années, avec parfois une représentation des réactions d’un homme politique.
Dans le même temps, le bédéiste reconstitue également l’adolescent qu’il était, ses influences autres que son père et sa grand-mère, sa vie de lycéen, ses amitiés, la présence de skinheads, etc. En particulier, il fait intervenir le spectre de Joseph Kessel (1898-1979) avec qui il discute alors qu’il est allongé, intubé dans son lit d’hôpital, un écrivain qui l’a marqué pour son recours à la force physique. Il évoque la rencontre de l’écrivain avec Adolf Hitler (1889-1945) dans un bar en Allemagne. Il est également question de Romain Gary (1914-1980). Il parle de Jacques Médecin (1928-1998) maire de Nice de 1966 à 1990, dont André Sfar (1933-2014) fut un adjoint au conseil municipal pendant un temps. Il évoque aussi l’engagement d’Abba Kovner (1918-1987), poète, écrivain et partisan juif d'origine lituanienne. Au fur et à mesure, il rappelle les actes antisémites ayant eu un retentissement national, comme l’attentat à la bombe rue de Copernic le 3 octobre 1980, la profanation de trente-quatre sépultures du cimetière juif de Carpentras le 9 mai 1990, le moment où Jean-Marie Le Pen a fait applaudir un ancien Waffen-SS, Franz Schönhuber (1923-2005) à Nice au palais Acropolis en 1990, l’attentat au collège-lycée juif Ozar Hatorah àToulouse le 19 mars 2012, et malheureusement d’autres.
Le lecteur découvre un pan de la jeunesse de Joann Sfar, l’auteur ne portant pas de jugement sur l’adolescent et le jeune homme qu’il a été. Avec les années passées, l’auteur porte un regard à la fois autobiographique, à la fois analytique sur l’individu qu’il a été, l’époque qu’il a vécue, l’incidence de son milieu familial, de l’engagement et de la personnalité de son père, du contexte social à Nice, et bien sûr de sa forme personnelle de judéité. Il s’agit pour lui de faire œuvre de mémoire d’une époque, et aussi de voir comment se sont construites ses convictions. L’ouvrage se termine par une discussion virtuelle entre lui et Abba Kovner : il fait le constat qu’il n’est pas capable de réaliser un récit qui témoignerait du génocide de la seconde guerre mondiale. Le thème de fond de cette bande dessinée, c’est pourquoi il ne dessine pas Auschwitz. Il montre également comment s’est développé une de ses convictions profondes : il est certain que la violence ne sert à rien. Et aussi : Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi.
A priori, juste des souvenirs de jeunesse, une phase sortant de l’ordinaire de la vie de l’auteur quand il faisait partie des personnes assurant la sécurité devant la synagogue de Nice. A priori, des pages habituelles de ce bédéiste, avec son graphisme si personnel, entre esquisses à l’apparence mal assurée, et expressivité remarquable à la lecture. Au fur et à mesure se dessine le parcours de vie unique d’un être humain façonné par l’histoire de sa famille et de son père en particulier, par son milieu socio-culturel, par la ville dans laquelle il réside, par une volonté d’engagement, et aussi de se soustraire aux rites religieux. Au final, une évocation d’une richesse extraordinaire à la fois d’une époque, à la fois de la vie d’une jeune Juif à Nice dans la seconde moitié des années 1980, à la fois des formes ordinaires d’antisémitisme, et aussi d’un questionnement sur la manière de vivre avec cette haine, de lutter contre.
Un road movie touchant et relativement atypique dans son déroulement.
Astucieusement les personnages croisés, et le voyage un peu erratique du héros, nous donne une certaine vision du Brésil.
Ca pourrait être une histoire scénarisée par Cosey : il y a beaucoup d'humanité qui se dégage dans les personnages ; la tendresse et la mélancolie n'étant jamais très loin. Ça m'a également fait penser a Portugal de Cyril Pedrosa, je trouve qu'il y a un lien, tant graphique que sur le fonctionnement de l'histoire.
Nous voilà vite embarqué dans ce voyage sur une partie du Brésil (que les distances sont grandes pour un français !) et les dessins, la mise en page et la colorisation y font beaucoup.
Je rejoins les 2 avis précédents dans leurs ressentis.
Ca y'est, c'est fait, j'ai lu L'incal. Une série absente de ma biblio municipale d'enfance et que je n'ai ensuite jamais eu l'occasion de trouver chez mes amis BDphiles. Aucune occasion mais aussi une sincère appréhension : j'avais vraiment peur d'être déçu. L’Incal, c’est tellement une référence qu’on arrive presque en terrain hostile, avec cette peur de ne pas y trouver ce que tout le monde semble y voir. Et puis, dès les premières pages, il se passe quelque chose. Ce n’est pas juste une histoire, c’est une explosion de créativité, un délire visuel et narratif qui déborde de partout. On est projeté dans un univers où rien n’a l’air d’avoir de limites, ni dans l’imaginaire, ni dans les thèmes abordés.
Le scénario de Jodorowsky, c’est un grand bazar organisé (comme souvent). On passe d’une intrigue métaphysique à des courses-poursuites délirantes, des réflexions sur le pouvoir, la religion, la technologie… et on a l’impression que tout ça pourrait s’écrouler sous son propre poids, mais non. Ça tient, parce que ça ose tout. Le héros, John Difool, est un anti-héros parfait, paumé, lâche, mais terriblement humain. À travers lui, on explore un monde qui ne cesse de surprendre. Tout semble surchargé, mais chaque détail compte.
Et puis il y a Moebius. Son dessin est juste incroyable, cette capacité à rendre palpable un univers aussi délirant. J'ai beaucoup aimé ce sens du détail qui donne de la profondeur à ce chaos organisé avec un trait en même temps si épuré. Les décors futuristes, les personnages improbables, les couleurs presque psychédéliques… c’est un vrai bonbon visuel, mais qui reste lisible et fluide. Je comprends aujourd'hui l’influence de cette œuvre sur beaucoup d’autres.
Il y a des moments où je me suis un peu perdu, où le récit devient presque trop dense, mais ce n’est pas grave. C'est plus une expérience qu'une histoire. En tous cas c'est comme cela que je l'ai lu et vécu. L’Incal ne cherche pas à plaire à tout le monde, et c’est précisément pour ça que ça fonctionne. Finalement, pas déçu du tout. Complètement embarqué, même. Une claque.
Une série humoristique vraiment très bien faite.
Un jour, un yakuza trouve chez lui une mystérieuse fille qui a des pouvoirs psychiques et il est plus ou moins obligé de l'adopter. À partir de ce postulat, l'auteur raconte une série délirante comme je l'aime. Il y a une galerie de personnages intéressants et attachants et le fait de toujours voir de nouveaux visages permet de varier les histoires. C'est vraiment le genre de série où je ne sais jamais ce qui va se passer ensuite et cela la rend passionnante.
On retrouve un des types d'humour que j'aime le plus dans les mangas: le dessin est réaliste, mais les situations ne le sont pas du tout et c'est rempli de quiproquos qui me font bien rigoler. Il y aussi du drame par moment et là aussi c'est bien fait parce que le ton est juste et on ne tombe pas dans du mélodramatique chiant comme c'est souvent trop le cas avec les mangas.
Bon même si j'aime bien la série, je ne sais pas trop quoi écrire de plus hormis le fait que c'est marrant pour moi. En tout cas, c'est une série à essayer si vous voulez un manga qui sort de l'ordinaire.
Grand coup de coeur pour cette BD. Le formalisme très atypique (mélange de dessins et de photos d'époque) et le choix de l' esthétique des dessins m'ont beaucoup plu. C'est moderne, coloré, vif, beau...
Et l'aventure que représente ce château et ses occupants est tout simplement incroyable. Je suis heureux d'avoir découvert ce Michel Magne de cette manière là.
Petite traversée du monde des EHPAD et de nos vieux retraités... Sachant la misère et la solitude qu'on trouve en ces lieux déprimants, à ma très grande surprise, j'ai passé un moment joyeux, divertissant et sensible en accompagnant notre héro dans son tout nouveau travail.
L' auteur a ce talent de rendre compte en toute simplicité, avec humanité, d'un pan de notre société qui nous effraie voir nous dégoûte.
A découvrir !
Comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…
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Ce tome contient une évocation d’une partie de la vie et de l’œuvre d’Unica Zürn, une artiste allemande. L’édition originale date de 2019. L’album a été réalisé par Céline Wagner, pour le scénario, le dessin et la mise en couleurs. Il comprend cent-onze pages de bande dessinée. Il comporte à la fin des notes au lecteur et des carnets ouverts, soit un dossier de vingt-cinq pages. S’y trouvent une introduction d’une page, des citations de Gilles Deleuze, Stéphane Mallarmé, Michel Foucault, Anselm Kiefer, Gregory Bateson, les libertés prises à l’égard des faits biographiques, des illustrations de l’autrice, un article sur les dessins automatiques et les poèmes anagrammes, des œuvres de Zürn, des poèmes extraits de L’homme-Jasmin, un texte sur Le camp des Mille d’Aix-en-Provence, et un sur Le palais idéal du Facteur Cheval.
Unica a imaginé un grand hypnotiseur qu’elle baptise H.M., une entité supérieure qu’elle porte aux nues. Cloué dans un fauteuil roulant, il est impossible à H.M. de la toucher. L’abstraction du corps incarne leur union spirituelle, à l’image de l’amour pur, selon elle. Elle attend ses prophéties pour accomplir son merveilleux destin. […] Elle se rappelle les émois de l’aube faits de beauté et de souillures, où il fut clair qu’ensuite, rien ne serait comme avant. La précoce conscience de la mort, les pulsions érotiques de l’enfance et avoir manqué à sa parole tant de fois, malgré l’indulgence des amis, hantent ses rêveries quotidiennes. Dans les bois, des corps de femmes nues, des robes rouges à même le sol. Un homme en fauteuil roulant s’adresse à Unica : il lui intime de ne pas se contenter de cette vie médiocre, elle mérite mieux que ça. Il se lève de son fauteuil et ramasse une femme dont le corps nu est en désordre. Il continue : Hans Bellmer la croit fragile ? Qu’elle lui montre qui elle est vraiment ! Qu’elle ne se laisse pas manipuler ! Elle était bien plus hardie quand elle était petite fille. Qu’attend-elle pour se défendre ? Lui résister ?
Unica a une certitude. Le grand hypnotiseur est sur le point de dévoiler son visage, dont chaque passant porte la trace ; il suffirait de superposer toutes ces figures pour atteindre la vérité. Elle est maintenant revêtue d’une robe blanche et elle avance de nuit dans les bois, une chandelle à la main. Le grand hypnotiseur est dans son fauteuil roulant et il avance au milieu de la chaussée dans une rue étroite. On la trait de folle. On lui reproche de se comporter comme une enfant obstinée dans sa quête de merveilles. Elle fume assise, fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôpital psychiatrique. Elle éprouve la sensation qu’une femme à la chevelure de serpents lui conseille de se montrer telle qu’elle est. Le grand hypnotiseur reprend ses exhortations : Tout le monde la croit fragile, pas seulement Bellmer ! Elle n’a pas besoin d’eux ! Va-t-elle se contenter de singer la vie des autres ? Devenir adulte, vieillir, mourir ? Elle se trouve maintenant dans un parc avec des arbres en fleur, elle sait que l’heure de la délivrance est venue. Elle va quitter Bellmer et épouser son grand H.M.
Pas sûr que le lecteur soit familier d’Unica Zürn (1916-1970) et de son travail, ou de son importance au sein du mouvement surréaliste, et vraisemblablement pas non plus de sa vie personnelle, en particulier sa schizophrénie. Dès la première page, la narration le prend également au dépourvu : comme six cases par bande de deux, des images d’arbres dans une forêt en bleu et rouge sur fond blanc, avec la tête d’un cadavre couché au sol. Comme apposé sur ces cases, se trouve un cartouche de texte sur fond blanc sans ligne de bordure évoquant H.M. cette entité supérieure qu’elle s’est inventée. La deuxième planche est constituée d’une image en pleine page, majoritairement réalisée à l’aquarelle, ce mystérieux H.M. s’adressant à Unica que le lecteur ne voit pas. Après deux pages de narration visuelle à base de bandes et de cases, vient une autre planche de six cases avec un texte apposé par-dessus. En page quinze, une composition de trois bandes de chacune deux cases, dont quatre sont réalisées au stylo, des dessins réalisés par l’autrice à la manière d’une partie des œuvres d’art de l’artiste. Le lecteur va être régulièrement surpris par des changements de mise en page ou de technique de dessin et de peinture. Une peinture en pleine page dont la partie de gauche montre Unica assise par terre dans des teintes mordorées, et la partie de droite Hans dans des teintes bleues. Le lecteur ressent cette diversité qui s’adapte à l’état d’esprit de l’artiste faisant usage d’éléments hétéroclites en toute liberté : des taches d’encre sur un phylactère, le début d’article de dictionnaire sur Zürn, des silhouettes indistinctes dans une pièce avec leur nom dessus, d’autres dessins automatiques à la manière de l’artiste, des lettres de Bellmer, des poèmes anagrammes, etc.
L'autrice montre donc différents passages de la vie de l’artiste, avec une approche subjective, adoptant la sensibilité de cette dernière. D’un côté, le lecteur découvre une suite d’événements déformés par le désordre mental, tout en étant parfaitement intelligibles. Une phase d’internement, une autre de vie en couple avec Hans Bellmer, un rendez-vous avec un galeriste important en 1957, des moments de création en fumant une cigarette, un café en terrasse à Paris avec André Breton (1896-1966), Hans Bellmer et Max Ernst (1891-1976), une promenade nocturne dans les rues d’une ville, un acte pyromane dans une chambre de l’hôtel Jasmin, un nouvel internement où elle côtoie plusieurs autres femmes, le retour à la vie en couple avec Hans Bellmer. De ce point de vue, les dessins remplissent une fonction descriptive, avec un degré un peu simplifié dans la représentation, des inspirations tirées de différents courants picturaux du vingtième siècle. Dans le même temps, chaque moment est vécu par le biais des émotions et des états d’esprit d’Unica Zürn, ce qui apparaît dans ses remarques, dans les courts textes créés par l’autrice, dans le glissement des représentations. Le registre des images fluctue parfois insensiblement, avec des détails (H.M. qui n’a pas de bouche dans son visage), parfois dans la palette de couleurs (la deuxième séquence qui est rouge), d’autres fois avec l’intégration d’un élément mythologique (la gorgone), dans le comportement de Zürn qui se met à danser, le retour d’une forme particulière ou d’une couleur qui renvoie alors à une scène précédente, etc.
L’autrice épate le lecteur en lui faisant ressentir le monde comme Unica Zürn, ou en tout cas avec une interprétation très personnelle et peu conventionnelle de la réalité. Le lecteur éprouve une étrange sensation de dédoublement : à la fois il éprouve le réel à travers les convictions et les prismes de l’artiste, à la fois il ne peut pas se départir de sa rationalité. Il se rend compte que la narration forme un tout cohérent qui intègre ces deux aspects en un récit fluide, que les œuvres à la manière de Zürn y trouvent leur place, avec ce paradoxe de percevoir d’où vient son inspiration et en même temps de faire l’expérience de textes (poèmes anagrammes) et de visuels (dessins automatiques) qui ne lui seraient jamais venus à l’esprit. Une sorte de pas de côté, de capacité à envisager son environnement avec un regard original. L’autrice parvient ainsi à la fois à mettre en lumière ce qui engendre une vision différente, et à montrer une artiste qui sait se détacher des modes de pensée traditionnels pour produire une œuvre originale, un Graal pour bien des artistes.
La vie d’Unica Zürn parvient à son terme, et la curiosité du lecteur le pousse à regarder l’iconographie du dossier qui suit, à lire quelques légendes, et finalement à tenter les premiers paragraphes de texte. Il découvre alors les notes ou des extraits de carnets de l’autrice, mis en forme. L’introduction, la première partie, relate ses questionnements sur la façon de rendre compte de la vie d’un être humain, en l’occurrence d’une artiste. Céline Wagner évoque le fait que : L’image, le portrait et plus généralement la représentation, attribuent une fausse identité à un personnage – Ici, une artiste insaisissable et son œuvre, source d’interprétation et d’inspiration intarissable pour elle. Cette identité, qu’elle soit peinte ou dessinée, relève nécessairement du fantasme, non moins que la photographie, obsolète dès la seconde suivant sa prise. Aussi faudrait-il considérer toute imagerie comme un leurre. […] Elle évoque le choix fait par la plupart des biographes d’aborder la vie de l’artiste par le prisme de la folie, angle qui lui paraît insuffisant. Elle a préféré préserver au mieux le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité.
Le lecteur se plonge dans ces paragraphes qui prolongent la bande dessinée, qui lui donnent à voir la réflexion de l’autrice, ses questionnements, explicitant ainsi ses choix. Sur la représentation pour commencer, qui est forcément interprétation tronquée, sur le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité, sur comment rendre à Unica Zürn ce qui lui est dû (l’acceptation de son imaginaire comme réalité et la reconnaissance de son choix d’appuyer sa pensée sur des signes plutôt que sur des faits), sur le fait de ses propres poèmes anagrammes et dessins automatiques afin de respecter le choix de départ de ne pas raconter la vie d’Unica Zürn, mais de faire l’expérience de sa pensée sur son travail, sur l’expérience de l’internement dans un contexte différent, à quinze ans d’intervalle. Le récit porte alors en lui une image du malade schizophrène écarté de la machine sociale et maintenu dans le réseau de l’hôpital, sous la surveillance de la médecine et la vigilance de leurs proches, c’est-à-dire une logique de contrôle qui, au-delà du domaine de la maladie et de la folie, s’étend à l’ensemble de la population, et conforte dans l’idée qu’on peut se prémunir des dérives de la normalité, sur la place de l’art brut dans la société et sa reconnaissance.
Pas sûr que le lecteur puisse être très investi dans une artiste dont il n’a peut-être jamais entendu parler, ou qu’il souhaite s’intéresser à l’art d’une schizophrène. En même temps, la couverture impressionne par sa composition, et un rapide feuilletage suffit à prendre conscience d’une œuvre d’autrice. La narration visuelle séduit immédiatement, par son originalité, sa forte personnalité et sa prévenance inattendue, rendant immédiatement accessible un récit basé sur plusieurs visions ou interprétations de la réalité, une variété de modes de rendu, et une unité cohérente sans solution de continuité. Le lecteur ressent la réalité par les perceptions d’Unica Zürn, sans jugement de valeur, une expérience remarquable. La forte impression réalisée par cette lecture le conduit à la prolonger par les carnets ouverts de l’autrice, une deuxième expérience remarquable d’honnêteté et de réflexion. Magique. L’autrice explicité que le sujet de cet album pourrait être : comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…
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Les Idolâtres
Le dessin, c'est la vie. -Ce tome est de nature autobiographique et peut être lu sans rien connaître de l’auteur. Thématiquement, il constitue un second volet après La synagogue paru en 2022. La première édition date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario et les dessins. La mise en couleurs a été réalisée par Brigitte Findakly. La station s’appelle Auron. L’immeuble que le père de Joann a fait construire a pour nom L’étoile polaire. La mère de l’auteur est morte au chalet Le Megève. Joann apprend la mort de Serge Gainsbourg le 2 mars 1991, dans un téléphérique. Il est à Auron, la station de sports d’hiver où sa mère est morte dix-sept ans plus tôt. Il n’a pas su la mort de sa mère donc il pleure pour Serge Gainsbourg. De la même façon qu’on découvrira ses larmes pour Claude François. De l’un et l’autre il ne connaissait que des images filmées ou photographiées. C’est ça l’idolâtrie ? Il les dessine. Cap de Nice, allée Maeterlick, la famille Sfar vit au deuxième étage de cet immeuble, au-dessus de la mer, construit par son père. Joann croit que c’est sa mère qui a baptisé cette maison Le Chante Soleil. Le tout jeune Joann fait l’apprentissage de la propreté : il se trouve nu sur un pot sur le balcon, avec sa mère et une jeune fille au pair. Sa première œuvre ne fut ni un dessin ni une peinture mais plutôt une installation. Au sens où l’entend l’art moderne. L’artiste est nu sur un pot en train de pousser. Il tient à la main une coquillette crue. L’artiste, c’est lui. Maman le félicite, ainsi que la jeune fille au pair qui s’occupe de lui. On l’applaudit au sujet de cette capacité nouvelle à faire ses besoins sur commandes. Il se rappelle durant ce moment n’avoir d’intérêt que pour la pâte crue, ses courbes et son orifice. On s’en fout du caca. Ce qui est essentiel, c’est la coquillette. À quarante ans, Joann Sfar se rend à des consultations dans le cabinet d’une pédopsychiatre. Il s’épanche au milieu de jouets sur un fauteuil d’enfant. Il évoque le souvenir du pot et de la coquillette : Ce fut la première où il éprouvait une joie semblable à celle qu’il ressent dans le dessin. C’est également, son premier souvenir conscient. Sa mère est morte quand il avait trois ans et demi. On lui a beaucoup répété que selon la science, il ne pouvait pas avoir de vrais souvenirs d’elle. Témoigner de l’événement de la coquillette, c’est affirmer que la science a tort et qu’il se rappelle très bien. Qu’il ne dessine pas, comme on lui a dit un jour, pour remplir des cases vides. Le manque et le vide, ce n’est pas pareil. Par association d’idées, il poursuit : Quand il mange, c’est sans fin, il n’est jamais rempli. Comme s’il ne s’apercevait pas qu’il existe un autre trou au bout de la coquillette. Le remplissage de cases blanches, il effectue parfois même les à-plats noirs à la plume fine. C’est satisfaisant. Mais c’est sans fin. Les images du monde provoquent sa fascination sidérée. Celles dont il est créateur sont un mouvement d’âme. Une tapisserie jamais finie par laquelle parfois il atteint l’épuisement qui l’apaise momentanément. S’il a lu La synagogue, le lecteur sait qu’il va plonger dans un ouvrage dense, très personnel, pouvant donner la sensation d’éparpillement par moment, ou d’improvisation. Dans La synagogue, l’auteur expliquait qu’il compose et structure ses ouvrages, que le résultat final est bâti sur un plan détaillé, par opposition à une suite de réflexions se succédant par une association d’idées momentanée. En page cent-huit, il explicite la thématique du récit : Je dois m’en tenir à mon projet de récit thématique, par opposition aux autobiographies chronologiques. Il continue : Le premier album s’appelait La synagogue, et parlait de combat, de justice impossible et du modèle paternel. Si celui-là s’intitule Les idolâtres, Sfar doit rester sur l’image, la mère et l’absence. En gros, le dessin, son chemin, les mirages. S’il part sur Michel Gaudo, il faudrait faire un autre volume sur la magie, les sciences occultes et le jeu. S’il continue avec Clément Rosset, il dévoile ce qui pourrait constituer un album sur les philosophes. Le scénariste a conçu une structure narrative très sophistiquée : en fil directeur sa vocation de bédéiste racontée de manière chronologique jusqu’à la rencontre avec les camarades de son atelier. Dans ce tome, il reprend également les caractéristiques graphiques du précédent : en particulier l’attention portée aux décors, une réelle implication pour les représenter, pour ancrer son récit dans la réalité physique des différents environnements évoqués, à Nice, à Paris, à Auron en ouverture. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut nourrir différents a priori sur un tel ouvrage, et mêmes certains contradictoires entre eux. Trop nombriliste car l’auteur ne parle que de lui, trop intellectuel parce qu’il évoque la notion d’idolâtrie d’un point de vue religieux et philosophique. Trop éclaté dans sa structure et en même temps trop interconnecté entre les différents fils et les différentes anecdotes. Trop spontané dans ses dessins, et en même temps trop d’informations visuelles. Pour autant, dès les premières pages, la lecture s’avère facile, totalement personnelle et en même temps universelle. La forme du récit construit en réseaux de fils narratifs, avec des bourgeons d’anecdote s’avère savoureuse et très vivante, générant une sensation similaire à celles des dessins : une conversation à bâton rompu et en même temps une exploration thématique qui se ressent comme une discussion. Le lecteur pourrait trouver que l’auteur se montre parfois impudique, tout en ayant pleinement conscience qu’il s’agit d’une œuvre littéraire dont le créateur maîtrise parfaitement son mode d’expression qu’est la bande dessinée, pour produire les effets d’un discours vivant et articulé, sans se restreindre à un reportage factuel et véridique. D’ailleurs en page cent-quarante-quatre, le jeune Joann déclare que c’est important de mentir (en disant qu’il travaille pour Casterman, alors qu’il n’a aucun contrat avec eux, juste des rendez-vous avec un des éditeurs). En prenant du recul, le lecteur se dit qu’il peut appliquer cette déclaration à ce qui est raconté, et que comme le dit l’auteur cinq pages plus loin : il y a une vérité dans cette mise en scène. À la lecture, l’architecture du récit se comprend aisément : la colonne vertébrale constituée par les différentes étapes de l’apprentissage du dessin, des études, et de la recherche d’un éditeur, avec une prise de recul par le biais des séances chez une pédopsychiatre, et des rapprochements thématiques avec d’autres moments ultérieurs de sa vie, ou des rencontres avec des amis, des relations professionnelles, d’autres dessinateurs, d’autres créations comme le film Gainsbourg (vie héroïque) sorti en 2010. Au bout de quelques dizaines de pages, le lecteur se dit que l’auteur a déjà vécu plusieurs vies au vu de tout ce qu’il a pu accomplir, de toutes les personnes qu’il a rencontrées. Sfar a travaillé ou établit des liens avec Guillermo del Toro, Laetitia Casta (qui joue le rôle de Brigitte Bardot dans le film sur Gainsbourg), Mylène Jampanoï (qui incarne Bambou dans le même film), Farrid Boudjellal (à qui il rend hommage pour lui avoir cédé sa chambre lors d’un festival BD à Toulon), Jean-Jacques Sempé (1932-2022), Jacques Rouxel (1931-2004, créateur des Shadoks), Edmond Baudoin et son fils Hughes, Pierre Dubois (scénariste, écrivain, conteur, et elficologue), Doug Headline, etc. Pour autant, le récit reste accessible, même sans connaitre toutes ces personnes. L’auteur évoque également plusieurs créateurs comme Serge Gainsbourg (1928-1991), Claude François (1939-1978), John Boorman et son film Excalibur (1981), Marc Chagall (1887-1937), ainsi que trois dessinateurs de comics John Buscema (1927-2002), Kevin Nowlan et le maître Alex Raymond (1909-1956), sans oublier les frères Cresli et leurs pizzas, et aussi des héros comme Rahan et Conan. De temps à autre, le lecteur peut identifier une de ses propres créations comme le chat du rabbin, ou son adaptation du Roman (chanson) de Renart. Dans le même temps, le lecteur ressent bien que l’auteur garde le cap tout du long de sa biographique thématique. La narration visuelle conserve cette apparence qui n’appartient qu’à lui : une impression de dessins réalisés rapidement, sous l’inspiration du moment, ou dans le flux de la création, sans correction ni reprise, et sans finition pour rendre les traits plus assurés, leur donner une apparence finalisée. Outre les explications données par l’auteur lui-même, le lecteur voit bien que ces planches exigent plus de travail qu’elles n’en donnent l’air. La direction des acteurs permet de faire passer des émotions et des états d’esprit adultes et nuancés. Les tenues vestimentaires correspondent à l’époque, à l’âge des différents individus et à leur statut social. La représentation des environnements a nécessité un important travail de recherche pour correspondre à la réalité des lieux représentés, situés de manière précise, de Nice à Paris, en passant par Toulon, Auron, le musée Message biblique de Nice à Cimiez, sur la plage, dans une église, dans un cinéma, dans un train, dans le cabinet d’une pédopsychiatre, etc. L’artiste semble porté par son entrain, faisant usage des possibilités de la bande dessinée de passer en mode historique ou métaphorique d’une case à l’autre. Ainsi le lecteur se retrouve aussi bien au moyen-âge avec des moines copistes ou en Europe Centrale aux côtés d’un golem, que voir apparaître des animaux comme un éléphant (visualisation littérale de l’expression : l’éléphant dans la pièce) ou un loup (expression : il y a un loup), etc. Sans oublier la métaphore de la coquillette crue. L’idolâtrie : cette notion est abordée sous bien des angles, au travers des trois composants que sont l’image, la mère et l’absence, comme indiqué par l’auteur. La religion juive condamne l’idolâtrie, l’adoration des idoles, ou plutôt ici le report de l’amour ou de l’intérêt de la personne aimée ou d’un être humain, vers sa représentation. Joann Sfar met en scène le fait que sa vocation va à l’encontre de cet interdit religieux et culturel de son milieu, qu’il peut consacrer une quinzaine d’heures par jour à la pratique du dessin (cette représentation de l’individu ou de l’objet), que cette pratique l’apaise sans qu’il ne puisse être réellement rassasié. Il s’interroge sur la genèse de cette envie, en particulier le lien qu’il peut y avoir avec le fait d’avoir perdu sa mère alors qu’il était encore un jeune enfant. À plusieurs reprises, un personnage établit le danger de l’idolâtrie : Si on aime davantage une image que le réel, on est fichu, on ne se prosternera pas devant les idoles. Et aussi : Ce qui n’est pas permis, c’est de tomber en adoration face à une image. Ou encore un rabbin qui dit : Ils applaudissent tous Johnny Halliday, pendant ce temps-là, leur vie, elle file. Deuxième tome d’une autobiographie thématique : l’auteur continue d’enchanter le lecteur. Son investissement dans la narration visuelle est remarquable de bout en bout, à la fois pour cette sensation de spontanéité, à la fois pour la richesse visuelle et la qualité des reconstitutions. Comme la forme, le fond n’appartient qu’à l’auteur, sa vie personnelle dans toute sa richesse, ses expériences, ses amis et ses relations, sa culture et sa famille, tout ce qui en fait un être humain unique, avec une dimension universelle comme une évidence. Une belle humanité.
Jesuit Joe
Je ne pars pas avec toi. Je vais dans la direction opposée. - Ce tome regroupe trois histoires indépendantes : Jesuit Joe (parution initiale en 1980), La Macumba du Gringo (parution initiale en 1977) et À l’Ouest de l’Éden (parution initiale en 1979). Ces histoires ont été réalisées par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario, le dessin, et la couleur. L’édition de 2020 se termine avec une postface dense de sept pages, rédigée par Francesco Boille, critique de cinéma et de bande dessinée franco-italien, intitulée : Évanescence, transcendances, immanences. Jesuit Joe, quarante-huit pages. Quelque part dans une zone sauvage du grand nord canadien, en plein hiver, Jesuit Joe toque à la porte d’une cabane : pas de réponse. Il pénètre à l’intérieur et découvre une enveloppe sur la table, un uniforme de la police montée royale du Canada dans l’armoire. Il s’installe, mange un biscuit puis se change et revêt l’uniforme, puis endosse le chaud manteau et s’allume une cigarette. Des coups de feu retentissent : trois hommes tirent sur Jesuit Joe depuis l’extérieur. Il se défend, se jette par la fenêtre et les abat tous les trois. Il sort ensuite un couteau et scalpe l’un d’eux. Puis il va récupérer un canoë caché dans la végétation, et il le met à flot. Bientôt il entend des bruits de tambour. Toujours silencieux, il rejoint la rive, met son canoë à sec et il se dirige vers la source du bruit. Il découvre un Indien Cree en train de danser autour d’un nouveau-né dans un porte-bébé dorsal. La macumba du gringo, quarante-huit pages. Quelque part dans le nord-est du Brésil, Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé, se livre à une cérémonie occulte, avec chandelles et signe ésotérique sur un crâne pour tirer les cartes. Elle estime que le tirage n’est pas bon, pas bon du tout : la Lune appelle les fantômes. Elle explique à Satãnhia que son mec Gringo est lié à la carte de la Lune, le grand sommeil, la longue attente, or la Lune est une carte de mauvais augure, son interlocutrice a une rivale, et sa rivale c’est la Mort. Sabina gifle Satãnhia, cette dernière se défend en sortant un rasoir mécanique, puis le laisse tomber à terre et tombe à genoux, reposant sa tête sur les jambes de la sorcière. Ensuite elle lui confie la pedra cristalina que Gringo lui a donnée. Sabina poursuit sa divination : elle voit la mort, des soldats. Dans la jungle, un soldat tire et abat Gringo Vargas, un cangaçeiro., Ses deux comparses, Corsico et Dadã fuient à toutes jamabes. Les soldats s’approchent à leur recherche. À l’Ouest de l’Éden, quarante-huit pages. Le drapeau britannique : il repose sur un mât, deux crânes accrochés au sommet. Avec le recul, il s’agit du drapeau Red Ensign frappé d’un blason. Un soldat monte au sommet du fort et tire un coup de fusil en l’air. Le reste des soldats arrivent à dos de chameau. Le lieutenant Abel Robinson du bataillon de frontière du Somaliland Camel Corps demande au soldat ce qu’il en est : il répond qu’ils sont tous morts. Son second ajoute qu’il fallait s’y attendre, depuis trois jours leur radio ne répond plus. Le soldat montre au lieutenant où se trouve les cadavres, à leur vue il va vomir contre un mur. Cela étant, son second lui lit une lettre laissée par Mad Mullah, le vengeur. Ce n’est pas facile tous les jours… Enfin si. Le lecteur entame la première histoire : douze pages narrées en image, sans dialogue ni narrateur omniscient, juste quelques onomatopées pour les bruitages de coup de feu et de tambour. Des scènes d’action avec une prise de vue d’une clarté exemplaire, des dessins épurés, une savante mise en couleurs naturaliste, avec quelques touches très discrètes d’expressionnisme pour les camaïeux habillant les fonds de case. Le lecteur retrouve quelques passages dépourvus de mots dans les deux histoires suivantes, pour une scène d’action ou pour une scène contemplative, totalement immersive. Les intrigues se déroulent de manière linéaire, avec une explication dans la dernière scène qui vient rappeler ce qui s’est passé, et l’éclairer avec des renseignements supplémentaires, de nature pragmatique, pour expliciter ce qui pouvait paraître arbitraire ou abscons au fil de l’eau. Trois histoires simples : un Indien issu des peuples autochtones qui s’attribue un uniforme de la Gendarmerie royale du Canada et qui dispense une justice expéditive très personnelle, une jeune femme qui venge la mort d’un bandit rebelle, et un tueur insaisissable qui exécute des soldats de l’armée d’occupation. Ce n’est pas facile tous les jours… Vraiment pas. Le lecteur reste sur deux doutes à la fin du premier récit : Comment se termine-t-il vraiment, c’est-à-dire qui a tiré le dernier coup de feu ? Et comment Joseph Riel a-t-il su ce qui se trouvait dans l’enveloppe sans l’ouvrir ? Dans le second récit, il hésite à prendre au premier degré cette histoire de revenant, de vie après la mort, d’araignée Armadeira (Phoneutria, araignée au puissant venin), de discussion avec un spectre d’un récent défunt. Et dans la dernière, la composante ésotérique prend une importance qui ne permet plus de la laisser de côté, comme un artifice secondaire, pour donner plus de goût à l’intrigue. Déjà les symboles sur le chapeau du Cangageiro avait mis le doute dans l’esprit du lecteur, mais la mention d’Adam, Ève, Lilith, Urahel, Raphael et Gabrahel (trois chérubins) et Caïn dans le troisième implique que le cœur de l’histoire est de nature spirituelle. D’ailleurs, l’interprétation qu’en fait Francesco Boille relève entièrement de ce point de vue. Ces évanescences, transcendances et immanences émanent selon lui de : Trois récits d’interprétation historique centrés sur la condition humaine des plus marginaux sous une forme onirique, trois histoires de rêve-mort, hautement symboliques […], le fond est profond, la forme est légère. De fait, le lecteur néophyte prend un énorme plaisir à lire ces planches. Hugo Pratt réalise des cases d’une beauté et d’une efficacité époustouflantes. S’il commence à se focaliser sur les détails, un trait, une forme prise à part, le lecteur se dit que la main de l’artiste manque d’assurance, que les aplats de noir sont trop irréguliers, que les formes sont imprécises, que les fonds de case sont réduits à leur plus simple expression. À la lecture, le ressenti est tout autre : chaque chose est parfaitement à sa place, précisément définie, sans aucun superflu. À l’opposé de dessins à l’allure naïve, il s’agit de l’essence de chaque élément qui est saisie. Le canoë de Jesuit Joe n’est pas à demi posé sur une grande zone entre verdâtre et grisâtre : il file doucement sur un large cours d’eau paisible, avec quelques feuilles à sa surface, avec la ligne des arbres sur la rive à contrejour. Il n’y a rien de trop et rien ne manque. Par deux fois dans le deuxième récit, la luminosité associée à l’humidité fait que les soldats et le fuyard sont représentés par des tâches noires allongées, évoquant des sculptures d’Alberto Giacometti (1901-1966), un moment visuel extraordinaire tirant vers l’abstraction, magique. Dans la même histoire, le bédéiste joue également avec des tâches de couleurs, deux formes irrégulières formant presque par magie les ailes de papillons. Dans la troisième histoire, Pratt continue à jouer avec le minimalisme, le sous-entendu visuel tirant vers le conceptuel, et vers l’abstraction. Le lieutenant Abel Robinson comme englobé dans un rond jaune, la forme indistincte de l’ample robe rouge de Lilith. Le motif récurrent de l’horizon : une bande noire irrégulière en bas de case pour figurer le sable proche, une autre bande irrégulière de couleur sable pour l’étendue jusqu’à l’horizon, une troisième bande irrégulière plus fine et plus claire pour la brume de chaleur, et une dernière bande de couleur intermédiaire entre les deux précédentes pour le ciel… et peut-être une vague silhouette en ombre chinoise pour le rebelle, un leitmotiv visuel de haute voltige. Du coup, des intrigues simples : une justice expéditive et arbitraire, des bandits abattus et un lieutenant britannique que la chaleur fait délirer. Oui… mais… impossible de s’affranchir de la dimension ésotérique. Les éditeurs ont fait le choix de mettre le récit le plus accessible en premier, même s’il s’agit du dernier par ordre de parution et donc de réalisation. Le deuxième met en scène une prêtresse avec un talent divinatoire, et peut-être une connexion chamanique avec les araignées. L’un des rebelles a développé une interprétation très personnelle sur l’importance et les motivations de Judas Iscariote. Le lecteur peut y voir un délire interprétatif, une obsession messianique entraînant des conséquences létales pour lui et ses proches. Les spectres peuvent alors se comprendre comme la métaphore de la culpabilité refoulée, de l’inconscient des personnages. Oui… mais… Dans la troisième histoire, Kayin se réfère explicitement à Adam, Ève et Lilith, cette dernière étant un démon féminin de la tradition juive, la première femme d'Adam, avant Ève. Kayin, un Somalien, fait le lien avec Ewa (une autre forme d’Ève), liant ainsi la tradition juive avec une mythologie africaine, imposant au lecteur cette dimension spirituelle du récit. Aussi quand il repense à la première histoire Jesuit Joe, il se dit qu’elle aussi doit comprendre une dimension ésotérique. Peut-être la forme d’autisme du personnage principal, guidé par une conception simpliste du monde, mais aussi une forme de connexion avec un savoir surnaturel, ce qui expliquerait qu’il savait ce que contenait la lettre sans ouvrir l’enveloppe. Il évoque également le fait que Louis Riel (1844-1885) était le frère de son grand-père. Cette information ne parlera qu’au lecteur familier avec ce chef du peuple métis dans les Prairies canadiennes, fondateur de la province du Manitoba, meneur de deux mouvements de résistance contre le gouvernement canadien, un lecteur ayant une idée de l’incidence de ses visions messianiques et de sa révélation divine. L’esprit du lecteur revient régulièrement à Jesuit Joe : redresseur de torts à l’instinct infaillible. Mais aussi dans la lignée des personnages principaux des deux autres histoires. Lui aussi est un rebelle à sa manière : il refuse la loi du gouvernement et il suit la sienne. Trois récits de quarante-huit pages, à l’intrigue immédiatement accessible, à la narration visuelle extraordinaire dans son évidence, dans sa forme aboutie où chaque trait est signifiant et indispensable, un équilibre parfait entre description et évocation. Des histoires qui ne révèlent toute leur saveur qu’au lecteur acceptant de s’investir dans les questionnements ésotériques qu’elles charrient.
Sombre Sel
En tant que scénariste de cette BD, je conseille cet ouvrage aux adeptes d'histoires d'aventure avec une pointe de fantastique. Le personnage principal est Eryn, une jeune femme à la recherche de son frère disparu. L'intrigue est sous forme d'enquête, où vous accompagnerez Eryn dans son périple à travers un mystérieux village et son inquiétante mine de sel. C'est en explorant les profondeurs de cette mine qu'Eryn découvrira l'étrange minerais de Sombre Sel ! Cette BD a été développée sur le thème des ombres qui existent tout autour de nous. Que ce soient les ombres imaginaires, celles tapies dans les recoins les plus obscurs, ou encore les ombres enfouies en chacun de nous… Ce qui nous nuit le plus est parfois en nous-même, et le plus effrayant est souvent ce que l'on ne peut voir... Le récit de la BD permet d’explorer différentes facettes de ce thème grâce au mystère qui plane autour du Sombre Sel... Les planches sont réalisées par Nicolas en technique traditionnelle, c'est-à-dire que tout est fait sur papier, avec les dessins au crayon et la couleur à l'aquarelle. Le premier tiers des planches de la BD est en couleurs, et le reste est en noir et blanc (toujours à l'aquarelle). C'est un choix graphique pour mettre en valeur certains aspects de la narration de la BD. Bonne lecture ! Alexandre
La Synagogue
Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, de nature autobiographique. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et le lettrage, et par Brigitte Findakly pout la couleur. Il comporte cent-soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de tente-et-une pages composé de quelques textes de l’auteur (sur sa recherche de documentation après coup, la protection des personnes âgées pour Shabbat, Nice & l’extrême droite), une météorologie antijuive du 11 mai 1972 (un colis piégé au domicile des époux Klarsfeld) au 19 juin 2022 (8 sièges à l’Assemblée nationale pour le RN), des articles de presse de l’époque (la profanation du cimetière de Carpentras, la dissolution du mouvement néo-nazi FANE, l’attentat de la rue Copernic, le mitraillage de la rue des Rosiers à Paris, 64 tombes juives cassées à la masse, la violence des skinheads, les bombes dans un foyer Sonacotra à Gagnes, Le Pen à Nice, etc.), ainsi que des photographies du père de l’auteur. Joann a dix-sept ans. Il monte la garde devant la synagogue de Nice. Enfin, au coin de la rue. Le camarade qui est devant la porte a beaucoup plus d’expérience que lui dans cette étrange discipline. Attendre un ennemi qui ne viendra jamais. Si un terroriste passe le coin de la rue Deloye, il doit lui emboîter le pas. Et au premier geste suspect, il doit se jeter sur lui quitte à crever avec lui. Pour protéger la synagogue. Il doit avertir les amateurs de récits d’action que personne ne va mourir dans cette histoire. Et qu’il y aura peu de vraies bagarres. Tout ça pour éviter d’être dans la synagogue. Il préfère passer des heures dehors, même sous la pluie. Même parfois sur le toit de la synagogue, sous l’œil légitimement étonné des habitants du meublé d’en face. Tout plutôt que de faire la prière avec les autres Juifs ! Dieu existe… La preuve que Dieu existe ? Et qu’il a de l’humour ? Et que dès qu’il le regarde, il est content de sa blague : il a pris le Juif qui a toujours tout fait pour fuir la synagogue, et il lui a offert la fortune grâce à un ouvrage intitulé Le chat du Rabbin. Joann a 49 ans. Il vient de faillir mourir du Covid. Après trois semaines d’hospitalisation, il a le nez dans la sainte Torah. Pas par piété ! Mais pour écrire le prochain Chat du Rabbin qui est en retard. Il écrit un chat au sujet des miracles. Peut-être parce que le pneumologue qui lui téléphone tous les jours lui a dit qu’il était un miraculé. On n’a pas assez de pneumologues. Alors quand on a le Covid, un pneumologue retraité téléphone tous les soirs. C’est ce qu’ils appellent l’hospitalisation à domicile. Bizarrement, Joann a vu très peu de vrais docteurs pendant son séjour à l’hôpital. Des infirmières, des internes. Et un jour, un vrai toubib. Ce dernier précise à son patient que sa spécialité, c’est la digestion. Le bédéiste est dans un service de gastro-entérologie transformé en aile Covid. Le médecin ajoute que le patient doit se battre. Joann trouve que c’est assez inquiétant lorsqu’on lui demande de se battre. Planches un et deux : Joann Sfar monte la garde devant une synagogue avec un autre camarade. Planche trois, il est intubé sur son lit d’hôpital pendant le Covid. Planche vingt-et-un, enfant, il s’est caché dans un placard pour échapper à la corvée d’aller à l’office à la synagogue. Planche vingt-huit, son père lui raconte d’où lui vient sa vocation d’avocat. Planche quarante-six, son père et lui regardent la déclaration de Raymond Barre alors premier ministre, à la suite de l’attentat de la rue de Copernic le trois octobre 1980. Le lecteur peut vite éprouver une sensation de souvenirs égrainés au fil de l’eau, comme ils viennent. Le bédéiste dessine comme à son habitude, avec des traits très fins, non jointifs, un peu tremblés, qui donnent une sensation d’esquisse, avec des éléments exagérés ou simplifiés comme les visages (en particulier les yeux, soit des gros ronds noirs, soit des petits points noirs) et les silhouettes humaines (par exemple les doigts où les phalanges ne sont pas marquées), et des zones qui peuvent sembler pas tout à fait finies, comme certaines parties de décor. Les bordures de case renforcent cette impression : tracées à main levée irrégulière, avec des coins arrondis, comme si la main du dessinateur manquait d’assurance. Le lettrage participe également de cette impression plus proche d’une réalisation amateur que professionnelle, assez irrégulier, avec l’objectif de réaliser une quantité de pages importante. Dans le même temps, le lecteur découvre que l’auteur a explicité ses intentions, sa démarche et son mode de travail, en les intégrants dans différents passages. Concernant son objectif, il explique que : il veut bien décortiquer toutes les raisons profondes qui l’ont conduit à ce sacerdoce, à condition de ne pas omettre son besoin vital d’échapper à l’office du vendredi, de Kippour et des autres fêtes. Concernant la structure de cette bande dessinée, il détaille son processus d’écriture en milieu d’ouvrage : On n’est ni dans un jeu ni dans un film, c’est une bande dessinée, écrite par quelqu’un qui tente de ne raconter que des choses vraies. Il continue : Et qui n’a aucune idée de comment il va dessiner ça. Il indique qu’il a ses grands cahiers blancs, il rédige le texte, il accumule de petits storyboards, il regarde des photos de lui à tous les âges. Enfin pour l’approche graphique, il développe : Il fait des carnets de bande dessinée autobiographique depuis 2002. Il en existe une quinzaine de volumes. Et avant qu’un éditeur ne décide de les publier, il tenait déjà ces carnets, depuis 1991 dans son souvenir. Ici, il a deux difficultés : la première, il souhaite que ce soit vraiment mis en scène, comme pour un film. Donc il faut du décor, de la précision. Il a dit à Dargaud : ce sera dessiné comme Le chat du rabbin. Mais tout le style du chat du rabbin dépend du chat. Si on enlève ce diable gris aux yeux citron vert, ça ne marche plus. Comme si on prenait une page de Mike Mignola et qu’on enlevait le singe rouge. Il faut donc qu’il invente une nouvelle façon. Il adore ça, mais ça l’angoisse. Les planches bénéficient d’une mise en couleurs plutôt lumineuse, améliorant la lisibilité et rendant compte de la lumière de Nice. Aussi, même s’il ne le perçoit pas de manière consciente, le lecteur ressent bien qu’il s’agit d’un récit autobiographique structuré : la remémoration linéaire et chronologique appelle des précisions, des anecdotes, des informations sur le contexte au fur et à mesure. L’auteur intervient régulièrement au temps présent pour rappeler qu’il s’agit de souvenirs, d’une reconstruction. Il évoque régulièrement son père, forcément un modèle dans la construction de sa propre personnalité. Il effectue également une reconstruction historique. De temps à autre, le lecteur remarque un petit cartouche de texte, écrit dans une taille plus petite : il s’agit régulièrement du nom du lieu où se déroule la scène, une rue ou une avenue avec le numéro, ou encore un endroit comme le carré juif du cimetière de l‘Est à Nice. Le lecteur se rend vite compte que plus de quatre-vingt-dix pourcents des cases comprennent un décor en arrière-plan, et que celui-ci est chaque fois spécifique, et conforme à la réalité du lieu et de l’époque. Derrière une apparence de traits malhabiles et vite faits, se trouve en fait une reconstruction solide et documentée, l’auteur citant ses références. Intégré à ces représentations, se trouvent également des évocations d’informations relatives à des actes antisémites datant de ces années, avec parfois une représentation des réactions d’un homme politique. Dans le même temps, le bédéiste reconstitue également l’adolescent qu’il était, ses influences autres que son père et sa grand-mère, sa vie de lycéen, ses amitiés, la présence de skinheads, etc. En particulier, il fait intervenir le spectre de Joseph Kessel (1898-1979) avec qui il discute alors qu’il est allongé, intubé dans son lit d’hôpital, un écrivain qui l’a marqué pour son recours à la force physique. Il évoque la rencontre de l’écrivain avec Adolf Hitler (1889-1945) dans un bar en Allemagne. Il est également question de Romain Gary (1914-1980). Il parle de Jacques Médecin (1928-1998) maire de Nice de 1966 à 1990, dont André Sfar (1933-2014) fut un adjoint au conseil municipal pendant un temps. Il évoque aussi l’engagement d’Abba Kovner (1918-1987), poète, écrivain et partisan juif d'origine lituanienne. Au fur et à mesure, il rappelle les actes antisémites ayant eu un retentissement national, comme l’attentat à la bombe rue de Copernic le 3 octobre 1980, la profanation de trente-quatre sépultures du cimetière juif de Carpentras le 9 mai 1990, le moment où Jean-Marie Le Pen a fait applaudir un ancien Waffen-SS, Franz Schönhuber (1923-2005) à Nice au palais Acropolis en 1990, l’attentat au collège-lycée juif Ozar Hatorah àToulouse le 19 mars 2012, et malheureusement d’autres. Le lecteur découvre un pan de la jeunesse de Joann Sfar, l’auteur ne portant pas de jugement sur l’adolescent et le jeune homme qu’il a été. Avec les années passées, l’auteur porte un regard à la fois autobiographique, à la fois analytique sur l’individu qu’il a été, l’époque qu’il a vécue, l’incidence de son milieu familial, de l’engagement et de la personnalité de son père, du contexte social à Nice, et bien sûr de sa forme personnelle de judéité. Il s’agit pour lui de faire œuvre de mémoire d’une époque, et aussi de voir comment se sont construites ses convictions. L’ouvrage se termine par une discussion virtuelle entre lui et Abba Kovner : il fait le constat qu’il n’est pas capable de réaliser un récit qui témoignerait du génocide de la seconde guerre mondiale. Le thème de fond de cette bande dessinée, c’est pourquoi il ne dessine pas Auschwitz. Il montre également comment s’est développé une de ses convictions profondes : il est certain que la violence ne sert à rien. Et aussi : Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi. A priori, juste des souvenirs de jeunesse, une phase sortant de l’ordinaire de la vie de l’auteur quand il faisait partie des personnes assurant la sécurité devant la synagogue de Nice. A priori, des pages habituelles de ce bédéiste, avec son graphisme si personnel, entre esquisses à l’apparence mal assurée, et expressivité remarquable à la lecture. Au fur et à mesure se dessine le parcours de vie unique d’un être humain façonné par l’histoire de sa famille et de son père en particulier, par son milieu socio-culturel, par la ville dans laquelle il réside, par une volonté d’engagement, et aussi de se soustraire aux rites religieux. Au final, une évocation d’une richesse extraordinaire à la fois d’une époque, à la fois de la vie d’une jeune Juif à Nice dans la seconde moitié des années 1980, à la fois des formes ordinaires d’antisémitisme, et aussi d’un questionnement sur la manière de vivre avec cette haine, de lutter contre.
Ivo a mis les voiles
Un road movie touchant et relativement atypique dans son déroulement. Astucieusement les personnages croisés, et le voyage un peu erratique du héros, nous donne une certaine vision du Brésil. Ca pourrait être une histoire scénarisée par Cosey : il y a beaucoup d'humanité qui se dégage dans les personnages ; la tendresse et la mélancolie n'étant jamais très loin. Ça m'a également fait penser a Portugal de Cyril Pedrosa, je trouve qu'il y a un lien, tant graphique que sur le fonctionnement de l'histoire. Nous voilà vite embarqué dans ce voyage sur une partie du Brésil (que les distances sont grandes pour un français !) et les dessins, la mise en page et la colorisation y font beaucoup. Je rejoins les 2 avis précédents dans leurs ressentis.
L'Incal
Ca y'est, c'est fait, j'ai lu L'incal. Une série absente de ma biblio municipale d'enfance et que je n'ai ensuite jamais eu l'occasion de trouver chez mes amis BDphiles. Aucune occasion mais aussi une sincère appréhension : j'avais vraiment peur d'être déçu. L’Incal, c’est tellement une référence qu’on arrive presque en terrain hostile, avec cette peur de ne pas y trouver ce que tout le monde semble y voir. Et puis, dès les premières pages, il se passe quelque chose. Ce n’est pas juste une histoire, c’est une explosion de créativité, un délire visuel et narratif qui déborde de partout. On est projeté dans un univers où rien n’a l’air d’avoir de limites, ni dans l’imaginaire, ni dans les thèmes abordés. Le scénario de Jodorowsky, c’est un grand bazar organisé (comme souvent). On passe d’une intrigue métaphysique à des courses-poursuites délirantes, des réflexions sur le pouvoir, la religion, la technologie… et on a l’impression que tout ça pourrait s’écrouler sous son propre poids, mais non. Ça tient, parce que ça ose tout. Le héros, John Difool, est un anti-héros parfait, paumé, lâche, mais terriblement humain. À travers lui, on explore un monde qui ne cesse de surprendre. Tout semble surchargé, mais chaque détail compte. Et puis il y a Moebius. Son dessin est juste incroyable, cette capacité à rendre palpable un univers aussi délirant. J'ai beaucoup aimé ce sens du détail qui donne de la profondeur à ce chaos organisé avec un trait en même temps si épuré. Les décors futuristes, les personnages improbables, les couleurs presque psychédéliques… c’est un vrai bonbon visuel, mais qui reste lisible et fluide. Je comprends aujourd'hui l’influence de cette œuvre sur beaucoup d’autres. Il y a des moments où je me suis un peu perdu, où le récit devient presque trop dense, mais ce n’est pas grave. C'est plus une expérience qu'une histoire. En tous cas c'est comme cela que je l'ai lu et vécu. L’Incal ne cherche pas à plaire à tout le monde, et c’est précisément pour ça que ça fonctionne. Finalement, pas déçu du tout. Complètement embarqué, même. Une claque.
Hinamatsuri
Une série humoristique vraiment très bien faite. Un jour, un yakuza trouve chez lui une mystérieuse fille qui a des pouvoirs psychiques et il est plus ou moins obligé de l'adopter. À partir de ce postulat, l'auteur raconte une série délirante comme je l'aime. Il y a une galerie de personnages intéressants et attachants et le fait de toujours voir de nouveaux visages permet de varier les histoires. C'est vraiment le genre de série où je ne sais jamais ce qui va se passer ensuite et cela la rend passionnante. On retrouve un des types d'humour que j'aime le plus dans les mangas: le dessin est réaliste, mais les situations ne le sont pas du tout et c'est rempli de quiproquos qui me font bien rigoler. Il y aussi du drame par moment et là aussi c'est bien fait parce que le ton est juste et on ne tombe pas dans du mélodramatique chiant comme c'est souvent trop le cas avec les mangas. Bon même si j'aime bien la série, je ne sais pas trop quoi écrire de plus hormis le fait que c'est marrant pour moi. En tout cas, c'est une série à essayer si vous voulez un manga qui sort de l'ordinaire.
Les Amants d'Hérouville - Une histoire vraie
Grand coup de coeur pour cette BD. Le formalisme très atypique (mélange de dessins et de photos d'époque) et le choix de l' esthétique des dessins m'ont beaucoup plu. C'est moderne, coloré, vif, beau... Et l'aventure que représente ce château et ses occupants est tout simplement incroyable. Je suis heureux d'avoir découvert ce Michel Magne de cette manière là.
Résidence Autonomie
Petite traversée du monde des EHPAD et de nos vieux retraités... Sachant la misère et la solitude qu'on trouve en ces lieux déprimants, à ma très grande surprise, j'ai passé un moment joyeux, divertissant et sensible en accompagnant notre héro dans son tout nouveau travail. L' auteur a ce talent de rendre compte en toute simplicité, avec humanité, d'un pan de notre société qui nous effraie voir nous dégoûte. A découvrir !
La Trahison du Réel
Comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie… - Ce tome contient une évocation d’une partie de la vie et de l’œuvre d’Unica Zürn, une artiste allemande. L’édition originale date de 2019. L’album a été réalisé par Céline Wagner, pour le scénario, le dessin et la mise en couleurs. Il comprend cent-onze pages de bande dessinée. Il comporte à la fin des notes au lecteur et des carnets ouverts, soit un dossier de vingt-cinq pages. S’y trouvent une introduction d’une page, des citations de Gilles Deleuze, Stéphane Mallarmé, Michel Foucault, Anselm Kiefer, Gregory Bateson, les libertés prises à l’égard des faits biographiques, des illustrations de l’autrice, un article sur les dessins automatiques et les poèmes anagrammes, des œuvres de Zürn, des poèmes extraits de L’homme-Jasmin, un texte sur Le camp des Mille d’Aix-en-Provence, et un sur Le palais idéal du Facteur Cheval. Unica a imaginé un grand hypnotiseur qu’elle baptise H.M., une entité supérieure qu’elle porte aux nues. Cloué dans un fauteuil roulant, il est impossible à H.M. de la toucher. L’abstraction du corps incarne leur union spirituelle, à l’image de l’amour pur, selon elle. Elle attend ses prophéties pour accomplir son merveilleux destin. […] Elle se rappelle les émois de l’aube faits de beauté et de souillures, où il fut clair qu’ensuite, rien ne serait comme avant. La précoce conscience de la mort, les pulsions érotiques de l’enfance et avoir manqué à sa parole tant de fois, malgré l’indulgence des amis, hantent ses rêveries quotidiennes. Dans les bois, des corps de femmes nues, des robes rouges à même le sol. Un homme en fauteuil roulant s’adresse à Unica : il lui intime de ne pas se contenter de cette vie médiocre, elle mérite mieux que ça. Il se lève de son fauteuil et ramasse une femme dont le corps nu est en désordre. Il continue : Hans Bellmer la croit fragile ? Qu’elle lui montre qui elle est vraiment ! Qu’elle ne se laisse pas manipuler ! Elle était bien plus hardie quand elle était petite fille. Qu’attend-elle pour se défendre ? Lui résister ? Unica a une certitude. Le grand hypnotiseur est sur le point de dévoiler son visage, dont chaque passant porte la trace ; il suffirait de superposer toutes ces figures pour atteindre la vérité. Elle est maintenant revêtue d’une robe blanche et elle avance de nuit dans les bois, une chandelle à la main. Le grand hypnotiseur est dans son fauteuil roulant et il avance au milieu de la chaussée dans une rue étroite. On la trait de folle. On lui reproche de se comporter comme une enfant obstinée dans sa quête de merveilles. Elle fume assise, fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôpital psychiatrique. Elle éprouve la sensation qu’une femme à la chevelure de serpents lui conseille de se montrer telle qu’elle est. Le grand hypnotiseur reprend ses exhortations : Tout le monde la croit fragile, pas seulement Bellmer ! Elle n’a pas besoin d’eux ! Va-t-elle se contenter de singer la vie des autres ? Devenir adulte, vieillir, mourir ? Elle se trouve maintenant dans un parc avec des arbres en fleur, elle sait que l’heure de la délivrance est venue. Elle va quitter Bellmer et épouser son grand H.M. Pas sûr que le lecteur soit familier d’Unica Zürn (1916-1970) et de son travail, ou de son importance au sein du mouvement surréaliste, et vraisemblablement pas non plus de sa vie personnelle, en particulier sa schizophrénie. Dès la première page, la narration le prend également au dépourvu : comme six cases par bande de deux, des images d’arbres dans une forêt en bleu et rouge sur fond blanc, avec la tête d’un cadavre couché au sol. Comme apposé sur ces cases, se trouve un cartouche de texte sur fond blanc sans ligne de bordure évoquant H.M. cette entité supérieure qu’elle s’est inventée. La deuxième planche est constituée d’une image en pleine page, majoritairement réalisée à l’aquarelle, ce mystérieux H.M. s’adressant à Unica que le lecteur ne voit pas. Après deux pages de narration visuelle à base de bandes et de cases, vient une autre planche de six cases avec un texte apposé par-dessus. En page quinze, une composition de trois bandes de chacune deux cases, dont quatre sont réalisées au stylo, des dessins réalisés par l’autrice à la manière d’une partie des œuvres d’art de l’artiste. Le lecteur va être régulièrement surpris par des changements de mise en page ou de technique de dessin et de peinture. Une peinture en pleine page dont la partie de gauche montre Unica assise par terre dans des teintes mordorées, et la partie de droite Hans dans des teintes bleues. Le lecteur ressent cette diversité qui s’adapte à l’état d’esprit de l’artiste faisant usage d’éléments hétéroclites en toute liberté : des taches d’encre sur un phylactère, le début d’article de dictionnaire sur Zürn, des silhouettes indistinctes dans une pièce avec leur nom dessus, d’autres dessins automatiques à la manière de l’artiste, des lettres de Bellmer, des poèmes anagrammes, etc. L'autrice montre donc différents passages de la vie de l’artiste, avec une approche subjective, adoptant la sensibilité de cette dernière. D’un côté, le lecteur découvre une suite d’événements déformés par le désordre mental, tout en étant parfaitement intelligibles. Une phase d’internement, une autre de vie en couple avec Hans Bellmer, un rendez-vous avec un galeriste important en 1957, des moments de création en fumant une cigarette, un café en terrasse à Paris avec André Breton (1896-1966), Hans Bellmer et Max Ernst (1891-1976), une promenade nocturne dans les rues d’une ville, un acte pyromane dans une chambre de l’hôtel Jasmin, un nouvel internement où elle côtoie plusieurs autres femmes, le retour à la vie en couple avec Hans Bellmer. De ce point de vue, les dessins remplissent une fonction descriptive, avec un degré un peu simplifié dans la représentation, des inspirations tirées de différents courants picturaux du vingtième siècle. Dans le même temps, chaque moment est vécu par le biais des émotions et des états d’esprit d’Unica Zürn, ce qui apparaît dans ses remarques, dans les courts textes créés par l’autrice, dans le glissement des représentations. Le registre des images fluctue parfois insensiblement, avec des détails (H.M. qui n’a pas de bouche dans son visage), parfois dans la palette de couleurs (la deuxième séquence qui est rouge), d’autres fois avec l’intégration d’un élément mythologique (la gorgone), dans le comportement de Zürn qui se met à danser, le retour d’une forme particulière ou d’une couleur qui renvoie alors à une scène précédente, etc. L’autrice épate le lecteur en lui faisant ressentir le monde comme Unica Zürn, ou en tout cas avec une interprétation très personnelle et peu conventionnelle de la réalité. Le lecteur éprouve une étrange sensation de dédoublement : à la fois il éprouve le réel à travers les convictions et les prismes de l’artiste, à la fois il ne peut pas se départir de sa rationalité. Il se rend compte que la narration forme un tout cohérent qui intègre ces deux aspects en un récit fluide, que les œuvres à la manière de Zürn y trouvent leur place, avec ce paradoxe de percevoir d’où vient son inspiration et en même temps de faire l’expérience de textes (poèmes anagrammes) et de visuels (dessins automatiques) qui ne lui seraient jamais venus à l’esprit. Une sorte de pas de côté, de capacité à envisager son environnement avec un regard original. L’autrice parvient ainsi à la fois à mettre en lumière ce qui engendre une vision différente, et à montrer une artiste qui sait se détacher des modes de pensée traditionnels pour produire une œuvre originale, un Graal pour bien des artistes. La vie d’Unica Zürn parvient à son terme, et la curiosité du lecteur le pousse à regarder l’iconographie du dossier qui suit, à lire quelques légendes, et finalement à tenter les premiers paragraphes de texte. Il découvre alors les notes ou des extraits de carnets de l’autrice, mis en forme. L’introduction, la première partie, relate ses questionnements sur la façon de rendre compte de la vie d’un être humain, en l’occurrence d’une artiste. Céline Wagner évoque le fait que : L’image, le portrait et plus généralement la représentation, attribuent une fausse identité à un personnage – Ici, une artiste insaisissable et son œuvre, source d’interprétation et d’inspiration intarissable pour elle. Cette identité, qu’elle soit peinte ou dessinée, relève nécessairement du fantasme, non moins que la photographie, obsolète dès la seconde suivant sa prise. Aussi faudrait-il considérer toute imagerie comme un leurre. […] Elle évoque le choix fait par la plupart des biographes d’aborder la vie de l’artiste par le prisme de la folie, angle qui lui paraît insuffisant. Elle a préféré préserver au mieux le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité. Le lecteur se plonge dans ces paragraphes qui prolongent la bande dessinée, qui lui donnent à voir la réflexion de l’autrice, ses questionnements, explicitant ainsi ses choix. Sur la représentation pour commencer, qui est forcément interprétation tronquée, sur le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité, sur comment rendre à Unica Zürn ce qui lui est dû (l’acceptation de son imaginaire comme réalité et la reconnaissance de son choix d’appuyer sa pensée sur des signes plutôt que sur des faits), sur le fait de ses propres poèmes anagrammes et dessins automatiques afin de respecter le choix de départ de ne pas raconter la vie d’Unica Zürn, mais de faire l’expérience de sa pensée sur son travail, sur l’expérience de l’internement dans un contexte différent, à quinze ans d’intervalle. Le récit porte alors en lui une image du malade schizophrène écarté de la machine sociale et maintenu dans le réseau de l’hôpital, sous la surveillance de la médecine et la vigilance de leurs proches, c’est-à-dire une logique de contrôle qui, au-delà du domaine de la maladie et de la folie, s’étend à l’ensemble de la population, et conforte dans l’idée qu’on peut se prémunir des dérives de la normalité, sur la place de l’art brut dans la société et sa reconnaissance. Pas sûr que le lecteur puisse être très investi dans une artiste dont il n’a peut-être jamais entendu parler, ou qu’il souhaite s’intéresser à l’art d’une schizophrène. En même temps, la couverture impressionne par sa composition, et un rapide feuilletage suffit à prendre conscience d’une œuvre d’autrice. La narration visuelle séduit immédiatement, par son originalité, sa forte personnalité et sa prévenance inattendue, rendant immédiatement accessible un récit basé sur plusieurs visions ou interprétations de la réalité, une variété de modes de rendu, et une unité cohérente sans solution de continuité. Le lecteur ressent la réalité par les perceptions d’Unica Zürn, sans jugement de valeur, une expérience remarquable. La forte impression réalisée par cette lecture le conduit à la prolonger par les carnets ouverts de l’autrice, une deuxième expérience remarquable d’honnêteté et de réflexion. Magique. L’autrice explicité que le sujet de cet album pourrait être : comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…