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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Hache et le fusil
La Hache et le fusil

J'ai parié avec mes amis que je danserais avec l'assassin ! - Ce tome contient une histoire complète, rassemblant les 2 tomes, chacun publié pour la première fois en 1994, dans une série intitulée La mémoire des arbres. Le scénario a été adapté d'un fait divers par Gérard Frippiat, Jean-Claude Bissot et Jean-Claude Servais, ce dernier ayant dessiné l'histoire. La mise en couleurs a été réalisée par Émile Jadoul. Fin août 1964, dans la forêt gaumaise, des daims se mettent à courir derrière le mâle. Au fond des bois, une Jeep arrive à une petite maison. Robert arrête le véhicule et en descend. Il prend dans ses bras la jeune fille en pleurs sur le siège passager. Il la dépose délicatement dans le canapé, sans dire un mot, et il allume un feu dans la cheminée, toujours sans dire un mot. Il prend un manteau d'adulte et l'enfile à la demoiselle qui continue à pleurer sans dire un mot. Il entend du bruit à l'extérieur. Il sort sur le pas de la porte et écoute. Il rentre, prend son fusil et un couteau de chasse, un chapelet dépassant de la poche de sa veste. Il part en laissant tout derrière, y compris la jeune fille sur le canapé. Deux Jeep de la gendarmerie arrivent. Dans l'une d'elle se tient René Collard, menottes au poing, qui intime au conducteur d'aller plus vite. Ils voient enfin la maison. Robert regarde autour de lui : la voie est dégagée : il s'en va à longues enjambées, très calme. Sur le chemin, il croise sa mère dans une carriole tirée par trois chiens. Elle lui dit qu'elle l'avait bien prévenu et qu'il voit où ça l'a amené d'avoir épousé cette femme. Elle lui remet un flacon de jus de plantain, puis elle continue son chemin jusqu'à la première maison de la ville. La mère fait le tri dans quelques objets mis au rebut et récupère un abat-jour. Elle rentre chez elle toujours dans sa carriole. Une fois arrivée, elle détache les chiens. Elle rentre à l'intérieur pose, l'abat-jour et leur donne à manger de la viande à même le sol, après l'avoir découpée au couteau. Elle se coupe un petit morceau de viande crue pour elle. Elle se fait la réflexion que tout ce qui arrive à son fils est la faute de la femme qu'il a épousée. Puis elle se met à aiguiser son couteau sur une meule à pédale. Ça lui rappelle le même geste qu'elle faisait à l'été 1929, quelques heures avant la naissance de Robert. Elle s'était interrompue en entendant la voiture du notaire Henry qui passait non loin du campement de fortune de sa famille, avec des roulottes et des chiens. Le bruit de la voiture n'avait pas été assez fort pour réveiller le paternel et les frangins. Elle avait ressenti une nouvelle contraction. La nuit, le paternel avec sa femme et les trois frangins s'étaient rendus à proximité d'une ferme pour déterrer le cadavre encore frais d'une vache et récupérer la viande. Le lendemain, les frangins donnaient la viande aux chiens, et la mère donnait naissance à Robert, couchée dans la carriole. À Bruxelles en 1934, Marie-Astrid Dandois, vendeuse dans une armurerie éconduit un importun trop insistant, puis accueille le notaire Henry. Il est venu l'emmener à la campagne, dans son petit château. La genèse de cette bande dessinée se trouve dans le scénario d'un projet de film avorté, coécrits par Fripiat & Bissot. Ils souhaitaient faire un film sur une célèbre affaire criminelle : le monstre des Ardennes. L'affaire Champenois se déroula autour du village de Buzenol, petite localité belge perdue au creux de la forêt d'Etalle, non loin de Virton et de la frontière française. En 1954, âgée de plus de 50 ans, Elisabeth Danniau épousa Roger Champenois, alors âgé de 25 ans. En 1963, l'épouse disparaît : le mari est accusé, puis relâché faute de preuves. En 1964, Robert Champenois agresse une épicière et enlève sa fille. Il s'enfuit et échappe à la gendarmerie pendant une vingtaine de jours. Il finit par être attrapé et condamné à perpétuité pour un meurtre sans cadavre. Jean-Claude Servais reprend le scénario à son compte et réalise cette adaptation en 106 pages. Il a commencé sa carrière de bédéaste professionnel en 1977, et a connu le succès avec sa série Tendre Violette (1982-2007) avec un scénario de Gérard Dewamme. Les scénaristes ont choisi de prendre des libertés avec les faits : ce n'est donc pas une reconstitution, ce qui explique que les noms et les lieux aient été changés. Robert Champenois devient Robert Lambert, Elisabeth Danniau devient Marie-Astrid Dandois. L'action se déroule toujours dans la Gaume où réside Servais, une partie francophone de la Wallonie en Belgique, dans l'extrême Sud de la province de Luxembourg, à la frontière franco-belge. La première page installe le ton d'une partie significative de cette histoire : la forêt dans la région de la Gaume. Le lecteur a à l'esprit le titre générique de cette série d'histoires indépendantes : la mémoire des arbres. L'artiste prend un soin délicat à représenter la forêt et la nature. Il dessine d'un trait fin, avec des aplats de noir un peu hachurés, pour une représentation réaliste et précise. Sur cette première page, le lecteur peut identifier les animaux, l'oiseau, et les différentes plantes, arbres. Lorsque Robert fuit et se retrouve sur un chemin où il croise mère, le lecteur peut se projeter pour effectuer une balade le long de ce sentier. Plus loin il voit passer la belle voiture du notaire sur une route de campagne, avec la clôture en piquets et fil de fer barbelé. Il peut voir les couleurs de l'automne, le champ de blé avec quelques coquelicots, des vues générales de la campagne aux alentours du château, de la maison des Champenois. Il observe Robert travailler à la tronçonneuse et à la hache pour son métier de bûcheron. Il suit Robert pendant 3 pages magnifiques quand il fait découvrir la forêt à René Collard, le sacristain qui a emménagé avec lui. Et bien sûr, il suit Robert pendant une dizaine de pages alors que la traque va bon train pour le capturer. À chaque séquence, il peut observer chaque plante, chaque arbre pour en déterminer le nom, et il voit passer un peu de vie sauvage, quelques animaux. Même si ces séquences constituent un peu moins de la moitié du récit, elles le colorent fortement, attestant ainsi du fait que Robert Champenois est un homme des bois, c’est-à-dire un individu habitué à vivre et à travailler dans la nature. Grâce aux dessins réalistes et méticuleux, le lecteur éprouve l'impression de suivre un reportage pris sur le vif. Tout commence avec cette scène un peu surprenante, juste avant que ne commence la traque de Robert dans la forêt, par des centaines de gendarmes, et même des hélicoptères. Il est probable que cette situation parle plus à des lecteurs belges qu'à des lecteurs français, l'affaire ayant eu un fort retentissement en Belgique. La rencontre avec la mère s'avère fort déstabilisante. Puis le récit remonte en 1929 pour reprendre un ordre chronologique. Le lecteur peut voir les conditions de vie très frustes de la famille de Robert, et leur vie de chapardage et de vente de chiens. En observant les images, le lecteur en vient à se demander à quel genre de pratiques dégénérées ils peuvent se livrer. Déterrer le cadavre d'une vache pour en récupérer la viande, prendre une femme comme paiement pour des chiens, faire tirer une carriole par des chiens, attacher des chiens à un fauteuil roulant… Le lecteur en vient à se demander quelles autres pratiques peuvent être sous-entendues, que ce soit la consommation d'un autre type de chair, ou des contraintes psychologiques cruelles. Le contraste est total avec la vie de Marie-Astrid Dandois, vivant à Bruxelles, dans le confort moderne. Le premier tome distille une ambiance malsaine et angoissante, en laissant supposer que la famille de Robert Champenois est capable de tout, et que lui-même est un peu attardé, et pas un modèle d'épanouissement et d'équilibre psychologique. L'entrée en scène du bedeau René vient rajouter une touche de soupçon de maladie mentale. Le lecteur passe alors à la seconde partie : les scénaristes développent à la fois la relation entre Robert et René, et des retours dans le passé dévoilant des aspects de la relation entre Robert et son épouse. Il est impossible de résister à la bonne humeur de René, même si elle est fortement tempérée par le mutisme de Robert. Dans le même temps, le caractère de Marie-Astrid se révèle peu commode. La narration visuelle continue de montrer ces individus dans leur quotidien de manière naturaliste. Le lecteur ressent qu'il côtoie des êtres humains complexes et plausibles, avec des interactions où les non-dits pèsent lourds. Au fur et à mesure que les événements du passé sont révélés, la pesanteur quasi morbide de la première partie se dissipe et l'action gagne en importance. Les auteurs donnent leur interprétation du drame. Il n'explicite pas les ressentis des uns et des autres, mais montrent leur comportement, ainsi que la manière dont est décédée Marie-Astrid Dandois. Ils ne diabolisent pas Robert Champenois, et ils n'en font pas non plus un Robin des Bois. Le lecteur peut prendre fait et cause pour Robert, comme pour Marie-Astrid, sans pour autant les absoudre de leurs responsabilités : les auteurs en ont fait des individus pleinement incarnés dans leurs contradictions, et dans la façon dans la société les considère. Au départ, une idée étrange : rendre compte d'une affaire criminelle en en changeant des faits connus. Dans l'exécution, les dessins un peu maniérés donnent une consistance extraordinaire aux individus, aux intérieurs, et également à l'environnement forestier. La première partie génère un malaise palpable chez le lecteur. Dans la seconde partie, le lecteur se rend compte que chaque protagoniste a acquis une vie propre et qu'il se trouve à les comprendre, à éprouver une réelle empathie pour chacun d'entre eux.

11/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Dernier Brame
Le Dernier Brame

Dominant - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, indépendante de toute autre, parue en 2011. Cette histoire a été écrite, dessinée et encrée par Jean-Claude Servais, également auteur de la série Tendre Violette. La mise en couleurs a été réalisée par Guy Raives. Un oiseau est en train de survoler une belle forêt verte, à la fin de l'été. Le soleil brille dans une clairière, vide de toute vie, les cerfs ayant la faculté de disparaître, de se rendre invisibles. Mais la saison des amours commence, et le cerf se montre pour parader, et pour écarter ses rivaux. Une étreinte amoureuse entre un homme et une femme est mise en parallèle. En 1983, l'écrivain Bernard Chalenton effectue des dédicaces lors d'un salon du livre. La file d'attente est longue pour échanger quelques mots avec cet écrivain célèbre. Après avoir terminé sa dédicace en cours, il relève la tête et voit une jeune femme blonde à la posture timorée, serrant un de ses livres contre elle. Il s'agit de l'ouvrage intitulé Monsieur Blanche. Après avoir échangé 3 phrases il écrit sur la deuxième de couverture : À Claudine, ma douche admiratrice, future maman d'un écrivain célèbre. Amicalement Bernard Chalenton. En 2005, Colette Chantecler rend visite à sa mère. Celle-ci a sombré dans une sorte de mutisme dès sa naissance. Du coup sa fille Collette a été placée dans une famille d'accueil, où sa mère Claudine n'a jamais voulu se rendre. Le responsable de l'établissement l'emmène voir sa mère qui est assise sur un banc devant un plan d'eau. Elle sert contre elle le livre Monsieur Blanche. Sa fille s'assoit à côtés d'elle, et la mère commence à réciter des extraits du livre par cœur. Elle finit par convaincre sa fille d'écrire son propre livre que Colette intitule Pickpocket. À l'arrivée de l'automne, comme tous les ans, Claudine se baigne nue dans le plan d'eau. Quelques mois plus tard, Frédéric se rend au château de l'écrivain Bernard Chalenton dont il est l'assistant. Il y va avec sa compagne Carla. Pendant ce temps-là, Chalenton demande à Baptiste, son homme à tout faire, de se rendre à la ville pour chercher ses commandes à la librairie. Jean-Claude Servais est un auteur de bande dessinée belge qui a commencé sa carrière en 1975. Le lecteur a donc conscience de se lancer dans un ouvrage réalisé par un auteur confirmé maîtrisant cet art narratif. C'est donc avec confiance qu'il découvre ces 3 premières pages consacrées aux habitudes de vie du cerf. Ces planches réalisent un très bel hommage à ce type de forêt, à la fois pour le plaisir de la verdure, pour les espèces reconnaissables, et pour la qualité inimitable de la lumière. Le lecteur a l'impression de plonger dans un documentaire animalier, plus factuel que romantique, avec des cerfs et des biches parfaitement représentés dans leur morphologie et dans leurs postures. Les traits tracés par Servais sont très fins et très précis, avec une impression de spontanéité quand le lecteur les regarde de plus près. Il arrive à combiner une description précise, avec une forme de vitalité. La mise en couleurs de Guy Raives vient compléter les traits, sans les écraser, mais en apportant des informations sur la luminosité, sur la texture, et parfois des éléments représentés en peinture directe. Si le lecteur n'avait pas pris la peine de regarder qui a fait quoi, il serait prêt à jurer que les dessins et les couleurs ont été réalisés par un seul et même artiste. En découvrant l'ouverture sur les comportements des cerfs, puis la base de l'intrigue relative à un homme à femmes, le lecteur comprend dès les premières pages où l'auteur veut en venir : comparer le comportement d'un homme à femmes avec celui d'un cerf, et montrer comment le vieux cerf / séducteur va être confronté à un mâle plus jeune. Effectivement l'intrigue prend cette direction, mais pas de manière aussi basique. Dès le départ, le lecteur apprécie également la qualité narrative et l'investissement de l'auteur. Dans la postface, il remercie l'écrivain belge francophone bien réel Alain Bertrand à qui il a emprunté des passages de son livre Monsieur Blanche (2004) bien réel lui aussi. De même les textes relatifs aux cerfs proviennent également d'un professionnel : Jean-Luc Duvivier de Fortemps, auteur par exemple de Seul parmi les cerfs : Les carnets d'un naturaliste . Enfin les extraits du livre de Colette sont empruntés, avec autorisation également, à l'auteur Frank Andriat, et à son livre Voleur de vies . Cette façon de travailler atteste d'une volonté d'authenticité, même si le lecteur n'y prête qu'une attention distraite. Dans cette postface, il apprend également que le château de Chalenton est bien réel, et que l'auteur s'est servi de celui de Laclaireau à Ethe-Virton, dans le Luxembourg, comme modèle. Tout du long de ces 70 pages de bandes dessinées, le lecteur se projette avec facilité dans chaque endroit, de cette clairière à l'ambiance tamisée au début, jusqu'au bord du plan d'eau de la maison de repos à la fin, en passant par des endroits aussi divers qu'un grand espace d'exposition où se tient un salon du livre (avec des éditeurs comme Dargaud et Dupuis), les escalators dans une gare, le salon grisâtre de la maison de repos, le magnifique hall d'entrée monumental de la demeure de Chalenton, le petit appartement moderne de Frédéric, le ponton au bord du plan d'eau du château, etc. À chaque fois, le lecteur ressent l'ambiance du lieu grâce aux couleurs qui transcrivent la luminosité. Il peut laisser son regard errer sur les détails de l'aménagement, ou simplement saisir d'un coup d'œil la situation sans ralentir sa lecture. L'artiste représente les personnages de manière tout aussi naturaliste, avec des morphologies différentes, et des signes attestant de l'âge de l'individu (sauf pour le corps dénudé de Claudine, dont la peau est encore parfaitement tendue, indication portée par la couleur). De même les tenues vestimentaires participent à définir les personnages, en étant cohérentes avec leur position sociale et leurs occupations. Du fait de la qualité des dessins, le lecteur a tendance à freiner sa lecture pour bien en profiter. Les pages consacrées aux cerfs dans la nature attestent d'une forte implication de l'auteur pour faire honneur à ces animaux. Le lecteur ne ressent pas une impression de remplissage, mais une volonté de faire partager aux lecteurs les impressions ressenties en observant ces animaux, tout en restant dans une optique naturaliste, sans chercher à les humaniser. Jean-Claude Servais a également réalisé une petite dizaine de planches dépourvues de texte qui incitent le lecteur à formuler ses observations, ou ses commentaires dans son esprit. À nouveau il prend le temps de contempler le spectacle qui lui est offert, de jouir de ces visions superbes sans être précieuses, racontant une histoire. Il apprécie également le sens du spectacle de l'artiste, que ce soit pour rendre compte de la beauté de la nature, pour faire passer le magnétisme qui se dégage de la personne de Bernard Chalenton du fait de sa notoriété, de son assurance et de son physique, ou pour montrer les charmes de Claudine et Carla quand elle se baignent nues dans le plan d'eau. Dans un premier temps, le lecteur ne sait trop comment réagir à la nudité de Claudine, puis de Carla. Pour la première, il est évident que l'acte de sa baigner nue à chaque automne correspond à un rituel dont le lecteur se demande s'il n'est pas lié à un traumatisme. Les dessins mettent en avant la silhouette bien conservée de Claudine, ainsi que le naturel dépourvu d'érotisme avec lequel elle accomplit ce rituel, presque en transe. Ce comportement fait bien sûr écho à celui de Carla lorsqu'elle se baigne dans le plan du château, là encore avec naturel, mais en étant épiée par Chalenton depuis son bureau avec un téléobjectif, et depuis les bois par Baptiste avec des jumelles. Ces 2 séquences développent la métaphore du séducteur se calquant sur le comportement du cerf, et des femmes en tant que proies conformément à la loi de la nature. L'auteur file sa métaphore lorsque Frédéric essaye de tenir tête à Chalenton, page 48. Servais réalise un découpage de planches avec des cases se concentrant sur les regards des 2 interlocuteurs, montrant la volonté de Frédéric de se faire respecter, de refuser de se plier aux ordres de l'écrivain, et montrant celui-ci conserver son calme et faire baisser les yeux au jeune. La similitudes comportements entre humains et cerfs semblent parfaite. Les images et les explications du directeur d'établissement indiquent que la volonté de Claudine a été complètement brisée lors de sa rencontre avec Chalenton, au point de se désintéresser de sa propre vie et de se réfugier dans le livre Monsieur Blanche, comme s'il s'agissait d'un sanctuaire inviolable, ne pouvant pas s'altérer du fait de sa forme écrite et immuable. Claudine a décidé de rester sur sa version imaginée du bel écrivain. Le lecteur peut la voir serrer le livre contre elle, comme s'il s'agissait d'un talisman, d'un viatique du bonheur. Il en va tout autrement de Carla même si au départ elle semble se plier à la volonté du mâle en s'offrant volontairement à ses regards. L'auteur n'utilise pas de bulles de pensée pour rendre plus explicites les états d'esprit des personnages ou leurs intentions, mais le langage corporel de Carla indique qu'elle sait pertinemment qu'elle est observée à la dérobée par Chalenton. Le lecteur en déduit qu'elle ne se place aucunement en position de victime, ou de femelle se soumettant à l'ordre naturel des choses, c’est-à-dire à la volonté du mâle, à son appétit. Ce comportement change également la position du lecteur. Il n'est plus un voyeur complice de Chalenton, mais il est manipulé par Carla comme Chalenton. Au fil des séquences, le lecteur prend conscience que l'auteur a utilisé le parallèle entre le comportement des cerfs et celui des hommes de type alpha-mâle pour mieux faire en sorte que le lecteur prolonge ce qui lui est montré et projette sur les personnages des comportements qui ne sont pas sous-entendu, mais plutôt suggérés. Il se prend ainsi lui-même à son propre piège. Il a imaginé que Baptiste est un brave serviteur un peu rustaud, mais sans réelle autonomie par rapport aux désidératas de son employeur, bel homme, mieux éduqué. Il s'en persuade d'autant plus quand il voit Baptiste observer le corps de Carla à la dérobée, essayant d'en profiter même s'il sait qu'elle est la chasse gardée de son employeur. Il découvre par la suite que l'intérêt de Baptiste n'est pas si identique à celui de son maître, et qu'il dispose de sa propre culture. De la même manière, le lecteur a projeté un comportement type sur Frédéric, et il se rend qu'il n'a peut-être pas été assez loin. Bien sûr, il en va de même de pour Carla. Il faut également un peu de temps au lecteur pour réévaluer le comportement et le caractère de Bernard Chalenton. Finalement celui-ci n'est certainement pas le héros, mais pas non plus le premier rôle dans cette histoire. Il apparaît au départ ambivalent, à la fois séducteur impénitent, à la fois individu égocentrique. Sa vie se pare des signes extérieurs de la réussite, à commencer par sa fortune personnelle, sa réussite professionnelle, et le nombre de ses conquêtes. Mais ses postures face à Carla montrent un individu asservi à sa passion, contraint par ses pulsions, de la même manière que le cerf ne choisit pas son comportement à la saison des amours. Pire encore, son comportement professionnel dépourvu d'éthique en fait un individu méprisable également sur ce plan-là. Aux yeux du lecteur, il ne lui reste plus que son aisance financière comme caractéristique à envier, mais au prix d'une existence entièrement asservie à des instincts contre lesquels il ne sait pas lutter, qui lui dictent sa vie. Cette forme de condamnation du personnage par l'auteur s'avère d'autant plus totale que le lecteur se rend compte qu'il lit une histoire savamment composée dans laquelle les éléments se répondent d'une séquence à une autre, avec une rigueur impressionnante. Jean-Claude Servais a inclus des éléments en provenance d'autres écrivains, mais totalement intégrés. Les courts extraits des observations de Jean-Luc Duvivier de Fortemps comportent un vocabulaire technique, comme harpail ou gagnage, expliqués par de brèves notes en bas de page. Les extraits des romans d'Alain Bertrand ou de Frank Andriat sont choisis pour les thèmes qu'ils abordent comme celui de la liberté, de l'exaltation qu'elle procure. Le lecteur regarde alors le comportement des personnages avec plus d'attention. En particulier, il observe l'évolution du comportement de Carla et ce qu'elle devient, en le rapprochant du titre de son dernier livre Le Dominant. Elle a échappé au comportement animal de la biche. Elle est loin maintenant, ayant assimilé les techniques des dominants, s'étant élevée au-dessus de sa condition de proie, imposée par la société autour d'elle. Elle a su apprendre et penser en dehors des schémas de rapports sociaux traditionnels, mais l'auteur laisse le lecteur décider par lui-même si elle reste encore dans un schéma dominant / dominé. En découvrant les premières pages, le lecteur soupire d'aise devant la richesse des dessins, à la fois descriptive et évocatrice. Il apprécie les pages consacrées à la description des comportements animaliers pour leur naturel et leur précision. Il se dit que le déroulement de l'intrigue est couru d'avance. Il prend petit à petit conscience de la subtilité et de l'intelligence du propos de Jean-Claude Servais, à la fois psychologique, philosophique et social, mettant en scène des individus beaucoup plus riches que ce que le lecteur avait supputé, façonnés par leur histoire personnelle, luttant pour leur liberté qu'ils conçoivent de manière plus ou moins lucide. Exceptionnel.

11/04/2024 (modifier)
Par Ju
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Résidence Autonomie
Résidence Autonomie

Avec "Résidence Autonomie", Eric Salch nous dépeint le quotidien d'un aide soignant dans une résidence pour personnes âgées, et plus globalement le quotidien des résidents, puisque c'est bien d'eux qu'il s'agit. Le héros n'est qu'un témoin de passage, qui, à travers les anecdotes les plus marquantes, nous plonge le plus possible dans la réalité de ce que vivent les seniors placés dans ce type de résidence. D'ailleurs, j'ai à cette occasion découvert ces "résidences autonomie". Il s'agit d'établissements d'hébergement pour les personnes âgées qui sont autonomes. La résidence autonomie est différente de l'ehpad, sur ce critère d'autonomie. Nous avons donc droit a la description du travail de Marc, qui travaille au sein de cette résidence. On voit sa découverte du métier, ses anecdotes, son attachement a certains habitants ou, au contraire, son agacement vis a vis d'autres. J'ai trouvé que le curseur était bien placé entre description d'une réalité pas réjouissante, aussi bien pour les salariés que pour les habitants, et humour avec les petites scènes marrantes du quotidien. La bd se lit d'une traite, comme de multiples petites scènes qu'on pourrait lire à l'infini mais qui forment un ensemble cohérent et qui raconte une histoire, celle de l'abandon des petits vieux et petites vieilles, qui s'emmerdent à longueur de journée et, au final, sont une source de pénibilité pour leurs proches qui ne veulent pas les voir, pour les dames de la cuisine qui sont insupportées par le temps qu'ils mettent à manger et pour les aides soignants qui se lèvent quinze fois par nuit, marchent 25 km par jour, doivent faire avec les restrictions budgétaires, et voient leurs idées pour améliorer le quotidien des habitants (et le leur), quasi continuellement rejetées. Salch arrive à être drôle et touchant à la fois, et à la fin du livre on a souri, et on se retrouve à s'être un peu attaché à ces "résidents", et à compatir avec le pauvre Marc qui finit la bd et son année épuisé moralement et physiquement. Pas de fausse note pour cette bd selon moi, j'ai aussi beaucoup aimé le dessin. La différence est assez spectaculaire entre les toutes premières planches et le reste, mais pour l'ensemble c'est très maitrisé. Ça fait un peu dessin de presse mais ça fait surtout parfaitement le job, les personnages sont très expressifs et dans une bd de ce genre c'est surtout ce qui compte, tant pour croquer les têtes marrantes des résidents sympas, les airs désabusés des travailleurs, ou la détresse des abandonnés qui n'attendent plus que la fin. J'ai aussi bien aimé aussi le coloration en noir, blanc et jaune (?), avec parfois un peu de rouge, les eux couleurs apportant un peu de peps quand il en faut. Je ne peux que conseiller cette bd qui ne paie pas de mine mais s'avère vraiment agréable à la lecture.

11/04/2024 (modifier)
Par Cacal69
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Keko le magicien
Keko le magicien

Une BD étonnante, je ne m'attendais pas à lire.... ça ! Un récit qui va vous faire découvrir les aventures grotesques et pas sérieuses de Keko le magicien, un drôle d'hurluberlu. Il sera entouré de personnages délirants, un petit exemple avec sa mère, elle a le doux nom de madame téton et sera représentée sous la forme d'un énorme sein. Le monde dans lequel il évolue n'est pas en reste, il est déjanté à souhait. Des histoires totalement folles et irrévérencieuses, elles sont un tantinet portées sur l'absurde, l'érotisme et le sexe, avec pour pimenter le tout, le caractère macho - poussé à l'extrême - de Keko, il n'a vraiment pas grand estime de la gente féminine (et là, ça pourrait faire tiquer certains esprits). J'ai adoré les dialogues, ils sont cinglants et les mots odieux fusent sans prévenir. Tout cela au rythme d'un tango argentin. Une danse étourdissante. Le dessin de Carlos Nine est une pure merveille, un mélange de Salvador Dali pour le surréalisme et de Jérôme Bosch pour le primitif flamand. Une délicieuse recette. Superbe ! J'ai adoré. Pour vous mettre en appétit ou pas : "Le désir me martelait les tempes, une sueur froide courait le long de mes fesses et mon pénis menaçait de toucher mon front." "Serait-il possible que cette salope se soit sentie attirée par un répugnant octopode merdique."

11/04/2024 (modifier)
Par gruizzli
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Coeurs solitaires
Les Coeurs solitaires

Ma note oscille entre le Pas mal et le franchement bien. C'est une BD qui m'a franchement cueilli bien vite, alors que je voulais juste prendre le ton des premières pages, et je me suis vite fait embarquer dans ce récit qui arrive à rester dans un tempo plus lent tout en n'étant jamais ennuyeux. Pedrosa fait un roman graphique pur jus, c'est à dire une tranche de vie, exploration des sentiments et d'un personnage dans son intimité. Et franchement, je trouve que c'est une très jolie histoire. Sans vraiment savoir pourquoi, ce Jean-Paul qui se laisse marcher dessus par la vie, incapable de s'opposer à sa maman et solitaire va se décider à se réveiller. J'aurais attendu, vu le début, que cette fuite soit plus une sorte de fin du récit, mais non. La mise en place est longue, mais nécessaire. Elle sera intéressante dans la seconde partie, où un privé enquêtera sur le personnage et l'on aura la façon dont chacun l'a perçu dans sa vie. Une excellente idée qui développe son personnage principal sans jamais faire de véritable exposition. Le récit est sensible, ne faisant jamais dans le pathos ni dans la retenue. On a plusieurs situations qui font incroyablement mouche en très peu de cases, et même si l'idée d'une croisière de célibataire pour faire des belles rencontres m'insupporte complètement, Pedrosa n'en fait jamais un descriptif horripilant ni blâmant. La BD est surtout sur l'impossibilité de sortir de cette solitude par des moyens simples, des artifices évidents : pas de croisière dans laquelle on a un coup de foudre, pas de rencontre incroyable, pas de miracles. Juste une vérité difficile à accepter : on doit évoluer. La fin, qui m'est arrivé directement dans la gueule (je n'avais pas remarqué qu'on s'en approchait) m'a d'abord paru facile, mais finalement surtout juste. Ce qu'il est fait est ce qu'il fallait faire. Le reste est ouvert à notre imagination parce que ce n'est pas un amour qui le fera aller mieux. Son malaise et son mal-être sont tout deux dû à autre chose, qu'il décide enfin de régler au final. Et j'aime ce message qui est très juste : l'amour n'est pas une solution. C'est un assaisonnement, un condiment, l'épice qui relève le gout de notre vie. Mais ce n'est pas ce qui rendra notre vie meilleure. Elle embellit juste ce qui est déjà beau. Pedrosa joue aussi avec les couleurs de son dessin, au trait instantanément reconnaissable. J'ai beaucoup aimé la douceur et la lumière qui s'en dégage, tandis que son récit se développe lentement. C'est une très belle mise en image, les passages hallucinés sont parfaitement bien retranscrits aussi et je dois dire que j'ai une envie de le relire alors que je viens de la finir. C'est un bon 3.5 que j'arrondis au supérieur parce que cette BD m'a franchement plu, sans conteste. Je ne m'y attendais pas, mais j'ai aimé.

11/04/2024 (modifier)
Par Pierig
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Virage !
Virage !

Olivier Saive est surtout connu chez Bamboo pour des albums humoristiques à thème. Pas vraiment le type de bd que j'affectionne. Ici, on (re)découvre l'auteur à ses débuts (franchement prometteurs) dans un style plus personnel typé "old school". Paru aux éditions Magic Strip, l'album petit format dos toilé fleure bon le moisi suranné dont les effluves titillent ma curiosité. L'opportunité d'acheter à prix correct plusieurs albums de la collection m'a fait découvrir celui-ci. Pas de regrets ... les planches en bichromie (une constante de la collection) et le trait nonchalant mais précis me ravissent. L'histoire, bien que courte (30 pages - format de la collection oblige), se laisse suivre sans déplaisir avec une fin plutôt inattendue. En quelques pages, Olivier Saive parvient à rendre attachant un personnage qui a une sensibilité humaine peu commune. Un de mes coups de cœurs de la collection Atomium 58.

10/04/2024 (modifier)
Par Bertholom
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Aberzen
Aberzen

J'adore le dessin. C'est un plaisir au regard, presque aussi fort que celui ressenti pour Moebius. L'aventure n'est pas facile d'accès quand, petit à petit, elle nous mène vers un questionnement sur après la mort... Un sujet grave en fait, qui peut repousser certains, même si naïvement on ne s'y attend pas avec des personnages animaliers qui nous rapprochent de l'enfance.

10/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Ligue des Gentlemen Extraordinaires - Le Dossier Noir
La Ligue des Gentlemen Extraordinaires - Le Dossier Noir

Temps de cerveau disponible - Initialement publié en novembre 2007, ce tome est paru après La ligue des gentlemen extraordinaires 1 et La ligue des gentlemen extraordinaires 2. D'après Alan Moore, il ne constitue pas une suite des 2 premiers mais plutôt l'équivalent d'un historique de la Ligue, soit une bible de référence détaillant plusieurs incarnations de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires (LdGE) et l'évolution de plusieurs des personnages récurrents de cet univers à travers les siècles. Toutefois Alan Moore ne voulait pas réaliser une compilation de fiches sur différents personnages et différentes compositions de la Ligue. De fait, il a développé une trame narrative qui entremêle une course poursuite avec des extraits d'un dossier (celui du titre) sur la LdGE. L'action principale se déroule en 1958. Mina Harker et Allan Quatermain ont récupéré un dossier compromettant sur les membres de la Ligue et fuient à travers l'Angleterre vers une terre de refuge assez particulière. Ils ont à leur trousse un trio d'agents secrets pas très efficaces : Jimmy (une version peu flatteuse de James Bond), Emma Night (ce qui correspond au nom de jeune fille d'Emma Peel de Chapeau Melon et Bottes de Cuir) et Hugo Drummond (Bulldog Drummond, héros d'une série de romans écrits par H. C. McNeile sous le pseudonyme de Sapper). Cette chasse à l'homme est pleine de rebondissements et elle est rendue en bande dessinée traditionnelle (cases + phylactères) jusqu'à l'arrivée au havre final où là les illustrations deviennent en 3D (les lunettes 3D sont incluses dans le tome). Au fur et à mesure des haltes effectuées, Mina Harker se plonge dans le dossier noir, et les pages correspondant à sa lecture sont intercalées entre les différentes phases de la poursuite. Pour la majeure partie il s'agit de textes en prose assez copieux avec plus ou moins d'illustrations. Le lecteur se trouve ainsi plongé dans la cosmogonie de cet univers racontée par Oliver Haddo (une référence à Aleister Crowley) dans un texte en prose, la vie d'Orlando un personnage immortel dont la vie croise régulièrement celles des 2 héros (cases dessinées + texte en dessous), 8 cases sur Sexjane (le nom est assez fidèle au contenu des dessins), la rencontre entre Prosepro et Glorianna dans un pastiche d'une scène d'une pièce de théâtre commencée par Shakespeare après La Tempête, les nouvelles aventures de Fanny Hill (14 pages, texte en prose sur 1/3 de page + grande illustration); un récit en prose de Campion Bond relatif à son voyage à bord du Nautilus, un texte en prose relatant la tentative avortée de création d'un équivalent français de la Ligue, un pastiche mêlant P.G. Woodhouse et H.P. Lovecraft (en prose) et un pastiche de Jack Kerouac. Les dessins de Kevin O'Neill sont toujours aussi précis que dérangeants. L'inclusion dans chaque case et chaque personnage de quelques angles anatomiquement inexacts permet de conférer à chaque illustration assez de bizarrerie pour créer un style qui oblige le lecteur à la considérer différemment d'une simple illustration fonctionnelle. Cette façon de remettre en cause l'esthétique capte immédiatement l'attention et oblige le lecteur à reconsidérer ce qui est représenté. En surface, ses dessins ne sont pas très plaisants à l'œil, avec des exagérations parfois sur la taille des yeux, ou des expressions forcées, ou des silhouettes semblant grossièrement esquissées. Il faut un peu de temps pour accepter ce style marqué et pour prendre conscience de la densité d'information visuelle, du découpage rigoureux. En fonction des différentes parties du Dossier Noir, il faut prendre un peu de recul pour constater en quoi O'Neill a modifié son approche graphique pour s'adapter aux spécificités de ladite partie. Par contre une fois accoutumé, le lecteur découvre l'habilité et l'aisance avec laquelle O'Neill insère tous les détails exigés par le scénario très, très, très dense d'Alan Moore. Le Dossier Noir compile différents rapports, écrits, cartes postales, plans, extraits de romans, classés par ordre chronologique, aboutissant à une vision protéiforme et complexe de l'histoire de la Ligue depuis la première (en 1620) jusqu'à 1 an avant l'époque du récit (1957), en passant en revue les différentes incarnations au fil des siècles. Le lecteur découvre ainsi l'histoire d'Orlando, le rôle de la reine Glorianna dans la constitution de la Ligue, la cosmogonie mêlant les Grands Anciens de HP Lovecraft et des Elohim (avec une évolution de leurs formes au fil des millénaires jusqu'aux dieux du panthéon grec et la véritable signification de la Guerre de Troie), les responsables de l'instauration d'un régime totalitaire en Angleterre (proche de celui décrit dans "1984" par George Orwell), en passant par l'insatiable Fanny Hill (dans les "mémoires approfondis d'une femme de plaisir"). Le lecteur s'étant déjà aventuré dans les autres histoires de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires constatera que toutes les pièces du puzzle s'assemblent parfaitement et qu'Alan Moore avait déjà en tête sa trilogie Century, et les aventures de Janni Dakkar. Avec ces lectures en tête la mention du Prisonnier de Londres (personnage créé par Iain Sinclair) prend toute sa signification. La lignée du Prince Dakkar (capitaine Nemo) est déjà détaillée dans ces pages, ainsi même que l'excursion de Janni Dakkar sur le continent antarctique. Alan Moore a donc choisi une forme alambiquée correspondant à un assemblage de pastiches hétéroclites. Dans un premier temps, il est possible d'y voir une cohérence logique et impressionnante entre le fond et la forme, chaque forme de pastiche étant choisie en fonction de l'époque du récit produisant un effet de témoignage authentique. À un deuxième niveau, le lecteur est en droit de se demander si Moore n'a pas poussé le bouchon un peu loin en complexifiant à loisir sa composition de récit pour le plaisir d'étaler sa versatilité narrative et sa culture extensive. En effet, le lecteur est rapidement en butte à une avalanche de références innombrables, pointues et pas toujours identifiables. Même le lecteur le plus patient qui veut jouer à ce jeu de devinettes finit par baisser les bras. Certes le lecteur français part avec un avantage pour identifier les membres de la Ligue française (les Hommes mystérieux) composée de Robur le Conquérant (personnage de Jules Verne), Arsène Lupin, Fantomas et 2 autres plus obscurs (Nyctalope, Monsieur Zénith ?). Mais plus de la moitié des références renvoient à des éléments culturels anglais dont la notoriété n'a jamais passé la Manche. Par exemple l'individu qui accueille Murray et Quatermain à Greyfriars est Billy Bunter, présent dans la culture populaire anglaise de 1908 à 1965. Il y a donc une forme de frustration à plonger dans un monde si riche, en sachant qu'une partie des connotations et implications reste inaccessible (même aux exégètes les plus cultivés comme Jess Nevins, voir lien en remarque). En outre la mémoire du lecteur est fortement sollicitée pour réassembler des pièces puzzle éparses, entre différentes parties du dossier noir, augmentant le niveau d'exigence que constitue la lecture de ce tome. Malgré tout, il est difficile de ne pas être impressionné par le tour de force réalisé par Moore (et O'Neill) dans ces différents pastiches. La capacité de Moore d'écrire à la manière de P.G. Woodehouse, ou, encore plus ardu, de Jack Kerouac est confondante. La manière dont Moore arrive à amalgamer les univers aussi opposés de Jeeves et Cthullu force l'admiration. Le défi devient presqu'insurmontable avec les 5 pages de textes à la manière de Kerouac, en flux de pensée, sans ponctuation, tout en ressenti. Difficile d'accommoder son mode lecture à cette forme si ardue dans laquelle le lecteur ne dispose pas de ses repères traditionnels. Pourtant ces différentes formes narratives participent toutes au thème central du Dossier Noir. Elles montrent au lecteur comment chacune à leur manière elles ont constitué une aventure littéraire, une volonté de s'aventurer dans de nouveaux territoires, d'explorer, de progresser, de refuser le rabâchage ou le recyclage sans âme. Ce pastiche de Kerouac comprend bien une forme d'intrigue qui apporte des pièces de puzzle supplémentaire à l'histoire de la Ligue (qui se confond alors avec l'histoire personnelle de Mina et Allan), tout en mettant le lecteur en prise directe avec l'expérience que le narrateur fait de la réalité, ses sensations immédiates retranscrites au travers d'un texte apparemment au fil de l'eau, mais en réalité savamment composé. Tel un auteur hypermnésique, Alan Moore réalise une intégration parfaite de courants littéraires populaires disparates (du Horla de Maupassant aux aventures érotique de Fanny Hill) dans un hymne très personnel à l'imagination. Cette construction riche et complexe aboutit au Monde Glorieux, passage en 3D. Là encore la forme est en cohérence totale avec le fond, l'introduction de la 3D symbolisant le passage dans le monde des images et des fictions universelles ou passées dans l'inconscient collectif. L'effet de profondeur est une grande réussite technique et O'Neill prouve sa capacité à agencer des images de conception complexe, tout en aboutissant à une lecture facile. Ce tome s'adresse à des lecteurs avec du temps de cerveau disponible (le texte en flux de pensées à la Jack Kerouac étant un vrai défi) et plutôt adultes. Si vous aimez les aventures linéaires, passez votre chemin car vous serez rebuté par ce mélange entre bandes dessinées et textes en prose aux styles hétéroclites. Si vous êtes prêt à accepter le caractère expérimental de la narration, vous serez récompensé par la richesse, la cohérence et l'intelligence du monde inventé par Alan Moore, ainsi que par la thématique sous-jacente. Ce tome exige des efforts de la part de son lecteur, mais la récompense est à la hauteur de l'investissement. Il s'achève avec le crédo de Prospero (personnage principal de La Tempête , avec à ses pieds Caliban qui ressemble étrangement à Mister Hyde), déclaration en forme de profession de foi d'Alan Moore lui-même.

10/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Coiffe de naissance
La Coiffe de naissance

Le destin de l'individu - Ce tome comprend un récit complet indépendant de tout autre, initialement paru en 1999, sous forme d'une bande dessinée de 49 pages. À la base, il s'agit d'une performance unique d'Alan Moore (réalisée le 18 novembre 1995), récitant un texte de sa composition, accompagné de musique, devant un auditoire. Ayant écouté l'enregistrement sur CD, Eddie Campbell lui a proposé de le transposer en bande dessinée. Ils avaient précédemment travaillé ensemble de 1988 à 1998 pour réaliser From Hell. Campbell est également l'auteur d'une bande dessinée entre autobiographie et autofiction : Alec, l'intégrale (également traduit par Jean-Paul Jennequin). L'ouvrage commence par un dessin non figuratif en double page, comprenant un poème en prose sur la coiffe de naissance, ainsi que les références de la représentation d'Alan Moore en 1995. La page suivante, la narration prend une forme plus traditionnelle à base de cases, évoquant le décès de la mère d'Alan Moore, et la découverte de la coiffe céphalique (partie de la poche des eaux qui recouvre la tête du fœtus au moment de l'accouchement) de celle-ci dans ses affaires. La narration met ensuite en scène Alan Moore dans la salle principale de l'Old Country Court à Newcastle-upon-Tyne où il effectue son discours. Il évoque alors l'histoire de cette ville dont le fait qu'elle soit située sur le tracé du Mur d'Adrien. Il est question de l'évolution de la société jusqu'à l'industrialisation, puis l'intervention revient à la coiffe de naissance, à sa symbolique multiple et aux étapes incontournables de la vie d'un homme en Angleterre urbaine, dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Il faut bien reconnaître que cet ouvrage est intimidant. Pour commencer, le texte d'Alan Moore (certainement adapté par endroit, mais dans une mesure qu'il n'est pas possible de déterminer) présente une forme complexe. Il s'agit le plus souvent de poésie en prose sur la base de nombreuses associations d'idées, fonctionnant sur le principe de registre lexical permettant d'altérer le sens général des mots en les employant dans un contexte inhabituel. Le niveau de vocabulaire peut également représenter un défi, même pour un anglophone expérimenté. Ensuite, Eddie Campbell a également recours à un registre graphique étendu, allant de l'esquisse légère à la représentation quasi photographique, en passant par des toiles de maître, ou des photographies retouchées. Le lecteur plonge donc dans cette narration des plus personnelles, bien content de bénéficier d'une mise en images qui va l'aider à saisir le sens de nombreux propos. Le texte d'Alan Moore semble suivre des méandres discernables par lui seul. Il revient à plusieurs reprises sur l'objet que constitue la coiffe céphalique, pour y trouver à chaque fois de nouveaux sens, en tant que symbole. Ce résidu de la poche amniotique est tour à tour vu comme un morceau des entrailles de la mère, un filet, une carte génétique, un vestige de la matrice, un sac plastique (comme celui dans lequel on peut acheter un poisson rouge), ou même une preuve d'un crime commis par les parents (faire venir au monde un nouvel être humain). À partir de chaque nouvelle interprétation, l'orateur peut alors suivre un nouveau fil conducteur. À bien y regarder, le lecteur peut quand même déceler la structure du discours. L'auteur commence par un souvenir personnel, celui du décès de sa mère (avec une étrange référence à la puanteur de Lyonesse). Il prend ensuite le soin d'évoquer le lieu où il intervient, évoquant l'évolution de la civilisation avec une très belle image, celle des logos finissant par devenir le motif uniforme de toutes les villes d'Angleterre. À partir de là, il peut constater que l'individu est prisonnier de l'instant présent Il évoque alors l'évolution du jeune adulte, les points de passage obligés de sa vie, communs à tous les jeunes adultes (mâles, parce que le point de vue est celui de l'expérience du narrateur, lui-même de sexe mâle), pour mettre en perspective la nature de la vie d'un individu. Le lecteur constate qu'Alan Moore évoque aussi bien la rébellion adolescente que les premiers émois amoureux, ou encore la conviction d'être formaté par un système éducatif castrateur. Il faut rentrer dans le moule, et chaque individu doit faire appel à ses capacités d'adaptation pour se conformer dans une société normalisatrice. L'auteur présente chacune de ses expériences comme des points de passages imposés par la société, des rites d'intégration subis et non pas voulus. Moore réduit le cycle circadien à 2 fonctions : on travaille et on dort. Il adopte un ton factuel (s'installer chez soi, regarder la télévision avec sa douce, rentrer dans le train-train du sexe tous les vendredi soirs, se montrer poli avec tout le monde y compris ceux que l'on méprise, etc.), avec une position à la fois résignée et quelque peu condescendante. Il s'en dégage un ton oscillant entre une forme douce de mépris compatissant et une inéluctabilité affectée, flottant dans un léger cynisme, une acrimonie résignée. Ayant constaté l'impasse d'une telle direction analytique (la mort étant certaine au bout du chemin), Alan Moore choisit alors de rebrousser chemin (à partir de la page 30 de la BD), en remontant le cours de la vie vers la naissance. Il avait déjà utilisé ce point de vue avec une grande efficacité dans l'une de ses histoires courtes écrites pour 2000 AD. L'effet est saisissant, car Moore donne vraiment l'impression que l'écoulement du temps a changé de sens et que l'individu vit sa vie pour aller vers une issue tout aussi inéluctable qu'est le néant préexistant à la naissance. En inversant ainsi la perspective, il plaque les mêmes étapes (perte de l'autonomie, diminution de la compréhension mais ré-enchantement du monde) sur le retour à l'état de nourrisson. Le lecteur se retrouve à réfléchir à ces étapes de la vie, avec un point de vue totalement neuf. Dans l'introduction, Eddie Campbell explique que lorsqu'il a entendu pour la première le CD de ce spectacle, il a été saisi par l'universalité des moment de vie évoqués par Alan Moore, et par le fait qu'il reflétait si exactement sa propre expérience personnelle. C'est la raison pour laquelle il a souhaité prolonger sa collaboration avec cet artiste hors norme de cette manière. Pour le coup, il était certainement l'homme de la situation du fait de sa proximité artistique avec ce créateur, par le biais de leur longue collaboration sur From Hell. À l'évidence, la transposition d'une performance orale dans un autre média exigeait quelques images pour pouvoir pallier l'absence d'intonations, de gestes, et de l'accompagnement musical. À l'évidence, l'artiste n'a d'autre possibilité que de se mettre au service du texte, d'accepter d'asservir ses dessins au flux poétique. D'un point de vue technique, il s'agit de dessins en noir & blanc, avec des nuances de gris en fonction des cases. La première double page montre un fond gris parcouru de traînées blanchâtres horizontales, avec des rectangles plus foncés en arrière-plan, et des silhouettes d'hippocampes comme tracées à la craie par-dessus, soit une composition non figurative pour servir de toile de fond à un premier poème en prose. La page suivante comprend 4 cases (sans bordure), des dessins à l'encre, avec des nuances de gris. La page suivante apparaît comme des objets accolés les uns aux autres suivant une lecture de haut en bas, avec incorporation de photographies en noir & blanc (de pièces monnaie), légèrement retouchées. Ainsi, Eddie Campbell puise dans différentes techniques pour concocter des images à l'appui des mots. Certaines sont particulièrement saisissantes : Alan Moore dans la pénombre avec des peintures aborigènes blanches sur la peau, une photographie d'une grande halle industrielle ou celle d'un open-space, une vue de la chambre du premier appartement de jeune adulte, avec une belle affiche de Magritte (Qu'est-ce que le surréalisme ?), un surprenant tsunami dont la vague va s'écraser sur une petite ville, un facsimilé d'une page du journal de David Copperfield, un facsimilé de la Vague de Katsushika Hokusai, un serpent dessiné à la manière des aborigènes… L'artiste met tout son savoir-faire en jeu pour accompagner le flux de la narration d'Alan Moore. Eddie Campbell doit également faire face à des choix cornéliens. À quelques rares reprises, le lecteur ne peut pas s'empêcher de remarquer que l'artiste a choisi une image qui représente de manière littérale ce qui dit le texte. À d'autres moments, le lecteur se dit qu'heureusement qu'il y a une image parce que sinon le texte serait tellement hermétique qu'il en deviendrait abscons et qu'il resterait lettre morte. À d'autres moments encore, les images réduisent au contraire l'universalité du propos en devenant trop concrètes. Le dosage est effectivement le fruit d'un tâtonnement, d'expérimentation, de ressenti du passeur qu'est Campbell. Ce tome est une œuvre exigeante qui nécessite que le lecteur prenne une part active dans la lecture, en s'adaptant à la forme, en se laissant porter par le flux du texte et son cheminement particulier, en acceptant les images évoquées par Alan Moore. Par moment, il se félicite de disposer des images dessinées par Eddie Campbell pour y voir plus clair. À d'autres moments, il regrette qu'elle restreigne les niveaux d'interprétations, et qu'elles lui imposent cette vision concrète de l'Angleterre. Alan Moore et Eddie Campbell invitent le lecteur à regarder la vie d'un jeune adulte d'un point de vue particulier. Il y a à la fois une forme de pragmatisme condescendant, réduisant les expériences de chaque individu à des dénominateurs communs prosaïques et banals (premier appartement, premier baiser avec la langue), et à la fois une forme de lyrisme accompagnant une dimension spirituelle sans religiosité. En fonction de la sensibilité du lecteur, il peut se lasser d'un texte hermétique aux interprétations hasardeuses et aux images soit trop fonctionnelles, soit pas assez explicites, ou se laisser séduire par un point de vue personnel, porté par un talisman original (la coiffe céphalique) dans une structure à chronologique à rebours, ouvrant des perspectives inédites.

10/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Watchmen
Watchmen

Postmoderne - 1. Sortie initialement en 1986, Watchmen est une bande dessinée au potentiel de relecture infini. Il y' a toujours un détail pour reparaître. Ainsi, dès la page 1, on aperçoit un camion de Pyramid Deliveries qui va sûrement livrer l'un des derniers composants pour le dénouement final. 2. Watchmen, c'est une bande dessinée policière qui commence par un crime et qui déroule l'enquête de manière ludique et intelligente adapté à ce média visuel. le Comedian, un ex-superhéros, a été assassiné. Ses anciens compagnons se mettent à la recherche du coupable. 3. Watchmen, c'est une rigueur graphique exceptionnelle. Dave Gibbons réussit à mettre toutes les informations exigées par le scénario dans chaque dessin, sans aucune impression de surcharge visuelle. Il a retenu une trame rigoureuse de 9 cases par page, avec quelques variations qui consistent à fusionner 2 ou 3 cases entre-elles. Les dessins sont entièrement au service de l'histoire. 4. Watchmen, c'est une structure narrative complexe qui donne l'impression au lecteur d'être intelligent. Moore et Gibbons enchevêtrent l'enquête principale avec des pages de textes illustrées en fin de chacun des 11 premiers chapitres, et avec une bande dessinée dans la bande dessinée. Cette histoire semble dans un premier temps s'appliquer au coupable et condamner ses actions (comme un signe annonciateur du jugement de valeur final du Docteur Manhattan), et comme un clin d'oeil ironique au choix du prochain sujet de la feuille de choux d'extrême droite. 5. Watchmen, c'est un point de vue philosophique sur le sens de l'histoire et la perception de la réalité. À un deuxième niveau, l'histoire du Black Freighter indique que la compréhension et l'interprétation de la réalité dépend de la personne qui la contemple ; chaque individu est limité dans sa capacité à appréhender le monde qui l'entoure. De la même manière, chacune de nos actions est asservie à notre capacité à comprendre ce qui nous entoure. Et ce développement de l'histoire renvoie à ces moments où les personnages changent de vision sur le monde qui les entoure en contemplant les actions du Comedian. Edward Blake est celui qui dispose de la vision la plus claire du monde qui l'entoure, mais c'est aussi celui qui est le plus incapable d'agir parce que cette absence d'illusions le prive de motivation. 6. Watchmen, c'est une uchronie dans laquelle l'existence d'un seul homme doté de pouvoirs extraordinaires a bouleversé le rapport des pouvoirs des nations. La défense stratégique des États-Unis repose sur ses épaules. Richard Nixon est toujours au pouvoir. Mais la tension monte entre l'Ouest et l'Est et une guerre semble inéluctable et imminente. 7. Watchmen, c'est une analyse psychologique pénétrante et sophistiquée de chacun des principaux personnages. Après le décès du Comedian, chacun se remémore à tour de rôle une de ses rencontres avec lui. Mais il s'avère que ces scènes ne servent pas tant à honorer la mémoire du défunt qu'à mesurer son impact sur chacun des narrateurs et sur l'orientation qu'il va donner à sa vie. 8. Watchmen, c'est un univers visuel d'une rigueur et d'une cohérence parfaites. Dave Gibbons et Alan Moore ont travaillé pour rendre chaque élément visuel significatif : les graffiti sur les murs, la récurrence symbolique du smiley taché, les voitures électriques, les logos des entreprises, les affiches publicitaires, jusqu'au design des chaussures portées. 9. Watchmen, c'est des séquences narratives d'une force et d'une intelligence inouïes. le chapitre consacré à Rorshach est bâti autour de la symétrie du masque. La première page répond à la dernière, la seconde à l'avant dernière, etc. Dans le chapitre 9, Moore et Gibbons réussissent un tour de force exceptionnel : ils arrivent à faire partager au lecteur le point de vue d'un personnage qui a une perception globale du temps et non linéaire. Et le résultat est convaincant. Cette séquence sur Mars vaut à elle seule 5 étoiles (et même plus). 10. Watchmen, c'est une bande dessinée qui s'est élevée au-dessus de son origine (comics de superhéros) pour atteindre le niveau de chef d'oeuvre auquel on ne pourrait reprocher que la place réduite des femmes. le lecteur fait connaissance avec des personnages singuliers dans le cadre d'une trame policière classique qui sert à interroger les désirs et les motivations de chacun, ainsi que le sens de l'Histoire, tout en possédant une hauteur teneur en divertissement. 11. Watchmen, c'est une déconstruction exemplaire des conventions du récit de genre « superhéros ». À l'instar des philosophes du 20ème siècle, Alan Moore fait apparaître les postulats acceptés sans question et les contradictions internes (concernant les récits de superhéros), tout en proposant une alternative. Il pointe du doigt les conventions et stéréotypes du genre : problèmes réglés à coups de poing, puissance physique masculine prédominante, loi du plus fort, suprématie d'une vision du monde paternaliste et hétérosexuelle. Un par un, les superhéros sont confrontés à leurs limites, à l'inadéquation de leur mode d'action. le cynisme du Comédien ne lui apporte ni bonheur ni paix de l'âme et le conduit à vivre en marge de la société. L'intransigeance de Rorshach l'accule dans une impasse existentielle, au sens propre. Le docteur Manhattan se débarrasse de toute responsabilité en devenant un esprit analytique retiré de l'humanité. Ozymandias a peut-être gagné une bataille, mais pas la guerre. Seul le Hibou semble avoir un avenir, or c'est le seul qui a renoncé à ses modes opératoires de superhéros. L'idéal héroïque classique est incarné par des individus au système de valeurs sujet à caution, imposant leur volonté par la force, solitaires au point de se couper des individus qu'ils défendent. le pire représentant de cette engeance est Edward Blake, homme d'action sans remords, ayant abattu une femme enceinte de sang-froid, et violeur. Moore condamne sans appel ni ambiguïté cet individu viril, macho et violent. Son cynisme l'a empêché de construire quoi que ce soit, l'a séparé de tous ses compagnons et ne l'a sauvé de rien. À l'opposé d'Edward Blake, il y a l'étrange tandem de Sally et Laurie Juspeczyk, la mère et la fille. La première est alcoolique et toujours sous le charme de son violeur, la deuxième boit, fume, tabasse et vomit, sans oublier ses relations sexuelles de femme libérée. Pourtant, ce personnage débarrassé des atours romantiques et romanesques de la gente féminine incarne l'alternative intelligente et pertinente au patriarcat. Alan Moore a choisi de construire un personnage complexe, avec des défauts très humains, comme modèle à suivre et il s'agit d'une femme. De la même manière, Moore refuse le simplisme dans la description de la minorité sexuelle lesbienne. Joey et Aline sont également débarrassées des clichés romantiques, dépourvues d'idéalisation, dépeinte sans sensationnalisme ni voyeurisme. L'auteur ne remplace pas un idéal parfait (l'homme viril et puissant), par un autre. Il montre la réalité dans sa complexité et son pluralisme. Il s'inscrit dans le courant philosophique du postmodernisme (ou philosophie postmoderne, concept différent de celui de postmodernisme artistique). Il fait sienne la remise en question d'une vision universaliste de la réalité, pour mettre en scène une conception pluraliste de la réalité. Moore montre des personnages agissant suivant leurs convictions, issues de leur compréhension incomplète de la réalité (ce qui est le lot de chaque être humain). Au lieu d'imposer une vision unique supplantant les autres, son récit sous-entend que la condition humaine doit s'accommoder de cette pluralité, de cette absence de vision unique et absolue. Les dessins très descriptifs et un peu uniformisés de Dave Gibbons renforcent cette idée, en mettant chaque individu sur le même plan, avec un traitement graphique similaire, sans favoriser un personnage ou un autre, sans qu'un point de vue ne bénéficie d'une esthétique plus favorable. 12. Watchmen, c'est un héritage impossible à porter pour l'industrie des comics de superhéros. Les maisons d'éditions Marvel et DC ont souhaité tirer les bénéfices de Watchmen et de Dark knight returns, en réitérant les éléments qui ont fait leur succès. Il s'en est suivi une vague de récits plus noirs, avec des superhéros plus névrosés, plus désespérés, et souvent plus sadiques dans leur violence. Dans le pire des cas, les auteurs maisons (et les lecteurs) ont vu en Rorschach le vrai héros de Watchmen, l'individu qui n'a pas eu de chance à la naissance, et qui applique une justice expéditive et sadique. Dans Watchmen, Walter Korvachs n'a rien d'un modèle à suivre. Il exécute froidement, blesse et handicape à vie ses opposants. Il vit une vie malheureuse et misérable. Son intransigeance le conduit à une forme de suicide, par un tiers. Au mieux, les suiveurs ont vu dans le Comédien une forme de nihilisme adulte et conscient. À nouveau, Edward Blake est une ordure de la pire espèce, violeur sans repentir (il n'hésite pas à revenir auprès de Sally Juspeczyk), meurtrier d'une femme enceinte sans défense. Depuis sa parution en 1986/1987, l'oeuvre de Moore et Gibbons a inspiré nombre de créateurs qui n'y ont vu que cynisme et violence, passant à côté de la ligne directrice qu'est la philosophie postmoderne. Watchmen n'est pas l'histoire de cinq ou six superhéros confronté à un niveau de réalité dans lequel les affrontements physiques ne résolvent rien. C'est la déconstruction d'un genre, et la proposition d'une nouvelle façon de regarder le monde.

10/04/2024 (modifier)