J’ai encore des larmes dans les yeux quand je commence à rédiger cet avis. Je viens juste de refermer le troisième tome… Enfin, c’était peut-être il y a dix minutes, voire plus. Le temps qu’il m’a fallu pour encaisser ça. Mon épouse me regarde, l’air étonné, un peu amusé, ou peut-être aussi gâteux. Sans doute un peu de tout ça. Je suis dévasté. Littéralement dévasté. J'ai l'impression que je viens de perdre un ami proche, je sens que le monde s'écroule autour de moi, et pourtant, tout est là, debout, immobile. Je ne comprends pas ce regard qui ne comprend pas ma douleur. Pourtant, il faut bien que la vie reprenne...
Si je commence mon avis par cette courte introspection, ce n’est pas pour raconter ma vie. Mais cette scène un peu cocasse, ce mari qui n’arrive plus à retenir ses larmes devant une bande dessinée, sous le regard gentiment décontenancé de son épouse qui ne parvient pas à comprendre, c’est une scène de Pierre-Henry Gomont. Elle s’insère logiquement dans la suite du récit, elle a été créée par lui de toute pièce. On dit que le silence après Mozart est encore du Mozart, et les larmes après du Gomont sont encore du Gomont.
Que dire de plus, après cela ? Tant de choses et si peu. On a l’impression que plus on va ajouter des mots, moins ils seront efficaces.
Et pourtant, il faut en parler ! Il faut parler de ce fabuleux dessin de Pierre-Henry Gomont, aux couleurs si maîtrisées. La première fois que j'ai ouvert cette bande dessinée, j'ai craint d'être rebuté par ce dessin que je croyais brouillon, mais j'ai été séduit par ces couleurs délicates. Et j'ai découvert peu à peu, avec un émerveillement grandissant, la magie de ce trait d'un Sempé des temps nouveaux. Peu de dessinateurs savent exprimer avec autant de justesse que Gomont cette complexité des sentiments au travers de leur dessin. Chez lui, il y a une tonalité humoristique évidente qui n'entrave jamais la noirceur du récit. Ce qu'il a à nous dire est sombre, très sombre, mais il le dit avec la naïveté rêveuse d'un enfant.
Slava est une œuvre majeure. Pas seulement une bande dessinée majeure, non. Elle est une œuvre d'art majeure. Elle transcende les formats pour nous offrir quelque chose qui ressemblerait à une forme d'art total. Visuel, évidemment, tant la splendeur et la justesse du dessin de Gomont transparaît à chaque page. Narratif, comment le nier ? Cette montée en puissance dans le tome 3 est une pure merveille d'orfèvrerie narrative. Et cette écriture... Les textes de Slava sont dignes du meilleur des romans. La puissance d'un Dumas et d'un Céline étrangement réunis dans une sorte d'épopée à la Audiard. Car bien sûr, cette alliance entre l'art narratif et l'art visuel ne peut qu'évoquer le cinéma. Quand on sort de là, on a l'impression d'avoir vu un immense film. Comment nos réalisateurs peuvent-il passer à côté de Slava ? (Non, en vrai, ça vaut mieux, peut-être que Dupontel réussirait à en faire quelque chose, mais c'est sûrement le seul !)
Slava est tout aussi bruyant. Même si ses onomatopées sont en russe, elles claquent à nos oreilles autant que des répliques parfaitement écrites. On entend tout. Et comment ne pas être saisi aux tripes par cette symphonie du chaos que Gomont orchestre si bien ? Tout comme ces personnages de théâtre, qui relèvent aussi bien de la pantomime et de la commedia dell'arte que du plus puissant drame shakespearien ? Là est tout le génie de Gomont : dans le refus du choix. La pantomime survient en plein cœur de la tragédie (ou inversement), et pourtant, le tout est d'une homogénéité exemplaire !
Bref, je crois que je pourrais continuer longtemps, mais il ne faut pas. J'ai vécu une épopée en compagnie de Slava, Nina, Lavrine et Volodia. Je me suis hissé au sommet et suis tombé dans les mêmes gouffres qu'eux, en même temps qu'eux. Personne ne peut imaginer la grandeur de cette épopée qu'ils m'ont fait vivre. Même s'il y a quelques moments où le soufflé retombe un peu dans le 2e tome. Même si la vulgarité prend parfois le pas, ou que l'équilibre du récit est menacé par cette dépiction de toutes les bassesses humaines. Même si, à certains moments, on aimerait que le scénario avance (un peu) plus vite. Cette épopée que j'ai vécue, donc, personne ne peut l'imaginer mais tout le monde peut la vivre. Vivre, revivre cette tragédie de la Russie d'Eltsine. Voir, revoir la noblesse de l'âme russe, capable de surmonter toutes les tragédies. Regarder, admirer le spectacle de quelques îlots d'humanité incapables de sombrer dans les flammes d'une infernale décadence où le diable du capitalisme veut l'entraîner.
Et pleurer.
Pleurer les morts qu'un récit trop réel nous inflige.
Pleurer la grandeur passée d'une nation qui vendit son âme à des ogres cupides et désincarnés.
Pleurer la force de ces hommes et de ces femmes qui réussirent à vivre au milieu des tempêtes.
Pleurer l'héroïsme de ceux qui surent faire preuve de courage et d'abnégation contre les lâches et les puissants.
Pleurer face à la beauté d'un spectacle qui résonnera encore bien longtemps dans nos cœurs.
Pleurer, car quand on ne sait plus quoi dire, il nous reste toujours les larmes pour l'exprimer.
Pleurer. Se taire. Et contempler.
Un premier tome extrêmement sympathique. Il y a une vibe qui évoque clairement Buck Danny, l'aspect militaire en moins, c'est assez agréable de retrouver cette atmosphère assez typique de la grande BD classique des années 60.
Le dessin de Damien Andrieu est magnifique, et joliment colorisé, ce qui donne des pages très agréables à regarder. On y est vraiment plongé, et la rigueur du trait flatte l'œil de la plus belle des manières, même si quelques cases d'action sont trop statiques ou muettes. J'ai trouvé le scénario de Buendia un poil trop expédié, lui. Le scénario semble plutôt bon - même s'il faudra lire le deuxième tome pour en juger pleinement -, mais la narration est trop rapide. Peut-être manque-t-il quelques cases par pages pour prendre le temps de développer un peu plus les dialogues, et donc les personnages.
Malgré cela, ça se lit très agréablement, le mystère instauré est intéressant, et on a hâte de connaître la suite, pour savoir si ce diptyque mérite de monter au-delà de 3 étoiles.
Je vais être dur avec celle-là car elle avait tout pour me plaire.
Mais avant de tirer à boulet rouge sur cette BD, détaillons ce qui va bien et même plutôt très très bien, outre le fait que le sujet même me branchait bien.
Il y a de prime abord cette couverture magnifique. J’aime tout : le dessin, la pose du personnage, les couleurs, le cadrage… Et un coup d’œil rapide sur les pages intérieures ne fait que confirmer cette première impression. Le traitement colorimétrique est franchement superbe et enveloppe l’ensemble d’une unité chromatique frappante. Les fonds granuleux donnent une patine indéniable, et le dessin s’anime avec force. Plusieurs cases ne comportent que des fonds blancs, ce qui peut surprendre, mais ce choix s’avère judicieux, permettant à la fois de se concentrer sur les personnages tout en évitant peut-être de noyer complètement le dessin. Le dessin est efficace, rappelant le Gipi des premières heures, et Renan Coquin sait très bien « poser sa caméra » : j’adore ses cadrages. Ma seule réserve concernera les visages, trop anguleux pour moi, taillés à la serpe ; ça j’aime moins. Mais franchement, c’est un travail d’illustration magnifique qu’a réalisé Renan. En ce qui me concerne, c’est même assez rare pour être signalé.
Alors quoi ? Alors ben c’est le scénar, ou plus exactement son découpage, qui pose problème. Si Enfermé eut été un film, on aurait pu parler d’un montage hasardeux et bancal. En effet, j’ai été extrêmement frustré de ça. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre les liens qui unissaient réellement les personnages, ainsi que l’ordre et l’intérêt de certaines scènes. Par exemple, les passages où le flic raconte, si elles sont bien entendu susceptibles d'offrir un autre point de vue, ne me semblent pas du tout pertinentes. Pire, j’ai parfois eu le sentiment que certaines séquences étaient montées aléatoirement, si bien qu’à de multiples reprises, je me suis retrouvé contraint de revenir en arrière.
Alors oui, cette note illustre ma déception, et cette impression d’un immense gâchis. D'où cet étrange 2/5 assorti d'un coup de cœur !
Fabrice Tarrin et Lewis Trondheim ont déjà touché à l'univers de Spirou, mais c'est la première fois qu'ils se réunissent. Je dois bien avouer que je n'avais pas trop aimé leurs premières incursions dans cet univers, même si Tarrin au dessin m'a toujours satisfait.
Ici, le résultat est à mon avis bien plus plaisant ! Nouveau tome de la série Spirou et Fantasio Classique, ce Trésor de San Inferno en est à mon avis clairement le meilleur tome (en considérant Spirou chez les Soviets comme un Classique, ce que Dupuis n'a plus l'air de faire... Ils sont durs à suivre, parfois !). Le dessin de Tarrin s'affine peu à peu et, plus épuré que dans Spirou chez les Soviets, il est ici d'une impressionnante efficacité. Il hisse en tous cas Tarrin au rang des meilleurs repreneurs de la saga, sur le plan graphique, sans aucun doute.
Côté scénaristique, je suis un peu plus partagé. L'introduction du récit est proprement géniale. En quelques pages, Trondheim renoue avec le génie de Franquin en posant efficacement le décor, et en introduisant les personnages avec un art consommé. Les joutes oratoires habituelles entre les personnages sont très drôles, et l'arrivée de Seccotine dans l'histoire est parfaite en tous points. A la lecture de cette introduction, j'ai vraiment cru que je lisais le meilleur Spirou depuis Franquin.
Mais la suite du scénario est un peu plus discutable. Je ne saurais que trop conseiller à ceux qui me lisent de ne surtout pas se fier au synopsis officiel. Il est certes fidèle au premier tiers de l'album, mais ensuite, le récit part dans une toute autre direction. D'un côté, j'aime cet aspect inattendu, que les aficionados de Trondheim connaissent bien. D'un autre côté, la direction choisie ramène le récit dans quelque chose de beaucoup plus anecdotique que les promesses initiales du synopsis, notamment par rapport aux antagonistes. Je n'en dirais pas plus, mais j'ai eu un moment l'impression que l'intrigue tournait un peu en rond.
Je reconnais malgré tout qu'arrivé à la conclusion du récit, j'étais tout de même très satisfait de cette lecture, qui renoue avec la simplicité et l'art épuré de l'âge d'or de la bande dessinée, dans les années 60. Et tout anecdotique que soit l'histoire, je ne peux qu'en être content !
Bref, j'aimerais bien que ce duo Trondheim/Tarrin reste sur la saga, et nous propose de nouveaux albums, mais peut-être en musclant un peu plus leur jeu d'ici là ! Mais vu comme il semble avoir été compliqué de convaincre Tarrin de revenir sur la saga, pas sûr que ce soit de si tôt... (même s'il a annoncé qu'il ferait les crayonnés du prochain tome de Spirou chez les soviets, alors tout est possible !)
Pour moi, cette lecture est devenue une évidence. Hugo Pratt se devait de rencontrer Antoine de St Exupéry tellement il y a de parallèles entre les deux hommes. A y bien réfléchir c'est même à se demander si l'aviateur romancier (ou le contraire) n'a pas servi de modèle sur de nombreux points au marin aventurier maltais. En tout cas cet amour des espaces lointains, cette attirance pour des peuples indomptés, cette vie de trompe-la-mort, cette relation complexe avec les femmes, cette fidélité dans leurs valeurs humanistes et bien sûr cette poésie qui sourde de leurs propos et engagements sont partagés par les deux personnages. Au cours de ces 60 pages qui laissent aux biographes le soin des faits et des dates précises, Pratt plonge à la compréhension la plus intime de l'auteur du "Petit Prince". C'est plus facile d'accès si on connait un peu la vie de l'aviateur et la complexité du personnage. J'ai lu il y a peu Le Prince des oiseaux de haut vol de Philippe Girard. Je trouve que les deux lectures se complètent bien pour aborder les différentes facettes de St Ex.
Enfin, j'ai découvert que cet album fut le dernier ou presque de Pratt comme si l'artiste voulait insister sur une possible fraternité qui unissait les deux hommes. Le graphisme épuré m'a toujours autant séduit. Il vise l'essentiel que l'on garde en mémoire quand il reste dix minutes à vivre.
Une très belle surprise à redécouvrir.
Histoire de remettre au goût du jour cette BD qui mériterait selon moi d'être encore plus sous le feu des projecteurs !
Cela fait plus de deux ans avec la publication du premier avis sur le site que j'essaye de mettre la main sur cette série mais petit bémol et pas des moindres : pas de référencements en bibliothèques et quasiment impossible à se procurer d'occasion sur internet...
Toutefois, au vu des avis élogieux qui ont continué d'affluer depuis, je me suis finalement résolu à mettre la main au portefeuille en achetant l'intégrale (50 euros tout de même donc mieux vaut être sûr de son coup).
Résultat : aucun regret, c'est du très beau travail !
Pour être très succinct, le lecteur est amené à suivre par tranches de vie successives (1 tranche = un tome) l'évolution d'un groupe d'amis depuis leur jeunesse dans les années 60 jusqu'à nos jours (je ne sais pas si l'épilogue "les indociles 2022" est uniquement présent dans l'intégrale (?)).
Les personnages sont travaillés avec intelligence dans leur cheminement personnel notamment lorsqu'ils doivent faire face, résoudre, surmonter... ou tout simplement apprendre à vivre avec les difficultés et aléas rencontrés.
Pour chacun, il y a des réussites oui mais également beaucoup d'échecs et c'est peut-être ce qui fait la grande force de ce récit.
Deux potentielles faiblesses qui me viennent cependant à chaud :
- Une certaine hétérogénéité dans la qualité de traitement accordée aux personnages sur l'ensemble de l'œuvre : ils sont plus ou moins mis en avant et approfondis en fonction de l'époque concernée et sans que cela ne puisse toujours se justifier d'un point de vue du scénario.
- Les transitions d'un tome à l'autre peuvent parfois être déroutantes avec l'apparition et/ou le retour de personnages (+ changements physiques qui s'accompagnent) qu'il faut réussir à replacer sur l'échiquier global.
Un réel plaisir de lecture que je ne peux que recommander au plus grand nombre ;)
Le 1er tome peint une vision non édulcorée de la cour de Vienne au XIX siècle. Il permet d'appréhender les codes de l'époque. Tant et si bien qu'il est parfois difficile de démêler le faux du vrai dans cette "fiction historique".
Une parfaite entrée en matière pour comprendre les causes et les enjeux de l'expédition de l'empereur Maximilien au Mexique.
Les tomes 2 et 3, qui relatent le gros de l'expédition mexicaine sont les plus passionnants. Le cadre est original et le choc des cultures tient ses promesses. On y découvre l'âpreté de la révolution mexicaine et on y devine la fragilité de la position du couple impérial, installé par la force.
Le 4e tome, centré sur les intrigues de cour après le départ du Mexique et la déliquescence de Charlotte, est plus anecdotique.
Graphiquement, la partition de Matthieu Bonhomme m'a beaucoup plu. Et j'apprécie ses tentatives régulières de renouveler son style : son trait était plus simple et charbonneux dans Esteban, plus comique dans ses deux Lucky Luke. On reconnait toujours sa patte mais il arrive à donner une identité propre à chacune de ses séries.
Les auteurs savent insuffler de la vie à leurs personnages, et si je les ai parfois trouvés un peu racoleurs, je dois reconnaître que cette série m'a paru bien plus vivante que la plupart des biographies classiques. J'ai également apprécié que Charlotte n'y soit pas présentée de manière monolithique. Tantôt progressiste et attachante, tantôt hautaine et calculatrice. Toujours fascinante.
Note réelle : 4,5 / 5.
Que les amateur-ice-s de métafictions et les fanatiques du bon mot se réjouissent, le récit ici présent est une jolie explosion de créativité !
J'adore la métafiction, les récits où la dimension fictive/factice est conscientisée par l'auteur-ice, par les personnages, où l'on invite lae lecteur-ice/spectateur-ice à activement participer en réfléchissant sincèrement et profondément sur ce qui est dit. Pas de fainéantise quand on joue avec les codes. Alors un récit mélant personnages de contes et de fables, ruses et idioties, facilités scénaristiques assumées et ambitieux passages narratifs, moi je ne peux que l'apprécier.
Il me serait difficile de pleinement résumer l'intrigue, celle-ci étant volontairement (et sans doute inutilement) sinueuse, d'ailleurs les personnages eux-même redoutent sans cesse les décisions de l'autrice ("Quel fléau que cette donzelle !"). Sachez juste que cette histoire se passe au milieu d'autres, avant le mot fin, dans une nouvelle aventure qui n'aurait jamais été racontée ni par Perrault ni par La Fontaine (ou tout autre quidam similaire), une étrange histoire de montagne, de souris et d'ogre, de débats sémantiques sur les paraboles, d'entourloupes et de voyages éliptiques.
Bref, je m'étale, je m'étale. Difficile de bien parler de cet album. Peut-être devrais-je cesser de m'étaler dans des répétitions inutiles et des pinaillages accessoires dans mes avis ? Peut-être même me faudrait-il repartir en arrière pour changer de nouveau mon précédent paragraphe et faire comme si de rien n'était ?
Peut-être. Mais on va dire qu'au final les bafouillages importent peu.
Les dessins de Nancy Peña sont, là aussi, de très bonne facture. J'avoue avoir eu besoin d'un court temps d'adaptation pour les bouches de nos protagonistes animaliers (je ne sais pas vraiment pourquoi, les grosses lèvres ont créé un blocage chez moi) mais une fois cela passé je n'ai rien trouvé à redire. Certain-e-s pourraient regretter une forme trop confuse, je la trouve au contraire finement menée, fluide à lire et j'apprécie que l'autrice profite pleinement des codes de la mise en page de l'album en lui-même. Non seulement l'autrice s'amuse avec les codes narratifs propres à la fiction, mais en plus elle se permet de foutre le boxon dans les belles règles propres au neuvième art ! On oublie les cases, les personnages se baladent n'importent où, on se permet même de faire demi-tour quelques fois et de briser le quatrième mur en alpaguant directement lae lecteur-ice ou en jouant avec la pagination et les ellipses. Bref, un joli foutoir volontaire qui se révèle en réalité savamment travaillé.
Comme répété plusieurs fois déjà dans mon avis, cette série (ou album si vous avez l'intégrale) est un petit bijoux de métafiction créant et maintenant un agréable sentiment de connivence chez toute personne amatrice de contes, fables, paraboles, et tout simplement de récits en général.
Un album marquant, drôle et bien écrit qui mérite amplement la note maximale à mes yeux.
L’indépendance, pour quoi faire ?
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Ce tome contient une histoire complète, de nature biographique, ne nécessitant pas de connaissances préalables sur la vie de Mario Marret (1920-2000). Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Nina Alamberg pour le scénario, et par Laure Guillebon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-soixante-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface d’une page rédigée par la scénariste en novembre 2022, quatre pages de photographies montrant Marret, une bibliographie de trois ouvrages pour en savoir plus, la filmographie que Marret, un article de l’historien Tangui Perron intitulé Bruno et Mario (ou de quelques transports amicaux au temps de l’internationalisme communiste et tiers-mondiste), un court paragraphe sur Suzanne Zedet, un autre sur Amílcar Cabral, et un autre pour chacune des autrices.
À Clermont-Ferrand, à l’hiver 1936, le jeune Mario Marret, encore adolescent, se rend à l’atelier de serrurerie de son employeur. Il passe devant une affiche du SIA / Solidarité Internationale Antifasciste, qui enjoint à ne pas oublier leurs frères et leurs sœurs d’Espagne qui se battent avec courage contre le fascisme. Elle porte également l’information d’une réunion de soutien à la maison du peuple, ce quinze novembre 1936, place de la Liberté, à Clermont-Ferrand. Il arrive à destination et rentre dans l’atelier. Le patron rappelle à l’apprenti qu’un ouvrier soigneux range ses outils à la fin de la journée. Il continue : à l’âge de Mario ce n’est pas pour le client qu’il travaille, c’est pour lui. Il le rassure : on ne mange pas autant d’argent qu’il croit à recommencer. La journée se passe à travailler, et enfin Mario met toutes ses affaires dans le tiroir pour les ranger, mais en vrac. Il dit au revoir à son patron, et il se rend à la réunion qui se tient à la maison du Peuple. Devant, il y retrouve un copain un peu plus âgé qui l’attend.
À la maison du Peuple, la réunion a déjà commencé, et un orateur a pris la parole : Le Front Populaire leur a promis le pain, la paix et la liberté, mais comment croire à sa paix lorsqu’il laisse un peuple frère sans défense de l’autre côté des Pyrénées ? Oui, il l’affirme : le Front Populaire laisse les prolétaires espagnols sans défense devant le fascisme. Il en appelle à la mobilisation des personnes présentes pour leur apporter leur aide, et il entonne le slogan : Des canons, des avions pour l’Espagne ! Vive l’anarchie ! Slogan repris par tous les présents. Ceux-ci échangent ensuite quelques paroles en Espéranto. Puis Mario quitte la réunion et se rend chez le médecin. Il a décidé de se faire opérer pour une vasectomie. Il ne veut pas procréer dans ce monde pourri. Au printemps 1939, Mario Marret a dix-neuf ans, il est en route vers les Pyrénées orientales. Il se mêle aux milliers de camarades espagnols contraints de traverser les Pyrénées avec la victoire de Franco. En juin 1939, les Républicains espagnols fuient leur pays devant l’avancée des troupes de Franco. De 100.000 à 200.000 sont parqués dans le camp d’Argelès-sur-Mer. Livrés à eux-mêmes sans le soutien des autorités françaises, leurs conditions de vie sont terribles.
Le texte de la quatrième de couverture informe que : Mario Marret a été espion anarchiste, explorateur polaire, cinéaste militant et psychanalyste. Le récit de sa vie commence en 1936, alors qu’il a seize ans et qu’il est en apprentissage, et déjà militant. Le contexte, sans être détaillé dans ces pages, est celui de guerre civile espagnole, un conflit opposant les Républicains (socialistes, communistes, marxistes et anarchistes) aux nationalistes menés par le général Francisco Franco (1892-1975). Les autrices ont choisi de focaliser leur narration sur Marret, sans transformer la bande dessinée en cours d’histoire. Pour autant, elle mentionne les conflits et les mouvements nationaux. La seconde guerre mondiale, les expéditions polaires françaises créées par l’ethnologue français Paul-Émile Victor (1907-1995), les maquis de la Guinée portugaise en 1966 et Amílcar Cabral (1924-1973) fondateur du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, la grève des ouvriers de l’usine Rhodiacéta à Besançon au printemps 1967 et le film réalisé par Chris Marker (1921-2012, Christian Bouche-Villeneuve), l’apport de Jacques Lacan (1912-1982) psychiatre et psychanalyste français. Dans les pages en fin de tome, le lecteur peut en apprendre plus sur Suzanne Zedet (héroïne de Classe de lutte, le deuxième film du Groupe Medvedkine de Besançon), Amílcar Cabral, et sur l’internationalisme communiste et tiers-mondiste.
Un ouvrage de nature biographique : le lecteur se prépare à des pages denses, chargées en texte pour un fort volume d’informations, comme il est souvent de mise dans ce genre. Il comprend rapidement que les autrices ont choisi de consacrer un chapitre à chacune des quatre vies de cet homme. La bande dessinée s’ouvre avec une illustration en pleine page et en couleurs, une vue des toits d’un quartier de Clermont-Ferrand, avec uniquement l’année, et le nom de la ville. Puis viennent des pages avec peu de dialogues, où les cases racontent l’histoire en la montrant. La proportion de dialogue se densifie un peu lors de la réunion de soutien, tout en restant à un niveau de BD classique. L’artiste réalise des dessins dans un registre de nature réaliste et descriptif, très facile à lire, tout en comportant une bonne densité d’informations visuelles. Il s’avère qu’il y a peu de pages en couleurs, la majorité du récit étant en nuance de gris. Les pages en couleurs sont au nombre de dix : les toits de Clermont-Ferrand, une vue sur la rade d’Alger, un bateau pilote guidant le navire Commandant Charcot en partance pour expédition dans l’Antarctique, Mario contemplant une aurore boréale, les spectateurs arrivant à la salle où se tient la réunion de la Deuxième semaine de la pensée marxiste à Besançon, Mario marchant seul et s’allongeant à même la roche pour contempler le ciel, Mario posant sa valise et ouvrant les volets de sa villa à Rustrel, un chat allongé au soleil sur un carrelage au milieu de plein d’outils, un voilier blanc passant devant un énorme complexe industriel portuaire, Mario en train de trinquer avec un ami à Rustrel dans le Lubéron. Il s’agit le plus souvent d’illustration en pleine page, avec des couleurs chaudes du soleil (un peu plus froides pour l’aurore boréale), comme des moments hors du temps que Mario peut savourer à loisir.
De fait, la narration visuelle s’avère douce et agréable, détaillée et immédiatement assimilable. Elle fait œuvre de reconstitution historique de manière discrète et normale, que ce soit pour les tenues vestimentaires, les éléments technologiques, ou encore les moyens de déplacement. Régulièrement, le lecteur savoure une planche avec ses cases sagement en bande, et sans un seul mot. Un groupe de jeunes hommes allant dynamiter un calvaire, Mario en opérateur radio fuyant sa planque en passant par la fenêtre, Mario souffrant d’un mal de mer carabiné, la marche des manchots en Terre Adélie, de tout jeunes hommes défilant avec leur fusil en Guinée portugaise, un groupe de trois personnes à la manœuvre sur un catamaran, etc. La dessinatrice fournit un travail remarquable pour montrer les occupations du personnage, en particulier en ce qui concerne le démontage et le remontage d’appareils radio ou de caméras. Le lecteur se retrouve ainsi aux côtés de Mario Marret se livrant à ses activités aussi bien en Antarctique qu’en Afrique, ou dans une salle de projection aux côtés de Paul-Émile Victor pour l’avant-première de son documentaire Terre Adélie (26 min, mention à la XIIIe Mostra de Venise en 1952), ou dans une salle de réunion avec des ouvriers en présence de Jean-Luc Godard (1930-2022) et Chris Marker.
Le lecteur commence par suivre un jeune anarchiste qui s’engage comme radio dans l’armée en cohérence avec ses convictions de soutenir les prolétaires espagnols, qui est capturé et tabassé, voire torturé, par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale étant accusé de travailler pour l’OSS, qui participe à une expédition en Antarctique remplaçant au pied levé le cameraman décédé, etc. Le caractère incroyable de cette trajectoire de vie apparaît avec plus de force si le lecteur est familier des événements historiques et sociaux évoqués, ou s’il va compléter sa connaissance sur ces sujets. La scénariste indique dans la postface qu’elle est historienne de formation et qu’elle s’est passionnée très tôt pour le cinéma militant. Pour retracer une vie aussi riche, elle a dû faire des choix dans ce qu’elle évoque. Pour autant, le lecteur ressent bien les références sous-jacentes implicites ou parfois juste nommées. Le prix du film de nature remporté par le court-métrage Aptenodytes forsteri (16 min) au festival de Cannes de 1954. Le groupe Mevedkine juste mentionné, c’est-à-dire une expérience sociale audiovisuelle associant des réalisateurs et techniciens du cinéma militant avec des ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974, le nom du groupe étant un hommage au réalisateur soviétique Alexandre Medvedkine (1900-1989).
Le lecteur sait d’avance que toute biographie comprend une part de fiction, une forme d’interprétation inéluctable. Pour autant, il comprend que la scénariste a rencontré, interrogé, discuté avec quatre personnes ayant connu ou travaillé avec Mario Marret à chacune des périodes de sa vie. Certes, ainsi racontée, sa vie présente une cohérence dans son parcours, dans ses compétences, dans ses convictions et leur mise en œuvre, dans le concours de circonstances qui l’ont mené à chacune de ces quatre vies. Dans le même temps, le contexte social et politique est bien présent dans chaque phase, permettant au lecteur de projeter ses propres hypothèses, de se faire son idée personnelle à partir de ce qu’il voit. C’est l’une des grandes forces de ce choix narratif que de montrer plutôt que de commenter et d’expliciter, incitant ainsi le lecteur à se montrer participatif, à regarder avec curiosité les faits et gestes de cet homme si singulier. Il en vient d’ailleurs à regretter que les autrices n’aient allongé un peu leur ouvrage pour plus développer la partie relative à l’exercice de la psychanalyse.
Le texte de la quatrième de couverture expose des faits : espion anarchiste, explorateur polaire, cinéaste militant et psychanalyste. La bande dessinée fait la part belle à la narration visuelle, plus que d’habitude dans un ouvrage biographique, avec des dessins facilement lisibles, tout en contenant de nombreuses informations, à commencer par la reconstitution historique. Le contexte historique peut parfois demander au lecteur d’aller se renseigner plus avant pour mieux saisir les enjeux de telle situation, de tel choix, de telle action. Il en ressort avec une admiration sincère pour le parcours de cet homme, ses capacités, ses engagements, ses convictions, et la part d’aventures. Formidable.
Léonarde, fille du chef des armées du roi, rêve depuis longtemps que les humains, les leus et les goupils puissent enfin vivre en paix.
Les trois peuples se disputent le territoire depuis longtemps, semblent incapables de s'entendre et risquent à tout moment de réveiller le Houéran, l'entité protectrice de la forêt empêchant jusque là les conflits de prendre une tournure trop violente par peur d'une annihilation absolue et totale des trois partis aux mains dudit Houéran. Léonarde, désireuse de continuer le projet de sa mère d'un jour obtenir la paix entre les trois peuples, décide de voler un parchemin au prince qui lui permettrait, elle l'espère, de pouvoir communiquer avec les bêtes. Problème, plutôt que de lui permettre de parler aux bêtes le rituel lié au parchemin l'a directement mise dans la peau d'une bête, plus précisément dans la peau d'une goupile. Pensant d'abord avoir trouver un moyen parfait pour ouvrir des discussion entre les trois peuples, Léonarde va malheureusement constater par elle-même ce que la peur des autres inspire chez chacune des espèces, à commencer par ses anciens camarades les humains.
Un récit sur la peur et la haine des autres, sur les barrières du langage, une tension de guerre imminente, un cadre médiéval fantastique teinté de légendes bien franchouillardes, un dessin vif, simple et expressif, … Il n'y a pas à dire, ce ne sont pas les qualités qui manquent dans cette œuvre !
C'est typiquement le genre d'histoire que j'adorais dans ma jeunesse et mon enfance, mêlant aventure, situation socio-politique un minimum complexe et un propos sur l'humanité et la paix. Je dis que j'adorais ça avant mais j'apprécie toujours énormément ces récits, je veux dire par là que je suis persuadée que si j'avais eu cette BD entre les mains plus tôt j'aurais facilement pu en garder un souvenir impérissable pour de nombreuses décennies.
Je suis sans doute hyperbolique dans mon appréciation, mais ce genre de récit simple mais plus complexe qu'en apparence, mêlant action vive et propos réfléchis et surtout maîtrisant une forme fluide et un rythme entraînant, ce sont toujours des histoires qui me plaisent énormément. Je suis une grande-enfant et je n'ai pas honte de le dire !
Un très bon récit pouvant plaire à tout âge je pense !
PS : le petit 1 sur la tranche me laisse penser qu'il y aura peut-être une suite, si c'est bien le cas je l'attend avec impatience (surtout si elle se montre de la même qualité que cet album-ci).
----- Mise à jour du 29/08/2025 -----
Eh beh j'avais raison !
V'là t'y pas qu'en visitant ma librairie préférée ce matin je tombe sur le tome 2 !
Dans cette nouvelle aventure, un an après la paix rétablie dans leur pays, l'alliance des humains, des leus et des goupils décide d'envoyer une mission diplomatique dans le royaume voisin qui souffre lui aussi d'un terrible conflit inter-espèce. Léonarde et ses ami-e-s vont donc devoir tenter de répéter l'impossible et de trouver le moyen de faire cesser les conflits de la manière la plus pacifiste possible. Mais quand les tensions, les crimes et les griefs sont nombreux, ce n'est pas forcément chose facile…
J'ai retrouvé dans cet album ce qui m'avait tant charmé dans le premier, à savoir le dessin mignon et expressif, l'action vive, le récit entraînant et surtout le traitement sérieux des conflits géopolitiques à hauteur d'enfants. C'est drôle, prenant, agréable à tout âge, bref j'aime toujours aussi bien.
Je serais là pour la suite (s'il y a) !
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Slava
J’ai encore des larmes dans les yeux quand je commence à rédiger cet avis. Je viens juste de refermer le troisième tome… Enfin, c’était peut-être il y a dix minutes, voire plus. Le temps qu’il m’a fallu pour encaisser ça. Mon épouse me regarde, l’air étonné, un peu amusé, ou peut-être aussi gâteux. Sans doute un peu de tout ça. Je suis dévasté. Littéralement dévasté. J'ai l'impression que je viens de perdre un ami proche, je sens que le monde s'écroule autour de moi, et pourtant, tout est là, debout, immobile. Je ne comprends pas ce regard qui ne comprend pas ma douleur. Pourtant, il faut bien que la vie reprenne... Si je commence mon avis par cette courte introspection, ce n’est pas pour raconter ma vie. Mais cette scène un peu cocasse, ce mari qui n’arrive plus à retenir ses larmes devant une bande dessinée, sous le regard gentiment décontenancé de son épouse qui ne parvient pas à comprendre, c’est une scène de Pierre-Henry Gomont. Elle s’insère logiquement dans la suite du récit, elle a été créée par lui de toute pièce. On dit que le silence après Mozart est encore du Mozart, et les larmes après du Gomont sont encore du Gomont. Que dire de plus, après cela ? Tant de choses et si peu. On a l’impression que plus on va ajouter des mots, moins ils seront efficaces. Et pourtant, il faut en parler ! Il faut parler de ce fabuleux dessin de Pierre-Henry Gomont, aux couleurs si maîtrisées. La première fois que j'ai ouvert cette bande dessinée, j'ai craint d'être rebuté par ce dessin que je croyais brouillon, mais j'ai été séduit par ces couleurs délicates. Et j'ai découvert peu à peu, avec un émerveillement grandissant, la magie de ce trait d'un Sempé des temps nouveaux. Peu de dessinateurs savent exprimer avec autant de justesse que Gomont cette complexité des sentiments au travers de leur dessin. Chez lui, il y a une tonalité humoristique évidente qui n'entrave jamais la noirceur du récit. Ce qu'il a à nous dire est sombre, très sombre, mais il le dit avec la naïveté rêveuse d'un enfant. Slava est une œuvre majeure. Pas seulement une bande dessinée majeure, non. Elle est une œuvre d'art majeure. Elle transcende les formats pour nous offrir quelque chose qui ressemblerait à une forme d'art total. Visuel, évidemment, tant la splendeur et la justesse du dessin de Gomont transparaît à chaque page. Narratif, comment le nier ? Cette montée en puissance dans le tome 3 est une pure merveille d'orfèvrerie narrative. Et cette écriture... Les textes de Slava sont dignes du meilleur des romans. La puissance d'un Dumas et d'un Céline étrangement réunis dans une sorte d'épopée à la Audiard. Car bien sûr, cette alliance entre l'art narratif et l'art visuel ne peut qu'évoquer le cinéma. Quand on sort de là, on a l'impression d'avoir vu un immense film. Comment nos réalisateurs peuvent-il passer à côté de Slava ? (Non, en vrai, ça vaut mieux, peut-être que Dupontel réussirait à en faire quelque chose, mais c'est sûrement le seul !) Slava est tout aussi bruyant. Même si ses onomatopées sont en russe, elles claquent à nos oreilles autant que des répliques parfaitement écrites. On entend tout. Et comment ne pas être saisi aux tripes par cette symphonie du chaos que Gomont orchestre si bien ? Tout comme ces personnages de théâtre, qui relèvent aussi bien de la pantomime et de la commedia dell'arte que du plus puissant drame shakespearien ? Là est tout le génie de Gomont : dans le refus du choix. La pantomime survient en plein cœur de la tragédie (ou inversement), et pourtant, le tout est d'une homogénéité exemplaire ! Bref, je crois que je pourrais continuer longtemps, mais il ne faut pas. J'ai vécu une épopée en compagnie de Slava, Nina, Lavrine et Volodia. Je me suis hissé au sommet et suis tombé dans les mêmes gouffres qu'eux, en même temps qu'eux. Personne ne peut imaginer la grandeur de cette épopée qu'ils m'ont fait vivre. Même s'il y a quelques moments où le soufflé retombe un peu dans le 2e tome. Même si la vulgarité prend parfois le pas, ou que l'équilibre du récit est menacé par cette dépiction de toutes les bassesses humaines. Même si, à certains moments, on aimerait que le scénario avance (un peu) plus vite. Cette épopée que j'ai vécue, donc, personne ne peut l'imaginer mais tout le monde peut la vivre. Vivre, revivre cette tragédie de la Russie d'Eltsine. Voir, revoir la noblesse de l'âme russe, capable de surmonter toutes les tragédies. Regarder, admirer le spectacle de quelques îlots d'humanité incapables de sombrer dans les flammes d'une infernale décadence où le diable du capitalisme veut l'entraîner. Et pleurer. Pleurer les morts qu'un récit trop réel nous inflige. Pleurer la grandeur passée d'une nation qui vendit son âme à des ogres cupides et désincarnés. Pleurer la force de ces hommes et de ces femmes qui réussirent à vivre au milieu des tempêtes. Pleurer l'héroïsme de ceux qui surent faire preuve de courage et d'abnégation contre les lâches et les puissants. Pleurer face à la beauté d'un spectacle qui résonnera encore bien longtemps dans nos cœurs. Pleurer, car quand on ne sait plus quoi dire, il nous reste toujours les larmes pour l'exprimer. Pleurer. Se taire. Et contempler.
Ghost Squadron
Un premier tome extrêmement sympathique. Il y a une vibe qui évoque clairement Buck Danny, l'aspect militaire en moins, c'est assez agréable de retrouver cette atmosphère assez typique de la grande BD classique des années 60. Le dessin de Damien Andrieu est magnifique, et joliment colorisé, ce qui donne des pages très agréables à regarder. On y est vraiment plongé, et la rigueur du trait flatte l'œil de la plus belle des manières, même si quelques cases d'action sont trop statiques ou muettes. J'ai trouvé le scénario de Buendia un poil trop expédié, lui. Le scénario semble plutôt bon - même s'il faudra lire le deuxième tome pour en juger pleinement -, mais la narration est trop rapide. Peut-être manque-t-il quelques cases par pages pour prendre le temps de développer un peu plus les dialogues, et donc les personnages. Malgré cela, ça se lit très agréablement, le mystère instauré est intéressant, et on a hâte de connaître la suite, pour savoir si ce diptyque mérite de monter au-delà de 3 étoiles.
Enfermé - Mathurin Reto, pupille à Belle-Ile
Je vais être dur avec celle-là car elle avait tout pour me plaire. Mais avant de tirer à boulet rouge sur cette BD, détaillons ce qui va bien et même plutôt très très bien, outre le fait que le sujet même me branchait bien. Il y a de prime abord cette couverture magnifique. J’aime tout : le dessin, la pose du personnage, les couleurs, le cadrage… Et un coup d’œil rapide sur les pages intérieures ne fait que confirmer cette première impression. Le traitement colorimétrique est franchement superbe et enveloppe l’ensemble d’une unité chromatique frappante. Les fonds granuleux donnent une patine indéniable, et le dessin s’anime avec force. Plusieurs cases ne comportent que des fonds blancs, ce qui peut surprendre, mais ce choix s’avère judicieux, permettant à la fois de se concentrer sur les personnages tout en évitant peut-être de noyer complètement le dessin. Le dessin est efficace, rappelant le Gipi des premières heures, et Renan Coquin sait très bien « poser sa caméra » : j’adore ses cadrages. Ma seule réserve concernera les visages, trop anguleux pour moi, taillés à la serpe ; ça j’aime moins. Mais franchement, c’est un travail d’illustration magnifique qu’a réalisé Renan. En ce qui me concerne, c’est même assez rare pour être signalé. Alors quoi ? Alors ben c’est le scénar, ou plus exactement son découpage, qui pose problème. Si Enfermé eut été un film, on aurait pu parler d’un montage hasardeux et bancal. En effet, j’ai été extrêmement frustré de ça. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre les liens qui unissaient réellement les personnages, ainsi que l’ordre et l’intérêt de certaines scènes. Par exemple, les passages où le flic raconte, si elles sont bien entendu susceptibles d'offrir un autre point de vue, ne me semblent pas du tout pertinentes. Pire, j’ai parfois eu le sentiment que certaines séquences étaient montées aléatoirement, si bien qu’à de multiples reprises, je me suis retrouvé contraint de revenir en arrière. Alors oui, cette note illustre ma déception, et cette impression d’un immense gâchis. D'où cet étrange 2/5 assorti d'un coup de cœur !
Spirou et Fantasio Classique - Le Trésor de San Inferno
Fabrice Tarrin et Lewis Trondheim ont déjà touché à l'univers de Spirou, mais c'est la première fois qu'ils se réunissent. Je dois bien avouer que je n'avais pas trop aimé leurs premières incursions dans cet univers, même si Tarrin au dessin m'a toujours satisfait. Ici, le résultat est à mon avis bien plus plaisant ! Nouveau tome de la série Spirou et Fantasio Classique, ce Trésor de San Inferno en est à mon avis clairement le meilleur tome (en considérant Spirou chez les Soviets comme un Classique, ce que Dupuis n'a plus l'air de faire... Ils sont durs à suivre, parfois !). Le dessin de Tarrin s'affine peu à peu et, plus épuré que dans Spirou chez les Soviets, il est ici d'une impressionnante efficacité. Il hisse en tous cas Tarrin au rang des meilleurs repreneurs de la saga, sur le plan graphique, sans aucun doute. Côté scénaristique, je suis un peu plus partagé. L'introduction du récit est proprement géniale. En quelques pages, Trondheim renoue avec le génie de Franquin en posant efficacement le décor, et en introduisant les personnages avec un art consommé. Les joutes oratoires habituelles entre les personnages sont très drôles, et l'arrivée de Seccotine dans l'histoire est parfaite en tous points. A la lecture de cette introduction, j'ai vraiment cru que je lisais le meilleur Spirou depuis Franquin. Mais la suite du scénario est un peu plus discutable. Je ne saurais que trop conseiller à ceux qui me lisent de ne surtout pas se fier au synopsis officiel. Il est certes fidèle au premier tiers de l'album, mais ensuite, le récit part dans une toute autre direction. D'un côté, j'aime cet aspect inattendu, que les aficionados de Trondheim connaissent bien. D'un autre côté, la direction choisie ramène le récit dans quelque chose de beaucoup plus anecdotique que les promesses initiales du synopsis, notamment par rapport aux antagonistes. Je n'en dirais pas plus, mais j'ai eu un moment l'impression que l'intrigue tournait un peu en rond. Je reconnais malgré tout qu'arrivé à la conclusion du récit, j'étais tout de même très satisfait de cette lecture, qui renoue avec la simplicité et l'art épuré de l'âge d'or de la bande dessinée, dans les années 60. Et tout anecdotique que soit l'histoire, je ne peux qu'en être content ! Bref, j'aimerais bien que ce duo Trondheim/Tarrin reste sur la saga, et nous propose de nouveaux albums, mais peut-être en musclant un peu plus leur jeu d'ici là ! Mais vu comme il semble avoir été compliqué de convaincre Tarrin de revenir sur la saga, pas sûr que ce soit de si tôt... (même s'il a annoncé qu'il ferait les crayonnés du prochain tome de Spirou chez les soviets, alors tout est possible !)
Saint-Exupéry - Le dernier vol
Pour moi, cette lecture est devenue une évidence. Hugo Pratt se devait de rencontrer Antoine de St Exupéry tellement il y a de parallèles entre les deux hommes. A y bien réfléchir c'est même à se demander si l'aviateur romancier (ou le contraire) n'a pas servi de modèle sur de nombreux points au marin aventurier maltais. En tout cas cet amour des espaces lointains, cette attirance pour des peuples indomptés, cette vie de trompe-la-mort, cette relation complexe avec les femmes, cette fidélité dans leurs valeurs humanistes et bien sûr cette poésie qui sourde de leurs propos et engagements sont partagés par les deux personnages. Au cours de ces 60 pages qui laissent aux biographes le soin des faits et des dates précises, Pratt plonge à la compréhension la plus intime de l'auteur du "Petit Prince". C'est plus facile d'accès si on connait un peu la vie de l'aviateur et la complexité du personnage. J'ai lu il y a peu Le Prince des oiseaux de haut vol de Philippe Girard. Je trouve que les deux lectures se complètent bien pour aborder les différentes facettes de St Ex. Enfin, j'ai découvert que cet album fut le dernier ou presque de Pratt comme si l'artiste voulait insister sur une possible fraternité qui unissait les deux hommes. Le graphisme épuré m'a toujours autant séduit. Il vise l'essentiel que l'on garde en mémoire quand il reste dix minutes à vivre. Une très belle surprise à redécouvrir.
Les Indociles
Histoire de remettre au goût du jour cette BD qui mériterait selon moi d'être encore plus sous le feu des projecteurs ! Cela fait plus de deux ans avec la publication du premier avis sur le site que j'essaye de mettre la main sur cette série mais petit bémol et pas des moindres : pas de référencements en bibliothèques et quasiment impossible à se procurer d'occasion sur internet... Toutefois, au vu des avis élogieux qui ont continué d'affluer depuis, je me suis finalement résolu à mettre la main au portefeuille en achetant l'intégrale (50 euros tout de même donc mieux vaut être sûr de son coup). Résultat : aucun regret, c'est du très beau travail ! Pour être très succinct, le lecteur est amené à suivre par tranches de vie successives (1 tranche = un tome) l'évolution d'un groupe d'amis depuis leur jeunesse dans les années 60 jusqu'à nos jours (je ne sais pas si l'épilogue "les indociles 2022" est uniquement présent dans l'intégrale (?)). Les personnages sont travaillés avec intelligence dans leur cheminement personnel notamment lorsqu'ils doivent faire face, résoudre, surmonter... ou tout simplement apprendre à vivre avec les difficultés et aléas rencontrés. Pour chacun, il y a des réussites oui mais également beaucoup d'échecs et c'est peut-être ce qui fait la grande force de ce récit. Deux potentielles faiblesses qui me viennent cependant à chaud : - Une certaine hétérogénéité dans la qualité de traitement accordée aux personnages sur l'ensemble de l'œuvre : ils sont plus ou moins mis en avant et approfondis en fonction de l'époque concernée et sans que cela ne puisse toujours se justifier d'un point de vue du scénario. - Les transitions d'un tome à l'autre peuvent parfois être déroutantes avec l'apparition et/ou le retour de personnages (+ changements physiques qui s'accompagnent) qu'il faut réussir à replacer sur l'échiquier global. Un réel plaisir de lecture que je ne peux que recommander au plus grand nombre ;)
Charlotte Impératrice
Le 1er tome peint une vision non édulcorée de la cour de Vienne au XIX siècle. Il permet d'appréhender les codes de l'époque. Tant et si bien qu'il est parfois difficile de démêler le faux du vrai dans cette "fiction historique". Une parfaite entrée en matière pour comprendre les causes et les enjeux de l'expédition de l'empereur Maximilien au Mexique. Les tomes 2 et 3, qui relatent le gros de l'expédition mexicaine sont les plus passionnants. Le cadre est original et le choc des cultures tient ses promesses. On y découvre l'âpreté de la révolution mexicaine et on y devine la fragilité de la position du couple impérial, installé par la force. Le 4e tome, centré sur les intrigues de cour après le départ du Mexique et la déliquescence de Charlotte, est plus anecdotique. Graphiquement, la partition de Matthieu Bonhomme m'a beaucoup plu. Et j'apprécie ses tentatives régulières de renouveler son style : son trait était plus simple et charbonneux dans Esteban, plus comique dans ses deux Lucky Luke. On reconnait toujours sa patte mais il arrive à donner une identité propre à chacune de ses séries. Les auteurs savent insuffler de la vie à leurs personnages, et si je les ai parfois trouvés un peu racoleurs, je dois reconnaître que cette série m'a paru bien plus vivante que la plupart des biographies classiques. J'ai également apprécié que Charlotte n'y soit pas présentée de manière monolithique. Tantôt progressiste et attachante, tantôt hautaine et calculatrice. Toujours fascinante. Note réelle : 4,5 / 5.
Les Nouvelles aventures du Chat Botté
Que les amateur-ice-s de métafictions et les fanatiques du bon mot se réjouissent, le récit ici présent est une jolie explosion de créativité ! J'adore la métafiction, les récits où la dimension fictive/factice est conscientisée par l'auteur-ice, par les personnages, où l'on invite lae lecteur-ice/spectateur-ice à activement participer en réfléchissant sincèrement et profondément sur ce qui est dit. Pas de fainéantise quand on joue avec les codes. Alors un récit mélant personnages de contes et de fables, ruses et idioties, facilités scénaristiques assumées et ambitieux passages narratifs, moi je ne peux que l'apprécier. Il me serait difficile de pleinement résumer l'intrigue, celle-ci étant volontairement (et sans doute inutilement) sinueuse, d'ailleurs les personnages eux-même redoutent sans cesse les décisions de l'autrice ("Quel fléau que cette donzelle !"). Sachez juste que cette histoire se passe au milieu d'autres, avant le mot fin, dans une nouvelle aventure qui n'aurait jamais été racontée ni par Perrault ni par La Fontaine (ou tout autre quidam similaire), une étrange histoire de montagne, de souris et d'ogre, de débats sémantiques sur les paraboles, d'entourloupes et de voyages éliptiques. Bref, je m'étale, je m'étale. Difficile de bien parler de cet album. Peut-être devrais-je cesser de m'étaler dans des répétitions inutiles et des pinaillages accessoires dans mes avis ? Peut-être même me faudrait-il repartir en arrière pour changer de nouveau mon précédent paragraphe et faire comme si de rien n'était ? Peut-être. Mais on va dire qu'au final les bafouillages importent peu. Les dessins de Nancy Peña sont, là aussi, de très bonne facture. J'avoue avoir eu besoin d'un court temps d'adaptation pour les bouches de nos protagonistes animaliers (je ne sais pas vraiment pourquoi, les grosses lèvres ont créé un blocage chez moi) mais une fois cela passé je n'ai rien trouvé à redire. Certain-e-s pourraient regretter une forme trop confuse, je la trouve au contraire finement menée, fluide à lire et j'apprécie que l'autrice profite pleinement des codes de la mise en page de l'album en lui-même. Non seulement l'autrice s'amuse avec les codes narratifs propres à la fiction, mais en plus elle se permet de foutre le boxon dans les belles règles propres au neuvième art ! On oublie les cases, les personnages se baladent n'importent où, on se permet même de faire demi-tour quelques fois et de briser le quatrième mur en alpaguant directement lae lecteur-ice ou en jouant avec la pagination et les ellipses. Bref, un joli foutoir volontaire qui se révèle en réalité savamment travaillé. Comme répété plusieurs fois déjà dans mon avis, cette série (ou album si vous avez l'intégrale) est un petit bijoux de métafiction créant et maintenant un agréable sentiment de connivence chez toute personne amatrice de contes, fables, paraboles, et tout simplement de récits en général. Un album marquant, drôle et bien écrit qui mérite amplement la note maximale à mes yeux.
Quatre vies de Mario Marret
L’indépendance, pour quoi faire ? - Ce tome contient une histoire complète, de nature biographique, ne nécessitant pas de connaissances préalables sur la vie de Mario Marret (1920-2000). Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Nina Alamberg pour le scénario, et par Laure Guillebon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-soixante-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface d’une page rédigée par la scénariste en novembre 2022, quatre pages de photographies montrant Marret, une bibliographie de trois ouvrages pour en savoir plus, la filmographie que Marret, un article de l’historien Tangui Perron intitulé Bruno et Mario (ou de quelques transports amicaux au temps de l’internationalisme communiste et tiers-mondiste), un court paragraphe sur Suzanne Zedet, un autre sur Amílcar Cabral, et un autre pour chacune des autrices. À Clermont-Ferrand, à l’hiver 1936, le jeune Mario Marret, encore adolescent, se rend à l’atelier de serrurerie de son employeur. Il passe devant une affiche du SIA / Solidarité Internationale Antifasciste, qui enjoint à ne pas oublier leurs frères et leurs sœurs d’Espagne qui se battent avec courage contre le fascisme. Elle porte également l’information d’une réunion de soutien à la maison du peuple, ce quinze novembre 1936, place de la Liberté, à Clermont-Ferrand. Il arrive à destination et rentre dans l’atelier. Le patron rappelle à l’apprenti qu’un ouvrier soigneux range ses outils à la fin de la journée. Il continue : à l’âge de Mario ce n’est pas pour le client qu’il travaille, c’est pour lui. Il le rassure : on ne mange pas autant d’argent qu’il croit à recommencer. La journée se passe à travailler, et enfin Mario met toutes ses affaires dans le tiroir pour les ranger, mais en vrac. Il dit au revoir à son patron, et il se rend à la réunion qui se tient à la maison du Peuple. Devant, il y retrouve un copain un peu plus âgé qui l’attend. À la maison du Peuple, la réunion a déjà commencé, et un orateur a pris la parole : Le Front Populaire leur a promis le pain, la paix et la liberté, mais comment croire à sa paix lorsqu’il laisse un peuple frère sans défense de l’autre côté des Pyrénées ? Oui, il l’affirme : le Front Populaire laisse les prolétaires espagnols sans défense devant le fascisme. Il en appelle à la mobilisation des personnes présentes pour leur apporter leur aide, et il entonne le slogan : Des canons, des avions pour l’Espagne ! Vive l’anarchie ! Slogan repris par tous les présents. Ceux-ci échangent ensuite quelques paroles en Espéranto. Puis Mario quitte la réunion et se rend chez le médecin. Il a décidé de se faire opérer pour une vasectomie. Il ne veut pas procréer dans ce monde pourri. Au printemps 1939, Mario Marret a dix-neuf ans, il est en route vers les Pyrénées orientales. Il se mêle aux milliers de camarades espagnols contraints de traverser les Pyrénées avec la victoire de Franco. En juin 1939, les Républicains espagnols fuient leur pays devant l’avancée des troupes de Franco. De 100.000 à 200.000 sont parqués dans le camp d’Argelès-sur-Mer. Livrés à eux-mêmes sans le soutien des autorités françaises, leurs conditions de vie sont terribles. Le texte de la quatrième de couverture informe que : Mario Marret a été espion anarchiste, explorateur polaire, cinéaste militant et psychanalyste. Le récit de sa vie commence en 1936, alors qu’il a seize ans et qu’il est en apprentissage, et déjà militant. Le contexte, sans être détaillé dans ces pages, est celui de guerre civile espagnole, un conflit opposant les Républicains (socialistes, communistes, marxistes et anarchistes) aux nationalistes menés par le général Francisco Franco (1892-1975). Les autrices ont choisi de focaliser leur narration sur Marret, sans transformer la bande dessinée en cours d’histoire. Pour autant, elle mentionne les conflits et les mouvements nationaux. La seconde guerre mondiale, les expéditions polaires françaises créées par l’ethnologue français Paul-Émile Victor (1907-1995), les maquis de la Guinée portugaise en 1966 et Amílcar Cabral (1924-1973) fondateur du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, la grève des ouvriers de l’usine Rhodiacéta à Besançon au printemps 1967 et le film réalisé par Chris Marker (1921-2012, Christian Bouche-Villeneuve), l’apport de Jacques Lacan (1912-1982) psychiatre et psychanalyste français. Dans les pages en fin de tome, le lecteur peut en apprendre plus sur Suzanne Zedet (héroïne de Classe de lutte, le deuxième film du Groupe Medvedkine de Besançon), Amílcar Cabral, et sur l’internationalisme communiste et tiers-mondiste. Un ouvrage de nature biographique : le lecteur se prépare à des pages denses, chargées en texte pour un fort volume d’informations, comme il est souvent de mise dans ce genre. Il comprend rapidement que les autrices ont choisi de consacrer un chapitre à chacune des quatre vies de cet homme. La bande dessinée s’ouvre avec une illustration en pleine page et en couleurs, une vue des toits d’un quartier de Clermont-Ferrand, avec uniquement l’année, et le nom de la ville. Puis viennent des pages avec peu de dialogues, où les cases racontent l’histoire en la montrant. La proportion de dialogue se densifie un peu lors de la réunion de soutien, tout en restant à un niveau de BD classique. L’artiste réalise des dessins dans un registre de nature réaliste et descriptif, très facile à lire, tout en comportant une bonne densité d’informations visuelles. Il s’avère qu’il y a peu de pages en couleurs, la majorité du récit étant en nuance de gris. Les pages en couleurs sont au nombre de dix : les toits de Clermont-Ferrand, une vue sur la rade d’Alger, un bateau pilote guidant le navire Commandant Charcot en partance pour expédition dans l’Antarctique, Mario contemplant une aurore boréale, les spectateurs arrivant à la salle où se tient la réunion de la Deuxième semaine de la pensée marxiste à Besançon, Mario marchant seul et s’allongeant à même la roche pour contempler le ciel, Mario posant sa valise et ouvrant les volets de sa villa à Rustrel, un chat allongé au soleil sur un carrelage au milieu de plein d’outils, un voilier blanc passant devant un énorme complexe industriel portuaire, Mario en train de trinquer avec un ami à Rustrel dans le Lubéron. Il s’agit le plus souvent d’illustration en pleine page, avec des couleurs chaudes du soleil (un peu plus froides pour l’aurore boréale), comme des moments hors du temps que Mario peut savourer à loisir. De fait, la narration visuelle s’avère douce et agréable, détaillée et immédiatement assimilable. Elle fait œuvre de reconstitution historique de manière discrète et normale, que ce soit pour les tenues vestimentaires, les éléments technologiques, ou encore les moyens de déplacement. Régulièrement, le lecteur savoure une planche avec ses cases sagement en bande, et sans un seul mot. Un groupe de jeunes hommes allant dynamiter un calvaire, Mario en opérateur radio fuyant sa planque en passant par la fenêtre, Mario souffrant d’un mal de mer carabiné, la marche des manchots en Terre Adélie, de tout jeunes hommes défilant avec leur fusil en Guinée portugaise, un groupe de trois personnes à la manœuvre sur un catamaran, etc. La dessinatrice fournit un travail remarquable pour montrer les occupations du personnage, en particulier en ce qui concerne le démontage et le remontage d’appareils radio ou de caméras. Le lecteur se retrouve ainsi aux côtés de Mario Marret se livrant à ses activités aussi bien en Antarctique qu’en Afrique, ou dans une salle de projection aux côtés de Paul-Émile Victor pour l’avant-première de son documentaire Terre Adélie (26 min, mention à la XIIIe Mostra de Venise en 1952), ou dans une salle de réunion avec des ouvriers en présence de Jean-Luc Godard (1930-2022) et Chris Marker. Le lecteur commence par suivre un jeune anarchiste qui s’engage comme radio dans l’armée en cohérence avec ses convictions de soutenir les prolétaires espagnols, qui est capturé et tabassé, voire torturé, par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale étant accusé de travailler pour l’OSS, qui participe à une expédition en Antarctique remplaçant au pied levé le cameraman décédé, etc. Le caractère incroyable de cette trajectoire de vie apparaît avec plus de force si le lecteur est familier des événements historiques et sociaux évoqués, ou s’il va compléter sa connaissance sur ces sujets. La scénariste indique dans la postface qu’elle est historienne de formation et qu’elle s’est passionnée très tôt pour le cinéma militant. Pour retracer une vie aussi riche, elle a dû faire des choix dans ce qu’elle évoque. Pour autant, le lecteur ressent bien les références sous-jacentes implicites ou parfois juste nommées. Le prix du film de nature remporté par le court-métrage Aptenodytes forsteri (16 min) au festival de Cannes de 1954. Le groupe Mevedkine juste mentionné, c’est-à-dire une expérience sociale audiovisuelle associant des réalisateurs et techniciens du cinéma militant avec des ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974, le nom du groupe étant un hommage au réalisateur soviétique Alexandre Medvedkine (1900-1989). Le lecteur sait d’avance que toute biographie comprend une part de fiction, une forme d’interprétation inéluctable. Pour autant, il comprend que la scénariste a rencontré, interrogé, discuté avec quatre personnes ayant connu ou travaillé avec Mario Marret à chacune des périodes de sa vie. Certes, ainsi racontée, sa vie présente une cohérence dans son parcours, dans ses compétences, dans ses convictions et leur mise en œuvre, dans le concours de circonstances qui l’ont mené à chacune de ces quatre vies. Dans le même temps, le contexte social et politique est bien présent dans chaque phase, permettant au lecteur de projeter ses propres hypothèses, de se faire son idée personnelle à partir de ce qu’il voit. C’est l’une des grandes forces de ce choix narratif que de montrer plutôt que de commenter et d’expliciter, incitant ainsi le lecteur à se montrer participatif, à regarder avec curiosité les faits et gestes de cet homme si singulier. Il en vient d’ailleurs à regretter que les autrices n’aient allongé un peu leur ouvrage pour plus développer la partie relative à l’exercice de la psychanalyse. Le texte de la quatrième de couverture expose des faits : espion anarchiste, explorateur polaire, cinéaste militant et psychanalyste. La bande dessinée fait la part belle à la narration visuelle, plus que d’habitude dans un ouvrage biographique, avec des dessins facilement lisibles, tout en contenant de nombreuses informations, à commencer par la reconstitution historique. Le contexte historique peut parfois demander au lecteur d’aller se renseigner plus avant pour mieux saisir les enjeux de telle situation, de tel choix, de telle action. Il en ressort avec une admiration sincère pour le parcours de cet homme, ses capacités, ses engagements, ses convictions, et la part d’aventures. Formidable.
Léonarde
Léonarde, fille du chef des armées du roi, rêve depuis longtemps que les humains, les leus et les goupils puissent enfin vivre en paix. Les trois peuples se disputent le territoire depuis longtemps, semblent incapables de s'entendre et risquent à tout moment de réveiller le Houéran, l'entité protectrice de la forêt empêchant jusque là les conflits de prendre une tournure trop violente par peur d'une annihilation absolue et totale des trois partis aux mains dudit Houéran. Léonarde, désireuse de continuer le projet de sa mère d'un jour obtenir la paix entre les trois peuples, décide de voler un parchemin au prince qui lui permettrait, elle l'espère, de pouvoir communiquer avec les bêtes. Problème, plutôt que de lui permettre de parler aux bêtes le rituel lié au parchemin l'a directement mise dans la peau d'une bête, plus précisément dans la peau d'une goupile. Pensant d'abord avoir trouver un moyen parfait pour ouvrir des discussion entre les trois peuples, Léonarde va malheureusement constater par elle-même ce que la peur des autres inspire chez chacune des espèces, à commencer par ses anciens camarades les humains. Un récit sur la peur et la haine des autres, sur les barrières du langage, une tension de guerre imminente, un cadre médiéval fantastique teinté de légendes bien franchouillardes, un dessin vif, simple et expressif, … Il n'y a pas à dire, ce ne sont pas les qualités qui manquent dans cette œuvre ! C'est typiquement le genre d'histoire que j'adorais dans ma jeunesse et mon enfance, mêlant aventure, situation socio-politique un minimum complexe et un propos sur l'humanité et la paix. Je dis que j'adorais ça avant mais j'apprécie toujours énormément ces récits, je veux dire par là que je suis persuadée que si j'avais eu cette BD entre les mains plus tôt j'aurais facilement pu en garder un souvenir impérissable pour de nombreuses décennies. Je suis sans doute hyperbolique dans mon appréciation, mais ce genre de récit simple mais plus complexe qu'en apparence, mêlant action vive et propos réfléchis et surtout maîtrisant une forme fluide et un rythme entraînant, ce sont toujours des histoires qui me plaisent énormément. Je suis une grande-enfant et je n'ai pas honte de le dire ! Un très bon récit pouvant plaire à tout âge je pense ! PS : le petit 1 sur la tranche me laisse penser qu'il y aura peut-être une suite, si c'est bien le cas je l'attend avec impatience (surtout si elle se montre de la même qualité que cet album-ci). ----- Mise à jour du 29/08/2025 ----- Eh beh j'avais raison ! V'là t'y pas qu'en visitant ma librairie préférée ce matin je tombe sur le tome 2 ! Dans cette nouvelle aventure, un an après la paix rétablie dans leur pays, l'alliance des humains, des leus et des goupils décide d'envoyer une mission diplomatique dans le royaume voisin qui souffre lui aussi d'un terrible conflit inter-espèce. Léonarde et ses ami-e-s vont donc devoir tenter de répéter l'impossible et de trouver le moyen de faire cesser les conflits de la manière la plus pacifiste possible. Mais quand les tensions, les crimes et les griefs sont nombreux, ce n'est pas forcément chose facile… J'ai retrouvé dans cet album ce qui m'avait tant charmé dans le premier, à savoir le dessin mignon et expressif, l'action vive, le récit entraînant et surtout le traitement sérieux des conflits géopolitiques à hauteur d'enfants. C'est drôle, prenant, agréable à tout âge, bref j'aime toujours aussi bien. Je serais là pour la suite (s'il y a) !