Sapere vedere
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été écrit par Théa Rojzman, dessiné et mis en couleurs par Joël Alessandra. Il compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec un carnet graphique de dix-huit pages, agrémenté de courtes citations de Léonard de Vinci.
Musée du Louvre, Paris, France. Patrick exerce le métier de gardien pour Le Louvre et il est régulièrement affecté dans l'aile Denon, où il doit supporter les hordes de touristes, accompagnés par des guides, qui se pressent pour admirer la Joconde. Leur comportement stéréotypé lui tape sur le système. Alors qu'il est en train de s'énerver tout seul dans sa tête, un groupe arrive, et la guide entame son commentaire. Elle leur demande s'ils connaissent les deux titres de ce tableau : La Joconde, ou le Portrait de Mona Lisa. Ils peuvent voir qu'il s'agit d'une peinture sur huile sur panneau de bois. du peuplier pour être exact. Attention, elle ne veut voir personne s'approcher trop près du tableau. Les deux particularités principales de cette peinture sont ce sourire énigmatique et le fait que le regard suit le spectateur où qu'il soit. Les deux paysages : l'un semble habité par les hommes, l'autre est comme un paysage imaginaire. Certains commentateurs estiment qu'il s'agit d'une sorte de paysage intérieur. le paysage est peut-être essentiel dans ce tableau. Regarder le pont et la rivière. La Joconde ne serait-elle pas aussi une évocation du temps ? le temps qui passe et rend la beauté, un sourire, la vie humaine éphémères. Regarder comme ce sourire est énigmatique, quel est son secret ? Qui était vraiment la Joconde ? 500 ans plus tard, on ne le sait toujours pas et on ne le saura certainement jamais. Ce tableau est scandaleux pour l'époque, une femme souriante plantée devant un paysage quasi imaginaire et plutôt inquiétant comme un mémorial préhumain. Léonard de Vinci ne l'a d'ailleurs jamais remis à son commanditaire.
Un autre gardien rejoint Patrick estimant également que cette guide est particulièrement ennuyeuse. En revanche, elle a de jolies jambes. Patrick lui rétorque que c'est pas pour eux des jambes comme ça. La visite est terminée, le car les attend, la guide emmène son groupe et dit au revoir à Patrick, accompagné d'un Bonne soirée. Il reprend son attitude professionnelle et commence à indiquer aux visiteurs qu'ils doivent se diriger vers la sortie car le musée ferme dans trente minutes. Certains râlent car ils n'ont pas disposé d'assez de temps. Patrick se rend dans les vestiaires pour se changer, avec les autres gardiens. Marc, l'un des gardiens, en invitent d'autres à sa fête d'anniversaire, mais pas Patrick. Marc lui demande en revanche un service : aller dire à Geneviève, la moche de la billetterie, qu'elle a encore oublié de prévenir les gens que le musée fermait à 18 heures. Une fois ses collègues partis, Patrick flanque un grand coup de tatane dans un casier, pour évacuer sa frustration. Il se dirige vers la billetterie et il s'acquitte de sa promesse. Puis il rentre chez lui, supportant mal à la sérénade d'un accordéoniste dans le métro.
Une lecture facile, très aérée, quarante-quatre pages muettes, une dizaine de dessins en double page. Assez peu de dialogues. Tout est fait pour procurer une sensation de lecture rapide, sans effort, avec quelques passages oniriques. Un dispositif narratif assez classique : la possibilité de pénétrer dans un tableau pour en explorer l'univers. Les auteurs ont choisi la Joconde, le tableau le plus célèbre au monde, assez énigmatique dans les faits, contenant peu d'éléments visuels, et offrant donc un champ d'exploration très libre. Une histoire d'un homme seul, subissant une relation abusive avec sa mère, vivant encore chez maman à cinquante ans, une situation peut-être un tantinet exagérée. Il a fini par être aigri, ce que le lecteur comprend parfaitement. Les dessins ne le rendent pas particulièrement joli ou avenant, et certainement pas souriant. le lecteur le prend rapidement en pitié, car il est évident qu'il est passé à côté de sa vie, mais en même temps il prend soin de sa vieille mère. La narration visuelle offre une expérience consistante un peu terne dans le monde réel du fait du choix d'une mise en couleurs cantonnée à des nuances de bleu un peu fades. Il en va autrement dans le monde du tableau qui se bénéficie de séquences en couleurs. le voyage arrive à son terme. Et voilà… En fait pas du tout. Dès la première séquence avec la guide qui commente le chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), il se passe autre chose.
L'empathie du lecteur peut s'éveiller avec le commentaire lui-même sur le tableau : encore une personne qui parle de la Joconde, comme c'est original, c'est-à-dire exactement le sentiment de lassitude de Patrick. Ou par la remarque sur les jambes de la guide et le fait que c'est pas pour des gardiens de musée, une forme de résignation à être un individu insignifiant, un d'une banalité tellement ordinaire que les bonnes choses de la vie ne sont pas accessibles. Ou alors par l'écrasant sentiment de solitude, amplifié par le musicien qui chante la Vie en rose dans le métro, par le réconfort accablant de retrouver sa mère, par l'absence de toute marque festive pour son cinquantième anniversaire, par la monotonie débilitante du quotidien qui se répète dans un cycle sans fin, uniquement marqué par l'entropie qui grignote implacablement l'énergie vitale. Il ressent ces émotions en regardant simplement le personnage se déplacer mécaniquement dans sa vie, en ressentant le vide émotionnel qui émane de ces pages qui se tournent vite, de cette couleur qui donne l'impression d'être presque uniforme, de ces moments si rares d'échanges verbaux, et si vides d'implication. En contraposée, peut-être que l'artiste met à profit ces croquis de carnet de voyage en Toscane, mais quelle bouffée d'air frais, quel enchantement de couleurs, et si ce sont des souvenirs de vacances, il est évident que l'artiste y a pris plaisir, s'est délecté de ces visions et leur a fait honneur dans ses dessins.
Il est aussi possible que le lecteur s'interroge lui-même sur ce qu'incarne ce chef d’œuvre mondialement connu, sur ce qui en fait un chef d’œuvre, sur ce que lui-même y perçoit, ou au contraire sur ce qui en fait un portrait qui ne lui parle pas, à la surface duquel il reste. La relation à sa mère de Patrick est peut-être un peu appuyée, mais elle n'est pas moins universelle : chaque lectrice ou lecteur, quelle que soit sa situation, s'est interrogé dessus, a dû entamer ou faire le chemin de la séparation d'avec cette personne dans le ventre de laquelle il a vécu pendant la gestation, la personne qui a littéralement construit son corps. La représentation qu'en donne l'artiste s'avère très troublante : sa banalité, son visage dénué d'amour, mais aussi une forme de proximité physique attendrie. D'ailleurs, les dessins ne dégagent pas de fadeur, en fait ils montrent bien le quotidien de Patrick avec un bon niveau de détails dans les représentations, des zones du Louvre, immédiatement identifiables, une Joconde très fidèle, aussi vraie que nature, quelques statues, d'autres œuvres d'art. Patrick baigne chaque jour dans des chefs d’œuvre, et cela finit par provoquer le lecteur sur sa propre relation à l'art. sa façon de les considérer, de les interpréter, de leur imposer le sens qu'il leur donne. Patrick lui-même donne plusieurs sens successifs à la Joconde : en fonction de son état d'esprit, Mona Lisa incarne une personne ou quelque chose de différent. le sens est dans l’œil de celui qui contemple l’œuvre. le lecteur n'est pas dupe : il sait que lui-même effectue sa propre interprétation et qu'elle s'avère changeante en fonction de son état d'esprit. Autant d'interprétations ou de sens à une œuvre d'art, que de personnes qui la contemplent. Et par voie de transposition, autant de sens possibles à cette bande dessinée qu'il est en train de lire.
D'ailleurs, comment lui arrivent-elles ces interprétations à Patrick ? Des réminiscences de ce qu'il a pu entendre des guides, certaines très séduisantes ? Peut-être des lectures faites par lui-même ? Ou une discussion avec un libraire ? Une librairie bien étrange que celle dans laquelle il pénètre, avec un libraire qui ne s'occupe que de cet unique client, de manière plus ou moins sibylline, et une pièce cocon envahie de livres dans laquelle il doit faire bon se réfugier. Cette exhortation en latin : Sapere Vedere, c'est-à-dire Savoir voir. Et puis ce voyage, ou plutôt ces voyages dans le monde de Mona Lisa, dans l'environnement du tableau, et hors cadre : de belles métaphores visuelles, à commencer par Sortir du cadre. L'enfant dans l’œuf, des inventions de Léonard de Vinci : voilà qui rappelle que le créateur de ce tableau était un génie. L'artiste aménage des visuels du maître, et leur choix atteste du fait que la scénariste a fait plus que survoler quelques images sur la toile. le lecteur acquiert la conviction qu'elle-même a effectué ce cheminement de s'interroger sur son rapport aux œuvres d'art. À chaque fois, Mona Lisa prend les traits d'une personne différente, une projection de Patrick sur cette femme en fonction de ce qui accapare ses pensées. Progressivement, il se produit une catharsis au travers de la contemplation du tableau et de ce qu'il y projette. La Joconde reste inchangée, mais à chaque fois il la regarde d'un œil neuf, ou en tout cas différent, ce que montrent bien les dessins. Lors de sa rencontre suivante avec le libraire, celui-ci évoque la technique du sfumato, utilisée par de Vinci. Une autre métaphore s'impose : cela correspond également à l'effet produit par les réflexions et rêveries de Patrick sur lui-même. Jusqu'à cette image saisissante en page cent-neuf, d'un facsimilé de radiographie du tableau de la Joconde : il n'y a quasiment plus de personnage car il s'est ouvert aux autres, il a pour partie gommé ses propres frontières.
Arrivé à la fin de l'ouvrage, le lecteur découvre le carnet graphique et les citations de Léonard de Vinci : pas de doute possible, cette bande dessinée est l’œuvre de deux créateurs qui se sont abreuvés à l'esprit du maître. Il considère le chemin parcouru au fil des pages et il a du mal à en croire ce qu'il constate : une lecture d'une facilité déroutante, une sensation de simplicité qu'il a confondue avec une narration à la teneur un peu légère. En fin de course, une déclaration d'amour à Léonard de Vinci, à Florence et à la Toscane, une réflexion sur le rapport de l'individu à l’œuvre d'art fonctionnant sur la participation du lecteur, un ressenti analytique sur la séparation d'avec la mère, une histoire d'amour constructive et touchante, une forme de développement personnel intime et émotionnel d'une sensibilité rare. Une vraie merveille.
Le capitalisme prédateur n'est pas désincarné.
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Ce tome contient une histoire complète, initialement parue en Espagne en 2017. La présente édition correspond à la traduction en anglais, publiée aux États-Unis, la première fois en 2019. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, en format à l'italienne. Elle a été écrite par Marcos Prior, dessinée, encrée et mise en couleurs par David Rubín. L'ouvrage s'ouvre avec une citation de Manuel Saristán qui explicite le titre du récit : Adorno, comme en théorie les pessimistes de gauche, vit dans le grand hôtel Abysse. C’est-à-dire un abysse qui est en fait un hôtel de luxe dans lequel chacun peut tout avoir, servi avec luxe.
Prologue : chambre 307. Un homme costaud est en train de faire des pompes devant un poste de télévision en écoutant différentes émissions. Les écrans de plusieurs chaînes avec leurs présentateurs, journalistes, animateurs s'entremêlent, pendant qu'un bandeau de texte défile sous eux. Ils évoquent par bribes entrecroisées des mesures d'austérité comme diminuer les frais de santé, des coupes dans le budget de l'éducation, la nécessité d'être créatif pour faire plus avec moins, l'augmentation du coût de l'électricité, l'image de la ville que donne la grève des éboueurs, la réforme du droit de grève, le risque de faillite du système de retraite, la mise en service d'une nouvelle monnaie Bittercoin qui rendra les paradis fiscaux obsolètes, pendant que les bandeaux évoquent des divertissements de masse. Le grand costaud est passé à soulever des haltères pendant que les interventions continuent sans interruption. La nécessité de prendre une assurance retraite supplémentaire. La demande du pape Anaceltus II que les assurances maladies ne remboursent plus les frais d'avortement. Les projets de privatisation de production et de distribution d'eau continuent. La croissance se stabilise à 0%. Les entreprises ne font pas de bénéfice, mais engrangent d'excellents résultats en bittercoin. Le groupe des entrepreneurs sans complexe se félicite de leur réussite. Le sentiment d'hostilité vis-à-vis des migrants va croissant. Restructurations. Licenciements. Croissance modérée des salaires.
Chapitre un : l'animateur. Au beau milieu de la mégapole, autour du parlement, la foule de manifestants s'est massée. Tout autour du bâtiment, la police a installé un cordon de sécurité avec des agents en tenue anti-émeute, et des tireurs d'élite sur le toit. Le peuple est en colère contre le gouvernement qu'il traite de Mafiocratie, indiquant qu'il meurt du fait du chômage et des salaires insuffisants. Le grand costaud a mis un masque de catcheur rouge. Il fend la foule des manifestants en hurlant, et saute par-dessus les barrières de sécurité. Il s'élance vers les policiers. Ceux-ci lâchent les chiens qui bondissent sur lui. Il les arrête en les prenant à la gorge, et il reprend son avancée. Il est frappé par les matraques, il répond avec de grands coups de pied. Il reçoit un coup de matraque en pleine mâchoire, et il perd plusieurs dents. Il se jette ensuite sur les robots. Il est finalement maîtrisé et roué de coups. Puis il est jeté dans un fourgon. La foule a tout vu et elle se calme consternée. Le grand costaud s'est calmé lui aussi et il sourit. Il appuie sur une commande manuelle, et une énorme explosion se produit, occasionnant des dégâts de grande ampleur. Il en profite pour prendre la fuite.
S'il a déjà lu des bandes dessinées de David Rubín comme Ether de Matt Kindt, le lecteur se retrouve très surpris car il fait un usage libéral de l'infographie pour les couleurs. Cela donne un aspect un peu futuriste, très coloré, avec des effets spéciaux en particulier pour les flammes et pour les textures. Le résultat impressionne par la manière dont il permet de faire perdurer la sensation de feu durant la plus grande partie du récit, que ce soit du fait d'un incendie, ou de l'ambiance lumineuse. Cela rappelle tout du long la colère enflammée du grand costaud. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir la nature du prologue : des bribes de discours socio-économique et culturel qui ne se répondent pas forcément, avec ces écrans de télé et ces intervenants filmés de face en plan serré. Bien sûr, il reconnaît des éléments de discours récurrents auxquels il s'est habitué que ce soit l'austérité et les coupes dans le budget de l'état, ou la nécessité vitale de préserver la croissance et donc la santé des entreprises. Les visages ne sont pas très expressifs, des professionnels maîtrisant leur image, adoptant l'attitude attendue d'eux. En fonction de sa sensibilité, le lecteur y voit un état des lieux plus ou moins orienté, une représentation tronquée, avec une sélection partiale. S'il a une culture comics, cela peut lui rappeler à la fois les écrans de télé dans The Dark Knight Returns de Frank Miller, à la fois le mur d'écrans d'Adrien Veidt dans Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons.
L'action commence donc dans le chapitre un avec ce coup d'éclat, cette action de résistance et même de révolte contre le pouvoir en place, lors d'une manifestation. La séquence s'ouvre avec 10 pages muettes extraordinaires. Pour commencer 3 pages avec trois cases de la largeur de la page qui est toujours en format paysage. L'artiste ne triche pas : il y a des informations visuelles dans toute la largeur de ces très longues cases, permettant au lecteur de mesurer l'étendue de la foule, la compacité du cordon formé par les forces de l'ordre, la répartition des tireurs d'élite sur le toit du parlement. Puis le nombre de cases augmente au fur et à mesure des pages pour montrer l'avancée en force du costaud dans les rangs de la police, avec des inserts pour montrer l'impact des coups, pour finir avec une composition en double page où l'explosion sur celle de droite fait voler les cases en arrière sur la page de gauche. Quelques pages plus loin, le lecteur arrive à une autre composition en double page, cette fois-ci devant être tournée d'un quart de tour pour tenir l'ouvrage en longueur et lire les tweets comme s'ils défilaient sur un écran. Puis les commentaires reprennent de plus belle, mais cette fois-ci plus uniquement confinés aux organes de communication institutionnels, avec les réactions sur les réseaux sociaux de tout à chacun.
Le début du chapitre deux prend le lecteur au dépourvu : deux pages composées chacun de deux rangées de 6 cases noires rectangulaires de la même taille. Puis l'artiste tire parti de la bordure des cases pour rendre compte de la sensation d'enfermement de J.L. Mancini, dans un appartement dont les fenêtres sont murées, et la porte condamnée. Il s'agit d'une expérience d'un genre un peu particulier pour qu'il essaye de vivre avec le minimum vieillesse, lui qui est le président du comité d'experts chargés de préparer un rapport sur la capacité à maintenir les pensions de retraite. Un incendie de grande ampleur se propage tout du long du chapitre trois et l'artiste adapte à nouveau son découpage de page pour mieux rendre compte du déplacement rapide des véhicules d'intervention des pompiers, des flammèches présentes dans l'air, de l'affrontement entre les services de secours (sic) avec des cases de travers. Bien évidemment, les pompiers disposent d'outils numériques leur permettant d'examiner les victimes et les habitants encore enfermés dans leurs appartements, et le dessinateur superpose des grilles d'analyse et des mires sur les visages, en utilisant l'outil numérique de façon aussi logique qu'appropriée. Le scénariste joue avec l'idée que les pompiers ont accès aux informations personnelles des personnes à sauver de l'incendie, ce qui leur permet d'être plus rationnels et plus efficaces d'un point de vue médical (en fonction de leur dossier), mais aussi de pouvoir établir un ordre de priorité sur d'autres critères, comme par exemple l'utilité présumée de la personne pour la société. Rubín conçoit encore d'autres mises en page pour le dernier chapitre, afin de coller au plus près à sa nature.
Tout doute est donc vite levé : les auteurs sont plutôt du côté du peuple, que du côté de la rentabilité économique. Le lecteur se souvient peut-être de la crise économique espagnole de 2010-2012, et il sait d'où vient la colère du grand costaud, et l'engagement de ce récit. Le prologue est d'une efficacité redoutable en accolant des bribes d'informations sous forme de phrases devenues récurrentes dans les journaux, des leitmotivs acceptés comme des vérités. Les rapprochements de plusieurs évidences en surface permettent de rappeler que le capitalisme ne connaît qu'un seul objectif, le profit, auquel toutes les ressources doivent être consacrées, les ressources humaines comme les autres, et systématiquement au prix le plus bas. Il est bien sûr difficile voire impossible de s'imaginer comment lutter contre une telle force systématique capable de tout dévorer sur son passage, de tout récupérer pour son profit. Pourtant ce récit n'est pas celui du désespoir, ni d'une lutte flamboyante mais futile. Marcos Prior déroule son récit sur les conséquences de l'attentat contre le parlement, en le nourrissant des commentaires attendus, mais aussi d'éléments aussi surprenants qu'un commentaire sur la perspective dans le tableau La lamentation sur le Christ mort d'Andrea Mantegna (1431-1506). Il ne fait ni dans le défaitisme, ni dans l'angélisme.
Cette bande dessinée se présente de manière originale : en format à l'italienne avec des pages qui font la part belle à l'infographie apparente par-dessus les contours délimités avec des traits encrés. La narration utilise également les outils de communication des réseaux sociaux et de la télévision omniprésente, comme l'ont fait d’autres avant, et avec un regard très conscient de la nature intrinsèquement manipulatrice de ces outils. Ainsi les auteurs évoquent avec sophistication la prise en otage des démocraties par le capitalisme qui n'a que faire des individus, en rappelant que les décisions favorisant le profit ne se prennent pas toutes seules par magie, et qu'il existe des individus qui doivent être tenus pour responsable, et qui peuvent être mis en accusation.
Surf's up!
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissances préalables pour pouvoir être appréciée. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Alain Gardinier pour le scénario, et par Renaud Garreta pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée. Il se conclut avec un dossier intitulé Surf Culture, de quinze pages. Des articles d’une page sur la côte des Basques, sur le leash de Georges Hennebutte, sur l’établissement Steak House de Biarritz en 1969, sur le graphiste Rick Griffin (1944-1991) et le Motor Skill Bus, sur le surfeur Miki Dora (1934-2002), sur la côte nord (North shore) de Hawaï. Un article de quatre pages sur la bande son de Hippie Surf Satori, l’acid rock, mélange d’énergie et de psychédélisme. La présentation de vingt albums de référence, sur quatre pages. Un article d’une page sur les livres de référence sur le surf et cette époque.
Juillet 1969. Plage de la côte des Basques, Biarritz. Une Coccinelle Volkswagen arrive en vue de la plage, avec une planche de surf sur le toit. Jack se fait quelques vagues sur sa planche rouge. Puis il va retrouver son copain Steve, et il lui propose de se retrouver au Steak House le soir. Son pote trouve que c’est une bonne idée : Brian vient d’arriver en ville, directement de San Francisco. Et il déboule avec plein de nouveaux 33 tours dont le dernier Jefferson Airplane. Il a promis de les apporter le soir-même. La Fleur à la platine, ils vont se régaler. Au Steak House, à la demande de Jack, Steve va donner des conseils au barman Pierre qui prépare son voyage vers la Californie. Jack est de Los Angeles, Steve est né à San Francisco. Il vit et surfe à Ocean Beach, la grande plage de la ville. Il demande si Jack a vu passer Miki Dora ce soir. La réponse est négative, mais il est passé hier soir. Le lendemain les amis se retrouvent dans le combi bicolore de Steve qui est en train de déguster du kiff marocain. Il l’a rapporté de son trip là-bas au printemps. Cinq kilos cachés au fond du réservoir. Il leur en offre un sachet. Pierre le remercie chaleureusement car il n’a aucune solution pour trouver de l’herbe à Biarritz hormis les mecs comme lui. Après, ça tombe bien, car il ne travaille pas ce soir. Demain, si les conditions se confirment, c’est surf toutes la journée.
Le soir, Pierre lit tranquillement Sur la route de Jack Kerouac dans son lit, avec son casque stéréo sur la tête. Son père entre dans sa chambre après avoir frappé et il lui conseille véhément de bouger ses fesses plutôt que de glander dans son plumard à écouter sa musique de dégénéré. En plus, il constate qu’il a encore fumé de cette cochonnerie. Pierre n’a même pas retiré son casque audio. Le lendemain, les conditions météo tiennent leur promesse et c’est surf ! Il est envié par son copain car il dispose d’une planche Hobie, un modèle Gary Propper à trois lattes, shapée cette année, c’est Steve qui lui a prêtée.
Un titre dont les trois mots annonce autant de thèmes, et une image de couverture qui met en avant le mot Surf avec la taille de caractère la plus grande. Le texte d’introduction du scénariste évoque le fait qu’il a répondu à une proposition du dessinateur de réaliser une bande dessinée sur le surf, et qu’il a choisi cette période pour pouvoir parler de la musique correspondante. Il s’agit bel et bien d’une histoire dans laquelle le lecteur est invité à suivre le parcours de Pierre, un jeune homme vivant à Biarritz, pratiquant le surf et ayant décidé d’effectuer un séjour en Californie. Il s’agit également de la reconstitution d’une époque, Pierre étant un condensé de deux personnes que le scénariste a eu la chance de croiser dans sa vie : Alain Dister (1941-2008), photographe devenu écrivain, et François Lartigau (1949-2016), un cador du surf français. Ainsi le personnage fictif commence par un séjour à San Francisco où il se rend à un concert au Fillmore, et il croise des musiciens en vue dans le quartier, les rues Ashbury et Haight, Dans le même temps, il croise des praticiens du surf et il s’entraîne lui-même, jusqu’à ce que des circonstances l’oblige à fuir San Francisco pour s’installer dans un ranch à Hawaï, suivant là le parcours amalgamé des deux individus ayant servi de modèle.
La couverture impressionne le lecteur par l’évidence du mouvement du surfeur au creux du tube, l’évanescence de l’écume, la solidité de la mer au premier plan, les gouttelettes en suspension. Il est visible que l’artiste est sensible à la beauté de l’océan et de la pratique du surf. Le scénariste ménage plusieurs séquences où l‘on voit Pierre ou des sportifs s’y adonner. Pages 8 à 10, le lecteur peut voir deux jeunes gens approcher l’eau avec leur planche, entrer dans l’eau, se positionner sur leur planche au bon moment, puis glisser gracieusement, cadrés de face ou de profil pour mettre en valeur leur posture ou leur mouvement, à la fois en mer et depuis la plage. Pages 16 & 17, Pierre observe Steve surfer à San Francisco : le lecteur voit la différence de taille des vagues, les positions plus techniques. Pages 38 & 39, c’est un dessin en double page avec un surfeur aguerri qui file avec une concentration intense qui se lit sur son visage. La séquence à Waimea est à couper le souffle. Celle à Honolua Bay également : une eau magnifique, des vagues gigantesques, des glisses aussi techniques que gracieuses. Bien sûr, le récit se termine sur trois pages de glisse aussi belles qu’émouvantes, au spot de Parlementia, sentier Bidart-Guéthary sur la côte basque. Le lecteur peut voir l’intensité de la joie qui habite le surfeur pleinement dans l’instant présent, tout en appréciant un coucher de soleil du plus bel effet.
Le dessinateur œuvre dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur se rend vite compte qu’il a effectué un travail de recherche conséquent pour pouvoir reconstituer une époque, mais aussi des lieux, la pratique du surf à la toute fin des années soixante, et également les sensations de concerts rock. Il part avec l’a priori que le scénariste va truffer ses dialogues et ses cartouches de texte d’informations. En fait le dosage en la matière s’avère très digeste, bien équilibré, agréable. Il lui faut peut-être un peu de temps pour se rendre compte que les dessins apportent un volume d’informations largement supérieur aux textes. Les modèles de voiture à commencer par la Coccinelle, mais aussi les combis VW. Une Peugeot, les Simca de la police, les modèles américains une fois arrivé en Californie, les pickups. Sans oublier la Porsche 356C 1600 cabriolet de Janis Joplin, avec sa peinture psychédélique, ou le Motor Skill Bus de Rick Griffin et sa décoration tout aussi psychédélique. Il va sans dire que les tenues de surfeurs et leurs planches sont tout aussi authentiques et correspondent à l’époque et au pays. Le lecteur peut également prendre le temps d’admirer les tenues hippies, les paysages naturels, les paysages urbains, la décoration et les meubles dans les scènes d’intérieur, la sono pendant les concerts, et même les panneaux indicateurs de direction dont celui sur l’autoroute Kamehameha à Hawaï. Les dessins donnent à voir chaque endroit, chaque activité avec une grande fidélité, y compris pour les scènes de concert, jusqu’aux protections des micros contre le vent pour le concert du groupe Jimi Hendrix Experience à Maui le 30 juillet 1970, ou la chemise du guitariste.
Le lecteur peut ainsi faire l’expérience de la pratique du surf, aussi bien que des concerts. Le scénariste commence en douceur en évoquant le dernier album 33 tours (support vinyle) du groupe Jefferson Airplane. À San Francisco, Linda emmène Pierre rencontrer Jerry Garcia (1942-1995), Bob Weir (1947-), Ron "Pigpen" McKernan (1945-1973), sur les marches du perron où loge leur communauté. Dans la page précédente, Linda et Pierre regardaient la pochette d’un album chez un disquaire : Anthem of the sun (1968) des Grateful Dead. Le lecteur qui ne connaît pas le groupe comprend facilement qu’il s’agit de trois membres du Dead. Survient Janis Joplin (1943-1970) dans sa Porsche : elle est nommée. Plus loin, il est question de Bill Graham (1931-1991), célèbre organisateur de concert de San Francisco et propriétaire de la salle de concert Fillmore East, puis Fillmore West. Les deux jeunes gens assistent à un concert du groupe Santana, composé de Carlos Santana (1947-), David Brown (basse), Michael Schrieve (batterie), Gregg Rolie (claviers), José Chepito Areas (timbales), Michael Carabello (congas). Les connaisseurs apprécieront la qualité de cette formation qui a gagné la notoriété du grand public avec son passage au festival de Woodstock (du 15 au 18/08/69). Plus tard, Pierre a la chance d’assister au concert de Maui du 30 juillet 1970, avec Jimi Hendrix (1942-1970), Mitch Mitchell (1946-2008, batterie) et Billy Cox (1941-, basse). Le dossier Surf Culture en fin d’album vient détailler la culture musicale de l’époque avec un article passionnant de quatre pages, et les vingt critiques d’album, de Outsideinside de Blue Cheer, à Abraxas de Santana. S’il connaît l’un ou l’autre de ces albums, le lecteur peut apprécier la qualité de ces critiques, et la maîtrise du sujet par le scénariste.
Tout au long de l’album, il est question de la pratique du surf, et des praticiens de l’époque, avec de nombreuses références nominatives pointues : Brad McCaul, Angie Reno, Mike Tabeling, Rabbit Kekai, Jock Sutherland, Reno Abellira, Eddie Aikau, Pat Curren, Fred van Dyke, Mickey Munoz, Peter Cole, Ricky Grigg, Buzzy Trent. Pierre évoque également Georges Hennebutte (1912-1999), l’inventeur du Leash. Il rencontre Jack O'Neill (1923-2017), pionnier du monde du surf, connu pour avoir perfectionné et popularisé les combinaisons en Néoprène. Il voyage également avec Rick Griffin (1944-1991), graphiste, créateur de la mascotte Murphy. Il voyage avec John Severson (1933-2017), réalisateur du film Pacific Vibrations (1970). À Maui, il se retrouve face à Mike Hynson (1942-), surfeur figurant dans le film L'été sans fin (1966, The Endless Summer), documentaire américain réalisé par Bruce Brown (1937-2017). Ces deux films établissent la possibilité d’un été sans fin, de surfeurs se rendant de spot en spot en suivant l’été au travers du globe. À plusieurs reprises, il est également question de la consommation de produits psychotropes : l’auteur condamne l’usage des acides (de type lysergique diéthylamide, LSD), les surfeurs n’en prenant pas. En revanche, il ne fait pas l’impasse sur l’usage récréatif du cannabis. Les auteurs montrent bien la jouissance de la pratique du surf à haut niveau, une forme de plaisir indicible à être en harmonie avec la puissance de la vague, à être en phase avec elle, avec la capacité physique de glisser, une forme de communion de nature mystique. Toutefois, le scénariste ne s’aventure pas plus avant dans cette dimension, éludant ainsi une partie significative de la troisième partie de son titre : Satori, c’est-à-dire une forme d’éveil spirituel atteint de manière intuitive plutôt que par une compréhension analytique.
C’est l’histoire d’un tout jeune surfeur de Biarritz qui se rend en Californie pour assouvir sa curiosité sur sa passion fin des années 60, début 70. Très vite, le lecteur se sent pris par la narration simple et agréable, sans exposition pesante. Dans le même temps, il assimile une quantité impressionnante d’informations grâce à une reconstitution visuelle impeccable, parfaitement intégrée dans la narration. Il comprend rapidement que le scénariste sait lui aussi de quoi il parle qu’il s’agisse du surf à cette époque, ou de l’environnement musical, tout en restant parfaitement intelligible pour des néophytes, et en se montrant pointu pour des connaisseurs. Une réussite exemplaire.
Ésoterrorisme… du zodiaque
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Ce tome fait suite à La Ligue des gentlemen extraordinaires Century (2009/2012) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2018/2019, écrits par Alan Moore, dessinés et encrés par Kevin O'Neill, et mis en couleurs par Ben Dimagmaliw, avec un lettrage réalisé par Todd Klein. Il s'agit de la dernière histoire de la ligue des gentlemen extraordinaires. le titre de cette aventure fait référence à La Tempête (1610/1611) de William Shakespeare (1564-1616).
Prologue I : au site de Kor en Ouganda, en 2009, Wilhelmina (Mina) Murray et Orlando font découvrir à Emma Night les bienfaits de la source de jouvence de Celle qui doit être obéit. Prologue II : dans la cité de We en 2996, Burt Steele et Satin Astro (en jetpack) sont poursuivis par 3 individus qui volent à leur poursuite. Steele se sacrifie pour que Astro ait le temps d'utiliser la machine à remonter le temps. Elle la déclenche et entame son voyage vers l'époque préréglée : 1958. En 2009, à Londres dans le quartier de Vauxhall, Jason King retrace les derniers événements majeurs à la nouvelle personne qui prend le poste de M au MI5 : l'avènement du Moonchild, le passage d'un inconnu (Orlando) dans les locaux du MI5, peu de temps avant la disparition d'Emma Night qui est partie en emportant plusieurs documents dont le Dossier Noir. Dans le désert autour de Kor, les trois femmes commencent leur périple de retour à pied, en se demandant où se rendre : Le Monde Éclatant mais elles ne savent pas trop l'accueil que leur réservera Propsero ? Le MI5 est à exclure d'office. Lincoln Island, la base de Jack Dakkar ? Elles optent pour cette dernière solution. À Londres, Garath (Marsman) et Satin Astro arrivent au club Drumm n Bassment. Masman utilise ses pouvoirs pour entrer et ils parviennent jusqu'à une porte indiquant un local électrique, qu'Astro ouvre. Ils pénètrent dans les locaux qui servirent de quartier général à l'équipe de superhéros Seven Stars. En consultant les journaux restés sur place, Satin comprend que deux de leurs équipiers sont morts : il ne reste que Jim Logan et Caroll Flane dont elle ne sait où ils se trouvent et Vull qu'elle décide de retrouver.
Emma, Mina et Orlando sont arrivés à un port, et Orlando est en train de parlementer avec deux soldats responsables du sous-marin Dugong. La discussion prend une vilaine tournure quand l'un deux lui met une main aux fesses. Elles s'approprient le sous-marin après que les deux soldats aient passé un sale quart d'heure : en route pour Lincoln Island. À Vauxhall, le briefing de M se poursuit : Jason King fait son exposé devant lui et devant les agents J 1 à 6. King explique que des agents ont interrogé des associées d'Emma Night et que l'une d'elles l'a emmenée à Kampala en Ouganda. Un peu plus tard, d'autres agents ont récupéré un bout de vidéo-surveillance à Freetown en Sierra Leone montrant Night plus jeune avec Mina Murray et une autre femme. M demande à l'agent J5 de réquisitionner un jet : ils vont se rendre en Ouganda. Dans une autre pièce du quartier général, Garath et Satin découvrent Carol Flane (Electro Girl) dans une immense cage de Faraday. La discussion s'engage.
Alan Moore et Kevin O'Neill l'ont annoncé officiellement : il s'agit de la dernière aventure de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, car ils prennent leur retraite des comics. Le premier épisode de la première saison est paru en 1999, vingt ans auparavant. Le lecteur retrouve tout ce à quoi il s'attend : les personnages récurrents comme Mina Murray et Orlando, des personnages issus de la littérature de l'imaginaire (de James Bond à Prospero, en passant par des superhéros anglais oubliés), une imagination débridée, une narration visuelle sèche, ironique et protéiforme, des aventures délirantes, des références culturelles à gogo, à ne plus savoir qu'en faire. O'Neill dessine avec une verve qui donne le tournis, intégrant toutes les exigences du scénario qui sont en quantité astronomiques. Ses personnages ont encore parfois de grands yeux, mais leur contour est beaucoup moins anguleux que précédemment, et il arrondit même certains traits. Ben Dimagmaliw maîtrise mieux les techniques de mise en couleur, pour un rendu plus organique, plus cohérent, sans utilisation hasardeuse des effets spéciaux infographiques. L'artiste dessine une quantité phénoménale de personnages, tous immédiatement indentifiables, et reconnaissables si le lecteur a déjà eu l'occasion de les croiser. Il a dû passer un temps considérable sur chaque planche pour aboutir à une narration visuelle aussi rigoureuse, lisible et vivante. Le scénariste a perdu l'aigreur du tome précédent, et privilégie l'aventure, le spectaculaire, l'humour souvent ironique, dans une histoire dense pleine de péripéties inimaginables.
L'histoire entremêle plusieurs fils narratifs : Satin Astro est revenue dans le passé pour éviter une catastrophe mais elle a perdu la mémoire, James Bond continue à tout faire pour éradiquer le surnaturel du monde réel, Mina Murray décide d'accompagner Jack Dakkar au Monde Éclatant, pendant qu'Orlando et Emma Night enquêtent sur la mort de collègues de cette dernière. Le lecteur suit ces personnages qu'il connait depuis plusieurs tomes, ou qu'il a découvert au début de ce tome, en rencontre de nombreux autres, et se rend compte que les auteurs reprennent des éléments présents dans les tomes précédents : il s'agit donc d'une lecture déconseillée aux néophytes. Certes, ils font des rappels réguliers, par exemple la pièce de Shakespeare présente dans le Dossier Noir, mais ils sont succincts et parcellaires. À d'autres reprises, rien n'est rappelé : par exemple en ce qui concerne le Monde Éclatant et Prospéro. Dans ces cas-là, le lecteur de passage risque de rapidement jeter l'éponge. C’est-à-dire qu'il est possible de lire l'histoire pour elle-même en sachant très bien que nombreux dialogues font des références à des événements passés, que les dessins comprennent de nombreux personnages ou vestiges évoquant des œuvres anglaises de toute nature, et de trouver le récit entraînant, inventif, divertissant, imaginatif, excellent.
Mais il est aussi possible de s'agacer de ne pas saisir toutes ces références. Rien que la couverture du premier épisode pose question : qui sont ces trois femmes ? Emma Night, Satin Astro ou Orlando pour celle de gauche ? Les trois hypothèses se défendent. Gloriana, Orlando ou Sycorax pour celle du milieu ? En tout cas, c'est Mina Murray pour celle de droite. Même pour un lecteur attentif dès le premier épisode de la première saison, il y a de nombreuses références trop obscures pour les identifier à la première lecture, ne serait-ce que parce qu'il s'agit de personnages mineurs de la bande dessinée britannique du vingtième siècle, ou parfois de la littérature d'imagination très obscure comme Pink Child, personnage apparaissant dans la nouvelle La niña rosa (1966), de Marco Denevi (écrivain argentin, 1922-1998). Autre exemple, chaque couverture est un hommage à une publication différente britannique, à commencer par les BD Classic Illustrated pour le numéro 1 : autant dire que le lecteur français n'en reconnaîtra pas beaucoup (sauf peut-être celle du magazine 2000 AD). C'est même épuisant ; dans une même page les références peuvent dépasser la dizaine, dans un ensemble hétéroclite pour mêler Cúchulainn et Gulliver. Au fil de l'épisode 4, le lecteur voit défiler Nemesis the Warlock, tous les acteurs ayant incarné James Bond, Pink Child, Dorothy (Dottie) Gale (Dorothy du Magicien d'Oz), Lady Alice Fairchild (Alice au pays des Merveilles), Wendy Darling Potter (Wendy de Peter Pan), Golliwog, Little Nemo in Slumberland, Margaret Brunner (= Margaret Thatcher + Miss Brunner), Mandrake le magicien, Black Cat (Linda Turner), Lady Blackhawk, Hannah Montana, Ayn Rand (1905-1982), et encore il s'agit à peine de la moitié des personnages de cet épisode.
Le lecteur constate également rapidement que la narration visuelle rend hommage à différentes formes de bande dessinée : la mise en page de Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay (1971-1934), les strips des quotidiens, les comics pour fille avec des habits à découper pour placer sur les personnages, des passages en 3D (lunettes fournies dans le tome) dans le Monde Éclatant et même deux pages en roman-photo dans l'épisode 3 : c'est un festival. Là encore, il faut une culture encyclopédique (celle d'Alan Moore) pour pouvoir rattacher telle forme de narration visuelle à telle magazine ou tel héros. Les références à la littérature de l'imaginaire ne s'arrêtent pas là et le lecteur reconnaît des références à des écrivains comme Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), Ian Sinclair (et son personnage Andrew Norton), Michael Moorcock (et son personnage Jerry Cornelius), Margaret Atwood, à des auteurs de comics comme Steve Moore (1949-2014), Steve Ditko (1927-2018), et même à des mathématiciens comme Georg Cantor (mathématicien, 1845-1918), Kurt Gödel (mathématicien, 1906-1978), ou encore à des artistes peintres comme Richard Dadd (1817-1886), avec sa toile Le coup de maître du magicien bûcheron (The Fairy Feller’s Master-Stroke). Plus étonnant les auteurs prennent acte de l'existence des superhéros et y font référence Mandrake le magicien, Black Cat (Linda Turner), Lady Blackhawk, et de nombreux superhéros britanniques. D'ailleurs chaque épisode se termine avec une autre histoire de 8 pages, celle des Seven Stars : Captain Universe, Vull The Invisible, Marsman, Zom The Zodiac, Satin Astro, Flash Avenger, Electro Girl.
En fait chaque épisode contient encore beaucoup d'autres choses. Chaque deuxième de couverture revient sur un créateur de bande dessinée britannique qui a été spolié par les éditeurs : Leo Baxendale, Frank Bellamy, Marie Duval, Ken Reid, Denis McLoughlin, Ron Turner. Chaque troisième de couverture contient une page du courrier des lecteurs, entièrement rédigée par Alan & Kevin, réponses et lettres. Chaque quatrième de couverture constitue une fiche sur un des membres des Seven Stars, établie par Vull. Enfin le tome se termine par une postface en BD de 4 pages où Kevin & Alan se mettent en scène mettant en ordre le local de stockage où se trouvent tous les décors et les costumes nécessaires pour la série. Devant une telle profusion d'éléments de nature différente, cette bande dessinée semble inépuisable, à la fois pour ses personnages, ses références et ses thèmes. Le lecteur peut aussi bien l'envisager sous l'angle d'un divertissement, sous l'angle d'une somme postmoderne ultime, sous celui de la pensée des auteurs sur le rapport entre le réel et l'imaginaire et comment ce dernier influence le premier, comme une déclaration d'amour à l'imagination non-conformiste, etc.
Ce dernier tome des aventures de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires revient à un ton moins amer, avec un entrain irrésistible, et une profusion de personnages inépuisable, avec une abondance de références souvent obscures. Du coup, ça ne peut pas plaire à tout le monde : il faut que le lecteur soit consentant a priori. Sous cette réserve, il est vite subjugué par cette œuvre non-conformiste, encensant son genre littéraire de prédilection, avec une ouverture d'esprit extraordinaire. Il en ressort enchanté, avec la certitude de relire ce tome, et une question lancinante. La Tempête ? Bien sûr, il y a Prospéro et Ariel pour faire le lien avec la pièce du barde d'Avon, mais y a-t-il un thème commun à ladite pièce ?
Excellente série ! Je la regardais gamin, et aujourd'hui encore j'adore. Les histoires sont bien ficelées, ça se regarde sans modération et en plus de ça le générique est incroyable, je conseille vivement.
Souvent les indécis surestiment les conséquences d'un mauvais choix.
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Ce tome contient une présentation complète, ne nécessitant pas de lecture préalable pour être comprise. Sa première édition date de 2023. L'exposé a été réalisé par le docteur Frédéric Fanget, médecin psychiatre, enseignant à l‘université de Lyon I, expert de l'anxiété, et Catherine Meyer, scénariste et éditrice dans le domaine de la psychologie depuis près de trente ans. Les dessins et les couleurs ont été réalisés par la bédéiste Pauline Aubry.
Chapitre 1. Avec la silhouette de Lyon en arrière-plan et une quinzaine de personnes debout, le docteur Frédéric Fanget se tient au premier plan et se présente face au lecteur : médecin psychiatre, depuis trente ans, il soigne toutes sortes de personnes souffrant d'anxiété. Il commence par donner quelques exemples : les grands anxieux qui se font des films (catastrophe) en permanence, les anxieux paniqueurs (dans les moments d'angoisse, ils ont l'impression qu'il va leur arriver quelque chose de grave, ils pensent qu'ils ne seront pas secourus ; d'autres déclenchent des crises d'angoisse sans raison, n'importe où, n'importe quand), des anxieux agoraphobes, ceux qui ont peur d'être seuls, les phobiques, les anxieux contrôlants, ceux qui ont une mauvaise estime de soi, les insécures, etc. Chapitre 2 : des clés pour comprendre. La mécanique du cerveau est complexe. Derrière tous ces visages (grand anxieux, paniqueuse, agoraphobe, anxieuse contrôlante), il y a cependant des mécanismes communs.
Le psychiatre commence d'abord par donner quelques clés pour aider à comprendre ce qui se passe. Les patients viennent le voir et lui demandent : est-ce qu'il peut les débarrasser de cette chose pas normale qui les fait souffrir ? L'anxiété, c'est normal, et c'est aussi très utile. S'il les débarrasse de l'anxiété, ils se feraient écraser sur la quatre-voies devant son cabinet. Tout est une question de réglage. L'anxiété, ça sert à se protéger, du danger comme une alarme qui prévient l'individu. Si le lecteur a besoin de lire cet ouvrage, c'est qu'il y a un problème. le problème, c'est sans doute que le système d'alarme est déréglé. Exactement comme si l'alarme d'une maison se mettait en marche dès qu'une mouche vole. Alors qu'elle doit se mobiliser seulement en cas d'effraction d'un cambrioleur. Une mouche, ce n'est pas un danger. Sans compter qu'elle risque de déclencher l'alarme toutes les deux secondes. On a tous un système d'alarme intérieur. le problème, c'est quand il se déclenche trop souvent et trop fort. Provoquant une anxiété disproportionnée qui prend toute la place. Une maladie de l'anticipation et de la rumination. Outre ce mécanisme biologique, il y a des facteurs psychologiques qui varient selon les cas. On peut vivre sa vie plusieurs fois. Avant : l'anxieux anticipe tout. Lorsqu'il a un rendez-vous médical, il imagine le pire. Pendant : l'anxieux continue à angoisser. Réaliser des examens confirme qu'il doit avoir quelque chose. Après : l'anxieux n'est toujours pas rassuré. Même après des bons résultats, l'anxieux recommence à être persuadé qu'il doit avoir une pathologie grave, voire très grave.
Le texte de la quatrième de couverture explicite la nature de l'ouvrage : Cette BD permet de dédramatiser et de comprendre en quoi consiste la thérapie de l'anxiété. Les auteurs ont construit un ouvrage en sept parties : Les visages de l'anxiété, les clés pour comprendre, les films de l'anxiété, les causes de l'anxiété, en thérapie, le club des anxieux, pour aller plus loin. La narration se présente sous la forme d'un exposé réalisé par un avatar dessiné du psychiatre. Dans chaque chapitre, il utilise des mises en situation, des exemples très concrets de la vie de tous les jours, ainsi que des exemples relevant d'une pathologie plus lourde. Dans le chapitre cinq, le plus long (quarante-quatre pages), il prend trois exemples fictifs : Ismaël petit anxieux, Mona paniqueuse, François souffrant d'un Trouble Anxieux Généralisé (TAG). Pour chacun d'entre eux il expose comment se manifeste leur anxiété, les faits concrets, ainsi que les conséquences dans la vie de tous les jours, puis l'analyse de la manifestation de l'emballement de cette alarme psychique, et les outils mis en place pour permettre au patient de reprendre le dessus, de vivre avec, de devenir capable de ramener les symptômes à un niveau vivable. le psychiatre souligne qu'il explique essentiellement des méthodes relevant de thérapies cognitives et comportementales.
Il suffit au lecteur d'ouvrir l'ouvrage à une page au hasard, pour se faire une idée juste de type de bande dessinée dont il s'agit, et plus particulièrement du rôle de la narration visuelle. À l'évidence, il s'agit d'un exposé construit par un expert sur son domaine d'activité. de ce point de vue, la mise en images ne peut se concevoir que comme entièrement asservie au discours, c'est-à-dire venant l'illustrer. L'artiste ne recourt pas à des plans séquences ou à des prises de vue sophistiquées, mais il vient montrer ce que dit le texte, et beaucoup plus. le lecteur voit rapidement qu'il ne s'agit pas d'un exposé sous format texte qui aurait été confié à une dessinatrice courageuse, et bonne chance à elle pour apporter des éléments supplémentaires sous forme visuelle. L'ouvrage a bien été conçu avec le principe d'utiliser les images pour montrer des choses supplémentaires par rapport au texte. C'est visible dès la deuxième page avec une série de six affiches de films catastrophes fictifs (Supercondriaque attention c'est psychosomatique, Métro le Koh-Lanta quotidien, Tunnel de la perte de contrôle, Panique attacks, Serez-vous prêts à affronter le Supermarché, Survivre en réunion), une utilisation amusante des images.
L'artiste réalise des dessins avec des formes simplifiées afin d'éviter d'ajouter des sens non voulus, de rendre des personnages trop spécifiques au risque que le lecteur ne s'y reconnaisse pas, voire quand elle représente des personnes connues (Freddie Mercury ou Gloria Gaynor) il n'est pas certain que le lecteur les aurait reconnus s'ils n'avaient pas été nommés. Cette réserve mineure mise à part, elle fait preuve d'une grande inventivité pour montrer les situations et les principes développés par le psychiatre et la scénariste : outre les affiches de films fictifs, des schémas avec des flèches, l'anxiété sous la forme d'un spectre, des roues dentées pour un mécanisme, le détournement du tableau La liberté guidant le peuple (1830) d'Eugène Delacroix (1798-1863), des mats avec des panneaux de direction, des jeux sur les bordures de phylactère (avec petites fleurs, un fond de couleur, une forme différente), l'inclusion de tableau avec des colonnes de chiffres, des facsimilés de photographies, l'usage de métaphores visuelles, etc. Même si la majorité des pages présente des personnes en train de parler, le lecteur n'éprouve jamais de sensation d'uniformité ou de facilité.
En page quatorze, le psychiatre déclare que si le lecteur a besoin de lire ce livre, c'est qu'il y a un problème. Mais sur la page juste avant il indique que l'anxiété, c'est normal et qu'il vaut mieux être capable de la ressentir pour simplement survivre (l'exemple de percevoir le danger qu'il y a à traverser une quatre-voies). Quelle que soit sa situation personnelle, le lecteur peut trouver de l'intérêt à cet ouvrage. Outre une lecture plaisante grâce à des dessins vivants et portant leur part d'humour, il bénéficie d'un tour d'horizon qui dépasse un peu la simple vulgarisation. La dimension pédagogique apparaît en creux, quand le lecteur se rend compte que l'exposé apporte les réponses à ces interrogations : les différentes formes d'anxiété et d'anxieux, les critères pour déterminer quand l'anxiété relève de la pathologie, les différentes formes de techniques que le psychiatre propose à ses patients en fonction de leur situation personnelle. le choix des exemples, depuis l'angoisse qui empêche de dormir un jeune étudiant à l'incapacité de prendre le métro du fait de crises d'angoisse, jusqu'à l'obsession de tout prévoir avant de se lancer dans quelque action que ce soit, même la décision la plus anodine.
Dans le chapitre suivant, le psychiatre montre concrètement les possibilités d'intervention pour Ismaël, puis Mona, puis François. le réglage de la radio mentale du premier : repérer sa radio mentale, prendre conscience des conséquences néfastes de cette radio mentale, dire Stop à cette radio mentale, essayer d'être son meilleur ami, arrêter de lutter, ne pas rester seul avec sa radio mentale, essayer de vivre dans le moment présent. Pour Mona : qualifier la crise d'angoisse et l'hyperventilation, décatastropher les pensées, apprendre le contrôle respiratoire et corporel, affronter les manifestations physiques de l'angoisse, affronter les situations angoissantes. Pour François qui souffre de la forme la plus grave (TAG), le thérapeute choisit une des trois portes d'entrée : les émotions ou les pensées ou le comportement. Puis il propose un premier outil : un tableau à cinq colonnes, à savoir la situation, les émotions qu'elle génère, les pensées automatiques (générées par l'angoisse), les pensées alternatives (avec une prise de recul). Ainsi quelle que soit sa situation personnelle, le lecteur peut se situer par rapport à ces trois exemples, et repérer par lui-même s'il a recours de manière consciente (il a déjà construit des embryons de stratégie mentale) ou inconsciente (en s'inspirant de l'exemple du comportement de ses parents) à ces méthodes ou une variante. le dernier chapitre se présente sous forme de texte et il développe plusieurs notions complémentaires. Que retenir de cette BD ? En savoir plus sur l'anxiété, une présentation de douze troubles anxieux différents. À partir de quel moment l'anxiété devient-elle pathologique ? Les médicaments : quand, quoi et quels sont les risques ? Comment choisir le bon psy ? Comment trouver le bon psy ? Les questions sur les psychothérapies.
Une bande dessinée de nature pédagogique pour comprendre et combattre l'anxiété. Les auteurs ont pris le parti classique de mettre en scène un avatar du sachant, un psychiatre, pour dispenser les explications au lecteur. La narration visuelle s'inscrit dans un registre avec des formes un peu simplifiées, et par la force des choses des personnages en train de parler. Le lecteur se rend vite compte que la narration visuelle s'avère beaucoup plus riche que juste des discussions, avec l'usage de nombreuses possibilités visuelles. L'exposé est à la fois très clair et très vivant grâce à l'étude de trois cas particuliers. Les auteurs expliquent les différents types d'anxiété, la frontière avec l'anxiété ordinaire et l'anxiété qui relève d'une pathologie, montrent trois possibilités d'intervention dans le registre de thérapies cognitives et comportementales, et répondent franchement aux questions directes comme le recours aux médicaments, ou le choix d'une thérapie et d'un thérapeute.
Loi de la nature
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il comprend les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2015, écrits, dessinés, et encrés par Ricardo Delgado. Ce dernier a également défini les couleurs qui ont été ensuite mises en œuvre par Ryan Hill. Le tome commence par une introduction de deux pages d'Alan Dean Foster louant la capacité de Delgado à donner vie aux dinosaures avec un minutie obsessionnelle. Suit un avant-propos de trois pages rédigé par Barbara S. Grandstaff (chercheuse en biologie) qui évoque les différentes races mises en scène par Delgado, ainsi que la Téthys et l'oasis Bahariya. En fin de tome, se trouvent les quatre articles rédigés par Delgado apparus dans chacun des comics, sur les films de sabre d'Akira Kurosawa et l'influence des westerns américains sur son œuvre, sur le film Yojimbo (1961) de Kurosawa, sur l'église de l'Agonie à Alajuela, et enfin sur les rencontres de réalisateurs et d'acteurs lors de sa carrière au cinéma.
Au Crétacé, quelque part à proximité du paléo-océan Téthys, non loin de l'oasis Bahariya, un Spinosaurus égyptien avance tranquillement au milieu de tronc de bois éclatés, allant vers la lisière d'une forêt. Deux dinosaures plus petits sortent du bois, se disputant une patte sanguinolente que l'un d'eux tient dans sa gueule. le Spinosaurus les regarde, sans intervenir. Il avance dans la forêt et arrive au bord d'une rivière. Il avance dedans et nage, des Mawsonias passant sous lui, puis des ancêtres de tortue. du haut de quelques branches, des ptérodactyles observent le passage du Spinosaurus sans intervenir. Au fil de l'eau, le Spinosaurus passe devant des troncs éclatés ou couchés par terre, sous une voûte végétale d'arbres de très grande hauteur. Un plus petit dinosaure nage dans le même cours d'eau et passe au milieu d'un troupeau de Paralititan. Ceux-ci le repèrent immédiatement et se jettent sur lui lacérant sa peau de leurs dents : le sang se répand rapidement dans l'eau de la rivière. le troupeau de Paralititan reprend sa marche et hurle pour écarter de plus petits dinosaures qui sont arrivés. le Spinosaurus sort brusquement de l'eau, juste devant le troupeau de Paralititan. Ces derniers s'apprêtent à le piétiner comme ils ont exterminé le précédent dinosaure. le Spinosaurus décoche un coup de griffe tranchante contre la patte d'un Paralititan qui recule de suite. le Spinosaurus reprend tranquillement sa nage, alors que la forêt redevient calme.
La nuit commence à tomber : le Spinosaurus trouve un coin qui le satisfait. Il fait quelques tours sur lui-même et finit par se coucher sur ses pattes pour dormir. Un groupe de quatre petits dinosaures nocturnes passe à proximité sans s'arrêter. le jour se lève et le Spinosaurus se réveille sous un soleil éclatant. Il baille et se relève, reprenant sa marche. Il voit un groupe d'ancêtres de crocodiles en train de dépecer un cadavre dans une partie peu profonde de la rivière. Lui-même se remet à l'eau et reprend sa nage tranquille. Plusieurs espèces de poissons passent auprès de lui sans chercher à interagir. La densité de poissons se fait de plus en plus grande, et le Spinosaurus en profite pour en happer un dans sa gueule et le manger. Sur la grève, un ancêtre de crocodile se bat contre 2 ancêtres de crabe. Sous l'eau un gros poisson en a repéré un petit et s'apprête à l'engloutir dans sa gueule, sans se rendre compte que lui-même va être happé dans la gueule d'un gros dinosaure aquatique.
Ricardo Delgado avait déjà réalisé d'autres histoires de dinosaures, regroupées dans Age of Reptiles Omnibus (Tribal Warfare, The Hunt, The Journey). Ces trois récits présentent la caractéristique d'être sans parole, et de prouver sans conteste possible l'implication totale de l'auteur pour donner à voir des dinosaures plausibles, correspondant le plus possible à l'état des connaissances en la matière au moment de leur réalisation. Il en va de même pour ce nouveau récit. le lecteur suit donc un Spinosaurus de début jusqu'à la fin, dans ses déplacements, ses repas, d'autres activités, et bien sûr ses combats, sans aucun mot, ni même effet sonore. Il n'y a pas de cellule de texte, il n'y a pas d'onomatopée pour les cris produits par les dinosaures. Il appartient donc au lecteur de rétablir dans son esprit une narration, de faire l'effort d'ajouter une forme de voix intérieure qui vient expliciter certains liens de cause à effet d'une case à l'autre, ou de trouver les mots pour verbaliser une réaction émotionnelle. Cet exercice devient d'autant plus conscient que le lecteur ne peut pas se projeter aisément dans les personnages qui sont tous des animaux. Ricardo Delgado fait en sorte de ne pas les humaniser, de ne pas projeter des intentions humaines dans leur comportement. En outre, les dessins montrent des animaux qui n'ont rien d'anthropomorphe et qui ne sont pas semblables à ceux d'aujourd'hui. le lecteur ne peut même pas leur transposer les stéréotypes propres aux animaux familiers. Il retrouve des besoins basiques : se nourrir, se reposer, se reproduire, se défendre, attaquer une proie.
Le lecteur peut également être décontenancé par le fait qu'il ne peut même pas identifier une partie de ces dinosaures. S'il n'a pas de connaissance particulière en la matière, qu'il a surtout été attiré par la reconstitution, il voit des espèces différentes, mais sans que son cerveau soit en mesure de les nommer. Il est donc passé en mode entièrement visuel. de l'avis de la spécialiste en biologie, le travail de l'auteur est exemplaire en termes de reconstitution, ou plutôt de recréation de ces représentations, totalement respectueuse de l'état des connaissances scientifiques en la matière. Les dessins sont très descriptifs, très détaillés que ce soit pour la morphologie de chaque espèce, la forme du crâne, les caractéristiques de la dentition, la manière de se déplacer en fonction des articulations du squelette, et même les supputations en ce qui concerne la couleur des carapaces, de la peau. le lecteur néophyte voit les différences entre chaque espèce, tout en devant penser en termes visuels pour les concevoir, sans recourir au langage parlé. le lecteur connaisseur éprouve un plaisir ineffable à voir ainsi ces espèces prendre vie sous ses yeux, avec un grand soin apporté pour les rendre de la manière la plus plausible possible, la plus exacte possible.
Tout au long de ces cent-deux pages de bande dessinée, le lecteur effectue un voyage extraordinaire aux côtés de ce Spinosaurus, traversant des paysages depuis longtemps disparus, assistant aux formes de coexistence entre espèces, depuis l'indifférence jusqu'à la prédation la plus sauvage, en passant par un accouplement rendu délicat du fait de la crête dorsale du Spinosaurus. Effectivement, il éprouve la sensation de visionner un reportage animalier extraordinaire, d'une époque disparue à couper le souffle du fait de sa grande vitalité, le nombre d'espèces et leur caractère forcément exotique puisqu'elles sont toutes éteintes. Il regarde les différentes espèces se déplacer : la marche souple du Spinosaurus, la marche lourde des Paralititan, la dérive passive des Mawsonia dans le courant du fleuve. Il reste interdit devant ces poissons au regard indéchiffrable, incapable d'imaginer ce que peut être une vie de poisson préhistorique. Dans le même temps, il revient à l'état de nature, de nature très sauvage même, avec la loi de la chaîne alimentaire. Malgré lui, il se retrouve incapable de s'empêcher de projeter des émotions dans ces dinosaures : les deux en train de jouer avec le membre arraché d'un autre, la tranquillité de se laisser dériver dans l'eau du fleuve, la méchanceté d'un groupe de grands attaquant un petit, l'ambition d'un groupe de petits attaquant un grand, la confiance en soi d'un dinosaure laissant passer un petit groupe dans l'assurance qu'ils ne peuvent pas lui faire du mal, la dangerosité mortelle d'un coup de griffe acérée bien placé, l'instinct de protection des petits d'une portée, l'absence de toute culpabilité à se nourrir de la portée d'une espèce différente, etc. La mise en scène de ces comportements renvoie le lecteur à ses propres instincts, à ses comportements réflexes, à l'atavisme du genre humain, à sa part de cerveau reptilien. Il ne peut que constater que le danger ou la pression le ramène vite à ce type de comportements, de valeurs fondamentales, bien présente sous le vernis de la civilisation, et même structurantes de la société humaine.
Avant de commencer ce tome, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une lecture facile, une simple reconstitution, fut-elle de qualité, un divertissement à base de dinosaures spectaculaires. Mais l'ambition de Ricardo Delgado est bien supérieure : il effectue un reportage le plus exact possible, montrant des animaux disparus au comportement dénué de toute trace d'humanité, évoluant dans un monde disparu représenté avec soin par un artiste qui ne compte pas sa peine. L'expert peut aussi bien identifier des Spinosaurus, des Araripesuchus, des Carcharodontosaurus, des Deltadromus, des Paralititan, des Rugops, des Stomatosuchus, des Bahariasaurus, des Mawsonia, des Bawitius et d'autres encore. Confronté à une telle diversité de vie, le lecteur fait l'expérience de sa propre animalité et de sa fragilité face à une faune et une flore aussi foisonnante.
Je suis toujours happé par le travail de Timothé Le Boucher. L'histoire intrigante, la mise en scène cinématographique, les couleurs, la sensibilité et l'ambiguïté autour des relations humaines, tout m'a plu. Le milieu hospitalier permet de voir la complicité qui s'installe autour des différents handicaps, ça crée beaucoup de finesse dans la psychologie des personnages.
J'ai déjà lu 47 Cordes et je ne suis pas déçu par cet autre oneshot.
Étonnée et agréablement surprise par la lecture de Pauline à Paris de Benoît Vidal, j'avais découvert un roman-photo assez différent de ce que j'imaginais : malin, inattendu, il mêle
- les ressources d'archives publiques, (journaux, revues pour enfant, catalogues, cartes, plans, affiches...)
- le témoignage oral (avec une retranscription fidèle du souffle du récit grâce aux portraits photographiques qui se succèdent en attrapant les expressions, les phrases bien choisies, associées aux regards silencieux qui font apparaître toute la subtilité du message et la fragilité du personnage interviewé ; dans le précédent opus, il s'agissait surtout de Joséphine, la grand-mère de l'auteur.)
- les archives photographiques familiales (les photos de mariage, de communion, de fratries...)
- des images plus farfelues, jaillies de l'imagination de l'auteur au moment où il écoute, ou peut-être au moment où il assemble, en tout cas ces quelques incursions graphiques apportent un regard intrigant et personnel qui devient attachant au fil des pages...
J'ai donc commandé aux éditions fblbl "Gaston en Normandie" et j'ai retrouvé toutes les qualités de ma première lecture. A la grand-mère se rajoute une seconde source, le père : Gaston. Les deux récits s'entremêlent pour nous présenter un récit du débarquement à Bayeux vu par celles et ceux qui ne combattent pas et qui semblent, dans la guerre des autres, comme des chiens dans un jeu de quilles.
Ce récit très intéressant en lui-même, est émaillé de découvertes archivistiques, de photographies du grand-père qui apparait dans un coin, ou même parfois au premier plan.
Ces victoires du chercheur lui donnent l'occasion de questionner son père, si effacé lorsque Benoit était petit, sur son propre père, Lucien , qui s'avère être le fils d'un alsacien implanté à Oran, Gustave. Ces destins enchâssés, dirigés par des décisions politiques qui les ont dépassés, contraints et dont ils ont transmis la frustration, la souffrance et même un peu de honte d'être ces fétus de paille dans le souffle de l'histoire. De la colonisation à la guerre d'Algérie en passant par les deux guerres mondiales, les familles françaises ont toutes laissé des plumes dans leurs relations familiales. Des pères traumatisés par des horreurs, absents, blessés voire morts, ont détricotés les rapports familiaux laissant des séquelles sur plusieurs générations;
Cette histoire est très personnelle mais en réalité elle fait échos à toutes les familles, cherchez dans votre arbre généalogique et vous trouverez surement un arrière grand-père devenu alcoolique au retour de la guerre, un grand-oncle estropié qui ne s'est jamais marié, un autre qui a perdu un poumon à cause des gaz de combats... Dans tous les cas une douleur qui a rendu difficile la communication avec les enfants.
Le plus touchant pour moi a été l'histoire de Lucien qui emmène son fils ado en train quelques années après la guerre, à la recherche du village natal de son père en Alsace et qui ne le trouve pas... Le village avait changé de nom... J'ai trouvé ça plus triste que tout ! Bref Cette BD est un voyage vers la compréhension du passé qui aide à la compréhension de nous-même : nous comprenons avec Benoît que nos sommes le réceptacle de tous ces destins tragiques, notre tristesse est légitime, mais j'ai ressenti ce récit comme une part de réparation envers ces générations sacrifiées...
Restons vigilants parce que les politiques sont bien capables de nous remettre la tête sous l'eau guerrière...
Alea jacta est !
D'abord un grand bravo aux éditions La Joie de Lire pour la qualité du bouquin. Un magnifique écrin.
Cette BD raconte l'histoire d'une quête, celle de Merlin l'enchanteur. Il est tombé dans l'oubli, son nom n'apparaît plus dans aucun grimoire. Pour retrouver sa gloire passée il va passer un pacte avec Pierrot, le magicien des mots. Celui-ci va lui concocter une quête chimérique où il devra réussir 26 épreuves pour retrouver son lustre d'antan. Merlin devra néanmoins être accompagné de valeureux guerriers qui eux aussi sont tombés en désuétude, ils seront au nombre de deux. Barbare, un molosse tout en muscle à l'esprit un peu simplet et de Fantôme, un spectre muet énigmatique. Ce trio hétéroclite sera rejoint au cours de ses aventures par Oiseau-Fusain, un bien étrange volatile.
Victor Hussenot, que je découvre, a réalisé un travail de titan. Cette BD lui aura pris quatre ans pour en arriver au bout.
Un scénario simple mais foisonnant d'idées pour créer un univers féerique, absurde et inquiétant. Un récit qui parodie le genre où l'humour décalé est omniprésent. Les personnages sont attachants et j'ai suivi avec délice leurs pérégrinations extravagantes.
J'ai particulièrement aimé l'épilogue, l'amitié ne serait-elle pas plus importante que la renommée ?
Mais le plaisir de lecture doit beaucoup à la proposition graphique de Hussenot. Un trait gras, souple et expressif de toute beauté.
C'est surtout sa mise en page audacieuse et ses nombreuses trouvailles qui m'ont entraîné dans cette histoire foldingue
C'est aussi les innombrables détails qui pullulent, ils sont un vrai plaisir pour les yeux. D'ailleurs, vous aurez plaisir à chercher les nombreux clins d'œil au cinéma, théâtre, bd...
C'est enfin le choix judicieux des couleurs qui magnifie le tout.
Très beau !
Un délicieux moment d'évasion.
Foncez si vous aimez être surpris !
Coup de cœur.
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Le Voyageur (Rojzman & Alessandra)
Sapere vedere - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été écrit par Théa Rojzman, dessiné et mis en couleurs par Joël Alessandra. Il compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec un carnet graphique de dix-huit pages, agrémenté de courtes citations de Léonard de Vinci. Musée du Louvre, Paris, France. Patrick exerce le métier de gardien pour Le Louvre et il est régulièrement affecté dans l'aile Denon, où il doit supporter les hordes de touristes, accompagnés par des guides, qui se pressent pour admirer la Joconde. Leur comportement stéréotypé lui tape sur le système. Alors qu'il est en train de s'énerver tout seul dans sa tête, un groupe arrive, et la guide entame son commentaire. Elle leur demande s'ils connaissent les deux titres de ce tableau : La Joconde, ou le Portrait de Mona Lisa. Ils peuvent voir qu'il s'agit d'une peinture sur huile sur panneau de bois. du peuplier pour être exact. Attention, elle ne veut voir personne s'approcher trop près du tableau. Les deux particularités principales de cette peinture sont ce sourire énigmatique et le fait que le regard suit le spectateur où qu'il soit. Les deux paysages : l'un semble habité par les hommes, l'autre est comme un paysage imaginaire. Certains commentateurs estiment qu'il s'agit d'une sorte de paysage intérieur. le paysage est peut-être essentiel dans ce tableau. Regarder le pont et la rivière. La Joconde ne serait-elle pas aussi une évocation du temps ? le temps qui passe et rend la beauté, un sourire, la vie humaine éphémères. Regarder comme ce sourire est énigmatique, quel est son secret ? Qui était vraiment la Joconde ? 500 ans plus tard, on ne le sait toujours pas et on ne le saura certainement jamais. Ce tableau est scandaleux pour l'époque, une femme souriante plantée devant un paysage quasi imaginaire et plutôt inquiétant comme un mémorial préhumain. Léonard de Vinci ne l'a d'ailleurs jamais remis à son commanditaire. Un autre gardien rejoint Patrick estimant également que cette guide est particulièrement ennuyeuse. En revanche, elle a de jolies jambes. Patrick lui rétorque que c'est pas pour eux des jambes comme ça. La visite est terminée, le car les attend, la guide emmène son groupe et dit au revoir à Patrick, accompagné d'un Bonne soirée. Il reprend son attitude professionnelle et commence à indiquer aux visiteurs qu'ils doivent se diriger vers la sortie car le musée ferme dans trente minutes. Certains râlent car ils n'ont pas disposé d'assez de temps. Patrick se rend dans les vestiaires pour se changer, avec les autres gardiens. Marc, l'un des gardiens, en invitent d'autres à sa fête d'anniversaire, mais pas Patrick. Marc lui demande en revanche un service : aller dire à Geneviève, la moche de la billetterie, qu'elle a encore oublié de prévenir les gens que le musée fermait à 18 heures. Une fois ses collègues partis, Patrick flanque un grand coup de tatane dans un casier, pour évacuer sa frustration. Il se dirige vers la billetterie et il s'acquitte de sa promesse. Puis il rentre chez lui, supportant mal à la sérénade d'un accordéoniste dans le métro. Une lecture facile, très aérée, quarante-quatre pages muettes, une dizaine de dessins en double page. Assez peu de dialogues. Tout est fait pour procurer une sensation de lecture rapide, sans effort, avec quelques passages oniriques. Un dispositif narratif assez classique : la possibilité de pénétrer dans un tableau pour en explorer l'univers. Les auteurs ont choisi la Joconde, le tableau le plus célèbre au monde, assez énigmatique dans les faits, contenant peu d'éléments visuels, et offrant donc un champ d'exploration très libre. Une histoire d'un homme seul, subissant une relation abusive avec sa mère, vivant encore chez maman à cinquante ans, une situation peut-être un tantinet exagérée. Il a fini par être aigri, ce que le lecteur comprend parfaitement. Les dessins ne le rendent pas particulièrement joli ou avenant, et certainement pas souriant. le lecteur le prend rapidement en pitié, car il est évident qu'il est passé à côté de sa vie, mais en même temps il prend soin de sa vieille mère. La narration visuelle offre une expérience consistante un peu terne dans le monde réel du fait du choix d'une mise en couleurs cantonnée à des nuances de bleu un peu fades. Il en va autrement dans le monde du tableau qui se bénéficie de séquences en couleurs. le voyage arrive à son terme. Et voilà… En fait pas du tout. Dès la première séquence avec la guide qui commente le chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), il se passe autre chose. L'empathie du lecteur peut s'éveiller avec le commentaire lui-même sur le tableau : encore une personne qui parle de la Joconde, comme c'est original, c'est-à-dire exactement le sentiment de lassitude de Patrick. Ou par la remarque sur les jambes de la guide et le fait que c'est pas pour des gardiens de musée, une forme de résignation à être un individu insignifiant, un d'une banalité tellement ordinaire que les bonnes choses de la vie ne sont pas accessibles. Ou alors par l'écrasant sentiment de solitude, amplifié par le musicien qui chante la Vie en rose dans le métro, par le réconfort accablant de retrouver sa mère, par l'absence de toute marque festive pour son cinquantième anniversaire, par la monotonie débilitante du quotidien qui se répète dans un cycle sans fin, uniquement marqué par l'entropie qui grignote implacablement l'énergie vitale. Il ressent ces émotions en regardant simplement le personnage se déplacer mécaniquement dans sa vie, en ressentant le vide émotionnel qui émane de ces pages qui se tournent vite, de cette couleur qui donne l'impression d'être presque uniforme, de ces moments si rares d'échanges verbaux, et si vides d'implication. En contraposée, peut-être que l'artiste met à profit ces croquis de carnet de voyage en Toscane, mais quelle bouffée d'air frais, quel enchantement de couleurs, et si ce sont des souvenirs de vacances, il est évident que l'artiste y a pris plaisir, s'est délecté de ces visions et leur a fait honneur dans ses dessins. Il est aussi possible que le lecteur s'interroge lui-même sur ce qu'incarne ce chef d’œuvre mondialement connu, sur ce qui en fait un chef d’œuvre, sur ce que lui-même y perçoit, ou au contraire sur ce qui en fait un portrait qui ne lui parle pas, à la surface duquel il reste. La relation à sa mère de Patrick est peut-être un peu appuyée, mais elle n'est pas moins universelle : chaque lectrice ou lecteur, quelle que soit sa situation, s'est interrogé dessus, a dû entamer ou faire le chemin de la séparation d'avec cette personne dans le ventre de laquelle il a vécu pendant la gestation, la personne qui a littéralement construit son corps. La représentation qu'en donne l'artiste s'avère très troublante : sa banalité, son visage dénué d'amour, mais aussi une forme de proximité physique attendrie. D'ailleurs, les dessins ne dégagent pas de fadeur, en fait ils montrent bien le quotidien de Patrick avec un bon niveau de détails dans les représentations, des zones du Louvre, immédiatement identifiables, une Joconde très fidèle, aussi vraie que nature, quelques statues, d'autres œuvres d'art. Patrick baigne chaque jour dans des chefs d’œuvre, et cela finit par provoquer le lecteur sur sa propre relation à l'art. sa façon de les considérer, de les interpréter, de leur imposer le sens qu'il leur donne. Patrick lui-même donne plusieurs sens successifs à la Joconde : en fonction de son état d'esprit, Mona Lisa incarne une personne ou quelque chose de différent. le sens est dans l’œil de celui qui contemple l’œuvre. le lecteur n'est pas dupe : il sait que lui-même effectue sa propre interprétation et qu'elle s'avère changeante en fonction de son état d'esprit. Autant d'interprétations ou de sens à une œuvre d'art, que de personnes qui la contemplent. Et par voie de transposition, autant de sens possibles à cette bande dessinée qu'il est en train de lire. D'ailleurs, comment lui arrivent-elles ces interprétations à Patrick ? Des réminiscences de ce qu'il a pu entendre des guides, certaines très séduisantes ? Peut-être des lectures faites par lui-même ? Ou une discussion avec un libraire ? Une librairie bien étrange que celle dans laquelle il pénètre, avec un libraire qui ne s'occupe que de cet unique client, de manière plus ou moins sibylline, et une pièce cocon envahie de livres dans laquelle il doit faire bon se réfugier. Cette exhortation en latin : Sapere Vedere, c'est-à-dire Savoir voir. Et puis ce voyage, ou plutôt ces voyages dans le monde de Mona Lisa, dans l'environnement du tableau, et hors cadre : de belles métaphores visuelles, à commencer par Sortir du cadre. L'enfant dans l’œuf, des inventions de Léonard de Vinci : voilà qui rappelle que le créateur de ce tableau était un génie. L'artiste aménage des visuels du maître, et leur choix atteste du fait que la scénariste a fait plus que survoler quelques images sur la toile. le lecteur acquiert la conviction qu'elle-même a effectué ce cheminement de s'interroger sur son rapport aux œuvres d'art. À chaque fois, Mona Lisa prend les traits d'une personne différente, une projection de Patrick sur cette femme en fonction de ce qui accapare ses pensées. Progressivement, il se produit une catharsis au travers de la contemplation du tableau et de ce qu'il y projette. La Joconde reste inchangée, mais à chaque fois il la regarde d'un œil neuf, ou en tout cas différent, ce que montrent bien les dessins. Lors de sa rencontre suivante avec le libraire, celui-ci évoque la technique du sfumato, utilisée par de Vinci. Une autre métaphore s'impose : cela correspond également à l'effet produit par les réflexions et rêveries de Patrick sur lui-même. Jusqu'à cette image saisissante en page cent-neuf, d'un facsimilé de radiographie du tableau de la Joconde : il n'y a quasiment plus de personnage car il s'est ouvert aux autres, il a pour partie gommé ses propres frontières. Arrivé à la fin de l'ouvrage, le lecteur découvre le carnet graphique et les citations de Léonard de Vinci : pas de doute possible, cette bande dessinée est l’œuvre de deux créateurs qui se sont abreuvés à l'esprit du maître. Il considère le chemin parcouru au fil des pages et il a du mal à en croire ce qu'il constate : une lecture d'une facilité déroutante, une sensation de simplicité qu'il a confondue avec une narration à la teneur un peu légère. En fin de course, une déclaration d'amour à Léonard de Vinci, à Florence et à la Toscane, une réflexion sur le rapport de l'individu à l’œuvre d'art fonctionnant sur la participation du lecteur, un ressenti analytique sur la séparation d'avec la mère, une histoire d'amour constructive et touchante, une forme de développement personnel intime et émotionnel d'une sensibilité rare. Une vraie merveille.
Grand Hôtel Abîme
Le capitalisme prédateur n'est pas désincarné. - Ce tome contient une histoire complète, initialement parue en Espagne en 2017. La présente édition correspond à la traduction en anglais, publiée aux États-Unis, la première fois en 2019. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, en format à l'italienne. Elle a été écrite par Marcos Prior, dessinée, encrée et mise en couleurs par David Rubín. L'ouvrage s'ouvre avec une citation de Manuel Saristán qui explicite le titre du récit : Adorno, comme en théorie les pessimistes de gauche, vit dans le grand hôtel Abysse. C’est-à-dire un abysse qui est en fait un hôtel de luxe dans lequel chacun peut tout avoir, servi avec luxe. Prologue : chambre 307. Un homme costaud est en train de faire des pompes devant un poste de télévision en écoutant différentes émissions. Les écrans de plusieurs chaînes avec leurs présentateurs, journalistes, animateurs s'entremêlent, pendant qu'un bandeau de texte défile sous eux. Ils évoquent par bribes entrecroisées des mesures d'austérité comme diminuer les frais de santé, des coupes dans le budget de l'éducation, la nécessité d'être créatif pour faire plus avec moins, l'augmentation du coût de l'électricité, l'image de la ville que donne la grève des éboueurs, la réforme du droit de grève, le risque de faillite du système de retraite, la mise en service d'une nouvelle monnaie Bittercoin qui rendra les paradis fiscaux obsolètes, pendant que les bandeaux évoquent des divertissements de masse. Le grand costaud est passé à soulever des haltères pendant que les interventions continuent sans interruption. La nécessité de prendre une assurance retraite supplémentaire. La demande du pape Anaceltus II que les assurances maladies ne remboursent plus les frais d'avortement. Les projets de privatisation de production et de distribution d'eau continuent. La croissance se stabilise à 0%. Les entreprises ne font pas de bénéfice, mais engrangent d'excellents résultats en bittercoin. Le groupe des entrepreneurs sans complexe se félicite de leur réussite. Le sentiment d'hostilité vis-à-vis des migrants va croissant. Restructurations. Licenciements. Croissance modérée des salaires. Chapitre un : l'animateur. Au beau milieu de la mégapole, autour du parlement, la foule de manifestants s'est massée. Tout autour du bâtiment, la police a installé un cordon de sécurité avec des agents en tenue anti-émeute, et des tireurs d'élite sur le toit. Le peuple est en colère contre le gouvernement qu'il traite de Mafiocratie, indiquant qu'il meurt du fait du chômage et des salaires insuffisants. Le grand costaud a mis un masque de catcheur rouge. Il fend la foule des manifestants en hurlant, et saute par-dessus les barrières de sécurité. Il s'élance vers les policiers. Ceux-ci lâchent les chiens qui bondissent sur lui. Il les arrête en les prenant à la gorge, et il reprend son avancée. Il est frappé par les matraques, il répond avec de grands coups de pied. Il reçoit un coup de matraque en pleine mâchoire, et il perd plusieurs dents. Il se jette ensuite sur les robots. Il est finalement maîtrisé et roué de coups. Puis il est jeté dans un fourgon. La foule a tout vu et elle se calme consternée. Le grand costaud s'est calmé lui aussi et il sourit. Il appuie sur une commande manuelle, et une énorme explosion se produit, occasionnant des dégâts de grande ampleur. Il en profite pour prendre la fuite. S'il a déjà lu des bandes dessinées de David Rubín comme Ether de Matt Kindt, le lecteur se retrouve très surpris car il fait un usage libéral de l'infographie pour les couleurs. Cela donne un aspect un peu futuriste, très coloré, avec des effets spéciaux en particulier pour les flammes et pour les textures. Le résultat impressionne par la manière dont il permet de faire perdurer la sensation de feu durant la plus grande partie du récit, que ce soit du fait d'un incendie, ou de l'ambiance lumineuse. Cela rappelle tout du long la colère enflammée du grand costaud. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir la nature du prologue : des bribes de discours socio-économique et culturel qui ne se répondent pas forcément, avec ces écrans de télé et ces intervenants filmés de face en plan serré. Bien sûr, il reconnaît des éléments de discours récurrents auxquels il s'est habitué que ce soit l'austérité et les coupes dans le budget de l'état, ou la nécessité vitale de préserver la croissance et donc la santé des entreprises. Les visages ne sont pas très expressifs, des professionnels maîtrisant leur image, adoptant l'attitude attendue d'eux. En fonction de sa sensibilité, le lecteur y voit un état des lieux plus ou moins orienté, une représentation tronquée, avec une sélection partiale. S'il a une culture comics, cela peut lui rappeler à la fois les écrans de télé dans The Dark Knight Returns de Frank Miller, à la fois le mur d'écrans d'Adrien Veidt dans Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons. L'action commence donc dans le chapitre un avec ce coup d'éclat, cette action de résistance et même de révolte contre le pouvoir en place, lors d'une manifestation. La séquence s'ouvre avec 10 pages muettes extraordinaires. Pour commencer 3 pages avec trois cases de la largeur de la page qui est toujours en format paysage. L'artiste ne triche pas : il y a des informations visuelles dans toute la largeur de ces très longues cases, permettant au lecteur de mesurer l'étendue de la foule, la compacité du cordon formé par les forces de l'ordre, la répartition des tireurs d'élite sur le toit du parlement. Puis le nombre de cases augmente au fur et à mesure des pages pour montrer l'avancée en force du costaud dans les rangs de la police, avec des inserts pour montrer l'impact des coups, pour finir avec une composition en double page où l'explosion sur celle de droite fait voler les cases en arrière sur la page de gauche. Quelques pages plus loin, le lecteur arrive à une autre composition en double page, cette fois-ci devant être tournée d'un quart de tour pour tenir l'ouvrage en longueur et lire les tweets comme s'ils défilaient sur un écran. Puis les commentaires reprennent de plus belle, mais cette fois-ci plus uniquement confinés aux organes de communication institutionnels, avec les réactions sur les réseaux sociaux de tout à chacun. Le début du chapitre deux prend le lecteur au dépourvu : deux pages composées chacun de deux rangées de 6 cases noires rectangulaires de la même taille. Puis l'artiste tire parti de la bordure des cases pour rendre compte de la sensation d'enfermement de J.L. Mancini, dans un appartement dont les fenêtres sont murées, et la porte condamnée. Il s'agit d'une expérience d'un genre un peu particulier pour qu'il essaye de vivre avec le minimum vieillesse, lui qui est le président du comité d'experts chargés de préparer un rapport sur la capacité à maintenir les pensions de retraite. Un incendie de grande ampleur se propage tout du long du chapitre trois et l'artiste adapte à nouveau son découpage de page pour mieux rendre compte du déplacement rapide des véhicules d'intervention des pompiers, des flammèches présentes dans l'air, de l'affrontement entre les services de secours (sic) avec des cases de travers. Bien évidemment, les pompiers disposent d'outils numériques leur permettant d'examiner les victimes et les habitants encore enfermés dans leurs appartements, et le dessinateur superpose des grilles d'analyse et des mires sur les visages, en utilisant l'outil numérique de façon aussi logique qu'appropriée. Le scénariste joue avec l'idée que les pompiers ont accès aux informations personnelles des personnes à sauver de l'incendie, ce qui leur permet d'être plus rationnels et plus efficaces d'un point de vue médical (en fonction de leur dossier), mais aussi de pouvoir établir un ordre de priorité sur d'autres critères, comme par exemple l'utilité présumée de la personne pour la société. Rubín conçoit encore d'autres mises en page pour le dernier chapitre, afin de coller au plus près à sa nature. Tout doute est donc vite levé : les auteurs sont plutôt du côté du peuple, que du côté de la rentabilité économique. Le lecteur se souvient peut-être de la crise économique espagnole de 2010-2012, et il sait d'où vient la colère du grand costaud, et l'engagement de ce récit. Le prologue est d'une efficacité redoutable en accolant des bribes d'informations sous forme de phrases devenues récurrentes dans les journaux, des leitmotivs acceptés comme des vérités. Les rapprochements de plusieurs évidences en surface permettent de rappeler que le capitalisme ne connaît qu'un seul objectif, le profit, auquel toutes les ressources doivent être consacrées, les ressources humaines comme les autres, et systématiquement au prix le plus bas. Il est bien sûr difficile voire impossible de s'imaginer comment lutter contre une telle force systématique capable de tout dévorer sur son passage, de tout récupérer pour son profit. Pourtant ce récit n'est pas celui du désespoir, ni d'une lutte flamboyante mais futile. Marcos Prior déroule son récit sur les conséquences de l'attentat contre le parlement, en le nourrissant des commentaires attendus, mais aussi d'éléments aussi surprenants qu'un commentaire sur la perspective dans le tableau La lamentation sur le Christ mort d'Andrea Mantegna (1431-1506). Il ne fait ni dans le défaitisme, ni dans l'angélisme. Cette bande dessinée se présente de manière originale : en format à l'italienne avec des pages qui font la part belle à l'infographie apparente par-dessus les contours délimités avec des traits encrés. La narration utilise également les outils de communication des réseaux sociaux et de la télévision omniprésente, comme l'ont fait d’autres avant, et avec un regard très conscient de la nature intrinsèquement manipulatrice de ces outils. Ainsi les auteurs évoquent avec sophistication la prise en otage des démocraties par le capitalisme qui n'a que faire des individus, en rappelant que les décisions favorisant le profit ne se prennent pas toutes seules par magie, et qu'il existe des individus qui doivent être tenus pour responsable, et qui peuvent être mis en accusation.
Hippie Surf Satori
Surf's up! - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissances préalables pour pouvoir être appréciée. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Alain Gardinier pour le scénario, et par Renaud Garreta pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée. Il se conclut avec un dossier intitulé Surf Culture, de quinze pages. Des articles d’une page sur la côte des Basques, sur le leash de Georges Hennebutte, sur l’établissement Steak House de Biarritz en 1969, sur le graphiste Rick Griffin (1944-1991) et le Motor Skill Bus, sur le surfeur Miki Dora (1934-2002), sur la côte nord (North shore) de Hawaï. Un article de quatre pages sur la bande son de Hippie Surf Satori, l’acid rock, mélange d’énergie et de psychédélisme. La présentation de vingt albums de référence, sur quatre pages. Un article d’une page sur les livres de référence sur le surf et cette époque. Juillet 1969. Plage de la côte des Basques, Biarritz. Une Coccinelle Volkswagen arrive en vue de la plage, avec une planche de surf sur le toit. Jack se fait quelques vagues sur sa planche rouge. Puis il va retrouver son copain Steve, et il lui propose de se retrouver au Steak House le soir. Son pote trouve que c’est une bonne idée : Brian vient d’arriver en ville, directement de San Francisco. Et il déboule avec plein de nouveaux 33 tours dont le dernier Jefferson Airplane. Il a promis de les apporter le soir-même. La Fleur à la platine, ils vont se régaler. Au Steak House, à la demande de Jack, Steve va donner des conseils au barman Pierre qui prépare son voyage vers la Californie. Jack est de Los Angeles, Steve est né à San Francisco. Il vit et surfe à Ocean Beach, la grande plage de la ville. Il demande si Jack a vu passer Miki Dora ce soir. La réponse est négative, mais il est passé hier soir. Le lendemain les amis se retrouvent dans le combi bicolore de Steve qui est en train de déguster du kiff marocain. Il l’a rapporté de son trip là-bas au printemps. Cinq kilos cachés au fond du réservoir. Il leur en offre un sachet. Pierre le remercie chaleureusement car il n’a aucune solution pour trouver de l’herbe à Biarritz hormis les mecs comme lui. Après, ça tombe bien, car il ne travaille pas ce soir. Demain, si les conditions se confirment, c’est surf toutes la journée. Le soir, Pierre lit tranquillement Sur la route de Jack Kerouac dans son lit, avec son casque stéréo sur la tête. Son père entre dans sa chambre après avoir frappé et il lui conseille véhément de bouger ses fesses plutôt que de glander dans son plumard à écouter sa musique de dégénéré. En plus, il constate qu’il a encore fumé de cette cochonnerie. Pierre n’a même pas retiré son casque audio. Le lendemain, les conditions météo tiennent leur promesse et c’est surf ! Il est envié par son copain car il dispose d’une planche Hobie, un modèle Gary Propper à trois lattes, shapée cette année, c’est Steve qui lui a prêtée. Un titre dont les trois mots annonce autant de thèmes, et une image de couverture qui met en avant le mot Surf avec la taille de caractère la plus grande. Le texte d’introduction du scénariste évoque le fait qu’il a répondu à une proposition du dessinateur de réaliser une bande dessinée sur le surf, et qu’il a choisi cette période pour pouvoir parler de la musique correspondante. Il s’agit bel et bien d’une histoire dans laquelle le lecteur est invité à suivre le parcours de Pierre, un jeune homme vivant à Biarritz, pratiquant le surf et ayant décidé d’effectuer un séjour en Californie. Il s’agit également de la reconstitution d’une époque, Pierre étant un condensé de deux personnes que le scénariste a eu la chance de croiser dans sa vie : Alain Dister (1941-2008), photographe devenu écrivain, et François Lartigau (1949-2016), un cador du surf français. Ainsi le personnage fictif commence par un séjour à San Francisco où il se rend à un concert au Fillmore, et il croise des musiciens en vue dans le quartier, les rues Ashbury et Haight, Dans le même temps, il croise des praticiens du surf et il s’entraîne lui-même, jusqu’à ce que des circonstances l’oblige à fuir San Francisco pour s’installer dans un ranch à Hawaï, suivant là le parcours amalgamé des deux individus ayant servi de modèle. La couverture impressionne le lecteur par l’évidence du mouvement du surfeur au creux du tube, l’évanescence de l’écume, la solidité de la mer au premier plan, les gouttelettes en suspension. Il est visible que l’artiste est sensible à la beauté de l’océan et de la pratique du surf. Le scénariste ménage plusieurs séquences où l‘on voit Pierre ou des sportifs s’y adonner. Pages 8 à 10, le lecteur peut voir deux jeunes gens approcher l’eau avec leur planche, entrer dans l’eau, se positionner sur leur planche au bon moment, puis glisser gracieusement, cadrés de face ou de profil pour mettre en valeur leur posture ou leur mouvement, à la fois en mer et depuis la plage. Pages 16 & 17, Pierre observe Steve surfer à San Francisco : le lecteur voit la différence de taille des vagues, les positions plus techniques. Pages 38 & 39, c’est un dessin en double page avec un surfeur aguerri qui file avec une concentration intense qui se lit sur son visage. La séquence à Waimea est à couper le souffle. Celle à Honolua Bay également : une eau magnifique, des vagues gigantesques, des glisses aussi techniques que gracieuses. Bien sûr, le récit se termine sur trois pages de glisse aussi belles qu’émouvantes, au spot de Parlementia, sentier Bidart-Guéthary sur la côte basque. Le lecteur peut voir l’intensité de la joie qui habite le surfeur pleinement dans l’instant présent, tout en appréciant un coucher de soleil du plus bel effet. Le dessinateur œuvre dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur se rend vite compte qu’il a effectué un travail de recherche conséquent pour pouvoir reconstituer une époque, mais aussi des lieux, la pratique du surf à la toute fin des années soixante, et également les sensations de concerts rock. Il part avec l’a priori que le scénariste va truffer ses dialogues et ses cartouches de texte d’informations. En fait le dosage en la matière s’avère très digeste, bien équilibré, agréable. Il lui faut peut-être un peu de temps pour se rendre compte que les dessins apportent un volume d’informations largement supérieur aux textes. Les modèles de voiture à commencer par la Coccinelle, mais aussi les combis VW. Une Peugeot, les Simca de la police, les modèles américains une fois arrivé en Californie, les pickups. Sans oublier la Porsche 356C 1600 cabriolet de Janis Joplin, avec sa peinture psychédélique, ou le Motor Skill Bus de Rick Griffin et sa décoration tout aussi psychédélique. Il va sans dire que les tenues de surfeurs et leurs planches sont tout aussi authentiques et correspondent à l’époque et au pays. Le lecteur peut également prendre le temps d’admirer les tenues hippies, les paysages naturels, les paysages urbains, la décoration et les meubles dans les scènes d’intérieur, la sono pendant les concerts, et même les panneaux indicateurs de direction dont celui sur l’autoroute Kamehameha à Hawaï. Les dessins donnent à voir chaque endroit, chaque activité avec une grande fidélité, y compris pour les scènes de concert, jusqu’aux protections des micros contre le vent pour le concert du groupe Jimi Hendrix Experience à Maui le 30 juillet 1970, ou la chemise du guitariste. Le lecteur peut ainsi faire l’expérience de la pratique du surf, aussi bien que des concerts. Le scénariste commence en douceur en évoquant le dernier album 33 tours (support vinyle) du groupe Jefferson Airplane. À San Francisco, Linda emmène Pierre rencontrer Jerry Garcia (1942-1995), Bob Weir (1947-), Ron "Pigpen" McKernan (1945-1973), sur les marches du perron où loge leur communauté. Dans la page précédente, Linda et Pierre regardaient la pochette d’un album chez un disquaire : Anthem of the sun (1968) des Grateful Dead. Le lecteur qui ne connaît pas le groupe comprend facilement qu’il s’agit de trois membres du Dead. Survient Janis Joplin (1943-1970) dans sa Porsche : elle est nommée. Plus loin, il est question de Bill Graham (1931-1991), célèbre organisateur de concert de San Francisco et propriétaire de la salle de concert Fillmore East, puis Fillmore West. Les deux jeunes gens assistent à un concert du groupe Santana, composé de Carlos Santana (1947-), David Brown (basse), Michael Schrieve (batterie), Gregg Rolie (claviers), José Chepito Areas (timbales), Michael Carabello (congas). Les connaisseurs apprécieront la qualité de cette formation qui a gagné la notoriété du grand public avec son passage au festival de Woodstock (du 15 au 18/08/69). Plus tard, Pierre a la chance d’assister au concert de Maui du 30 juillet 1970, avec Jimi Hendrix (1942-1970), Mitch Mitchell (1946-2008, batterie) et Billy Cox (1941-, basse). Le dossier Surf Culture en fin d’album vient détailler la culture musicale de l’époque avec un article passionnant de quatre pages, et les vingt critiques d’album, de Outsideinside de Blue Cheer, à Abraxas de Santana. S’il connaît l’un ou l’autre de ces albums, le lecteur peut apprécier la qualité de ces critiques, et la maîtrise du sujet par le scénariste. Tout au long de l’album, il est question de la pratique du surf, et des praticiens de l’époque, avec de nombreuses références nominatives pointues : Brad McCaul, Angie Reno, Mike Tabeling, Rabbit Kekai, Jock Sutherland, Reno Abellira, Eddie Aikau, Pat Curren, Fred van Dyke, Mickey Munoz, Peter Cole, Ricky Grigg, Buzzy Trent. Pierre évoque également Georges Hennebutte (1912-1999), l’inventeur du Leash. Il rencontre Jack O'Neill (1923-2017), pionnier du monde du surf, connu pour avoir perfectionné et popularisé les combinaisons en Néoprène. Il voyage également avec Rick Griffin (1944-1991), graphiste, créateur de la mascotte Murphy. Il voyage avec John Severson (1933-2017), réalisateur du film Pacific Vibrations (1970). À Maui, il se retrouve face à Mike Hynson (1942-), surfeur figurant dans le film L'été sans fin (1966, The Endless Summer), documentaire américain réalisé par Bruce Brown (1937-2017). Ces deux films établissent la possibilité d’un été sans fin, de surfeurs se rendant de spot en spot en suivant l’été au travers du globe. À plusieurs reprises, il est également question de la consommation de produits psychotropes : l’auteur condamne l’usage des acides (de type lysergique diéthylamide, LSD), les surfeurs n’en prenant pas. En revanche, il ne fait pas l’impasse sur l’usage récréatif du cannabis. Les auteurs montrent bien la jouissance de la pratique du surf à haut niveau, une forme de plaisir indicible à être en harmonie avec la puissance de la vague, à être en phase avec elle, avec la capacité physique de glisser, une forme de communion de nature mystique. Toutefois, le scénariste ne s’aventure pas plus avant dans cette dimension, éludant ainsi une partie significative de la troisième partie de son titre : Satori, c’est-à-dire une forme d’éveil spirituel atteint de manière intuitive plutôt que par une compréhension analytique. C’est l’histoire d’un tout jeune surfeur de Biarritz qui se rend en Californie pour assouvir sa curiosité sur sa passion fin des années 60, début 70. Très vite, le lecteur se sent pris par la narration simple et agréable, sans exposition pesante. Dans le même temps, il assimile une quantité impressionnante d’informations grâce à une reconstitution visuelle impeccable, parfaitement intégrée dans la narration. Il comprend rapidement que le scénariste sait lui aussi de quoi il parle qu’il s’agisse du surf à cette époque, ou de l’environnement musical, tout en restant parfaitement intelligible pour des néophytes, et en se montrant pointu pour des connaisseurs. Une réussite exemplaire.
La Ligue des Gentlemen Extraordinaires - La Tempête
Ésoterrorisme… du zodiaque - Ce tome fait suite à La Ligue des gentlemen extraordinaires Century (2009/2012) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2018/2019, écrits par Alan Moore, dessinés et encrés par Kevin O'Neill, et mis en couleurs par Ben Dimagmaliw, avec un lettrage réalisé par Todd Klein. Il s'agit de la dernière histoire de la ligue des gentlemen extraordinaires. le titre de cette aventure fait référence à La Tempête (1610/1611) de William Shakespeare (1564-1616). Prologue I : au site de Kor en Ouganda, en 2009, Wilhelmina (Mina) Murray et Orlando font découvrir à Emma Night les bienfaits de la source de jouvence de Celle qui doit être obéit. Prologue II : dans la cité de We en 2996, Burt Steele et Satin Astro (en jetpack) sont poursuivis par 3 individus qui volent à leur poursuite. Steele se sacrifie pour que Astro ait le temps d'utiliser la machine à remonter le temps. Elle la déclenche et entame son voyage vers l'époque préréglée : 1958. En 2009, à Londres dans le quartier de Vauxhall, Jason King retrace les derniers événements majeurs à la nouvelle personne qui prend le poste de M au MI5 : l'avènement du Moonchild, le passage d'un inconnu (Orlando) dans les locaux du MI5, peu de temps avant la disparition d'Emma Night qui est partie en emportant plusieurs documents dont le Dossier Noir. Dans le désert autour de Kor, les trois femmes commencent leur périple de retour à pied, en se demandant où se rendre : Le Monde Éclatant mais elles ne savent pas trop l'accueil que leur réservera Propsero ? Le MI5 est à exclure d'office. Lincoln Island, la base de Jack Dakkar ? Elles optent pour cette dernière solution. À Londres, Garath (Marsman) et Satin Astro arrivent au club Drumm n Bassment. Masman utilise ses pouvoirs pour entrer et ils parviennent jusqu'à une porte indiquant un local électrique, qu'Astro ouvre. Ils pénètrent dans les locaux qui servirent de quartier général à l'équipe de superhéros Seven Stars. En consultant les journaux restés sur place, Satin comprend que deux de leurs équipiers sont morts : il ne reste que Jim Logan et Caroll Flane dont elle ne sait où ils se trouvent et Vull qu'elle décide de retrouver. Emma, Mina et Orlando sont arrivés à un port, et Orlando est en train de parlementer avec deux soldats responsables du sous-marin Dugong. La discussion prend une vilaine tournure quand l'un deux lui met une main aux fesses. Elles s'approprient le sous-marin après que les deux soldats aient passé un sale quart d'heure : en route pour Lincoln Island. À Vauxhall, le briefing de M se poursuit : Jason King fait son exposé devant lui et devant les agents J 1 à 6. King explique que des agents ont interrogé des associées d'Emma Night et que l'une d'elles l'a emmenée à Kampala en Ouganda. Un peu plus tard, d'autres agents ont récupéré un bout de vidéo-surveillance à Freetown en Sierra Leone montrant Night plus jeune avec Mina Murray et une autre femme. M demande à l'agent J5 de réquisitionner un jet : ils vont se rendre en Ouganda. Dans une autre pièce du quartier général, Garath et Satin découvrent Carol Flane (Electro Girl) dans une immense cage de Faraday. La discussion s'engage. Alan Moore et Kevin O'Neill l'ont annoncé officiellement : il s'agit de la dernière aventure de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, car ils prennent leur retraite des comics. Le premier épisode de la première saison est paru en 1999, vingt ans auparavant. Le lecteur retrouve tout ce à quoi il s'attend : les personnages récurrents comme Mina Murray et Orlando, des personnages issus de la littérature de l'imaginaire (de James Bond à Prospero, en passant par des superhéros anglais oubliés), une imagination débridée, une narration visuelle sèche, ironique et protéiforme, des aventures délirantes, des références culturelles à gogo, à ne plus savoir qu'en faire. O'Neill dessine avec une verve qui donne le tournis, intégrant toutes les exigences du scénario qui sont en quantité astronomiques. Ses personnages ont encore parfois de grands yeux, mais leur contour est beaucoup moins anguleux que précédemment, et il arrondit même certains traits. Ben Dimagmaliw maîtrise mieux les techniques de mise en couleur, pour un rendu plus organique, plus cohérent, sans utilisation hasardeuse des effets spéciaux infographiques. L'artiste dessine une quantité phénoménale de personnages, tous immédiatement indentifiables, et reconnaissables si le lecteur a déjà eu l'occasion de les croiser. Il a dû passer un temps considérable sur chaque planche pour aboutir à une narration visuelle aussi rigoureuse, lisible et vivante. Le scénariste a perdu l'aigreur du tome précédent, et privilégie l'aventure, le spectaculaire, l'humour souvent ironique, dans une histoire dense pleine de péripéties inimaginables. L'histoire entremêle plusieurs fils narratifs : Satin Astro est revenue dans le passé pour éviter une catastrophe mais elle a perdu la mémoire, James Bond continue à tout faire pour éradiquer le surnaturel du monde réel, Mina Murray décide d'accompagner Jack Dakkar au Monde Éclatant, pendant qu'Orlando et Emma Night enquêtent sur la mort de collègues de cette dernière. Le lecteur suit ces personnages qu'il connait depuis plusieurs tomes, ou qu'il a découvert au début de ce tome, en rencontre de nombreux autres, et se rend compte que les auteurs reprennent des éléments présents dans les tomes précédents : il s'agit donc d'une lecture déconseillée aux néophytes. Certes, ils font des rappels réguliers, par exemple la pièce de Shakespeare présente dans le Dossier Noir, mais ils sont succincts et parcellaires. À d'autres reprises, rien n'est rappelé : par exemple en ce qui concerne le Monde Éclatant et Prospéro. Dans ces cas-là, le lecteur de passage risque de rapidement jeter l'éponge. C’est-à-dire qu'il est possible de lire l'histoire pour elle-même en sachant très bien que nombreux dialogues font des références à des événements passés, que les dessins comprennent de nombreux personnages ou vestiges évoquant des œuvres anglaises de toute nature, et de trouver le récit entraînant, inventif, divertissant, imaginatif, excellent. Mais il est aussi possible de s'agacer de ne pas saisir toutes ces références. Rien que la couverture du premier épisode pose question : qui sont ces trois femmes ? Emma Night, Satin Astro ou Orlando pour celle de gauche ? Les trois hypothèses se défendent. Gloriana, Orlando ou Sycorax pour celle du milieu ? En tout cas, c'est Mina Murray pour celle de droite. Même pour un lecteur attentif dès le premier épisode de la première saison, il y a de nombreuses références trop obscures pour les identifier à la première lecture, ne serait-ce que parce qu'il s'agit de personnages mineurs de la bande dessinée britannique du vingtième siècle, ou parfois de la littérature d'imagination très obscure comme Pink Child, personnage apparaissant dans la nouvelle La niña rosa (1966), de Marco Denevi (écrivain argentin, 1922-1998). Autre exemple, chaque couverture est un hommage à une publication différente britannique, à commencer par les BD Classic Illustrated pour le numéro 1 : autant dire que le lecteur français n'en reconnaîtra pas beaucoup (sauf peut-être celle du magazine 2000 AD). C'est même épuisant ; dans une même page les références peuvent dépasser la dizaine, dans un ensemble hétéroclite pour mêler Cúchulainn et Gulliver. Au fil de l'épisode 4, le lecteur voit défiler Nemesis the Warlock, tous les acteurs ayant incarné James Bond, Pink Child, Dorothy (Dottie) Gale (Dorothy du Magicien d'Oz), Lady Alice Fairchild (Alice au pays des Merveilles), Wendy Darling Potter (Wendy de Peter Pan), Golliwog, Little Nemo in Slumberland, Margaret Brunner (= Margaret Thatcher + Miss Brunner), Mandrake le magicien, Black Cat (Linda Turner), Lady Blackhawk, Hannah Montana, Ayn Rand (1905-1982), et encore il s'agit à peine de la moitié des personnages de cet épisode. Le lecteur constate également rapidement que la narration visuelle rend hommage à différentes formes de bande dessinée : la mise en page de Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay (1971-1934), les strips des quotidiens, les comics pour fille avec des habits à découper pour placer sur les personnages, des passages en 3D (lunettes fournies dans le tome) dans le Monde Éclatant et même deux pages en roman-photo dans l'épisode 3 : c'est un festival. Là encore, il faut une culture encyclopédique (celle d'Alan Moore) pour pouvoir rattacher telle forme de narration visuelle à telle magazine ou tel héros. Les références à la littérature de l'imaginaire ne s'arrêtent pas là et le lecteur reconnaît des références à des écrivains comme Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), Ian Sinclair (et son personnage Andrew Norton), Michael Moorcock (et son personnage Jerry Cornelius), Margaret Atwood, à des auteurs de comics comme Steve Moore (1949-2014), Steve Ditko (1927-2018), et même à des mathématiciens comme Georg Cantor (mathématicien, 1845-1918), Kurt Gödel (mathématicien, 1906-1978), ou encore à des artistes peintres comme Richard Dadd (1817-1886), avec sa toile Le coup de maître du magicien bûcheron (The Fairy Feller’s Master-Stroke). Plus étonnant les auteurs prennent acte de l'existence des superhéros et y font référence Mandrake le magicien, Black Cat (Linda Turner), Lady Blackhawk, et de nombreux superhéros britanniques. D'ailleurs chaque épisode se termine avec une autre histoire de 8 pages, celle des Seven Stars : Captain Universe, Vull The Invisible, Marsman, Zom The Zodiac, Satin Astro, Flash Avenger, Electro Girl. En fait chaque épisode contient encore beaucoup d'autres choses. Chaque deuxième de couverture revient sur un créateur de bande dessinée britannique qui a été spolié par les éditeurs : Leo Baxendale, Frank Bellamy, Marie Duval, Ken Reid, Denis McLoughlin, Ron Turner. Chaque troisième de couverture contient une page du courrier des lecteurs, entièrement rédigée par Alan & Kevin, réponses et lettres. Chaque quatrième de couverture constitue une fiche sur un des membres des Seven Stars, établie par Vull. Enfin le tome se termine par une postface en BD de 4 pages où Kevin & Alan se mettent en scène mettant en ordre le local de stockage où se trouvent tous les décors et les costumes nécessaires pour la série. Devant une telle profusion d'éléments de nature différente, cette bande dessinée semble inépuisable, à la fois pour ses personnages, ses références et ses thèmes. Le lecteur peut aussi bien l'envisager sous l'angle d'un divertissement, sous l'angle d'une somme postmoderne ultime, sous celui de la pensée des auteurs sur le rapport entre le réel et l'imaginaire et comment ce dernier influence le premier, comme une déclaration d'amour à l'imagination non-conformiste, etc. Ce dernier tome des aventures de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires revient à un ton moins amer, avec un entrain irrésistible, et une profusion de personnages inépuisable, avec une abondance de références souvent obscures. Du coup, ça ne peut pas plaire à tout le monde : il faut que le lecteur soit consentant a priori. Sous cette réserve, il est vite subjugué par cette œuvre non-conformiste, encensant son genre littéraire de prédilection, avec une ouverture d'esprit extraordinaire. Il en ressort enchanté, avec la certitude de relire ce tome, et une question lancinante. La Tempête ? Bien sûr, il y a Prospéro et Ariel pour faire le lien avec la pièce du barde d'Avon, mais y a-t-il un thème commun à ladite pièce ?
Shuriken School
Excellente série ! Je la regardais gamin, et aujourd'hui encore j'adore. Les histoires sont bien ficelées, ça se regarde sans modération et en plus de ça le générique est incroyable, je conseille vivement.
Le Club des anxieux qui se soignent - Comment combattre l'anxiété
Souvent les indécis surestiment les conséquences d'un mauvais choix. - Ce tome contient une présentation complète, ne nécessitant pas de lecture préalable pour être comprise. Sa première édition date de 2023. L'exposé a été réalisé par le docteur Frédéric Fanget, médecin psychiatre, enseignant à l‘université de Lyon I, expert de l'anxiété, et Catherine Meyer, scénariste et éditrice dans le domaine de la psychologie depuis près de trente ans. Les dessins et les couleurs ont été réalisés par la bédéiste Pauline Aubry. Chapitre 1. Avec la silhouette de Lyon en arrière-plan et une quinzaine de personnes debout, le docteur Frédéric Fanget se tient au premier plan et se présente face au lecteur : médecin psychiatre, depuis trente ans, il soigne toutes sortes de personnes souffrant d'anxiété. Il commence par donner quelques exemples : les grands anxieux qui se font des films (catastrophe) en permanence, les anxieux paniqueurs (dans les moments d'angoisse, ils ont l'impression qu'il va leur arriver quelque chose de grave, ils pensent qu'ils ne seront pas secourus ; d'autres déclenchent des crises d'angoisse sans raison, n'importe où, n'importe quand), des anxieux agoraphobes, ceux qui ont peur d'être seuls, les phobiques, les anxieux contrôlants, ceux qui ont une mauvaise estime de soi, les insécures, etc. Chapitre 2 : des clés pour comprendre. La mécanique du cerveau est complexe. Derrière tous ces visages (grand anxieux, paniqueuse, agoraphobe, anxieuse contrôlante), il y a cependant des mécanismes communs. Le psychiatre commence d'abord par donner quelques clés pour aider à comprendre ce qui se passe. Les patients viennent le voir et lui demandent : est-ce qu'il peut les débarrasser de cette chose pas normale qui les fait souffrir ? L'anxiété, c'est normal, et c'est aussi très utile. S'il les débarrasse de l'anxiété, ils se feraient écraser sur la quatre-voies devant son cabinet. Tout est une question de réglage. L'anxiété, ça sert à se protéger, du danger comme une alarme qui prévient l'individu. Si le lecteur a besoin de lire cet ouvrage, c'est qu'il y a un problème. le problème, c'est sans doute que le système d'alarme est déréglé. Exactement comme si l'alarme d'une maison se mettait en marche dès qu'une mouche vole. Alors qu'elle doit se mobiliser seulement en cas d'effraction d'un cambrioleur. Une mouche, ce n'est pas un danger. Sans compter qu'elle risque de déclencher l'alarme toutes les deux secondes. On a tous un système d'alarme intérieur. le problème, c'est quand il se déclenche trop souvent et trop fort. Provoquant une anxiété disproportionnée qui prend toute la place. Une maladie de l'anticipation et de la rumination. Outre ce mécanisme biologique, il y a des facteurs psychologiques qui varient selon les cas. On peut vivre sa vie plusieurs fois. Avant : l'anxieux anticipe tout. Lorsqu'il a un rendez-vous médical, il imagine le pire. Pendant : l'anxieux continue à angoisser. Réaliser des examens confirme qu'il doit avoir quelque chose. Après : l'anxieux n'est toujours pas rassuré. Même après des bons résultats, l'anxieux recommence à être persuadé qu'il doit avoir une pathologie grave, voire très grave. Le texte de la quatrième de couverture explicite la nature de l'ouvrage : Cette BD permet de dédramatiser et de comprendre en quoi consiste la thérapie de l'anxiété. Les auteurs ont construit un ouvrage en sept parties : Les visages de l'anxiété, les clés pour comprendre, les films de l'anxiété, les causes de l'anxiété, en thérapie, le club des anxieux, pour aller plus loin. La narration se présente sous la forme d'un exposé réalisé par un avatar dessiné du psychiatre. Dans chaque chapitre, il utilise des mises en situation, des exemples très concrets de la vie de tous les jours, ainsi que des exemples relevant d'une pathologie plus lourde. Dans le chapitre cinq, le plus long (quarante-quatre pages), il prend trois exemples fictifs : Ismaël petit anxieux, Mona paniqueuse, François souffrant d'un Trouble Anxieux Généralisé (TAG). Pour chacun d'entre eux il expose comment se manifeste leur anxiété, les faits concrets, ainsi que les conséquences dans la vie de tous les jours, puis l'analyse de la manifestation de l'emballement de cette alarme psychique, et les outils mis en place pour permettre au patient de reprendre le dessus, de vivre avec, de devenir capable de ramener les symptômes à un niveau vivable. le psychiatre souligne qu'il explique essentiellement des méthodes relevant de thérapies cognitives et comportementales. Il suffit au lecteur d'ouvrir l'ouvrage à une page au hasard, pour se faire une idée juste de type de bande dessinée dont il s'agit, et plus particulièrement du rôle de la narration visuelle. À l'évidence, il s'agit d'un exposé construit par un expert sur son domaine d'activité. de ce point de vue, la mise en images ne peut se concevoir que comme entièrement asservie au discours, c'est-à-dire venant l'illustrer. L'artiste ne recourt pas à des plans séquences ou à des prises de vue sophistiquées, mais il vient montrer ce que dit le texte, et beaucoup plus. le lecteur voit rapidement qu'il ne s'agit pas d'un exposé sous format texte qui aurait été confié à une dessinatrice courageuse, et bonne chance à elle pour apporter des éléments supplémentaires sous forme visuelle. L'ouvrage a bien été conçu avec le principe d'utiliser les images pour montrer des choses supplémentaires par rapport au texte. C'est visible dès la deuxième page avec une série de six affiches de films catastrophes fictifs (Supercondriaque attention c'est psychosomatique, Métro le Koh-Lanta quotidien, Tunnel de la perte de contrôle, Panique attacks, Serez-vous prêts à affronter le Supermarché, Survivre en réunion), une utilisation amusante des images. L'artiste réalise des dessins avec des formes simplifiées afin d'éviter d'ajouter des sens non voulus, de rendre des personnages trop spécifiques au risque que le lecteur ne s'y reconnaisse pas, voire quand elle représente des personnes connues (Freddie Mercury ou Gloria Gaynor) il n'est pas certain que le lecteur les aurait reconnus s'ils n'avaient pas été nommés. Cette réserve mineure mise à part, elle fait preuve d'une grande inventivité pour montrer les situations et les principes développés par le psychiatre et la scénariste : outre les affiches de films fictifs, des schémas avec des flèches, l'anxiété sous la forme d'un spectre, des roues dentées pour un mécanisme, le détournement du tableau La liberté guidant le peuple (1830) d'Eugène Delacroix (1798-1863), des mats avec des panneaux de direction, des jeux sur les bordures de phylactère (avec petites fleurs, un fond de couleur, une forme différente), l'inclusion de tableau avec des colonnes de chiffres, des facsimilés de photographies, l'usage de métaphores visuelles, etc. Même si la majorité des pages présente des personnes en train de parler, le lecteur n'éprouve jamais de sensation d'uniformité ou de facilité. En page quatorze, le psychiatre déclare que si le lecteur a besoin de lire ce livre, c'est qu'il y a un problème. Mais sur la page juste avant il indique que l'anxiété, c'est normal et qu'il vaut mieux être capable de la ressentir pour simplement survivre (l'exemple de percevoir le danger qu'il y a à traverser une quatre-voies). Quelle que soit sa situation personnelle, le lecteur peut trouver de l'intérêt à cet ouvrage. Outre une lecture plaisante grâce à des dessins vivants et portant leur part d'humour, il bénéficie d'un tour d'horizon qui dépasse un peu la simple vulgarisation. La dimension pédagogique apparaît en creux, quand le lecteur se rend compte que l'exposé apporte les réponses à ces interrogations : les différentes formes d'anxiété et d'anxieux, les critères pour déterminer quand l'anxiété relève de la pathologie, les différentes formes de techniques que le psychiatre propose à ses patients en fonction de leur situation personnelle. le choix des exemples, depuis l'angoisse qui empêche de dormir un jeune étudiant à l'incapacité de prendre le métro du fait de crises d'angoisse, jusqu'à l'obsession de tout prévoir avant de se lancer dans quelque action que ce soit, même la décision la plus anodine. Dans le chapitre suivant, le psychiatre montre concrètement les possibilités d'intervention pour Ismaël, puis Mona, puis François. le réglage de la radio mentale du premier : repérer sa radio mentale, prendre conscience des conséquences néfastes de cette radio mentale, dire Stop à cette radio mentale, essayer d'être son meilleur ami, arrêter de lutter, ne pas rester seul avec sa radio mentale, essayer de vivre dans le moment présent. Pour Mona : qualifier la crise d'angoisse et l'hyperventilation, décatastropher les pensées, apprendre le contrôle respiratoire et corporel, affronter les manifestations physiques de l'angoisse, affronter les situations angoissantes. Pour François qui souffre de la forme la plus grave (TAG), le thérapeute choisit une des trois portes d'entrée : les émotions ou les pensées ou le comportement. Puis il propose un premier outil : un tableau à cinq colonnes, à savoir la situation, les émotions qu'elle génère, les pensées automatiques (générées par l'angoisse), les pensées alternatives (avec une prise de recul). Ainsi quelle que soit sa situation personnelle, le lecteur peut se situer par rapport à ces trois exemples, et repérer par lui-même s'il a recours de manière consciente (il a déjà construit des embryons de stratégie mentale) ou inconsciente (en s'inspirant de l'exemple du comportement de ses parents) à ces méthodes ou une variante. le dernier chapitre se présente sous forme de texte et il développe plusieurs notions complémentaires. Que retenir de cette BD ? En savoir plus sur l'anxiété, une présentation de douze troubles anxieux différents. À partir de quel moment l'anxiété devient-elle pathologique ? Les médicaments : quand, quoi et quels sont les risques ? Comment choisir le bon psy ? Comment trouver le bon psy ? Les questions sur les psychothérapies. Une bande dessinée de nature pédagogique pour comprendre et combattre l'anxiété. Les auteurs ont pris le parti classique de mettre en scène un avatar du sachant, un psychiatre, pour dispenser les explications au lecteur. La narration visuelle s'inscrit dans un registre avec des formes un peu simplifiées, et par la force des choses des personnages en train de parler. Le lecteur se rend vite compte que la narration visuelle s'avère beaucoup plus riche que juste des discussions, avec l'usage de nombreuses possibilités visuelles. L'exposé est à la fois très clair et très vivant grâce à l'étude de trois cas particuliers. Les auteurs expliquent les différents types d'anxiété, la frontière avec l'anxiété ordinaire et l'anxiété qui relève d'une pathologie, montrent trois possibilités d'intervention dans le registre de thérapies cognitives et comportementales, et répondent franchement aux questions directes comme le recours aux médicaments, ou le choix d'une thérapie et d'un thérapeute.
Au temps des reptiles
Loi de la nature - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il comprend les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2015, écrits, dessinés, et encrés par Ricardo Delgado. Ce dernier a également défini les couleurs qui ont été ensuite mises en œuvre par Ryan Hill. Le tome commence par une introduction de deux pages d'Alan Dean Foster louant la capacité de Delgado à donner vie aux dinosaures avec un minutie obsessionnelle. Suit un avant-propos de trois pages rédigé par Barbara S. Grandstaff (chercheuse en biologie) qui évoque les différentes races mises en scène par Delgado, ainsi que la Téthys et l'oasis Bahariya. En fin de tome, se trouvent les quatre articles rédigés par Delgado apparus dans chacun des comics, sur les films de sabre d'Akira Kurosawa et l'influence des westerns américains sur son œuvre, sur le film Yojimbo (1961) de Kurosawa, sur l'église de l'Agonie à Alajuela, et enfin sur les rencontres de réalisateurs et d'acteurs lors de sa carrière au cinéma. Au Crétacé, quelque part à proximité du paléo-océan Téthys, non loin de l'oasis Bahariya, un Spinosaurus égyptien avance tranquillement au milieu de tronc de bois éclatés, allant vers la lisière d'une forêt. Deux dinosaures plus petits sortent du bois, se disputant une patte sanguinolente que l'un d'eux tient dans sa gueule. le Spinosaurus les regarde, sans intervenir. Il avance dans la forêt et arrive au bord d'une rivière. Il avance dedans et nage, des Mawsonias passant sous lui, puis des ancêtres de tortue. du haut de quelques branches, des ptérodactyles observent le passage du Spinosaurus sans intervenir. Au fil de l'eau, le Spinosaurus passe devant des troncs éclatés ou couchés par terre, sous une voûte végétale d'arbres de très grande hauteur. Un plus petit dinosaure nage dans le même cours d'eau et passe au milieu d'un troupeau de Paralititan. Ceux-ci le repèrent immédiatement et se jettent sur lui lacérant sa peau de leurs dents : le sang se répand rapidement dans l'eau de la rivière. le troupeau de Paralititan reprend sa marche et hurle pour écarter de plus petits dinosaures qui sont arrivés. le Spinosaurus sort brusquement de l'eau, juste devant le troupeau de Paralititan. Ces derniers s'apprêtent à le piétiner comme ils ont exterminé le précédent dinosaure. le Spinosaurus décoche un coup de griffe tranchante contre la patte d'un Paralititan qui recule de suite. le Spinosaurus reprend tranquillement sa nage, alors que la forêt redevient calme. La nuit commence à tomber : le Spinosaurus trouve un coin qui le satisfait. Il fait quelques tours sur lui-même et finit par se coucher sur ses pattes pour dormir. Un groupe de quatre petits dinosaures nocturnes passe à proximité sans s'arrêter. le jour se lève et le Spinosaurus se réveille sous un soleil éclatant. Il baille et se relève, reprenant sa marche. Il voit un groupe d'ancêtres de crocodiles en train de dépecer un cadavre dans une partie peu profonde de la rivière. Lui-même se remet à l'eau et reprend sa nage tranquille. Plusieurs espèces de poissons passent auprès de lui sans chercher à interagir. La densité de poissons se fait de plus en plus grande, et le Spinosaurus en profite pour en happer un dans sa gueule et le manger. Sur la grève, un ancêtre de crocodile se bat contre 2 ancêtres de crabe. Sous l'eau un gros poisson en a repéré un petit et s'apprête à l'engloutir dans sa gueule, sans se rendre compte que lui-même va être happé dans la gueule d'un gros dinosaure aquatique. Ricardo Delgado avait déjà réalisé d'autres histoires de dinosaures, regroupées dans Age of Reptiles Omnibus (Tribal Warfare, The Hunt, The Journey). Ces trois récits présentent la caractéristique d'être sans parole, et de prouver sans conteste possible l'implication totale de l'auteur pour donner à voir des dinosaures plausibles, correspondant le plus possible à l'état des connaissances en la matière au moment de leur réalisation. Il en va de même pour ce nouveau récit. le lecteur suit donc un Spinosaurus de début jusqu'à la fin, dans ses déplacements, ses repas, d'autres activités, et bien sûr ses combats, sans aucun mot, ni même effet sonore. Il n'y a pas de cellule de texte, il n'y a pas d'onomatopée pour les cris produits par les dinosaures. Il appartient donc au lecteur de rétablir dans son esprit une narration, de faire l'effort d'ajouter une forme de voix intérieure qui vient expliciter certains liens de cause à effet d'une case à l'autre, ou de trouver les mots pour verbaliser une réaction émotionnelle. Cet exercice devient d'autant plus conscient que le lecteur ne peut pas se projeter aisément dans les personnages qui sont tous des animaux. Ricardo Delgado fait en sorte de ne pas les humaniser, de ne pas projeter des intentions humaines dans leur comportement. En outre, les dessins montrent des animaux qui n'ont rien d'anthropomorphe et qui ne sont pas semblables à ceux d'aujourd'hui. le lecteur ne peut même pas leur transposer les stéréotypes propres aux animaux familiers. Il retrouve des besoins basiques : se nourrir, se reposer, se reproduire, se défendre, attaquer une proie. Le lecteur peut également être décontenancé par le fait qu'il ne peut même pas identifier une partie de ces dinosaures. S'il n'a pas de connaissance particulière en la matière, qu'il a surtout été attiré par la reconstitution, il voit des espèces différentes, mais sans que son cerveau soit en mesure de les nommer. Il est donc passé en mode entièrement visuel. de l'avis de la spécialiste en biologie, le travail de l'auteur est exemplaire en termes de reconstitution, ou plutôt de recréation de ces représentations, totalement respectueuse de l'état des connaissances scientifiques en la matière. Les dessins sont très descriptifs, très détaillés que ce soit pour la morphologie de chaque espèce, la forme du crâne, les caractéristiques de la dentition, la manière de se déplacer en fonction des articulations du squelette, et même les supputations en ce qui concerne la couleur des carapaces, de la peau. le lecteur néophyte voit les différences entre chaque espèce, tout en devant penser en termes visuels pour les concevoir, sans recourir au langage parlé. le lecteur connaisseur éprouve un plaisir ineffable à voir ainsi ces espèces prendre vie sous ses yeux, avec un grand soin apporté pour les rendre de la manière la plus plausible possible, la plus exacte possible. Tout au long de ces cent-deux pages de bande dessinée, le lecteur effectue un voyage extraordinaire aux côtés de ce Spinosaurus, traversant des paysages depuis longtemps disparus, assistant aux formes de coexistence entre espèces, depuis l'indifférence jusqu'à la prédation la plus sauvage, en passant par un accouplement rendu délicat du fait de la crête dorsale du Spinosaurus. Effectivement, il éprouve la sensation de visionner un reportage animalier extraordinaire, d'une époque disparue à couper le souffle du fait de sa grande vitalité, le nombre d'espèces et leur caractère forcément exotique puisqu'elles sont toutes éteintes. Il regarde les différentes espèces se déplacer : la marche souple du Spinosaurus, la marche lourde des Paralititan, la dérive passive des Mawsonia dans le courant du fleuve. Il reste interdit devant ces poissons au regard indéchiffrable, incapable d'imaginer ce que peut être une vie de poisson préhistorique. Dans le même temps, il revient à l'état de nature, de nature très sauvage même, avec la loi de la chaîne alimentaire. Malgré lui, il se retrouve incapable de s'empêcher de projeter des émotions dans ces dinosaures : les deux en train de jouer avec le membre arraché d'un autre, la tranquillité de se laisser dériver dans l'eau du fleuve, la méchanceté d'un groupe de grands attaquant un petit, l'ambition d'un groupe de petits attaquant un grand, la confiance en soi d'un dinosaure laissant passer un petit groupe dans l'assurance qu'ils ne peuvent pas lui faire du mal, la dangerosité mortelle d'un coup de griffe acérée bien placé, l'instinct de protection des petits d'une portée, l'absence de toute culpabilité à se nourrir de la portée d'une espèce différente, etc. La mise en scène de ces comportements renvoie le lecteur à ses propres instincts, à ses comportements réflexes, à l'atavisme du genre humain, à sa part de cerveau reptilien. Il ne peut que constater que le danger ou la pression le ramène vite à ce type de comportements, de valeurs fondamentales, bien présente sous le vernis de la civilisation, et même structurantes de la société humaine. Avant de commencer ce tome, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une lecture facile, une simple reconstitution, fut-elle de qualité, un divertissement à base de dinosaures spectaculaires. Mais l'ambition de Ricardo Delgado est bien supérieure : il effectue un reportage le plus exact possible, montrant des animaux disparus au comportement dénué de toute trace d'humanité, évoluant dans un monde disparu représenté avec soin par un artiste qui ne compte pas sa peine. L'expert peut aussi bien identifier des Spinosaurus, des Araripesuchus, des Carcharodontosaurus, des Deltadromus, des Paralititan, des Rugops, des Stomatosuchus, des Bahariasaurus, des Mawsonia, des Bawitius et d'autres encore. Confronté à une telle diversité de vie, le lecteur fait l'expérience de sa propre animalité et de sa fragilité face à une faune et une flore aussi foisonnante.
Le Patient
Je suis toujours happé par le travail de Timothé Le Boucher. L'histoire intrigante, la mise en scène cinématographique, les couleurs, la sensibilité et l'ambiguïté autour des relations humaines, tout m'a plu. Le milieu hospitalier permet de voir la complicité qui s'installe autour des différents handicaps, ça crée beaucoup de finesse dans la psychologie des personnages. J'ai déjà lu 47 Cordes et je ne suis pas déçu par cet autre oneshot.
Gaston en Normandie
Étonnée et agréablement surprise par la lecture de Pauline à Paris de Benoît Vidal, j'avais découvert un roman-photo assez différent de ce que j'imaginais : malin, inattendu, il mêle - les ressources d'archives publiques, (journaux, revues pour enfant, catalogues, cartes, plans, affiches...) - le témoignage oral (avec une retranscription fidèle du souffle du récit grâce aux portraits photographiques qui se succèdent en attrapant les expressions, les phrases bien choisies, associées aux regards silencieux qui font apparaître toute la subtilité du message et la fragilité du personnage interviewé ; dans le précédent opus, il s'agissait surtout de Joséphine, la grand-mère de l'auteur.) - les archives photographiques familiales (les photos de mariage, de communion, de fratries...) - des images plus farfelues, jaillies de l'imagination de l'auteur au moment où il écoute, ou peut-être au moment où il assemble, en tout cas ces quelques incursions graphiques apportent un regard intrigant et personnel qui devient attachant au fil des pages... J'ai donc commandé aux éditions fblbl "Gaston en Normandie" et j'ai retrouvé toutes les qualités de ma première lecture. A la grand-mère se rajoute une seconde source, le père : Gaston. Les deux récits s'entremêlent pour nous présenter un récit du débarquement à Bayeux vu par celles et ceux qui ne combattent pas et qui semblent, dans la guerre des autres, comme des chiens dans un jeu de quilles. Ce récit très intéressant en lui-même, est émaillé de découvertes archivistiques, de photographies du grand-père qui apparait dans un coin, ou même parfois au premier plan. Ces victoires du chercheur lui donnent l'occasion de questionner son père, si effacé lorsque Benoit était petit, sur son propre père, Lucien , qui s'avère être le fils d'un alsacien implanté à Oran, Gustave. Ces destins enchâssés, dirigés par des décisions politiques qui les ont dépassés, contraints et dont ils ont transmis la frustration, la souffrance et même un peu de honte d'être ces fétus de paille dans le souffle de l'histoire. De la colonisation à la guerre d'Algérie en passant par les deux guerres mondiales, les familles françaises ont toutes laissé des plumes dans leurs relations familiales. Des pères traumatisés par des horreurs, absents, blessés voire morts, ont détricotés les rapports familiaux laissant des séquelles sur plusieurs générations; Cette histoire est très personnelle mais en réalité elle fait échos à toutes les familles, cherchez dans votre arbre généalogique et vous trouverez surement un arrière grand-père devenu alcoolique au retour de la guerre, un grand-oncle estropié qui ne s'est jamais marié, un autre qui a perdu un poumon à cause des gaz de combats... Dans tous les cas une douleur qui a rendu difficile la communication avec les enfants. Le plus touchant pour moi a été l'histoire de Lucien qui emmène son fils ado en train quelques années après la guerre, à la recherche du village natal de son père en Alsace et qui ne le trouve pas... Le village avait changé de nom... J'ai trouvé ça plus triste que tout ! Bref Cette BD est un voyage vers la compréhension du passé qui aide à la compréhension de nous-même : nous comprenons avec Benoît que nos sommes le réceptacle de tous ces destins tragiques, notre tristesse est légitime, mais j'ai ressenti ce récit comme une part de réparation envers ces générations sacrifiées... Restons vigilants parce que les politiques sont bien capables de nous remettre la tête sous l'eau guerrière...
La Brigade
Alea jacta est ! D'abord un grand bravo aux éditions La Joie de Lire pour la qualité du bouquin. Un magnifique écrin. Cette BD raconte l'histoire d'une quête, celle de Merlin l'enchanteur. Il est tombé dans l'oubli, son nom n'apparaît plus dans aucun grimoire. Pour retrouver sa gloire passée il va passer un pacte avec Pierrot, le magicien des mots. Celui-ci va lui concocter une quête chimérique où il devra réussir 26 épreuves pour retrouver son lustre d'antan. Merlin devra néanmoins être accompagné de valeureux guerriers qui eux aussi sont tombés en désuétude, ils seront au nombre de deux. Barbare, un molosse tout en muscle à l'esprit un peu simplet et de Fantôme, un spectre muet énigmatique. Ce trio hétéroclite sera rejoint au cours de ses aventures par Oiseau-Fusain, un bien étrange volatile. Victor Hussenot, que je découvre, a réalisé un travail de titan. Cette BD lui aura pris quatre ans pour en arriver au bout. Un scénario simple mais foisonnant d'idées pour créer un univers féerique, absurde et inquiétant. Un récit qui parodie le genre où l'humour décalé est omniprésent. Les personnages sont attachants et j'ai suivi avec délice leurs pérégrinations extravagantes. J'ai particulièrement aimé l'épilogue, l'amitié ne serait-elle pas plus importante que la renommée ? Mais le plaisir de lecture doit beaucoup à la proposition graphique de Hussenot. Un trait gras, souple et expressif de toute beauté. C'est surtout sa mise en page audacieuse et ses nombreuses trouvailles qui m'ont entraîné dans cette histoire foldingue C'est aussi les innombrables détails qui pullulent, ils sont un vrai plaisir pour les yeux. D'ailleurs, vous aurez plaisir à chercher les nombreux clins d'œil au cinéma, théâtre, bd... C'est enfin le choix judicieux des couleurs qui magnifie le tout. Très beau ! Un délicieux moment d'évasion. Foncez si vous aimez être surpris ! Coup de cœur.