Les derniers avis (8709 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Punisher - Zéro absolu (Retour vers nulle part)
Le Punisher - Zéro absolu (Retour vers nulle part)

Nihilisme - Il s'agit d'une histoire de Punisher (Frank Castle) complète en un seul tome initialement paru en 1989, sous forme de graphic novel (format de bande dessinée européenne, avec reliure rigide). Tout commence avec une pleine page de Punisher en train de suer à grosses gouttes dans un endroit complètement noir. Il évoque des voix provenant de l'extérieur d'individus qui ne peuvent pas le voir et il évoque également un avertissement donné par ses instructeurs dans le camp d'entraînement des Marines. Punisher s'apprête à interrompre une livraison de drogues en plein désert de l'Arizona (à moins que ce ne soit le Nevada ou l'Utah). Après avoir exécuté froidement son quota de trafiquants, Castle prend en charge un agent du FBI blessé au cours de la fusillade. Ce dernier lui apprend qu'avec son partenaire, ils s'apprêtaient à démanteler une partie de ce réseau géré par un dénommé Cleve Gorman. Ce nom rappelle à Castle un individu particulièrement odieux côtoyé dans ce camp d'entraînement, avant de partir pour la guerre du Vietnam. Ce camp paumé avait été surnommé Big Nothing, et Gorman après avoir mis sa raclée à Castle avait également surnommé ce dernier Big Nothing, s'arrogeant lui le nom de Big Ma. Punisher se met donc au travail pour faire ce qu'il sait faire de mieux : massacrer du criminel. C'est un peu le cadeau d'excuse offert par Marvel à Steven Grant, Mike Zeck et John Beatty. Punisher est un personnage créé en 1974 par Gerry Conway et Ross Andru dans un numéro d'Amazing Spiderman. En 1986, Steven Grant et Mike Zeck transforme cet Exécuteur (Mack Bolan, créé en 1969 par Don Pendleton) au rabais en un héro urbain en guerre contre les criminels dans Circle of Blood (Cercle de sang), une minisérie en 5 épisodes. Mais Mike Zeck prend du retard dans ses dessins et est incapable de tenir les délais mensuels pour le cinquième épisode. du coup Marvel refile les dessins à Mike Vosburg, Steven Grant solidaire de Zeck refuse de terminer le scénario qui est confié à Mary Jo Duffy, pour un final très en dessous des quatre premiers épisodes. C'est donc avec un énorme plaisir que les fans accueillent cette histoire complète entièrement réalisée par Grant, Zeck et Beatty. Dès la première page, l'ambiance happe le lecteur. Pour cette histoire, Steven Grant (scénariste habitué des superhéros pour des histoires peu remarquables, sauf sa série Whisper) retrouve le ton de la minisérie initiale. Il limite la quantité de phylactères et rédige les cases de pensées de Castle de manière lapidaire en phrases très courtes et peu nombreuses. Et surtout il apporte une vision radicale du personnage. Lors d'une interview, il explique qu'il s'est inspiré de sa vision du nihilisme selon Martin Heidegger (1889 – 1976). Punisher est un individu qui poursuit son but (l'élimination des criminels) tout en sachant que ses actions ne pèseront rien au regard de l'Histoire (et sont même dépourvues de sens) et que tout se terminera par sa mort. En 1986, et même en 1989, un héros animé par une telle philosophie dans un comics grand public, c'est du jamais vu. On est très loin des superhéros, même si Grant et Zeck ne peuvent pas s'affranchir complètement du costume à tête de mort avec les gants blancs. D'un autre coté, ils ne se gênent pas pour insérer de nombreuses scènes pendant lesquels Castle est en civil. le cynisme de Punisher affleure également régulièrement, en particulier lorsqu'i ironise sur la qualité médiocre de la finition des habitacles des voitures américaines. Steven Grant écrit donc une histoire de Punisher avec une trame classique (sans oublier l'expérience acquise en tant que soldat au Vietnam), mais avec une intensité exceptionnelle. le lecteur ressent la catharsis née de l'exécution des criminels par le héros, mais sans jamais souhaiter être à sa place. Grant introduit une composante psychologique supplémentaire (la schizophrénie) en faisant dire à Castle que Punisher est une personnalité séparée de la sienne. le niveau de violence reste très élevé, malgré les années qui ont passé et qui relativisent parfois ce qui semblait avant intense. Mike Zeck et John Beatty ont donc disposé du temps nécessaire pour finir chaque planche. Punisher est semblable à la couverture : massif, bardé de muscles, avec un regard dur et mort. Mike Zeck s'est lui aussi émancipé des illustrations traditionnelles de superhéros pour un style plus classique. Avec l'encrage de Beatty, il donne un regard très intense à Punisher qui sous-entend une détermination inébranlable. Chaque individu est aisément reconnaissable, sans être exagérément typé. Les vêtements des personnages ressemblent à des vêtements ordinaires. Il apporte un soin particulier aux décors intérieurs qu'il s'agisse d'un bureau dans une base militaire, ou du hall d'accueil d'un bordel. La mise en page est très aérée avec une moyenne de 4 cases par page. Les scènes d'action font vraiment mal chaque fois qu'un coup est porté. Et il y a une superbe voiture de sport qui subit un démantèlement aussi brutal que soudain. Zeck et Beatty ont donc conservé l'efficacité des dessins de comics d'action, tout en gommant les clichés des superhéros. Donc malgré la carrure de bodybuilder de certains personnages et le costume de Punisher, les illustrations décrivent une ambiance réaliste dynamisée par la testostérone. Il faut aussi souligner le travail de Ken Bruzenak (le lettreur) qui a une façon bien à lui de rendre le bruit des armes à feu. Cette histoire distille déjà la quintessence de Punisher pour un récit sec, nerveux et nihiliste, sur une structure classique. POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE PUNISHER ET SES SÉRIES – En 1987, Mike Baron et Klaus Janson lancent une série continue qui prouve que le personnage peut porter sur ses épaules une série mensuelle, puis bientôt deux et mêmes trois chaque mois (avec Punisher war journal et Punisher war zone, grâce à l'apport déterminant du scénariste Chuck Dixon). Malheureusement ce succès s'accompagne d'une augmentation d'histoires de mauvaise qualité et les 3 séries finissent par s'arrêter. Il faudra attendre l'arrivée de Garth Ennis au scénario en 2000 pour retrouver un Punisher crédible dans Welcome Back, Frank sous le label Marvel Knights. À la suite de quoi, Ennis a profité de la création d'une branche plus adulte (Marvel MAX) pour écrire une autre série indépendante Punisher MAX.

19/06/2024 (modifier)
Couverture de la série Le Vivant à vif
Le Vivant à vif

Rarement un livre m’a semblé aussi essentiel. La lecture de ‘Le Vivant à vif’ devrait être imposée dans toutes les écoles, son étude devrait être suivie de tables de réflexions, de travaux pratiques, d’actions sur le terrain. Son constat devrait influencer les politiques menées par nos dirigeants, avec une vision mondiale. Car ‘Le Vivant à vif’ supprime toutes les frontières, son sujet concerne chacun d’entre nous. Nous provoquons une catastrophe sans précédent, nous le savons et nous sommes pourtant incapables d’agir, de nous brider, de nous unir, de nous sauver. Ce livre pourrait être profondément déprimant s’il n’y avait la dernière partie qui redonne un peu espoir en éclairant les petites actions que déjà certains d’entre nous mènent au quotidien, et d’autres que nous pourrions tous mener à notre tour. Mais de quoi est-ce qu’on cause ? Le Vivant à vif est l’adaptation au format bande dessinée du roman de Bruno David « A l’aube de la sixième extinction ». Adapté pour être compris d’un très large public, il explique de manière didactique pourquoi et comment nous, l’humanité dans son ensemble et les pays riches en particulier, sommes responsables de la future extinction de masse. Un futur qui a déjà commencé, un futur qui nous concerne tous et qui pourrait (devrait ?) nous être fatal. Par son propos, cette bande dessinée peut être rapprochée de « Le Monde sans fin » de Blain et Jancovici. Je trouve toutefois son contenu encore plus pertinent car celui-ci ne se limite pas au seul réchauffement climatique. Même s’il montre parfois une décroissance idyllique (qui ne rêve pas d’une belle maison avec un beau potager, une alimentation saine à base de produits locaux, une mobilité douce en vélo), il n’occulte pas les aspects négatifs ou moins réjouissants de cette absolue nécessité d’arrêter d’épuiser la terre. J’ai particulièrement apprécié le fait que les auteurs soulignent le caractère énergivore des réseaux sociaux. Mieux encore, pour la première fois j’ai lu dans une bande dessinée grand public que ne pas avoir d’enfant était un acte responsable (rahhhh, que ça fait du bien dans ce monde occidental où ne pas avoir 1,7 enfant par ménage est considéré comme de l’égoïsme à l’état pur !) Et puis Dieu sait si j’ai déjà lu pas mal de documentaires traitant de l’impact positif du végétarisme… mais c’est le premier qui me fait vraiment réfléchir à la pertinence de sauter le pas (le chapitre sur la pêche et les ressources marines m’a particulièrement marqué). La mise en scène de Simon Hureau est soignée. Si elle destine prioritairement cette lecture vers un jeune public, elle demeure accessible à tous. Le trait de l’auteur apporte toujours autant de fraicheur à ses planches, et ses qualités de naturaliste ne sont plus à démontrer (même si ici, il reste très en deçà du travail méticuleux réalisé sur L'Oasis). Le moins que l’on puisse dire est que c’est une lecture qui m’a marqué. Et du fait que je trouve son message essentiel, sa forme adaptée à un très large public et sa conclusion incitante, je me laisse aller pour un « culte ». A lire A faire lire A relire A partager … et puis agir…

19/06/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Portrait (Baudoin)
Le Portrait (Baudoin)

Dessiner la vie… le rêve impossible… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première parution date de 1990. Il a entièrement été réalisé par Edmond Baudoin, scénario, dessin. C'est une bande dessinée en noir & blanc, comprenant 44 planches. La nuit dans une rue de Paris, les façades et les voitures semblent perdre de leur consistance, leurs formes devenant plus lâches, plus esquissées à gros traits de pinceaux, jusqu'à composer une vision abstraite de courbes, d'aplats et de tâches. Puis les piétons passent, d'abord une vision de leur tête, puis de leur buste. Les bâtiments et la statue équestre sur la place donnent l'impression de dégager une aura, d'irradier vers le ciel. le regard se fixe sur la tête d'un homme qui semble se démultiplier en kaléidoscope reproduisant le même visage avec des nuances dans son expression. En fait, une fois la vision revenue à la normale, il s'agit bien d'un unique homme avec la statue équestre derrière lui. Les autres visages de la foule reviennent. Un flux de pensée évoque la nature évidée, creuse de la femme dont toujours le sexe se retire. Pour autant elle ne souhaite pas être soignée. Elle n'est pas malade à en mourir, mais folle à en vivre. Un autre flux de pensée réfléchit à l'acte de peindre. L'univers enfle, baudruche démentielle… Venise s'enfonce irrémédiablement. le galop de la mort, de la vie… Au centre du maelström, l'homme ne rêve que d'immuable, que de toujours, que de jamais, de toute sa vie… L'imbécile. Peindre l'homme ?… Un réveil arrêté dans le désert du Nevada avant l'explosion de la première bombe atomique ! Mais comment peindre cette seconde ?… Peut-être faut-il préférer la saveur du manque, ce désir inassouvi, plutôt que l'obscénité bouffie de la satisfaction… et offrir la mort à l'excès de sa vie. Michel vient de terminer de peindre une rangé d'individus de plain de pied, de dos, et il a laissé une place vide entre deux hommes. Charles lui demande : et le trou blanc entre les hommes en noir ? Il répond : le troublant, il aimerait y dessiner la vie. le rêve impossible : une fois de plus, il souhaite s'y confronter, s'y cogner comme le papillon de nuit au réverbère. Il cherche un modèle vivant. Les deux amis sont attablés dans un café. Michel promène son regard autour de lui et il remarque belle jeune femme pleine de vie. Ailleurs un amant en pantalon et torse nu rompt avec sa compagne Carol : c'était super, il savait qu'elle ne pleurerait pas, vraiment super. Il lui rend ses lettres. Elle pense en son for intérieur : les lettres, c'est pire qu'une provision de confiture pour passer l'hiver, et son amour en papier cadeau… aux ordures. Elle est allée trop vite, trop vite, c'est son rythme d'amour, tout, tout de suite. Pourquoi les hommes reprennent-ils toujours ce qu'ils ont donné ? Elle sort dans la rue et continue à penser aux amants qui passent, quand elle est interpellée par Michel, qui l'appelle par un Mademoiselle ! Elle marque un temps d'arrêt et il lui propose de poser pour lui. Elle accepte tout simplement, puis elle continue son chemin. Dans le métro, un homme chante une chanson d'amour, sûrement de lui, nulle. Edmond Baudoin est un bédéiste atypique qui a entamé sa carrière à quarante ans, avec une approche très personnelle. S'il ne connaît pas son œuvre, le lecteur en prend conscience dès la première séquence. Visuellement elle s'ouvre sur une page avec trois cases de la largeur de la page, les dessins au pinceau allant de l'impression laissée par une rue, épurée jusqu'à l'abstraction pour la troisième case. Les cases des trois pages suivantes ne vont pas jusqu'au même degré d'abstraction, mais conserve ce mode de représentation avec des traits épais, qui s'attache plus à l'impression générale qu'à la finesse de détails. Tout du long, le lecteur observe cette façon très libre d'utiliser la page et les cases : des bordures tremblotantes tracées à la main, des cases sans bordure, des personnages qui évoluent dans une décomposition du mouvement (Carol représentée 5 fois ou plus à la suite dans une même bande pour la voir bouger), un personnage représenté dans différents positions dans des dessins enchevêtrés sans bordure de case, sans respecter un alignement sur une bande, trois pages consacrés à des portraits en gros plan de Carol allant de l'esquisse à quelques coups de pinceaux pour faire naître son visage et son sourire. L'artiste s'émancipe de temps à autre de la stricte continuité narrative pour introduire une image métaphorique : un arbre sans feuillage, planche 6, une étendue d'herbe avec des poteaux téléphoniques en planche 26, le retour de l'ombre chinoise de l'arbre planche 37, un autre arbre sans feuillage planche 43. La liberté de ton narrative s'applique également aux textes, au mariage des mots avec les images. Une seule phrase pour la première page, en écriture manuscrite, puis deux flux de pensée distincts dans les pages suivantes, celui de Carol dans cette graphie manuscrite en minuscules, celui de Michel en capitales dans des cartouches rectangulaires. D'un côté une femme qui s'interroge sur sa vie amoureuse, son rapport aux hommes et ses rêves, de l'autre un artiste qui s'interroge sur sa capacité à reproduire la vérité d'un sujet vivant, et dans le même temps cette déambulation visuelle dans les rues de la ville. Une fois posé ce principe, la narration reprend un mode plus conventionnel : des personnages identifiés en train d'interagir, Carol d'un côté, Michel de l'autre. Leurs chemins se croisent : l'un pose pour l'autre. Leurs chemins se séparent, ils croisent ensemble une autre personne. L'histoire relate de brefs instants de la vie quotidienne, aussi banals dans ces vies, qu'uniques et exceptionnels pour ce qu'ils apportent à ces vies, et différents de ceux de la vie du lecteur. Il y a bel et bien une progression narrative et dramatique qui ne se limite pas à l'évolution d'une relation entre deux êtres qui se rencontrent : elle charrie également des interrogations sur la motivation existentielle de l'un et de l'autre, sur la mise à l'épreuve de cette motivation à l'aune de la réalité physique. Le lecteur se dit que cette bande dessinée devait détonner dans la production du début des années 1990, car elle détonne toujours autant trente ans plus tard. Il s'agit du onzième album de l'auteur, et il avait été publié à l'origine par Futuropolis. En fonction de sa sensibilité, le lecteur va être plus ou moins sensible à l'un ou l'autre thème développé. Par exemple, il peut y voir un flirt entre un peintre et sa modèle, un homme d'une quarantaine d'années, peut-être plus, et une jeune femme de moins de trente ans. Une attirance réciproque, dans une relation non consommée. Il suit le fil de pensée de Carol : elle apprécie de poser car elle ressent que Michel est là, terriblement attentif, elle devient alors sûre d'exister. Il suit le fil de la pensée de Michel : parvenir à traduire ce qu'il y a derrière la façade la peau, en concentrant ou en réduisant l'énergie de l'ensemble de ses membres, de sa tête de ses organes pour faire un dessin, réduire et concentrer cette tension seulement et toujours au bout de ses doigts. Le lecteur peut également percevoir dans ces pages comme des réflexions disparates accrochées sur la trame très basique de cette relation entre peintre et modèle. Alors ce sont les incongruités qui attisent son attention. En vrac, la conviction de Carol que les hommes reprennent toujours ce qu'ils ont donné, le jeune homme et sa chanson nulle dans la rame de métro, les hommes à une table en terrasse qui soulèvent la robe de Carol pour voir sa culotte sans réaction de la jeune femme, la réflexion de Michel sur la bande dessinée (il ne comprend pas comment on peut bien dessiner en faisant des choses si petites), l'écrivaine qui explique à Michel que créer c'est aussi prendre une revanche et qu'il faut de la haine pour ça, etc. La remarque la plus inattendue se trouve certainement planche 15 avec le personnage dans la rue qui se fait la réflexion qu'il s'est encore fait caca dans la culotte. Au fur et à mesure qu'il relève ces moments ou ces remarques, le lecteur ressent qu'il découvre une œuvre personnelle, où le créateur se livre avec son propre langage, donnant accès à sa personnalité de façon directe. Le titre annonce un histoire romanesque basée sur la propre expérience de l'auteur dans ses relations avec une modèle. le lecteur connaissant un peu la vie de Baudoin, se doute qu'il va également mettre à profit son expérience amoureuse. Il y a de ça bien sûr : une bande dessinée sur l'objectif de l'artiste (dessiner la vie), sur le rôle du modèle en tant que muse, sur la relation à deux sens qui s'établit, sur l'autonomie du modèle dans sa vie qui reste un être indépendant de l'artiste. Par la force des choses, cette relation s'achemine vers une fin ou en tout cas une autre forme, et la bande dessinée correspond exactement à ce à quoi le lecteur pouvait s'attendre. Dans le même temps, la forme s'avère plus libre que prévue, souvent inattendue, s'aventurant vers l'impressionnisme, l'expressionnisme, l'abstrait, ne se cantonnant pas à des cases alignées en bande. Les différentes séquences recèlent chacune leur lot de surprise, allant de la notion de la Terra Incognita sur les anciens globes terrestres, correspondant à ces zones que l'artiste veut explorer, jusqu'à une remarque condescendante sur les images d'une bande dessinée, en passant par la fétichisation du modèle, son objectification, le rapprochement entre l'homme qui se retire après l'amour et le fait qu'il se sente obligé de partir, mais aussi le besoin d'être observée pour exister. En filigrane, le lecteur perçoit également la démarche du créateur pour traduire des perceptions sensorielles par le dessin. de fait, plus il repense à sa lecture, plus il fait le constat qu'elle recèle de multiples thèmes, alors que cette bande dessinée lui avait parue si simple et facile. Après coup, à froid, il se rend compte de tout l'implicite non verbalisé contenu dans ces pages, une expression d'artiste très riche dans le fond, rendant compte d'un cheminement déjà très fourni dans cette carrière. Il lui vient comme une évidence de prolonger cette lecture, avec L'Arleri (2008) en couleurs, du même auteur, sur un sujet proche sans être identique, approfondissant la relation entre artiste et modèle, ainsi que sur l'essence de la femme, et ce qu'il manque à l'homme. Une lecture aussi facile que profonde et généreuse.

19/06/2024 (modifier)
Par Martial
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Planète oubliée (Légendes de l'éclatée)
La Planète oubliée (Légendes de l'éclatée)

Cet album sort du lot de la bande dessinée courante et aborde un plan intéressant de la pensée : Une dérive fabuleuse en plusieurs panneaux, décrivant l'oubli lent et irrémédiable d'un monde qui fut. Une œuvre magistrale, sur l'importance de la position sociale d'individus, qui loin des clichés de la Science-Fiction, s'approprient les décisions, la gestion, les opportunités, l'exploration, et au final la réalité controversée, d'un événement catastrophique, dont le souvenir s'étiole d'époques en époques. Jusqu'au retrait d'une référence, sa dernière mémoire, permutée avec une autre plus réaliste... Cette bande dessinée retrace les histoires intimistes, de personnages touchés de près ou de loin avec un événement qui semblait donner du sens à leurs propres existences. Jusqu'à la disparition enfin de tous ces psychismes, qui semblaient en relation avec cet ancien évènement. Comme si le temps nettoyait ces âmes de leur immaturité, pour les renvoyer encore et encore travailler sur leurs véritables personnes, en les affranchissant d'un passé révolu et lourd... Une photographie de la pan humanité et de ces convulsions existentielles, à acquérir coûte que coûte !!

19/06/2024 (MAJ le 19/06/2024) (modifier)
Par Hervé
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Ulysse & Cyrano
Ulysse & Cyrano

Avant tout, il faut souligner la qualité éditoriale de l’objet, une très belle couverture et un format un peu plus grand qu’à l’accoutumée. Casterman a, en cela, suivi les éditions Glénat avec 1629, ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta scénarisé par un certain Xavier Dorison, qui est aussi aux fourneaux avec « Ulysse & Cyrano ». Le prix de cet album est certes un peu élevé, mais avec près de 170 pages, cela vaut vraiment le coût. Malgré les bonnes critiques lues ici ou là, je ne m’étais pourtant pas précipité sur cet album, le scénario surfant à première vue sur le monde des chefs cuisiniers, médiatisé à outrance dans les média et qui m’horripile à un point que vous ne pouvez pas deviner ! Et puis, j’ai cédé à l’avis de ma libraire et j’ai bien fait. Il faut dire, que dans le climat morose que nous traversons actuellement, cette bande dessinée est un rayon de soleil, une récréation, une lueur d’espoir. Le temps s’est arrêté lors de la lecture. Que cela fait du bien ! Je ne connaissais pas Stéphane Servain et j’avoue que son dessin est simplement lumineux, et cela va des décors aux personnages. Même les planches consacrées à la cuisine mettent en appétit. Certes le personnage bourru de Cyrano n’est pas très original mais il est terriblement attachant. On pourrait arguer que Xavier Dorison et Antoine Cristau surjouent de bons sentiments au cours de l’intrigue, mais qu’importe quand c’est bien réalisé. Sur fond de sombre histoire familiale, et d’apprentissage, les auteurs nous offrent une bande dessinée que j’ai dévorée d’une traite malgré ses 168 pages, et qui, je crois, tombe à pic pour s’échapper de la période trouble que nous vivons. J’ai suivi les aventures d’Ulysse avec délectation. Cette chronique m’a touchée et je ne manquerai pas de la relire, il va s’en dire. Prenante, émouvante parfois, amusante très souvent, ce récit ne peut que vous marquer. Une de mes meilleures lectures de l’année pour le moment.

18/06/2024 (modifier)
Par Gaston
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Bob Denard - Le dernier mercenaire
Bob Denard - Le dernier mercenaire

Depuis plus qu'une quinzaine d'années j'en ai lu des livres sur la politique française et cela inclut ses actions dans ses anciennes colonies. Bob Denard est un nom que je connais bien. Je n'ai pas appris grand chose dans cette biographie en BD et pourtant je l'ai trouvée passionnante. Le coup de génie de Jouvray est de faire intervenir la mort, qui fait une bonne narratrice et qui va aussi dialoguer avec Denard. Cela change des biographies froides qui ne font qu’aligner les dates importantes d'un personnage historique. Le scénariste résume bien les moments forts de la vie de Denard et des dessous de certaines activités des services secrets français. Le dessin donne un côté un peu onirique au récit et j'ai vraiment adoré ce parti-pris.

18/06/2024 (modifier)
Couverture de la série Full Stop - Le Génocide des Tutsi du Rwanda
Full Stop - Le Génocide des Tutsi du Rwanda

C'est le troisième ouvrage que je lis pour les 30 ans du génocide des Tutsi au Rwanda et à chaque fois la même émotion m'étreint. Trois ouvrages pour trois angles différents. Ici Frédéric Debomy nous emmène à la rencontre des derniers survivants qui acceptent encore de raconter l'horreur vécue. Dans un Kigali où toutes les traces du génocide ont disparu sur les murs et dans les rues, les auteurs montrent l'importance de lutter contre le négationnisme ou le déni entretenu par certains hommes politiques. Ce travail contre les amalgames, les présentations tronquées est essentiel pour que la justice puisse "rendre la dignité aux victimes". Debomy ne s'attarde pas sur les faits qui sont aujourd'hui reconnus, il "limite" son travail à nous faire découvrir le trajet qui a pu conduire à la condamnation de deux bourgmestres de la commune de Kabarondo. Dans cette commune 3000 personnes, âgées entre 8 jours et 98 ans ont été massacrées dans l'église par les milices et les FAR avec l'appui des autorités locales. En effet les condamnations ne vont pas de soi dans un système de droit. C'est une des leçons du livre qui montre la différence de traitement infligées aux uns et aux autres. Si les Tutsi et Hutu modérés n'ont eu droit à aucun procès autre que celui de la haine et la barbarie, beaucoup de génocidaires ont bénéficié d'une procédure dans les règles du droit. C'est grâce au travail d'associations comme le CPCR des frères Gauthier que le Rwanda a pu surmonter l'indicible dans un esprit de justice et de mémoire. Les belles aquarelles d'Emmanuel Prost se partage entre l'ambiance d'un Kigali moderne et les portraits remplis de respect et de délicatesse des témoins interviewés. Une excellente lecture pour entretenir le devoir de mémoire loin de tout manichéisme. Ainsi j'ai beaucoup aimé le rappel de l'action de certains soldats français qui se sont volontairement "perdus" dans les collines de Bisesero pour sauver les Tutsi encore menacés. Une lecture qui rappelle qu'il ne peut y avoir de paix sans justice.

18/06/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série The Authority - Kev
The Authority - Kev

Au service secret de sa Majesté - Ce tome est le premier d'une série de 3 écrits par Garth Ennis, introduisant le personnage de Kev Hawkins, qui est amené à rencontrer les personnages de l'équipe de superhéros The Authority (de Warren Ellis & Bryan Hitch). Il contient le numéro spécial Kev initialement parus en 2002, ainsi que les 4 épisodes de la minisérie More Kev, initialement parus en 2004, écrits par Garth Ennis, dessinés et encrés par Glenn Fabry. Kev – Kevin Andrew Hawkins est un caporal des SAS (Special Air Services) détaché sous les ordres d'une cheffe en civil pas commode. L'histoire commence alors qu'il coule un bronze, tranquille chez lui, en lisant les résultats sportifs dans le journal, tout en écoutant les courses de chevaux à la radio. 2 hommes cagoulés font irruption, arme en main pour l'exécuter sommairement, à cause d'une mission meurtrière à Belfast. Puis sa cheffe lui confie la mission d'assassiner les membres de The Authority à bord de leur vaisseau spatial The Carrier. le pire serait qu'Hawkins mène à bien sa mission. Or le pire n'est même pas certain, sauf avec Kev. More Kev – Kev Hawkins est en train de se payer du bon temps avec Susan, quand il est surpris en plein sport de chambre, par 3 hommes cagoulés qui souhaitent l'exécuter sommairement etc. Puis il est convoqué par sa cheffe qui lui explique qu'il va devoir faire équipe avec Apollo et Midnighter (2 membres homosexuels de l'équipe The Authority) pour retrouver le cadavre d'un extraterrestre qui… C'est inracontable, il faut juste savoir que Kev Hawkins est un vrai homophobe qui ne le cache pas. Au début des années 2000, Warren Ellis et Mark Millar ont dépoussiéré le genre équipe de superhéros avec The Authority qui a le vent en poupe et la possibilité de supporter des séries dérivées. Ennis s'occupera aussi de Midnighter le temps d'une histoire, dans Machine à tuer). Les habitués le savent : cet auteur ne porte pas particulièrement les superhéros dans son coeur. Il met donc en scène cette équipe de manière détournée, par le biais d'un individu ayant une solide formation militaire dans une équipe spéciale des forces armées, pas vraiment à sa place à côté de personnes capables d'anéantir une flotte spatiale d'envahisseurs extraterrestres. Ça commence par comme une énorme farce potache pour les 2 récits contenus dans ce tome, d'abord avec Kev sur le trône, puis ensuite en train de faire son affaire à une dame qui a déjà quelques heures de vol. Puis Ennis se sert des Troubles irlandais pour mettre en scène des individus cherchant vengeance, d'une rare inefficacité. Tout au long de ces récits, le lecteur se délectera des blagues grossières, crades et homophobes (parce que s'il y est allergique, il aura reposé ce tome dès la première page). Ennis se montre graveleux, avec un personnage réac' à souhait, homophobe jusqu'à la bêtise, et d'une inventivité qui dans les meilleurs moments évoque celle de San Antonio. Cette comparaison n'est pas gratuite, car le langage ordurier de Kev et ses potes est particulièrement imagé et débridé, très savoureux. Kev Hawkins se conduit comme un parfait crétin, incapable de s'arrêter de faire des blagues odieuses sur les homosexuels, alors même que Midnighter est à ses côtés, et lui a promis de l'handicaper à vie s'il en sort encore une. Ses sorties discriminatoires se doublent d'une forme de poisse qui fait qu'il commet souvent une bourde d'une ampleur incommensurable par épisode (comme par exemple de réussir à assassiner tous les membres de The Authority, juste avant une CENSURÉ), sans parler de ce faux pas monumental impliquant un inspecteur du ministère de l'armée et un tigre. Mais ces histoires ne se résument pas à un simple prétexte servant de support à une enfilade de provocations grossières et politiquement incorrectes. Il y a également une intrigue, à la fois très drôle (la demande irrégulière de l'inspecteur du ministère), et comprenant un bon niveau de suspense, ainsi que des surprises diverses et variées. Les protagonistes disposent d'une véritable personnalité, assez marquée pour Kev Hawkins, conformes à leur formation et à leur profession pour ses potes, cohérentes avec leurs autres apparitions pour les membres de The Authority. Dans certaines séquences, le lecteur peut déceler d'autres formes d'humour, par exemple la satire sur les auteurs de livres opportunistes ou à l'argument de vente aussi improbable qu'artificiel (le livre de recettes des SAS). Il découvre également une réflexion sur les grandeurs et servitudes de la condition de militaire, plutôt les servitudes d'ailleurs. Ainsi les collègues d'Hawkins ayant quitté le service argumentent auprès de lui leur choix, pour une vision de la condition de soldat aux ordres, qui n'a rien de primaire ou de basique. le lecteur familier d'Ennis retrouvera les discussions qui lui sont chères, autour d'une bonne bière, ou d'un alcool un peu plus fort, pour parler entre hommes, pour se dire ses quatre vérités. Kev Hawkins n'a pas sa langue dans sa poche, mais Midnighter non plus et il ne faut pas l'énerver avec des propos homophobes (oui, c'est raté). Au travers de ces dialogues, le lecteur peut deviner l'évolution des convictions de l'auteur qu'il appliquera aussi à sa propre carrière, en créant ses propres séries pour gagner son indépendance des 2 éditeurs majoritaires de comics indépendants. Pour mettre en scène ces aventures énormes et bien ancrées dans la réalité, Ennis bénéficie de l'apport déterminant de Glenn Fabry (l'artiste des couvertures de Preacher). Celui-ci dessine de manière réaliste et détaillée. Kev Hawkins présente une morphologie normale, sans muscle surnuméraire, sans abus de stéroïdes, ses potes aussi. Les membres de The Authority ont des costumes moulants mettant en valeur leur musculature parfaite, là encore sans exagération anatomique. Leurs costumes et le Carrier sont conformes à leur apparence dans la série The Authority. Glenn Fabry a un don pour décrire le quotidien de Kew Hawkins dans ce qu'il a de plus normal et banal, avec un angle de prise de vue laissant la porte ouverte à la dérision ou à la moquerie. Hawkins a une posture des plus normales assis sur la cuvette des toilettes, avec tout ce dont il peut avoir besoin à portée de main : clopes, briquet, cendrier, bombe désodorisante, magazine porno. Tous ces objets sont dessinés de manière détaillée, tout en restant lisible, avec un encrage fin et précis. Ils trouvent leur place dans un intérieur normal et fonctionnel. Il en va de même pour l'appartement de Susan, ou encore les différents pubs. Les tenues vestimentaires des uns et des autres sont conformes à la personnalité de ceux qui les portent. Fabry ajoute quelques petits traits secs sur les visages, ce qui leur donne une apparence adulte, sans volonté de faire joli, ou de conférer une beauté systématique à tous les personnages. Les visages sont expressifs avec assez de naturel, sauf pour les scènes de combats physiques ou de destruction. Sans être un expert en moues diverses et variées, l'artiste trouve l'expression juste pour le côté un peu vulgaire d'Hawkins et pour l'exaspération explosive du Midnighter. On sent qu'il a du mal à lutter contre toutes les gouttes d'eau que prodigue libéralement Hawkins et qui font que le vase a déjà débordé et est proche de la rupture. Tout au long du récit, le lecteur apprécie les qualités de metteur en scène de Glenn Fabry. Les scènes d'action sont lisibles et plausibles. Il sait faire ressortir l'horreur de la violence (tutoyant la parodie avec les têtes qui explosent, celles d'Apollo, comme celle de l'éléphant). Il rend vivantes les scènes de dialogue, avec une dextérité remarquable, soit par les gestes et les postures des interlocuteurs, soit en promenant la caméra pour apporter des informations visuelles sur le décor. En commençant ce tome, le lecteur sait qu'il va se régaler grâce à la verve de l'auteur, habile à débiter des blagues énormes et salaces. Puis il se rend compte que Kev Hawkins tient la dragée haute aux superhéros, sans pour autant en devenir un lui-même. Il apprécie le comportement adulte des protagonistes. Il se laisse entraîner dans une intrigue bien ficelée. Il sourit franchement aux gags enjoués et pas bégueules. Il peut se plonger dans chaque environnement et interpréter le comportement des personnages par leurs expressions et leurs postures. Il a le plaisir de découvrir qu'Ennis & Fabry ne se sont pas contentés d'écrire une histoire bien rythmée et très drôle, mais qu'il y a aussi une réflexion pertinente sur l'obéissance.

17/06/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mademoiselle Baudelaire
Mademoiselle Baudelaire

Quaerens quem devoret. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été entièrement réalisé par Yslaire (Bernard Islaire) : scénario, dessins, couleurs, lettrage. Ce créateur est également l'auteur de la série Sambre, XXe ciel.com. L'ouvrage se termine avec une biographie de quatre pages du poète. Jeanne Duval en démone avec des ailes côtoie les gargouilles de Notre Dame. Charles Baudelaire avec des ailes d'albatros s'élance dans le vide depuis une haute tour de la cathédrale. Elle s'élance dans le vide à sa suite, sous le regard de pierre des gargouilles. Il ouvre les yeux, dans son lit, avec elle nue à ses côtés, sous le regard d'un chat noir juché sur l'armoire. Elle allume une cigarette en lui demandant s'il se souvient de combien de bouteilles il lui a fait boire. Il commence à lui lire un poème écrit pour elle : le soir, l'âme du vin chante dans le Bordeaux. Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure ! Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure, des souvenirs dormant dans cette chevelure, je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir. La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, tout un monde lointain, absent, presque défunt, vit dans tes profondeurs, forêt aromatique. Pendant ce temps-là, elle se trémousse devant lui, dans le plus simple appareil, et elle commence à se caresser. Elle lui met son doigt mouillé par ses sécrétions, dans la bouche, puis le chevauche, toujours sous le regard du chat impassible. Paris le trente-et-un août 1867, les amis en deuil sont rassemblés devant le cercueil qui a été mis en terre. Jeanne se tient un peu à l'écart, en s'appuyant sur une béquille. Caroline Aupick est raccompagnée chez elle par monsieur Charles Asselineau. Elle se plaint à lui de la présence de Jeanne qui, encore dans sa dernière lettre en avril 1866, demandait à son fils, une somme d'argent immédiatement, alors qu'il était dans de si grands embarras et malade à Bruxelles. Et maintenant elle lui demande un héritage. Une fois son invité parti, elle s'installe à son bureau et sort la longue lettre de Jeanne. Cette dernière indique qu'elle a été la muse immorale, damnée, du plus grand poète maudit. C'est elle, la belle ténébreuse, cette chère indolente, qui marche en cadence, belle d'abandon, comme un serpent qui danse… la fille des colonies, l'esclave créole, la mulâtresse, la Béatrice, la charogne, la triste beauté, la reine des cruelles, mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits… Celle qui noyait sa nudité voluptueusement, dans les baisers du satin et du linge, et, lente ou brusque, à chaque mouvement, montrait la grâce enfantine du singe. Elle vient de ces paysages lointains qui font rêver un enfant qui s'évade en pensée de ce Paris moderne et enfumé par la fumée noire des cheminées. Charles avait six ans quand son père est mort. Il demande à la servante Mariette où est son père. Elle répond que sa mère lui a déjà dit, qu'il est parti en voyage, tout là-haut au ciel, au Paradis. Charles a tant prié pour le salut de ce fantôme absent qu'il a fait de sa mère, sa seule divinité sur Terre. Qu'il connaisse ou non le travail de ce créateur, le lecteur en identifie rapidement les spécificités. Pour commencer la narration est essentiellement menée par les phrases de la lettre de Jeanne Duval, qui courent en haut ou en bas des cases dans plus de la moitié des pages. Il s'agit donc d'une narration très écrite, entre remarques adressées à la mère du poète, et description de sa vie, de l'état de la relation entre lui et elle. En même temps, il s'agit également d'une narration très visuelle. le tome s'ouvre avec une illustration en double page, présentant une silhouette féminine en danseuse avec l'or de ses bijoux ressortant sur sa peau noire de sa silhouette en ombre chinoise, un début de transformation en démon cornu, et la pauvre Charles, accablé avec les épaules tombantes, une plume dans la main droite et une feuille de papier dans la main gauche, avec ses ailes d'albatros. Puis vient la séquence onirique avec gargouilles et ange déchu depuis les cimes de Notre Dame, en trois dessins en pleine page. Au fil de l'album, le lecteur se délecte de dix-sept dessins en pleine page, deux en double page. Il lit vingt-six pages muettes, dépourvues de tout texte, même du récitatif constitué de la lettre écrite par Jeanne. Il apprécie la variété de ladite narration, pouvant aussi bien offrir une illustration extraordinaire, que des pages de bande dessinée classique à base de cases rectangulaires bien délimitées, disposées en bande. Le lecteur succombe vite au charme des dessins, de la variété des techniques utilisées : dessin avec formes détourées et encrés, et mise en couleurs, tracés plus libres, avec contours esquissés par plusieurs traits non effacés, rendu de type gravure pour illustration dans un journal du dix-neuvième siècle, bichromie et formes détourées au crayon, motif imprimé en fond de case comme du papier peint, facsimilé d'une toile de maître (Gustave Courbet), jeu avec les couleurs pour un effet impressionniste (par exemple le feuillage estival des arbres déjà un desséché dans la lumière mordorée du soleil), utilisation d'une couleur de type encre de seiche, puis contraste avec des cases en noir et gris foncé, bichromie en nuances de gris, collage de plusieurs images côte à côte, sans bordure de case, page composée en pyramide avec le premier plan en bas de la page, une image qui vient dominer ce premier plan au milieu de la page, encore une autre au-dessus à gauche, et une autre différente dans la partie supérieure droite, le tout fondu les unes dans les autres, mouvement montré dans une suite de cases, jeu entre la bichromie et un élément en couleur comme une fleur, variété des cadrages, etc. L'artiste use naturellement des possibilités offertes par le dessin, prise de vue, techniques de dessin, outils pour dessiner, avec une élégance et un à-propos extraordinaires, sans tomber dans une forme de prolifération démonstrative. En fonction de sa sensibilité, le lecteur se retrouve bouche béante, arrêté dans sa lecture, devant telle ou telle image. Par exemple, il peut rester à regarder le vol de la gargouille et de l'ange-albatros pour sa qualité gothique, être épaté par ce gros plan sur le sexe sombre de Jeanne avec une rose en guise de vulve, se sentir habité par ces pages où Jeanne écrit avec Charles tenant sa main avec la plume, et pour fond des lignes d'écriture cursive dans une bichromie pourpre extraordinaire transmettant l'inspiration de la muse dans un flux extatique, sourire devant le bleu très clair de la confiture verte (dawamesk) ressortant doucement sur la tonalité ocre des cases, partir dans les visions de Charles sous l'influence de ce produit psychotrope (Jeanne en démone, en panthère spectrale, etc.), se sentir mal devant le dessin de charogne d'un cheval, frémir devant l'animalité d'un des rapports sexuels du couple, etc. À l'opposé d'un artiste qui veut en mettre plein la vue, Yslaire choisit avec soin les techniques les mieux à même d'exprimer ce qu'il souhaite faire passer comme impression, comme sentiment, comme sensation, pour évoquer la manière dont le poète ressent le monde. La narration visuelle constitue un voyage en lui-même, exprimant le ressenti et la sensibilité du poète plus que celui de sa muse. Par l'artifice de la lettre, l'auteur peut parcourir la vie de Charles Baudelaire (1821-1867) dans l'ordre chronologique. S'il connaît déjà la vie du poète, le lecteur y retrouve des éléments emblématiques comme sa syphilis, sa prise de laudanum, son caractère dispendieux, ses dettes l'obligeant à déménager très régulièrement, sa relation avec sa mère, son admiration pour les œuvres d'Eugène Delacroix (1798-1863) et en particulier son tableau La mort de Sardanapale peint en 1827, sa tentative de suicide d'un coup de couteau le trente juin 1845, son engagement politique en particulier lors de la troisième révolution de 1848, dite de Février, et sa participation aux Journées de Juin la même année, sa mise sous tutelle financière, sa relation avec Apollonie Sabatier, etc. Tous ces événements sont relatés par Jeanne même si elle n'était pas personnellement présente à chaque instant. Elle évoque également les relations du poète avec les autres artistes de l'époque : la bohème artistique avec Félix Tournachon (1820-1910, dit Nadar), Théodore de Banville (1823-1891), Ernest Prarond (1821-1909), Gérard de Nerval (1808-1855), mais aussi Gustave Courbet (1819-1877), Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), Théophile Gautier (1811-1872). Les traductions de Edgar Allan Poe (1809-1849) sont également évoquées, avec la présence à deux reprises d'un corbeau prononçant le mot Nevermore. le lecteur qui découvre le poète dispose ainsi d'un aperçu un peu orienté de sa vie, tout en étant très solide et bien documenté. L'un comme l'autre peut également jouer à identifier les extraits de poème présents et à en retrouver le titre, ou à relever une référence, comme celle de la charogne, ou une remarque en passant (page 124) renvoyant à celle qui est si gaie. Le choix de l'auteur est de présenter Charles Baudelaire, avec le regard de Jeanne Duval, au travers de leur relation. Il comble les manques par des propos qui ont été rapportés à sa compagne, ou ce qu'il lui a raconté. L'ouvrage permet de considérer cet homme comme un privilégié gâté, vivant de ses rentes, dépensant sans compter, imbu de sa personne en vivant comme un dandy, aimant les femmes, incapable de s'astreindre à une régularité dans le travail, égocentrique au possible. Néanmoins le lecteur ne le perçoit pas de cette manière dans sa lecture. Il assiste aux souffrances d'un individu devant prendre du laudanum pour éviter que sa maladie ne s'aggrave, comprend qu'il se traite également avec des pilules de mercure. Il voit un homme réellement amoureux d'une jeune femme (impossible de connaître son âge avec exactitude) qui exerce le métier de prostituée, et d'une origine considérée à l'époque comme inférieure, défendant les artistes qu'il estime, amateur de beau bizarre (page 79 : le beau est toujours bizarre), souffrant de sa maladie, de son mal-être, partagé entre l'horreur de la vie et l'extase de la vie. Pages 116 & 117, le lecteur est terrifié quand Jeanne Duval jette violemment l'encrier du poète et fracasse sa psyché, brisant ainsi l'image qu'il avait de lui dans son miroir, mais aussi son ego, jouant visuellement sur les deux sens du mot Psyché. Il sourit en page 124 quand Baudelaire déclare à Marie Daubrun que pour lui un bon portrait est une biographie dramatiste, c'est-à-dire exactement ce que Yslaire a réalisé pour raconter la vie du poète. Arrivé à la fin, le lecteur se dit qu'il aurait bien lu quelques pages de plus, sur des éléments pas forcément développés, comme son éloignement pour l'usage de produits psychotropes, mais il fallait faire des choix. Il suffit au lecteur de feuilleter cette bande dessinée pour comprendre qu'il bénéficie d'une invitation au voyage avec des pages de toute beauté, variées et séduisantes. Il comprend rapidement que le bédéiste affiche un point de vue dans cette biographie, en mettant en avant Jeanne Duval, et surtout sa relation avec Baudelaire. Il plonge dans une reconstitution en forme de drame, très bien documentée, visuellement envoûtante, n'hésitant pas à choquer en montrant crûment une charogne aussi bien qu'un sexe de femme en gros plan teinté de sang, qu'un sexe d'homme qui se transforme en serpent, à montrer la dimension pathétique de cet homme qui souffre, à faire apparaître l'évolution de la relation entre Jeanne et Charles jusqu'à leurs violentes disputes. Il en ressort enchanté par les sensations et les émotions, étrangement réconforté d'avoir partagé les tourments de cet homme frère en humanité.

17/06/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série The Authority - Kevin le magnifique
The Authority - Kevin le magnifique

Entre l'onanisme et la batte de baseball, il y a la tarte à la crème - Ce tome est le deuxième consacré au personnage de Kevin Hawkins, après Kev (épisode spécial, minisérie More Kev en 4 épisodes). Il contient les 5 épisodes de la minisérie The magnificent Kevin, initialement parus en 2005/2006, écrits par Garth Ennis, dessinés et encrés par Carlos Ezquerra, mis en couleurs par David Baron. Dans la première séquence, Kev est tranquillement en train de se masturber dans son lit, en imaginant une séquence (montrée au lecteur) avec sa chef, alors qu'un groupuscule de l'IRA s'apprête à investir sa chambre pour l'abattre par représailles. Sur le Carrier (le vaisseau voguant entre les dimensions du groupe de superhéros The Authority), les membres sont neutralisés les uns après les autres par une sorte de djinn les entartant, leur laissant une tarte à la crème inamovible sur le visage, les plongeant dans le coma. Seul Midnighter (un superhéros homosexuel et fier de l'être) en réchappe. Il se retrouve téléporté en Angleterre dans un endroit désolé, sans aucun superpouvoir, sérieusement blessé. Contre toute attente il demande au Boss d'Hawkins l'aide de ce dernier, ne faisant confiance qu'à Kev (homophobe et fier de l'être) pour l'amener à un hôpital spécialisé dans le traitement des superhéros. Dans la voiture, Midnighter (Lucas Trent) demande de lui raconter comment il en est venu à s'engager dans le SAS (Special Air Service). Comme le laisse supposer la séquence d'ouverture, ce récit s'inscrit dans les histoires provocatrices, trashs et outrageantes de Garth Ennis, avec la volonté affichée de repousser les limites du politiquement incorrect. Cela n'empêche qu'il y ait une vraie histoire, et même plutôt deux. La première concerne l'irruption inexpliquée de ce djinn agressif dans la forteresse d'Authority. Cela déclenche l'enquête d'Hawkins en Angleterre, et le duo improbable et antagoniste qu'il forme avec Midnighter. le suspens est de bonne facture, jusqu'à la résolution tout à fait satisfaisante. Cette facette de l'histoire n'apporte rien à la mythologie d'Authority, mais elle met en scène Midnighter avec un tranchant remarquable. La deuxième facette de l'intrigue réside dans la découverte du passé d'Hawkins et de quelques unes de ses missions. le lecteur familier des œuvres d'Ennis retrouve avec plaisir l'un de ses thèmes favoris : la condition de servitude du soldat, au service d'un commandement aux objectifs discutables, que les circonstances obligeront à remettre en question. Pour cette deuxième facette, Ennis développe un point de vue élaboré sur la nécessite de refuser l'obéissance aveugle et de questionner l'autorité établie, l'absence de reconnaissance de l'autorité militaire pour les services rendus, l'inadéquation de la prise en charge des soldats souffrant de troubles dus au stress post-traumatique. Il n'hésite pas à inclure une action clandestine pendant les Troubles en Irlande. Ces deux facettes du récit (un peu raboutées de manière artificielle au début du récit) constituent déjà une histoire bien fournie et décapante. Mais il faut encore ajouter la personnalité décapante de Kevin Hawkins, et de ceux qui l'entourent. Tout le monde s'exprime dans des propos francs, vachards et dépourvus d'hypocrisie, avec force mots grossiers et dans un argot anglais savoureux et imagé. Hawkins a parfaitement conscience de sa condition de sous-fifre facilement remplaçable que sa supérieure méprise. Dans ce type de relationnel très vert, il n'hésite pas à lui demander (après avoir reçu sa nouvelle mission) si par hasard elle n'accepterait pas de lui faire une gâterie (entièrement conscient qu'elle souhaite avant tout qu'il ne revienne pas entier de cette mission). Il connaît la réponse avant de poser la question, mais c'est la seule forme de rébellion qui lui reste. Ce mode relationnel méchant et blessant augmente la dimension humoristique née des situations grotesques (les tartes à la crème), du duo qui ne se supporte pas (l'homosexuel fier de ses performances et l'hétérosexuel à la vie sexuelle plus fantasmée que réelle), des moments énormes à la Ennis (une corvée de latrines). Pour la mise en image de ce récit outré, Ennis fait équipe avec Carlos Ezquerra, un vétéran du magazine 2000 AD et de la série Judge Dredd, avec lequel il a souvent collaboré (par exemple The green fields beyond ou Just a pilgrim). Ezquerra utilise un style plutôt réaliste, un peu simplifié, sans rechercher l'exactitude ou la précision photographique. Pour ces 5 épisodes, il a disposé du temps nécessaire pour insérer des arrières plans spécifiques régulièrement, et concevoir des formes de visages particulières pour chaque personnage. le résultat est de type descriptif, avec une bonne connivence vis-à-vis du scénario, en particulier visible dans les moments Ennis, tous mémorables sans reposer sur des images choc parce que trop explicites. Ezqerra s'avère doué pour dessiner l'expression juste au bon moment, savoir visible dès la première séquence dans laquelle Kev est en train de se palucher (pardon, de s'adonner à l'onanisme). The magnificent Kevin fait partie des histoires de Garth Ennis qui comprennent plus d'humour qui tache que de drame, et le lecteur se surprendra à plusieurs reprises à arborer un franc sourire en réaction à un humour percutant débarrassé de toute hypocrisie, voire à rire à haute voix. Cela n'empêche pas le récit de mettre en scène un individu foncièrement humain, avec un fond moral bien caché mais réel, une homophobie réactionnaire assumée, et un passé de soldat complexe, faisant réfléchir. Ennis et Ezquerra ont à nouveau collaboré pour les aventures suivantes de Kevin Hawkins : A man called Kev (minisérie en 5 épisodes).

16/06/2024 (modifier)