J'ai beaucoup apprécié la lecture du "Piège malais" et j'ai du mal à comprendre la somme de mauvais avis à l'encontre de cette série.
J'ai découvert le travail de Didier Conrad via sa série Jeunesse Donito à laquelle j'ai immédiatement adhéré à la fois dans l'humour et dans le graphisme.
La lecture du piège malais m'a convaincu de l'excellence du travail de Conrad ainsi que son originalité créative. En premier lieu c'est intéressant de voir comment son style graphique peut passer d'un public jeune à un public franchement adulte.
Car le piège malais qui fait voyager Ernest, petit routard français du 19ème siècle, entre le catalogue du Kamasutra et celui des supplices chinois n'a pas vraiment sa place entre des mains enfantines. Contrairement à d'autres lecteurs, je trouve le personnage d'Ernest très bien choisi.
Ernest petit cartésien agnostique ou athée, opportuniste, qui se croit libre de toute autorité est le témoin impuissant du choc entre deux mondes dont il est exclu. Pire Ernest est un anti-OSS que sa qualité de Blanc ne met à l'abri ni des humiliations les plus infamantes ni d'une fatalité la plus sordide.
Sous couvert d'un récit à valeur humoristique, cynique et satirique, Conrad laisse percevoir une réelle connaissance des coutumes et croyances indiennes. S’il ne cache pas le côté choquant que peut avoir à nos yeux d'occidentaux, une société de castes, Conrad équilibre la balance avec l'hypocrisie, la bêtise et la vénalité des colons.
Je trouve même cette oeuvre toujours aussi pertinente dans la perception des fractures et les chocs potentiels de civilisations différentes sur de nombreux points fondamentaux spirituels et temporels.
Je n'ai pas été choqué par l'apparition du fantastique dans le récit qui accompagne la plongée du lecteur dans une ambiance indienne de plus en plus puissante.
La fin nous rappelle que la réalité n'est pas un conte de fée qui sourit toujours à nos héros maisons.
Le graphisme assez humoristique m'a permis de prendre de la distance par rapport à la noirceur du contenu du récit. Conrad n'hésite pas utiliser des scènes explicites dans le sexe ou la torture sans jamais tomber dans la bestialité ou le voyeurisme.
J'ai trouvé la construction très dynamique, sans longueur et bien dans l'ambiance des rapports de force en présence.
En conclusion j'ai beaucoup aimé ce moment de lecture original et non-conformiste.
Dans son préambule Jean-Luc Istin dit : « Vous l’avez voulu ? Vous l’avez ! Ce crossover est pour vous ! » Oh ça oui on l’a désiré, depuis des années et la fin de la saison 2 de Nains j’en parle, que ce serait bien que tous ces personnages se rencontrent enfin pour le grand soir. Pour éviter la redondance des histoires, pour éviter la lassitude du lecteur, il fallait que les Terres d’Arran aient leur Endgame où la crème des héros s’allient pour enfin botter le cul des raclures qui dirigent le monde. Il en aura fallu du temps, mieux vaut tard que jamais, les choses sérieuses peuvent enfin débuter…
Un nouveau cycle très particulier celui-ci puisque, même si le tome 1 peut se lire tout seul, franchement, en tout honnêteté, il s’adresse surtout aux lecteurs les plus assidus du Monde d’Aquilon. Cette fois, pas d’albums pouvant se lire indépendamment, mais une série traditionnelle avec une seule histoire en continue. Vraiment je ne la recommanderai pas aux néophytes, bien que je sois loin d’avoir tout lu (me suis arrêté au tome 4 d’Elfes par exemple), j’ai pas mal arpenté l’univers de la série et si vous n’avez pas lu tel ou tel album (pour ce tome 1), c’est quand même un peu dommage sous peine de passer à côté de pas mal d’éléments clés. Je conseille en particulier de se remémorer : Mages T3 Altherat, Orcs T10 Dunnrak, Nains T15 Oboron. Entre autres…
J’ai plutôt apprécié cette mise en bouche. C’est bien écrit avec une intrigue intelligemment montée proposant une montée en gamme, du cliffhanger, des émotions fortes. Je trépigne de lire la suite et dé découvrir quelles nouvelles têtes vont rejoindre la guerre de libération des anciennes races. Après une grosse intrigue centrée sur la guerre des goules, beaucoup redoutait l’après, et ce que la série pourrait avoir à offrir. Nous sommes encore dans une guerre de type apocalyptique, mais là on sent qu’on n'est plus dans les petites histoires indépendantes et que c’est la grande Histoire qui est en train de s’écrire.
J’ai parcouru le dessin de Brice Cossu sans déplaisir. Même si ce n’est pas ce que je préfère son dessin est lisible, et vu l’ambition du récit il y a à boire et à manger. Hâte également de le relire dans sa version noir et blanc que j’apprécierai davantage je pense.
Le coup de cœur est là pour encourager la série et remercier à ma façon, parce que vraiment ce crossover j’y croyais plus du tout !
J’avais déjà beaucoup aimé Les Sauveurs chez le même éditeur, mais « Nées Rebelles » m’a encore plus ému.
Le principe est similaire : les auteurs brossent le portrait de jeunes femmes voulant changer le monde, quitte à faire face à des ogres effrayants : les talibans, la National Rifle Association… et puis l’opinion générale et les trolls sur Internet, aussi… leur détermination inspire, et leur impact aussi, puisqu’elles ont toutes réussi à faire bouger les choses. Greta Thunberg n’est plus à présenter, et sa diatribe « how dare you » à l’ONU a fait le tour du monde… son histoire AVANT d’être connue m’a cependant beaucoup touché. Et que dire de Emma González… son discours à elle, prononcé suite à la fusillade de Parkland, m’a fait fondre en larmes. Une photo des jeunes filles conclut judicieusement chaque chapitre, ce qui les humanise encore plus.
Je note aussi le rôles des parents. Ils sont dépeints comme ouverts, et encouragent leurs enfants à poursuivre leurs rêves et leurs idéaux… être un model pour ses enfants est plus important que jamais.
Il parait futile de parler de réalisation technique… je note toutefois que la narration est parfaite, et que les différents styles graphiques apportent une variété appréciable entre les chapitres.
Un album d’intérêt général, à mettre entre toutes les mains… et plus particulièrement celles des jeunes filles, qui ont plus que jamais besoin de modèles autres que Kim Kardashian et toutes ces influenceuses TikTok à la vacuité sans fond.
Je découvre Guillaume Singelin avec cet album, et j’adore son style graphique. Il est typé manga, mais plutôt des années 80, genre Nausicaä de la vallée du vent ou encore Capitaine Albator, avec ces personnages tout en rondeur aux proportions cartoon, et une mise en couleur pastelle du plus bel effet. Les planches fourmillent de détails, que j’ai pris beaucoup de plaisir à examiner, et les scènes d’action sont magnifiquement représentées. Vraiment, c’est beau, et il y a un côté nostalgique pour le quarantenaire que je suis.
L’histoire mêle science-fiction et quotidien, et propose une brochette de personnages attachants qui tentent de donner du sens à leur vie dans ce nouvel âge spatial. La réflexion et les thèmes sont passionnants : pillages des ressources, traitement des employés par les corporations, survie hors du système… Le ton est résolument positif malgré tout, avec un optimisme basé sur l’amitié et les valeurs personnelles qui font chaud au cœur. La narration est parfaite, et alterne entre quotidien, aventure, exploration et action… je ne me suis jamais ennuyé pendant les 200 pages du récit. J’ai trouvé la fin très belle.
Une chouette découverte, qui me donne envie de lire P.T.S.D., autre album en tant qu’auteur complet de Guillaume Singelin.
Alors là ! C’est un étonnant hommage à Tintin (et plus précisément à l’album mythique ‘Tintin au Tibet’) que nous propose ici Frédéric Bihel. Vous y découvrirez une multitude de références plus ou moins explicites. Vous croiserez Tintin, Milou, le capitaine Haddock, les Dupondt, Tchang. Certaines compositions, certaines péripéties vous en rappelleront très clairement d’autres.
Et pourtant Frédéric Bihel nous propose une tout autre histoire que celle de Tintin au Tibet. Tout autre et pourtant si semblable. Le personnage central, plutôt que de partir au secours d’un ami disparu, va ici se lancer dans les traces du Yeti. Mais sa plus grande découverte sera celle de lui-même en définitive.
Le récit est prenant, bien structuré, très bien illustré. Les multiples références à Tintin lui apportent une dimension ludique mais ne m’auront jamais distrait du fond de l’histoire. Le mélange aurait pu être indigeste et pourtant, il est incroyablement harmonieux. A un point tel que la personne qui n’a jamais lu de Tintin (mais bon, ils ne doivent pas être très nombreux parmi les lecteurs de bandes dessinées) trouvera ici une histoire touchante sans aucun rapport avec celles vécues d’ordinaire par le petit reporter. Il est même fort probable qu’il ne se rende absolument pas compte de l’hommage rendu. Alors que le tintinophile, lui, s’amusera comme un fou de ces nombreux clins d’œil et finira par les scruter (mais ne perdra jamais le fil du récit).
Voici donc un album étonnant proposant très clairement deux niveaux de lecture dont chacun est parfaitement maîtrisé : une histoire touchante et un hommage subtil. Franchement bien, moi je dis !
La couverture et le titre ont attiré mon attention et mon regard. Alors OK, on n'est pas dans un récit historique sérieux et didactique, mais dans une relecture du Haut Moyen Age et du monde carolingien à travers la figure de ce bon vieux Charlemagne. Et n'empêche que c'est quand même sacrément documenté au niveau armes et décors ; avec un tel potentiel, il y avait tout lieu d'éveiller mon intérêt.
Si le récit s'appuie sur une base réelle et quelques détails, le développement de cette histoire est entièrement fictif, c'est de la pseudo-Histoire, mais qui n'est pas traitée n'importe comment. Si on accepte ce postulat, on ne peut que s'intéresser à cette Bd, et c'est ce que j'ai fait. Ce qui est remarquable, c'est que le scénariste fait en sorte de conter un récit très plausible malgré des anachronismes et une pure invention, il n'est pas évident de toujours démêler le vrai du faux, tout ceci est savamment enchevêtré mais sans verser dans les aberrations, ça reste crédible, c'est l'une des forces de ce récit.
Pour une fois, je me fous donc de la vérité historique à partir du moment où une Bd me procure un vrai plaisir de lecture et produit une bonne histoire qui tient debout, et qui en plus bénéficie d'un dessin magnifique, au trait puissant, chargé et vigoureux, exactement comme j'aime dans ce genre de bande. Il me fait penser un peu au dessin de Iko dans Ténèbres, c'est assurément l'autre force de ce récit.
On est loin de l'image du vieux Charlemagne, raide et sentencieux, certes conquérant, et du paladin Roland héroïsé par la Chanson de Roland ; il y a un aspect de fantasy dans ce récit, on y croise des brutes épaisses et de fourbes despotes loin des figures de preux et de l'imagerie d'Epinal apprise à l'école, j'aime beaucoup cette ambiance. Il va donc de soi que je compte beaucoup sur une suite d'un aussi bon niveau.
Wow ! Quel exploit a réussi Martin Panchaud.
Un exploit de m'avoir happé dans son roman - c'est lui qui catégorise La couleur des choses ainsi - alors que tout se passe en vue du dessus et que les personnages ne sont que des ronds de couleurs.
Les deux ouvrages n'ont rien à voir mais à la sortie de ma lecture, j'ai beaucoup pensé à Alpha... directions de Jens Harder. Le médium de la bande dessinée est infini, pour le peu qu'on lui fasse confiance. Martin Panchaud était convaincu que son histoire, mais surtout que son style graphique, pouvaient fonctionner. Il s'est battu pour trouver un éditeur, d'abord en allemand, puis en français.
Les éditions Çà et Là, véritable fabrique à prix en tout genre, grâce au flair, entre autres, de Serge Ewenczyk, ont d'abord refusé, la mort dans l'âme, La couleurs des choses. La raison ? Martin Panchaud écrit en français, sa langue maternelle. Et les éditions Çà et Là ne publient que des traductions. Mais l'ouvrage a d'abord été édité en allemand. Et Serge Ewenczyk a bien senti le truc (de plus, j'ai appris récemment qu'il lorgnait sur des auteurs francophones d'Afrique). Finalement, la bd a été édité. Je pense qu'ils ne le regrettent pas.
La couleur des choses est une expérience. Je lis énormément de bd, j'en possède 2500, en véritable obsédé que je suis. Et peu d'entre elles, me mettent des claques graphiques comme celle-là. Alpha...directions donc. Chris Ware évidemment. Sin City au début. Et quelques autres.
L'histoire est suffisamment intéressante, et je dis ça sans aucune réserve, pour se lancer dans cette exploration graphique. C'est là, où le pari est réussi. Parce que des bds au style graphique inimitable et originale, il y en a plein, mais si l'histoire ne tient pas la route, il manque quelque chose. Là, les péripéties de Simon, le héros, se lisent très agréablement. L'humour, noir, permet de se projeter dans le drame que vit notre héros. L'apparition de B52, la baleine, "personnage" que j'ai adoré, est déstabilisante mais tellement bien amenée que l'on sait qu'elle va être centrale. Donc on tourne les pages. Et on oublie que l'on suit des ronds de couleurs.
Graphiquement, la contrainte de la vue du dessus, parce que oui, c'est une contrainte, devient invisible. Pari réussi. Totalement.
Martin Panchaud prévient qu'il ne faut pas feuilleter son livre, alors que c'est le mode d'achat de beaucoup d'entre nous lorsque nous sommes chez nos dealers. Il a raison. Le feuilletage enlève toute la magie de l'expérience. Il faut prendre le livre comme il est et se laisser avoir, comme je me suis laissé avoir. Vous verrez, faites moi confiance, et faites confiance aux jurés du fauve d'or (Alexandre Astier quand même !), c'est assez grisant comme sensation.
Avec des ronds. Oui, avec des ronds.
On ne va pas se mentir : cet album est à destination des préadolescentes mal dans leur peau, qui ont besoin d'un peu d'aide ou d'inspiration pour savoir s'affirmer, s'accepter.
Marlène est une adolescente de couleur, qui vit dans une famille où la dictature de l'apparence est très présente. Il y a un gros problème avec ses cheveux dans son entourage : si elle les laissait libres de leurs mouvements, elle aurait une sacrée tignasse. Mais tous, y compris sa mère, lui font remarquer que ce n'est pas joli. Elle va donc chercher à changer cet état de fait, tout en essayant de comprendre les origines du problème. Et cela va se faire tout naturellement, au fil des conversations. L'album est plaisant à lire, on est vraiment dans la peau d'une gamine de 12 ans qui, sans être particulièrement intelligente, va finir par se poser les bonnes questions, et trouver la solution. Il y a de l'empowerment dans cette histoire simple, sans chichis, sans tomber dans le pathos, malgré la disparition prématurée du père de Marlène.
Le dessin de Rose Bousamra est très expressif, sans être particulièrement sophistiqué : c'est efficace, et on n'en demande pas plus.
C'est frais, c'est réjouissant, porteur d'espoir. Je valide.
J'aime bien Dumontheuil, ce gars semble aimer changer de style graphique ; ici, il délaisse son dessin biscornu en couleurs directes qui grossissent et déforment les physiques (sur Malentendus, sur Qui a tué l'idiot ? ou sur Le Singe et la Sirène), pour adopter un trait plus caricatural aux lignes tordues. C'est très visible dans les décors qui ne sont pas tracés à la règle, j'aime bien ce dessin, surtout quand il illustre ce genre d'histoire, sur fond de ruralité tranquille, un peu rétro, c'est une chronique villageoise très sympathique, toute simple qui m'a rappelé plein de souvenirs de gosse, un peu comme dans le film la Guerre des boutons (la version d'origine signée Yves Robert, pas les 2 remakes insipides récents).
Je passais une partie de mes vacances scolaires dans un petit village saintongeais qui ressemble beaucoup à Beaumont-en-Quercy, donc ça me parle. Dès la première image, on sent que c'est le genre de petit patelin campagnard où il fait bon vivre et qui est un creuset pour un gamin qui comme moi aimait faire des farces (effrayer les vaches, balancer des pétards au milieu des poules ou piquer les cerises sur l'arbre d'un vieux grigou).
Dans le Sud-Ouest, Beaumont-en-Quercy est fictif, il existe un Beaumont-du-Périgord en Dordogne, et je connais aussi un Beaumont-de-Lomagne en Quercy blanc, mais c'est dans le Tarn-et-Garonne et non dans le Lot-et-Garonne comme dans cette Bd ; je pense que Dumontheuil n'a pas voulu mettre en scène un vrai village pour des raisons qu'on peut comprendre et pour une plus grande liberté.
Les gens y sont pittoresques, mais en même temps, ce sont des archétypes de villageois qu'on peut rencontrer dans n'importe quel coin de France profonde et qui semblent faire partie des souvenirs d'enfance de l'auteur. L'histoire commence comme c'est précisé dans le résumé en 4ème de couverture, sauf que ça n'a que peu d'incidence sur le récit qui part ensuite dans une autre direction, ça sert juste à lancer la narration qui est en forme de tranche de vie villageoise et qui raconte des petits riens constitués de saynètes amusantes et tendres, ça sonne vrai, le ton est juste et ça court quand même sur 90 pages mais sans ennuyer.
Je regrette juste qu'on ne nous dise pas qui a dévasté le jardin et coupé les roses, et qui a volé les offrandes dans la grotte.
Une Bd simple, attachante et très agréable à lire, hymne à une époque insouciante et à une vie campagnarde au charme désuet.
Livre 2 : Le Livre des délices et des infortunes :
Doté d’une très belle couverture mettant en scène trois personnages égarés dans une forêt épaisse et mystérieuse, espionnés par trois étranges créatures mi-canidés mi-humaines en premier plan, le récit nous met de manière inattendue dans les pas du personnage secondaire du premier volume, Pontus, en compagnie de Brumel, la fille de Timoléon et Gasgar, tous deux victimes du clan des Guérisseuses, et de Krekl, un « homonte » de la branche néandertalienne, artiste chamane dont la discrétion n’a d’égal que son aura. Les trois compagnons auront pour quête de franchir la muraille pour rejoindre la cité de Turbia. En vertu d’un accord entre Timoléon (dont on ignore ce qu’il est advenu suite au coup d’Etat des Guérisseuses) et son ami le comte Lupullo, ce dernier avait accepté de se fiancer à Brumel pour sceller une alliance entre Elbaar et Valcarna face au Dombrak. Hélas, les choses ne se dérouleront pas tout à fait comme prévu…
Si l’effet de surprise du premier tome est moins flagrant (nous sommes désormais familiarisés avec les us et coutumes des Nors), ce nouveau chapitre va s’orienter vers le genre plus classique de l’épopée médiévale, avec son lot de complots et d’alliances stratégiques, jusqu’à la terrible bataille finale. Depuis la prise de pouvoir par la secte religieuse des Guérisseuses, les interactions entre Nors et Mérogs se sont accrues, et malheureusement pas dans une optique pacificatrice. Ce « Livre des délices et des infortunes » va confirmer la maîtrise totale de Nicolas Puzenat dans sa narration, d’une fluidité exemplaire, que renforce la structure minutieuse du macrocosme qu’il a créé, avec des personnages bien campés. Autant d’ingrédients qui contribuent à faire de cette bande dessinée une vraie réussite.
Au-delà de ces qualités, l’auteur intègre des aspects politique, philosophique et religieux, et d’autres, plus contemporains, d’ordre écologique et sociétal, ce qui confère une certaine valeur ajoutée à l’ouvrage. A travers les personnages féminins du peuple Nors, notamment celui de Brumel, l’auteur continue à nous questionner sur la question du genre, alors même que le lecteur ne prête plus tant attention à la corpulence impressionnante de ces femmes que l’on avait découvert dans le premier volet. De même pour Pontus, qui a appris à assumer son homosexualité en vivant parmi les Nors, pour qui l’amour libre n’a rien de tabou, à la différence des Mérogs, obnubilés par leur « dieu pendu » Kmaresh. A ce titre, on apprécie l’ironie exprimée par Puzenat à l’égard de certains adeptes exaltés, les « Pendus d’amour », qui rappellent étrangement nos fanatiques monothéistes et qui, pour manifester leur foi, se font suspendre à une potence tout en tentant de rester en l’air le plus longtemps possible, jusqu’à ce que leur langue devienne bleue. Hélas, parfois ça passe, parfois ça trépasse…
Si Pontus et Brumel se révèlent des héros attachants, le plus intéressant est sans doute le personnage de Krekl. De petite taille et assez insignifiant en apparence, le portraitiste homonte tient plus du gnome que du héros « sans peur et sans reproche ». Au début, il suscite parfois l’hilarité de ses amis (et du lecteur) avec ses croyances un rien extravagantes (notamment celle sur l’origine des hyènes peuplant son village), mais progressivement, Krekl va semer le doute dans l’esprit de Pontus et Brumel, beaucoup plus terre-à-terre, et gagner en crédibilité au fil de l’histoire. Krekl, c’est un peu l’Indien qui amuse le « civilisé » avec son folklore mythologique mais qui finit par rallier ses compagnons à ses vues par sa sagesse, son humilité et le respect ABSOLU qu’il voue à la nature, à la vie dans son ensemble, sa perception chamanique des choses, sa capacité à percer l’âme des gens et à communiquer avec les « Vakks » (les esprits des êtres vivants). Une approche qui s’inscrit pleinement dans le Zeitgeist.
Ajoutons que Nicolas Puzenat, on lui en sait gré, n’est pas tombé dans l’écueil du manichéisme. Dans leur société quasi idyllique, les Nors ne sont pas tous biens intentionnés (on le voit avec les redoutables Guérisseuses), pas plus que les Mérogs sont tous critiquables. Dans son observation de la chose politique, c’est davantage le système et ses péchés originels qu’il réprouve, tout comme la corruption du pouvoir (décelée de façon saisissante par Krekl lorsqu’il rencontre Gasgar) et la tentation mortifère de l’« œil pour œil, dent pour dent ».
D’un point de vue graphique, on reste charmé par l’inventivité et la richesse de cet univers déployé avec grand naturel. Le trait simple et sobre de Nicolas Puzenat ne cesse de gagner en finesse et de perfectionner son souci du détail, qu’il s’agisse des magnifiques paysages forestiers, ou des architectures imaginaires ou inspirées de l’époque médiévale. Le lecteur prendra beaucoup de plaisir à s’immerger dans ce monde uchronique aussi merveilleux que fascinant.
Grâce à cette fabuleuse épopée qui se déroule avec une force tranquille sous nos yeux éberlués, Puzenat s’impose sans en avoir l’air comme un fabuleux conteur au potentiel « tolkienesque ». Car si on peut y trouver ça et là des références au « Seigneur des anneaux » voire à « Game of thrones » (la muraille), l’auteur ne s’est pas livré à un simple copier-coller, tant s’en faut. Il a créé ici un monde tout à fait original avec sa propre mythologie, lequel réussit à nous dépayser fortement tout en se voulant un miroir à la fois réaliste et bienveillant, empreint d’une subtile pointe d’ironie, sur les travers de notre monde bien réel, avec « ses délices et ses infortunes ». La fin ouverte de ce second volet laisse sans trop de doutes entrevoir une suite. Certaines régions et villes de la carte n’ont pas encore été décrites dans le récit, et la mer de Brumine, que Pontus s’apprête à prendre, semble pleine de promesses…
-*-*-*-*-*-*-*-*-*-
Livre 1 :
Cette histoire, qui bénéficie d’un pitch très original, s’avère tout à fait dépaysante. Trop peu académique pour s’apparenter à série des « Jour J », « Megafauna » plaît beaucoup pour son côté à la fois artisanal et ambitieux. Pour réaliser cette uchronie à l’atmosphère médiévale, Nicolas Puzenat s’est nourri des études paléoanthropologiques les plus récentes, selon lesquelles l’homme de Néandertal aurait bien croisé notre ancêtre l’homo-sapiens avant de disparaître, et aurait même déposé quelques gênes dans son cousin, ou plutôt sa cousine si l’on parle d’accouplement… une partie des scientifiques évoquent même l’idée d’un métissage au profit de Cro-Magnon (autre nom de l’homo-sapiens), en plus grand nombre.
Quant à l’auteur de cet album, il va jusqu’à imaginer que Néandertal n’a pas regagné le néant, mais aurait continué à vivre dans notre millénaire, au moins jusqu’au Moyen-âge puisque l’histoire se déroule en 1488. Et sa survivance a eu des conséquences sur le cours des choses puisque les Sapiens ont dû apprendre à cohabiter avec ces voisins à la fois semblables et pourtant si différents. Le mélange des deux races n’a pas eu lieu, et Néandertal, peu désireux de faire cause commune avec ses rivaux, a fait ériger une muraille gigantesque sur leurs frontières communes, traversant de part en part le continent européen, ainsi divisé en deux entités distinctes.
Officiellement en guerre, les deux peuples ont toutefois maintenu des relations commerciales. Les Sapiens échangent du bétail et des vivres contre de l’or, des pierres précieuses et des épices dont les « Nors » raffolent. Mais depuis quelques temps, ces derniers ont mystérieusement suspendu toute relation avec leurs voisins du Sud, menacés par la famine. Pour tenter d’en savoir plus, les Sapiens vont envoyer discrètement un émissaire qui sera chargé de rencontrer le « Dimaraal » Vorel, l’un des chefs les plus puissants du camp ennemi. L’émissaire en question, Timoléon de Veyres, jeune étudiant en médecine, va prendre la route en compagnie de son ami, Pontus, qui fera office de garde du corps. L’accueil de la population néandertalienne sera plus que tiède voire hostile, et Timoléon aura fort à faire pour gagner sa confiance. C’est ainsi qu’au fil de l’histoire, on va comprendre peu à peu pourquoi les Nors ont décidé non seulement de couper les relations avec le Sud, mais également de maintenir depuis plusieurs siècles ce « cordon sanitaire » qu’est la grande muraille pour tenir à distance les Sapiens.
Nicolas Puzenat nous offre ici une parabole bien sentie sur notre civilisation « occidentale ». La société médiévale où a grandi « Timo », c’est la nôtre. Les Nors, c’est le peuple exotique et méconnu, qui donne lieu à toutes sortes de préjugés quant à leur primitivité. Mais bien vite, Timo, auquel le lecteur va s’identifier facilement par son approche candide et son ouverture d’esprit, apprendra à revoir son point de vue en vivant parmi eux. Le contraste est d’autant plus saisissant lorsque le jeune homme franchit la frontière. La région au sud de la muraille est quasi désertique, résultat des pratiques agri-économiques inconséquentes des Sapiens, et la violence s’accroit parmi les habitants faméliques. Derrière la muraille en revanche, le paysage est luxuriant et les forêts abondent, riches en faune et en flore. Les Nors, tout en vivant en harmonie avec la nature, semblent avoir atteint un stade de développement technologique aussi avancé que leurs rivaux.
Avec ce récit très bien mené, Nicolas Puzenat parvient à nous sensibiliser sur les dérives de notre monde, de façon assez subtile, ainsi que sur une quantité de thèmes comme les préjugés racistes ou la question des stéréotypes de genre, par le biais de la relation amoureuse entre Timo et la néandertalienne Gargar, très corpulente et d’une tête plus haute que son amant. Le trait certes peu académique trouve son équilibre dans l’univers enchanteur déployé ici. Et la magie opère facilement. On savait que l’auteur, à travers « Espèces invasives » avait du goût pour l’architecture, et une fois encore, il l’exprime ici de fort belle façon. Si les constructions des Sapiens sont conformes à l’époque médiévale, celles des Néandertaliens, désireux de préserver leur environnement, semblent par contraste être inspirées par l’Art nouveau, tout en courbes et en circonvolutions végétales.
« Megafauna » est un alliage parfait entre aventure et réflexion politico-philosophique sur le devenir de notre monde, ainsi qu’une invitation à rencontrer l’« étranger », en faisant abstraction des préjugés, de ses mœurs qui nous paraissent si étranges. L’auteur évite de tomber dans le prêchi-prêcha, et nous sert d’ailleurs une conclusion plutôt sombre. Heureusement, il y a cet humour discret qui irrigue le récit, notamment sur la question du culte religieux. Ici, le « fils de Dieu » n’est pas Jésus mais Kmaresh, et il a été pendu ! Lieux saints et jurons font ainsi référence à la potence ou à la corde, et c’est plutôt bien vu. Encore une publication éminemment sympathique des Editions Sarbacane.
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Le Piège Malais
J'ai beaucoup apprécié la lecture du "Piège malais" et j'ai du mal à comprendre la somme de mauvais avis à l'encontre de cette série. J'ai découvert le travail de Didier Conrad via sa série Jeunesse Donito à laquelle j'ai immédiatement adhéré à la fois dans l'humour et dans le graphisme. La lecture du piège malais m'a convaincu de l'excellence du travail de Conrad ainsi que son originalité créative. En premier lieu c'est intéressant de voir comment son style graphique peut passer d'un public jeune à un public franchement adulte. Car le piège malais qui fait voyager Ernest, petit routard français du 19ème siècle, entre le catalogue du Kamasutra et celui des supplices chinois n'a pas vraiment sa place entre des mains enfantines. Contrairement à d'autres lecteurs, je trouve le personnage d'Ernest très bien choisi. Ernest petit cartésien agnostique ou athée, opportuniste, qui se croit libre de toute autorité est le témoin impuissant du choc entre deux mondes dont il est exclu. Pire Ernest est un anti-OSS que sa qualité de Blanc ne met à l'abri ni des humiliations les plus infamantes ni d'une fatalité la plus sordide. Sous couvert d'un récit à valeur humoristique, cynique et satirique, Conrad laisse percevoir une réelle connaissance des coutumes et croyances indiennes. S’il ne cache pas le côté choquant que peut avoir à nos yeux d'occidentaux, une société de castes, Conrad équilibre la balance avec l'hypocrisie, la bêtise et la vénalité des colons. Je trouve même cette oeuvre toujours aussi pertinente dans la perception des fractures et les chocs potentiels de civilisations différentes sur de nombreux points fondamentaux spirituels et temporels. Je n'ai pas été choqué par l'apparition du fantastique dans le récit qui accompagne la plongée du lecteur dans une ambiance indienne de plus en plus puissante. La fin nous rappelle que la réalité n'est pas un conte de fée qui sourit toujours à nos héros maisons. Le graphisme assez humoristique m'a permis de prendre de la distance par rapport à la noirceur du contenu du récit. Conrad n'hésite pas utiliser des scènes explicites dans le sexe ou la torture sans jamais tomber dans la bestialité ou le voyeurisme. J'ai trouvé la construction très dynamique, sans longueur et bien dans l'ambiance des rapports de force en présence. En conclusion j'ai beaucoup aimé ce moment de lecture original et non-conformiste.
Guerres d'Arran
Dans son préambule Jean-Luc Istin dit : « Vous l’avez voulu ? Vous l’avez ! Ce crossover est pour vous ! » Oh ça oui on l’a désiré, depuis des années et la fin de la saison 2 de Nains j’en parle, que ce serait bien que tous ces personnages se rencontrent enfin pour le grand soir. Pour éviter la redondance des histoires, pour éviter la lassitude du lecteur, il fallait que les Terres d’Arran aient leur Endgame où la crème des héros s’allient pour enfin botter le cul des raclures qui dirigent le monde. Il en aura fallu du temps, mieux vaut tard que jamais, les choses sérieuses peuvent enfin débuter… Un nouveau cycle très particulier celui-ci puisque, même si le tome 1 peut se lire tout seul, franchement, en tout honnêteté, il s’adresse surtout aux lecteurs les plus assidus du Monde d’Aquilon. Cette fois, pas d’albums pouvant se lire indépendamment, mais une série traditionnelle avec une seule histoire en continue. Vraiment je ne la recommanderai pas aux néophytes, bien que je sois loin d’avoir tout lu (me suis arrêté au tome 4 d’Elfes par exemple), j’ai pas mal arpenté l’univers de la série et si vous n’avez pas lu tel ou tel album (pour ce tome 1), c’est quand même un peu dommage sous peine de passer à côté de pas mal d’éléments clés. Je conseille en particulier de se remémorer : Mages T3 Altherat, Orcs T10 Dunnrak, Nains T15 Oboron. Entre autres… J’ai plutôt apprécié cette mise en bouche. C’est bien écrit avec une intrigue intelligemment montée proposant une montée en gamme, du cliffhanger, des émotions fortes. Je trépigne de lire la suite et dé découvrir quelles nouvelles têtes vont rejoindre la guerre de libération des anciennes races. Après une grosse intrigue centrée sur la guerre des goules, beaucoup redoutait l’après, et ce que la série pourrait avoir à offrir. Nous sommes encore dans une guerre de type apocalyptique, mais là on sent qu’on n'est plus dans les petites histoires indépendantes et que c’est la grande Histoire qui est en train de s’écrire. J’ai parcouru le dessin de Brice Cossu sans déplaisir. Même si ce n’est pas ce que je préfère son dessin est lisible, et vu l’ambition du récit il y a à boire et à manger. Hâte également de le relire dans sa version noir et blanc que j’apprécierai davantage je pense. Le coup de cœur est là pour encourager la série et remercier à ma façon, parce que vraiment ce crossover j’y croyais plus du tout !
Nées Rebelles
J’avais déjà beaucoup aimé Les Sauveurs chez le même éditeur, mais « Nées Rebelles » m’a encore plus ému. Le principe est similaire : les auteurs brossent le portrait de jeunes femmes voulant changer le monde, quitte à faire face à des ogres effrayants : les talibans, la National Rifle Association… et puis l’opinion générale et les trolls sur Internet, aussi… leur détermination inspire, et leur impact aussi, puisqu’elles ont toutes réussi à faire bouger les choses. Greta Thunberg n’est plus à présenter, et sa diatribe « how dare you » à l’ONU a fait le tour du monde… son histoire AVANT d’être connue m’a cependant beaucoup touché. Et que dire de Emma González… son discours à elle, prononcé suite à la fusillade de Parkland, m’a fait fondre en larmes. Une photo des jeunes filles conclut judicieusement chaque chapitre, ce qui les humanise encore plus. Je note aussi le rôles des parents. Ils sont dépeints comme ouverts, et encouragent leurs enfants à poursuivre leurs rêves et leurs idéaux… être un model pour ses enfants est plus important que jamais. Il parait futile de parler de réalisation technique… je note toutefois que la narration est parfaite, et que les différents styles graphiques apportent une variété appréciable entre les chapitres. Un album d’intérêt général, à mettre entre toutes les mains… et plus particulièrement celles des jeunes filles, qui ont plus que jamais besoin de modèles autres que Kim Kardashian et toutes ces influenceuses TikTok à la vacuité sans fond.
Frontier
Je découvre Guillaume Singelin avec cet album, et j’adore son style graphique. Il est typé manga, mais plutôt des années 80, genre Nausicaä de la vallée du vent ou encore Capitaine Albator, avec ces personnages tout en rondeur aux proportions cartoon, et une mise en couleur pastelle du plus bel effet. Les planches fourmillent de détails, que j’ai pris beaucoup de plaisir à examiner, et les scènes d’action sont magnifiquement représentées. Vraiment, c’est beau, et il y a un côté nostalgique pour le quarantenaire que je suis. L’histoire mêle science-fiction et quotidien, et propose une brochette de personnages attachants qui tentent de donner du sens à leur vie dans ce nouvel âge spatial. La réflexion et les thèmes sont passionnants : pillages des ressources, traitement des employés par les corporations, survie hors du système… Le ton est résolument positif malgré tout, avec un optimisme basé sur l’amitié et les valeurs personnelles qui font chaud au cœur. La narration est parfaite, et alterne entre quotidien, aventure, exploration et action… je ne me suis jamais ennuyé pendant les 200 pages du récit. J’ai trouvé la fin très belle. Une chouette découverte, qui me donne envie de lire P.T.S.D., autre album en tant qu’auteur complet de Guillaume Singelin.
À la recherche de l'Homme Sauvage
Alors là ! C’est un étonnant hommage à Tintin (et plus précisément à l’album mythique ‘Tintin au Tibet’) que nous propose ici Frédéric Bihel. Vous y découvrirez une multitude de références plus ou moins explicites. Vous croiserez Tintin, Milou, le capitaine Haddock, les Dupondt, Tchang. Certaines compositions, certaines péripéties vous en rappelleront très clairement d’autres. Et pourtant Frédéric Bihel nous propose une tout autre histoire que celle de Tintin au Tibet. Tout autre et pourtant si semblable. Le personnage central, plutôt que de partir au secours d’un ami disparu, va ici se lancer dans les traces du Yeti. Mais sa plus grande découverte sera celle de lui-même en définitive. Le récit est prenant, bien structuré, très bien illustré. Les multiples références à Tintin lui apportent une dimension ludique mais ne m’auront jamais distrait du fond de l’histoire. Le mélange aurait pu être indigeste et pourtant, il est incroyablement harmonieux. A un point tel que la personne qui n’a jamais lu de Tintin (mais bon, ils ne doivent pas être très nombreux parmi les lecteurs de bandes dessinées) trouvera ici une histoire touchante sans aucun rapport avec celles vécues d’ordinaire par le petit reporter. Il est même fort probable qu’il ne se rende absolument pas compte de l’hommage rendu. Alors que le tintinophile, lui, s’amusera comme un fou de ces nombreux clins d’œil et finira par les scruter (mais ne perdra jamais le fil du récit). Voici donc un album étonnant proposant très clairement deux niveaux de lecture dont chacun est parfaitement maîtrisé : une histoire touchante et un hommage subtil. Franchement bien, moi je dis !
Karolus Magnus - L'Empereur des barbares
La couverture et le titre ont attiré mon attention et mon regard. Alors OK, on n'est pas dans un récit historique sérieux et didactique, mais dans une relecture du Haut Moyen Age et du monde carolingien à travers la figure de ce bon vieux Charlemagne. Et n'empêche que c'est quand même sacrément documenté au niveau armes et décors ; avec un tel potentiel, il y avait tout lieu d'éveiller mon intérêt. Si le récit s'appuie sur une base réelle et quelques détails, le développement de cette histoire est entièrement fictif, c'est de la pseudo-Histoire, mais qui n'est pas traitée n'importe comment. Si on accepte ce postulat, on ne peut que s'intéresser à cette Bd, et c'est ce que j'ai fait. Ce qui est remarquable, c'est que le scénariste fait en sorte de conter un récit très plausible malgré des anachronismes et une pure invention, il n'est pas évident de toujours démêler le vrai du faux, tout ceci est savamment enchevêtré mais sans verser dans les aberrations, ça reste crédible, c'est l'une des forces de ce récit. Pour une fois, je me fous donc de la vérité historique à partir du moment où une Bd me procure un vrai plaisir de lecture et produit une bonne histoire qui tient debout, et qui en plus bénéficie d'un dessin magnifique, au trait puissant, chargé et vigoureux, exactement comme j'aime dans ce genre de bande. Il me fait penser un peu au dessin de Iko dans Ténèbres, c'est assurément l'autre force de ce récit. On est loin de l'image du vieux Charlemagne, raide et sentencieux, certes conquérant, et du paladin Roland héroïsé par la Chanson de Roland ; il y a un aspect de fantasy dans ce récit, on y croise des brutes épaisses et de fourbes despotes loin des figures de preux et de l'imagerie d'Epinal apprise à l'école, j'aime beaucoup cette ambiance. Il va donc de soi que je compte beaucoup sur une suite d'un aussi bon niveau.
La Couleur des choses
Wow ! Quel exploit a réussi Martin Panchaud. Un exploit de m'avoir happé dans son roman - c'est lui qui catégorise La couleur des choses ainsi - alors que tout se passe en vue du dessus et que les personnages ne sont que des ronds de couleurs. Les deux ouvrages n'ont rien à voir mais à la sortie de ma lecture, j'ai beaucoup pensé à Alpha... directions de Jens Harder. Le médium de la bande dessinée est infini, pour le peu qu'on lui fasse confiance. Martin Panchaud était convaincu que son histoire, mais surtout que son style graphique, pouvaient fonctionner. Il s'est battu pour trouver un éditeur, d'abord en allemand, puis en français. Les éditions Çà et Là, véritable fabrique à prix en tout genre, grâce au flair, entre autres, de Serge Ewenczyk, ont d'abord refusé, la mort dans l'âme, La couleurs des choses. La raison ? Martin Panchaud écrit en français, sa langue maternelle. Et les éditions Çà et Là ne publient que des traductions. Mais l'ouvrage a d'abord été édité en allemand. Et Serge Ewenczyk a bien senti le truc (de plus, j'ai appris récemment qu'il lorgnait sur des auteurs francophones d'Afrique). Finalement, la bd a été édité. Je pense qu'ils ne le regrettent pas. La couleur des choses est une expérience. Je lis énormément de bd, j'en possède 2500, en véritable obsédé que je suis. Et peu d'entre elles, me mettent des claques graphiques comme celle-là. Alpha...directions donc. Chris Ware évidemment. Sin City au début. Et quelques autres. L'histoire est suffisamment intéressante, et je dis ça sans aucune réserve, pour se lancer dans cette exploration graphique. C'est là, où le pari est réussi. Parce que des bds au style graphique inimitable et originale, il y en a plein, mais si l'histoire ne tient pas la route, il manque quelque chose. Là, les péripéties de Simon, le héros, se lisent très agréablement. L'humour, noir, permet de se projeter dans le drame que vit notre héros. L'apparition de B52, la baleine, "personnage" que j'ai adoré, est déstabilisante mais tellement bien amenée que l'on sait qu'elle va être centrale. Donc on tourne les pages. Et on oublie que l'on suit des ronds de couleurs. Graphiquement, la contrainte de la vue du dessus, parce que oui, c'est une contrainte, devient invisible. Pari réussi. Totalement. Martin Panchaud prévient qu'il ne faut pas feuilleter son livre, alors que c'est le mode d'achat de beaucoup d'entre nous lorsque nous sommes chez nos dealers. Il a raison. Le feuilletage enlève toute la magie de l'expérience. Il faut prendre le livre comme il est et se laisser avoir, comme je me suis laissé avoir. Vous verrez, faites moi confiance, et faites confiance aux jurés du fauve d'or (Alexandre Astier quand même !), c'est assez grisant comme sensation. Avec des ronds. Oui, avec des ronds.
Frizzy
On ne va pas se mentir : cet album est à destination des préadolescentes mal dans leur peau, qui ont besoin d'un peu d'aide ou d'inspiration pour savoir s'affirmer, s'accepter. Marlène est une adolescente de couleur, qui vit dans une famille où la dictature de l'apparence est très présente. Il y a un gros problème avec ses cheveux dans son entourage : si elle les laissait libres de leurs mouvements, elle aurait une sacrée tignasse. Mais tous, y compris sa mère, lui font remarquer que ce n'est pas joli. Elle va donc chercher à changer cet état de fait, tout en essayant de comprendre les origines du problème. Et cela va se faire tout naturellement, au fil des conversations. L'album est plaisant à lire, on est vraiment dans la peau d'une gamine de 12 ans qui, sans être particulièrement intelligente, va finir par se poser les bonnes questions, et trouver la solution. Il y a de l'empowerment dans cette histoire simple, sans chichis, sans tomber dans le pathos, malgré la disparition prématurée du père de Marlène. Le dessin de Rose Bousamra est très expressif, sans être particulièrement sophistiqué : c'est efficace, et on n'en demande pas plus. C'est frais, c'est réjouissant, porteur d'espoir. Je valide.
Pas de pitié pour les indiens
J'aime bien Dumontheuil, ce gars semble aimer changer de style graphique ; ici, il délaisse son dessin biscornu en couleurs directes qui grossissent et déforment les physiques (sur Malentendus, sur Qui a tué l'idiot ? ou sur Le Singe et la Sirène), pour adopter un trait plus caricatural aux lignes tordues. C'est très visible dans les décors qui ne sont pas tracés à la règle, j'aime bien ce dessin, surtout quand il illustre ce genre d'histoire, sur fond de ruralité tranquille, un peu rétro, c'est une chronique villageoise très sympathique, toute simple qui m'a rappelé plein de souvenirs de gosse, un peu comme dans le film la Guerre des boutons (la version d'origine signée Yves Robert, pas les 2 remakes insipides récents). Je passais une partie de mes vacances scolaires dans un petit village saintongeais qui ressemble beaucoup à Beaumont-en-Quercy, donc ça me parle. Dès la première image, on sent que c'est le genre de petit patelin campagnard où il fait bon vivre et qui est un creuset pour un gamin qui comme moi aimait faire des farces (effrayer les vaches, balancer des pétards au milieu des poules ou piquer les cerises sur l'arbre d'un vieux grigou). Dans le Sud-Ouest, Beaumont-en-Quercy est fictif, il existe un Beaumont-du-Périgord en Dordogne, et je connais aussi un Beaumont-de-Lomagne en Quercy blanc, mais c'est dans le Tarn-et-Garonne et non dans le Lot-et-Garonne comme dans cette Bd ; je pense que Dumontheuil n'a pas voulu mettre en scène un vrai village pour des raisons qu'on peut comprendre et pour une plus grande liberté. Les gens y sont pittoresques, mais en même temps, ce sont des archétypes de villageois qu'on peut rencontrer dans n'importe quel coin de France profonde et qui semblent faire partie des souvenirs d'enfance de l'auteur. L'histoire commence comme c'est précisé dans le résumé en 4ème de couverture, sauf que ça n'a que peu d'incidence sur le récit qui part ensuite dans une autre direction, ça sert juste à lancer la narration qui est en forme de tranche de vie villageoise et qui raconte des petits riens constitués de saynètes amusantes et tendres, ça sonne vrai, le ton est juste et ça court quand même sur 90 pages mais sans ennuyer. Je regrette juste qu'on ne nous dise pas qui a dévasté le jardin et coupé les roses, et qui a volé les offrandes dans la grotte. Une Bd simple, attachante et très agréable à lire, hymne à une époque insouciante et à une vie campagnarde au charme désuet.
Mégafauna
Livre 2 : Le Livre des délices et des infortunes : Doté d’une très belle couverture mettant en scène trois personnages égarés dans une forêt épaisse et mystérieuse, espionnés par trois étranges créatures mi-canidés mi-humaines en premier plan, le récit nous met de manière inattendue dans les pas du personnage secondaire du premier volume, Pontus, en compagnie de Brumel, la fille de Timoléon et Gasgar, tous deux victimes du clan des Guérisseuses, et de Krekl, un « homonte » de la branche néandertalienne, artiste chamane dont la discrétion n’a d’égal que son aura. Les trois compagnons auront pour quête de franchir la muraille pour rejoindre la cité de Turbia. En vertu d’un accord entre Timoléon (dont on ignore ce qu’il est advenu suite au coup d’Etat des Guérisseuses) et son ami le comte Lupullo, ce dernier avait accepté de se fiancer à Brumel pour sceller une alliance entre Elbaar et Valcarna face au Dombrak. Hélas, les choses ne se dérouleront pas tout à fait comme prévu… Si l’effet de surprise du premier tome est moins flagrant (nous sommes désormais familiarisés avec les us et coutumes des Nors), ce nouveau chapitre va s’orienter vers le genre plus classique de l’épopée médiévale, avec son lot de complots et d’alliances stratégiques, jusqu’à la terrible bataille finale. Depuis la prise de pouvoir par la secte religieuse des Guérisseuses, les interactions entre Nors et Mérogs se sont accrues, et malheureusement pas dans une optique pacificatrice. Ce « Livre des délices et des infortunes » va confirmer la maîtrise totale de Nicolas Puzenat dans sa narration, d’une fluidité exemplaire, que renforce la structure minutieuse du macrocosme qu’il a créé, avec des personnages bien campés. Autant d’ingrédients qui contribuent à faire de cette bande dessinée une vraie réussite. Au-delà de ces qualités, l’auteur intègre des aspects politique, philosophique et religieux, et d’autres, plus contemporains, d’ordre écologique et sociétal, ce qui confère une certaine valeur ajoutée à l’ouvrage. A travers les personnages féminins du peuple Nors, notamment celui de Brumel, l’auteur continue à nous questionner sur la question du genre, alors même que le lecteur ne prête plus tant attention à la corpulence impressionnante de ces femmes que l’on avait découvert dans le premier volet. De même pour Pontus, qui a appris à assumer son homosexualité en vivant parmi les Nors, pour qui l’amour libre n’a rien de tabou, à la différence des Mérogs, obnubilés par leur « dieu pendu » Kmaresh. A ce titre, on apprécie l’ironie exprimée par Puzenat à l’égard de certains adeptes exaltés, les « Pendus d’amour », qui rappellent étrangement nos fanatiques monothéistes et qui, pour manifester leur foi, se font suspendre à une potence tout en tentant de rester en l’air le plus longtemps possible, jusqu’à ce que leur langue devienne bleue. Hélas, parfois ça passe, parfois ça trépasse… Si Pontus et Brumel se révèlent des héros attachants, le plus intéressant est sans doute le personnage de Krekl. De petite taille et assez insignifiant en apparence, le portraitiste homonte tient plus du gnome que du héros « sans peur et sans reproche ». Au début, il suscite parfois l’hilarité de ses amis (et du lecteur) avec ses croyances un rien extravagantes (notamment celle sur l’origine des hyènes peuplant son village), mais progressivement, Krekl va semer le doute dans l’esprit de Pontus et Brumel, beaucoup plus terre-à-terre, et gagner en crédibilité au fil de l’histoire. Krekl, c’est un peu l’Indien qui amuse le « civilisé » avec son folklore mythologique mais qui finit par rallier ses compagnons à ses vues par sa sagesse, son humilité et le respect ABSOLU qu’il voue à la nature, à la vie dans son ensemble, sa perception chamanique des choses, sa capacité à percer l’âme des gens et à communiquer avec les « Vakks » (les esprits des êtres vivants). Une approche qui s’inscrit pleinement dans le Zeitgeist. Ajoutons que Nicolas Puzenat, on lui en sait gré, n’est pas tombé dans l’écueil du manichéisme. Dans leur société quasi idyllique, les Nors ne sont pas tous biens intentionnés (on le voit avec les redoutables Guérisseuses), pas plus que les Mérogs sont tous critiquables. Dans son observation de la chose politique, c’est davantage le système et ses péchés originels qu’il réprouve, tout comme la corruption du pouvoir (décelée de façon saisissante par Krekl lorsqu’il rencontre Gasgar) et la tentation mortifère de l’« œil pour œil, dent pour dent ». D’un point de vue graphique, on reste charmé par l’inventivité et la richesse de cet univers déployé avec grand naturel. Le trait simple et sobre de Nicolas Puzenat ne cesse de gagner en finesse et de perfectionner son souci du détail, qu’il s’agisse des magnifiques paysages forestiers, ou des architectures imaginaires ou inspirées de l’époque médiévale. Le lecteur prendra beaucoup de plaisir à s’immerger dans ce monde uchronique aussi merveilleux que fascinant. Grâce à cette fabuleuse épopée qui se déroule avec une force tranquille sous nos yeux éberlués, Puzenat s’impose sans en avoir l’air comme un fabuleux conteur au potentiel « tolkienesque ». Car si on peut y trouver ça et là des références au « Seigneur des anneaux » voire à « Game of thrones » (la muraille), l’auteur ne s’est pas livré à un simple copier-coller, tant s’en faut. Il a créé ici un monde tout à fait original avec sa propre mythologie, lequel réussit à nous dépayser fortement tout en se voulant un miroir à la fois réaliste et bienveillant, empreint d’une subtile pointe d’ironie, sur les travers de notre monde bien réel, avec « ses délices et ses infortunes ». La fin ouverte de ce second volet laisse sans trop de doutes entrevoir une suite. Certaines régions et villes de la carte n’ont pas encore été décrites dans le récit, et la mer de Brumine, que Pontus s’apprête à prendre, semble pleine de promesses… -*-*-*-*-*-*-*-*-*- Livre 1 : Cette histoire, qui bénéficie d’un pitch très original, s’avère tout à fait dépaysante. Trop peu académique pour s’apparenter à série des « Jour J », « Megafauna » plaît beaucoup pour son côté à la fois artisanal et ambitieux. Pour réaliser cette uchronie à l’atmosphère médiévale, Nicolas Puzenat s’est nourri des études paléoanthropologiques les plus récentes, selon lesquelles l’homme de Néandertal aurait bien croisé notre ancêtre l’homo-sapiens avant de disparaître, et aurait même déposé quelques gênes dans son cousin, ou plutôt sa cousine si l’on parle d’accouplement… une partie des scientifiques évoquent même l’idée d’un métissage au profit de Cro-Magnon (autre nom de l’homo-sapiens), en plus grand nombre. Quant à l’auteur de cet album, il va jusqu’à imaginer que Néandertal n’a pas regagné le néant, mais aurait continué à vivre dans notre millénaire, au moins jusqu’au Moyen-âge puisque l’histoire se déroule en 1488. Et sa survivance a eu des conséquences sur le cours des choses puisque les Sapiens ont dû apprendre à cohabiter avec ces voisins à la fois semblables et pourtant si différents. Le mélange des deux races n’a pas eu lieu, et Néandertal, peu désireux de faire cause commune avec ses rivaux, a fait ériger une muraille gigantesque sur leurs frontières communes, traversant de part en part le continent européen, ainsi divisé en deux entités distinctes. Officiellement en guerre, les deux peuples ont toutefois maintenu des relations commerciales. Les Sapiens échangent du bétail et des vivres contre de l’or, des pierres précieuses et des épices dont les « Nors » raffolent. Mais depuis quelques temps, ces derniers ont mystérieusement suspendu toute relation avec leurs voisins du Sud, menacés par la famine. Pour tenter d’en savoir plus, les Sapiens vont envoyer discrètement un émissaire qui sera chargé de rencontrer le « Dimaraal » Vorel, l’un des chefs les plus puissants du camp ennemi. L’émissaire en question, Timoléon de Veyres, jeune étudiant en médecine, va prendre la route en compagnie de son ami, Pontus, qui fera office de garde du corps. L’accueil de la population néandertalienne sera plus que tiède voire hostile, et Timoléon aura fort à faire pour gagner sa confiance. C’est ainsi qu’au fil de l’histoire, on va comprendre peu à peu pourquoi les Nors ont décidé non seulement de couper les relations avec le Sud, mais également de maintenir depuis plusieurs siècles ce « cordon sanitaire » qu’est la grande muraille pour tenir à distance les Sapiens. Nicolas Puzenat nous offre ici une parabole bien sentie sur notre civilisation « occidentale ». La société médiévale où a grandi « Timo », c’est la nôtre. Les Nors, c’est le peuple exotique et méconnu, qui donne lieu à toutes sortes de préjugés quant à leur primitivité. Mais bien vite, Timo, auquel le lecteur va s’identifier facilement par son approche candide et son ouverture d’esprit, apprendra à revoir son point de vue en vivant parmi eux. Le contraste est d’autant plus saisissant lorsque le jeune homme franchit la frontière. La région au sud de la muraille est quasi désertique, résultat des pratiques agri-économiques inconséquentes des Sapiens, et la violence s’accroit parmi les habitants faméliques. Derrière la muraille en revanche, le paysage est luxuriant et les forêts abondent, riches en faune et en flore. Les Nors, tout en vivant en harmonie avec la nature, semblent avoir atteint un stade de développement technologique aussi avancé que leurs rivaux. Avec ce récit très bien mené, Nicolas Puzenat parvient à nous sensibiliser sur les dérives de notre monde, de façon assez subtile, ainsi que sur une quantité de thèmes comme les préjugés racistes ou la question des stéréotypes de genre, par le biais de la relation amoureuse entre Timo et la néandertalienne Gargar, très corpulente et d’une tête plus haute que son amant. Le trait certes peu académique trouve son équilibre dans l’univers enchanteur déployé ici. Et la magie opère facilement. On savait que l’auteur, à travers « Espèces invasives » avait du goût pour l’architecture, et une fois encore, il l’exprime ici de fort belle façon. Si les constructions des Sapiens sont conformes à l’époque médiévale, celles des Néandertaliens, désireux de préserver leur environnement, semblent par contraste être inspirées par l’Art nouveau, tout en courbes et en circonvolutions végétales. « Megafauna » est un alliage parfait entre aventure et réflexion politico-philosophique sur le devenir de notre monde, ainsi qu’une invitation à rencontrer l’« étranger », en faisant abstraction des préjugés, de ses mœurs qui nous paraissent si étranges. L’auteur évite de tomber dans le prêchi-prêcha, et nous sert d’ailleurs une conclusion plutôt sombre. Heureusement, il y a cet humour discret qui irrigue le récit, notamment sur la question du culte religieux. Ici, le « fils de Dieu » n’est pas Jésus mais Kmaresh, et il a été pendu ! Lieux saints et jurons font ainsi référence à la potence ou à la corde, et c’est plutôt bien vu. Encore une publication éminemment sympathique des Editions Sarbacane.