Les derniers avis (9303 avis)

Par Canarde
Note: 3/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Pizzica Pizzica
Pizzica Pizzica

J'ai été assez secouée par cette aventure amoureuse inquiétante qui finit par se résoudre à la fois dans la danse et la conscience. C'est un album grand format de 180 pages en lavis, avec un dessin très réaliste et séduisant, qui se rapproche des aquarelles de Guillaume Sorel (Typhaon). Donc ça en impose, il y a une sorte de respect technique qui s'installe tout de suite. Puis il y a le scénario qui commence comme une histoire du "club des 5", un groupe de jeunes qui monte une pièce de théâtre et la jeune chorégraphe, qui va devenir l'héroïne, Apolline (on voit que le milieu social est ciblé), s'embarque dans une emprise amoureuse, lors d'une tempête en bateau. Ce traquenard sexuel va se poursuivre en voyage précipité dans le sud de l'Italie. Cette première partie fait aussi penser aux dispositifs de Jim dans sa description détaillée d'amours perverses. Et si ça en restait là, j'aurais eu comme pour les albums de Jim, le sentiment d'être un peu flouée. Ici la deuxième partie de l'histoire a retourné ma première impression parce que certaines scènes du début auxquelles je n'avais pas attaché tant d'importance, se mettent à prendre un sens, pour nous comme pour l'héroïne. Un accrochage en voiture se transforme en déclic pour fuir ce processus malfaisant. Et les paysages de l'Italie se mêlent aux danses locales pour aider Apolline à reprendre pied, dans son histoire personnelle. Bref, j'aime l'idée, c'est beau, mais ... Le rythme n'est pas encore très habile, la première partie est très longue et détaillée (trop peut-être? qu'apporte la belle scène de l'accouchement à l'affaire ?), alors que la deuxième manque de précision, de cohérence, et se perd dans un esthétisme pas forcément nécessaire. Il ne manque pas beaucoup pour que ce soit franchement bien. Une aide au scénario aurait été bienvenue pour agencer les dernières scènes et camper un peu mieux les personnages secondaires qui restent assez abstraits..

27/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Quelques...
Quelques...

Avis sur Quelques sentiments de culpabilité : Et puis surtout, j’en ai marre de tous ces gens, autour de moi, qui ont des problèmes. - Ce tome constitue une anthologie de scénettes et de gags, à partir de plusieurs albums précédents de l’auteur, parus entre 1962 et 1999. Sa première édition date de 2023. Il est l’œuvre de Jean-Jacques Sempé (1932-1922). Il s’agit de dessins en noir & blanc, il comprend vingt scénettes en une ou plusieurs pages. Une femme maigre s’est allongée sur le divan de son psychothérapeute. Elle a enlevé ses chaussures qu’elle a laissées au pied du divan. Elle a les mains jointes sur le ventre. Deux des murs du cabinet sont pourvus d’étagères couvertes de livres. Le bureau comporte une pendulette, un téléphone, des calepins, un calendrier journalier et quelques papiers. Le psychologue a pris place dans un fauteuil confortable, à la tête du divan de manière que sa patiente ne puisse par le voir. Alors que la séance commence, il lui demande ce qu’elle pense de ce divan, tout d’abord. Ou lui a livré le matin même. – Dans une ville avec des gratte-ciels, dans une très large avenue, un homme rendu minuscule par les constructions, marche la tête baissée. À quelques dizaines de mètres de lui, se trouvent une église et un pavillon avec un unique étage, abritant un cabinet de psychothérapeute à l’étage. Le thérapeute s’adresse à l’homme d’église qui se tient lui aussi devant son bâtiment, en lui faisant observer : Ou il a l’impression d’avoir péché, et alors l’homme est pour le prêtre, ou il n'arrive pas à pécher et alors il est pour lui, le thérapeute. – Dans un pavillon, un homme est accoudé à la fenêtre grande ouverte, avec son épouse derrière lui, et les arbres autour de la maison, les étoiles et la Lune brillant dans le ciel. Elle s’adresse à lui en lui faisant observer : L’air est doux, il dit à l’homme : courage. Les fleurs lui disent : courage. Les oiseaux, les étoiles, le mouvement même de la vie, lui disent : courage. Et elle, elle lui dit : va voir un psychiatre. Dans le cabinet d’un psychothérapeute, un homme est allongé sur le divan, et le thérapeute est assis sur une chaise derrière lui, son carnet à la main, en train de lui parler. Le patient est allongé et détendu, les bras le long du corps. Le thérapeute continue de parler, et soudain le patient se raidit. Le discours continue, et le patient semble comme énervé, peut-être en colère. Il se tourne vers le thérapeute, celui-ci étant toujours affable, pour lui faire comprendre qu’il se sent comme poignardé dans le dos. Le praticien lui met une main sur l’épaule pour l’apaiser, mais le patient redit qu’il se sent poignardé dans le dos. Finalement, il se lève et sort, le thérapeute continuant de lui prodiguer des paroles réconfortantes. Un ressort sort de la banquette du divan, étant passé inaperçu des deux hommes. - Dans un autre cabinet, un homme est allongé sur le divan et le psychothérapeute est assis dans un fauteuil au motif assorti à celui du canapé, les mains croisées sur ses jambes. Le patient raconte : Toujours le même rêve : Pelé feinte plusieurs adversaires, il passe le ballon à Platini qui, à son tour, le lui donne dans d’excellentes conditions pour marquer le but. Ce recueil se compose de vingt scénettes extraites de dix recueils : Rien n’est simple (1962), Sauve qui peut (1964), La grande panique (1966), Des hauts et des bas (1971), Comme par hasard (1981), De bon matin (1983), Luxe, calme et volupté (1987), Insondables mystères (1993), Grand rêves (1997), Beau temps (1999). Treize de ces scénettes se présentent sous la forme d’un dessin en pleine page, et deux sont dépourvus de légende. Les sept autres scénettes sont toutes silencieuses et sont en quatre pages pour six d’entre elles, avec entre six et onze dessins, la septième comptant huit pages et quatorze dessins. En 2023, l’éditeur a publié seize autres recueils thématiques des dessins de Sempé : Quelques amis, Quelques artistes et gens de lettres, Quelques campagnards, […], Quelques philosophes, Quelques représentations, Quelques romantiques. Le rabat de la couverture précise que ses dessins sont piochés au travers de quatre décennies. Le lecteur qui est venu pour les gags vient à bout de cette anthologie d’une soixantaine de pages, en moins de dix minutes. Il remarque que douze des récits mettent en scène un individu en train de consulter, allongé sur un divan, cinq femmes, six hommes, un divan vide. L’absence de tout mot, tout texte dans neuf récits sur vingt permet une lecture très rapide, car les dessins sont lisibilité exemplaire. Les textes accompagnant les illustrations s’avèrent brefs et concis, pour une lecture également très rapide. Le lecteur de passage risque donc de trouver ce recueil un peu léger. D’un autre côté, l’art de conteur de Jean-Jacques Sempé invite à prendre son temps, à respecter son propre rythme, à savourer, et aussi à se poser comme le font les personnages sur le divan du thérapeute. D’ailleurs, le premier praticien n’est pas pressé, il préfère commencer par le début, et savoir ce que la patiente pense de son nouveau divan. Le nombre de livres sur les étagères et le fauteuil confortable laisse supposer qu’il prend également le temps de la lecture. Le lecteur novice en Sempé prend le temps de s’attarder pour jeter un coup d’œil au dessin lui-même. De scénette en scénette, il se rend compte qu’il n’est pas en mesure de rattacher tel ou tel dessin à une décennie plutôt qu’à une autre. À chaque fois, l’artiste utilise une plume très fine pour tracer des traits délicats et fragiles, parfois non jointifs, laissant souvent la place pour le blanc, ajoutant à la légèreté. D’ailleurs, pour aller dans ce sens, la forme des livres dans les bibliothèques n’est qu’évoquée, sans aucun titre apparent, parfois réduite à un simple trait vertical pour rappeler un des deux côtés du dos. Tout du long de ces pages, le lecteur peut relever de nombreux autres exemples d’évocations par un simple trait fin : les étages d’un immeuble par un simple trait horizontal, le feuillage des arbres par de de petites et courtes ondulations, un dossier de canapé figuré par un simple trait arrondi derrière le buste des deux personnages assis dessus, un arbre surgissant sur la page avec juste un trait pour un côté de son tronc et des traits en fourche pour les branches, de minuscules ellipses irrégulières pour les feuilles d’une plante verte, etc. Dans le même temps, certains dessins contiennent une multitude d’informations visuelles, tracées avec la même délicatesse. Une dame allongée sur un divan dans un magasin de meubles : une demi-douzaine de canapés de modèle différent, une douzaine de fauteuils de quatre modèles différents, une quinzaine de chaises de nombreuses lampes avec abat-jour, une quinzaine de visiteurs, une cuisine d’exposition. Le dessinateur va au-delà de l’évocation basique d’un espace d’exposition pour le représenter dans une vue générale. En fonction des cabinets de psychothérapeute, ils peuvent être représenter de quelques traits s’il s’agit d’une histoire en plusieurs dessins, ou avec un luxe de détails précis ou esquissés quand il s’agit d’un dessin en pleine page. Les personnages sont représentés avec la même légèreté, voire nonchalance de surface, et la même sensibilité engendrée par de nombreuses heures passées à observer son prochain, à s’essayer à en reproduire la richesse d’une expression de visage, jusqu’à en capturer la justesse. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une sensation de liberté, de pouvoir se promener, et il se rend compte que l’artiste ne trace aucune bordure à ses dessins. D’ailleurs il pense plus à chaque image en tant que dessin, plutôt qu’en tant que case. Il remarque également l’attention portée à la mise en page, une approche aérée, laissant de grandes zones blanches autour de chaque dessin, comme s’ils étaient indépendants, pour inciter le lecteur à les apprécier un par un, installant une distance entre chacun pour aboutir à une sensation de lecture notablement différente de celle d’une bande dessinée traditionnelle, un ressenti effectivement distinct. Capturer l’indicible, les petits riens, les pensées fugaces, les états d’esprit fluctuants : le dispositif du divan s’y prête bien, avec des déclarations inattendues sur une préoccupation saugrenue, ou futile, ou à l’importance relative, parfois une obsession dérisoire. En fonction de l’histoire ou du moment, le lecteur est saisi par la justesse de l’instant montré, ou par la pantomime dont le naturel peut évoquer Sergio Aragonés en moins burlesque. Le lecteur prend la mesure du talent de l’artiste avec cette scénette en dix images : un homme et une femme sont assis côte à côte, avec un espace d’une quinzaine de centimètres entre les deux. Ils sont immobiles tout au long de ce plan fixe, cadré sur leur buste. Une expression de curiosité se lit sur son visage à elle alors qu’elle regarde son mari en coin, sans tourner la tête, alors que son front à lui se barre de rides de plus en plus nombreuses et profondes. Ses rides à lui s’effacent progressivement, et elles apparaissent avec un léger décalage sur son front à elle. Pas un mot, pas un geste, et l’esprit du lecteur se met à vagabonder, à s’interroger, à faire des suppositions, sur le lien qui unit cette femme et cet homme, sur l’investissement émotionnel de la femme qui la fait réagir par mimétisme, et par réaction son absence de réaction à lui, est-ce de l’indifférence, de l’insensibilité ? Autre chose ? Un incroyable échange inconscient présenté à la perfection qui touche le lecteur au cœur, avec de simples traits légers et fragiles. Cette anthologie thématique des dessins de Sempé peut sembler une mise en bouche un peu frugale. D’un autre côté, le lecteur s’immerge intégralement dans la perception du monde exprimée par l’auteur. Des dessins délicats qui montrent des individus dans toute leur banalité, avec prévenance, gentillesse, sans jugement, agrémenté par une touche de poésie, une note d’absurde ou de licence artistique. Un recueil qui offre l’occasion de faire l’expérience du monde vu par Sempé, de déguster les saveurs d’instants fugaces et évanescents. Délicieux.

27/10/2024 (modifier)
Par Pierre23
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Capa - L'Etoile filante
Capa - L'Etoile filante

Ce one-shot a été l'occasion de me (re)plonger dans la courte mais prolifique carrière de Robert Capa, considéré comme l'uns des tous meilleurs photographes de tous les temps et un pionnier du photojournalisme. La bande dessinée revient sur les 20 dernières de sa vie, c'est à dire à partir du moment où sa compagne de l'époque Gerda Taro (autre photographe de guerre de génie) a l'idée d'un pseudonyme plus vendeur. Il s'agira de Robert Capa, plutot que Endre Friedmann, cela donne une sonorité plus américain et permettra au couple de vendre plus cher leurs clichés. Je dois reconnaitre que j'ai eu un peu de mal à rentrer dans l'histoire et je pense que ça tient surtout à la narration, assez lente. Il n'y a quasiment pas de dialogues, ce sont essentiellement les pensées de Robert Capa, retranscrites à la première personne, en voix off, en support de l'image. Sans doute l'idée de l'auteur était-elle de donner à l'oeuvre un coté journal intime ou carnet de bord. Mais j'ai trouvé que ça n'aidait pas forcément à une lecture tres fluide. Et puis au fur et à mesure que l'on tourne les pages, l'ensemble gagne en cohérence, en consistence. Cette approche intimiste nous fait mieux comprendre les sentiments de Capa, son attente surtout, quasi maladive entre les conflits, son besoin d'action, d'être au plus près des combats, d'entendre les balles qui fusent autour de lui. Le point d'orgue étant le 6 juin 1944 avec ce débarquement sur les plages de Normandie, retranscrit avec beaucoup de force et d'émotion. J'ai trouvé le dessin tres fin et très élégant, et les couleurs majoritairement sépias, aident parfaitement à inscrire le récit dans ce contexte de photojournalisme de guerre, qui était essentiellement en noir et blanc. La seule touche de couleur arrive avec la derniere planche, évidemment pour souligner la dramaturgie du moment et on pense bien évidemment à la liste de Schindler de Spielberg. Plus que les différents conflits connus que Capa a couverts (la guerre civile en Espagne, la deuxième guerre mondiale, la guerre d'Indochine), ça a surtout été pour moi l'occasion de prendre la mesure du destin incroyable de Capa. Il aura en moins d'une vingtaine d'années rencontré et cotoyé (entre autres) Hemingway, Picasso, Matisse, Ingrid Bergman, Hitchcock, Roosevelt, Steinbeck. Il aura vécu en Europe, aux Etats Unis, en Asie, ... Ce que montre bien finalement cette BD c'est son coté insatiable et entier: joueur de poker invétéré (et visiblement pas très bon), buveur, et surtout avec cette envie constante de se retrouver sans cesse sur la ligne de front quelle qu'elle soit, à risquer sa vie à chaque instant. On finit meme par se demander si immortaliser l'instant et informer l'interessent finalement moins que l'adrénaline et la prise de risque. L'auteur réussit vraiment bien nous faire vivre cela. Cela fait d'ailleurs écho à un film sorti cette année sur le même thème: Civil War. Dans un futur proche on y voit des journalistes tout risquer également pour une photo et on se demande surtout si leur véritable motivation n'est pas cet éternel shoot adrénaline. Belle BD donc à découvrir sur ce type incroyable qu'a été Robert Capa.

26/10/2024 (modifier)
Par Canarde
Note: 3/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Dali
Dali

Tome 2 : Intitulé Gala, avec une couverture qui exprime bien l'album : une petite madame qui grimpe sur la tête d'une immense statue de tête de Salvador immergée au milieu des récifs. Gala était la femme d'Eluard (j'ignorais ce "détail") et on assiste à la rencontre de ces deux personnages qui vont se manier l'un l'autre, peut-être plus encore que Picasso et sa Fernande, parce qu'ici on sent que Gala est un esprit fort, qui ne va pas se laisser dominer socialement, et peut-être au contraire... Je reconnais que ce deuxième tome m'a plus accroché parce que justement la folie maladive et psychanalytique de Dali trouve un obstacle, et on sent que cet obstacle , même s'il reste énigmatique, va servir de support à une création plus légitime, voire de porte-voix à une époque 1929 ou le surréalisme, et André Breton en particulier, cherche une formalisation, un écran sur lequel déployer sa théorie esthétique... Bref cet épisode coud ensemble l'histoire de l'art et la tension amoureuse/admirative entre deux êtres. J'ai un petit coup de cœur pour ce deuxième opus Tome 1 : Toujours agréable à lire, les albums de ces deux auteurs : on s'identifie, c'est précis, documenté, c'est bien colorisé, les personnages ont de l'épaisseur, les dialogues sont drôles...Mais mon préféré est quand même la série sur Picasso Pablo qui garde pour moi la séduction de la nouveauté et de la nuance. Ni Isadora ni ce premier tome sur Dali ne réussissent aussi bien à nous rendre les situations réelles. C'est un peu trop... Peut-être est-ce lié au personnage choisi. Effectivement Salvador Dali, question trop, c'est carrément "abuser". Mais ça nous éloigne un peu, ça parait excessif. Alors que le génie fragile de Picasso à coté est si bien contre-balancé par sa compagne Fernande qui s'en moque, ou s'en effraye, qui cherche de l'aide ailleurs... Bref cela nous ressemble plus : il y a quand même quelqu'un qui garde les pieds sur terre. Picasso n'est pas du tout un sujet qui m'attirait a priori, mais l'intérêt était dans les rapports entre Pablo et son entourage, ses folies et ses gentillesses, le sujet était riche en situation comparables aux nôtres. Ici Dali prend toute la place et ça agace. Pour Isadora, c'était un peu terne au contraire. Bref plein de qualités mais sur un sujet qui finalement ne m'intéresse pas tant que ça. L'homme seul face à son génie, je n'y crois pas. Et d'ailleurs , la couverture est bien à cette image : le héros marchant sur la ville. Mais les tomes suivants me convaincront peut-être ?

23/10/2023 (MAJ le 26/10/2024) (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Coup de Prague
Le Coup de Prague

En tout écrivain, il y a un espion qui sommeille. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa parution initiale date de 2017. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de onze pages intitulé Dossier Greene, écrit par le scénariste, structuré en plusieurs parties : Graham Green l’ennemi intérieur, Elizabeth Montagu l’honorable rebelle, Le troisième homme, Quatre dans une Jeep. Au début de l’année 1948, Elizabeth Montagu arrive en voiture à l’aéroport de Vienne. Elle n’était plus une gamine quand tout ceci est arrivé, mais elle avait gardé le romantisme, l’esprit d’aventure de la débutante que la guerre avait détournée d’un avenir doré écrit d’avance. Un peu actrice, un peu espionne, elle avait mis, depuis le retour de la paix, ses talents au service de la London Films, la compagnie de Sir Alexander Korda. Hiver 1948. Le plus froid de l’après-guerre. Un front sibérien ensevelissait Vienne sous un tombeau de glace. Sir Alex l’avait chargée d’accueillir G. à son arrivée de Londres. Son rôle était de le guider dans la capitale sous occupation des Quatre Puissances et de l’assister dans ses recherches pour l’écriture du film que Korda, Carol Reed et lui projetaient d’y tourner. G. et elle s’étaient croisés aux studios de Shepperton. Grande admiratrice de son œuvre, elle se réjouissait de ma mission. Une chose l’avait troublée. Dans un câble expédié de Brighton le jeudi précédent, G. annonçait un contretemps et lui demandait de télégraphier à sa femme : Bien arrivé – baisers – Graham. Il n’en fallait pas plus pour enflammer l’imagination d’une jeune femme romanesque. En l’attendant, ce soir glacial de février, elle se demande ce qu’il avait pu faire de son week-end volé. Dans l’aéroport, Elizabeth Montagu fait un grand geste de la main en direction de Graham Green pour attirer son attention. Il vient vers elle, lui serre la main, en s’excusant de l’avoir obligée à braver le blizzard. Un photographe aux lunettes de myope s’est approché, et prend rapidement un cliché de l’écrivain, puis il leur tourne brusquement le dos et s’en va sans mot dire. Au retour de Wien-Schwehat, le silence de Green emplit l’habitacle de la voiture et Montagu n’ose pas proférer un son. Le spectacle des ruines accapare l’écrivain. Elle sait qu’il avait vécu le Blitz, dont les hasards de la guerre l’avaient protégé. Peut-être compare-t-il les blessures de Londres à celles infligées par l’ennemi. Elle lui avait déniché une chambre à l’hôtel Sacher, un exploit dans cette ville pleine de snobs en uniforme. Ils pénètrent dans le hall de l’hôtel, et un groom prend le sac de voyage de Green pour le porter et l’amener jusqu’à sa chambre. Elle lui demande comment il trouve la chambre. Elle lui semble un peu fraîche, mais il sort une bouteille scotch de son sac : le réconfort du pèlerin. Ils trinquent, en oubliant les officiels qui attendaient Greene au Blaue Bar. Ceux-ci échangent entre eux, se demandant ce que Greene vient faire à Vienne. En fonction de sa familiarité avec l’écrivain Graham Greene (1904-1991), son histoire personnelle, son œuvre, le lecteur peut aborder cette bande dessinée avec différents niveaux de lecture. Le premier niveau correspond à un roman d’espionnage au début de la guerre froide, une opposition entre les pays du bloc de l’Ouest et ceux de l’Est, incarnée par les États-Unis d’un côté et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de l’autre côté. Un écrivain est en repérage à Vienne afin de trouver des idées réalistes pour son scénario, en particulier l’activité criminelle à laquelle doit se livrer un personnage, et des lieux remarquables pour l’action, comme une discussion à haut risque et une course-poursuite. Le lecteur n’a pas accès en direct aux pensées de l’écrivain ; il se retrouve à supputer à partir des observations que fait Elizabeth Montagu, et des suppositions qu’elle-même fait. Il se retrouve à participer à cette dimension ludique, échafaudant hypothèses. Le scénariste dose admirablement bien ses ingrédients : de temps à autre, le lecteur sent qu’il perd pied faute de l’apparition d’un nouvel intrigant dans l’histoire ; tout de suite après les commentaires de Montagu ou les remarques sporadiques de Greene ou d’un autre interlocuteur viennent lui apporter une information qui lui permet de reprendre le fil de l’intrigue. La narration visuelle s’avère douce à l’œil : des contours discrètement arrondis, peu de traits secs, aucun cassant. Des couleurs elles aussi douces et souvent chaudes, un éclairage sans agressivité avec de temps à autre comme l’impression d’un projecteur bien orienté sur un visage par exemple, évoquant une mise en lumière telle qu’elle peut se pratiquer au cinéma. Pour un peu, un feuilletage rapide donne l’impression de dessins tout public, desquels toute agressivité a été gommée, jusqu’à aboutir à une apparence inoffensive. Pour autant, dès la première page, le lecteur ressent bien une représentation de la réalité très adulte. En l’occurrence, l’artiste fait œuvre d’une reconstitution historique très minutieuse, descriptive et dense. Sur ce premier dessine en pleine page, c’est le bon modèle d’avion, de voiture, de camion, d’uniforme militaire. La simplicité de la forme des deux bâtiments correspond pour autant à leur forme globale. Avec la troisième planche, le lecteur peut prendre la mesure de l’investissement de l’artiste dans la description des lieux : il ne manque par un montant, un chambranle, un luminaire aux pièces de l’aéroport. Il en va de même pour la chambre de Greene à Vienne, les mansardes sous les combles à Prague, les murs avec boiserie des cafés de Vienne, les tentures du club l’Oriental toujours à Vienne, les décorations sculptées des balcons de l’opéra Theater an des Wien, les cordages et décors dans les coulisses dudit opéra, les piliers et l’architecture intérieure de l’église Saint-Nicolas de Prague (Malá Strana), etc. Le lecteur ouvre également grand les yeux lors des séquences en extérieur : les ruines de bâtiments bombardés à Vienne, une allée du cimetière Zentralfriedhof où reposent Beethoven et Salieri, une collision évitée de peu entre un tramway et une voiture, une course-poursuite à pied dans des ruelles pavées de nuit, une descente dans les larges égouts de la ville, un petit tour dans la grande roue du Prater, les rues de Prague envahies par la foule, la vue de la mer depuis Anacapri, le Capitol de Washington le temps d’une case… D’un côté, ces environnements correspondent aux repérages de localisations pour tournage ; de l’autre côté, Graham Green et Elizabeth Montagu (1909-2002) s’y déplacent ou les traversent pour se rendre à leurs rendez-vous, de manière tout à fait organique. Ils séjournent à Vienne, à cette époque, elle servant de guide en fonction des endroits qu’elle connaît, lui ajoutant quelques destinations en fonction de ses contacts. Ces déplacements et ces lieux engendrent une dynamique dans la narration. Il s’agit bien d’un récit d’espionnage, dont les deux principaux protagonistes ne sont pas armés, ne servent pas d’armes. Ils se retrouvent à deux reprises mêlés à une agression physique, dont un meurtre, pour autant ce n’est pas un récit d’action, plutôt une enquête dans laquelle le rôle et les motivations de l’écrivain sont à découvrir. D’ailleurs celui-ci fait observer à Montagu que : En tout écrivain, il y a un espion qui sommeille. Le récit sera plus parlant pour un lecteur ayant une idée même vague de la carrière de Graham Greene, et ayant déjà entendu parler, ou vu, le film Le troisième homme réalisé par Carol Reed sur un scénario de Graham Greene, tourné en 1948 à Vienne, sorti en 1949. La bande dessinée se lit alors aussi bien comme un hommage à l’auteur, qu’au film. Le lecteur retrouve des éléments biographiques de sa vie, comme sa liaison avec Catherine Walston (1916–1978) ou son véritable passé d’espion au service du MI6 pendant la seconde guerre mondiale, et sa relation avec Kim Philby (1912-1988, Harold Adrian Russell Philby), officier du renseignement britannique. Il relève également les éléments du repérage de Greene à Vienne qui seront intégrés dans son scénario et figureront dans le film Le troisième homme, comme la grande roue ou les égouts de Vienne. Le scénariste se montre fin connaisseur de la vie et du film : dans le dossier en fin d’ouvrage, il fait référence à deux biographies de l’auteur, celle officielle établie par Norman Sherry avec l’aide de Greene, celle officieuse de Michael Shelden jetant un regard derrière la légende. En s’appuyant sur le premier niveau de lecture (une intrigue d’espionnage) et le second (la biographie et les repérages du film), les auteurs développent un troisième niveau de lecture : une analyse sur l’intention du scénario du film, s’avérant des plus convaincantes. Une très belle couverture attire l’œil du lecteur, par son élégance, et sa composition en plusieurs plans appelant différentes interprétations. Les auteurs retracent un moment très précis dans la vie du romancier Graham Greene : son exploration de Vienne en 1948 pour nourrir le scénario du film Le troisième Homme (1949). La narration visuelle séduit le lecteur par son élégance sophistiquée et la rare consistance de sa reconstitution historique. L’intrigue s’avère tout aussi sophistiquée, mêlant espionnage, découverte de différentes facettes de Vienne, et intention plus ou moins consciente de l’auteur. Élégant.

26/10/2024 (modifier)
Par Blue boy
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Slava
Slava

Après être arrivé à la conclusion de ce triptyque, me voilà donc obligé de pousser ma note au maximum, totalement convaincu que « Slava » marquera définitivement le neuvième art d’une pierre blanche. Non mais quel talent, ce Gomont ! Si « Après la chute » (le tome 1) m’avait laissé indécis, tout en en reconnaissant les qualités, je dois avouer que « Les Nouveaux Russes », second volet de cette trilogie, m’a définitivement rassuré. Une seconde lecture du premier tome a même été salutaire (eh oui, il arrive que parfois on ne soit pas dans le bon « mood »), du fait sans doute que j’étais déjà plus familiarisé avec le récit et les personnages. Quant au dernier tome, « Un enfer pour un autre », il constitue l’apogée de « Slava ». Alors que toute échappatoire à la tragédie annoncée semble de plus en plus compromise, la narration va prendre une coloration de plus en plus sombre, avec pour acmé une déflagration spectaculaire, au propre comme au figuré, qui laissera peu de monde indemne. Mais comme Gomont n’a pas pour seul but de faire pleurer dans les datchas, il va conclure son histoire en nous emmenant vers des terres plus apaisées, plus lumineuses, plus poignantes aussi. Nous laissant dans un silence ému au sortir de cette lecture. Alors que l’écroulement de l’ancien monde soviétique n’en finit pas d’entraîner la mort et la désolation, c’est captivé que l’on suit le destin de ces deux hommes, Slava et Lavrine, un destin en forme de montagnes russes, expression facile mais tellement appropriée…Il faut dire que Pierre-Henry Gomont, en plus d’être un dessinateur hors pair, sait concevoir un scénario (très peu d’auteurs ont ce double talent, il faut bien le dire) avec en prime des textes et des dialogues ciselés. La narration possède un souffle indéniable, assorti à une touche de burlesque incarné par le personnage de Volodia, l’attachant géant géniteur de la belle Nina, qui n’hésite pas à disperser façon puzzle (la diplomatie c’est pas son fort), tout particulièrement avec les vautours et les aigrefins, qu’un don particulier lui permet de repérer à dix mille lieues à la ronde. Concernant la partie graphique, je dirais que « Slava » ne saurait être dissocié du dessin. Celui-ci apporte une vibration unique, une énergie totalement en phase avec la narration. Et puis, il y a ce sens du détail pertinent pour imprimer une ambiance, allié à un minimalisme astucieux quand il s’agit de souligner les états d’âme des personnages ou un comique de situation, avec toujours ce trait agile et élégant… Chaque coup de pinceau est une gourmandise oculaire, une sensation que personnellement je n’ai pas eu si souvent l’occasion d’éprouver. A ce titre, Gomont nous livre peut-être une partie de son secret par le biais de Tatiana, personnage secondaire mais ô combien important, conseillère artistique passagère de Slava Segarov qui ne fut pas étrangère à son revirement vers l’art. Ce qui laisserait penser que ce dernier est finalement un peu le double de Pierre-Henry… Dans « Slava », il y a un vrai souffle, de tout ce qui peut composer une aventure, avec aussi une pincée de conscience sociale à travers l’histoire de cette mine que les ouvriers veulent maintenir en vie, à l’abri des rapaces sans foi ni loi. Car le récit parle aussi de cela, de cette avidité reptilienne caractéristique de l’être humain, poussée aujourd’hui à son paroxysme avec le capitalisme financier et qui ne cesse de conduire l’humanité vers le précipice depuis qu’elle existe. Et puis il y a tout de même, telle une jolie fleur née sur le fumier, cette magnifique histoire d’amour entre Slava et Nina, parce que oui, bien sûr, que serait ce monde de brutes sans amour… L’autre grande originalité de ce récit, qui le distingue encore davantage, si besoin était, est d’avoir pris le contrepied des productions mainstream en situant l’action dans cette Russie postsoviétique au lieu des sempiternelles références étatsuniennes. Un peu à la manière de Serge Lehman, qui « milite » à travers son œuvre pour la réintégration de notre bonne vieille Europe dans la pop-culture. C’est peu dire que le dernier opus conclut en beauté la saga, figurant désormais au panthéon des œuvres majeures du neuvième art. Et si on considère que PHG s’est un peu projeté dans le personnage de Slava, on ose espérer qu’il conservera comme lui une éthique plus proche des artistes galériens (mais avec le confort pécuniaire) que galeristes (ceux qui ont lu le dernier tome comprendront), afin qu’il puisse encore nous émouvoir et nous surprendre à l’avenir.

21/09/2022 (MAJ le 25/10/2024) (modifier)
Par Spooky
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Il était une fois l'Amérique - Une histoire de la littérature américaine
Il était une fois l'Amérique - Une histoire de la littérature américaine

Voilà exactement une BD dont j'avais besoin. J'ai lu quelques-uns des auteurs majeurs de son histoire, comme beaucoup de gens je pense, tels que Herman Melville, Henry James (qui était américain au départ avant de mal tourner et de devenir anglais), ou même Nathaniel Hawthorne. Mais je n'avais pas vraiment une vue d'ensemble des débuts de cette littérature, que l'autrice Catherine Mory place au début du XIXème siècle. Je pense qu'il y a eu quelques auteurs auparavant, mais qu'ils n'ont pas eu le rayonnement de la quinzaine de noms qui sont traités ici. L'enjeu est ici de nous montrer comment, à partir de James Fenimore Cooper (auteur du Dernier des Mohicans entre autres), ces femmes et ces hommes ont construit une véritable légende, une mythologie pour leur pays si disparate, si difficile à saisir. On notera au passage qu'une seule femme est présente dans ce casting, qu'à ma grande honte je ne connaissais pas, à part en ayant croisé son nom sans aller bien plus loin. On nous présente donc la vie et l'œuvre de chacune de ces augustes personnes, en nous indiquant dans quel milieu il ou elle a grandi, comment il ou elle s'est construit(e) mais aussi les œuvres remarquables de chacun(e). Et c'est fait de façon assez accessible, didactique sans être lourdingue. Il y a des pincées d'humour, mais sans en rajouter. Catherine Mory, enseignante en littérature, est clairement dans son élément, aidée par ses éditeurs dont le nom figure en couverture. J'avoue que j'ai bien aimé ma lecture, j'ai appris énormément de choses en parcourant ce premier tome qui fait un tour d'horizon de l'autrice et de l'auteur nés au XIXème siècle, certains ayant terminé leur carrière et leur vie au début du XXème. Après chaque épisode bio-bibliographique, un arbre nous propose en un clin d'œil de voir qui sont les héritier(e)s de chaque grand nom au XXème siècle, de quoi prolonger les recherches ou piocher des idées de lecture en attendant le deuxième tome qui traitera du XXème. Dans ce deuxième tome, on continue sur les mêmes bases, à savoir un panorama des auteurs majeurs de la littérature américaine. Je dis bien "auteurs", car malheureusement peu de femmes sont présentes : une seule sur les dix noms présentés, même si à l'issue de chaque chapitre, un arbre permet de voir quel(le)s autres auteurs/trices chacun(e) a pu influencer. C'est donc Flannery O'Connor, qui a écrit des romans noirs, empreints de son Sud profond, qui a l'honneur de représenter la gent féminine. C'est d'ailleurs celle dont la vie me semble la mieux décrite, de manière un peu moins scolaire que celle de gars comme Hemingway, Capote ou Tennessee Williams... Comme le souligne Gaston dans son avis, il est un peu dommage que l'on ait droit à des résumés entiers des œuvres, alors que la vocation d'une telle collection est plutôt de donner envie de découvrir les écrits de tel ou tel auteur... Mais cela reste pertinent, passionnant et indispensable. Le dessin est assuré par Jean-Baptiste Hostache, qui a fait son petit bout de chemin depuis Clockwerx, et propose un style mêlant une certaine rigueur dans les costumes avec un relâchement à la Blutch dans les postures et les expressions des personnages parfois. Bref, c'est passionnant, c'est indispensable, c'est très plaisant, je recommande évidemment.

06/02/2024 (MAJ le 25/10/2024) (modifier)
Couverture de la série Stacy
Stacy

Gipi Gipi deux fois oui... Fan absolu de cet auteur, je me suis jeté sur les deux dernières productions publiés en France en cette fin d'été 2024, Barbarone sorti "plus anonymement" chez les rêveurs et donc Stacy destiné potentiellement à un public plus large parue chez Futuropolis. Bon, allons-y gaiement et rentrons derechef dans le vif du sujet: STACY. Cette BD est très difficile à cerner et apprivoiser. La couverture est frappante dans ce sens car n'invite pas forcément à l'achat et à la lecture, une grosse prise de risque (probablement une balle dans le pied pour l'éditeur) mais prévient du contenu du livre. Il est sans concession. Il est complexe dans les ressentis qu'il procure. Il est vraiment sans concession. Un visage émacié recouvert par des lettres incandescentes, qui forment un mot, un prénom "STACY". Paraissant indélébile comme marqué aux fers rouges, le personnage, hanté ne pourra s'en défaire. On comprendra aisément la raison de cette couverture, le dérapage verbal au travers d'une banal interview pour une émission radio à l'auditoire restraint mais qui engendrera à l'heure des réseaux sociaux un lynchage sociétal dont on ne se remet pas. L'auteur l'a vécu, il sait ce que ça fait et à la lecture on comprends qu'il ne l'a pas digéré et qu'il ne le digérera probablement jamais. A la fois dure, caustique, cruelle, dérangeante, ironique, mordante, drôle, touchante, amère, acerbe. On ressort un peu déboussolé de la première lecture dont brille tout de même une certaine poésie dans le texte, poésie propre à l'auteur. On n'est pas non plus dépaysé par le dessin, c'est du Gipi et ça se reconnait. Mais, avec Stacy, qu'est-ce-que veut nous dire, transmettre l'auteur (ou son double)? Quel est son message? En fait, à tout bien réfléchir, je dirais RIEN, pas de leçons, de jugements ou de grand discours, juste un partage d'émotions (de la colère, beaucoup de colère), d'une experience et d'un constat. On en ressort pas indemne nous non plus et on s'interroge. La marque des grands livres. Oeuvre insaisissable, à la manière d'un Fight Club, l'épreuve du temps nous dira si ce Stacy rejoindra le pantheon des chef d'oeuvres de cet auteur: Notes pour une histoire de guerre, La Terre des fils et Moments extraordinaires sous faux applaudissements. Du très très bon GIPI mais pas son livre le plus abordable et que je recommanderai pour un néophyte. Pour ma part, un immanquable de 2024 de plus.

24/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Sauvages (Nadar/Julien Frey)
Les Sauvages (Nadar/Julien Frey)

Avec la pluie, leurs bouses arrivent jusqu’ici et contaminent les éléphants. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Julien Frey pour le récit, Nadar pour le dessin et la couleur, et les exposés ont été réalisés par Joanne Frey. Il s’achève avec une postface rédigée par Johan Michaux, professeur à l’Université de Liège, directeur de recherche au FNRS (Fonds national de la recherche scientifique, équivalent belge du CNRS), conseiller scientifique et chroniqueur à la RTBF pour les émissions Le jardin extraordinaire, et C’est pas fini. Il y aborde le nombre de morts causées par la pandémie de Covid-19, les hypothèses sur l’origine du virus, la destruction des forêts particulièrement en régions tropicales, le commerce d’animaux sauvages à des fins médicinales, le risque d’apparition de nouvelles maladies transmises à l’humain par les animaux, le taux d’extinction des espèces, les solutions comme la lutte contre le réchauffement climatique, contre la déforestation, contre les pollutions chimiques, la régulation des populations humaines, la gestion des espèces domestiques, l’impulsion de changements venant de la population, selon une stratégie partant du grand public vers les décideurs. Juin 2019, cela fait un an que la famille Frey a quitté Montpellier pour vivre à Sarlat dans une belle maison, avec un grand terrain. Le paradis pour les deux enfants Joanne et Benjamin, qui profitent de la balançoire pendant que Aude la mère se détend dans un transat. L’enfer pour Julien, le père, qui tond la pelouse : 3.123 mètres carrés de jardin, deux heures pour tondre le terrain. Cette année, ils récoltent trente kilos de cerises, quarante kilos de prunes, dix kilos de figues. Aude a l’impression que faire des confitures ne s’arrêtera jamais. Julien en rajoute : ça s’arrêtera en octobre avec les noix. Joanne souhaite savoir ce qu’il y a à manger le midi, son père lui demande de mettre un teeshirt, et elle trouve que ce n’est pas juste car son petit frère n’en a pas, c’est juste parce que c’est une fille. Joanne a dix ans. Elle lit, parfois elle parle à son père comme une adolescente, parfois elle lui demande un câlin encore comme une enfant. Ils se sont installés à Sarlat pour le travail de Aude : elle dirige un centre de formation pour adultes. Deux mois après son arrivée, le siège a réorganisé l’activité et a doublé son secteur. Le monde doit tourner de plus en plus vite, alors Aude, roule, roule, roule. Lui n’a pas d’atelier pour travailler à Sarlat, mais il y a pire pour écrire. Il s’installe à la terrasse d’un café pour écrire, et regarde les gens passer. Puis il va s’installer dans une pièce de leur maison mais le chien aboie et le distrait de trop. Joanne parle souvent des animaux sauvages comme les éléphants ou les orangs outans et elle s’inquiète de leur disparition. Julien décide que plutôt que laisser passer le rêve de sa fille, il pourrait en faire quelque chose : scénariste de BD et sa fille de dix ans qui aime les animaux, cherchent mission scientifique pour voir animaux en voie de disparition et faire une bande dessinée. Johan Michaux, biologiste et chercheur de l’Université de Liège leur répond. Ainsi, en février 2020 Julien et sa fille Joanne partent avec le professeur Michaux et une étudiante en mission en Indonésie. Cette bande dessinée réalisée par Julien (et illustrée par Nadar) raconte le séjour du père et de la fille à partir de Bandar Lampung, vers le parc de Way Kambas, avec un bref séjour sur l’île de Rinca. Ils commencent par voir des éléphants, mais des éléphants captifs, puis ils auront l’occasion de voir plusieurs animaux de l’île : héron pourpré (page 52), ibis (p.52), faisan (p.56), serpent liane (Ahaetulla prasina, p.57), grenouille (p.59), rhinocéros (p.61), gecko (p.66), barbu bigarré (p.67), pygargue (p.72), gibbon siamang (p.79), périophtalme (p.88), ours malais (p.97), orang-outan (p.98), raie manta (p.109), dragon de Komodo (p.114). En fonction du lieu et de la faune, Joanne peut réaliser un exposé sur le vif, pendant une page, le plus souvent interrompue par une remarque, plus moins saugrenue, de son père. Ce dernier se rend compte qu’il est beaucoup plus ignorant que sa fille sur lesdits animaux, et sur leur milieu naturel. Au fur et à mesure des environnements qu’ils découvrent, ils bénéficient des explications soit du directeur de recherche, soit de son étudiante Chloé, soit de Wishu, le collègue indonésien du professeur. Ces explications sont courtes et précises, reprises pour partie et développées pour une autre dans la postface. De prime abord, le lecteur se trouve attiré par la couverture : une jolie teinte de vert rendant bien la fraîcheur de l’ombre produite par un feuillage dense, le sympathique gecko au premier plan, et le rappel de la forêt en aquarelle dans l’arrière-plan. De fait l’artiste dose élégamment les éléments descriptifs délimités par des traits encrés, et ceux évoqués par la peinture, comme en couleur directe. Le lecteur relève les détails concrets donnant de la consistance et une impression de réel : l’abri pour mettre la voiture à l’ombre, le grand fait-tout pour les confitures, les crans sur les montants du transat pour régler son inclinaison, un recueil de Love and the Rockets, des frères Gilbert & Jaime Hernandez lu par Julien, le bazar sur le bureau d’écolière de Joanne, le portique décoré à l’entrée du parc national Way Kambas, les chaises en plastique sur la terrasse du site d’étude, le grand canot à moteur pour naviguer sur le fleuve, les serres abritant les pousses de palétuvier, le parc aquatique surdimensionné, le centre d’affaires de Jakarta, les rues plus traditionnelles alentour, etc. Par comparaison, l’évocation des milieux naturels terrestres semblent plus reposer sur la couleur directe : pour rendre compte de la verdure, des zones humides. Pour autant, ces environnements ne finissent pas tous par se ressembler, car l’artiste leur donne à chaque fois une disposition, une profondeur différente, rien à voir entre l’immense enclos pour les éléphants en captivité ou la mangrove. Le lecteur observe les personnages, et se rend compte qu’ils sont à la fois très normaux, banals mêmes, et qu’il s’y attache très rapidement. Joanne apparaît comme une jeune demoiselle bien élevée, d’une humeur quasi égale du début à la fin, sans comédie, ou simagrées, souriant la plupart du temps. Julien se montre calme, souvent réservé, régulièrement surpris par la faune, par des informations qui le désarçonnent. Les autres personnages se comportent avec naturel, bienveillants et pédagogiques. De temps à autre, un des personnages manifeste plus de curiosité, un peu de déception quand l’accès au parc naturel leur est refusé, une pointe d’agacement pour Wishnu devant les réactions des Européens. L’artiste met en œuvre une direction d’acteur des plus naturalistes, sans éclat spectaculaire, avec un respect palpable et une réelle gentillesse. Les séquences de découverte d’animaux sont mises en scène avec le même naturel et la même évidence, dans sensationnalisme, sans même l’émerveillement touristique… Jusqu’à la page cent-sept où le petit groupe effectue du snorkeling. Là, le miroitement de l’eau de la surface vue d’en-dessous, la variété des poissons exotiques, et la grâce des raies mantas suscitent tout naturellement l’émerveillement du lecteur, qu’il ait déjà pratiqué cette activité dans de tels eaux, ou non. Tout naturellement, Joanne et son père se posent des questions sur ce qu’ils vont découvrir, puis sur ce qui les entoure. Cela commence dès le voyage en avion au cours duquel le professeur Michaux et son étudiante expliquent les méthodes du laboratoire Géolab, un des premiers laboratoires européens à étudier les animaux en utilisant des techniques non invasives, c’est-à-dire qui ne perturbent pas l’animal. Il est possible d’étudier les animaux sans les voir, sans les déranger : en récupérant quelques gouttes de salive, quelques poils ou un échantillon de crotte. Au fil du séjour, le petit groupe parle de plusieurs sujets, Julien jouant souvent le rôle de béotien. Certains échanges portent sur des sujets connexes comme le sujet du mémoire de Chloé (L’impact des bruits urbains sur le chant des fauvettes à tête noire), la tâche de stimuler la prostate d’un éléphant pour recueillir son sperme, la diffusion progressive du Covid-19 en Europe, etc. La majeure partie des discussions porte sur la faune d’Indonésie et son territoire qui diminue d’année en année. Les personnages évoquent ainsi la population d’éléphants à Sumatra (entre 1.000 et 2.000), de rhinocéros à Sumatra et Bornéo (entre trente et quatre-vingts) ou de dragons de Komodo (entre 3.000 et 5.000), le besoin en nourriture d’un éléphant sauvage (150 kilos d’herbe et de fourrage par jour), la culture de l’huile de palme et l’enjeu économique, la récolte de l’hévéa et son enjeu économique, le risque de l’exploitation minière, la croissance de la population indonésienne et son besoin de logements, la possibilité du déplacement de la capitale de l’Indonésie, etc. En milieu d’ouvrage, une déclaration à l’emporte-pièce du quarante-cinquième président des États-Unis sur l’absence de Coronavirus sur le sol américain établit un contraste saisissant avec la réalité de ce que vivent les voyageurs. Emmené par une narration visuelle élégamment composée entre éléments détourés et évocations en couleur directe, le lecteur accompagne le scénariste et sa fille dans un voyage en Indonésie, pour aller voir des animaux exotiques dans leur habitat naturel, des sauvages. Il bénéficie des remarques éclairantes d’un professeur d’Université et d’une étudiante, sans pédanterie ni exposé magistral, en faisant l’expérience par lui-même de l’observation de la faune, et de la mise en perspective de l’évolution de leur environnement. Cette nature si riche et si fragile.

24/10/2024 (modifier)
Par Cacal69
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Travailleurs de la mer
Les Travailleurs de la mer

Une lecture qui m'a transporté à une autre époque, celle du début du XIXe siècle. L'adaptation d'un roman de Victor Hugo, pas le plus connu, mais pas le moins intéressant. Un roman dédié à l'île de Guernesey et à ses habitants. Glénat a réalisé un superbe travail éditorial, une BD à grand format pour profiter des magnifiques planches de Michel Durand. Et que dire de cette couverture avec des marques en relief qui aimante l'œil. Mais voilà, tout cela se paye. Un plaisir de lecture qui doit beaucoup aux textes proposés, on parle XIXe siècle, cela risque d'en refroidir certains, mais j'ai été conquis par ce phrasé d'un autre temps, nous sommes en 1829. Un temps où la parole d'homme valait tous les contrats. La première partie de l'album nous présente les différents personnages. Gilliatt, le pêcheur de Guernesey, il n'est pas apprécié dans son village, il aurait le pouvoir de guérir les gens, d'être le fils du diable. Mess Lethierry, un homme âgé, le propriétaire de la Durande, un bateaux à vapeur (le progrès ne fait pas toujours l'unanimité). Déruchette, la Jeune et très jolie nièce de mess Lethierry, elle devra se marier à celui qui ramènera le moteur de la Durande après son naufrage. Ebenezer Caudray, jeune révérend anglican, récemment arrivé sur l'île. D'autres personnages auront aussi des rôles importants dans cette histoire teintée de mysticisme digne d'une tragédie antique. Ensuite, place au récit en lui-même, un récit sur la dure vie des îliens (le travail n'est pas un vain mot) et le milieu marin, la Manche en est un élément central. On va suivre les destins inéluctables des ces hommes et de cette jeune femme où l'amour, la révolution technologique, la persévérance et le sacrifice les accompagneront. Une histoire captivante, puissante et romanesque. Un plaisir de lecture qui doit aussi beaucoup à la proposition graphique de Michel Durand. Un somptueux noir et blanc tout en hachures, aucun contour. Chaque dessin ressemble à une gravure. Un dessin d'une grande finesse, très expressif et sachant retranscrire aussi bien la fureur des éléments que les émotions des personnages. Une mise en page cinématographique et immersive, des pleines pages succèdent à des planches où les images sont agencées sans être cloisonnées dans des cases qui elles-mêmes font place à des pages plus traditionnelles. MAGNIFIQUE ! "Il était arrivé en même temps aux rhumatismes et à l'aisance. Au moment où l'on devient riche, on est paralysé". "On l'allait croire mort, et il était riche. On l'allait croire perdu et il était sauvé ". Je termine cet avis en écoutant une chanson de circonstance : "Guernesey" de William Sheller.

24/10/2024 (modifier)