Voilà, c'est ma première BD de l'année. Et je suis très heureux que ce soit celle -là précisément, d'abord parce que je suis Stéphane Allix depuis des années et que je suis tout à fait en phase avec ses recherches, et ensuite parce que ça me réconcilie avec Grégory Panaccione. Pas que je sois faché, non, mais disons que j'étais resté sur une BD un peu médiocre de cet auteur que j'aime bien.
Cette BD est donc une adaptation d'un récit autobiographique de Stéphane Allix que je n'ai pas lu. Mais tout ce que Panaccione en retranscrit, je le comprends. Il utilise des raccourcis graphiques pour synthétiser des émotions, ou, plus difficile, pour relater des expériences psychédéliques qui sont tout à fait convaincants. On sent que Panaccione a tout à fait compris les enjeux et les ressorts d'une telle expérience, peut-être pour en avoir vécues lui même de semblables ?... Quoiqu'il en soit, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est à l'écoute de son sujet.
Son dessin, on le connait : il vibre, tout entier dédié à son sujet, et ici peut-être plus qu'auparavant, tout en étant plus ancré dans le réel. Cet étrange paradoxe, du moins en apparence, apporte une touche tout à fait vivante.
Quant aux faits relatés, ils sont pour le moins troublants, et pourraient très bien passer pour des affabulations. Or rien ne serait plus faux que d'affirmer une telle chose. Allix explore la conscience depuis tellement d'années que renvoyer son récit aux orties d'un simple revers de main confinerait au déni le plus primaire. De toute façon, cellezéceux qui ont pu vivre de telles choses, ne serait-ce que de manière fugitive, savent...
Mais bref ! Au delà de la simple "croyance", on ne peut qu'être saisi devant cette mise à nu profonde de l'auteur (je parle de Stéphane Allix). Il se livre sans fard, et on sent que son témoignage est porté par une volonté farouche de dire le vrai. L'auteur se livre crument, et qu'on le croit ou non, on reste stupéfait devant tant d'honnêteté, et les émotions parfois sauvages et contradictoires qui agitent Stéphane Allix, illustrées à merveille par Panaccione, acquièrent une densité et une force palpable. C'est une belle histoire sur la puissance du pardon. C'est une porte ouverte sur la conscience, une petite chance offerte à tous ceux qui cherchent sans trouver, en tournant en rond, souvent sans même savoir qu'il y a à chercher. C'est un très beau livre, pétri d'amour, susceptible de pas mal solliciter les glandes lacrymales de ses lecteurs et trices.
Vous savez, s’il prend votre place, c’est que vous le laissez faire.
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Ce tome contient une histoire compète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Il a été entièrement réalisé par Timothé le Boucher. Il comprend 192 pages de bande dessinée en couleurs. Il s'agit de la troisième bande dessinée de l'auteur, après Skins Party (2011), Les Vestiaires (2014).
Sur la scène d'un théâtre, sous les yeux du public, Lubin Maréchal habillé d'une robe blanche et d'une coiffe réalise un numéro d'acrobatie, sur une cage à oiseau géante. Il laisse tomber sa robe ; il porte en-dessous un juste au corps blanc. Il danse avec sa robe qui a retrouvé du volume. Il effectue des figures au sommet de la cage, et tombe lourdement quand elle casse. En coulisses, les autres acteurs sont inquiets, mais Maréchal se relève et le spectacle peut continuer. le lendemain il se réveille à 07h45 et se dépêche de s'habiller et de partir à vélo, pour gagner son pari d'arriver avant son copain Léandre pour prendre leur service à la caisse du supermarché Smart Shop où ils travaillent. Lubin est particulièrement fier de lui car il s'assoit une minute avant Léandre à son poste. Ce dernier lui fait observer qu'il a perdu son pari car il a 23 heures et 59 minutes de retard. Lubin met un peu de temps à comprendre et encore plus à le croire : ce n'est pas le lundi 02 septembre, mais le mardi 03 septembre. Il a perdu un jour de sa vie. Léandre et Lubin aident le livreur à décharger son camion. Le soir ils récupèrent quelques invendus périmés pour leur repas, Lubin ayant invité Gabrielle à manger chez lui.
Lubin rentre chez lui à vélo. Il reçoit Gabrielle et ils passent au lit avant de manger. Il se réveille le lendemain, un peu surpris que Gabrielle ne soit plus dans lit et qu'elle ait déjà récupéré ses affaires. Il consulte le calendrier de l'ordinateur et il doit se ranger à l'évidence : il n'a aucun souvenir du mercredi. Il se rend au supermarché où il est reçu par Andrès qui lui fait la morale sur l'assiduité et qui lui donne son congé. Lubin donne rendez-vous à Léandre à 18h00 au Mantra. À 18h00, les 4 membres de la troupe de spectacle se retrouvent au café. Ils passent en revue les raisons plus au moins fantaisistes qui pourraient expliquer l'absence de Lubin pendant 2 jours. Comme ils doivent se produire le lendemain à Bruxelles, Pedro & Alexandra proposent de passer chez lui pour venir le chercher. Avant de rentrer chez lui, il envoie un texto à Gabrielle, mais il reste sans réponse. Lubin se réveille en ayant encore perdu une journée, celle du vendredi. Il appelle Léandre qui lui indique que quand ils sont venus le chercher le vendredi, il n'y avait personne dans son appartement.
Quelle étrange expérience de lecture. La couverture semble annoncer un conte fantastique, avec un jeune homme à moitié entré dans l'eau, de la verdure derrière lui, et un double maléfique qui se reflète. Le choix des couleurs est étrange avec une végétation violette et une onde orange. L'entrée en matière déstabilise tout autant avec 5 pages muettes (sans texte) comme si le lecteur assistait réellement au spectacle. Il assistera d'ailleurs à un deuxième spectacle, tout aussi muet, de même nature durant les pages 102 à 107. Il suppose que ces scènes ont une valeur métaphorique, celle d'un récit dans le récit, provoquant une mise en abîme dont il ne peut pas soupçonner le sens du fait qu'il s'agit de la première scène, et qu'il ne dispose pas d'autres séquences auxquelles la rattacher. Il apprécie la qualité de la narration visuelle, pouvant suivre la logique d'enchaînement des mouvements dans l'évolution de Lubin Maréchal. Il apprécie aussi la forme d'épure des dessins (avec des traits de contours fins et élégants) apportant une touche d'onirisme au spectacle.
Timothé le Boucher sait donner une apparence simple et immédiatement reconnaissable à ses personnages, en jouant sur la couleur de leur peau, la forme de leur coiffure, leur couleur de cheveux, mais aussi leur morphologie (la silhouette d'Alexandra est plus étoffée, Pedro est plus grand et plus costaud). Il n'hésite pas à faire apparaître les marques de l'âge sur les visages et même dans la façon de se tenir, par exemple pour Josiane, la mère adoptive de Lubin, ou pour Lubin lui-même au fur et à mesure des années qui passent. Il donne un air assez jeune aux principaux personnages : Lubin, Gabrielle, Tamara, Léandre, Pedro, Alexandra, avec des traits de visage proches de la ligne claire et une discrète influence manga pour des éléments éparses, par exemple la chevelure de Léandre. Le lecteur adulte peut se retrouver un moment décontenancé car la représentation des personnages semble être à destination de jeunes adolescents, voire tout public. Le dessinateur montre bien quelques personnages dénudés, mais les caractéristiques sexuelles sont très atténuées et se limitent aux fesses et à la poitrine. En outre, il utilise des couleurs assez douces, voire un peu ternes, à l'exception de la chevelure rousse de Tamara. Il exagère un peu les expressions de visage, de manière à ce que l'état d'esprit du personnage soit plus clair. Il n'y a que dans le dernier quart du récit que les personnages ont des gestes plus mesurés, attestant qu'ils ont pris de l'âge.
Les éléments de décors sont également détourés par des traits très fins, et l'artiste n'utilise que très rarement les aplats de noir, préférant foncer la teinte d'une zone par endroit pour figurer les ombres portées. Néanmoins, s'il prête attention aux différents environnements, le lecteur constate que Timothé le Boucher ne se contente pas de les tracer à la va-vite. Après la scène de théâtre, le premier environnement d'importance est la chambre / salon de l'appartement de Lubin. Dans un premier temps, le lecteur peut rester dubitatif devant sa grande taille. Les meubles sont, comme le reste, détourés avec des traits fins, et la mise en couleurs reste un peu terne, sans chercher à faire ressortir chaque objet par rapport aux murs du fond ou au plancher. Le lecteur intègre donc ce décor de manière machinale sans plus y prêter attention. S'il s'y attarde à l'occasion d'une case, il remarque les différents objets et accessoires, reflétant bien la personnalité de Lubin. Or par la suite, une remarque de Lubin l'incite à y prêter un peu plus d'attention et il se rend compte qu'il y avait des informations visuelles juste sous ses yeux. Sans en avoir l'air, Timothé le Boucher réalise des décors consistants, établissant des lieux concrets et uniques : le balcon de l'appartement de Lubin, les façades d'immeubles des rues qui constituent des paysages urbains différents suivant les quartiers, l'aménagement de l'appartement de Gabrielle qui reflète également sa personnalité, le viaduc autoroutier au-dessus de la rivière encaissée pour se rendre chez la mère de Lubin (page 40), le réseau routier quand Gabrielle emmène Lubin en weekend, le parcours de jogging de Tamara, les Champs Élysées pour le défilé du 14 juillet, les lieux de répétition de la troupe d'acrobates, la maison à la campagne de la mère de Lubin, etc. Le récit se prolongeant dans le futur par rapport au temps présent du lecteur, il peut également faire comme Lubin et regarder autour de lui pour voir les stigmates des avancées technologiques, discrets mais bien présents.
En dépit d'une apparence gentille et tout public, la narration visuelle de Timothé le Boucher repose sur de nombreux éléments visuels brossant des personnages et des environnements tangibles et bien formés. Le lecteur plonge donc bien volontiers dans ce récit de dédoublement de la personnalité, avec une tonalité dédramatisée grâce à une narration bienveillante. L'auteur ne tergiverse pas sur la situation de Lubin Maréchal : sa conscience n'est présente qu'un jour sur deux, et une autre conscience ou une autre personnalité habite son corps et l'utilise les autres jours. Le lecteur accorde bien volontiers la suspension d'incrédulité nécessaire pour accepter ce postulat. Il suit donc Lubin alors qu'il essaye de comprendre ce qui lui arrive, de s'en accommoder dans sa vie (semi)quotidienne. Il essaye de communiquer avec son autre lui-même, et de faire comprendre à ses amis ce qui lui arrive. Il fait des propositions concrètes à son autre lui-même pour une vie en bonne intelligence : que l'autre continue à s'entraîner un minimum pour que lui puisse continuer à être un acrobate de haut niveau, essayer de maîtriser son régime alimentaire car il est végétarien, etc. Les deux personnalités finissent également par aller consulter le même psychologue (la docteure Thalmann) pour trouver une solution. Le lecteur se rend bien compte que le récit est raconté exclusivement du point de vue du Lubin acrobate, et même à sa manière, avec sa personnalité. De ce point de vue, les dessins évidents et la bienveillance générale de la narration reflètent l'état d'esprit de Lubin acrobate.
Timothé le Boucher s'amuse bien avec les moments de gêne des amis de Lubin ou de sa famille, qui finissent par accepter son état, ce qui conforte le lecteur dans le fait d'en faire de même. La personnalité de l'autre Lubin se révèle différente de l'initiale, plus pragmatique, mieux organisée, plus responsable. Du coup il prend en charge les formalités administratives du quotidien et le ménage, et commence même à gagner de l'argent, que des avantages pour Lubin acrobate. Le scénariste se montre encore un peu plus facétieux du fait que l'un comme l'autre entretiennent des relations amoureuses, mais pas avec la même femme, ce qui génère des situations délicates, à nouveau sans dramatisation larmoyante. Le lecteur sourit quand Lubin acrobate se réveille un matin avec les cheveux courts (l'autre étant passé chez le coiffeur pour être plus présentable), ou quand il décide de se faire faire un tatouage sur le dos en sachant que l'autre n'aime pas ça, ou encore quand l'un se bourre la gueule la veille au soir en sachant que l'autre souffrira de la gueule de bois le lendemain. Le décalage entre les deux personnalités nourrit des métaphores, à commencer par une opposition entre la vie décontractée de Lubin acrobate, et celle plus responsable de l'autre Lubin. Il se produit une comparaison entre un individu ayant suivi une voie d'artiste refusant une forme de conformisme social, avec un autre plus productif dans la société. Néanmoins, ce n'est pas un récit à charge contre Lubin acrobate, car c'est celui que préfère ses amis, sa sœur, et même Insecte & Prêchant, les chiens de sa mère. C'est aussi celui que préfère la rousse flamboyante.
Ainsi Lubin acrobate reste le héros de sa propre vie, la personnalité à partir de laquelle le récit, et donc le lecteur, porte un jugement sur les événements. La gentillesse de Lubin acrobate éprouve toutes les difficultés à accepter l'intérêt très personnel de 2 psychologues successifs qui le prennent en charge plus pour les papiers qu'ils vont pouvoir écrire dessus, que pour le soigner, encore moins par empathie. Il reste aussi un héros au sens romanesque du terme, dans la mesure où le récit repose bel et bien sur une intrigue. Celle-ci ne se limite pas à savoir si la coexistence entre les 2 Lubin peut être pérenne, ou si Lubin acrobate retrouvera son état normal. Il se produit des événements qui viennent remettre en cause l'équilibre entre les 2, parfois au détriment de Lubin acrobate. Le lecteur ressent alors une compassion pleine et entière pour lui, car son caractère ne lui a pas appris à se défendre contre ce genre d'événements ou de comportements d'autrui. Le lecteur est pris de pitié pour Lubin acrobate, souffre de le voir ainsi rabaissé et exploité, alors qu'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, face à ces injustices.
En fonction de ses inclinations, le lecteur peut être plus ou moins attiré par la couverture, ou le résumé de la quatrième de couverture, et dans tous les cas surpris par le décalage qui se produit à la lecture, par rapport à ces présentations. Il se prend vite d'amitié pour Lubin Maréchal, jeune homme éminemment sympathique et facile à vivre, et pour ses amis qui le soutiennent. Il s'adapte progressivement aux dessins à l'apparence gentille, car ils forment une narration visuelle solide et riche. Il apprécie les situations successives qui dessinent des métaphores sur la façon de voir la vie, sur les valeurs morales de l'individu, alors que l'intrigue sous-jacente le tient en haleine. Il est épaté par la manière dont l'auteur met à profit la longueur de son récit, jusqu'à la mort naturelle de Lubin. Il termine sa lecture, attristé de devoir faire le deuil de Lubin et de ce qu'il représente, ainsi que du principe de réalité qui s'est imposé à lui, à a fois Lubin, à la fois le lecteur lui-même.
Joe Sacco revient avec un reportage qui est encore une fois excellent.
On retrouve les qualités de ses autres albums du même genre à savoir une bonne vulgarisation d'un événement et des témoignages venant de tous bords qui montre bien la complexité de la situation et les différentes mentalités. Cette fois-ci, il va dans une région de l'Inde qui a connu des émeutes violentes entre des musulmans et des hindous. Je connaissais un peu les débordements du nationalisme hindou en Inde et la tragédie de la partition de l'Inde selon les croyances des gens qui ont menés à creuser du ressentiment entre hindous et musulmans, mais c'est la première fois que je vois le problème en profondeur.
On voit que la situation en Inde est complexe avec ses castes, ses différents gouvernements et les situations qui varient de villages en villages. Sacco explique tout cela sans perdre un lecteur qui ne connait rien à l'Inde. Il donne la parole à des gens venant de milieux différents ce qui permet d'avoir une vue d'ensembles sur la situation, mais aussi la version des faits qui évidemment n'est jamais le même selon le groupe d'appartenance. Ce que l'auteur montre est révoltant: communautarisme qui finit par créer des frictions entre la majorité et les minorités, violences sexuelles contre les femmes, vieux tuer gratuitement....Bref ce qui malheureusement est arrivé des milliers de fois avant et qui va continuer longtemps si on se fit à l'actualité. Sacco montre tout cela en restant le plus neutre possible et sans être moralisateur. Il ne fait que poser des questions légitimes sur la violence en général et si c'est possible de l'arrêter un jour.
Il reste le dessin de Sacco qui est pas très beau et qui risque de ne pas envie de lire l'album à plusieurs lecteurs. Je ne suis pas trop fan, mais au moins c'est lisible et dans un documentaire l'important selon moi vient du scénario et ici il est captivant du début jusqu’à la fin.
Rarement, peut être jamais auparavant, une bande dessinée ne m'avait à ce point happé et donné autant d'émotions.
Une bonne dose d'humour, une ingéniosité géniale dans le scénar, des dessins précis et qui restent cohérents dans les albums, des personnages complexes et tous dignes d'intérêt (et plus ou moins sympathiques), un vrai propos et point de vue... L'envie de rencontrer les russes (du moins ceux qui travaillent vraiment).
Bref un pur régal !
PS: merci à Erwan de la librairie Georges qui me l'a conseillée.
Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages !
Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe.
L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs.
Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l'avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre.
"Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels.
Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises.
En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun.
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*« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine.
L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons.
L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine !
La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine.
La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent.
Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
Cette BD est un véritablement choc. Choc esthétique d’abord, et émotionnel. Le choc d'un pavé dans la gueule.
Le dessin de Koenraad Tinel possède une force graphique extrêmement puissante, toute empreinte d’expressionnisme. Le trait est à la fois gracieux et sombre, noir d’encre même, et pour cause puisqu’il est entièrement réalisé à l’encre noire. Il exacerbe l’aspect tragique de cette histoire familiale : visages déchirés, grimaçants, silhouettes déguingandées constellées d’éclaboussures… Rien n’est épargné à l’humanité crasse ici décrite par l’auteur qui plonge sans tabou dans ses souvenirs d’enfance encore vivaces. Car Tinel le confie au lecteur : il lui est impossible d’oublier, de s’affranchir de la culpabilité accrochée à ses talons et qu’il n’a pourtant pas à subir puisqu’étant enfant au moment des « faits ».
Et les faits, quels sont-ils ? Koenraad Tinel raconte dans Le Seau les années de guerre (la deuxième) vécue par sa famille flamande. Celle-ci en effet, connut l’arrivée de l’armée allemande que son père, nazi convaincu, et ses frères vécurent comme un espoir. Ses deux frangins s’engagèrent dans la SS comme un seul homme. L’un partit se battre sur le front de l’Est pendant que l’autre se vit confier le commandement d’un camp où les juifs qui y transitaient étaient promis à l’abominable sort qui les attendait à Auschwitz. Mais à partir de juin 44, la famille s’exile en Allemagne pour trouver refuge dans un petit village de Bavière vidée de ses hommes valides, avant de finalement vivre des mois de misère sur le chemin de retour vers Gand après la victoire des alliés. Inutile de rentrer dans les détails : il faut lire cette BD.
Si le choc est finalement émotionnel, c’est que toute cette histoire est racontée à hauteur d’enfant, sans le moindre jugement. Pourtant, cette part intime d’une noirceur abyssale, pétrie de culpabilité, l’auteur l’exprime très bien dans le dessin. Elle hante chaque page, chaque anecdote au point de l’avoir marqué au fer rouge. Le Seau constitue un témoignage capital, exposant un point de vue rarement exprimé dans l’art : celui des vaincus, celui des bourreaux. Je songe au film Lore de Cate Shortland, là aussi un choc esthétique, comme si là encore la forme était primordiale afin de maintenir une distance salutaire avec le sujet évoqué…
Bien entendu, Koenraad Tinel n’a jamais été un bourreau. Comment peut-on l’être à neuf ou dix ans ? Néanmoins, il nous confie cette histoire familiale déchirante dont il éprouve aujourd’hui encore la plus grande difficulté à s’affranchir. Comment peut-on vivre une vie épanouie quand on réalise ce qui a été commis au nom d’une idéologie destructrice, mais surtout que sa famille s’est bel et bien retrouvée du mauvais côté ? La réponse (plutôt un semblant de réponse qui est d’ailleurs davantage un exutoire) nous est donnée ici dans Le Seau où Koenraad Tinel déverse un passé cauchemardesque. Un seau hygiénique destiné à recevoir les excrétions intimes...
Quant à nous, humbles spectateurs, nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir finalement trouvé la paix grâce à ce travail de mémoire colossal.
Mise à jour après lecture du tome 3.
Poursuite de l’ironie dans la veine des deux premiers volumes. Mais en poussant encore plus loin la critique de la vision occidentale du monde et de la nature. L’anthropologue Jivaro pointe du doigt toutes nos absurdités, mais l’auteur ouvre la voie d’un espoir avec l’engagement des zadistes.
Absurde, décalé, et tellement vrai. Un petit rayon de bonheur. Je réitère mon coup de coeur !
Tomes 1 et 2.
Que ce petit traité est intelligent, et diablement drôle. Je regrette que ma bibliothèque municipale ne possède que les deux premiers tomes, j'aurais sans doute adoré lire le troisième, je vais aller déposer une réclamation sous peu (je plaisante).
Nos paradigmes de sociétés, pas seulement occidentales d'ailleurs, sont bien mis à mal ici, et pour notre plus grand plaisir, zygomatique et intellectuel.
Que nous ayons, et surtout nos politiciens avec nous, adopté les modes de pensée animistes jivaros, donne une saveur particulière à tous les discours et échanges verbaux des hautes sphères des états.
On en vient à rêver que ce soit réellement le cas en ces temps troublés sur notre continent.
Quant à l'élection présidentielle, le débat des deux candidats restant en lice, Mélanchon et Hamon, m'a fait hurler de rire. Je sens que celle qui approche sera moins enthousiasmante.
Et que dire des interprétations de l'ethnologue Jivaro venu observer la dernière poche de résistance de la pensée actuelle ? Ses conclusions sont si évidentes dans l'absurde que c'en est confondant.
Et si le dessin n'est en général pas le plus important dans ce genre de bd, il est ici particulièrement réussi. Les poses sont statiques et répétitives, certes, l'humour étant dans les dialogues. Mais les aquarelles sont très belles, surtout les mésanges, qui d'ailleurs ne manquent pas d'humour non plus.
Bon, ben, je pars à la pêche du tome 3.
Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé.
Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir…
Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ?
Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux.
La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif.
De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est.
Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants).
Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel.
Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.
Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà.
Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ?
En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées.
Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ?
La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs.
Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois !
Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient !
Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant.
Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables.
Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol.
Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste.
Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère.
Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.
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Nos âmes oubliées
Voilà, c'est ma première BD de l'année. Et je suis très heureux que ce soit celle -là précisément, d'abord parce que je suis Stéphane Allix depuis des années et que je suis tout à fait en phase avec ses recherches, et ensuite parce que ça me réconcilie avec Grégory Panaccione. Pas que je sois faché, non, mais disons que j'étais resté sur une BD un peu médiocre de cet auteur que j'aime bien. Cette BD est donc une adaptation d'un récit autobiographique de Stéphane Allix que je n'ai pas lu. Mais tout ce que Panaccione en retranscrit, je le comprends. Il utilise des raccourcis graphiques pour synthétiser des émotions, ou, plus difficile, pour relater des expériences psychédéliques qui sont tout à fait convaincants. On sent que Panaccione a tout à fait compris les enjeux et les ressorts d'une telle expérience, peut-être pour en avoir vécues lui même de semblables ?... Quoiqu'il en soit, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est à l'écoute de son sujet. Son dessin, on le connait : il vibre, tout entier dédié à son sujet, et ici peut-être plus qu'auparavant, tout en étant plus ancré dans le réel. Cet étrange paradoxe, du moins en apparence, apporte une touche tout à fait vivante. Quant aux faits relatés, ils sont pour le moins troublants, et pourraient très bien passer pour des affabulations. Or rien ne serait plus faux que d'affirmer une telle chose. Allix explore la conscience depuis tellement d'années que renvoyer son récit aux orties d'un simple revers de main confinerait au déni le plus primaire. De toute façon, cellezéceux qui ont pu vivre de telles choses, ne serait-ce que de manière fugitive, savent... Mais bref ! Au delà de la simple "croyance", on ne peut qu'être saisi devant cette mise à nu profonde de l'auteur (je parle de Stéphane Allix). Il se livre sans fard, et on sent que son témoignage est porté par une volonté farouche de dire le vrai. L'auteur se livre crument, et qu'on le croit ou non, on reste stupéfait devant tant d'honnêteté, et les émotions parfois sauvages et contradictoires qui agitent Stéphane Allix, illustrées à merveille par Panaccione, acquièrent une densité et une force palpable. C'est une belle histoire sur la puissance du pardon. C'est une porte ouverte sur la conscience, une petite chance offerte à tous ceux qui cherchent sans trouver, en tournant en rond, souvent sans même savoir qu'il y a à chercher. C'est un très beau livre, pétri d'amour, susceptible de pas mal solliciter les glandes lacrymales de ses lecteurs et trices.
Ces jours qui disparaissent
Vous savez, s’il prend votre place, c’est que vous le laissez faire. - Ce tome contient une histoire compète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Il a été entièrement réalisé par Timothé le Boucher. Il comprend 192 pages de bande dessinée en couleurs. Il s'agit de la troisième bande dessinée de l'auteur, après Skins Party (2011), Les Vestiaires (2014). Sur la scène d'un théâtre, sous les yeux du public, Lubin Maréchal habillé d'une robe blanche et d'une coiffe réalise un numéro d'acrobatie, sur une cage à oiseau géante. Il laisse tomber sa robe ; il porte en-dessous un juste au corps blanc. Il danse avec sa robe qui a retrouvé du volume. Il effectue des figures au sommet de la cage, et tombe lourdement quand elle casse. En coulisses, les autres acteurs sont inquiets, mais Maréchal se relève et le spectacle peut continuer. le lendemain il se réveille à 07h45 et se dépêche de s'habiller et de partir à vélo, pour gagner son pari d'arriver avant son copain Léandre pour prendre leur service à la caisse du supermarché Smart Shop où ils travaillent. Lubin est particulièrement fier de lui car il s'assoit une minute avant Léandre à son poste. Ce dernier lui fait observer qu'il a perdu son pari car il a 23 heures et 59 minutes de retard. Lubin met un peu de temps à comprendre et encore plus à le croire : ce n'est pas le lundi 02 septembre, mais le mardi 03 septembre. Il a perdu un jour de sa vie. Léandre et Lubin aident le livreur à décharger son camion. Le soir ils récupèrent quelques invendus périmés pour leur repas, Lubin ayant invité Gabrielle à manger chez lui. Lubin rentre chez lui à vélo. Il reçoit Gabrielle et ils passent au lit avant de manger. Il se réveille le lendemain, un peu surpris que Gabrielle ne soit plus dans lit et qu'elle ait déjà récupéré ses affaires. Il consulte le calendrier de l'ordinateur et il doit se ranger à l'évidence : il n'a aucun souvenir du mercredi. Il se rend au supermarché où il est reçu par Andrès qui lui fait la morale sur l'assiduité et qui lui donne son congé. Lubin donne rendez-vous à Léandre à 18h00 au Mantra. À 18h00, les 4 membres de la troupe de spectacle se retrouvent au café. Ils passent en revue les raisons plus au moins fantaisistes qui pourraient expliquer l'absence de Lubin pendant 2 jours. Comme ils doivent se produire le lendemain à Bruxelles, Pedro & Alexandra proposent de passer chez lui pour venir le chercher. Avant de rentrer chez lui, il envoie un texto à Gabrielle, mais il reste sans réponse. Lubin se réveille en ayant encore perdu une journée, celle du vendredi. Il appelle Léandre qui lui indique que quand ils sont venus le chercher le vendredi, il n'y avait personne dans son appartement. Quelle étrange expérience de lecture. La couverture semble annoncer un conte fantastique, avec un jeune homme à moitié entré dans l'eau, de la verdure derrière lui, et un double maléfique qui se reflète. Le choix des couleurs est étrange avec une végétation violette et une onde orange. L'entrée en matière déstabilise tout autant avec 5 pages muettes (sans texte) comme si le lecteur assistait réellement au spectacle. Il assistera d'ailleurs à un deuxième spectacle, tout aussi muet, de même nature durant les pages 102 à 107. Il suppose que ces scènes ont une valeur métaphorique, celle d'un récit dans le récit, provoquant une mise en abîme dont il ne peut pas soupçonner le sens du fait qu'il s'agit de la première scène, et qu'il ne dispose pas d'autres séquences auxquelles la rattacher. Il apprécie la qualité de la narration visuelle, pouvant suivre la logique d'enchaînement des mouvements dans l'évolution de Lubin Maréchal. Il apprécie aussi la forme d'épure des dessins (avec des traits de contours fins et élégants) apportant une touche d'onirisme au spectacle. Timothé le Boucher sait donner une apparence simple et immédiatement reconnaissable à ses personnages, en jouant sur la couleur de leur peau, la forme de leur coiffure, leur couleur de cheveux, mais aussi leur morphologie (la silhouette d'Alexandra est plus étoffée, Pedro est plus grand et plus costaud). Il n'hésite pas à faire apparaître les marques de l'âge sur les visages et même dans la façon de se tenir, par exemple pour Josiane, la mère adoptive de Lubin, ou pour Lubin lui-même au fur et à mesure des années qui passent. Il donne un air assez jeune aux principaux personnages : Lubin, Gabrielle, Tamara, Léandre, Pedro, Alexandra, avec des traits de visage proches de la ligne claire et une discrète influence manga pour des éléments éparses, par exemple la chevelure de Léandre. Le lecteur adulte peut se retrouver un moment décontenancé car la représentation des personnages semble être à destination de jeunes adolescents, voire tout public. Le dessinateur montre bien quelques personnages dénudés, mais les caractéristiques sexuelles sont très atténuées et se limitent aux fesses et à la poitrine. En outre, il utilise des couleurs assez douces, voire un peu ternes, à l'exception de la chevelure rousse de Tamara. Il exagère un peu les expressions de visage, de manière à ce que l'état d'esprit du personnage soit plus clair. Il n'y a que dans le dernier quart du récit que les personnages ont des gestes plus mesurés, attestant qu'ils ont pris de l'âge. Les éléments de décors sont également détourés par des traits très fins, et l'artiste n'utilise que très rarement les aplats de noir, préférant foncer la teinte d'une zone par endroit pour figurer les ombres portées. Néanmoins, s'il prête attention aux différents environnements, le lecteur constate que Timothé le Boucher ne se contente pas de les tracer à la va-vite. Après la scène de théâtre, le premier environnement d'importance est la chambre / salon de l'appartement de Lubin. Dans un premier temps, le lecteur peut rester dubitatif devant sa grande taille. Les meubles sont, comme le reste, détourés avec des traits fins, et la mise en couleurs reste un peu terne, sans chercher à faire ressortir chaque objet par rapport aux murs du fond ou au plancher. Le lecteur intègre donc ce décor de manière machinale sans plus y prêter attention. S'il s'y attarde à l'occasion d'une case, il remarque les différents objets et accessoires, reflétant bien la personnalité de Lubin. Or par la suite, une remarque de Lubin l'incite à y prêter un peu plus d'attention et il se rend compte qu'il y avait des informations visuelles juste sous ses yeux. Sans en avoir l'air, Timothé le Boucher réalise des décors consistants, établissant des lieux concrets et uniques : le balcon de l'appartement de Lubin, les façades d'immeubles des rues qui constituent des paysages urbains différents suivant les quartiers, l'aménagement de l'appartement de Gabrielle qui reflète également sa personnalité, le viaduc autoroutier au-dessus de la rivière encaissée pour se rendre chez la mère de Lubin (page 40), le réseau routier quand Gabrielle emmène Lubin en weekend, le parcours de jogging de Tamara, les Champs Élysées pour le défilé du 14 juillet, les lieux de répétition de la troupe d'acrobates, la maison à la campagne de la mère de Lubin, etc. Le récit se prolongeant dans le futur par rapport au temps présent du lecteur, il peut également faire comme Lubin et regarder autour de lui pour voir les stigmates des avancées technologiques, discrets mais bien présents. En dépit d'une apparence gentille et tout public, la narration visuelle de Timothé le Boucher repose sur de nombreux éléments visuels brossant des personnages et des environnements tangibles et bien formés. Le lecteur plonge donc bien volontiers dans ce récit de dédoublement de la personnalité, avec une tonalité dédramatisée grâce à une narration bienveillante. L'auteur ne tergiverse pas sur la situation de Lubin Maréchal : sa conscience n'est présente qu'un jour sur deux, et une autre conscience ou une autre personnalité habite son corps et l'utilise les autres jours. Le lecteur accorde bien volontiers la suspension d'incrédulité nécessaire pour accepter ce postulat. Il suit donc Lubin alors qu'il essaye de comprendre ce qui lui arrive, de s'en accommoder dans sa vie (semi)quotidienne. Il essaye de communiquer avec son autre lui-même, et de faire comprendre à ses amis ce qui lui arrive. Il fait des propositions concrètes à son autre lui-même pour une vie en bonne intelligence : que l'autre continue à s'entraîner un minimum pour que lui puisse continuer à être un acrobate de haut niveau, essayer de maîtriser son régime alimentaire car il est végétarien, etc. Les deux personnalités finissent également par aller consulter le même psychologue (la docteure Thalmann) pour trouver une solution. Le lecteur se rend bien compte que le récit est raconté exclusivement du point de vue du Lubin acrobate, et même à sa manière, avec sa personnalité. De ce point de vue, les dessins évidents et la bienveillance générale de la narration reflètent l'état d'esprit de Lubin acrobate. Timothé le Boucher s'amuse bien avec les moments de gêne des amis de Lubin ou de sa famille, qui finissent par accepter son état, ce qui conforte le lecteur dans le fait d'en faire de même. La personnalité de l'autre Lubin se révèle différente de l'initiale, plus pragmatique, mieux organisée, plus responsable. Du coup il prend en charge les formalités administratives du quotidien et le ménage, et commence même à gagner de l'argent, que des avantages pour Lubin acrobate. Le scénariste se montre encore un peu plus facétieux du fait que l'un comme l'autre entretiennent des relations amoureuses, mais pas avec la même femme, ce qui génère des situations délicates, à nouveau sans dramatisation larmoyante. Le lecteur sourit quand Lubin acrobate se réveille un matin avec les cheveux courts (l'autre étant passé chez le coiffeur pour être plus présentable), ou quand il décide de se faire faire un tatouage sur le dos en sachant que l'autre n'aime pas ça, ou encore quand l'un se bourre la gueule la veille au soir en sachant que l'autre souffrira de la gueule de bois le lendemain. Le décalage entre les deux personnalités nourrit des métaphores, à commencer par une opposition entre la vie décontractée de Lubin acrobate, et celle plus responsable de l'autre Lubin. Il se produit une comparaison entre un individu ayant suivi une voie d'artiste refusant une forme de conformisme social, avec un autre plus productif dans la société. Néanmoins, ce n'est pas un récit à charge contre Lubin acrobate, car c'est celui que préfère ses amis, sa sœur, et même Insecte & Prêchant, les chiens de sa mère. C'est aussi celui que préfère la rousse flamboyante. Ainsi Lubin acrobate reste le héros de sa propre vie, la personnalité à partir de laquelle le récit, et donc le lecteur, porte un jugement sur les événements. La gentillesse de Lubin acrobate éprouve toutes les difficultés à accepter l'intérêt très personnel de 2 psychologues successifs qui le prennent en charge plus pour les papiers qu'ils vont pouvoir écrire dessus, que pour le soigner, encore moins par empathie. Il reste aussi un héros au sens romanesque du terme, dans la mesure où le récit repose bel et bien sur une intrigue. Celle-ci ne se limite pas à savoir si la coexistence entre les 2 Lubin peut être pérenne, ou si Lubin acrobate retrouvera son état normal. Il se produit des événements qui viennent remettre en cause l'équilibre entre les 2, parfois au détriment de Lubin acrobate. Le lecteur ressent alors une compassion pleine et entière pour lui, car son caractère ne lui a pas appris à se défendre contre ce genre d'événements ou de comportements d'autrui. Le lecteur est pris de pitié pour Lubin acrobate, souffre de le voir ainsi rabaissé et exploité, alors qu'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, face à ces injustices. En fonction de ses inclinations, le lecteur peut être plus ou moins attiré par la couverture, ou le résumé de la quatrième de couverture, et dans tous les cas surpris par le décalage qui se produit à la lecture, par rapport à ces présentations. Il se prend vite d'amitié pour Lubin Maréchal, jeune homme éminemment sympathique et facile à vivre, et pour ses amis qui le soutiennent. Il s'adapte progressivement aux dessins à l'apparence gentille, car ils forment une narration visuelle solide et riche. Il apprécie les situations successives qui dessinent des métaphores sur la façon de voir la vie, sur les valeurs morales de l'individu, alors que l'intrigue sous-jacente le tient en haleine. Il est épaté par la manière dont l'auteur met à profit la longueur de son récit, jusqu'à la mort naturelle de Lubin. Il termine sa lecture, attristé de devoir faire le deuil de Lubin et de ce qu'il représente, ainsi que du principe de réalité qui s'est imposé à lui, à a fois Lubin, à la fois le lecteur lui-même.
Souffler sur le feu - Violences passées et à venir en Inde
Joe Sacco revient avec un reportage qui est encore une fois excellent. On retrouve les qualités de ses autres albums du même genre à savoir une bonne vulgarisation d'un événement et des témoignages venant de tous bords qui montre bien la complexité de la situation et les différentes mentalités. Cette fois-ci, il va dans une région de l'Inde qui a connu des émeutes violentes entre des musulmans et des hindous. Je connaissais un peu les débordements du nationalisme hindou en Inde et la tragédie de la partition de l'Inde selon les croyances des gens qui ont menés à creuser du ressentiment entre hindous et musulmans, mais c'est la première fois que je vois le problème en profondeur. On voit que la situation en Inde est complexe avec ses castes, ses différents gouvernements et les situations qui varient de villages en villages. Sacco explique tout cela sans perdre un lecteur qui ne connait rien à l'Inde. Il donne la parole à des gens venant de milieux différents ce qui permet d'avoir une vue d'ensembles sur la situation, mais aussi la version des faits qui évidemment n'est jamais le même selon le groupe d'appartenance. Ce que l'auteur montre est révoltant: communautarisme qui finit par créer des frictions entre la majorité et les minorités, violences sexuelles contre les femmes, vieux tuer gratuitement....Bref ce qui malheureusement est arrivé des milliers de fois avant et qui va continuer longtemps si on se fit à l'actualité. Sacco montre tout cela en restant le plus neutre possible et sans être moralisateur. Il ne fait que poser des questions légitimes sur la violence en général et si c'est possible de l'arrêter un jour. Il reste le dessin de Sacco qui est pas très beau et qui risque de ne pas envie de lire l'album à plusieurs lecteurs. Je ne suis pas trop fan, mais au moins c'est lisible et dans un documentaire l'important selon moi vient du scénario et ici il est captivant du début jusqu’à la fin.
Slava
Rarement, peut être jamais auparavant, une bande dessinée ne m'avait à ce point happé et donné autant d'émotions. Une bonne dose d'humour, une ingéniosité géniale dans le scénar, des dessins précis et qui restent cohérents dans les albums, des personnages complexes et tous dignes d'intérêt (et plus ou moins sympathiques), un vrai propos et point de vue... L'envie de rencontrer les russes (du moins ceux qui travaillent vraiment). Bref un pur régal ! PS: merci à Erwan de la librairie Georges qui me l'a conseillée.
Zone critique
Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages ! Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe. L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs. Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l'avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre. "Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels. Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises. En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun. -------------------- *« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).
La Reine de Saba
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine. L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons. L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine ! La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine. La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent. Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
Le Seau - Souvenirs dessinés d'une guerre
Cette BD est un véritablement choc. Choc esthétique d’abord, et émotionnel. Le choc d'un pavé dans la gueule. Le dessin de Koenraad Tinel possède une force graphique extrêmement puissante, toute empreinte d’expressionnisme. Le trait est à la fois gracieux et sombre, noir d’encre même, et pour cause puisqu’il est entièrement réalisé à l’encre noire. Il exacerbe l’aspect tragique de cette histoire familiale : visages déchirés, grimaçants, silhouettes déguingandées constellées d’éclaboussures… Rien n’est épargné à l’humanité crasse ici décrite par l’auteur qui plonge sans tabou dans ses souvenirs d’enfance encore vivaces. Car Tinel le confie au lecteur : il lui est impossible d’oublier, de s’affranchir de la culpabilité accrochée à ses talons et qu’il n’a pourtant pas à subir puisqu’étant enfant au moment des « faits ». Et les faits, quels sont-ils ? Koenraad Tinel raconte dans Le Seau les années de guerre (la deuxième) vécue par sa famille flamande. Celle-ci en effet, connut l’arrivée de l’armée allemande que son père, nazi convaincu, et ses frères vécurent comme un espoir. Ses deux frangins s’engagèrent dans la SS comme un seul homme. L’un partit se battre sur le front de l’Est pendant que l’autre se vit confier le commandement d’un camp où les juifs qui y transitaient étaient promis à l’abominable sort qui les attendait à Auschwitz. Mais à partir de juin 44, la famille s’exile en Allemagne pour trouver refuge dans un petit village de Bavière vidée de ses hommes valides, avant de finalement vivre des mois de misère sur le chemin de retour vers Gand après la victoire des alliés. Inutile de rentrer dans les détails : il faut lire cette BD. Si le choc est finalement émotionnel, c’est que toute cette histoire est racontée à hauteur d’enfant, sans le moindre jugement. Pourtant, cette part intime d’une noirceur abyssale, pétrie de culpabilité, l’auteur l’exprime très bien dans le dessin. Elle hante chaque page, chaque anecdote au point de l’avoir marqué au fer rouge. Le Seau constitue un témoignage capital, exposant un point de vue rarement exprimé dans l’art : celui des vaincus, celui des bourreaux. Je songe au film Lore de Cate Shortland, là aussi un choc esthétique, comme si là encore la forme était primordiale afin de maintenir une distance salutaire avec le sujet évoqué… Bien entendu, Koenraad Tinel n’a jamais été un bourreau. Comment peut-on l’être à neuf ou dix ans ? Néanmoins, il nous confie cette histoire familiale déchirante dont il éprouve aujourd’hui encore la plus grande difficulté à s’affranchir. Comment peut-on vivre une vie épanouie quand on réalise ce qui a été commis au nom d’une idéologie destructrice, mais surtout que sa famille s’est bel et bien retrouvée du mauvais côté ? La réponse (plutôt un semblant de réponse qui est d’ailleurs davantage un exutoire) nous est donnée ici dans Le Seau où Koenraad Tinel déverse un passé cauchemardesque. Un seau hygiénique destiné à recevoir les excrétions intimes... Quant à nous, humbles spectateurs, nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir finalement trouvé la paix grâce à ce travail de mémoire colossal.
Petit traité d'écologie sauvage
Mise à jour après lecture du tome 3. Poursuite de l’ironie dans la veine des deux premiers volumes. Mais en poussant encore plus loin la critique de la vision occidentale du monde et de la nature. L’anthropologue Jivaro pointe du doigt toutes nos absurdités, mais l’auteur ouvre la voie d’un espoir avec l’engagement des zadistes. Absurde, décalé, et tellement vrai. Un petit rayon de bonheur. Je réitère mon coup de coeur ! Tomes 1 et 2. Que ce petit traité est intelligent, et diablement drôle. Je regrette que ma bibliothèque municipale ne possède que les deux premiers tomes, j'aurais sans doute adoré lire le troisième, je vais aller déposer une réclamation sous peu (je plaisante). Nos paradigmes de sociétés, pas seulement occidentales d'ailleurs, sont bien mis à mal ici, et pour notre plus grand plaisir, zygomatique et intellectuel. Que nous ayons, et surtout nos politiciens avec nous, adopté les modes de pensée animistes jivaros, donne une saveur particulière à tous les discours et échanges verbaux des hautes sphères des états. On en vient à rêver que ce soit réellement le cas en ces temps troublés sur notre continent. Quant à l'élection présidentielle, le débat des deux candidats restant en lice, Mélanchon et Hamon, m'a fait hurler de rire. Je sens que celle qui approche sera moins enthousiasmante. Et que dire des interprétations de l'ethnologue Jivaro venu observer la dernière poche de résistance de la pensée actuelle ? Ses conclusions sont si évidentes dans l'absurde que c'en est confondant. Et si le dessin n'est en général pas le plus important dans ce genre de bd, il est ici particulièrement réussi. Les poses sont statiques et répétitives, certes, l'humour étant dans les dialogues. Mais les aquarelles sont très belles, surtout les mésanges, qui d'ailleurs ne manquent pas d'humour non plus. Bon, ben, je pars à la pêche du tome 3.
Boomers
Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé. Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir… Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ? Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux. La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif. De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est. Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants). Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel. Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.
Ulysse & Cyrano
Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà. Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ? En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées. Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ? La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs. Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois ! Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient ! Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant. Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables. Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol. Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste. Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère. Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.