Les derniers avis (7459 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Réparation
La Réparation

Acceptation, soins, amour - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Nina Bunjevac. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s'agit d'un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux. Ce dernier s'est inspiré de l'ouvrage 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Il s'agit d'une histoire racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. L'autrice canadienne respecte cette contrainte, avec une entorse dans la mesure où sept pages comportent plusieurs cases, trois ou quatre. Une femme d'environ une trentaine d'années est assise à sa table de travail devant une page blanche. Sur son bureau, se trouvent également deux pots à crayon avec des porte-plumes, et à coté un flacon d'encre de Chine. Derrière elle, une bibliothèque remplie d'ouvrages. Elle se tient le menton de la main droite avec le coude posé sur la table. Dans la main gauche, elle tient un cadre dont elle est en train de contempler le contenu, songeuse. Elle pose le cadre sur la table, prend le porte-plume qui était posé sur la table, de la main droite, après avoir ouvert le flacon d'encre de Chine, et posé le bouchon à l'envers sur la table. Sous ses yeux se trouve la feuille vierge. Elle approche le porte-plume du flacon et l'y trempe. Elle relève le porte-plume : une goutte se trouve à son extrémité, prête à tomber. Elle rapproche le porte-plume de la feuille blanche et la goutte tombe dessus, formant une tache ronde aux contours irréguliers. La dessinatrice a suspendu son geste au-dessus de la feuille, le porte-plume à quelques centimètres au-dessus de la tache noire. Sous ses yeux, elle éprouve l'impression que la tache développe des excroissances vers l'extérieur, en forme de rayons irréguliers, d'elle-même. Les rayons poussent comme des branches nues, alors qu'il se forme au milieu un espace blanc et vierge, comme si l'encre se déplaçait par elle-même vers l'extérieur. La dessinatrice pose la main sur la feuille, tout en ayant changé la position du porte-plume pour qu'il ne touche pas le papier. Ses yeux lui jouent peut-être un tour : au milieu du cercle blanc au centre de la tache, il y a comme un œil avec les paupières qui la regarde directement. Au centre de cet œil grandi des dizaines de fois, elle distingue un chien courant vers elle, au milieu d'arbres, tenant un petit bout de bois entre ses mâchoires. le chien s'arrête devant un arbre et laisse choir le bâton au sol, puis se dresse sur ses pattes postérieures pour faire le beau au droit de sa maîtresse, une fillette suspendue à trente centimètres au-dessus de sol, s'accrochant à deux mains à une branche d'arbre. Une dame bien habillée pousse la porte de la clôture du pavillon avec le grand jardin, les arbres, le chien et la fillette, ainsi qu'une vieille femme habillée simplement. Voilà un défi très contraint : raconter une histoire complète en vingt-cinq pages, sans avoir recours à aucun mot, uniquement par les images. Par comparaison au récit séminal de Frans Masereel en vingt-cinq images, à raison d'une par page, l'autrice s'accorde un peu de rab puisque sept pages comportent plusieurs cases, ce qui amène le total à quarante-trois dessins, mais effectivement répartis sur vingt-cinq pages. Il s'agit donc d'une histoire qui se lit rapidement, très simple en termes d'intrigue, avec une forme de retour en arrière dont le lecteur comprend qu'il s'agit d'un souvenir de l'autrice, de nature traumatique. Sur le plan graphique, les dessins sont d'une méticulosité extraordinaire, dans un registre très descriptifs avec un niveau de détails élevés. Nul doute que l'artiste se met en scène et qu'elle réalise ses dessins à la plume et à l'encre de Chine comme elle se représente dans les premières pages. Pour augmenter l'impression de volume et la sensation de texture, elle réalise de fins réseaux de points ou de hachures d'une grande délicatesse, évoquant le travail de Gerhard, le décoriste de Dave Sim sur la série Cerebus, en encore plus fin et délicat. Dans le même temps, elle réalise des formes un tout petit peu simplifiées pour que les dessins conservent une lisibilité immédiate, même avec ce fourmillement de traits et de points. Ce travail aboutit à des images présentant une consistance incroyable, avec une sensation de délicatesse plutôt que de préciosité. Cette qualité graphique incite le lecteur à prendre son temps pour savourer chaque planche, chaque dessin. La narration graphique apparaît donc comme évidente et accessible, chaque dessin immédiatement lisible, laissant le lecteur libre d'y passer un peu de temps ou au contraire de dévorer. Pour autant, l'artiste joue avec les possibilités de la bande dessinée pour mettre en scène des phénomènes psychiques complexes et délicats. Cela commence avec cette simple tache d'encre qui semble changer de forme de sa propre volonté, et contenir comme une fenêtre vers un ailleurs. le lecteur n'éprouve pas le besoin de mots supplémentaires qui viendrait expliquer le phénomène : il s'agit d'une évidence. Or dès la page suivante en vis-à-vis, l'image du chien bondissant avec le bâton dans la gueule se trouve dans la pupille de l’œil que le lecteur associe à celui dessiné au milieu de la tache d'encre, tout en se disant qu'il s'agit d'un souvenir venant s'afficher dans l'esprit de l'autrice. C'est ce même œil qui permet de contempler la fillette se balançant au bout d'une branche, puis à partir d'un point de vue tout à fait différent la dame qui pousse le portillon, vue de dos. Parfois le point de vue correspond à une vue subjective de la fillette ; d'autres fois le point de vue permet de voir ladite fillette. En outre, Bunjevac joue avec le cadre même du dessin : huit bordures sont de forme circulaire correspondant au périmètre de la pupille, une est en forme de trou de serrure, les autres sont des bordures rectangulaires traditionnelles. L'artiste joue également avec la temporalité, et parfois la simultanéité. Habitué des bandes dessines, le lecteur comprend bien que chaque case suivante se déroule quelques instants ou quelques heures, ou jours, après la précédente. À l'exception du passage par la pupille au centre de la tache, succession qui correspond plus à un déplacement spatial ou mental, une succession très différente de celle où la tache tombe sur le papier. En planche onze, l'artiste met à profit un autre outil de la bande dessinée : alors que la dame au chapeau dort sur un canapé, la fillette pense à la vieille femme lui déposant un bisou sur le front, et dans un autre phylactère à son chien. L'autrice utilise alors deux bulles de pensée, mais en y plaçant un dessin plutôt que des mots pour rendre compte des souvenirs de la fillette. En planche dix-sept, elle réalise une construction d'image où elle superpose une brutalité à une pensée de la fillette qui se projette dans son état après l'événement, tout en pensant à la réaction de son chien, une image sophistiquée représentant une action ainsi que la réaction d'un personnage sous la forme de ce qu'elle imagine. La planche suivante raconte et établit des liens de cause à effet tout aussi inattendus et mêlant réalité et imaginaire pour un processus mental complexe, avec une grande simplicité et une grande clarté. En vingt-cinq pages, l'histoire est courte, et elle se lit très vite en l'absence de phylactères. Conscient de ce fait, le lecteur prend son temps pour savourer les images, et pour s'assurer qu'il assimile bien les liens de cause à effet qui apparaissent dans les images, ou plutôt qu'il établit par lui-même, à partir des images. Ce n'est qu'une fois l'ouvrage refermé qu'il prend conscience que l'autrice a su induire en lui ces liens à partir de simples images, surmontant les différences culturelles qui existent entre lui et elle, les expériences de vie différentes. Dans la bande dessinée, l'autrice est face à sa page blanche, non pas en tant que symbole de son manque d'inspiration, mais comme matérialité d'un moment calme où elle ne peut pas empêcher ses préoccupations inconscientes de prendre le dessus sur sa pensée. Il s'agit vraisemblablement d'un traumatisme qui a laissé une marque profonde, et les pages suivantes en exposent la nature. le titre indique l'enjeu du récit : la réparation, mais sans préciser qui accomplit cette réparation. le lecteur découvre ce processus sous des atours fantastiques, tout en comprenant bien qu'il s'agit d'un cheminement psychologique. En refermant l'ouvrage, il découvre en quatrième de couverture, un mot de l'autrice : j'ai plongé mon cœur et mon âme dans ce livre qui est l'histoire la plus personnelle que je n'ai jamais racontée. le lecteur repense alors à ce à quoi il vient d'assister et une douce chaleur l'envahit à la suite cette réparation, cette promesse de pouvoir aller de l'avant en ayant accepté ce que l'on est, en ayant fait preuve de compréhension et de compassion pour l'enfant qu'on a été. Une très courte bande dessinée de vingt-cinq pages, sans aucun mot. Un récit qui se dévore en quelques minutes, qui peut se savourer visuellement en prenant le temps de laisser son regard se poser sur chaque planche, dans chaque case. Une maîtrise épatante des propriétés de la bande dessinée pour un évoquer une expérience personnelle, un processus de réparation délicat et empathique appliqué à soi-même, une communion merveilleuse pour soigner une blessure profonde. Extraordinaire.

15/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Punisher - Soviet
Punisher - Soviet

Dites-leur que c'est le Punisher qui vous y a forcé. - En termes de parution, ce tome fait suite à Punisher the platoon (2018), dessiné par Goran Parlov. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits par Garth Ennis, dessinés Jacen Burrows, encrés par Guillermo Ortego, et mis en couleurs par Nolan Woodard. Les couvertures ont été réalisées par Paolo Rivera. Ce tome contient également les couvertures alternatives réalisées par Jacen Burrows, Marcos Martin, Michael Dowling, Esad Ribi?, Valerio Giangiordano, Cananovas, Takashi Okazaki. Dans une grande ville des États-Unis, Frank Castle (Punisher) pénètre dans le sous-sol d'un bâtiment pour éliminer les criminels qui s'y trouvent. Il découvre qu'ils sont déjà tous morts, abattus par une arme à feu maniée par un professionnel : toutes les balles ou presque ont trouvé leur cible, quasiment aucune ne s'est perdue dans un mur. Cela fait quelques mois qu'il avait pris cette bande en chasse, après avoir obtenu des informations d'un policier désemparé sur leur chef Konstantin Pronchenko, un russe. Non seulement cette bande avait amélioré leur système de livraison de drogues en l'acheminant par convoi de plusieurs véhicules utilitaires sport (SUV), mais en plus en passant par des banlieues dortoirs pour bénéficier d'un environnement tranquille et peuplé de civils, mais en plus Pronchenko avait commencé à investir dans des affaires légales. le policier ouvre sa boîte à gant et remet une enveloppe avec des informations sur ces opérations, à Castle. Ce dernier étudie le dossier et est en train d'y penser en planque de nuit dans une banlieue en attendant le passage d'un convoi de SUV. Quand il a débarqué sur la côté ouest, Pronchenko a commencé par se faire une place au soleil en accomplissant ce que les autres refusaient de faire. Il a écœuré pas mal de parrains qui ont fini par aller voir ailleurs, pour ne pas avoir affaire à lui. Il en est à sa cinquième épouse trophée, et a eu trois fils, maintenant adultes. Castle se pose deux questions. Comment Pronchenko en est venu à mettre en oeuvre des méthodes plus élaborées et sophistiquées ? Qui a abattu ses hommes dans le sous-sol avec un fusil d'assaut de type AK ? Le convoi de SUV noirs passe devant le SUV blanc du Punisher : il est temps de passer à l'action. Castle sait pertinemment que ce convoi constitue à la fois un bon moyen pour réussir à acheminer la marchandise, et également un piège pour toute personne qui souhaiterait l'attaquer, à commencer par lui. Il fait feu sur l'un des véhicules avec une arme automatique, et il est immédiatement pris en chasse par quatre véhicules avec des hommes armés à bord. L'un d'eux réussit à le percuter latéralement, mais pas assez fort pour l'arrêter. La course-poursuite prend fin quand Castle arrête son véhicule dans un entrepôt. Les autres s'arrêtent sur le parking devant. Les hommes armés descendent, se couvrant les uns les autres et s'avancent prudemment vers le SUV blanc. Bien sûr Punisher a préparé son coup et est sorti du véhicule sans se faire remarquer. le responsable du groupe armé donne l'ordre de tirer. Pour peu qu'il ait goûté à la version MAX du Punisher, le lecteur achète ce tome les yeux fermés : c'est la version MAX de Garth Ennis, c'est forcément de la bonne. En plus c'est un type de récit qu'il n'espérait plus voir : une histoire se passant au temps présent, plutôt que dans le passé. Dès la scène d'ouverture, le lecteur retrouve les sensations qu'il attend : Punisher massif et immarcescible, inexpressif et calme. Il examine le carnage comme s'il était chez lui, avec un oeil de professionnel, une analyse technique dépourvue d'émotion. Frank Castle est de retour au meilleur de sa forme, l'incarnation du nettoyeur sans âme, du justicier froid et efficace. Il est certain qu'il sortira triomphant des épreuves qui l'attendent et qu'il éliminera tous les criminels de manière définitive : une solution simple et cathartique pour un lecteur vivant dans un monde complexe, sans jamais de dénouement tranché et satisfaisant. le personnage russe attendu (figurant sur la couverture) fait son apparition à la fin du premier épisode. Surprise ! Lui et Castle vont faire équipe dans une relation de confiance de qualité. La confrérie de Solntsevo (Solntsevskaya Bratva) n'avait aucune chance face à Punisher… elle en a encore moins avec ce duo à ses basques. En revanche, le lecteur ne peut pas réprimer une petite déception en voyant que ce n'est pas Goran Parlov qui dessine cette histoire, artiste extraordinaire alliant une impression de dessin simple et immédiatement lisible, avec une précision étonnante dans les éléments historiques. D'un autre côté, Jacen Burrows n'est pas le premier venu : il a déjà collaboré avec Ennis pour Crossed, et avec Alan Moore pour Providence (2015-2017). Effectivement les traits apparaissent plus appliqués, tout en étant fidèlement encrés par Guillermo Ortega. le dessinateur trace ses traits des décors à la règle, bien rigides, utilise un trait fin et précis pour détourer les formes. le lecteur constate rapidement qu'il s'est investi pour respecter la véracité historique des uniformes militaires, et pour représenter les différentes armes à feu. Ennis est très exigeant sur ces éléments visuels, et est connu pour faire reprendre leur planche aux artistes qui se tromperaient sur un détail militaire ou paramilitaire. Sans surprise, le récit développe une guerre du vingtième siècle, une des marques de fabrique du scénariste : la guerre d'Afghanistan (1979-1989). Sans surprise, Burrows se montre à la hauteur, ayant été à bonne école avec le niveau d'exigence légendaire des scénarios d'Alan Moore. Effectivement, le lecteur peut trouver les dessins un peu figés, un peu trop sages ou académiques par comparaison avec ceux de Parlov. Il peut aussi les comparer aux interprétations réalisées par Rivera et les autres artistes des couvertures variantes. Ces derniers ne peuvent pas s'empêcher de dramatiser leur image, avec Punisher plus vers le personnage d'action romantique ou hyper viril. L'interprétation de Burrows reste dans un registre plus réaliste, avec une apparence factuelle, sans exagérer ni ses mouvements, ni ses capacités, ni son expressivité. de ce point de vue, il est en phase avec la tonalité d'Ennis, racontant l'histoire de manière visuelle, sans trahir les intentions du scénariste. le lecteur voit un homme avec une solide carrure, effectivement aux gestes mesurés de professionnel, au visage inexpressif, même sans colère ou agressivité apparente. L'artiste dessine les décors dans les cases avec une haute régularité, avec un bon niveau de détails, toujours dans une veine réaliste. Les scènes d'action et d'affrontement restent dans le même registre réaliste, avec des plans de prise de vue d'une grande clarté, pour un déroulement plausible. La narration visuelle fait exister les personnages de manière crédible, au service du scénario, en le respectant. Le lecteur sait que Garth Ennis a une affinité certaine pour Punisher, et qu'il met en valeur le personnage, soit en faisant ressortir le contraste entre lui et ses opposants ou ses plus rares alliés, soit en le montrant avancer sans relâche habité par une valeur morale chevillée au corps, ou motivé par une obsession de vengeance. Il retrouve bien ces deux composantes dans le récit : le jeu des différences entre Punisher et le russe, sa motivation différente de celle du russe. Même si la fin du récit ne fait aucun doute (Punisher massacre le criminel), le scénariste maintient le suspense avec des situations de combat haletantes, et des événements inattendus. le lecteur apprécie un thriller musclé et viril au premier degré, une histoire de vengeance, avec des moments Ennis (cruauté avec une dimension gore) qui ne virent pas à la farce macabre. Cela fait belle lurette que Garth Ennis est un auteur confirmé et le lecteur savoure les autres thèmes entremêlés à l'intrigue. Castle a constaté que Konstantin Pronchenko a gagné en finesse dans ses méthodes, et même en intelligence : il a recours à des professionnels compétents. Impossible de ne pas y voir un commentaire sur la spécialisation des métiers et sur le recours à des consultants, et même à une organisation du travail fondée sur l'externalisation. Progressivement, le portrait de Zinaida Sebrovna, cinquième épouse de Pronchenko, s'étoffe pour une étude savoureuse sur l'ambition et d'une femme entièrement à la merci d'un caprice arbitraire de son époux aux méthodes expéditives et au tempérament colérique. Il y a également l'histoire personnelle du russe, et un regard inhabituel sur le ressenti d'un soldat d'une force d'occupation, face à des ennemis aux méthodes barbares, et à une population qui voit les russes comme des occupants illégitimes plutôt que comme une force armée les protégeant d'une guerre civile atroce. Comme dans de précédents récits du Punisher, le lecteur peut être déstabilisé par le fait qu'Ennis ne présente qu'un côté du conflit (celle du soldat russe, et pas celle de la population ou des moudjahidines), mais c'est bien l'intention de l'auteur. Un nouveau récit de Punisher par Garth Ennis, ça ne se refuse pas. Il est possible de regretter l'absence de Goran Parlov, mais Jacen Burrows et Guillermo Ortega réalisent des pages qui développent l'esprit du récit, sans contresens, avec une application et un solide savoir-faire pour ses différentes composantes : attitude et apparence de Punisher, consistance des décors, authenticité des accessoires et uniformes militaires, mise en scène des séquences d'action et des affrontements. Garth Ennis écrit plus en retenue que d'habitude, ce qui donne encore plus de force aux horreurs, avec un regard personnel sur le monde qui nourrit ce récit de genre.

14/07/2024 (modifier)
Couverture de la série Batman - Un long Halloween
Batman - Un long Halloween

Un des meilleurs comics sur Batman que j'ai lus jusqu'à présent. Si en plus, on le resitue dans la période de sa sortie (1996), il est impossible de ne pas qualifier cette œuvre de culte. Elle amène ainsi tous les codes de la série avec une enquête sombre et très bien écrite sur fond de guerre intestine entre deux grandes familles de la pègre de Gotham : les Falcone et les Maroni. Harvey Dent constitue également l'un des personnages centraux de cette histoire avec Batman et le capitaine de police Gordon et on suit avec un plaisir non dissimulé sa lente descente vers la folie qui l'amènera à devenir "Double face". La plupart des autres "méchants" de l'univers de Batman sont également présents : Catwoman, le joker, l'homme mystère, Julian Day, Poison Ivy, etc... mais leur introduction reste bien amenée et cohérente avec l'histoire d'ensemble. La chute finale, assez ouverte, conclut plutôt bien l'intrigue et laisse place à l'imagination du lecteur quant à l'identité réelle du tueur en série Holiday. Côté dessin, Tim Sale croque les personnages de la série de l'homme "Chauve-souris" de très belle manière (mention spéciale à la dentition du Joker!) et avec un jeu d'ombres et de couleurs très franches mettant en valeur les décors grandioses de bon nombres de scènes. Certaines pages pleines (au moins deux par chapitre) méritent ainsi que le lecteur s'y attarde pour contempler tout le savoir faire du dessinateur dans le découpage des différentes scènes d'action. Si on ajoute à cela, que j'ai eu entre les mains la très belle intégrale éditée par Black label en 2022 et comportant de nombreux bonus tels que des entretiens avec Christopher Nolan (qui s'est fortement inspiré de l'univers de cette œuvre pour sa série the dark knight, rien que ça...) ou des croquis et dessins de Tim Sale, vous comprendrez pourquoi j'ai été totalement conquis. Un ouvrage que tout fan de Batman doit posséder. Originalité - Histoire : 9/10 Dessin - Mise en couleurs : 9/10 NOTE GLOBALE : 18/20

14/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Frontières du douanier Rousseau
Les Frontières du douanier Rousseau

La simplicité leur est insupportable. - Ce tome contient une biographie partielle du douanier Rousseau, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Il a été réalisé par Mathieu Siam pour le scénario, et par Thibaut Lambert pour les illustrations et les couleurs. La première édition date de 2022. Il comporte cent-huit pages de bande dessinée, ainsi qu’une postface de sept pages avec illustrations, dans laquelle le scénariste explique la genèse du projet, sa motivation et ses objectifs ainsi que ceux du dessinateur. Palais de Justice de Paris, le 9 janvier 1909. Il neige et un homme en costume avec un chapeau, une canne et une sacoche court pour y entrer. Il glisse sur les marches et perd l’équilibre. La sacoche vole dans les airs, s’ouvre en tombe et les papiers s’éparpillent. L’écrivain Castel reprend juste sa sacoche, sans prendre le temps de ramasser ses documents, même pas ceux que lui tendent des passants. Il pénètre enfin dans la salle d’audience et prend place à côté de du journaliste Rassat. Les deux hommes font connaissance. Rassat, journaliste au Petit Quotidien demande à l’écrivain ce qu’il vient faire dans un jugement de faits divers, car on n’est pas dans un café de Montparnasse ici. La veille au soir dans tous les cercles littéraires, on ne parlait que de ce procès. Il paraît que le peintre Rousseau est une curiosité à entendre et qu’il y a bien matière à faire un bel article. Ce peintre est fantasque. Le juge fait entrer l’accusé : Henri Rousseau. Il demande au greffier de procéder au rappel des chefs d’accusation et des faits établis la veille. Monsieur Henri Julien Félix Rousseau, retraité de l’Octroi de Paris, est accusé de faux et usage de faux. Messieurs les jurés, la cour a établi hier que Monsieur Sauvage, commis de 3ème classe à la banque de France, déclara à Monsieur Rousseau avoir été victime d’usurpateurs. Il lui demanda de l’aide pour récupérer son argent. Monsieur Rousseau n’y vit pas d’inconvénient. Sur les instructions précises du banquier véreux, Rousseau réalisa de faux chèques. Le 9 novembre 1907, Rousseau se présenta à la succursale de la banque de France de Meaux, où le caissier lui remis 21 billets de 1.000 francs correspondants au montant des faux chèques. Il donna les billets à Sauvaget qui lui offrit 1.000 francs pour le service rendu. Le juge demande à l’accusé s’il reconnaît les faits. Rousseau demande : lesquels ? Les chèques, le juge lui indique que ce sont des faux, mais pour le peintre ils étaient vrais, voilà tout. Il veut bien reconnaître tout ce qui a été dit, mais ce qui lui paraît grave, c’est de ne pas pouvoir finir sa toile en cours. Son avocat reformule : ce que son client veut dire, c’est qu’il comprend la gravité des actes reprochés, mais qu’il n’en est pas pour autant responsable. Il est lui aussi une victime de ce monsieur Sauvaget. Rousseau reprend : il est bien une victime. Mais après avoir réfléchi toute la nuit, il croit qu’il est possible d’arranger tout cela rapidement : on le libère et il fera un grand portrait de la dame du juge. L’exercice de la biographie en bande dessinée nécessite de faire des choix : plutôt une construction chronologique ou plutôt une construction thématique, plutôt une histoire à la première personne ou plutôt des témoignages présentant des facettes différentes du sujet. Les auteurs parviennent à intégrer ces différentes approches en situant le temps présent de la biographie en 1909, lors du procès d’Henri Rousseau (1844-1910), alors âgé de soixante-cinq ans. À la prise de contact, voici donc une bande dessinée de prétoire : avocats, juge et témoins évoquent la vie du douanier Rousseau et celui-ci les interrompt par des commentaires décalés. D’un côté, cela donne un cadre au récit et constitue un dispositif propice à la prise de recul puisque chaque intervenant commente avec un jugement de valeur apporté par les années écoulées, ou sur la base d’un point de vue découlant de leur fonction, l’accusation, la défense, la gestion du procès. D’un autre côté, ce n’est pas un cadeau pour le dessinateur qui se retrouve avec des scènes très statiques essentiellement composées d’individus en train de parler tout en conservant une posture, à l’exception d’Henri Rousseau montrant plus naturellement ses émotions. Thibault Lambert réalise des dessins à l’aquarelle, sans trait de contour encré (sauf pour quelques nez et quelques mentons), en couleur directe. Il a opté pour une nuance chromatique d’ambiance appliquée aux séquences de procès, entre acajou, brique et terre de Sienne, déclinée en teintes plus ou moins foncées en fonction de l’éclairage. Cela apporte une forme de monotonie, faisant ressortir que ce n’est pas un environnement propice à l’épanouissement de l’artiste jugé, à l’expression de sa créativité. L’expressivité des visages transmet bien l’état d’esprit des intervenants, entre énervement, moquerie, amusement, ou incompréhension. Chaque personne en train de parler ou d’écouter adopte une position en cohérence avec ses propos ou la manière dont il les reçoit. L’artiste parvient à apporter du rythme et du mouvement avec le langage corporel et les cadrages, dans ces suites de plans poitrine et plans taille d’individus en train de parler. Dès qu’une personne apporte son témoignage, la bande dessinée passe en couleurs, toujours en couleur directe, majoritairement avec des teintes pastel. La peinture de Lambert comprend une forme de simplification des traits des visages, des silhouettes, des éléments de décors, sans pour autant essayer de singer les caractéristiques de la peinture du douanier Rousseau. Il utilise l’aquarelle pour évoquer l’ambiance lumineuse, rendre compte des formes, jouer avec les taches de couleurs, et à deux reprises opérer un glissement vers une toile de Rousseau, comme si la perception du peintre s’imposait à la réalité pour la transformer et entraîner le lecteur dans sa vision intérieure subjective entièrement modelée par sa sensibilité. Les séquences de témoignage apportent une forte variété visuelle de lieux et de personnages : les douaniers attendant sur le quai d’un port qu’un navire se présente, les collègues de Rousseau lui faisant un canular dans un cimetière de nuit, la visite d’une grande serre tropicale avec quelques animaux en cage, une vision de Paris et de la tour Eiffel, un été dans la campagne près de Laval, un atelier de ferblantier, un cabinet de notaire, un champ de tournesols (avec un clin d’œil à Vincent Van Gogh en page 46), une cellule de prison bien grise, l’appartement de Rousseau à Paris avec la petite cour en bas d’immeuble, et à trois reprises une source d’inspiration du peintre. D’un côté, le rendu à l’aquarelle apporte une forme d’unité visuelle à l’œuvre. De l’autre côté, le dessinateur surprend régulièrement le lecteur par une composition ou l’agencement des couleurs : le dessin en pleine planche essentiellement blanche en page 15 alors que Rousseau entame une esquisse, les ombres chinoises des troncs dénudés de nuit dans le cimetière en page 19, les taches de couleurs pour les fleurs des bouquets d’une vendeuse sur le marché, l’effet de jungle naïve dans la serre, le blanc qui sépare une femme en train de poser de Rousseau qui prend les mesures pour bien montrer la distance d’interprétation entre sujet et artiste en page 71, le dessin en double page montrant l’activité effervescente dans la petite pièce principale de l’appartement parisien du peintre, etc. Ainsi la narration visuelle tient le lecteur par la main pour qu’il considère la réalité pour partie avec le regard d’Henri Rousseau. Le scénariste commence par le présenter sous son jour le moins flatteur : un contrefacteur pas très futé, criblé de dettes, un citoyen peu conscient de ses responsabilités et incapable d’y faire face, un peintre n’ayant pas les pieds sur terre et dont la prétention d’artiste suscite la moquerie des adultes du fait de la naïveté de ses toiles. Au fil des témoignages, le lecteur assiste à des passages clé de la vie de l’artiste, par ordre chronologique, à l’exception de la première scène expliquant d’où provient le qualificatif de Douanier qui a fini par remplacer son prénom. Il découvre un homme issu d’un milieu prolétaire, obligé de devenir soldat car son père l’a inscrit d’autorité dans l’armée. Mais aussi un créateur persuadé de son talent et de la qualité de sa vision artistique, ayant côtoyé Alfred Jarry que l’on voit commencer à composer Père Ubu dans l’appartement de Rousseau, Pablo Picasso avec qui il discute, Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin qui viennent manger chez lui, sans oublier Jean-Léon Gérôme (1824-1904), peintre et sculpteur français dont il fut le voisin de palier. En entamant une biographie d’un artiste célèbre et retenu par la postérité, le lecteur espère découvrir sa vie, les conditions de développement de son talent, et la réalisation de ses principales œuvres, ainsi que l’accueil qui leur a été réservé. Le scénariste donne satisfaction sur chacun de ces éléments, en procédant par exemples ou par échantillons, plutôt que de manière exhaustive, avec un choix très intelligent et pertinent. Il ne s’arrête pas là : dans la postface, Mathieu Siam écrit que qu’il était intrigué par deux choses concernant ce peintre. Tout d’abord le fait qu’on ne l’appelle pas le peintre Henri Rousseau, mais le Douanier Rousseau, sans compter que le scénariste lui-même travaille pour l’administration des douanes. Puis le fait qu’il est personnellement réceptif à sa peinture : ses toiles provoquent un premier effet déstabilisant conduisant parfois à l’hilarité. Ses personnages aux proportions incohérentes, ses perspectives improbables et ses motifs naïfs, évoquent un travail enfantin. Au cours de cette biographie, ces caractéristiques sont exposées, y compris les réactions hilares. Puis Siam va plus loin en exprimant l’effet que les œuvres du Douanier Rousseau produisent sur lui, ce qui lui parle et transforme sa vision personnelle du monde, le lecteur pouvant alors réagir en comparant ses propres réactions. L’exercice de la biographie doit au moins satisfaire l’horizon d’attente comprenant le récit de la vie de l’artiste, un minimum de recul, et une narration visuelle en cohérence avec soit la vie du peintre, soit son œuvre, et, au mieux, proposer des passerelles entre les deux. Les deux auteurs réussissent parfaitement à tenir cette promesse implicite, et parviennent à faire mieux en transmettant ce qui leur parle, ce qui les touche dans les toiles du Douanier Rousseau avec clarté et sensibilité. Une belle réussite qui donne envie d’aller voir ou revoir une exposition consacrée à cet artiste.

14/07/2024 (modifier)
Par Ranx
Note: 5/5
Couverture de la série Ranxerox
Ranxerox

J'ai vu que les avis précédents n'ont pas été tendres avec Ranxerox, et bien que je puisse comprendre que certains n'aiment pas, je trouve ça bien dommage. Ranxerox (à l'origine "Ranx le zonard") est un classique sorti dans les débuts des années quatre-vingt. Cyborg créé à partir d'une célèbre marque d'imprimante et qui fait sa vie aux côtés de Lubna, une adolescente débridée. Alors oui, pour rejoindre les autres, il ne faut pas s'attendre à un scénario exceptionnel. En revanche, si vous cherchez une BD captivante mêlant ultra violence, drogue et sexe, ainsi que des dessins à couper le souffle, n'hésitez pas à la lire. Petite précision sur les dessins: les deux premières histoires sont en noir et blanc et les traits assez grossiers. Il faudra attendre la troisième histoire pour que le tracé de Liberatore s'affine et pouvoir enfin admirer ses paysages et ses personnages coloriés à la pastelle. En tout cas, il s'agit pour moi d'un classique de la bande dessinée Cyberpunk, mais à ne pas mettre entre toutes les mains.

13/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série American Splendor - Un jour comme les autres
American Splendor - Un jour comme les autres

La richesse de la banalité - Ce tome fait partie des histoires autobiographiques d'Harvey Pekar, regroupées sous le terme global d'American Splendor. Il contient les 4 épisodes parus en 2006/2007, publiés par Vertigo Comics (branche adulte de DC Comics), tous écrits par Harvey Pekar (1939-2010). Il regroupe 28 histoires allant de 1 à 20 pages, illustrées par 18 artistes différents, certains en dessinant plusieurs. Il s'agit de Ho Che Anderson, Zachary Baldus, Hilary Barta, Greg Budgett & Gary Dumm, Eddie Campbell, Richard Campbell, Richard Corben, Hunt Emerson, Bob Fingerman, Rick Geary, Dean Haspiel, Gilbert Hernandez, Leonardo Manco, Josh Neufeld, Chris Samnee, Ty Templeton, Steve Vance, Chris Weston, Chandler Wood. Vertigo Comics a publié une deuxième saison : American Splendor: un autre dollar (2007/2008). Toutes ces histoires mettent en scène un moment de la vie quotidienne et banale du narrateur. Harvey évoque ses parents : un couple juif, leur retraite, la fréquentation de la synagogue par son père, leur souhait de se rendre en Israël, la réussite de leur fils aîné, celle moins prestigieuse d'Harvey, la maladie d'Alzheimer de son père, le décès de sa mère. Dans une gare routière, assis sur un siège, Harvey observe une autre voyageuse en train d'émietter son gâteau pour le manger. Joyce Brabner, l'épouse d'Harvey, est partie pour quelques jours : il se retrouve seul avec Danielle leur fille adoptive, source perpétuelle d'angoisse. Joyce et Harvey sont dans un avion de ligne et il prend un jus d'orange : il demande à l'hôtesse de l'air s'ils distribuent encore des sachets de cacahuètes. Il se trouve qu'ils sont à vendre. Les toilettes sont bouchées : pour Harvey c'est un rite de passage dans l'âge adulte, bien plus que n'a pu l'être sa barmitsva. Il faut qu'il réussisse à les déboucher par ses propres moyens, en se servant de sa capacité à observer et à déduire. Danielle a été punie et doit rester à la maison, mais elle fait le mur à l'occasion d'Halloween. Elle demande pardon en rentrant et avoue le lendemain qu'elle a perdu ses lunettes. Harvey sort avec elle pour essayer de les retrouver. Harvey papote avec le couple qui tient la caisse dans un restaurant à emporter. Il neige à l'extérieur, et Danielle appelle Joyce pour lui indiquer qu'elle ne peut pas rentrer et qu'elle passe la nuit chez une copine. le lendemain, Harvey Pekar doit conduire sur les routes enneigées pour aller la chercher dans un quartier qu'il ne connaît pas. Harvey Pekar emmène sa voiture au contrôle technique et il faut faire réparer le pot catalytique. Joyce Brabner est en recherche d'emploi, en tant que docteur de famille. Elle offre ses services en réponse à une petite annonce, mais le médecin qui la reçoit lui semble très étrange. Pekar signe à une table dans une convention de comics. Son collègue conseille à un fan d'acheter un sac en plastique pour y mettre son comics signé. Encore enfant, Harvey s'amusait avec son cousin à se lancer des pierres dans le jardin, sans se rendre compte du risque encouru d'en recevoir une. Harvey a fini son travail du jour et il monte se reposer sur son lit, sans pouvoir s'empêcher de penser à l'avenir, en particulier à la façon dont il pourra payer la fac à sa fille adoptive. Harvey se réveille à trois heures du matin. Il commence par prendre des bouffées de bronchodilatateur pour son asthme. Un peu plus tard dans la nuit, il prend successivement son antidépresseur, sa combinaison de quatre sels d'amphétamine, son médicament pour l'hypertension et celui pour les migraines. Pekar s'implique dans un mouvement pour le régionalisme. Harvey évoque sa prochaine séance de dédicace avec la caissière du supermarché, pour son nouveau livre Ego & Hubris. Harvey donne des conseils à un auteur débutant sur la manière de gérer les observations des responsables éditoriaux. Etc. La série American Splendor a été publiée de manière épisodique de 1976 à 2008, une série autobiographique d'histoires courtes, la vie d'un individu ordinaire vivant à Cleveland, un peu dépressif par moment, un peu grincheux à d'autres. Harvey Pekar a connu un succès qui lui a valu une reconnaissance médiatique réelle d'auteur littéraire : invité sur les plateaux télé de talk-show, et même une adaptation en film American Splendor (2003) réalisé par Shari Springer Berman et Robert Pulcini, avec Paul Giamatti. Il évoque des moments ordinaires de sa vie comme déboucher des toilettes ou demander de l'aide à un voisin, comme des moments ordinaires pour lui mais plus exotiques pour le lecteur (signer des livres à une convention, rencontrer ses éditeurs). L'auteur donne accès au flux de pensées intérieures de son avatar, révélant un caractère anxieux, manquant de confiance en lui, en butte à des problèmes d'argent, à des inquiétudes quant à la valeur de ses créations, valeur surtout monétaire. Même s'il n'est pas sous traitement comme Pekar, le lecteur se reconnaît avec facilité dans ses petits problèmes du quotidien, dans ses doutes, dans ses difficultés relationnelles. Il est frappé par l'empathie de l'auteur envers les personnes avec qui il interagit : il s'inquiète constamment de les vexer ou de les mettre mal à l'aise. Il sympathise avec Harvey toujours prompt à l'autodérision et à l'autocritique, tout en compatissant à son état physiologique. A priori, tout dans Harvey Pekar en fait un individu sans intérêt, pour une vie d'une la banalité affligeante et sans relief. À la lecture, tout fait de son créateur un individu ordinaire singulier et unique, en même temps que son quotidien se révèle universel et touchant. Il est également possible que le lecteur n'ait jamais entendu parler de Pekar, mais qu'il tombe en arrêt devant la liste des artistes qui ont illustré ses histoires. Il a l'impression de lie le catalogue de l'éditeur de comics Fantagraphics, réputé pour son exigence en matière littéraire des comics que l'éditeur en chef Gary Groth choisit de publier. Il n'y a rien moins que le dessinateur de From Hell d'Alan Moore, celui d'une biographie remarquée de Martin Luther King, l'auteur d'une série sur les meurtres célèbres du dix-neuvième et du vingtième siècle, celui d'une autofiction décapante Minimum Wages, et des légendes des comics indépendants comme Gilbert Hernandez (Love and rockets), ou Richard Corben (Den). le responsable éditorial a réussi à mobiliser la crème de la crème des indépendants. Chacun de ces artistes se plie à montrer la vie ordinaire de d'Harvey Pekar, en respectant une approche réaliste, dépourvue de toute utilisation d'une licence artistique, à mille lieues des comics industriels de superhéros. Cela commence doucement avec Ty Templeton mêlant des images des parents du narrateur, avec le narrateur lui-même en train de s'adresser au lecteur, faisant très bien passer les phylactères d'exposition. Suivent deux pages par Hilary Barta, avec une touche légère d'exagération comique à la fois pour le comportement de la dame savourant son gâteau, et pour le regard indigné d'Harvey. Arrive ensuite Dean Haspiel qui illustre 5 histoires dont la plus longue dans un registre un peu plus brut dans les traits de contour, avec une direction d'acteurs un peu appuyée pour les expressions de visage et les postures. le résultat est très vivant, générant une forte empathie chez le lecteur, sans pour autant caricaturer Harvey Pekar, sans en faire un individu caractériel ou au comportement relevant d'une pathologie particulière. Greg Budgett & Gary Dumm illustrent 2 histoires dans un registre graphique plus proche de la réalité. S'il est un amateur assidu de comics indépendant, le lecteur anticipe avec une grande curiosité, ce que peut donner l'interprétation de la banalité du quotidien par des artistes réputés pour leur forte personnalité graphique. Il retrouve bien la patte de Richard Corben, avec ses personnages très charnels, et ses textures tactiles, et pourtant Corben fait en sorte de rester dans le registre biographique, se mettant vraiment au service de l'auteur, plutôt que de plaquer ses interprétations barbares ou gothiques. Eddie Campbell trouve également le bon dosage entre l'approche qu'il utilise pour ses propres comics autobiographiques (Alec) et le style propre à American Splendor. Il est à la fois possible de reconnaître son découpage de page, et la manière de parler d'Harvey. Chris Samnee réussit de très beaux effets de neige quand Harvey conduit pour aller chercher Danielle. Les dessins de Leonardo Manco sont plus proches du photoréalisme, les dialogues et les pensées d'Harvey prenant le dessus pour établir le ton narratif. Il en va de même pour les 2 pages très détaillées de Chris Weston. S'il le connaît, le lecteur sait que Rick Geary a une façon très à lui de dessiner, et là encore le mariage avec Pekar aboutit à une tonalité enrichissant l'anecdote, sans que Geary ne perde quoi que ce soit de sa personnalité graphique. le trait de Gilbert Hernandez est immédiatement reconnaissable, et à nouveau l'alliance des 2 auteurs fonctionne sans aucune difficulté, sans que l'un ne donne l'impression de dominer l'autre. Même l'approche très particulière de Bob Fingerman (avec des têtes un peu plus grosses que la normale) rend bien compte des sensations et des états d'esprit d'Harvey. Ce recueil d'histoires courtes constitue une réussite exemplaire où la concentration de grands créateurs ne nuit en rien à l'unité de la lecture, ou à la personnalité de l'auteur. le lecteur se rend compte qu'il est captivé du début jusqu'à la fin par le quotidien d'Harvey Pekar, par ses angoisses, ses doutes, son humanité. Une nuit d'insomnie révèle l'ampleur de sa médication, ce qui ne l'empêche d'être normal dans la vie de tous les jours. Il est vraisemblable que ce tome constitue une porte d'entrée accessible avant de se lancer à la découverte des histoires plus anciennes.

13/07/2024 (modifier)
Par Josq
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Aldobrando
Aldobrando

J'avais beaucoup entendu parler de cette bande dessinée, mais sans savoir pourquoi, j'ai longtemps traîné avant de finalement m'y atteler... Grand bien m'en a pris, car je crois qu'on touche du doigt un chef-d'œuvre ! C'est évidemment un coup de cœur graphique. Le dessin de Luigi Critone est d'une justesse impressionnante, ni trop réaliste, ni trop vague. Il nous offre une réinterprétation du réel qui nous fait voir un monde connu comme si c'était la première fois qu'on le contemplait. On est vraiment face à un maître du genre. Il convient toutefois de rendre hommage également à Francesco Daniele et Claudia Palescandolo, car leur somptueuse mise en couleur met parfaitement en valeur le dessin de Critone qui n'aurait peut-être pas paru aussi vivant sans cela. Mais Aldobrando ne serait que peu de choses s'il se résumait à ses exceptionnelles qualités graphiques. Ce qui rend ce récit aussi puissant, ce n'est pas seulement son identité visuelle, aussi forte soit-elle. C'est aussi le talent impressionnant de scénariste de Gipi. Non seulement le scénario est parfaitement écrit, mais surtout, il s'appuie sur des dialogues d'une subtilité prodigieuse et d'une infinie poésie. Chaque échange entre deux personnages est une petite perle de sagesse, qui touche d'autant plus notre cœur et notre âme, qu'elle s'insère merveilleusement dans le récit et que, jamais elle ne prend la forme d'une quelconque propagande moralisatrice. Alors oui, bien sûr, il y a des méchants, dans Aldobrando, et des vrais. Et pourtant, même ces méchants ont une âme. Le roi est la traditionnelle figure d'un dirigeant déconnecté du peuple sur lequel il exerce un pouvoir abusif. Mais au détour de quelques phrases bien pesées, Gipi nous donne à voir l'être humain qui se cache derrière ces bourrelets adipeux. Cela ne fait pas de lui un "gentil" déguisé, mais permet d'humaniser un homme mauvais, dont on peine à savoir s'il est vraiment mauvais par conviction ou si son mépris est le fruit de la souffrance. Il en est de même pour un Inquisiteur qui semble bien retors, dans son ambigu double-jeu. Mais lui aussi accomplira des actions dont on ne sait si elles reflètent une noblesse d'âme ou simplement l'accomplissement de complots trop bien ficelés. De l'autre côté, chez les "gentils", tout n'est pas blanc non plus. Gipi nous donne à contempler un bon nombre de parcours magnifiques, notamment autour de ce couple de légende composé d'une ancienne esclave royale et d'un berger devenu un effrayant assassin aux yeux de tous. Ils s'aiment, mais leur amour va-t-il les pousser à ignorer la souffrance des autres ? Question à l'origine d'un des plus beaux dialogues de cette bande dessinée qui n'en manque pas. Car en effet, on n'a pas parlé d'Aldobrando lui-même, qui donne son nom au récit. Son duo forcé avec le falot Gennaro est une merveilleuse idée scénaristique, qui permet de mieux mettre en exergue l'innocence de l'un et la bassesse de l'autre. Là encore, Gipi donne à ses personnages une trajectoire incroyable, qui touche au plus profond de l'âme. Il parvient à nous faire voir le monde entier à travers les yeux d'Aldobrando, capable de constater par lui-même la corruption de la société, et d'y chercher des solutions. C'est ce qu'il y a de plus beau, dans cette bande dessinée, dans ce cadeau signé Gipi. L'idée même qui sous-tend les grandes mythologies, les grandes tragédies, les grands récits. Car comme chez Homère, Racine ou Tolkien, ce sont les créatures les plus petites et les plus faibles, qui font avancer le monde vers la lumière. Loin du regard méprisant des puissants, loin des humeurs changeantes d'une foule volage, loin des critères de beauté et d'acceptation qui structurent la société dans laquelle on vit, ce sont les humbles qui transmettent le Beau et le Vrai. Et la preuve que Gipi et Critone ont atteint leur but, c'est que quand on referme à regret cette histoire incroyable, on se rend compte qu'Aldobrando nous a changé, nous aussi. Parce que déjà, au fond de nous, on sent poindre cette envie d'être un peu moins mauvais que d'habitude, et d'essayer de répandre autour de nous cette petite idée si simple à accomplir, et pourtant si compliquée à atteindre, ce petit quelque chose qui est gratuit et qui rapporte beaucoup : faire le Bien.

13/07/2024 (modifier)
Par Jeïrhk
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Supergirl - Woman of Tomorrow
Supergirl - Woman of Tomorrow

Une œuvre d'art, tout simplement. Le dessin est sublime, les personnages sont sublime, Supergirl est sublime. Certaines planches sont magnifiques, comme si des gouttes de peinture avaient été projetées harmonieusement. Bravo à Bilquis Evely. J'avais déjà remarqué son style très poétique dans quelques images de Sandman - The Dreaming. J'adore. Le découpage des cases et la mise en page sont encore une fois très réussi. J'ai été agréablement surpris par cette lecture de comics de super-héros, moi qui crains souvent une mise en page et des combats trop chaotiques... Les personnages, même les méchants, ont tous un petit charme et une douceur dans le visage. Le récit raconté par la jeune fille m'a complètement envoûté, elle m'a fait sourire à plusieurs reprises avec son langage très soutenu. Après avoir adoré Strange adventures de Tom King, je n'ai pas attendu longtemps pour enchaîner sur un autre de ses succès actuels. Deux fois 5 étoiles, je ne peux tout simplement pas mettre moins comparé à mes autres notes de 4 étoiles. Peut-être aurais-je mis 4,5, mais je ne peux que trancher à 5 pour bien marquer la différence de qualité. Autant sur l'originalité de l'histoire, la narration, que le style du dessin et de la colorisation, tout est parfait à mon sens. Petit à petit, je sors de ma zone de confort en ne lisant plus uniquement des comics de super-héros sombres ou déjantés, et je suis agréablement surpris par d'autres héros plus ordinaires. À suivre, mais en tout cas, cela m'a donné envie de lire d'autres histoires sur Supergirl.

12/07/2024 (modifier)
Par Nbiaze
Note: 5/5
Couverture de la série Apple Seed
Apple Seed

Ce manga est une masterclass à lire et relire. Au fil du temps, notre compréhension de la politique et des technologies permettent de mieux appréhender l'univers d'Appleseed. J'ai lu ce manga en 1995 et j'ai été impressionné par les détails, les mechas et les combats (pour l'époque). Aujourd'hui, on voit des technologies qui pourraient être tirées de l'œuvre, de l'intrigue politique, du saccage environnementale plausible et du terrorisme mêlant complot et vengeance typique de nos civilisations. Au premier abord ce manga paraît complexe à aborder et parfois on se detache des personnages. Cependant, une romance inutile et longue nous est épargnée afin de faire place à la compétence SWAT de Dunan et de l'apport soutien sans faille de Briareos. Deux protagonistes qui cherchent la paix à travers Olympus, une ville qui semble l'apporter. Avant de s'apercevoir que sous ce ciel bleu, leur ancienne condition était parfois plus simple et plus claire.

12/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Impudence des chiens
L'Impudence des chiens

Connaître, c'est excuser. Et si excuser n'est pas absoudre, c'est déjà résoudre. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, dont la première édition date de 2022. Aurélien Ducoudray en a écrit le scénario, Nicolas Dumontheuil a réalisé les dessins et les couleurs. L'ouvrage comporte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Pendant la Renaissance, le Marquis se rend chez son ami le comte François de Dardille, en carrosse. Prologue : un moine sur son âne arrive en ville. Il passe devant les femmes au lavoir, en train de s'affairer sur la lessive de leur linge. Il descend de son âne, et soulève sa bure pour constater que son kiki est au repos. Il sonne à une porte et attend qu'on lui réponde, alors que la maîtresse de céans est occupée avec un gentilhomme le sabre au clair, et qu'un ménestrel chante au Clair de la Lune, en faisant ressortir le double sens des paroles. Finalement, la femme finit par ouvrir la porte et le moine peut donner libre cours à sa libido. le carrosse du Marquis passe devant une église, et son passager demande au cocher comment ce dernier a trouvé le comte. Il répond qu'il ne saurait dire, car la continuité de compagnie ne favorise pas le discernement des différences. Tout ce qu'il sait, c'est qu'un courrier reçu semaine passée a fait appeler le Marquis semaine séante. le passager arrête là la conversation et reprend sa place sur la banquette à l'intérieur de l'habitacle. Il se demande depuis quand les cochers parlent comme Molière. Va-t-il manier alexandrin en étrillant son bourrin ? Décidément ce siècle des Lumières les dispense vraiment sans discernement. À quoi bon donner talent à fonction qui n'en a pas usage ? Bientôt ils arrivent à destination et le Marquis descend du carrosse, puis monte les marches jusqu'au perron. Il est fort surpris que les deux laquais présents n'annoncent pas au propriétaire que son visiteur attendu est arrivé. Le Marquis rentre dans la grande demeure et il va trouver par lui-même le comte François de Dardille dans son bureau. Son ami le remercie d'être venu et lui tend un acte notarié copieux, en lui indiquant quel paragraphe lire à quelle page. le marquis se rend donc page huit, paragraphe quatre et lit : susnommé et en présence convenue sous l'égide du juge de Dieu monseigneur Soutiran convoque son mari François de Dardille à l'épreuve du Congrès. Tout en lisant, il a suivi le comte qui est entré dans son atelier. Il se met à couler un soldat de plomb tout indiquant au Marquis de poursuivre sa lecture avec le paragraphe six de la page treize. le Marquis s'exécute : En cas d'insuccès, la comtesse votre épouse sera gratifiée de la moitié des terres, propriétés ainsi qu'une rente donnée à vie. Il s'interrompt saisissant bien la portée de ce qu'il vient de lire et indiquant à haute voix la nature de l'épreuve : le congrès, c'est bien cette épreuve sous l’œil de Dieu où l'on doit prouver son adresse à contenter bibliquement sa bien-aimée ? le comte répond qu'il n'est point d'adresse à s'ériger, il n'est que volonté, or lui n'en a plus. Il reste mou. Si un doute plane dans son esprit, le lecteur peut consulter une encyclopédie et avoir la confirmation que la pratique du congrès a bel et bien existé pendant une centaine d'années, que le Parlement de Paris l'a supprimée le 18 février 1677. le scénariste s'amuse donc à raconter comment un ami s'ingénie à revigorer l'ardeur d'un comte qui doit prouver sa virilité en public avec sa charmante épouse, au risque d'être dépossédé de la moitié de sa fortune en cas d'échec, en faveur de son épouse qui acquerrait ainsi un divorce. Dès la première page, le lecteur constate que les dessins présentent une forte personnalité. En effet l'artiste a décidé de proscrire sciemment la ligne droite, même pour les constructions humaines. Ainsi, les ailes du moulin à vent apparaissent de guingois, les essieux du carrosse sont fléchis, les pics de la fourche sont incurvés, les bâtiments de la ville en arrière-plan présentent également des contours légèrement courbés. Cela apporte un petit air de croquis réalisé à main levée, sans avoir bénéficié d'un encrage bien régulier pour une apparence finie et soignée. Cette page d'ouverture comporte également trois médaillons, chacun avec le visage d'un des principaux protagonistes, le comte, le Marquis, la comtesse. La caricature est de mise pour leur apporter un petit air comique, avec un nez trop long, ou une perruque improbable, ou encore des yeux trop grands. le lettrage lui-même présente des irrégularités. L'ensemble semble comme animé d'un petit air dansant qui ne fait pas très sérieux. Pourtant cette page comporte de nombreux détails, à l'opposé d'une illustration exécutée à la va-vite. Viennent ensuite les deux pages consacrées aux frasques du moine, dessinées dans le même registre avec des caractéristiques exagérées pour un effet comique. Pour autant le niveau de détails reste très élevé. En fonction de son envie, le lecteur peut passer rapidement sur chaque case, si l'histoire l'intéresse plus que son aspect visuel. Ou il peut prend son temps de déguster la saveur de la tonalité de la narration. Il commence par remarquer que l'arrière-plan est représenté dans chaque case, et pas juste par deux ou trois traits. le dessinateur a investi le temps nécessaire pour délimiter chaque pavé de la voie empruntée par l'âne et son cavalier, chaque pale de la roue du moulin à aube, chaque tuile du toit protégeant le lavoir, chaque lame du plancher de la chambre où le moine donne libre cours à sa libido, chaque torsade des montants du lit à baldaquin. Ce parti pris de la narration visuelle se retrouve à chaque, à chaque case. Nicolas Dumontheuil en donne pour son argent au lecteur et même plus. Page 7, le carrosse pénètre dans le parc du château du comte François de Dardille et le lecteur peut admirer la façade du château, sa dépendance, la grille de la propriété en fer forgé, le mur d'enceinte en pierre, le jardin à la française avec les arbustes soigneusement taillés. Tout du long de l'album, il laisse son regard se promener pour profiter des différents environnements en extérieur ou en intérieur, du bureau du comte à une maison close haut de gamme, des rues de Paris à une escapade nocturne dans les bois. La richesse de la narration visuelle peut surprendre du fait des traits un peu lâches qui laissaient supposer une volonté de laisser l'entrain l'emporter sur la rigueur. En fait l'artiste sait marier ces deux caractéristiques sans en sacrifier aucune des deux, sans qu'elles ne s'annulent ou ne se contrecarrent. Cette capacité peu commune de réussir des dessins alliant haut niveau de détails descriptifs et exagération amusante se retrouve avec la même élégance dans la représentation des personnages. L'artiste allonge un peu les nez et les rend plus pointus, les mentons souvent en galoche, exagère la finesse des chevilles et des mollets, agrandit les yeux écarquillés, de temps à autre accentue les expressions de visage. Dans le même temps, il prend grand soin de représenter les tenues vestimentaires en cohérence avec l'époque, en les variant en fonction du statut social du personnage. Il réalise des postures parlantes, sans que les mouvements soient grotesques. le lecteur éprouve tout de suite de la sympathie pour François de Dardille, sa petite taille, son air gentil et un peu peiné par la situation dans laquelle il se retrouve, pour le Marquis avec son assurance et sa réelle sympathie et sa sollicitude pour son ami, les bonnes manières de de la comtesse Amélie de Figule. Il apprécie que la narration visuelle ne se pare pas d'hypocrisie, que la nudité soit représentée de manière franche, que ce soit celle des hommes ou des femmes, même un sexe masculin en érection. Pour autant le lecteur ne doit pas s'attendre à un ouvrage érotique ou pornographique. La question des capacités sexuelles du comte est au cœur de l'intrigue, et son ami fait tout pour l'aider à retrouver le désir et sa fonction érectile, sans que les images ne versent dans la prouesse pornographique. Le lecteur ressent vite les effets de cette narration visuelle enlevée et qui ne se prend pas au sérieux, lui amenant un sourire sur les lèvres tout du long du récit, en même temps qu'un réel contentement du fait de la consistance détaillée de chaque élément représenté. le fil directeur de l'histoire s'avère simple : le Marquis aide son ami par tous les moyens à retrouver sa dureté, tout en l'accompagnant lors des préparations, telle que l'examen de ses appareils génitaux par un médecin et un chirurgien et en lui montrant que son épouse la comtesse est examinée elle aussi. Tout cela culmine lors du congrès proprement dit, dans des conditions très publiques, avec un déroulement baignant dans la bonne humeur présente depuis le début, avec un rebondissement pour le moins cavalier. Arrivé au dénouement, le lecteur se rend compte que le scénariste lui a mis la solution sous le nez à plusieurs reprises de manière évidente et apparente. Au fil des séquences, il lui aura montré un individu noble très attachant, l'inventivité de mise dans une maison close pour varier les plaisirs des clients, une courte séquence avec des perversions fort surprenantes (comme l'agalmatophilie, ou la narratophilie), et donc les préparatifs de la cérémonie du Congrès. À l'évidence, l'union du comte François de Dardille et la comtesse Amélie de Figule ne relève pas du mariage d'amour, mais pour autant ce dernier n'est pas forcément impossible. L'acte charnel est montré comme existant tout autant à cette période qu'à l'époque contemporaine, même si les conditions sociales lui font prendre des circonstances différentes. Éprouvant une grande sympathie pour les personnages et amusé par la narration, le lecteur ne boude pas son plaisir. Avec un peu de recul, il se dit que l'évocation du Congrès rappelle de façon fort primesautière que les relations sexuelles, sous forme de tensions ou consommées, jouent un rôle central dans les relations entre hommes et femmes, et dans le fonctionnement de la société. le Marquis évoque à deux reprises les nouveautés apportées par les progrès philosophique, littéraire et culturel du siècle des Lumières, ce qui contraste avec le caractère pérenne de l'acte sexuel, à la fois basique, et à la fois complexe au point que le comte n'en soit plus capable. La couverture promet un conte coquin, avec un titre un peu sibyllin. le plaisir de lecture est immédiat avec des dessins qui semblent ne pas se prendre au sérieux, pleins d'entrain, et très solides et généreux dans les détails. De la même manière, l'histoire se déroule de manière linéaire, placé sous le signe de la bonne humeur, sans pour autant tomber dans la farce, pour un divertissement fort bien écrit, tout en rimes. En même temps, la page d'ouverture annonce une tragédie comédie en quatre actes et elle ne ment pas. Le titre est développé dans une réplique : Et réfléchissez bien, car si l'on tolère l'impudence des chiens, on est moins clément avec celle des humains. Le comte a une conscience aigüe de la réalité de son métier précédent : un soldat ne sert qu'à tuer. Et le congrès se déroule en public car La foule est le baromètre de la loi ; Une sentence comme un acquittement se gagne souvent à force d'applaudissements.

12/07/2024 (modifier)