Les derniers avis (31697 avis)

Par Cleck
Note: 4/5
Couverture de la série Le Cas David Zimmerman
Le Cas David Zimmerman

Voilà là un traitement fort original de la thématique du genre. Original parce qu'à l'ancienne, sans véritable développement de la sous-thématique de l'identité comme l'on s'y attendrait en 2025, via une interrogation intime simultanée de l'identité de genre et de celle sexuelle engendrant trouble sinon indécision. Sans non plus jeu et humour sur l'incongruité de la situation, comme dans le merveilleux "Certains l'aiment chaud" de Billy Wilder ou dans le moins glorieux Blake Edwards "Dans la peau d'une blonde" (néanmoins proche dans ses développements finaux). Non, on flirte ici davantage vers la SF du côté de "L'Invasion des profanateurs de sépulture" de Siegel, navigant dans des ambiances malaisantes à la Cronenberg. La BD est une indéniable réussite sur ce point, puisque bousculant fortement notre horizon d'attente, tout en nous amenant dans des sphères tout à fait intéressantes. Les illustrations et les couleurs ultra contrastées, l'aspect un peu figé du dessin, évoquent pour leur part une certaine vision du comics. Elles créent des formes distanciées particulièrement pertinentes ici, le discret "vide de vie" renforçant le malaise général. L'ensemble engendre des fulgurances ici ou là, notamment ce texte inaugural "Que peut-on deviner de quelqu'un par la seule observation de son appartement ?" générant le trouble à sa seule lecture tandis que nos yeux encore interrogatifs parcourent des décors silencieux. Malheureusement, la BD ne parvient totalement à tenir sa ligne de crête malaisante. Le scénario prend rapidement des tournures classiquement policières, puis semble trancher pour de la SF, avant de finalement s'aventurer vers la tranche de vie là. L'évolution de l'histoire est légèrement décevante, comme si les auteurs ne savaient que faire de cette merveilleuse situation initiale : les développements de l'histoire intriguent, mais ne captivent véritablement, notre attention est bien davantage accaparée par l'ambiance générale plutôt que par les circonvolutions du scénario. Une BD qui reste en mémoire (d'où ce généreux 4), mais à laquelle il a manqué un scénario à la hauteur susceptible de relayer le merveilleux trouble que des bases particulièrement intrigantes avaient admirablement posé.

17/05/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Ciel d'orages
Ciel d'orages

C’est une carapace, un moyen pour elle de garder les horreurs du monde à distance. - Début d’une série indépendante de toute autre. L'édition originale de ce tome date de 2024. Il a été réalisé par Éric Warnauts & Raives (Guy Servais) qui travaillent à quatre mains sur le scénario et les dessins, Raives se chargeant des couleurs. Il compte soixante-deux pages de bande dessinée. Quelque part au-dessus des côtes de l’Angleterre, une escadrille d’avions de guerre allemands arrive, comprenant plusieurs bombardiers. Une escadrille de Supermarine Spitfire surgit dans le ciel pour les intercepter et le combat aérien s’engage. Un Spitfire touche un Bristol Blenheim, mais il est pris en chasse par un Messerschmitt Bf 109. Un autre Spitfire vient à sa rescousse. La mission britannique a été victorieuse, les pilotes peuvent rentrer boire le thé. Winston Churchill prononce son célèbre discours à la Chambre des Communes du 18 juin 1940 : La bataille d’Angleterre a débuté. De cette bataille, dépend la survie de la civilisation chrétienne. Toutefois la rage et la toute-puissance de l’ennemi vont bientôt se déchaîner contre le Royaume Uni. Hitler sait qu’il devra briser les Britanniques sur cette île ou qu’il perdra la guerre. S’ils parviennent à lui résister, toute l’Europe pourra être libre. Mais s’ils échouent, alors le monde entier, y compris les États-Unis, y compris tout ce qu’ils ont connu et aimé, sombrera dans les abîmes d’un nouvel âge des ténèbres rendu encore plus sinistre et peut-être plus pérenne par les lumières d’une science pervertie. Aussi doivent-ils se préparer à accomplir leur devoir, à se conduire de telle sorte que si l’empire britannique et son Commonwealth durent mille ans, les hommes diront encore : Ce fut leur heure de gloire. Le soir, dans le mess des officiers, une soirée dansante est organisée avec un orchestre. Kate Kavendish, pilote de bombardier, danse, puis retrouve ses copines, et découvre un mot sous le sous-bock de son verre que Jimmy Kane a réussi à glisser, sans que sa cavalière Missy Collins ne s’en aperçoive. Elle prend le billet discrètement. Elle se rend dans la chambre 116 de l’hôtel comme indiqué sur le mot, et elle y retrouve son amant Jimmy. Les sirènes de l’alerte aérienne retentissent : encore un raid des Teutons. Kate refuse qu’ils descendent dans le Tube, ils se couchent et font l’amour, et Kate rappelle à Jimmy ce dont ils ont convenu : pas de sentiments ! Dans le ciel, la bataille aérienne fait rage. Bien que la propagande allemande affirme que seuls les objectifs militaires sont visés, les bombardiers ennemis déversent des tonnes d’explosifs et de bombes incendiaires sur les grandes villes britanniques. Une fois encore, la Luftwaffe a percé les défenses de la capitale et a incendié les entrepôts du port. L’enfer aura duré neuf heures. De la peinture, du rhum et du sucre en feu flottent sur la Tamise… Au matin, le quartier des docks brûle encore, enveloppant la capitale d’une épaisse fumée âcre. Le lendemain matin, Kate et Jimmy se quittent, elle lui rappelle qu’ils se voient bientôt chez tante Beth, pour le baptême du petit Louis. C’est toujours un plaisir visuel de retrouver le duo de Warnauts & Raives, une narration à base de contours réalisés avec un mélange de traits fins et cassants et de traits un peu plus épais et souples, complétés par une mise en couleurs pouvant aller jusqu’à la couleur directe pour intégrer d’autres informations visuelles dans les cases. Ils sont adeptes de dessins réalistes et descriptifs, pour une reconstitution soignée et documentée. Ainsi le lecteur identifie aisément les différents modèles d’avions de guerre même s’ils ne sont pas nommés par les personnages : ME109, Spitfire De Havilland, Arado Ar196, Bristol Blenheim, Stirling. Il peut prendre son temps pour examiner les cocardes, c’est-à-dire les marques d’identification de ces aéronefs militaires. Cet album s’ouvre avec un combat aérien de quatre pages, exercice visuel demandant un solide sens de la mise en scène pour pouvoir donner la sensation du positionnement respectif des différents avions, et de leurs déplacements les uns par rapport aux autres, pour pouvoir suivre le déroulement de l’affrontement. Les artistes ont recours à des grandes cases avec des cases en insert, des cases en trapèze pour accentuer l’impression de mouvement, des cases verticales et des cases inclinées pour insister sur un mouvement soudain ou une situation dramatique. Ainsi tout au long de l’album, le lecteur peut contempler le spectacle souvent dramatique et une fois paisible de l’aviation : bombardement dans le ciel de Londres avec le faisceau des puissants projecteurs et le tir nourri de la Défense Contre l’Aviation (DCA), deux pages de toute beauté au cours desquelles Kavendish fait atterrir son avion dans un petit aéroport de la verdoyante campagne anglaise, deux pages pour l’amerrissage d’un hydravion Arado Ar196, un deuxième combat aérien au-dessus des côtes britanniques pendant sept pages, un vol de transit de deux pages du bombardier piloté par Kavendish, un combat au-dessus de la mer celtique pendant six pages, le vol de deux chasseurs au-dessus d’un pré occupé par de paisibles moutons, et enfin le vol d’in biplan au-dessus des montagnes. La reconstitution historique comprend les autres composantes attendues, en plus des avions militaires. Les uniformes et les armes, les tenues civiles, jusqu’aux sous-vêtements de Kate, les façades londoniennes et quelques monuments comme Tower Bridge, sans oublier les toits et le ciel crevé par les faisceaux de projecteurs avec les ballons flottants, les modèles de véhicules de l’époque et les double-deckers, plusieurs paysages du pays. Le lecteur circule dans une ou deux bases aériennes, il va se réfugier dans les souterrains du métro (Tube) avec Nicole et son amant Lewis, il passe une nuit torride dans une chambre d’hôtel de grand standing, et il séjourne dans une chambre d’hôpital à Londres. Il peut voir les immeubles détruits après une nuit de bombardements. Pour les fêtes de fin d’année, il accompagne Kate dans la résidence de famille : c’est l’occasion d’admirer la campagne anglaise verdoyante et ses animaux d’élevage. Il pénètre avec elle à l’intérieur d’un somptueux manoir, et garde les yeux bien ouverts pour admirer la riche décoration et l’ameublement. Puis il ressort pour profiter du parc soigneusement entretenu. Il est très impressionné par le naturel avec lequel les artistes représentent chaque endroit de manière organique, avec un dosage parfait entre les détails concrets et les couleurs donnant la sensation de la grisaille urbaine, ou du calme de la campagne. Bienvenu en Angleterre pendant la seconde guerre mondiale alors que les bombardements ennemis surviennent avec une régularité terrifiante. L’armée de l’air Royal Air Force britannique a compté des dizaines de femmes pilotes, dont la plus célèbre fut Joy Lofthouse (1923- 2017) qui a volé avec des Spitfire ou des bombardiers pour l’ATA (Air Transport Auxiliary), une organisation britannique de la Seconde Guerre mondiale pour assurer le convoyage des avions neufs, des avions réparés ou endommagés. Comme à leur habitude, les auteurs écrivent une bande dessinée solidement documentée. Le lecteur peut relever de nombreuses références historiques : le discours de Winston Churchill du 18 juin 1940, les relations du président Edvard Benes (1884-1948) du gouvernement provisoire tchécoslovaque et Josef Tiso (1887-1947) président de la République slovaque auto-proclamée, l’histoire de la création du V de la Victoire par Victor de Laveleye (1894-1945), l’évasion des ministres Pierlot et Spaak d’Espagne le 18 octobre 1940, les activités d’Oswald Mosley (1896-1980, fondateur en 1932 de l’Union des Fascistes Britanniques), les activités du Service des Opérations Spéciales (SOE, Special Operations Executive), etc. À l’évidence, il faut un peu de temps pour que les personnages se mettent en place dans la grande Histoire. Les auteurs commencent par mettre en scène les aspects les plus spectaculaires : les combats aériens et les passions extra-conjugales. Toutefois, leurs personnages ne se résument pas à des pantins taillés sur mesure pour porter artificiellement l’intrigue sur leurs épaules. Il apparaît progressivement que Kate Kavendish dispose d’une histoire personnelle : une riche famille installée dans le Gloucestershire, des origines polonaises qui complexifie sa situation personnelle dans ce conflit mondial, voire qui pourraient la rendre suspecte. Les auteurs ont déplacé le point de vue de ce récit de guerre des hommes vers les femmes, et des femmes actives dans la guerre. Les risques auxquels sont exposés les individus, la mort pouvant survenir de manière arbitraire à tout moment, sous un bombardement ou lors d’un combat aérien, rend chaque moment plus capital, plus intense. Chaque personnage se retrouvant en situation de combat fait l’expérience de la fragilité de la vie, chaque traumatisme provoque un comportement d’adaptation en retour. Les deux créateurs ont l’art et la manière pour insuffler de la vie à leurs personnages, les faire exister, leur donner un caractère et des motivations propres. Le lecteur en vient à se demander comment leur existence peut conserver un sens, entre le contraste total du bruit et de la fureur d’un combat aérien, ou d’un bombardement, et le calme surréaliste de la campagne et des grands espaces naturels. Comment réconcilier les petits drames personnels et les destructions massives occasionnées par le largage de plusieurs tonnes d’explosifs en une nuit ? Jimmy Kane parle de sa tante et il dit : C’est une carapace, un moyen pour elle de garder les horreurs du monde à distance, pas la moindre fissure ne doit apparaître sous peine de rompre dans la tempête… Le lecteur se dit que chaque personnage forge sa propre carapace à sa manière, luttant pour éviter la moindre fissure que pourrait provoquer une nouvelle horreur. Une série de plus qui évoque la Grande-Bretagne pendant la seconde guerre mondiale au travers d’une aviatrice militaire… Il s’avère que ce point de vue et la maîtrise des deux créateurs transforment une situation souvent traitée en un récit poignant, celui d’une femme combative, pilote de bombardier, ayant adapté son comportement de vie aux circonstances, avec de magnifiques séquences de combats aériens. Tragique.

17/05/2025 (modifier)
Par Josq
Note: 4/5
Couverture de la série Electric Miles
Electric Miles

Comme c'est étrange... Moi qui suis d'habitude très hermétique à ce genre de récit abscons qui s'affranchit de la réalité pour nous emmener dans un trip psychédélique, j'ai adoré ! Alors que je regrettais récemment que mon auteur (vivant) préféré, Alain Ayroles, s'enferme un peu trop dans le même type d'histoire (Les Indes fourbes, L'Ombre des Lumières, La Terre verte, même si chacune de ces BD est réussie), on peut clairement dire que ce n'est pas ce qui menace Fabien Nury, mon deuxième auteur vivant préféré. Ici, l'auteur s'engage dans un terrain qu'à ma connaissance, il n'a encore jamais exploré. Un terrain difficile à décrire, quelque chose qui relèverait du polar métaphysique sous substances. A priori, je déteste plutôt ça, mais là, Nury parvient à nous prendre par la main et à nous emmener dans son délire avec un art impressionnant. Très aidé par le dessin de Brüno, dont je ne suis là aussi pas toujours client mais parfaitement exploité ici, il crée une atmosphère incroyable, qui convoque les plus grandes heures de Lovecraft et de ses disciples (difficile de ne pas penser à L'Antre de la folie de Carpenter). Il se lance dans un jeu de pistes qui efface peu à peu les frontières de la réalité, et même si ce premier tome n'est "que" une longue introduction, on est pris du début à la fin. Il y a là un fascinant puzzle que j'ai certes hâte de résoudre, mais que je n'ai pas envie de résoudre trop vite. Et en cela, je suis très heureux d'être soumis au rythme des parutions. Comme ça, on profite du délire poético-ésotérique de Nury sans se précipiter sur la fin. Il faut dire qu'il y a des moments où la mise en scène touche des sommets, comme cette séquence où des femmes discutent d'une nouvelle forme de discipline censée libérer leur cerveau, la tête emprisonnée dans le casque du coiffeur qui prend alors un air menaçant. C'est drôle, simple et génial. Comme tout ce premier tome, en fait. Vivement que la suite paraisse !

16/05/2025 (modifier)
Par gruizzli
Note: 4/5
Couverture de la série Bertille & Bertille
Bertille & Bertille

Je note large, parce qu'une BD ne se résume pas à son histoire, qui est certes bonne mais de facture tout à fait classique. Certes, ce n'est pas l'originalité qui prime tout le temps pour un récit, et cette BD me semble très bien le démontrer. C'est le genre de lecture que j'apprécie, malgré les ficelles scénaristiques assez visible et des personnages très (trop) typés dans leurs genres. On évolue dans des codes précis, simples et efficaces, mais j'ai vraiment eu un petit plaisir de lecture qui est ressorti avec ce qui se dégage de cette boule rouge, problématique insoluble de cette société d'après-guerre. J'ai une idée de la métaphore qui pourrait s'appliquer ici, mais je trouve que ça ajoute cette petite touche d'étrangeté qui implique de faire autrement, d'accepter de voir le monde un peu différemment. Et je trouve qu'il y a une légère poésie dans cette boule rouge qui apparait. C'est léger, en filigrane, pas important, mais ça m'a plu. L'autre aspect que j'apprécie de la BD c'est l'utilisation de la couleur dans un dessin en sépia. Le rouge tranche dans la BD (et d'ailleurs me semble être un bon indice de ce que la boule peut représenter) donnant des compositions assez jolies à l’œil. Je ne dirais pas que la BD est une merveille, certaines cases semblent étrange de par leurs cadrages et leurs rigidité dans les personnages (notamment le commissaire Bertille) mais j'avoue qu'il y a une vraie patte visuelle et une ambiance qui se dégage de tout ça. Au global, c'est une BD que je recommande comme petite BD sympathique à ne pas lire comme la prochaine merveille. C'est juste bien, assez beau et j'ai trouvé l'ambiance plaisante. Peut-être parce que j'aime bien ce que j'y vois, sans doute, mais je note la BD un peu large. Considérez que c'est un bon 3.5 et on est dans le bon !

15/05/2025 (modifier)
Couverture de la série Léviathan (Ki-oon)
Léviathan (Ki-oon)

Leviathan est une réussite dans le genre du thriller psychologique spatial. Un récit intense, bien construit, qui interroge autant qu’il dérange. À recommander aux amateurs de récits sombres et nerveux, à mi-chemin entre Alien et Battle Royale

15/05/2025 (modifier)
Couverture de la série Malgré tout
Malgré tout

Que celleux qui n'aiment pas les histoires n'ayant pour d'autre but que de vous faire vibrer le cœur passent leur chemin, ici le récit s'adresse aux cœurs d'artichauts et aux amoureux-ses de la vie. C'est une histoire d'amour à rebours, la quête de deux personnes s'étant cherchées inlassablement toute leur vie qui nous est racontée à reculons. Nous ne commençons l'album qu'à la conclusion de leur relation, son début officiel, le moment où enfin iels peuvent s'aimer pleinement. Enfin, "s'aimer" iels le faisaient déjà avant, c'est justement tout le sujet de leur histoire. On découvre leur vie à l'envers, on découvre progressivement ce qui les a séparé, leur profond et quasiment insensé amour qui les a animé-e-s toute leur vie. Iels s'aiment, iels se cherchent, iels souffrent de l'absence de l'autre, iels sont si différent-e-s dans leur vies de tous les jours, mais iels ne peuvent pas s'empêcher de s'aimer. C'est beau, c'est triste, ça a fait pleurer l'émotive que je suis. Alors, oui, l'œuvre n'est pas parfaite non plus, je déplore notamment un personnage typé noir dans un chapitre traité d'idiot et parlant d'une façon bien cliché du type "moi savoir beaucoup choses". Le personnage n'est pas nécessairement idiot, justement, simplement traité comme tel par l'un des autres personnages, et le but était sans doute juste de le montrer avoir des difficultés avec la langue qu'il parle à ce moment-là, mais la forme m'a faite tiquer. Certain-e-s pourraient également reprocher l'aspect un peu trop fleur bleu de certains moments, mais là j'ai envie de dire que c'est une question de goût et que si ce genre de récit ne vous attire pas je ne vous conseillerais tout simplement pas l'album. Une histoire d'amour atypique par sa forme et qui a su me toucher.

15/05/2025 (modifier)
Par Ro
Note: 4/5
Couverture de la série Mi-Mouche
Mi-Mouche

La vie de Colette a basculé suite à la mort de sa sœur jumelle, qui attirait toute l'attention et l'affection familiale. Depuis ce drame, sa mère, brisée par le deuil, devient étouffante par peur de perdre aussi sa seconde fille. Colette, de son côté, tente désespérément de combler le vide laissé par sa sœur, notamment en reprenant ses cours de danse… pour lesquels elle n'a ni talent ni goût. Entre une mère omniprésente, une solitude pesante et le harcèlement qu'elle subit à l'école à cause de sa petite taille, Colette n'a que son ombre à qui se confier car elle n'arrive pas à se rebeller contre sa situation. Jusqu'au jour où elle découvre par hasard une salle de boxe. Ce sport de combat, inattendu pour elle, devient une soudaine passion et une échappatoire. Mais comment affronter une mère terrifiée à l'idée qu'elle se mette en danger ? Et comment faire entendre son envie d'exister pour elle-même, sans trahir la mémoire de sa sœur ? Mi-Mouche est une série jeunesse à la fois délicate et lucide, qui aborde des sujets graves avec intelligence, bienveillance et optimisme. La force du récit repose sur des personnages profondément humains : Colette, bien sûr, tiraillée entre la culpabilité, le besoin de reconnaissance et l'élan d'émancipation que lui offre la boxe ; mais aussi sa mère, figure complexe, à la fois victime et obstacle, qui tente de survivre à sa douleur sans vraiment voir celle de sa fille. On aurait pu craindre un récit balisé façon Karate Kid où l'héroïne va devenir très forte et se venger de ses harceleurs, mais l'histoire reste ancrée dans une réalité sensible, où les combats sont moins spectaculaires que profondément intérieurs. Loin des clichés, Colette ne cherche pas la revanche, mais une forme de résilience et de construction personnelle. Graphiquement, c'est une vraie réussite : le dessin est expressif, vivant, chaleureux, capable de transmettre aussi bien la tendresse que la tension. Il accompagne à merveille le ton du récit, mêlant émotions à fleur de peau et énergie vitale. Et la relation active entre l'héroïne et son ombre qui l'accompagne en permanence et influe sur ses décisions, est une intéressante mise en scène des doutes et interrogations des adolescents de cet âge. On s'attache vite à cette petite héroïne, fragile mais tenace, qu'on a envie d'encourager à chaque page. Et surtout, on espère la voir trouver sa voie, imposer sa voix, et convaincre sa mère que boxer lui permettra enfin de faire le deuil et d'affirmer sa propre personnalité.

15/05/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Le Piège
Le Piège

Le plus important pour l’instant, c’est satisfaire notre sponsor, il en va de notre liberté ! - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1998. Il a été réédité depuis avec le récit Rendez-vous fatal (Ballade en Si Bémol) dans le recueil Noirs desseins en 2006, puis en 2011. Il a été réalisé par Milo Manara pour le scénario et les dessins. Cette bande dessinée compte quarante-quatre planches, en noir & blanc. Un homme s’est connecté sur un site de webcam : en direct, il peut voir deux jeunes femmes en train de prendre leur repas, une brune et une blonde. Sur son bureau de part et d’autre de l’écran se trouve un couteau cranté à gauche, et une main coupée au poignet fixée à un cube de bois à droite. Il se fait la réflexion que : La censure est omniprésente et a même contaminé le net ! Il y a toujours quelqu’un qui décide à la place des autres ce qu’ils peuvent voir ! Sur ce genre de sites, les filles devraient se lâcher sexuellement ! Au lieu de ça, ces deux idiotes ne font que manger et discuter ! Dans l’appartement, Wilma trouve que sa copine Wendi mange salement. La blonde rétorque qu’elle fait ça pour tous les voyeurs du monde, ils adorent les cochonneries. Le téléphone sonne : c’est leur sponsor. Il leur annonce que leur site n’est plus du tout regardé. Aussi, soit elles se bougent, soit ils les virent. Il leur intime de faire preuve d’imagination, de monter leurs fesses, leurs seins, d’écarter les jambes, etc. Il continue sur un ton agressif : les gens normaux bossent un mois pour gagner ce qu’il paie à elles à la semaine. Au vu du peu qu’elles montrent, il va finir par les virer. Il termine sur une injonction supplémentaire : Elles doivent sourire, quoi qu’elles fassent. Wendi raccroche et elle commence à s’exécuter en soulevant son teeshirt face caméra pour dénuder sa poitrine. Puis elle se tourne vers sa colocataire pour lui retranscrire ce que leur sponsor vient de leur ordonner. Cette dernière refuse toute forme d’exhibitionnisme d’ordre sexuel. La blonde explique qu’elle est prête à faire beaucoup de choses plutôt que de se faire virer, y compris à utiliser des accessoires de grande taille. Elle fait remarquer qu’en fait ce n’est pas grave : il y a un paquet de filles qui se masturbent sans être aussi payées qu’elles. Elle continue : la seule différence c’est qu’elles le font devant une webcam. Wilma lui demande si ça ne la dérange pas, c’est pratiquement de la prostitution, du sexe contre de l’argent. La blonde tempère cette façon de voir : les prostituées effectuent un travail épuisant, à risque, alors qu’elle et sa copine n’ont aucun contact physique. Elles sont juste deux amies qui vivent en colocation et qui se tripotent le minou, ça n’a rien à voir. Elles sont payées pour attirer des mecs sur leur site, ce n’est pas cher payé que de se déshabiller. Wilma finit par accepter, mais elle n’ira pas plus loin que de se déshabiller, c’est déjà assez humiliant comme ça. Wendi accepte sa décision : elle pense que ça peut aller pour l’instant et qu’elle va assurer pour les deux, mais il va bien falloir que Wilma s’y mette si elle ne pas se faire virer. Une histoire complète de Milo Manara qui se faisant plaisir en dessinant deux jeunes femmes et bientôt trois en train de se toucher, de se caresser et plus, devant une caméra pour des voyeurs qui n’apparaissent jamais à l’image, sauf un dénommé Vlad. L’intrigue s’avère concise : les deux jeunes femmes se laissent un peu entrainer par leur jeu, et sont interrompues par l’arrivée de Wanda, la sœur de Wendi. Celle-ci leur demande de l’accueillir car elle fuit un amant très possessif et pervers. Les trois ont tôt fait de se remettre à l’activité qui permet de satisfaire les clients, et Vlad figure parmi eux. Il localise où se situe leur appartement et il y fait irruption peu de temps après. Une bagarre se déclenche. Au premier niveau de lecture, c’est un prétexte ténu pour dessiner des jeunes femmes minces, graciles et élancées, dans toutes les positions les plus révélatrices possibles, avec des accessoires, dans des relations saphiques de plus en plus chaudes. Elles se retrouvent rapidement toutes les trois nues, et une chose en entraînant une autre elles prennent plaisir à leur activité, sans plus penser à la webcam, ou même au lien familial entre Wendi et Wanda qui sont sœurs. Cette dernière évoque également les exhibitions forcées que Vlad lui a infligées, ce qui donne lieu à des séances de voyeurismes pervers en public, sous influence de l’alcool. Pour finir, elles font leur affaire de Vlad, pas si viril que ça, et l’abricot de Wanda se trouve placardé sur les murs de la ville, sous forme du collage d’une photographie basse définition. Visuellement, ça commence très fort avec le couteau à gauche et la main à droite dans une case de la largeur de la page et le design daté du site au milieu. Puis le lecteur se retrouve dans la pièce où se vivent les deux jeunes femmes : il peut voir la commode et dessus le clavier d’ordinateur, l’unité centrale, le gros écran et la grosse webcam (il se souvient qu’il s’agit d’un album réalisé au siècle dernier, dans la deuxième moitié des années 1990), les motifs du papier peint au mur, le modèle basique de la table avec sa nappe unie, les modèles de chaise. Par la suite il découvre le canapé avec son tissu au motif imprimé, la petite salle de bain et les produits de beauté, le robinet d’un modèle spécifique, une autre commode avec quelques éléments décoratifs et un miroir rond, le rideau et la vue à l’extérieur sur une église, le lit d’un modèle également très basique. Le lecteur peut constater la cohérence spatiale d’un plan de prise de vue à l’autre. Lorsque Wanda raconte sa relation avec Vlad, l’artiste représente également dans le détail le mur avec ses lézardes, l’éclairage public en applique, la foule qui se presse autour de Wanda dans la boîte échangiste, etc. Et dans les dernières pages, le lecteur apprécie tout autant l’architecture de quelques rues de Venise avec les ponts, que le comportement des deux jeunes femmes. En outre, la mise en scène et la direction d’actrices s’avèrent très expressives, pour les contorsions révélatrices et souvent obscènes des jeunes femmes, et aussi pour rendre apparents les états d’esprit des personnages, et leurs actions. Le lecteur observe également des rendus avec une apparence différente : les ombres chinoises dans la boîte de nuit, les photographies placardées sur les murs de Venise. Une petite histoire bien perverse sur le thème du voyeurisme et de l’exhibition qui permet au lecteur de se rincer l’œil tout du long. Un regard pertinent en 1998 sur une industrie qui allait advenir : celle des camgirls, il y a de ça aussi. Dès la première planche, il est question de censure. Plus loin, Wendi et Wilma évoquent leur occupation et elles en parlent ainsi : elles gagnent leur vie en se faisant filmer à tout moment de la journée, et ces images sont disponibles dans le monde entier. Il y a également cette voix désincarnée du sponsor qui les appelle pour leur dicter ce qu’elles doivent faire. L’histoire de Wanda évoque également les jeux de soumission, et l’emprise du dominant. Le lecteur n’est pas dupe : tout cela permet à l’auteur de montrer des jeunes femmes en train de s’ébattre pour qu‘il soit titillé. L’intrigue tient en peu de mots, et certains passages exigent un niveau de suspension d’incrédulité consentie très élevée (la facilité avec laquelle Vlad trouve l’appartement des colocataires, la chute à travers la fenêtre, le collage des photographies de l’abricot, etc.). En outre, Wendi et Wanda n’éprouvent aucune retenue à l’idée de se donner du plaisir entre sœurs, et le lecteur sourit franchement quand la première saute en l’air et décoche un coup de pied en plein visage de Vlad, dans un mouvement digne d’un film de karaté à grand spectacle. Le récit en lui-même s’avère également vite dérangeant dans sa dimension exhibitionniste. Avec un peu de recul, l’histoire met en scène des comportements reposant sur l’exhibitionnisme et le voyeurisme, les fantasmes masculins, le sadomasochisme, l’appétence pour l’argent facile, la cruauté mentale, l’emprise, une relation incestuelle entre deux sœurs. Le lecteur se rend compte que ces composantes entrent en ligne de compte dans la manière dont il reçoit le récit. Il comprend le comportement vénal des deux copines, et il peut lui aussi s’interroger sur la pression économique qui leur fait se soumettre à ces actes rémunérés : elles se posent d’ailleurs la question de la nature de leurs actes par rapport à la prostitution traditionnelle. La narration prend alors une tournure déstabilisante : les trois jeunes femmes se livrent à des actes sexuels entre simulation et réalité, tout en profitant de l’absence d’audio pour échanger sur leurs préoccupations du moment (d’abord refuser la pornographie, puis comment de se débarrasser de l’intrus). Le lecteur assite à une comédie dans laquelle les actes sont sans rapport avec les préoccupations réelles des personnages. Cela lui fait penser à une sorte de conte. Puis il assiste à l’emprise de Vlad sur Wanda, qui la contraint à s’exhiber en public à des inconnus, et même à accepter des attouchements et plus. Le lecteur reconnait bien là un des thèmes fétiches de l’auteur : la mise en scène du voyeurisme comme une perversion et une obsession, la fétichisation du corps féminin. Il sourit devant le comportement de Vlad quand ce dernier est contraint de quitter sa posture de voyeur, et qu’il s’avère ne pas être à la hauteur, comme une opposition entre la durée du plaisir féminin, et l’instantanéité du plaisir masculin. Un petit récit mineur de Milo Manara avec un scénario prétexte et ridicule, une enfilade de situation invraisemblables, trop artificielles, une collection de petits fantasmes voyeuristes ? Il est possible de considérer cette bande dessinée sous cet angle, avec une narration visuelle séduisante et de haute volée. Il est également possible de considérer cette histoire comme un conte avec ses licences narratives, et une mise en scène du voyeurisme à un degré pathologique, de la déconnexion les actes et les préoccupations réelles (la comédie sociale), la fétichisation du corps féminin jusqu’à l’obsession irrationnelle. Délétère.

15/05/2025 (modifier)
Par Blue boy
Note: 4/5
Couverture de la série Impénétrable
Impénétrable

Avec ce titre bref et bien senti, Alix Garin nous livre un récit autobiographique pour un sujet rarement abordé parce qu’un peu tabou il faut bien le dire : la perte du désir sexuel provoqué par un trouble féminin assez méconnu (pour nous les hommes en tous cas…), le vaginisme (une contraction du vagin qui bloque l’orgasme, à ne pas confondre avec la frigidité). Elle y raconte comment, depuis le jour difficile de la révélation à son partenaire, elle a entamé un processus long et compliqué, tel un véritable chemin de croix psychique, parsemé d’échecs et de traitements inopérants, avant de trouver le salut à force de courage et de détermination. On saluera au passage la patience bienveillante de son compagnon qui a toujours été à ses côtés. Ce qui fait la force du récit, c’est la façon très « cash » et authentique avec laquelle l’autrice se livre, balayant toutes les critiques quant à une éventuelle complaisance sur un sujet tout de même assez délicat. Mais Alix Garin, consciente qu’elle marchait sur des œufs, a évité tous les pièges, reconnaissant elle-même en fin d’ouvrage la terreur qui l’habitait lorsqu’elle prit la décision de raconter son histoire. Pourtant selon elle, ce fut la seule manière d’expurger définitivement le mal, même si à ce moment elle se sentait « guérie ». Il lui fallait juste trouver « le courage »… Fort heureusement, elle possédait déjà le talent, qu’elle avait eu le loisir d’exprimer avec Ne m'oublie pas, sa première bande dessinée sortie en 2021 où elle évoquait avec délicatesse les liens entre une jeune fille et sa grand-mère atteint de la maladie d’Alzheimer. Pour « Impénétrable », Alix Garin confirme qu’elle n’a pas son pareil pour retranscrire en dessin les émotions et les sentiments, avec un sens de la métaphore et du découpage accompli. Le récit se dévore avec plaisir, avec un très bon équilibre entre le texte et l’image, évitant trop de bavardages inutiles qui, pour une telle thématique, auraient pu être tentants… Le niveau de sincérité avec lequel elle traite la question est tel qu’il arrive à nous toucher en plein cœur, en remplaçant le pathos inhérent à ce type de récit par un humour salvateur qui imprègne tout le livre. Le traitement graphique est très original, vivant et coloré, et montre bien l’approche positive de son autrice malgré le poids psychologique lié à sa souffrance. Alix Garin révèle son côté battant, refusant de céder à la fatalité d’une façon qui pourrait être inspirante non seulement dans son cas, mais pour toute autre forme de pathologie. « Impénétrable » est une très belle lecture, jamais plombante, et qui, pour un peu donnerait même une joyeuse patate à tous ceux qui souhaiteraient éviter de sombrer dans l’auto-apitoiement. Le jury ne s’y est pas trompé en lui décernant le prix du public. A ce titre, il apparaît totalement impossible de le contredire.

13/05/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série L'Abbé Pierre - Un homme engagé
L'Abbé Pierre - Un homme engagé

Mais le coupable le plus grand, c’est l’inactif. - Il s’agit d’un ouvrage mêlant éléments biographiques, réflexions sur la spiritualité et ressenti de l’auteur. Son édition originale date de 1994, et il a bénéficié d’une réédition en 2024, après que la vérité ait été exposée concernant les crimes sexuels commis par l’abbé Pierre. Il a été réalisé par Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Il s’agit d’un ouvrage en noir & blanc. Il comporte cinquante-neuf pages de bande dessinée. Cet ouvrage ne fait pas état des accusations de violences sexuelles sur des femmes, y compris sur des mineurs. C’est en 1992-93 qu’Edmond Baudoin a été contacté pour faire une bande dessinée dont le héros serait l’abbé Pierre. Il était honoré et étonné. Étonné parce qu’à son avis, il était difficile de trouver plus mécréant dans le monde de la B.D. En effet, de plus loin que Baudoin se souvienne, jamais l’existence de Dieu ne l’a effleuré. À l’époque, l’abbé voulait laisser quelque chose de son testament philosophique en trois livres. L’un avec Bernard Kouchner, un livre pour le grand public. Un autre avec le professeur Albert jacquard, plus intellectuel. Et le troisième en bandes dessinées pour les enfants. Pour les enfants !!? Edmond n’était pas le bon cheval. Il était donc étonné qu’on le choisisse pour ce travail. Alors il a demandé pourquoi ? Et l’explication était : Son illustration de Théorème de Pier Paolo Pasolini, chez Futuropolis–Gallimard. Les chemins qui mènent à Dieu sont impénétrables. En 1993, dans les rues de Paris, Céline, une jeune femme accompagnée de son amie, remarque une personne à la rue allongée à même le sol sur le trottoir, face contre terre. Elle s’en approche, et s’agenouille, mais n’ose pas la toucher. Elle se relève, son amie lui demande s’il est mort, Céline ne sait pas. 1949. C’était il y a plus de quarante ans, c’était un suicidé… rescapé. C’était un assassin. Vingt ans avant, il avait tué son père dans un moment de colère désespéré. Gracié après vingt ans de bagne, la situation familiale qu’il retrouvait était atroce. Il tenta de se tuer. On appela l’abbé Pierre à l’aide. C’est alors que leur Emmaüs est né. Parce que dans la réflexion, l’abbé a agi au-delà de la bienfaisance. Au lieu de dire à l’autre qu’il était malheureux et qu’il allait lui donner un logement, du travail et de l’argent, les circonstances ont fait dire à l’abbé exactement le contraire. Il ne put dire au suicidé que ce dernier était horriblement malheureux, et que lui, l’abbé, ne pouvait rien lui donner car il n’avait que des dettes. Il a donc proposé à son interlocuteur de donner son aide pour aider les autres. Ce fut la naissance d’Emmaüs. 28 mars 1993, résultats des élections législatives françaises, l’abbé Pierre effectue un discours à la télévision. Il déclare qu’il est français, mais il est aussi européen et planétaire. Si on pouvait faire l’unanimité sur l’inventaire des souffrances de ces neuf pourcents de mal-logés et de ces trois millions de chômeurs, quatre cent mille sans-abri… C’est dingue ! Et il est malheureux que douze pourcents des Français se fassent duper par quelqu’un qui éditait des chants nazis. Il y en a marre ! Une étrange idée de rééditer cette bande dessinée, juste après la révélation au grand public des exactions commises par Henry Grouès (1912-2008), dit l’abbé Pierre. Le lecteur remarque que les noms de Georges Carpentier et d’Alain Royer ont disparu de l’ouvrage, ils ne sont plus cités comme auteurs. En revanche le texte de la quatrième couverture a été conservé en l’état, identique à la première édition, rendant hommage aux valeurs d’humilité et de partage de l’abbé Pierre, surtout ses combats pour protéger les plus démunis. Le lecteur peut s’interroger sur ce qui a motivé l’éditeur à proposer une nouvelle édition de cet ouvrage, forcément lu différemment à la lumière des agissements de l’individu dont l’auteur brosse un portrait respectueux et admiratif. En fonction de son seuil de tolérance, la tolérance du lecteur est soumise à plus ou moins grande épreuve à (re)découvrir ces déclarations et ces pensées philosophiques, en contradiction avec une partie des actes de ce monsieur, et en phase avec une autre partie de sa vie. Cela génère un effet contradictoire, entre la répulsion contre l’hypocrisie de ses propos, et l’admiration sincère d’un homme comme Edmond Baudoin, réellement en empathie avec le vieil homme, impressionné par la cohérence entre ses actes et ses valeurs, alors même que l’auteur se présente comme le premier des mécréants. Sous réserve qu’il puisse faire fi de cette contradiction, le lecteur côtoie un homme pour le moins singulier. Dès la première page, la liberté de ton narrative saute aux yeux du lecteur : du texte manuscrit avec des lettres en capitale, trois illustrations sans bordure, quatre phylactères avec du texte en lettres en minuscule. Puis une forme narrative classique : des cases rectangulaires alignées en bande. Et dans le même temps, des représentations à base de traits de contour très gras, de visages esquissés, de dessins pouvant aller vers l’expressionnisme, des phylactères en cartouche de textes tapés à la machine à écrire, avec des modifications apportées à l’écriture manuscrite, et quelques panoramas prenant la forme de dessins en double page. La personnalité d’Edmond Baudoin exsude de chaque case, de chaque trait, et de chaque phrase, aussi bien dans la forme que dans le contenu. Pour autant, il se plie à l’exercice biographique, réalisant des segments intégrés dans d’autres composantes de la narration. Ainsi le lecteur voit apparaître l’abbé Pierre en planche quatre pour sa déclaration à l’issue des élections législatives françaises de 1993, puis le premier entretien entre lui et l’auteur en août 1993 à Esteville jusqu’à la prière devant un autel improvisé avec une lampe de poche, l’été 1942 en Suisse et l’aide apportée à deux Juifs pour fuir, l’engagement dans la Résistance, le travail dans la maison de retraite d’Esteville en 1993, l'appel du premier février 1954. Dans chaque situation, le lecteur y regarde à deux fois tellement la ressemblance de l’abbé Pierre est frappante : lorsqu’il s’y arrête il voit un assemblage de traits de pinceau donnant une sensation d’esquisse, et dans le même temps un tout d’une incroyable justesse, tellement vivant. De la même manière, les éléments visuels faisant œuvre de reconstitution historique semblent épars, parfois dissociés, parfois fondus ensemble, et pris dans leur ensemble ils deviennent un lieu singulier et une autre époque. L’auteur l’annonce dès la première page : il est vraisemblablement le plus grand des mécréants des bédéastes. Il enfonce le clou quelques pages plus lors d’un dialogue avec l’abbé : l’idée de l’existence de Dieu ne l’a jamais effleuré, même enfant. Plus loin il écrit qu’il n’aime pas beaucoup les religions, qu’il les déteste même quelquefois. Or il converse avec un homme qui a prononcé ses vœux, et qui croit en Dieu. Baudoin respecte cet aspect de la personnalité de celui dont il brosse le portrait, et il l’inclut dans sa bande dessinée, tout en conservant sa propre sensibilité. Il rend donc compte de la spiritualité de l’abbé Pierre, dans la mesure de ce dont il perçoit, en effet Baudoin n’éprouve pas de doute sur la sincérité de son interlocuteur lors de leurs entretiens. Il est donc question de religion : la prière à genou devant l’hostie pour une demi-heure quotidienne d’adoration, les sept années passées chez les Capucins, le fait que l’abbé emploie rarement le mot de Dieu, parlant plutôt de l’éternel qui est amour, l’esprit (Spiritus) qu’il voit comme le vent (Le vent, c’est ce qui n’est rien s’il cesse de bouger, s’il cesse d’aller.), la possibilité d’un vrai œcuménisme, etc. À nouveau, la narration visuelle reste à un niveau pragmatique, descriptif, parfois avec de simples têtes en train de parler. Dans le même temps, les dessins contiennent en eux la sensibilité d’Edmond Baudoin, son empathie pour ses interlocuteurs qui lui permet d’en saisir la personnalité, son regard sur le monde et sa propre personnalité. Le récit contient également l’exposé de valeurs, celles de la morale chrétienne bien sûr, exprimées par l’abbé Pierre. Aussi, cela dépasse les simples notions de partage et d’amour. L’abbé raconte cette rencontre avec une personne ayant tenté de se suicider, à qui il n’a rien à donner, et à qui il propose d’aider plus démuni que lui. Cette forme d’entraide constitue le cœur de ses valeurs (celles qu’il affiche), une démarche ultime qui fonde sa démarche publique. L’abbé évoque également sa conviction que l’humain va vers du Un. Bien sûr, Edmond Baudoin, étant ce qu’il est, raconte, lui aussi à sa manière, intégrant un exemple très actuel (à la date de réalisation de la bande dessinée) d’entraide. Au travers de Céline et de ses amis, il commence par opposer la vie aliénante dans les cités de béton, et la sérénité générée par la contemplation de la mer, dans un milieu naturel. Il devient beaucoup plus simple d’être aimant dans ce cadre apaisant. Pour autant, les sentiments de Céline vont l’amener plus loin que cette amélioration procurée par le changement d’environnement. La narration comprend encore d’autres expressions très personnelles de la sensibilité de l’auteur, de sa façon d’habiter le monde, de la forme de relation qu’il lie avec autrui. Le lecteur peut être déconcerté par une page dans laquelle Baudoin parle à une vache, pour autant un moment révélateur de sa relation au monde, tout comme il peut être enchanté par ces dessins en double page où l’abbé marche dans un paysage de campagne, illustrations magnifiques de naturel et d’évidence. Si sa sensibilité lui permet de lire un ouvrage non critique sur l’abbé Pierre, le lecteur peut garder à l’esprit les crimes qu’il a commis et prendre cette bande dessinée comme un témoignage de l’engagement public de cet homme et de ce qu’il irradiait. Il découvre alors un récit qui comprend des composantes biographiques, religieuses, spirituelles, d’engagement, philosophiques, dans une narration visuelle qui est l’expression même de la personnalité d’Edmond Baudoin, d’une justesse et d’une force incroyables. Une expérience de lecture très étrange, entre voyage spirituel pragmatique et effarement de la dichotomie entre personnage public et individu méprisable. Choquant.

13/05/2025 (modifier)