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Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Fagin le Juif
Fagin le Juif

Lutte contre les stéréotypes - Dans la carrière de l'auteur, ce récit complet s'insère entre Mon dernier jour au Vietnam (2000) et La Valse des alliances (2003). La première édition de 2003, écrite, dessinée et encrée par Will Eisner. Ce tome comporte 118 pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une introduction de 2 pages, rédigée par Will Eisner en 2003, revenant sur le personnage d'Ebony (un enfant aidant parfois The Spirit dans ses enquêtes), sur le principe des stéréotypes visuels, et sur la responsabilité de l'auteur dans l'utilisation de ces stéréotypes. Il conclut en indiquant que cette bande dessinée raconte l'histoire de Fagin le juif, et pas celle d'Oliver Twist. Le tome se termine avec une postface de 3 pages également rédigée par Eisner, agrémentée de 2 autres pages reproduisant des gravures d'époque représentant des individus ou des personnages juifs, réalisées par Henry Wigstead (datant de 1785), Thomas de Rowlandson (1808), George Cruikshank (1837), et de gravures anonymes. Un gentleman bien habillé se tient devant un homme âgé en haillons, assis par terre dans une cellule : Fagin raconte son histoire personnelle à Charles Dickens, tout ce que l'écrivain a omis de mentionner. Il précise qu'il s'appelle Moses Fagin et que ses parents se prénommaient Abraham et Rachel. Ils venaient de Bohème dont ils furent chassés avec les autres juifs. Ils parvinrent à Londres où ils s'établirent dans cette société qui ne discriminaient pas les juifs légalement, ni ne les persécutait. La société anglaise avait déjà accueilli des juifs séfarades, en provenance d'Espagne et du Portugal, qui s'étaient bien intégrés. Les juifs provenant de l'Europe Centrale (Allemagne, Pologne) étaient appelés ashkénazes et considérés comme faisant partie d'une classe inférieure. Leur vie n'était pas simple, mais meilleure que celle qu'ils avaient connue dans leur pays d'origine. Abraham Fagin enseigna l'art de la rue à son fils : comment piéger les gogos. Pour Fagin, vint le temps de la préparation de sa bar-mitsvah, des études chez le rabbin. Il refusait de se résigner à une vie de pauvre mendiant. Un jour son père l'emmène voir un match de boxe : Mendoza (un grand boxeur juif) contre Joe Ward (un gentil). Au bout de 26 rounds, Mendoza sort vainqueur. Abraham Fagin emmène son fils à l'entrée d'une taverne où il va aller récupérer les gains de son pari. Il pénètre seul car ce n'est pas un endroit pour les enfants, demande ses gains au bookmaker, et se fait rouer de coups par lui et ses copains, juste parce qu'il est juif. Il est jeté hors de l'établissement, et rend son dernier soupir sur le pavé humide, ayant chuté sur la tête. Moses Fajin continue d'exercer ses talents dans la rue, pour subvenir aux besoins de sa mère. Un jour, il rentre chez lui avec ce qu'il a réussi à chaparder pour y trouver le rabbin qui l'attend à côté du lit de mort de sa mère. Le rabbin réussit à placer Moses chez Eleazer Salomon, un très riche marchand. Eleazer Salomon s'occupe également du fonds ashkénaze pour les bonnes œuvres, sollicitant les juifs séfarades pour faire des dons afin de construire une école juive dans les quartiers pauvres, avec pour objectif d'améliorer ainsi l'image et la réputation des juifs ashkénazes. C'est ainsi qu'un jour Moses Fajin accompagne Salomon solliciter le soutien de Benjamin Disareli (futur premier ministre). Moses Fagin obtient la permission de fréquenter une école. À 17 ans, il va travailler comme homme à tout faire dans l'école ashkénaze nouvellement ouverte. Mais il se fait mettre à la porte à la suite de sa relation avec la fille du propriétaire. L'introduction est claire : Will Eisner s'est fixé comme objectif de raconter l'histoire de Moses Fagin, l'un des personnages du roman Oliver Twist de Charles Dickens (19812-1870). Effectivement, c'était souvent sa manière de procéder pour réaliser un récit complet : se fixer un défi. Il explique que lui-même s'est rendu coupable de perpétuer un stéréotype visuel avec le jeune garçon Ebony, reproduisant des éléments caricaturaux, considérés comme banals à l'époque. Ce défi signifie deux choses pour l'intrigue : (1) l'auteur va développer des passages de la vie de Fagin qui n'étaient pas abordés dans le roman, (2) il doit se raccorder au roman. Cette deuxième conséquence en induit une autre : aboutir à un récit intelligible, y compris pour ceux qui n'ont pas lu le roman, et cohérent avec le roman pour ceux qui l'ont lu. Tel que le décrit Dickens, Fagin est individu méprisable, un voleur qui embrigade des enfants pour les dévoyer, qui les exploite, et qui en plus s'acharne sur le gentil Oliver Twist. En outre, le romancier le désigne plus souvent par le terme le juif (sans son nom), que par Fagin, ou le vieil homme, ce qui lui valut des accusations d'antisémitisme, y compris de son vivant. Du coup, la première page de la bande dessinée montre Fagin s'adressant au romancier pour lui raconter sa vie et mettre ses actions en perspective. Les 52 premières pages de la BD sont consacrées à raconter la vie de Fagin avant qu'il ne rencontre Oliver Twist, avant que Jack Dawkins ne recrute Oliver en page 68. Comme il a déjà pu le faire dans d'autres de ses romans graphiques, Will Eisner commence par évoquer le contexte historique plus large du peuple juif. Ici, il s'agit des vagues d'émigration de l'Europe vers l'Angleterre. Effectivement, il fait en sorte de ne pas évoquer un peuple juif générique, et explique qu'il y avait différentes couches sociales en fonction du pays d'origine. Pour ces deux pages, il recourt à une construction de page particulière : une illustration de la largeur de la page en haut, une en bas et un paragraphe de texte au milieu, pour évoquer des faits historiques. Il utilise ces courts paragraphes de texte (2 ou 3 phrases) à d'autres moments dans le récit, soit pour une ellipse temporelle, soit donner accès aux flux de pensée de Fagin, toujours avec cette élégante police de caractère manuscrite. Durant ces 52 pages, le lecteur suit Fagin dans son enfance : la pauvreté de ses parents, le chapardage et le vol comme seul moyen de subsistance, le placement, les coups du sort, les brimades, la colonie pénitentiaire. Will Eisner réalise des dessins en noir & blanc avec une touche de lavis gris. Il détoure les personnages et les éléments de décors par un trait noir précis, un peu plus raide qu'à son habitude. Plus encore qu'à son habitude, il utilise exclusivement des cases sans bordures, donnant une sensation de plus d'espace et d'une plus grande fluidité de lecture. Par contraste avec la majeure partie de ses œuvres, Wil Eisner utilise moins la pantomime, privilégiant une narration visuelle plus classique. Les protagonistes présentent tous une forte personnalité visuelle, premier rôle comme figurants, avec des visages expressifs et des postures naturalistes. Il représente les décors plus dans le détail que dans certaines autres de ses œuvres, afin que sa reconstitution historique soit consistante. Le lecteur passe ainsi des taudis des quartiers miséreux de Londres à la demeure richement meublée d'un marchand de premier plan, en passant par les mines, le logement pouilleux de Fagin, les rues animées de Londres, une taverne populaire, et bien sûr la cellule en prison. Le lecteur peut aussi prendre le temps de détailler les costumes d'époque, ainsi que les accessoires : la reconstitution historique est de qualité, sans verser dans la parodie misérabiliste. Les acteurs insufflent une vraie vie aux personnages, ainsi que des émotions très humaines, sans les surjouer. Le visage de Moses Fagin n'a plus les caractéristiques d'un individu ayant émigré du bassin méditerranéen, mais celle d'un individu ayant émigré de l'Europe Centrale. Arrivé à la page 53, le point focal du récit se déplace donc vers Oliver Twist, pour que le lecteur qui ne connait pas le roman puisse continuer à comprendre les événements survenant dans la vie de Fagin. Ce dernier n'apparaît donc pas pendant 14 pages d'affilée. L'exercice narratif devient alors très contraint pour Will Einser qui doit dispenser les informations indispensables à la compréhension des péripéties du roman, donner à voir le comportement ignoble de Fagin conformément au roman, et lui insuffler un supplément d'âme en réorientant quelques jugements de valeur portés par Charles Dickens dans son œuvre. À partir de là, le lecteur peut trouver qu'Oliver Twist se montre un peu envahissant en tant que personnage, aux dépens de celui qui donne son nom au titre de cette bande dessinée. Il constate également que Will Eisner parvient à conserver l'émotion du roman intacte, malgré les raccourcis nécessaires pour ne pas transformer sa BD en une adaptation. En ayant donné à voir l'enfance de Fagin au début, l'auteur a réussi à en faire un être humain à part entière, existant aux yeux du lecteur pour lui-même, et non comme version dérivée d'un roman célèbre. Du coup, quand l'histoire de Fagin rejoint celle d'Oliver Twist, le lecteur continue à le percevoir comme cet individu à l'enfance maltraitée, ayant grandi en devant faire avec les injustices et la maltraitance des adultes, et de certains de ses compagnons d'infortune. Cela n'excuse pas ses choix de vie, ou sa façon de profiter des enfants. Cela montre en revanche que sa vie a été façonnée par l'histoire du peuple juif à cette période de l'Histoire, par les conditions économiques régnant à Londres et la place réservée aux juifs ashkénazes, par une société de classe inégalitaire (mais effectivement moins pire que celle des pays qu'ils ont fuis). Moses Fagin est bel et bien sorti des stéréotypes utilisés comme raccourcis pour s'incarner en tant qu'être humain complexe. Will Eisner n'en fait pas un héros, ne cherche pas à diminuer ses fautes, mais Moses Fagin n'est plus l'incarnation de l'acharnement méchant. En considérant ce récit comme une histoire autonome, le lecteur peut trouver que la narration visuelle de Will Eisner se trouve trop contrainte par la volonté romanesque, et qu'Oliver Twist prend une importance trop grande dans la deuxième moitié de l'histoire. Mais, en fait, cette bande dessinée ne peut pas être seulement considérée comme une histoire indépendante. Il s’agit bien de l'histoire de Moses Fagin, personnage issu du roman Oliver Twist, et l'intention de l'auteur est de l'humaniser. Il l'humanise non pas en l'absolvant de ses exactions en tant que victime d'un système : il l'humanise en montrant un parcours de vie majoritairement imposé par des circonstances indépendantes de la volonté de Fagin. De ce point de vue, le récit devient cohérent et entièrement convaincant, montrant un individu complexe, et plus un stéréotype prêt à l'emploi dépourvu de substance.

09/04/2024 (modifier)
Par gruizzli
Note: 4/5
Couverture de la série L'Ile aux femmes
L'Ile aux femmes

Tiens, je suis surpris d'être le premier à donner cette note à la BD ! Pour être franc, je ne m'attendais à rien de spécial et pourtant j'ai beaucoup apprécié la BD. Autant dans son déroulé que dans son message ou son final, bien plus surprenant que ce à quoi je m’attendais. Zanzim nous propose une histoire en plusieurs actes, qui se dévoile progressivement jusqu'à un final que j'ai trouvé particulièrement réussi. De la base, avec l'aviateur dragueur invétéré qui échoue sur une île censément déserte, en passant par la découverte de ce monde de femmes vivant seules et jusqu'à la fin que je ne dévoilerai pas, j'ai trouvé qu'on avait une logique qui se suivait. Le personnage principal devient vite une personnalité détestable avant de redevenir plus sympathique sur la fin. D'autre part, la révélation finale, surprenante dans mon cas, ajoute quelque chose de plus humain à l'ensemble et rappelle l'importance des histoires qu'on se raconte. Mais aussi, Zanzim se permet de nous faire une histoire très intéressante sur les questions de genre, avec la place de l'homme et de son égo, face à des femmes en position dominante. J'ai apprécié que le récit ne soit pas simplement manichéen mais se permette de faire quelques considérations que je trouve plus justifiée. Le dessin de Zanzim magnifie très bien l'ensemble et donne au tout un cachet tout à fait réussi. Pour ma part, l'ensemble du récit se tient et je pense sincèrement que ça vaut le coup de le relire même lorsque le final ne nous surprendra plus. C'est une belle histoire bien racontée, j'en reprendrais volontiers !

09/04/2024 (modifier)
Par Jeannette
Note: 4/5
Couverture de la série Ralph Azham
Ralph Azham

Cela ne va pas être facile de mettre un avis sur cette série vu que je ne suis pas amatrice de fantasy (où tout et n’importe quoi peut arriver) ni des séries un peu longues (je préfère les one-shots) et que le dessin de Trondheim ne m’attire pas particulièrement. Néanmoins, il faut reconnaître pas mal de qualités à cette série : beaucoup de rebondissements (un peu trop sans doute car, à la longue, cela devient un peu lassant), d’humour et de réflexions sur notre société en général à travers ce monde fantastique d’Astolia. Religion, pouvoir, mensonge, trahison et bien d’autres thèmes sont abordés avec justesse, même si c’est souvent de manière un peu décalée. Série à lire si vous aimez le fantasy et que vous pouvez mettre la religion à sa juste place.

09/04/2024 (modifier)
Couverture de la série Au bonheur des dames
Au bonheur des dames

J'ai beaucoup apprécié l'adaptation faite par Agnès Maupré du célèbre roman d'Emile Zola. Même si ma lecture du roman remonte à plusieurs décennies, il est difficile d'oublier "Au Bonheur des Dames". En effet dans la saga des Rougon-Macquart' c'est l'un des rares romans qui se termine par un rayon de soleil. L'auteure suit fidèlement le schéma directeur du livre. Elle choisit de faire ressortir la modernité de la vision de l'écrivain en mettant en avant des transformations sociales et sociétales qui sont toujours valables aujourd'hui. Le roman est riche d'une multitude de thématiques qui restent d'actualité (le travail des femmes et sa rétribution, la protection des travailleurs, le consumérisme et ses conséquences addictives, sociétales ou sur les modes de production), le progrès et l'innovation issu d'un dynamisme qui laisse certains sur le bas côté. Toutefois si l'auteure propose un langage moderne qui correspond à notre époque , elle ne trahit pas la pensée de Zola. En effet, le duo Octave-Denise propose un équilibre qui rend cette transformation acceptable et humaine. Octave peut être vu comme un modèle de patron entreprenant, innovateur et visionnaire mais qui reste ouvert aux arguments sociaux ( presque socialistes) de Denise. Si l'histoire d'amour entre Octave et Denise peut sembler moins importante , je la trouve tout de même centrale car c'est cette part d'irrationnel qui bouleverse les conventions et légitime l'impensable par la raison. Agnès Maupré rend hommage à Zola en proposant un texte d'une excellente tenue. La lecture est riche invitant à penser la complexité de la situation hors d'un manichéisme convenu patron vs ouvrier ou passé nostalgique vs progrès destructeur. Dans ce sens j'aime beaucoup la proposition du personnage du baron Hartmann/Haussmann qui représente une finance innovante qui prend des risques. Le graphisme de l'auteure se fond dans l'idée première de la série: il est moderne. Si l'auteure se plie à l'historique robe de soie noire des "Demoiselles" de la vente le reste est un magnifique plaisir visuel. Le trait fin et ondulé renvoie à une sorte de chorégraphie d'opérette de l'époque où se mêlent trahisons, drames et sentiments avec un final digne de Luis Mariano. C'est expressif, c'est rythmé et cela reste en mouvement tout du long de la série. Que dire de la mise en couleur! Ces étalages de soieries permettent toutes les audaces créatives dans un pur régal visuel. Une excellente lecture pour découvrir un Zola un peu particulier.

09/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Meschugge - Le Labyrinthe du fou
Meschugge - Le Labyrinthe du fou

Alors le voyage à travers l'arbre de vie s'achèvera. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. L'édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Christian Højgaard pour les dessins et par Benni Bødker pour le scénario. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc avec des nuances de gris. Elle comprend cent-quarante pages de bande dessinée. Des bourrasques, un ciel plombé de lourds nuages sombres. Une voix : Il dit, aucun homme n'est bon. Dans un village en Russie, des paysans ont formé une file d'attente pour pouvoir pénétrer dans une maison en bois. Les premiers dans la file papotent : c'est la cadette des Schornstein qui se trouve à l'intérieur, elle porte un lourd secret. Elle sort accompagnée par son père. le secrétaire du Tsadik fait entrer les membres de la famille qui attendaient. Ils avancent jusqu'à se tenir devant un enfant avec un drap sur la tête et les épaules. Il est en transe et il récite des paroles mystiques : quiconque pense avoir le destin d'un autre et non le sien périra et sera condamné. En 1905, à Copenhague, un repas d'une famille bourgeoise juive. Nathansen, une jeune femme indépendante, effectue le service à table. Sa soeur, ses tantes, ses parents et son grand-père font quelques remarques en passant sur de bons partis. Elle prend congé avant la fin du repas, et répond à sa mère en lui disant qu'elle ne reviendra pas vivre à la maison. Nathansen est tout à ses réflexions, marchant d'un bon pas. Tout en marchant, Nathansen se dit que sa Mame est une vraie commère. Son Papa est complètement perdu dans son monde, et Amalie se comporte en backfisch gâtée. Quand toute la famille est réunie autour de la table le vendredi soir, elle a l'impression de suffoquer. Mais Mame avait raison comme toujours, elle aurait dû prendre le tram, au lieu de marcher là où les larges avenues laissent place aux rues sales, et où les rues deviennent des ruelles encore plus crasseuses. Elle n'est plus seule. Partout, elle entend leurs voix., leurs rires gras, leurs bruits d'animaux. Ils lui crient après dans des langages qu'elle ne comprend pas. Non loin d'elle, quelqu'un appelle à l'aide. Et il y a du sang sur les pavés. Elle court d'arrière-cour en arrière-cour, jusqu'à ce qu'elle ne puisse pas aller plus loin. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'issue. Nahtansen se réfugie dans un petit cabanon en bois au fond d'une cour, avec deux compartiments. Un bras armé d'un long couteau de boucher s'abat sur la porte du compartiment de gauche, et la fait voler en éclat, alors qu'elle se tient dans le compartiment de droite. Un cri horrible déchire l'air et Nathansen rouvre les yeux. Elle comprend que quelqu'un est caché juste à côté. Elle peut voir un regard terrifié à travers une fente entre les lattes. le couteau s'abat une nouvelle fois et traverse la fine planche, la blessant à la main gauche qu'elle avait appuyée dessus. Elle se tient la main en se retenant de faire le moindre bruit. Quelque temps plus tard, un jeune garçon lui tend la main, en lui demandant si elle a besoin d'un coup de main. Il se présente, il s'appelle Ahron. Il l'emmène à l'écart du cabanon, de la porte de gauche complètement défoncée, avec du sang s'écoulant de cet espace. Le récit s'ouvre avec une séquence où un maître spirituel profère des paroles cryptiques évoquant l'inéluctabilité du destin, et une tombe dans les airs. le lecteur ne sait pas trop quoi faire de cette séquence de quatre pages, si ce n'est que le récit s'ouvre sous le signe du mysticisme. La séquence suivante commence avec un repas de famille dans un appartement bourgeois, mettant en avant une jeune femme, moins de trente ans, ayant choisi de vivre dans son propre appartement, de travailler comme secrétaire pour le magistrat de police Kingo, dans le commissariat de la ville. Et voilà qu'elle se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment, manquant de peu de se faire assassiner par un tueur en série qui s'en prend aux prostituées du ghetto de Copenhague. de fait, le récit prend la forme d'un roman policier, une enquête sur cette série de meurtres commis sur des prostituées, avec un étrange élément rituel qui correspond aux Sephiroth de l'arbre de vie de la Cabale. le métier de Nathansen la rend légitime à enquêter, ainsi que sa confession juive, ce qui la rend plus proche de la communauté hébraïque que ne peuvent l'être les inspecteurs et les agents de police. Sa condition féminine l'amène à considérer les victimes comme des êtres humains à part entière, même si elle ressent une forme de répulsion car elles n'appartiennent pas au même monde, à la même classe sociale, et les prostituées ont à l'évidence renoncé à toute valeur morale. Ce récit réalise une reconstitution historique de différentes façons. Tout commence avec le titre : il s'agit d'un mot de yiddish, une langue germanique dans laquelle ont été incorporés des mots de vocabulaire hébreu et slave, parlée par plus de la moitié des Juifs avant la première mondiale. le mot servant de titre signifie : dingue, cinglé, ou comme le dit le grand-père de l'héroïne aliéné, dément. Les personnages d'origine juive font usage de cette langue, l'auteur intégrant de nombreux mots et indiquant en bas page leur signification : Schumes (rumeurs), Tsadik (maître spirituel), Blintzes (blinis, galettes épaisses), Gehakte leber (pâté de foie haché), Bobe (grand-mère), Mame (maman), Pisher (voyous), Patzer (grand béta), Geystig krank (malade mental), Shtum (silence), Shikse (prostituée), Zaide (grand-père),Dibbuk (mauvais esprit), Schnorer (profiteur), Nafka (prostituée), Tsitkes (pitié), Khokhem (intelligent), Bubbleleh (ma chérie), Briderlekh (frère), Khurbm (destruction), Rishes (horreur). Les auteurs mettent en scène les habitants du ghetto de Copenhague : des immigrés juifs provenant de différents pays, ainsi que l'organisation des activités illicites chapeautées par les garçons bouchers, en particulier la prostitution. Ils évoquent les pogroms en Russie, promènent leur héroïne dans une galerie de l'évolution, font mention de la modernité de la morgue de Paris, etc. Cette reconstitution historique se fait également par le biais de la narration visuelle. Christian Højgaard utilise des traits de contour un peu gras, assez souple, avec quelques traits secs pour apporter un peu de dureté en cohérence avec la nature du récit, et des aplats de noir parfois copieux, aux formes irrégulières, pouvant parfois sembler comme des piquants ou des bords déchirés. Il gère le niveau de détails avec une grande habileté, souvent élevé, parfois simplifié lorsque l'action nécessite d'induire une lecture plus rapide. le lecteur prend régulièrement le temps de regarder les robes des dames et leurs bottines, les tenues des habitants du ghetto, les habits plus chics des citoyens bourgeois, en particulier du magistrat, les uniformes des policiers, les robes plus simples et révélatrices des prostituées, les uniformes des prisonnières, les tabliers maculés des garçons bouchers et leurs couvre-chefs, sans oublier leurs grands couteaux. L'artiste se montre tout aussi consciencieux dans la représentation des décors, en particulier l'architecture et les bâtiments de Copenhague, que ce soient les beaux quartiers, ou ceux miséreux du ghetto. le lecteur éprouve la sensation de se promener dans la ville aux côtés de Nathansen. L'héroïne prend vie grâce à ses expressions de visage, son langage corporel, qui lui sont spécifiques. le lecteur voit une jeune femme d'un peu moins de trente ans, capable de tenir tête aux hommes, de faire face aux habitants du ghetto, de sentir le danger et de s'enfuir ou de s'en écarter, d'exprimer toute la gamme des émotions, du dédain à l'effroi, de la terreur à la détermination farouche. Il observe également les réactions de ses interlocuteurs : l'entrain de ses proches de la famille mêlé d'un air un peu comminatoire pour lui faire entendre raison sur le fait de trouver un beau parti, la supériorité élégante du magistrat Kingo vis-à-vis de cette simple secrétaire, le défi farouche des habitants du ghetto qui ne la reconnaissent pas comme une des leurs, la gentillesse savante du professeur Moritz Altschul, la vivacité défiante et inquiète du jeune garçon Ahron, l'agressivité des garçons bouchers, l'air dépravé des prostituées, etc. En même temps, le scénario montre avec différentes scènes qu'aucune de ces personnes n'est d'un seul tenant, et qu'elles présentent d'autres facettes, ne serait-ce que lorsque Nathansen s'intéresse au parcours de vie de chacune des victimes. L'intrigue se déroule comme une véritable enquête dans un polar, c'est-à-dire qu'elle s'avère indissociable du milieu historique et géographique dans lequel elle se déroule, qu'elle amène le personnage principal à croiser, rencontrer des personnes de différents horizons sociaux, à discuter avec eux, du magistrat aux policiers ripoux, des prostituées aux garçons bouches, etc. La situation professionnelle de Nathansen légitime qu'elle soit amenée à enquêter, en l'occurrence sur ordre de son chef, et qu'elle ait accès à des informations confidentielles, le fait de travailler pour un magistrat. Son milieu familial la rend également légitime, à la fois par sa culture juive, et par sa conscience de l'existence de la tradition ésotérique de sa religion, ainsi que la possibilité d'en savoir plus en interrogeant son père. L'enquête progresse alors avec un cheminement plausible qui ne requiert pas beaucoup de suspension consentie d'incrédulité, le lecteur restant ouvert à d'autres possibilités. le scénariste instaure un jeu avec le lecteur : la possibilité que Nathansen soit psychologiquement un peu fragile et impressionnable, l'éventualité d'un élément surnaturel ou ésotérique, ou encore un autre individu peut-être atteint de démence. Il lève le doute à la fin du récit. En filigrane, le lecteur peut voir Nathansen gagner en assurance, épreuve après épreuve, faisant preuve d'une résilience certaine, tout en accusant le coup après un traumatisme, par exemple de s'être trouvée à quelques centimètres d'une femme en train d'être sauvagement poignardée. Le titre de l'ouvrage emploie un mot tiré du yiddish, et le récit tient cette promesse, se déroulant dans le ghetto de Copenhague au début du vingtième siècle, avec une enquête au milieu d'une population d'émigrés juifs. La narration visuelle s'avère très agréable, avec des dessins aux contours assez souples et vivants, et un niveau de précision constituant une solide reconstitution historique. L'enquête progresse de manière organique, sans coup de génie ou de coïncidence trop belle pour être vraie, servant de révélateur à des facettes de cette société-là, et de mise à l'épreuve de l'héroïne qui révèle progressivement sa force de caractère. Un bon polar.

08/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série La Vieille Anglaise et le Continent
La Vieille Anglaise et le Continent

Le continent cétacé - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit de l'adaptation d'un court roman de Jeanne-A Débats de 2008. Elle a été réalisée par Valérie Mangin pour le scénario et par Stefano Martino pour les dessins et les couleurs. Sa première édition date de 2023. Ce tome compte quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine par un cahier documentaire de 6 pages : Mais d'abord qui est Jeanne-A Débats (une interview de la romancière et de la scénariste), La vieille Anglaise une activiste jusqu'au-boutiste ?, Engagement et féminisme, Changer de genre, Et l'adaptation dans tout ça ? Un cachalot dans un énorme bassin de laboratoire : il pense qu'il a bien fait de choisir le corps d'un grand mâle. Être une femelle et subir le rut d'un partenaire de quarante tonne, désolée, mais Ann Kelvin estime qu'elle a passé l'âge. Dans l'eau en plus… Déjà qu'à l'air libre… Accoudés à une passerelle, deux laborantins discutent : le premier demande à l'autre, à quoi pense Moby Dick. Il se fait asperger par l'eau de l'évent du cachalot, déclenchant le rire de sa collègue qui lui rappelle qu'on lui a déjà dit cent fois de ne pas l'appeler comme ça. Ce n'est pas parce que la docteure Kelvin a troqué son corps originel contre celui d'une baleine qu'elle est devenue plus cool. Les portes du bassin s'ouvrent sur l'océan : dans son corps de cachalot, Ann Kelvin s'élance dans l'océan, grisée par les odeurs de sel et d'algues déjà si fortes. Si elle avait su, elle aurait dit oui encore plus vite. Quelques semaines plus tôt, dans le manoir d'Ann Kelvin, Marc Sénac est accueilli par monsieur Batten. Ce dernier le prévient : Lady Kelvin est très affaiblie. Elle ne verra sans doute pas le mois prochain, alors il doit être bref et ne pas lui causer d'émotions inutiles. Paul Le rassure, il ne sera pas long. En parlant des objets qui décorent les pièces, Batten ajoute que la professeure pensait classer tout ça un jour. Elle avait même engagé l'une des étudiantes de cet organisme qu'elle administrait. L'invité doute qu'elle laisserait quelqu'un toucher à ses souvenirs, et il demande si le majordome parler de Fade to blue, l'organisation pour promouvoir les études de biologie marine. Batten répond que non, il parle de LIB, Life is Blue, une organisation écoterroriste ayant fait sauter des baleiniers avec tous leurs marins à bord. Au temps présent, le cachalot nage vers sa destination, en appréciant la lumière et la fraîcheur. Elle doit approcher de l'Atlantique maintenant, les membres de l'équipe avaient raison, elle sait d'instinct où est le sud. Tant pis si cette nouvelle vie n'est qu'un sursis de deux ou trois ans au fond. Même si son hôte aurait pu vivre beaucoup plus longtemps sans son suicide sur cette plage de Normandie… Elle n'a pas ressenti de tels frissons depuis… Tout est si simple, si parfait. Une vraie nuit de commencement du monde. Quelques semaines plus tôt Marc s'est assis pour parler avec Ann Kelvin, allongée dans son lit médicalisé. Elle sait qu'elle va bientôt claquer. Il lui demande pourquoi elle n'envisage par la transmnèse ? Elle répond que la transplantation d'esprit ne tient pas longtemps, et puis il y a le sort des clones utilisés… Une couverture mystérieuse : un cachalot se dirigeant vers les tentacules d'un kraken, et un titre cryptique. Un récit s'inscrivant dans le genre Anticipation avec la transmnèse, cette invention permettant de transplanter un esprit humain dans un autre corps, et également une enquête à suspense sur les actions de deux baleiniers en Antarctique. le lecteur se laisse tout de suite séduire par cette possibilité d'habiter le corps d'un grand cachalot d'une quinzaine de mètres de long et pesant plus de quarante tonnes. Les auteurs tiennent la promesse implicite de pouvoir se projeter dans la vie de ce cétacé, au travers des perceptions de la docteure Ann Kelvin. Tout commence avec la sensation de liberté, le goût du sel, le mouvement des vagues de haute mer, la lumière et la fraîcheur. L'artiste a su trouver un bel équilibre entre une description factuelle et des impressions transmises par le biais de texture encrées sur la peau du cachalot, les reliefs changeant de la surface de l'eau, les ténèbres des profondeurs et les formes se devinant à demi, les rides générées par un sillage, les bulles d'air, quelques coraux, des courants en surface, d'autres en profondeur rendus visibles par une pollution radioactive. L'artiste joue également avec habileté sur les nuances de bleu et de mauve pour donner de la profondeur de champ aux scènes sous-marines, et des teintes plus claires pour l'air expulsé par l'évent ou pour l'écume. Celles-ci abritent différentes formes de vie, que ce soient d'autres cachalots, des orques, des jubartes, des bancs de poisson, des calmars, des méduses, et même un kraken. Le lecteur savoure de pouvoir ainsi faire l'expérience de devenir progressivement un cachalot au fur et à mesure qu'Ann Kelvin s'acclimate à son nouveau corps, et apprend ses capacités. Il bénéficie des observations de celle-ci sur différentes dimensions de sa nouvelle condition : la sensation des courants sur sa peau, celle de la faim, la difficulté d'apprentissage de la langue des cachalots par clics et modulations, les échos renvoyés par son sonar, l'apprentissage de la chasse, le plaisir de jouer dans le labyrinthe d'icebergs formés par la fonte de la calotte glaciaire, le froid, jusqu'à l'étonnante séquence de quatre pages consacrées à la découverte du continent cétacé, des pages enchanteresses. Cette transplantation d'un esprit humain dans un cachalot a été rendue possible par une technologie d'anticipation : la transmnèse. Là aussi, les auteurs tiennent les promesses d'un récit d'anticipation en consacrant quatre pages à l'exposition de cette technique : la cartographie cérébrale, le prélèvement d'une carotte du cortex préfrontal, la culture cellulaire du greffon et le transfert dans une masse grise vierge, ce qu'explique Marc Sénac à Ann Kelvin avant l'opération. Au cours du récit, le lecteur découvre l'historique de la relation entre Ann Kelvin et son ancien élève Marc Sénac, l'engagement de cette docteure comme éco-activiste, son choix que sa conscience soit transplantée dans un cachalot mâle, son indépendance, son sens du sacrifice, ses valeurs éthiques. Il apprend ainsi à connaitre la docteure par ces échanges, et aussi par ses actes. Il découvre différentes facettes de son caractère : la conscience aigüe de l'approche de la fin de sa vie, son esprit combatif, sa curiosité intacte, son militantisme écologique, sa générosité. L'artiste la représente sans fard : une femme âgée, ridée, le corps émacié et usé, avec le regard dur, et des réactions encore vives, par exemple lorsqu'elle fait tomber Marc Sénac. L'artiste donne à voir cette personne, ainsi que les autres êtres humains, chacun avec des postures spécifiques, et un visage expressif. En plus de ses talents de directeur d'acteur, il réalise des mises en scène spécifiques pour chaque séquence, que ce soit pour les immersions dans l'océan à la suite du cachalot, ou pour les actions des êtres humains. Il investit du temps pour représenter chaque environnement : le magnifique manoir de la docteure en vue d'extérieur, ou les pièces intérieures avec leurs souvenirs, la pièce médicalisée, celle dans laquelle Sénac expose les éléments de mission à Kelvin, le magnifique jardin rendu verdoyant grâce à la mise en couleurs entre figuratif et expressionisme, le laboratoire avec son énorme bassin, les baleiniers, etc. À plusieurs reprises, le lecteur ralentit pour apprécier une scène mémorable : la déambulation dans le jardin avec le drone qui suit les promeneurs, le déplacement du corps de trois cachalots depuis Étretat, la réunion en visioconférence avec le conseil d'administration de Seven Seas, l'inattendu continent cétacé, la séquence de plongée sous-marine pour enquêter sur ce que les baleiniers jettent à la mer, etc. Fidèle à ses convictions, la transmnèse d'Ann Kelvin ne relève pas d'un caprice pour allonger sa vie de quelques années, mais d'un nouvel engagement pour lutter contre la chasse illégale à la baleine. La fondation Seven Seas finance cette action qui implique l'utilisation d'un virus transmissible aux humains consommant de la chair de baleines, une autre dimension d'anticipation du récit. Or cette mission met à jour d'autres exactions. Il en découle une enquête menée sur deux fronts : celui d'Ann Kelvin alors qu'elle assimile progressivement les capacités du cachalot, et celui de Marc Sénac qui doit convaincre le conseil d'administration de la fondation de prendre une part active dans ladite enquête. Les découvertes successives relèvent d'un regard adulte sur la société et sur l'être humain, que ce soit l'inéluctabilité du mésusage des avancées technologiques ou l'origine des financements qui ne relève jamais de l'altruisme. Plonger dans les océans, les parcourir et les découvrir en tant que cachalot : une invitation qui ne se refuse pas, et la mise en images de cette aventure immerge réellement le lecteur. Celui-ci apprend à connaître la vieille Anglaise mentionnée dans le titre, à travers ses engagements, ses convictions et sa générosité, au fil d'une mission écologique préventive, tournant à l'enquête et à une action directe. Captivant.

08/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Neurocomix
Neurocomix

Une sorte de symphonie dont le rythme permet au cerveau de lire le signal de neurones individuels - Ce tome correspond à une présentation du fonctionnement du cerveau d'un point de vue scientifique, ne nécessitant pas de connaissances préalables. Son édition originale date de 2013 pour la version originale. Il a été réalisé par Matteo Farinella, détenteur d'un doctorat en neurosciences, pour le scénario et les dessins, et par Hana Roš, docteur en neurosciences, pour le scénario. Il comprend cent-trente-deux pages de bande dessinée, en noir & blanc. Il se termine avec des notes : huit pages de bandes dessinées supplémentaires présentant succinctement les découvertes de Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), Charles Scott Sherrington (1857-1952), Sir Bernard Katz (1911-2003), Alan Hodgkin (1914-1998) & Andrew Huxley (1917-2012), Eric Kandel (1929-), William Beecher Scoville (1906-1984), Brenda Miller (1918-). Enfin se trouve une page de lectures conseillées, des ouvrages de Larry Squire & Eric Kandel, Karine & Lionel Naccache, Alfred David, Alain Lieury, Jean-Pol Tassin, Matthew Cobb. Un homme seul marche dans un paysage de campagne, avec deux petits arbres dénudés dans le lointain, et des nuages moutonnant dans le ciel. Il regarde autour de lui, curieux de ce qui peut se trouver là. Il avise une jeune femme en jupe et corsage en train de lire un livre, assise devant une petite table ronde de jardin, avec une tasse de café posée dessus. Il la trouve séduisante et s'apprête à lui adresser la parole. Elle se retourne et le regarde en enlevant son chapeau : il commence à flotter dans les airs et il se retrouve comme collé sur l'un des pages du livre. Il est lu et aspiré à l'intérieur du cerveau d'un lecteur. Il reprend conscience dans un paysage avec deux nombreux arbres nus, et un ciel noir. Il trouve que cela ressemble à une forêt épaisse. Il commence à avancer sur le chemin, en se disant qu'il doit trouver un moyen de sortir d'ici. Morphologie. Au milieu de cette forêt d'arbres dénudés, il aperçoit une silhouette : un homme en blouse en train de dessiner un arbre sur son carnet. L'homme s'adresse au scientifique lui demandant s'il a vu passer une jeune femme, et lui disant qu'il doit la retrouver : Y a-t-il un chemin pour sortir de cette forêt ? L'homme lui répond : il n'y a aucun moyen de sortir d'ici, il est à l'intérieur du cerveau, le centre de sa propre existence, ce ne sont pas des arbres, ce sont des neurones, les cellules finement ramifiées qui constituent le système nerveux. L'homme se présente : Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), neurobiologiste, lauréat du prix Nobel. Il continue : Tout commence et s'achève avec les neurones, depuis les récepteurs sensoriels jusqu'aux nerfs qui contrôlent les muscles. Toutes les sensations, les souvenirs ou les rêves sont transcrits dans ces cellules. Dans cette forêt qui est celle de son interlocuteur réside le secret de l'esprit humain. Cajal a passé sa vie à observer ces neurones, essayant de résoudre ce grand mystère. Hélas, les scientifiques n'ont pas encore découvert toute la vérité. Un voyage fantastique dans le cerveau : le lecteur souhaite savoir comment il peut situer le niveau scientifique de l'ouvrage, vulgarisation par des journalistes généralistes, ou par des scientifiques spécialisés. La présentation des auteurs sur le rabat de la première de couverture permet de savoir : deux docteurs en neurosciences britanniques. Outre la courte présentation des découvertes de huit scientifiques, le déroulé de l'histoire évoque également Camillo Golgi (1843-1926), Hans Berger (1873-1941), Ivan Pavlov (1849-1936), et le cas du patient HM (Henry Gustav Molaison, 1926-2008, souffrant d'épilepsie depuis l'âge de 10 ans, puis d'une amnésie à la suite d'une opération à 27 ans). Les auteurs présentent ainsi la notion de neurones (dendrites, soma, axone) formant un réticulum, les différentes formes de neurone, les synapses, les neurotransmetteurs et les vésicules, les signaux électriques neuronaux grâce aux pompes ioniques, le fait que les connexions entre neurones évoluent en fonction de l'expérience, l'existence, la propagation et la fonction des ondes cérébrales. le lecteur lit chaque partie en se rendant compte qu'elles sont assez denses en informations, tout en se lisant avec une facilité trompeuse. Cette impression de simplicité provient également de la narration visuelle. L'artiste met en oeuvre une esthétique réaliste et descriptive, avec un degré de simplification dans les représentations. Avec la première page, le lecteur voit un homme à la tête légèrement trop grosse par rapport à son corps, des nuages dessinés de manière enfantines, un terrain naturel sans consistance tout juste délimité par un trait vallonné pour marquer la différence entre la terre et le ciel. Les boutons de la chemise ne sont pas représentés. Dans les pages suivantes, la dame est un peu plus réaliste, cependant les expressions de visage sont surjouées. le tout dégage une forme de naïveté, en décalage avec la complexité du sujet, laissant supposer que le discours ne s'adressera pas forcément à des adultes. La représentation des arbres dans la forêt renforce cette impression : des silhouettes blanches sur fond noir, des troncs très allongés sans aucune texture, des branchages plus évocateurs que naturalistes. Il en va ainsi de chaque élément de décor qu'il soit naturel, ou construit de la main de l'homme (un sous-marin, un ordinateur des années 1960, la cage à taille humaine pour le chien de Pavlov, un château de conte). Pour autant, les dessins viennent montrer aussi bien les différentes étapes du voyage du personnage principal et les péripéties correspondantes, qu'illustrer les concepts scientifiques comme les neurones ou les canons ioniques. En page cent-trente-quatre, le monsieur a retrouvé la jeune femme et celle-ci lui fait observer que leur existence est le fruit du cerveau du lecteur, l'image montrant un être humain en train de lire [[ASIN:2756009695 L'art invisible]] (1993) de Scott McCloud, attestant de la culture des auteurs en matière des bandes dessinées. le lecteur peut aussi voir l'influence d'un bédéiste comme Chester Brown dans les choix graphiques de traits de contour simples, de dessins épurés, et d'une forme de focalisation sur l'étrangeté de l'individu en déformant légèrement les proportions anatomiques. En prenant un peu de recul, il se rend compte que les auteurs savent utiliser les spécificités de ce mode d'expression pour produire des effets sophistiqués. Dès le prologue, le personnage principal se retrouve sur une page de livre (ou de bande dessinée), une mise en abîme de l'acte de lecture, et une façon de briser indirectement le quatrième mur en mettant au premier plan le fait qu'il s'agit d'un ouvrage imprimé. Ils utilisent les rapprochements visuels entre une forêt et le réticulum des cellules nerveuses, tout en n'hésitant pas à s'inscrire dans un registre humoristique et tout public pour la représentation des différentes formes de neurones. Ils mettent à profit la possibilité de faire des schémas qu'ils soient descriptifs comme pour l'axone du neurone pré-synaptique possédant une terminaison synaptique qui contient des vésicules remplies de molécules de neurotransmetteurs, ou qu'ils soient des schémas de principe pour la production d'un courant se diffusant à travers la membrane d'un neurone. Ils s'amusent avec un chien anthropoïde, comme ils représentent fidèlement un calmar ou une aplysie, en évoquant le tableau le cri (1893-1917) de Edvard Munch (1863-1944), ou en donnant une forme humaine aux neurotransmetteurs (avec un parachute et une clé). Aussi, malgré une apparence de naïveté initiale dans la narration visuelle, le lecteur se rend compte que l'exposé repose sur de solides bases. La forme de la promenade dans différents niveaux du cerveau donne lieu à des rencontres avec des neuroscientifiques ou des précurseurs : une narration en mouvement, une balade de découverte, parsemée de péripéties. le langage reste également à un niveau assez simple, le lecteur pouvant parfois trouver une tournure de phrase un peu naïve ou maladroite, l'attribuant à une traduction trop littérale. Outre le prologue et l'épilogue, l'aventure se compose de cinq chapitres intitulés : Morphologie (pour la description du neurone), Pharmacologie (pour les neurotransmetteurs), Électrophysiologie (pour les impulsions électriques au niveau du neurone), Plasticité (pour l'évolution de l'utilisation des neurones en fonction des sollicitations et de l'expérience), Synchronisme (pour la manière dont les neurones fonctionnent ensemble, alors qu'il n'y a pas de contrôle centralisé). le lecteur a parfois l'impression que les explications sont un peu simples, voire expéditives, ce qui est contingent de la pagination assez faible, et de la démarche de vulgarisation. À d'autres moments, une question ou une remarque vient ouvrir la réflexion sur un horizon vertigineux : l'utilisation de produits psychotropes pour agir sur le fonctionnement du cerveau (avec l'utilisation du mot Drogue en traduction trop littérale de Drugs) comme les antagonistes, les agonistes ou les neuromodulateurs, le questionnement sur la nature de la conscience c'est-à-dire le problème du dualisme (L'esprit est-il différent du cerveau ? Ou l'esprit n'est-il que le produit du cerveau ?). le lecteur ressent alors que le savoir scientifique des auteurs va bien au-delà des éléments basiques qu'ils exposent. Il garde également à l'esprit que l'ouvrage date de 2013, et que les neurosciences ont progressé depuis. Il n'est pas toujours évident de pouvoir situer un ouvrage de vulgarisation avant de l'avoir lu. de prime abord, celui-ci n'inspire pas forcément conscience : des illustrations un peu naïves, des pages peu chargées en texte, des images parfois comiques plus ou moins volontairement. Pour autant à la lecture, il apparaît une présentation solide, bien construite, documentée, avec une narration visuelle utilisant à bon escient les spécificités de la bande dessinée, dans toute sa diversité. le lecteur en ressort avec une idée claire sur les différentes étapes dans le développement des neurosciences et sur les différents modes de fonctionnement du cerveau. Enrichissant.

08/04/2024 (modifier)
Couverture de la série Amorostasia
Amorostasia

Une chouette série, assez originale, qui allie une intrigue intéressante, des personnages captivants, et des questionnements eux aussi pleins d’intérêt. Une épidémie sévit – à Paris d’abord, puis en France et enfin dans le monde entier – qui fait que quiconque est amoureux d’une personne (qu’elle l’ait en face d’elle ou qu’elle admire sa photo) se retrouve figée (souvent ce sont des couples qui sont victimes de ce « coup de foudre »). S’ensuit une panique généralisée, et des réactions qui font écho à quelques débats plus ou moins lointains (autour du covid par exemple). Seules les femmes semblent accusées d‘être responsables, et dès que l’une d’elle a vu son « amoureux » se figer, elle doit porter un brassard stigmatisant avec un cœur. A l’inverse, lorsque la personne aimée (conjoint, amant) ne se fige pas en votre présence, des doutes empoisonnent immédiatement les relations. Au milieu d’une intrigue qui vire parfois au thriller et à la politique fiction, Bonin interroge aussi sur ce qu’est l’amour, ce qui le différencie de l’amitié. Sur l’identité de genre et sur l’égalité homme/femme, etc. Quelques petits bémols toutefois m’ont fait hésiter à mettre les quatre étoiles (note réelle 3,5/5). D’abord le dessin de Bonin, avec son style caractéristique que j’aime bien, ses visages un peu taillés à la serpe. Comme d’habitude il est fluide et agréable. Mais j’ai été déçu qu’il n’utilise que le Noir et Blanc, alors que les couleurs dont il use d’habitude (vert, orange) m’auraient davantage convenu je pense. Ensuite, j’ai trouvé le troisième album un chouia en deçà des autres, et plus généralement de l’intrigue en générale. En effet, il y a un peu trop de manichéisme, de caricature dans les personnages (de la mondaine modiste au chef de l’extrême droite, en passant même par la métamorphose de Kiran). J’ai par contre plutôt aimé la fin, à la fois ouverte et poétique, concernant Olga. Mais bon, ça reste un triptyque bien mené, une lecture plaisante et recommandée.

08/04/2024 (modifier)
Couverture de la série Le Jour où on a inventé les noms de famille
Le Jour où on a inventé les noms de famille

Vers l'an 1100,après une longue période de paix et de prospérité la population a plus que doublé au royaume de France. Les Pierre, Paul ou Jacques sont si nombreux que les autorités demande d'y adjoindre un patronyme. À partir de cette base historique Annaïg Plassard et Mélanie Allag nous concoctent un gentil récit sur ce thème original de la naissance du nom propre. Sous forme d'un conte animalier anthropomorphe le jeune Frédouille, souffre-douleur du village, va affronter un moment historique qui doit marquer sa famille pour des siècles. Le récit est joliment construit autour de ce thème original qui semble aller de soi, aujpurd'hui, mais qui est pourtant si fondamental. Le nom que l'on se transmet de génération en génération peut être marqueur social ou historique porteur de honte ou de gloire. Les auteures destinent leur récit à un jeune lectorat mais un adulte peut y trouver beaucoup de plaisir. Le graphisme est attrayant avec une superbe mise en couleur bien chatoyante. Les décors et les expressions sont bien travaillées pour fournir une ambiance moyenâgeuse apaisée. L'objectif de faire réfléchir à son identité passée ou présente me semble atteint avec brio. Il faut souligner l'adjonction d'un dossier piloter par le généalogiste Jean-Louis Beaucarnot qui donne un bel éclairage historique sur la fiction des auteures. Ce dossier de sept pages est extrêmement bien réalisé. Il est d'une lecture simple et attrayante rempli d'anecdotes riches en informations sur la langue et les coutumes. Cette partie est à partager avec son enfant si celui-ci est encore trop jeune. Vous y découvrirez si votre nom est rare ou commun et cela ouvrira peut être des vocations pour la généalogie. Une lecture très plaisante pour une belle et intelligente réussite.

08/04/2024 (modifier)
Couverture de la série Vies volées (Matz)
Vies volées (Matz)

J'ai beaucoup aimé cette série de Matz qui fait devoir de mémoire sur une partie sombre de l'histoire argentine. Le vol de bébés par des systèmes politiques criminels ou malveillants n'est pas le propre de l' Argentine. Mais à ma connaissance l'Argentine est l'un des rares pays à l'avoir rendu public tout en essayant de rendre une certaine justice aux enfants victimes. Comme le souligne Ro on devine très vite où les auteurs veulent nous conduire et il n'y a pas grande surprise à l'annonce des résultats ADN. C'est la seconde partie de l'histoire que j'ai le plus apprécié. Il s'agit alors de reconstruction autour d'un champs de ruines psychologiques. Les auteurs proposent plusieurs voies qui balaient un large spectre du plus souriant au plus dramatique. Le final très dramatique donne de la cohérence à la psychologie des personnages en soulignant que la vérité aussi difficile soit elle est préférable au vide qui empêche le deuil et le nouveau départ. Une fine analyse des auteurs qui rend l'ensemble du récit très touchant. Je fais une remarque sur la place du foot dans le récit. Ces familles de moyenne bourgeoisie sont toutes supportrice de River Plate dont l'origine du nom est évidemment le rio de Plata. Cela souligne le tragique et l'absurdité de la situation comme le fut la coupe du monde 78 où le général Videla exultait à la face du monde après la victoire de son équipe. Le graphisme est très séduisant avec une belle ambiance d'un Buenos Aires moderne et bourgeois. Une lecture touchante pour une série bien construite autour d'une thématique difficile traitée avec beaucoup de doigté.

07/04/2024 (modifier)