Les derniers avis (36294 avis)

Par gruizzli
Note: 4/5
Couverture de la série Le Songe de Siwel
Le Songe de Siwel

Je n'avais pas relu cette BD depuis longtemps et à la relecture je trouve que ça marche franchement bien comme idée. De base, c'est une plongée dans un enfer de Dante revisité et surtout un hommage à plusieurs œuvres que le duo semble apprécier. Et pourtant je trouve qu'entre l'hommage, l'utilisation et le récit en lui-même, l'équilibre est là. La BD est émaillé de petits jeux de mots, souvent bien trouvés, de réemplois de situations ou de personnages qu'on reconnaitra aisément si les références sont connues, mais aussi de petites trouvailles intéressantes plus méta sur la BD (comme la question de sortir de la planche). C'est une histoire qui joue sur les codes pour nous présenter un univers certes foutraque au premier abord mais qui comporte son lot de jolies trouvailles. La clé de lecture de l'ensemble, donnée à la fin de la BD ajoute une couche supplémentaire et je trouve personnellement que ça marche plutôt bien. Le dessin de Enfin libre a un aspect curieux mais qui marche bien, renforcé par une peinture à l'aquarelle dont les tons changent à chaque passages dans un autre endroit. Globalement c'est efficace visuellement. J'avais un bon souvenir de ma lecture, à la relecture je trouve que ça fonctionne toujours aussi bien. Lecture recommandée !

30/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Murmure
Murmure

Vie intérieure - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en feuilleton dans un journal indépendant "La dolce vita". Les différents chapitres ont été regroupés en album en 1989. le scénario est de Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani), et les dessins de Lorenzo Mattotti. Il s'agit d'un récit de 42 pages de bandes dessinées. Il a été réédité dans "Feux / Murmure". Quelque part sur une grande plaine herbeuse battue par les vents, Murmure se réveille et voit 2 silhouettes au dessus de lui, 2 personnages à la peau bleue et aux formes bizarres qui s'appellent Hanz et Fritz. Ce sont eux qui lui donnent le nom de Murmure à cause de la manière dont il s'exprime. Son visage présente une grande trace rouge, comme une brûlure. Hanz et Fritz se mettent à courir pour aller plus vite qu'un pétrolier qui navigue au loin. Ils croisent le sinistre pêcheur noir qui s'exprime dans un sabir évoquant un mélange de français, de latin et d'allemand. C'est un pêcheur de poissons-cerfs. La nuit arrive, Murmure et ses 2 compagnons se mettent à jouer aux cartes, en utilisant comme mise, les bandes dessinées d'une vieille collection. Dans une interview, Lorenzo Mattotti a précisé le mode conception de l'histoire, ainsi que les intentions des auteurs. Il indique : "J'ai dessiné la nature et placé dans le décor deux petits personnages de gomme. [...] Il s'agit d'un récit découpé en courts chapitres comme autant de rêves. [...] Nous ne savions pas vraiment où nous allions. [...] Il n'était pas question de composer une histoire classique. Chaque fois que la piste d'une aventure se précisait, il nous fallait bifurquer pour aller nulle part. [...] le personnage ne trouve rien, si ce n'est le vide, la solitude, l'attente. C'est un départ permanent." Ainsi prévenu le lecteur sait qu'il s'agit d'une lecture exigeante, dans laquelle il devra s'investir pour interpréter ce qui lui est montré. "Murmure" a été réalisé après "Feux", en intégrant d'autres expériences professionnelles réalisées par Mattotti dans l'entredeux, en particulier des dessins de mode. Effectivement au départ, le lecteur nage dans l'expectative. Murmure s'éveille auprès de diablotins dont il est impossible de connaître la nature, il n'a pas idée de comment il est arrivé là et il n'est pas soumis aux contingences matérielles, si ce n'est le sommeil. En termes d'intrigue, le lecteur est amené à suivre Murmure du début jusqu'à la fin, dans ses déambulations et découvertes, ainsi que dans ses souvenirs très partiels et ses réflexions. Il y a bien une forme clôture au récit. Néanmoins de nombreux événements relèvent du surnaturel ou de la fantasmagorie, comme une image dans un miroir déformant fortement la réalité, ou participant de l'inconscient du personnage. En suivant les pistes données par Mattotti dans son interview, le lecteur peut dans un premier temps se concentrer sur les images, non pas comme une suite participant à une narration, mais pour leur valeur unitaire, détachée du récit. Page après page, le lecteur contemple des visions enchanteresses, oniriques ou sourdement inquiétantes, où la couleur est très présente, mais moins que dans "Feux". Quelques exemples : l'herbe en train d'ondoyer sous le vent en page 1, vu de dos et de loin Murmure se tenant la tête entre les mains en contemplant l'avancée de noirs nuages en page 2, les traits exagérés du visage de Safran en page 3, etc. Certaines images sont plus fortes que d'autres : les poissons-cerfs dans la mer, l'hôtel dans la lumière rougeoyante du soleil couchant, le soleil noir sur la façade de l'hôtel, sous le lierre, etc. Comme dans "Feux", Mattotti réalise plusieurs cases s'apparentant à des œuvres d'art abstraites (ne prenant leur sens que dans le contexte des autres cases), ainsi la forme des nuages contre le ciel, une giclée de blanc sur une surface rouge, une coulée de rouge sur fond noir, etc. Une autre manière d'aborder cet ouvrage est de l'aborder en suivant les conseils de l'auteur : lire un chapitre à la fois, comme autant de voyages différents, sans trop se préoccuper de l'itinéraire complet. Chapitre 1 - le lecteur reste indécis devant le sens des éléments symboliques. Un pétrolier : l'image d'un long voyage maritime, mais il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément. Cette impression que le récit est sous le signe de l'utile est confortée par l'image des 2 diablotins qui s'apparentent plutôt à l'insouciance de la jeunesse. Cette lecture opposant monde adulte et vestiges de l'enfance est confortée par Mattotti qui envisage cette œuvre comme son adieu à l'adolescence. Par contre, le symbole qui se cache dans les poissons dotés de bois de cerf reste impénétrable au regard des autres éléments de ce chapitre (et des suivants). Dans le chapitre 2, Murmure pénètre dans une bâtisse évoquant aussi bien une forteresse qu'un foyer, et il fait face à la figure du père, puis à la figure de la mère. Là encore, la mise en situation évoque la position de l'enfance, observer son père avec crainte sans bien comprendre ses activités, éprouver le réconfort prodigué par la mère. Chapitre 3, Murmure est à nouveau confronté aux activités de l'inquiétante figure paternelle, sans réussir à établir un début de communication. Il est possible d'y voir l'opposition adolescente systématique et bornée. Chapitre 4 - Il s'agit certainement du plus poignant car Murmure observe sa mère avec déjà une forme de détachement, en constatant que "elle mettait de l'ordre dans la cuisine comme seule une maman sait le faire". En fin de ce chapitre, il constate que "Il faut avoir couvert une certaine distance pour pouvoir se retourner sans se bercer de l'illusion que l'on peut encore revenir en arrière". Chapitres 5 & 6 : une forme de réalité reprend ses droits. le lecteur découvre des explications prosaïques sur la situation de Murmure, les marques sur son visage, le rôle de sa mère. Mais aussi, Mattotti réalise les pages les plus abstraites et les plus conceptuelles dans ces chapitres. le lecteur de "Feux" pourra retrouver la flamboyance des couleurs, les formes abstraites, et la prise directe avec les éléments primordiaux de la nature (lave, vent, mer, terre). Avec cette histoire, Lorenzo Mattotti ne refait pas "Feux", ne lui donne pas une suite. Par contre, il continue de construire sur la profession de foi que constitue "Feux", quant à l'importance prioritaire de la couleur dans sa façon d'aborder la bande dessinée. Il est possible de parler d'intrigue au travers de ces 6 chapitres, l'évolution progressive d'un personnage au travers d'épreuves de nature psychologique et même psychanalytique. Il est aussi possible d'isoler chaque chapitre comme autant d'unités, évoquant la vie intérieure du personnage, à chaque fois un état d'esprit différent aboutissant à une appréhension du monde différente, à des significations différentes, dont certaines indéchiffrables (les poissons-cerfs, l'avion). Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une aventure de lecture peu commune, enchanteresse, vaguement inquiétante, une redécouverte du monde qui nous entoure au travers de cet individu esseulé, rebelle et fragile.

30/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Lettres d'un temps éloigné
Lettres d'un temps éloigné

Ressentir - Ce tome comprend 4 histoires indépendantes, toutes illustrées par Lorenzo Mattotti. Il est initialement paru en 2005. - Après le déluge (scénario de Mattoti et Giandelli, textes de Giandelli, 24 pages) - Une femme doit prendre l'avion, mais la piste d'envol est envahi de crabes rouges. Elle patiente en réfléchissant à l'opération qu'elle doit subir à son retour. le vol est reporté au lendemain, elle sympathise avec un monsieur ayant acheté le même souvenir qu'elle pour offrir à sa femme. Mattotti et Giandelli ont construit un récit intimiste, le lecteur ayant accès aux pensées intérieures de cette femme qui s'inquiète de son opération des ovaires, qui s'interroge sur sa relation avec son mari, et qui essaye de s'isoler du reste des passagers. Il apparaît qu'elle se trouve dans un état d'esprit entre mélancolie et déprime, appréhendant les retrouvailles avec son compagnon, affectée par la misère du monde telle qu'elle transparaît dans les journaux, éprouvant la sensation de bruits lointains évocateurs d'un monde baignant dans la haine et la destruction. Son flux de pensée est rendu de manière très écrite, dans des paragraphes savamment composés et concis, à l'opposé d'une suite de bribes de phrases à demi-formulées. Sans l'alourdir, elles imposent un rythme posé à la lecture. le lecteur peut ainsi saisir les nuances de l'état d'esprit de cette femme. Il a également accès à ses sensations par le biais des images. La page d'ouverture est saisissante avec cette marée de crabes rouges, à l'apparence très étrangère à l'humanité, et à la couleur plus chaude que criarde. Pourtant le lecteur constate qu'ils peuvent agir comme une métaphore de la maladie nécessitant une opération clinique, image un peu brutale mais aussi rassurante car ils s'en vont aussi complètement qu'ils sont apparus soudainement. Mattotti n'a rien perdu de sa capacité à créer des images mémorables et singulières, don qui avait mis en émoi le monde de la bande dessinée avec la parution de Feux en 1984. Il a recours aux techniques de l’expressionnisme en déformant la réalité pour la représenter avec la subjectivité du personnage. Son état d'esprit apparaît alors de manière visuelle, permettant au lecteur de ressentir ses émotions. Mattotti a assimilé ces techniques, les a fait sienne, en les agrémentant d'un usage très personnel de la couleur. Dans quelques cases, il n'hésite pas à déformer les représentations jusqu'à aboutir à une composition abstraite. Seule sa juxtaposition avec les autres cases dans une séquence permet au lecteur de faire le lien avec l'objet ou le lieu représenté. Il y a là un usage spécifique de la bande dessinée qui permet à l'auteur de jouer sur les 2 tableaux : une composition à la fois abstraite, et à la fois figurative grâce au contexte dans lequel elle est placée. Grâce à cette maestria picturale, le lecteur ressent l'évolution de l'état d'esprit de cette femme initialement désemparée et déprimée, souhaitant se mettre à l'écart du monde pour s'en protéger. À l'opposé d'un exposé psychologique théorique sur les 5 étapes du changement, il partage ce processus affectif, en totale empathie avec cette femme. Avec cette nouvelle, Mattotti et Giandelli font ressentir au lecteur l'intimité de la charge émotionnelle qui pèse sur une femme inquiète, dont le moral subit l'impact d'une difficulté médicale, ce qui colore sa vision de son environnement. Ils montrent avec une grande sensibilité et une grande habilité l'évolution de son état d'esprit au cours de ces heures passées à l'aéroport dans l'attente de la reprise du trafic aérien, du retour au quotidien normal. - Portrait de l'amour (scénario de Mattoti et Ambrosi, textes d'Ambrosi, 2 pages) - Un artiste peintre prend conscience qu'il n'aime plus sa femme. Franchement, une histoire de rupture racontée en 2 pages, à raison de 4 cases par page, ça ne mène pas loin. Ça tient plus du résumé expéditif que de la narration. L'avantage, c'est que ça se relit rapidement. En outre, il est difficile de croire que Mattotti ait eu besoin de l'aide d'Ambrosi pour écrire une phrase aussi stupide que "En se déshabillant, il essaya de perdre ses pensées dans son pull". Pourtant, ces 8 cases racontent beaucoup plus de choses qu'il n'y paraît. Mattotti et Ambrosi manient le sous-entendu avec une maîtrise impressionnante, leur permettant de s'appuyer sur des éléments implicites apportés par le lecteur. Ce dernier imagine sans peine les grands de traits de la relation entretenue par l'artiste et son modèle. Les quelques phrases suffisent à comprendre à quel stade est arrivée leur relation. Les 8 images dessinées et mises en couleurs par Mattotti expriment beaucoup de choses de la relation entre ce peintre et la femme qu'il aime, qui lui sert de modèle. le lecteur voit cette femme par les yeux de l'artiste. En contemplant les images, le lecteur associe l'évolution de leur relation au regard que l'artiste porte sur sa compagne, en quoi l'interprétation artistique qu'il en fait en la peignant transforme la vision qu'il en a. En 4 pages, 8 cases et 20 phrases, les auteurs ont exposé la transformation qui accompagne le processus de création artistique, l'interprétation qu'il constitue. Ils ont donné à voir et à comprendre au lecteur l'évolution du regard que l'artiste porte sur sa compagne, et la transformation qui en découle. À nouveau les images crées par Mattotti amalgament des composantes descriptives et expressionnistes pour générer des sensations ineffables et singulières. Finalement ces 2 pages sont une leçon de concision et d'expressivité, ainsi qu'une belle analyse de l'évolution du sentiment amoureux, s'appuyant sur la nature du processus créatif. - Loin très loin (scénario et textes de Mattoti, 4 pages) - Un étrange paquet passe entre les mains de 4 individus pour lesquels l'expression "Loin, très loin" prend un sens aussi personnel que différent. Chaque page se compose d'une illustration pleine page, et d'une ou deux courtes phrases en dessous. À nouveau Lorenzo Mattotti change de format pour mieux transcrire les émotions associées à sa nouvelle. Il est possible de ne lire que les phrases en bas de page, et d'avoir une idée assez juste du thème : des individus qui souhaitent être ailleurs, Mattotti effectuant une variation sur leurs mobiles qui différent. Chaque personnage porte dans ses mains le même objet, métaphore visuelle de ce désir d'ailleurs. le lecteur prend alors le temps de s'immerger dans l'impression que dégage chacune de ces 4 images singulières, de constater en quoi elles transcrivent l'état d'esprit de l'individu, ce qu'elles racontent par elles mêmes, en quoi les 2 phrases apportent un éclairage sur la situation, comment une même couleur met en relation 2 surfaces sans autre lien. Après ce bref moment de communion d'un état d'esprit avec ces 4 personnages, le lecteur constate avec surprise que Mattotti a à nouveau réussi à raconter une histoire, sur le désir d'un ailleurs, au travers d'une forme des plus singulières. - Lettres d'un temps éloigné (scénario de Mattotti, textes d'Ambrosi et Mattotti, 21 pages) - À bord d'un train futuriste, Ambra, une descendante d'un artiste fictif (Lucio Mazzotti), lui écrit une lettre pour lui décrire son présent, ce futur dans lequel il est mort. Avec cette histoire, le lecteur retrouve un format plus traditionnel : un personnage central, un récit linéaire reposant sur le voyage, les déplacements en train. Ambra s'adresse à son aïeul en voyageant à bord d'un train, en apportant les bandes dessinées qu'il a réalisées à sa tante. Mattotti et Ambrosi s'amusent à anticiper quelques avancées technologiques, essentiellement liées à des modes de reproduction de sensation, élargissant les possibilités pédagogiques et de stimulation des sens. Il s'agit plus d'une épure d'anticipation que d'un exercice de prédiction à court terme. Guidé par les images et le monologue intérieur de la narratrice, le lecteur effectue lui aussi ce voyage découvrant les paysages par les images, ainsi qu'une partie de ces lectures générées par ces nouvelles technologies. Les images peuvent être descriptives (le port où accoste le bateau d'Ambra), ou abstraites. Ainsi page 49, le lecteur contemple une composition géométrique, dans la dernière case en bas à droite. Il s'agit d'un trapèze orangé en milieu de case, bordé d'une bande rouge, puis de bandes entre gris et violet. Cette composition abstraite ne prend son sens que dans le cadre de la narration, par rapport aux images précédentes. Il s'agit de la trace du train vu de dessus, à grande vitesse, l'impression qu'il laisse sur la rétine. Ce petit décalage dans un futur proche mais étranger produit un effet de distanciation chez le lecteur qui ressent le voyage plus comme un concept ou une abstraction, les réflexions d'Ambra comme une remise en question de modes de communication qui n'ont rien d'immuable. En l'observant, le lecteur s'interroge sur ses motivations, ce qui éveille sa curiosité, ce qui fait l'intérêt de ce mode de vie nomade, sur la nature des relations qu'elle peut entretenir avec d'autres êtres humains. Ambra ne semble pas avoir de préoccupations d'ordre matériel (souci financier ou logistique). le lecteur se laisse alors porter par les images, retrouvant les sensations ou l'état d'esprit que génère un voyage en train, le paysage à la fois différent, bien présent, mais aussi évanescent, disparaissant au rythme de la progression du train, la rencontre avec un parent proche le temps de quelques heures, entre 2 trains. Mattotti et Ambrosi s'amusent le temps d'une page à réaliser un facsimilé d'une bande dessinée de Lucio Mazzotti, très inspirée par Flash Gordon, semblant vouloir établir à quel point la bande dessinée a évolué, celles de Mattotti se situant plusieurs barreaux au dessus dans l'échelle de l'évolution de ce média. Ils génèrent ainsi un parallèle avec ce monde futuriste où les êtres humains ont des préoccupations plus élevées que celles de notre époque, tout en conservant les caractéristiques intangibles de la condition humaine.

30/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Airboy
Airboy

Crise de la cinquantaine - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il contient les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2015, écrits par James Robinson, dessinés et encrés par Greg Hinkle, avec une mise en couleurs réalisée par Hinkle lui-même. Ce tome commence par un texte d'introduction d'une page rédigé par James Robinson et expliquant le contexte de la genèse de cette histoire, ainsi qu'une partie de ses intentions. James Robinson est dans le plus simple appareil en train de téléphoner à Eric Stephenson (l'éditeur d'Image Comics), concernant un projet de comics. Stephenson lui suggère d'écrire une histoire sur un vieux personnage tombé dans le domaine public : Airboy (David Nelson II). À contre coeur, Robinson accepte. Il sort descendre quelques verres le soir, dans un bar, mais aucune idée ne lui vient à l'esprit et son carnet de note reste vierge de toute idée, de toute note. le lendemain, il s'excuse auprès de Jann, sa femme, d'avoir été bruyant en rentrant. Puis il va chercher Greg Hinkle (le dessinateur) qui lui a été assigné, à l'aéroport. Il le ramène à San Francisco où il a pris une chambre pour 2, afin de ne pas gêner Jann et que celle-ci ne grippe pas le processus créatif. Pour essayer de relancer le processus créatif (après une après-midi stérile passée dans la chambre d'hôtel), James Robinson emmène Greg Hinkle boire quelques verres dans un rade. Puis il va s'approvisionner en coke auprès d'une connaissance, et enchaîne avec quelques tequilas dans un autre bar, et un ou deux rails dans les toilettes. Ils continuent avec un peu d'ecstasy, et finissent tous les deux dans la chambre d'une dame plantureuse (aux tétons piercés) et peu farouche. Après cette nuit de débauche, ils ont tous les deux la même vision : l'apparition d'un jeune homme portant un pantalon de cavalier, des bottes de cuir, une tunique rouge et des gants jaunes. C'est Airboy. James Robinson est un scénariste réputé dans le monde des comics, en particulier pour sa série The Starman dans laquelle il réhabilitait un ancien nom de superhéros, au travers d'un nouveau porteur du nom (Jack Knight), et de toute une dynastie de superhéros, abordant la question d'héritage, de degré de liberté, avec une connaissance enamouré des recoins de l'univers partagé DC. Il avait également réalisé une histoire compète à la gloire des superhéros des années 1950, avec une approche adulte : The Golden Age, toujours pour l'éditeur DC. Mais ses travaux de la première moitié des années 2010 pour DC manquait de sensibilité, et ceux pour Marvel (plus nuancés, sur les séries Fantastic Four et All new Invaders) n'avaient pas conquis le lectorat. C'est sur la base de constat amer que débute ce récit. Il montre sans fard un cinquantenaire ayant perdu l'étincelle créative et préférant les plaisirs immédiats de l'alcool et de la drogue. James Robinson et Greg Hinkle adoptent un ton narratif très franc et même cru. le lecteur les voit en train de se poudrer le nez (à l'initiative de Robinson) et se trimbaler à poil, avec le sexe à l'air (Robinson faisant même un complexe devant la taille de l'engin d'Hinkle). La dame en recherche de relation sexuelle n'a rien de glamour. La fellation dans les toilettes du bar à travestis frôle avec le glauque en ce qui concerne l'attitude de Robinson. Ce récit n'est donc pas pour les prudes, mais pour les lecteurs avertis. Ce n'est pas un récit à lire d'une seule main, les scènes de sexe n'étant pas nombreuses (3 au total) et le voyeurisme ne déclenchant pas d'excitation. James Robinson intègre bien le personnage d'Airboy, avec un certain respect. Il le traite en héros, combattant les forces nazies pendant la seconde guerre mondiale, avec des valeurs morales des années 1940, sans qu'il ne soit niais pour autant. le lecteur qui ne connaît pas Airboy n'aura aucune difficulté à comprendre qui il est et quelles sont ses caractéristiques, car le scénariste intègre les explications nécessaires en cours de route, sur ce personnage créé en 1942, par Charles Biro, Dick Wood et al Camy. le lecteur qui connaît le personnage (par exemple par la série débutée en 1982, réalisée par Chuck Dixon & Timothy Truman, voir Airboy Archives Volume 1) constate que James Robinson dispose d'une connaissance plus que superficielle d'Airboy et des personnages secondaires de la série comme Black Angel, Flying Dutchman, Iron Ace (Ronald Britain), Skywolf (Larry Wolfe), et la sculpturale Valkyrie (Liselotte von Schellendorf). Ce scénariste est donc fidèle à sa réputation d'auteur respectueux et même amoureux des personnages qu'il écrit. Pour réaliser cette satire, James Robinson a lui-même choisi de faire appel au jeune dessinateur Greg Hinkle. Cet artiste dessine dans une veine réaliste, avec un léger degré de simplification, et une légère exagération comique. La couverture de l'ouvrage montre qu'il n'hésite pas à s'investir dans les détails quand une situation le justifie. James Robinson est naturel sur la cuvette des WC, avec le papier toilette prêt à servir sur son support. Par contraste, l'appartement d'Eric Stephenson est spacieux et lumineux, avec une vue sur la baie. Chaque bar bénéficie d'un aménagement différent. La vue du dessus du lit de la dame, avec ses 2 amants d'une nuit montre tout le bazar des vêtements jetés pêle-mêle, des cadavres de canettes et le lecteur peut donc se livrer à une comparaison de la taille des engins des 2 messieurs. le passage par la boîte de travestis montrent des clients peu respectueux de leur environnement (graffitis dans les toilettes). Le dessinateur représente Robinson avec une ligne de cheveux en recul et un ventre un peu flasque. Il se représente lui-même avec une silhouette un peu dégingandée. David Nelson II est plus fringuant, comme il se doit pour un héros de papier, mais sans être sous stéroïde pour autant. Liselotte von Schellendorf (Valkyrie) n'a rien perdu de son port altier, de sa silhouette parfaite et de son décolleté affriolant. Les personnages du monde réel portent des vêtements banals et réalistes, alors qu'Airboy et ses compagnons ont des tenues conformes à la série de comics dont ils sont issus. Les expressions des visages sont nuancées et donnent une bonne indication de l'état d'esprit de chaque personnage dans chaque séquence. Greg Hinkle introduit de discrètes touches humoristiques, sans transformer la narration visuelle en grosse farce. Certaines expressions de visage sont un peu exagérées pour montrer une grande surprise ou une conscience aigüe d'un comportement inadapté. Lors des scènes d'action, le langage corporel de Robinson et celui d'Hinkle est également exagéré pour montrer qu'ils ne sont pas à leur place dans ce genre de situation. L'artiste joue également avec les cadrages pour insister lourdement sur un élément incongru. C'est le cas pour le sexe d'Hinkle qui se trouve en premier plan, alors que Robinson le regarde fixement, mi envieux, mi dégoûté. Pour sa première apparition, Airboy est dessiné en pied, avec un cadrage en contre plongée pour accentuer sa dimension mythique et héroïque. Ou encore, Robinson aspire bruyamment avec une grimace de concentration sa poudre blanche pour ne pas en perdre. Greg Hinkle a choisi un schéma chromatique très tranché. Il utilise une couleur pour chaque scène, un vert bouteille pour la moitié des séquences, à laquelle il ajoute un ombrage sur une partie des surfaces, aboutissant à une forme de bichromie augmentée. Ce choix donne une forte identité visuelle à cette bande dessinée, sans étouffer les dessins, ni les ternir. Au cours du récit, il peut alors jouer avec le nombre de couleurs dans certains passages pour leur donner plus de variété, donc un autre sens. Le lecteur entame ce récit, impressionné par le ton franc et éhonté de James Robinson, et l'honnêteté picturale, débarrassée de toute hypocrisie (en particulier en ce qui concerne la nudité). Il constate rapidement qu'il ne s'agit pas d'un récit d'aventure avec Airboy comme héros (ce qui se comprend dès la couverture). Il s'agit plutôt d'une crise existentielle de James Robinson qui se met en scène, avec l'aide de Greg Hinkle qui lui sert de faire-valoir. D'ailleurs ce dernier énonce explicitement, dans le dernier épisode, que Robinson ne s'intéresse qu'à ce qui le touche directement, ce qui tourne autour de lui et rien d'autre. le lecteur assiste donc à une forme d'autoanalyse de l'auteur qui se met en scène et qui met en scène sa crise. Il s'agit d'une démarche égocentrique qui s'en réclame comme telle, sans ambages. le scénariste force le trait pour des effets comiques et provocateurs bien maîtrisés qui atteignent leur objectif : d'abord choquer le lecteur, puis le faire sourire. Cette forme de thérapie utilise le personnage d'Airboy pour confronter l'avatar de James Robinson à un autre système de valeur, en provenance d'une autre époque. Les dessins permettent au lecteur de s'immerger dans cette crise personnelle aux côtés des protagonistes, grâce à leur niveau de précision, et la vitalité de la mise en scène. D'une manière générale, la narration ne porte pas de jugement de valeur sur Robinson ou Hinkle, ni même sur David Nelson II. le lecteur est laissé entièrement libre de se faire sa propre opinion, de se forger une conviction. Totalement séduit par ce dispositif narratif, il prend plaisir à la compagnie de Robinson (en individu égocentrique et quelque peu narcissique) et à celle d'Hinkle (suiveur consentant, impressionné par le style de vie de ce créateur réputé). Globalement le récit est vivant et très agréable à lire, mais sa résolution déçoit un peu. James Robinson a choisi de rester sobre, proscrivant toute forme de révélation ou de changement radical de comportement. Mais la résolution laisse une sensation d'inachevée car le mot de la fin est laissé à Greg Hinkle, pour une sentence passe-partout, sans avoir accès à l'avis de James Robinson, alors que tout le récit tourne autour de lui et de son comportement.

30/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Sloth - Les Paresseux
Sloth - Les Paresseux

Les citrons du verger - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, écrite, dessinée et encrée par Gilbert Hernandez, parue en 2006. C'est le premier récit complet de G. Hernandez édité directement sous forme d'un tome complet, sans prépublication, en noir & blanc. Le tome s'ouvre une pleine page représentant un verger de citronnier, alors que le narrateur effectue des commentaires sur le fait qu'il s'agit d'un lieu propice aux mystères pour des adolescents vivant dans une banlieue paisible (à l'instar des champs de maïs pour des campagnards). Cela constitue une possibilité d'évasion pour des adolescents assommés par la monotonie de l'existence dans ces lointaines banlieues. Puis le commentaire évoque le suicide comme autre mode d'évasion, pour aboutir à celui choisi par Miguel Serra. Il a décidé de sombrer dans un profond coma pendant un an. Il vient d'en sortir et reprend une vie normale auprès de ses grands parents (Bea & Armando) qui l'ont élevé (après que son père puis sa mère l'aient abandonné). le lendemain il retrouve Lita (sa copine), puis Romeo. À eux trois, ils peuvent recommencer à répéter avec leur groupe de rock appelé Sloth. La nuit Miguel rêve d'une pluie de citrons. le lendemain, il rend visite à son père qui est en prison. Lita s'est prise de passion pour les phénomènes paranormaux et elle persuade Miguel et Romeo de se rendre de nuit dans le verger de citronniers pour filmer en continu, certaines de capturer une image surnaturelle, peut être même une preuve de l'existence de l'homme-chèvre. Gilbert Hernandez s'est fait connaître avec son frère Jaime Hernandez par leur BD publiées dans le magazine "Love and rockets". Gilbert Hernandez a réalisé une série se déroulant dans une petite ville fictive appelée Palomar (à commencer par Palomar City, première partie). Par la suite il a développé plusieurs histoires autour des habitants de Palomar dont Luba, tome 1 et les films auxquels a participé Fritz (par exemple L'enfer est pavé de bonnes intentions). Il a également réalisé plusieurs histoires indépendantes telles "Sloth", mais aussi Speak of the Devil (2007, en anglais), et Yeah! (collaboration avec Peter Bagge datant de 1999/2000, en anglais). Cette narration par le biais de la voix intérieure permet tout de suite au lecteur de se familiariser avec le personnage principal, de découvrir le recul avec lequel il appréhende les événements et, par contraste, de déceler ce qui lui tient à cœur. Hernandez raconte une histoire dépourvue de toute culpabilité, de toute rancœur, de toute jérémiade. Il n'y a que ces rêves qui sont un peu inquiétant et l'abandon par sa mère qui travaille un peu son inconscient. Pour le reste il est juste un peu ralenti, incapable de courir sans ressentir une grande douleur. le lecteur se laisse entraîner à la suite de ce jeune homme tranquille sans être apathique, à la vie douce sans être insipide (il joue dans un groupe de rock quand même). Les dessins reflètent cette légère distanciation qui rend les événements, les individus et l'environnement plus simple. Lorsque le lecteur regarde un dessin d'Hernandez, il constate qu'il ne contient que le nécessaire, avec des formes travaillées pour être le plus simple possible. Hernandez effectue un gros travail d'épuration pour aboutir à un résultat facile à lire, proche d'un assemblage de formes et de traits basiques. Un regard plus soutenu sur une case finit par ne plus voir que des tâches de noir et des traits un peu gras. Il faut alors à nouveau prendre du recul pour distinguer dans la première page (une case pleine page) une vue nocturne du verger de citronniers dans une perspective rigoureuse depuis le milieu d'une allée, avec une rangée de citronniers de chaque coté. La simplicité de la représentation fait que le lecteur n'éprouve aucune difficulté à s'y projeter, à ressentir l'obscurité, à accepter cette image d'une nature artificiellement organisée par l'homme. Ce mode de représentation des décors permet à Hernandez de composer des images avec peu d'éléments et de laisser la place à l'interprétation du lecteur, ou plutôt aux interprétations des différents lecteurs. Plus loin, il y a une case de la largeur de la page qui se compose d'une bande noire en bas, de la silhouette d'une voiture se dirigeant vers le lecteur, avec de part et d'autre les silhouettes des citronniers sagement alignés, et les 2 tiers supérieurs de la case sont dédiés au ciel strié de petites hachures. En fonction de la sensibilité du lecteur, il pourra y voir une représentation simpliste de la chaleur d'une belle nuit d'été lors d'une promenade en voiture, en amoureux. Ou alors le symbole de la faible importance de l'homme sous l'immensité du ciel et donc de l'univers. Ou encore l'idée que les actions de ces 2 personnages s'effectuent dans un milieu soumis à des forces et des principes qui leur restent totalement invisibles. La tonalité du récit et les réflexions des personnages tendent à valider la dernière interprétation. L’œuvre de Gilbert Hernandez étant influencée par le réalisme magique, c'est un deuxième indice qui va dans ce sens. L'intelligence d'Hernandez en tant que narrateur fait que même en acceptant le réalisme magique comme explication, le lecteur peut encore projeter ses propres interprétations sur le sens réel de cette scène (et d'autres). De ce point de vue, le lecteur pourrait avoir l'impression qu'il s'agit d'une histoire compliquée à réserver aux érudits littéraires. En fait, il raconte le quotidien de 3 jeunes adultes disposant du recul nécessaire pour observer avec bienveillance leur propre vie. Hernandez les dessine également de manière simple tout en leur conférant une apparence unique et reconnaissable. Il construit son récit sur la base de leurs actions, sans se complaire dans de longs monologues introspectifs. Au premier niveau, le lecteur suit leurs actions qui relèvent à la fois de la vie quotidienne et d'une comédie romantique, avec des événements réguliers (promenade nocturne dans le verger, rencontre d'autres jeunes en flânant, participation à un concert de rock, répétition avec un groupe, cours de soutien, etc.). Hernandez dessine de manière un peu exagéré les expressions sur les visages, ce qui permet au lecteur de bien discerner les émotions des protagonistes. Et petit à petit, il peut découvrir d'autres façons de regarder ce récit : les constats brutaux liés à l'adolescence (l'un d'eux prend conscience du volume de souffrance humaine présente dans le monde, sans pouvoir y remédier), la confrontation de leurs aspirations à la vie des adultes qu'ils ont face à eux (comment ces adultes ont pu à ce point s'éloigner des aspirations de leur adolescence ?). À la première lecture, "Sloth" est une histoire très simple, très linéaire (malgré un changement radical de point de vue aux 2 tiers du récit), dépourvue de grands élans sentimentaux, avec un soupçon de surnaturel bon marché. Passé la moitié, le lecteur peut se demander où se trouve l'intérêt d'un tel récit, sympathique, un peu décalé, mais sans enjeu fort. Une fois refermé, quelques phrases et quelques images restent en mémoire, commencent à se reconfigurer pour se répondre, s'amalgamer et former un regard pénétrant sur une facette de la condition humaine. le lecteur constate que lui aussi a bénéficié du décalage de Miguel Serra (un peu plus lent que le reste de l'humanité) pour regarder la vie différemment le temps de quelques pages.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Enfer est pavé de bonnes intentions
L'Enfer est pavé de bonnes intentions

La perversion de l'innocence - Il s'agit d'une histoire complète parue en 2007. Elle peut être lue indépendamment de toute autre histoire. Dans une décharge à ciel ouvert, sous un ciel pollué, survit une fillette malingre surnommée Empress. La loi du plus fort règne sans partage, les viols (y compris de cette très jeune fille) sont réguliers, les plus faibles se font égorger et dépouiller. Empress va être prise sous la protection d'un jeune adolescent, également lié d'amitié avec un autre garçon disposant d'une arme à feu. Cette partie comprend une trentaine de pages. Dans la seconde partie, Empress a été recueillie par un éditeur de poésie qui vit en ville. Elle se lit d'amitié avec un jeune souteneur à peine adolescent. le lecteur assiste à quelques scènes entre Empress et son hôte, entre Empress et le mac, et entre le mac et quelques clients. Cette partie comporte une quarantaine de pages. Dans la troisième partie, Empress est mariée à un avocat célèbre en train de plaider une cause difficile de tueur d'enfants en série. Elle éprouve de grandes difficultés à ressentir des émotions ou de l'empathie. Les scènes se succèdent la montrant en train d'interagir avec son mari, avec sa belle mère, avec les orphelins dont elle s'occupe dans le cadre d'une sororité religieuse. Cette partie comporte également une quarantaine de pages. Comme ce bref résumé laisse le deviner, ce n'est pas la joie et certains passages sont très glauques et très noir, sans espoir. En fait, une lecture superficielle laisse le lecteur sur sa fin. Il assiste à une suite de scènes assez courtes réparties en 3 chapitres qui alternent le malsain avec l'étrange et le surréaliste, illustrées par un trait simple, parfois un peu gras, avec des personnages parfois un peu caricaturaux (la poitrine hypertrophiée de Fritz, l'une des prostituées). Et le lecteur qui est venu pour se rincer l’œil sur les belles femmes généreuses dessinées par Hernandez en sera pour ses frais car il n'y a pas de nudité frontale, malgré 2 ou 3 scènes de sexe. Néanmoins, il est impossible de rester de marbre devant ces courtes scènes. Dès la première image (un tas de déchets), le savoir faire graphique d'Hernandez impressionne : avec quelques traits gras noirs, il fait apparaître comme par enchantement un tas d'immondices parfois reconnaissables, parfois trop enchevêtrés. Hernandez choisit ses traits de manière à être dans la représentation iconique, à la frontière de l'abstraction, tout en restant parfaitement lisible, chaque élément étant reconnaissable. Chaque personnage est rapidement défini visuellement, tout en disposant de caractéristiques physiques aisément identifiables et spécifiques à chaque fois. Les tenues vestimentaires change pour chaque personnage, pour chaque scène, avec chaque fois une caractéristique qui la singularise par rapport aux autres. Les intérieurs disposent d'aménagement simples, mais pourtant à chaque fois évocateur de son propriétaire et de sa condition sociale. Hernandez trouve le parfait équilibre entre l'économie de moyens, la lisibilité la plus immédiate possible, un esthétisme assez rond très agréable, et des détails évocateurs parlants. C'est bien cette capacité extraordinaire à s'approcher de représentations évoquant l'icône (une forme épurée qui fait que cette décharge évoque toutes les décharges à ciel ouvert) qui donne à cet histoire un aspect universel, détaché d'une époque ou d'un lieu précis. Il est facile de reconnaître en Empress, une allégorie de l'innocence livrée à toutes les horreurs du monde, à commencer par la misère, le manque d'éducation et les violences sexuelles. Dans la deuxième partie cette innocence maltraitée accède à une vie matérielle assurée auprès d'un individu qui la respecte et l'instruit. Elle a eu la chance d'être accueillie par cet homme qui dit lui-même être issu de la décharge et s'en être sorti grâce à l'éducation en devenant un intellectuel. Elle accède à une position sociale élevée (haute bourgeoisie), mais elle porte toujours en elle les marques de son enfance. Mais, même en lisant cette histoire avec cette allégorie à l'esprit, il est impossible de limiter "Chance in hell" à ce propos. Au fur et à mesure des scènes, le lecteur prend conscience que Gilbert Hernandez manipule des idées plus larges telles que le destin arbitraire qui prend la forme d'une violence aveugle difficile à contempler, la force des émotions qui prennent le dessus sur la raison sans que l'individu n'y puisse rien y faire, la formation de l'individu durant ses jeunes années qui conditionneront une majeure partie de sa vie émotionnelle d'adulte, l'omniprésence de la mort, l'image de la mère, les conséquences de l'égoïsme de l'individu sur les personnes qui l'entourent, etc. le style graphique qui approche des représentations sous forme d'icônes rapproche également certains éléments d'une représentation d'archétypes, jusqu'au sens donné à ce mot par Carl Jung dans ses théories. Il y a parfois également un peu de symbolisme dans l'utilisation des certains éléments tels que les palissades par exemple. Lorsque que le lecteur commence à s'imprégner de ces différents niveaux de lecture, cette histoire devient plus respirable, moins oppressante, car Gilbert Hernandez propose quelques significations à ces scènes, mais sans les imposer, en laissant le lecteur confronter ses idées à ce qu'il observe. Cette histoire si glauque permet une liberté d'interprétation qui laisse une place à une vision plus optimiste. La contrepartie de ce type de narration est que la fin de l'histoire laisse place à tellement d'interprétations qu'elle ne satisfera pas les amateurs de récit clair et bien cadré. Pour les lecteurs de "Love and Rockets" - Gilbert Hernandez a expliqué que ce tome (avec les suivants The Troublemakers et Love from the Shadows, en anglais) correspondent à des films dans lesquels Rosalba Martinez (surnommée Fritz, voir High Soft Lisp, en anglais) a joué un rôle (ici très secondaire, uniquement dans la deuxième partie où elle incarne une péripatéticienne). Dans les tomes de "Love and Rockets", Hernandez laissait entendre que ces films appartenaient au registre des séries Z avec une bonne dose de cul. Ici, il s'agirait plutôt d'un film d'arts et d'essais avec un budget limité, mais pas ridicule.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Une tête bien vide
Une tête bien vide

Arbitraire - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Ce récit est initialement paru en 2014, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez. Cette bande dessinée est en noir & blanc ; elle compte 120 pages. L'histoire commence alors que Bobby (le personnage principal) est encore un enfant en butte aux moqueries de certains de ses camarades qui trouvent que sa grosse tête a la forme d'un bumper de flipper. En particulier Francisco et Rufus ont pris l'habitude l'appeler Bumperhead (tête bien vide) et de le taper sur la tête en faisant rebondir leur main. Bobby a également des amis comme Tina & Lalo, ce dernier possédant un iPad capable de prédire le futur (l'histoire se déroule dans les années 1970). Il est secrètement amoureux de Lorena Madrid. Son père est un immigrant mexicain en situation régulière, avec un travail à temps plein ; il ne parle pas l'anglais. Sa mère fume comme un pompier et est surveillante à temps partiel dans une école maternelle. Dans la deuxième partie, Bobby est au lycée. Il découvre les filles, les substances psychotropes et la musique de rebelle (d'Alice Cooper aux New York Dolls). Dans la troisième partie, son père est au Mexique, et il travaille comme technicien de surface dans une entreprise. Quatrième partie : il découvre les Sex Pistols et les groupes punks suivants, et a une relation suivi avec Chili, la sœur de Lorena. Cinquième partie : Bobby a 30 ans de plus. Ce récit a été publié par l'éditeur canadien Drawn & Quarterly qui avait déjà publié La saison des billes, un récit semi autobiographique sur l'enfance. du coup les journalistes spécialisés se sont empressés de présenter "Bumperhead" comme une suite thématique sur l'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte. Néanmoins, au regard de sa construction (un personnage depuis l'enfance jusqu'à la cinquantaine), ce récit se rapproche plus de Julio, tout en étant différent. "Une tête bien vide" reprend bien des mécanismes narratifs de Julio. Hernandez montre comment les incidents marquants de l'enfance impriment une marque psychique indélébile sur l'individu. Les railleries des autres enfants orienteront le comportement de Bobby vers une défiance vis-à-vis de ses contemporains, le sentiment d'être de trop dans cette existence. Comme à son habitude, l'auteur refuse tout langage psychologique, ou psychanalytique, il préfère montre et laisser le lecteur libre de son interprétation et de son analyse. Comme dans Julio, Hernandez montre comment Bobby essaye de concilier sa nature avec la société dans laquelle il vit. Mais le thème principal qui se dégage petit à petit est d'une autre nature. La première partie montre que le quotidien de Bobby est défini par ses relations avec les autres enfants, leurs interactions, et le monde incompréhensible et arbitraire des adultes. Cette approche est accentuée par les dessins qui sont réalisés avec un point de vue à hauteur d'enfant. Dans la partie suivante, le lecteur retrouve bien sûr l'opposition de l'adolescent à ses parents, mais aussi une scène inutile si elle n'est pas rattachée au thème de l'évolution vers une vie d'adulte. Pages 36 & 37, Bobby aide son père dans une démarche administrative. Cette séquence apparaît incongrue dans un chapitre consacré à la vie entre adolescents. Dans le cadre du cheminement vers la vie d'adulte, Bobby se retrouve placé dans une situation où il pallie l'incapacité de son père (qui ne parle pas anglais) à être autonome face à l'administration. Julio avait pour thème principal l'affirmation de soi, la prise de conscience de son identité et la façon de la concilier avec le cadre de la société, et avec sa culture. "Une tête bien vide" se focalise plutôt sur l'assimilation de l'enfant dans la société des adultes, bon gré, mal gré. Comme tout être humain, Bobby a grandi dans un milieu social délimité, que son esprit d'enfant a filtré et interprété pour construire une image de la réalité. Au fur et à mesure des années, les limites de cette image apparaissent, alors que d'autres aspects de la réalité la contredisent et que les habitudes de vie acquises ne donnent plus satisfaction. Dans une interview, Gilbert Hernandez a expliqué que cette histoire était également une projection de ce qu'il aurait pu devenir s'il n'était pas devenu un dessinateur, un artiste. C'est également une réflexion sur la manière de gérer sa colère. Sur ce dernier point, "Une tête bien vide" se rapproche de La Saison des billes dans la mesure où Hernandez a intégré certains de ses souvenirs, ceux sur la découverte de la musique Punk en général et des Clash en particulier : une musique bruyante, révoltée et engagée. Quand le lecteur ouvre cette bande dessinée, il reconnaît immédiatement les caractéristiques graphiques des dessins de Gilbert Hernandez. En surface il s'agit de dessins simplistes, avec un détourage des formes par le biais d'un trait un peu épais, et des représentations parfois naïves (dans la morphologie des individus, ou dans l'aspect des décors). Pourtant cette apparence simple ne nuit en rien à la narration. Au bout de quelques pages, le lecteur commence à apprécier l'immédiateté de la lecture de ces dessins que rien ne vient alourdir. Puis il prend conscience que cette simplicité relève plus de l'évidence que d'un raccourci pour dessinateur pressé. Prise une par une chaque case constitue un constat sur l'état d'esprit du personnage représenté, sans fioriture, mais avec une acuité pénétrante et parlante pour le lecteur. Hernandez dessine des évidences, tellement parlantes que le lecteur n'a aucun effort à faire pour les assimiler. A contrario, dès que le lecteur commence à verbaliser (dans sa tête, sinon ça fait bizarre pour son entourage) ce qu'il voit, il prend conscience de l'efficience avec laquelle les dessins transmettent les informations souhaitées par l'auteur. Il prend également conscience de la parfaite cohérence visuelle quel que soit l'objet ou le personnage représenté. Dans le déroulement du récit, le lecteur observe 2 incohérences manifestes. Alors que la première séquence se déroule dans les années 1970, Lalo dispose d'un iPad. Pour un lecteur ne connaissant pas les autres œuvres de Gilbert Hernandez, il s'agit d'une erreur manifeste et grossière inexplicable. Pour un lecteur habitué, il détecte là un recours au réalisme magique (faisant appel à une technologie du futur), dispositif habituel chez Hernandez. Dans les 2 cas, il est possible de considérer cette tablette comme un outil narratif pour développer une idée : si je connaissais le futur (en partie, une toute petite partie), est-ce que je changerais de comportement ? La deuxième incohérence est plus difficile à interpréter. Dans la dernière partie, Bobby est manifestement plus âgé, de 30 ans (dixit l'auteur lui-même). Pourtant les personnages qu'il rencontre portent des tenues vestimentaires datées, évoquant les années 1930 (également confirmé par l'auteur). Charge au lecteur d'interpréter l'intention d'Hernandez, peut-être évoquer une forme de nature cyclique de la vie... Pour cette nouvelle histoire, Gilbert Hernandez donne l'impression de vouloir centrer son récit sur l'adolescence, sur ses souvenirs de la musique punk, et le poids de l'acquis. le lecteur prend conscience que l'ambition du récit dépasse largement celui de simples réminiscences. Hernandez ne recrée pas l'époque de sa jeunesse (peut-être même moins que dans "Love and Rockets X"). Il incorpore une partie de ses souvenirs dans la vie de Bobby, individu ordinaire dont la vie est soumise et configurée par son milieu social et culturel et ses rencontres (comme chaque être humain). Ces constats renvoient le lecteur à sa propre vie, à l'idée qu'il peut se faire de son libre arbitre, à ses convictions, à la part d'impondérable et d'arbitraire qui gouverne sa propre vie.

29/04/2024 (modifier)
Par iannick
Note: 4/5
Couverture de la série Le Roy des Ribauds
Le Roy des Ribauds

Quelle bonne surprise ! Je ne m’attendais pas à prendre du plaisir à lire le « Le Roy des Ribauds » 1er cycle. Mon premier feuilletage à la va-vite me laissait présager un récit sombre et malsain… Ok, ça l’est mais pas au point de me faire lâcher cette lecture, bien au contraire ! « Le Roy des Ribauds » se situe au XIIème siècle, au temps des croisades. Le lecteur est invité à suivre un personnage, le « Triste Sire » et de sa petite bande. Cette équipe est au service du roi de France, Philippe 1er, elle est chargée de veiller au maintien de l’ordre dans la capitale Paris… Mais il s’agit plutôt en quelque sorte d’espionner et d’assurer ainsi la protection du roi de France. Sauf que dans « Le Roy des Ribauds », « Le Triste Sire » va se retrouver par ordre du roi de France à enquêter sur un meurtre qu’il a lui-même commandité… C’est ballot hein ! J’ai adoré la situation de ce récit dans le Paris du XIIème siècle, on peut y découvrir ainsi la Cathédrale en finalisation de construction (bien que le scénariste, Vincent Brugeas, précise dans le premier tome qu’il s’est permis quelques libertés), le pont habité à péage et bien entendu les bas-fonds de l’île de la Cité… Ok, ce n’est pas très fidèle à la réalité de l’époque mais on s’y croirait et l’ambiance moyenâgeuse est bien présente… On s’y croirait ! J’ai aimé aussi que le scénariste ait situé cette histoire au temps du règne de Philippe car cette époque fut riche en magouilles politiciennes : une France divisée en plusieurs régions plus ou moins au service du Roi subissant les péripéties de Richard Cœur de Lion, le rival du Royaume. Du coup, oui, j’ai pris énormément de plaisirs à suivre les aventures de ce groupe et de tous les personnages du récit… Et pourtant, il y en a un paquet de protagonistes ! Et pourtant, malgré la complexité des intrigues, je n’ai pas eu le sentiment d’être largué de cette lecture. Pas d’incompréhension, tout m’est apparu clair, fluide ; d’ailleurs, je n’ai pas lâché ce premier cycle jusqu’à son terme. Quant au coup de crayon de Ronan Toulhoat, à défaut d’apprécier hautement son style, je l’ai trouvé bien adapté à ce scénario (ambiance crade de la capitale bien rendue !). En fait, je suis admiratif de sa capacité à réaliser un nombre conséquent de planches détaillées et variées en un si peu de temps ! Les principaux personnages me sont apparus paradoxalement charismatiques, je dis bien « paradoxalement » parce qu’ils sont à mille lieux de réaliser des actes irréprochables et catholiques. Non, vraiment, en dehors de certains passages qui peuvent sembler être longuets, je n’ai pas de gros reproches à faire sur « Le Roy des Ribauds »… Ok, c’est un Paris fantasmé du XI-XIIème siècle que nous proposent les auteurs mais ça se lit bien, c’est captivant, bien dessiné… Alors ? Que demander de plus ?

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Saison des billes
La Saison des billes

Contacts purs et désintéressés entre individus - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, en noir & blanc, format européen, écrite et dessinée par Gilbert Hernandez (également auteur de Palomar City, Luba, Nouvelles histoires de la vieille Palomar, L'enfer est pavé de bonnes intentions). Le tome se termine avec une postface docte de 4 pages rédigée par Corey Creekmur (un professeur d'anglais dans une université de l'Iowa), et une page dans laquelle Hernandez explicite les références culturelles (télévisuelles, cinématographiques et issues des comics) du récit. Huey (un garçon d'une dizaine d'années) joue aux billes avec Suzy et lui donne la bille qu'elle a gagnée. En rentrant chez lui, il croise un copain qui a un casque de soldat sur la tête, mais il ne veut pas venir jouer avec Huey de peur d'abîmer son casque. Huey se fait ensuite accoster par un plus grand qui commence à vouloir lui confisquer son sac de billes. Heureusement un autre adolescent arrive et effraie le butor. Il croise ensuite Junior (son frère) qui est en train de lire un comics dans la rue. Pendant ce temps là, Suzy a avalé intentionnellement la bille qu'elle a gagnée. Elle recroise le chemin d'Huey et ils refont une partie de bille, ce dernier lui en donnant une pour qu'elle puisse jouer. Pendant ce temps, Junior essaye d'expliquer à Lana (une fille de son âge avec une batte de baseball) ce qui l'intéresse dans le comics qu'il lit. Peu de temps après, Chavo (le petit frère d'Huey, 4 ou 5 ans) est réveillé de sa sieste par les éclats de voix de sa mère qui réprimande Junior pour ses mauvais résultats scolaires. Un peu plus tard, Huey ressort et joue aux billes avec Patty une fille de son âge. Ils discutent de qui est le plus drôle entre Bozo le Clown (un personnage de dessins animés) et Jimmy Olsen dans le feuilleton Superman. Dès la première page, le lecteur est en territoire familier : un dessin pleine page laissant beaucoup de place au blanc du ciel (les 2 tiers supérieurs de la page), avec un garçon lisant un comics en cheminant dans une rue déserte bordée par 2 maisons dessinées de manière simpliste. On retrouve la propension d'Hernandez à simplifier les décors (les maisons), une évocation séduisante d'un arbre en quelques coups de crayon, et un enfant ressemblant vraiment à un enfant, avec une expression aussi inimitable que parlante sur son visage. C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus remarquables de ce récit : la capacité d'Hernandez à dessiner des enfants qui font leur âge, et ce de 3 à 14 ans. En progressant dans l'histoire, le lecteur constate qu'il pourrait se passer de connaître leur prénom, et les reconnaître tout aussi facilement du fait leur identité graphique remarquable. Hernandez s'avère tout aussi doué pour les dessiner dans des postures qui rendent compte de la gestuelle des enfants, avec quelques exagérations (en nombre restreint) qui traduisent la façon dont l'enfant vit intérieurement le geste qu'il est en train de faire (quand Junior envoie balader la batte de baseball de Lana), ou la sensation qu'il ressent (le sentiment de transfiguration ressenti par Huey alors qu'il passe à son bras la réplique faite maison du bouclier de Captain America). D'une scène à l'autre, le lecteur prend conscience qu'il perçoit les émotions et les sensations de ces enfants (l'impression de malaise alors qu'Huey passe le bouclier à son bras et que les attaches sont trop serrées, coupant la circulation sanguine). Rien que pour cela, cette histoire constitue un accomplissement peu commun. Les décors esquissés permettent de fantasmer une banlieue anonyme, sans voiture, où les enfants peuvent se promener, où le printemps semble céder sa place à l'été sans fin. L'absence d'intrigue permet au lecteur de se laisser porter par les souvenirs semi autobiographiques de Gilbert Hernandez, d'une scène sans importance à une autre, profitant de la joie de vivre propre aux enfants, revisitant les occupations de cette époque (sans ordinateur, sans téléphone portable). En fonction de l'âge du lecteur, il retrouvera des jeux ou jouets de son enfance, ou il découvrira à quoi s'amusait les enfants à cette époque (dans les années 1960 : jeux de billes, les poupées articulées GI Joe, la lecture des comics, le frisbee, les ballons remplis d'eau, faire comme si...). Mais au fil des pages, les scènes se succèdent pour créer une étrange tapisserie dans laquelle les adultes n'apparaissent jamais, sans école, sans contrainte, que du temps libre. En soi chaque scène est anecdotique, sans enjeu, sans empathie réelle pour ces enfants. Sauf qu'à un moment ou un autre le lecteur découvre une scène qui évoque une émotion, ou plutôt une prise de conscience le renvoyant à sa propre expérience, une vision nouvelle de ce qui l'entoure du fait d'une rencontre avec un autre enfant à la vision radicalement différente. Et tout d'un coup, l'intention de l'auteur apparaît comme une évidence. Ça s'est passé exactement ça : le point de contact entre 2 enfants. C'est avec la page 19 que je me suis rendu compte que quelque chose m'échappait : sous la pluie, Patty passe à coté du bouclier de Captain America qu'Huey a abandonné parce que ses camarades de jeu n'éprouvaient aucun intérêt à jouer à Captain America en groupe. Oui, bon, et alors ? 30 pages plus loin, Huey joue avec Lucio qui lui montre une façon plus masculine de jouer avec ses GI Joe. Et c'est une révélation pour Huey (et aussi pour ce lecteur). Gilbert Hernandez montre comment la perception du monde qu'ont les enfants est très égocentrique, comment ils sont tout entiers dans l'instant présent, et comment il se produit parfois un instant de contact où ils sont entièrement en phase avec un autre, où ils voient un aspect du monde qui les entoure avec le point de vue de leur camarade de jeu, un instant aussi intense que magique, une révélation au sens fort du terme. Avec cette idée en tête, chaque scène révèle sa signification : des rencontres manquées ou impossibles (Junior expliquant à Lana ce qu'il trouve d'enthousiasmant dans un comics = 2 mondes totalement déconnectés sans espoir de compréhension), Huey montrant à Chavo comment lire un comics (= Huey invite Chaco dans son monde en le tenant par la main), ou justement Patty n'ayant aucune idée de la charge affective qu'Huey a investie dans ce frisbee transformé en bouclier. À l'opposé, il y a ces fusions ponctuelles sans préméditation ni calcul entre les univers de 2 enfants, comme Huey et Patty déambulant en papotant, construisant ensemble un lien ténu et précieux (avec cette image simple et parlante d'une tâche noire d'encre figurant leur 2 tignasses sans séparation visible, comme issues de la même matière). Gilbert Hernandez raconte une partie de ses souvenirs d'enfance, les circonstances et l'influence de rencontres avec d'autres enfants qui ont participé à sa construction, à son développement, à son amour des comics, à sa prise de conscience de sa vocation (raconter des histoires). Il évoque en filigrane les morceaux de culture populaire (musique des Beatles, comics, cartes à collectionner "Mars attacks", etc.) qui l'ont marqué durablement. Il dit aussi l'incommunicabilité, et la magie d'être sur la même longueur d'onde qu'une autre personne, magie des plus intenses lorsque l'on est un enfant. À nouveau Gilbert Hernandez a changé de registre avec cette histoire, pour toucher du doigt et faire apparaître un moment d'humanité bouleversant et ineffable, avec ce style graphique en apparence simpliste et pourtant si expressif.

29/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Love & Rockets X
Love & Rockets X

Los Angeles, année 1989 - Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome de 61 pages de BD, dans laquelle apparaissent quelques personnages de la série "Palomar / Luba". Elle est initialement parue en 1993, écrite, dessinée et encrée par Gilbert Hernandez. Elle est en noir & blanc. Elle a fait l'objet d'une réédition dans Beyond Palomar, en anglais. En 1989, Steve Stranski (un jeune adulte blanc) colle des affiches pour le prochain concert du groupe "Love and Rockets", dans un quartier noir de Los Angeles. Il réussit à se sortir d'une algarade avec un groupe de noirs, grâce à l'intervention de Junior Brooks, un pote de lycée (black lui aussi). du coup il va placarder ses affiches dans un quartier huppé où il croise Amber et Kristen, qui lui demandent de l'emmener aux répétitions dans un garage (chez Rex, un autre pote habitant une belle villa, dont la mère est absente pour le moment). Steve en profite pour aller téléphoner en douce dans la villa, où il fait peur par inadvertance à Riri, la femme de ménage. Les tensions raciales augmentent dans le quartier quand une sexagénaire latino se fait agresser dans la rue. Par des blancs ou des noirs ? La police attend qu'elle sorte du coma. Pendant ce temps-là, Rex essaye de convaincre sa mère de laisser on groupe jouer à sa prochaine fête entre gens du cinéma. Kristen se fait vomir dans les toilettes pour ne pas grossir. Son père est un réalisateur politiquement engagé qui désespère de trouver du travail. Maricella vit d'expédients, en vendant des fleurs coupées à un coin de rue. Après "Poison river", Gilbert Hernandez délaisse Palomar pour Los Angeles et une atmosphère urbaine et contemporaine, sur fond de tensions ethniques. Il campe avec justesse et doigté quelques jeunes adultes, certains essentiellement préoccupés par leur groupe de rock, d'autres bénéficiant de l'aisance financière des parents, d'autres encore étudiant ou travaillant. Chaque personnage dispose de son histoire personnelle, de ses aspirations, influencées par sa position sociale, les valeurs de ses parents, et son environnement proche. le lecteur partage leurs doutes sur leur place dans la société, sur leurs valeurs, sur leurs inclinations sentimentales, pas encore sclérosés par le cynisme. En plaçant son action dans un lieu réel et à une époque identifiée, Hernandez se fait le chroniqueur de cette époque, avec une perspicacité étonnante. 25 ans plus tard, le lecteur éprouve l'impression de pouvoir s'imaginer au sein de ce microcosme, une forme d'étude sociologique sous forme de bande dessinée. Cette impression est renforcée par l'habilité avec laquelle Hernandez met en scène plusieurs générations (essentiellement 2, parents et enfants) de manière naturelle. Comme à son habitude, Gilbert Hernandez ne montre aucune forme de mépris ou de supériorité morale vis-à-vis de ses personnages (sauf pour l'agresseur de la dame âgée). Chaque protagoniste existe grâce à ses idiosyncrasies. Les relations entre les individus sont riches et complexes, à l'image de ce qu'elles peuvent être dans la vie quotidienne, y compris avec des moments d'humour. Chaque personnage capte l'attention et l'affection du lecteur, éprouvant de l'empathie pour leurs difficultés émotionnelles. Pour la mise en images, Gilbert Hernandez s'en tient à un découpage strict de chaque page en 9 cases (3 rangées de 3) de taille identique. Il dispose toujours de ce don incroyable pour donner une apparence spécifique à chaque personnage, immédiatement identifiable. Il est encore dans un mode descriptif soutenu (l'épure s'affinera dans ses travaux ultérieurs). Ainsi le lecteur peut observer les détails de chaque tenue vestimentaire, de chaque environnement. Il subsiste une forme de simplification dans les éléments urbains, en particulier la représentation des voiries. Tout au long du récit, le lecteur peut apprécier l'art de la mise en scène de l'auteur. Il sait comment rendre chaque dialogue visuellement intéressant, en évitant d'enfiler les cases ne comprenant que des têtes en train de parler, par le biais d'un langage corporel mesuré, de gestes naturels, et d'expressions parlantes. En comparant cette histoire aux précédentes de la série Palomar / Luba, le lecteur a le plaisir de voir un lien apparaître. Non seulement il retrouve certains personnages, mais il y a une séquence qui se déroule à Palomar, et Fritz (la demi-soeur de Luba) fait son apparition pour la première fois. Hernandez a diminué la dose de sexe dans ce récit, ainsi que la nudité. Enfin dans la séquence se déroulant à Palomar, le lecteur prend conscience que Gilbert Hernandez dresse une comparaison des caractéristiques des relations sociales dans cet environnement de taille modeste, avec celles à Los Angeles. Toujours dans le cadre de cette comparaison, le lecteur constate que l'auteur ne recourt pas à des phénomènes de nature magique préférant un réalisme plus plausible. Il observe également qu'Hernandez ne cherche pas à édulcorer la réalité, en incluant, entre autres, un individu amputé d'une jambe, dépendant des autres pour se déplacer. Il n'y a pas d'embellissement de la vie, ou d'occultation de ses aspects injustes. En termes de narration, Gilbert Hernandez construit un final, tout en ellipses temporelles et en sous-entendus. Il fait preuve d'une grande intelligence narrative pour évoquer le devenir des personnages principaux en juxtaposant des cases qui constituent autant de saut dans le temps. Lorsque cette histoire est parue, le lectorat américain y a vu une chronique juste et révélatrice d'un climat social à Los Angeles. 25 ans plus tard le lecteur européen peut y voir un témoignage de cette réalité, ainsi qu'une étude psychologique bienveillante et pénétrante sur la manière dont la culture et la société pétrissent la vie des individus.

29/04/2024 (modifier)