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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Feux (Mattotti)
Feux (Mattotti)

Dans ma tête, je veux le jour. - Il s'agit d'un récit complet en 1 tome, indépendant de tout autre, décomposé en 6 chapitres. Il est paru pour la première fois en 1984. Il a entièrement été réalisé par Lorenzo Mattotti, un artiste italien. L'état de Sillantoe est composé d'un archipel d'îles. Il a dépêché un navire militaire (l'Anselme) pour aller enquêter sur les phénomènes inquiétants se déroulant sur l'île de sainte Agathe. le lieutenant Absinthe fait partie du premier groupe à débarquer pour une mission de reconnaissance. La nuit précédant l'expédition, il fait des rêves étranges où apparaît le symbole du feu. Lors de l'exploration il tombe nez à nez avec une étrange créature indigène. de retour sur le navire, il n'en dit mot à son supérieur. En son for intérieur, il ressent comme un attachement pour cette île. Il est un petit peu intimidant d'ouvrir "Feux" qui a connu un écho retentissant lors de sa sortie, qui est classé parmi les chefs d'oeuvre du neuvième art, qui a donné naissance au courant baptisé "bande dessinée picturale". le lecteur se demande s'il va bien tout comprendre, sans même aller jusqu'à identifier les éléments narratifs novateurs. L'intrigue s'avère très linéaire et simple. le lieutenant Absinthe est en quelque sorte contaminé par quelque chose qui se trouve sur l'île. Son point de vue sur la nature de l'île s'en trouve radicalement modifié, ce qui l'oblige à appréhender autrement la mission de l'équipage, et à prendre parti pour l'île. de ce point de vue, il n'y a rien de très compliqué. Les années ayant passé depuis 1984, la découverte des planches de Mattotti n''est pas traumatisante. Les lecteurs ont intégré dans leur esprit, que l'approche picturale dans la bande dessinée n'est pas unique, que certains artistes disposent d'une culture en peinture qu'ils sont en mesure de mettre au service de leur récit. Les planches de "Feux" n'en restent pas moins saisissantes. le temps n'a pas diminué la force de leur impact. D'un point de vue formel, Mattotti se plie à la composition de planche découpée en cases, en moyenne 6 par page, avec quelques dessins pleine page, essentiellement en tête de chapitre. Les images qu'il créée évoquent les peintres illustres de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième (par exemple Cézanne, Van Gogh, Picasso période Demoiselles d'Avignon, Edward Hopper). Certaines cases empruntent également des idées de compositions à Roy Lichtenstein, en particulier la façon de représenter les canons comme des objets géométriques, détachés de leur support. Certaines cases prises hors de la trame narrative s'apparentent à une image abstraite, dont le sens ne peut se déduire qu'à partir des cases qui la jouxtent, pour identifier à quel élément figuratif cette composition géométrique appartient. Il ne s'agit cependant pas d'un exercice de style qui viserait à contraindre la peinture académique au cadre de la bande dessinée. Il s'agit bel et bien de raconter une histoire en exprimant au mieux les sentiments, les sensations et la vie intérieure du personnage par des images, le choix du mode de représentation étant asservie au récit. Dans un entretien avec Jean-Christophe Ogier, Mattotti a dit de manière explicite que chaque case a été pensée, conceptualisée pour apporter quelque chose au récit. Ce besoin d'explication en dit long sur les réactions qu'a dû susciter l'ouvrage à sa sortie, tellement il sortait des normes de l'époque. Il explique également qu'il a écrit les textes après avoir conçu la bande dessinée. Là aussi, Mattotti utilise le langage pour servir son histoire. Il respecte syntaxe et grammaire. Il utilise des phylactères pour le dialogue, et il développe le flux de pensées intérieur du lieutenant Absinthe, créant ainsi une forme de poésie dans la façon d'appréhender les événements. Même dans la forme des phylactères, Mattotti insère du signifiant. Il a choisi des contours de phylactère en forme de polygones irréguliers, plutôt que les traditionnelles ellipses. Cet aspect induit une forme d'agressivité due aux angles, ce qui teinte les propos eux-mêmes parfois de brutalité, d'autre fois d'hésitation du fait de ce contour irrégulier. Au-delà des références artistiques, la grande innovation de Lorenzo Mattotti est de donner une importance prépondérante aux couleurs, comme expressions des sensations et des sentiments. Les couleurs ne sont pas cantonnées au rôle reproduire la teinte réelle des éléments dessinés. Elles deviennent expressionnistes. Dans certaines pages elles prennent la première place, reléguant les contours des formes au second plan. Les modalités picturales de narration confèrent un impact émotionnel inoubliable au récit, jusqu'à presqu'en faire oublier les péripéties et le thème. L'intrigue est donc très linéaire et très simple, avec ce lieutenant qui change de point de vue suite à une rencontre et qui assiste au conflit entre 2 parties (les militaires contre l'île) qui ne s'entendent pas. D'un côté l'armée est venue avec pour mission de civiliser les lieux ; de l'autre la force vitale de l'île ne se laisse pas dompter. Toutefois, la formulation des réflexions issues du flux de pensée intérieure d'Absinthe ouvre la possibilité à une interprétation moins littérale des événements. Ces phrases indiquent que "les feux s'agitaient dans le noir et lui échauffent l'esprit". Absinthe écrit que " Cette nuit là, j'étais passé de l'autre côté… dans une région où les choses sont comme on les sent.". Plus loin, les soldats essayent de le ramener au monde normal, c'est-à-dire sur le navire. Absinthe est passé par une initiation qui a provoqué en lui une transformation, ou tout du moins un éveil, qui a changé sa façon de voir le monde. Plus loin, il est dit qu'il avait tué pour défendre ses émotions et qu'il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. Mais ces phrases ne permettent pas de déterminer la nature de ce changement, ou ce que ce nouveau point de vue lui permet de voir. Il faut alors que le lecteur lui-même considère autrement certains passages. Absinthe écrit encore : "Je ne t'envoie pas des mots, mais des signes. Observe les pendant que moi je les touche.". Il évoque également qu'il éprouve "de l'amour peut-être pour ces couleurs que je ne voyais plus depuis si longtemps". Mises dans la perspective du caractère novateur de "Feux", ces 2 réflexions semblent s'appliquer à Lorenzo Mattoti lui-même, créant une bande dessinée se nourrissant de l'amour qu'il porte pour les couleurs, charge au lecteur d'interpréter ces signes de couleurs. À la lumière de ce rapprochement, cette oeuvre peut être considérée à la fois comme la métaphore de l'initiation d'un individu à une idée, un point de vue, un mode de vie, une culture différente, et comme l'allégorie de la création d'une forme de bande dessinée rejetant les conventions établies qui veulent que le trait du contour asservisse les couleurs de la forme. Cette interprétation semble validée par les dernières phrases du récit : "Je ne veux plus ces feux qui éclaircissent la nuit. Dans ma tête, je veux le jour.". Pour Mattotti, il n'y a pas de retour en arrière possible : Absinthe et sa nouvelle façon de voir les choses vont provoquer la ruine de ses coéquipiers. " Ces couleurs le brûlaient, toujours plus." : il est impossible d'oublier cette façon de voir. Les étranges personnages vus par Absinthe sur l'île sainte Agathe sont autant des muses que des divinités incarnant le destin : il est impossible de s'y soustraire. C'est une vraie profession de foi de l'artiste.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Even
Even

Nous sommes programmés pour jouir, pas pour souffrir. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, de quatre-vingts pages. Elle a été réalisée par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et Alexeï Kispredilov pour les dessins et les couleurs. Un long spot publicitaire : Ceci est un communiqué du ministère de la santé et de la communauté européenne. Bienvenue à l'érospital de Montpellier 2 ! Centre thérapeutique agréé par le ministère de la santé de la communauté européenne. – Nos services sont uniquement accessibles aux Swiiits - Élargir le champe de la santé publique à l'intimité sexuelle a toujours visé à améliorer le bien-être socio-affectif de chaque citoyen, et, par là-même, celui de la société tout entière. – Ils sont formellement interdits aux ugs. – Dans le cadre du programme euro-communautaire de réhabilitation émotivo-sexuelle, l'érospital de Montpellier 2 est heureux de vous proposer un choix de traitements individuels, de couple, voire de groupe, et quelles que soient vos préférences sexuelles. - * Pour la liste des pratiques sexuelles légales, veuillez consulter le site du ministère de la Santé de la Communauté européenne. – L'érospital de Montpellier 2 est particulièrement fier de proposer le premier traitement émotivo-sexuel au monde par réplico-thérapie : Even. Even est une entité virtuelle neutre, malléable et auto-ajustable selon ses désirs, capable de prendre le sexe et l'apparence humaine uniquement du choix du patient. La sienne s'il le souhaite, ou celle d'un défunt qui lui était cher, sur présentation de son codigA.D.N. le bonheur sexuel est un droit. Contribuer à celui du client est le devoir de l'érospital. Érospital Montpellier 2, esplanade Romano Prodi, Montpellier 2, cedex II. Dans une salle de traitement de l'érospital de Montpellier II, Enzo Calahorro se tient nu en attendant l'entrée d'un Even. Celle-ci apparaît, nue également avec une apparence de vielle femme. Il la trouve aussi belle que Serena. Elle lui demande pourquoi après toutes ces années, il a fallu qu'il… Elle s'interrompt : est-ce qu'il se souvient de la dernière chose qu'il lui a dite avant de prendre ce maudit avion. Il lui avait demandé de rester telle qu'elle était, telle qu'il l'aimait. Elle ajoute qu'elle n'a pas pu, et elle lui demande pardon. La séance se poursuite. Dehors il fait nuit et les lettres formant le mot Even s'affiche sur le ciel au-dessus de l'établissement. le jour se fait : quelques employés et quelques malades arrivent sous un beau soleil. Meghan, une femme de ménage, rentre dans la salle où se trouvait Enzo qui la croise en en sortant. Elle passe un aspirateur, enlevant les traces de fluide corporel. Enzo s'est rendu dans le bureau du docteur Sidibe pour son rendez-vous. Ce dernier lui reproche d'avoir raté deux séances cette semaine. Enzo tente de s'excuser : se taper deux fois par jour tout ce chemin pour venir s'astiquer la banane dans cet érospital… Est-ce qu'il ne pourrait pas plutôt faire ça chez lui avec sa fiancée ? Sidibe est inflexible : Enzo peut baiser sa fiancée autant qu'il veut, mais en dehors de ses deux séances quotidiennes de thérapie. Une couverture assez mystérieuse avec une touche d'érotisme un brin menaçant ou macabre. Une séquence d'ouverture en forme de communication officielle du ministère de la santé, un site basé à Montpellier, des mots de vocabulaires sibyllins (Swiits, ugs), et une forme de malaise avec une image d'homme enchaîné, avec un slogan aux relents totalitaires : le bonheur sexuel est un droit, contribuer à celui de l'individu est le devoir des établissements de type érospital. L'histoire proprement dite commence donc après la page de titre qui suit ladite communication. le scénariste entretient le mystère : une séance à but thérapeutique sur un individu qui est vraisemblablement accusé de meurtre, ou de complicité de meurtre, deux pages ne comprenant qu'un seul phylactère montrant les installations dans un long travelling arrière. Une scène de striptease où le corps de la femme n'est que partiellement visible, mangé par les aplats de noir de fond de case, et un homme qui ne parvient pas à se faire jouir en se masturbant à ce spectacle. Puis l'arrivée d'une journaliste, Ann Seymour du New Scientist, pour un rendez-vous avec le docteur Sidibe, vraisemblablement le directeur de cet érospital. L'attention du lecteur a été captée, à la fois par la promesse de parvenir à deviner les schémas qui lient ces éléments, à la fois par certains contours de forme arrondis, par les caractéristiques visuelles du genre Anticipation, et par la mise en couleurs jouant sur les aplats de noir et une teinte majeure par séquence, déclinée en nuances. La scène d'introduction établit que la composante sexuelle est au centre du récit. Pour autant, il n'y a pas de rapport sexuel à toutes les pages, et il ne s'agit pas d'un ouvrage érotique. La nudité est représentée de manière frontale, sans gros plan, ni très gros plan. La première image dénudée correspond à cet homme enchaîné avec le dos arqué et une érection bien visible, sur fond noir. Les modèles Eden sont également dénudés, apparaissant également sur fond noir. Lors des séances thérapeutiques, les individus se trouvent dans une pièce noire, avec un fond noir. L'activité sexuelle ne se fait jamais au grand jour : elle n'est jamais joyeuse, ni épanouie. Cela se comprend puisque les personnages concernés sont dans un processus thérapeutique, mais en même temps la représentation de cette activité montre de la souffrance psychique, de l'insatisfaction, la concrétisation d'un mal être profond. Les situations ne sont pas obscènes, n'impliquent pas des actes contre nature, mais les paroles prononcées révèlent des conflits intérieurs, des obstacles insurmontables pour espérer tout épanouissement dans l'activité sexuelle, pour même envisager un rapport normal. Les dessins de la première séance de thérapie montrent un homme avec une expression de visage trahissant un état d'esprit pervers, et une vielle femme s'excusant de ne pas être capable de répondre à ses attentes. le rendez-vous qui suit entre Enzo et son médecin montrent un homme avec des postures agressives pour le premier, et un individu froid et rationnel pour le second avec une ambiance lumineuse verdâtre soulignant le malaise ambiant. L'arrivée de la journaliste se fait dans des couleurs orangées plus chaudes, mais aussi un peu brunes comme l'annonce ou le signe d'un pourrissement. Par le langage corporel de la journaliste, du patient Frederico Belinsky, le lecteur comprend qu'il y a des suspicions de malversation, de maltraitance, de manipulation, et peut-être de crime. La dynamique du récit devient donc celle d'une enquête. le scénariste laisse planer un doute sur le personnage principal : la journaliste ? le patient Frederico ? La femme de ménage ? La forme reste celle d'un récit choral entre ces trois personnages, pour dresser le portrait par petites touches de la défunte : Jahida Belinsky, une des scientifiques de l'érospital. Aguiché par la charge sexuelle, le lecteur se rend compte qu'il se prête au jeu, par automatisme, à l'enquête. Que s'est-il passé ? Quel fut le mobile ? Y a-t-il eu meurtre ? Quelle part de responsabilité porte tel ou tel personnage ? Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à cette façon fragmentée de découvrir les pièces du puzzle, d'accepter de ne pas tout comprendre d‘entrée de jeu, le lecteur plonge dans un vrai polar d'anticipation : une enquête qui amène les personnages à fouiller dans des recoins peu reluisants, qui met à jour des rouages de la société. Il y a donc cette forme insidieuse de totalitarisme à culpabiliser les individus qui ne font pas tout pour atteindre le bonheur sexuel, mais aussi cette scission de fait de la société entre les beaux et les laids. Scénariste et dessinateur savent donner de l'épaisseur à chaque personnage par petites touches, une remarque en passant, un regard, une tristesse sous-jacente dans ses propos, une posture de victime ou de résignation. En outre, Zidrou connaît son affaire en matière d'anticipation : quelques éléments bien dosés entre concret et sous-entendu sur ces érospitaux. Rehaussés par une anecdote plausible sur les pratiques sexuelles de Mao Zedong (1893-1973). Anecdote qui donne à la fois très envie d'aller vérifier ce qu'il en est, si le conseiller Kang Sheng a bien existé (oui, il a vécu de 1898 à 1975) et s'il s'est adonné à ce genre de collection (ça reste à prouver). Petit à petit, le lecteur ressent que son investissement a payé, et qu'il a eu raison de faire confiance au scénariste. Il fait progressivement connaissance avec la défunte, et il voit les effets de sa mort sur les personnes de son entourage, c'est-à-dire un autre thème, celui de l'impact du comportement d'un individu sur les personnes qu'il côtoie. La couverture annonce un récit de genre : effectivement il s'agit d'une histoire d'anticipation, avec une composante sexuelle, fonctionnant sur la dynamique d'une enquête un peu diffuse. La narration visuelle s'avère très agréable à l'oeil, inventive sans être déstabilisante, avec une maîtrise de la couleur pour installer des ambiances inquiétantes, un savoir-faire remarquable pour intégrer des éléments visuels d'anticipation, et des personnages bien incarnés visiblement tourmentés par traumatismes plus ou moins profonds. Sous réserve d'accepter de s'investir un peu au démarrage, le lecteur prend vite plaisir à connecter les pièces du puzzle, à se confronter à la rancoeur, à l'injustice, à l'identité corporelle parfois en inadéquation avec l'identité psychologique.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série L'Humanité de mes couilles
L'Humanité de mes couilles

Où que tu ailles, tu emporteras ton malaise avec toi. - Ce tome constitue une histoire complète indépendante de toute autre, qui s'apprécie mieux avec une connaissance superficielle de la genèse biblique sous l'angle mythologique. Sa publication date de 2023. Il a été entièrement réalisé par Emmanuel Moynot, pour le scénario, les dessins et les couleurs, bédéiste également connu pour ses albums de Nestor Burma. Il comprend cinquante-trois pages de bande dessinée À l'époque des hommes des cavernes, Adam est en train de se coudre un pagne avec un lien de cuir et une grosse aiguille. Il est très satisfait du résultat et il le revêt. Il va se présenter à sa mère assise dans la grotte, en lui annonçant qu'il a inventé un truc. Elle le calme direct en lui demandant d'y aller mollo sur les superlatifs et de lui montrer le truc. Il avance vers elle, disant qu'il trouve que ça lui va vachement bien. Elle répond du tac au tac, que c'est complètement idiot son truc, on ne voit plus son pénis. S'il croit que c'est avec son intellect qu'il va impressionner les gonzesses… Bref, il s'est planté. Elle lui demande d'aller cueillir des cailloux pour faire la purée de lézard. Il râle, parce qu'il en a marre de la purée de lézard. Elle lui rétorque qu'il n'a qu'à inventer l'arc et les flèches et alors ils pourront en reparler. Il sort ramasser des cailloux tout en marmonnant pour lui-même qu'un jour il inventera la religion et qu'on verra bien c'est qui qui rigole. Il se rend compte qu'Ève se tient devant lui : elle lui demande pourquoi il planque son pénis, s'il a rétréci ou s'il a chopé la chtouille. Il répond sèchement que les gonzesses n'y comprennent rien à la mode, et que si un jour il y a des grands couturiers, ce ne sera pas les femmes qui feront la tendance. Peu impressionnée par sa répartie, Ève demande à Adam s'il veut faire du sexe. Elle va se coucher sur le dos dans l'herbe, dans la position du missionnaire, tout en lui indiquant qu'elle aimerait bien le faire à la normale une fois de temps en temps. Il répond qu'il évolue, qu'il n'a plus d'os pénien, et que le faire comme des bêtes ne lui occasionne plus d'érection. À l'entrée de la grotte, la mère d'Adam s'époumone à l'appeler. Il finit par l'entendre et il peste contre elle, ne pouvant pas être tranquille. Il décide que le jour où il va écrire ses mémoires, il va l'en évincer. Ève rentre chez ses parents, et sa mère lui fait la leçon parce qu'elle a encore été traîner avec l'autre demeuré. Elle leur répond qu'ils profitent bien d'être crétins maintenant parce que la préhistoire ne va pas durer pour toujours. Elle va trouver refuge dans les branches d'un arbre, où un serpent bleu vient lui prodiguer des conseils. La jeunesse, c'est le printemps de la vie ! C'est là qu'il faut cueillir les plus beaux fruits, se remplir du suc de l'existence pour ne pas finir comme un vieux pruneau tout fripé. Où qu'elle aille, elle emportera son malaise avec elle. Elle finit par suivre son conseil et croquer dans une pomme, ce qu'elle regrette immédiatement car elle n'est pas mûre. Elle est persuadée que l'herbe est plus verte ailleurs : il faut qu'elle s'en aille, et ainsi ses parents la laisseront tranquille. Un titre qui claque bien et qui ne laisse pas place au doute : l'auteur ne va pas faire l'éloge des êtres humains. Il place son récit à la naissance de l'humanité, dans l'âge mythologique de la Genèse selon la Bible, dans une version quelque peu revue et corrigée. Il s'agit d'un album publié par l'éditeur Fluide Glacial, et le lecteur peut y reconnaître l'humour maison, un peu gras, souvent en-dessous de la ceinture, et aussi impertinent que pertinent et pénétrant. La première page propose un gag reposant sur un anachronisme, de la couture, filé par la suite avec l'évocation du métier à inventer de couturier, et de la mode qui sera certainement plus masculine que féminine. Par la suite, le lecteur sourit à l'emploi d'anachronismes qui abondent tout au long de l'album : la mention d'une pension alimentaire en retard, le régime végétarien, le rôle traditionnel de la femme voire rétrograde, les démarcheurs Vendeur Représentant Placier (VRP), le principe d'éduquer le palais (la gastronomie), les jours de la semaine, le fromage, la prospection les clients potentiels pour réaliser une étude de marché, le fait de parler face caméra, l'existence de la forêt primaire, etc. L'auteur joue également sur les attendus du lecteur, en prenant à rebrousse-poil le déroulement de la Genèse tel qu'établi dans la Bible. le lecteur sourit quand Abel explique la notion de sacrifier un bélier pour que ça lui porte chance : un détournement du sacrifice à Dieu, transformé en une croyance sans fondement sur le fonctionnement de la chance, une interprétation erronée d'une occurrence de corrélation, sans aucune causalité. Un peu plus loin, Adam reçoit l'étrange visite d'un individu à la peau noire, visiblement un Africain, ce qui l'amène à se mettre en colère, en demandant qu'on le laisse construire sa légende tranquille, et à se regarder le nombril en disant que, oui, il en a un ! Cette séquence intègre également une autre forme de dérision, cette fois-ci s'appliquant à l'Histoire, et dans ce cas particulier à l'histoire évolutive de la lignée humaine, contrastant fortement au récit de la Genèse. Dans une séquence, Caïn se met à inventer le concept de cité et de logements mitoyens, faisant ainsi ressortir le fait qu'Adam et ses parents habitent dans une caverne. Il est également question de mots de vocabulaires divergents entre les deux frères, prémices de la naissance des langues, et du mythe de la tour de Babel. Ou encore Abel s'est déjà installé comme éleveur, et Caïn comme agriculteur. En cohérence avec l'époque et les personnages qu'il a choisis, l'artiste a fait le choix de les représenter nus tout du long de l'album avec une approche majoritairement réaliste, et donc des fesses, des poitrines et des pénis apparents, ce qui est même visible sur la couverture pour Adam. Cela ne fait pas de cette bande dessinée un ouvrage érotique ou pornographique, plutôt naturiste. Lorsque Ève et Adam s'accouplent, cela ne dure que le temps d'une unique case fort chaste. le dessinateur montre des individus en bonne santé physique, les parents étant marqués par l'âge, les Africains (apparaissant dans une séquence) étant peut-être plus athlétiques. Les dessins s'inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, avec un degré de détails de niveau moyen. L'artiste ne se contente pas de formes génériques, mais le degré de précision ne permet pas de reconnaître les essences de végétaux, par exemple. Il emploie un mélange de traits très fins pour des portions de contour, et de traits plus épais pour donner plus relief et de texture aux formes détourées. le lecteur observe une belle variété dans les visages, dans les postures corporelles et dans les expressions de visage. Il voit passer des représentants de différentes espèces animales : le serpent bleu vil tentateur, un pauvre lapin qui finit le crâne éclaté sous une pierre, une girafe, une biche, un lézard, des moutons, deux aurochs, un poisson, un lion et une lionne, deux chiens et des chiots. Le dessinateur réalise des décors qui donnent une impression de chaque lieu, sans les décrire dans le détail. Pour autant, les personnages évoluent dans des environnements diversifiés : des grottes (quelques-unes bénéficiant de peintures rupestres), des zones boisées avec même des arbres à liane, des collines permettant de voir loin, un mont avec des grottes, une savane, un champ de blé, une hutte en bois, un fleuve, une immense cité en pierre, et même un véritable jardin d'Éden. le lecteur apprécie la fluidité de la narration visuelle et sa variété, avec des scènes mémorables : le serpent évoluant autour d'Ève assise sur une branche d'arbre, Caïn se prenant une mandale pour avoir tenté de tuer Abel encore nouveau-né, Adam tuant un lapin par surprise, les deux démarcheurs essayant de fourguer un balais présenté comme l'une des dernières innovations en matière d'entretien ménager, Abel s'adonnant à la peinture rupestre, Adam plongeant pour pêcher un poisson à main nue, deux lions en train d'observer des humains se recueillir sur un corps enseveli, l'incroyable cité en pierre, le principe de la géante de neuf mètres en train de se faire féconder. En fonction de sa familiarité avec l'histoire d'Adam et Ève, le lecteur se rend compte que l'auteur n'en reste pas à une parodie moqueuse et sarcastique. En sous-entendu, il s'amuse également avec des questionnements divers. Cela commence dès la première page avec Adam en train de coudre : quel être humain a pu avoir cette idée, comment lui est-elle venue à l'esprit ? Ce type d'interrogation revient à l'esprit du lecteur en voyant les uns et les autres faire des essais de nourriture : Caïn très content de mâcher des feuilles de plante qui semblent le détendre, Adam ramenant un lion et Ève ne sachant pas comment le cuisiner. Abel s'allongeant sous un mouton pour boire le lait à même le pis. La famille d'Adam se demandant ce qu'il lui prend de ramener un poisson : comment a-t-il pu avoir l'idée que ça pouvait se manger ? Moynot s'amuse également à opposer la version de la genèse de l'humanité légèrement bronzée à la réalité de son origine en Afrique noire. La notion d'un dieu le père tout puissant avec un homme à la barbe blanche qui regarde silencieusement Abel, et la notion de premier homme puisque Adam a un nombril, et même une mère. Il montre Ève et Adam quittant la grotte familiale pour tenter de s'installer dans une maison. Dans la dernière séquence, il joue avec le principe d'une genèse alternative quand Adam raconte ce conte avec des hommes paresseux et une femme géante. Il joue avec la notion de péché originel lorsque Ève indique à Seth, un de ses fils, que quand son père et elle ne seront plus de ce monde, l'avenir de l'humanité reposera sur lui. Ce n'est donc plus l'acte de croquer dans la pomme qui pèse sur la condition humaine de tous les hommes à venir, mais les choix de Seth. Un titre politiquement incorrect pour indiquer une relecture inconvenante et irrespectueuse de l'origine de l'humanité selon la Genèse. Une narration visuelle bien dosée entre pragmatisme et humour, pour une reconstitution entre naturalisme et fantaisie. Une suite de six chapitres entre quatre et seize pages, évoquant l'invention du pagne cousu, la naissance d'Abel, la chasse, le premier agriculteur et le premier éleveur, le principe du sacrifice pour s'attirer la chance, et une autre possibilité pour un récit des origines. L'auteur entremêle avec une habileté élégante mythologie et histoire, assaisonné de dérision et de sarcasme pour mieux remettre en question quelques notions fondatrices qui exigent beaucoup de crédulité, sans se montrer condescendant ou méprisant.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série La Fabrique pornographique
La Fabrique pornographique

Betty et Howard débutent dans le milieu pornographique. - Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de 158 pages, initialement parue en 2016. Elle a été réalisée par Lisa Mandel, une auteur de bandes dessinées (par exemple Crazy seventies : de 1974 à 1982 souvenirs infirmiers, ou Princesse aime princesse). Pour cet ouvrage, elle a adapté une enquête sociologique de Mathieu Trachman : le travail pornographique. Howard est un grand Black bien galbé qui est vigile dans un grand magasin de fringues Les Galeries Farfouillettes (toute ressemblance avec une enseigne existante est certainement voulue). le soir dans son petit appartement, il aime bien mater du porno, et il voue une grande admiration à l'actrice Paméla. le week-end, il se rend à Eroland, le quatrième salon de l'érotisme, où il peut aborder Paméla qui lui propose de venir tenir un petit rôle (mais pas de figurant) dans sa prochaine production (juste la semaine suivante). Ça se passe plutôt bien pour Howard qui tient la distance. Aux Galeries Farfouillettes, il fait la connaissance d'une vendeuse prénommée Betty, et ça se passe plutôt bien avec elle, dès le premier soir au lit. de fil en aiguille, il lui parle de son deuxième boulot, et du fait qu'il va aller tourner en Espagne, tous frais payés et rémunéré, avec le réalisateur Franky. Pas coincée, elle accepte de l'accompagner, et même de tourner quelques scènes, mais exclusivement avec lui. Sur place l'ambiance est détendue et professionnelle. Outre l'assistant réalisateur-technicien son & lumière, il y a la photographe, le script monteur et 4 autres acteurs : Tania (qui a écrit le scénario), José, Delby & Marcello (un couple hongrois). En 2016, Lisa Mandel a lancé la collection Sociorama chez Casterman, en partenariat avec la sociologue Yasmine Bouagga. le principe de cette collection est d'adapter en bande dessinée les recherches de sociologues. Il ne s'agit pas d'une adaptation littérale de l'ouvrage, ou de vignettes servant à l'illustrer, mais d'une histoire originale permettant d'exposer les éléments de recherche. En ce qui concerne le présent ouvrage, l'auteure a choisi de mettre en scène un homme (Howard) et une femme (Betty) se connaissant depuis peu, et faisant leurs débuts dans l'industrie pornographique, en tant qu'acteurs. Il y a donc bien une trame narrative dans laquelle ils effectuent leurs premières fois (premier tournage, première soirée en club échangiste, premier tournage sur un site à l'étranger, premiers échanges d'expérience avec d'autres acteurs, etc.) qui se prêtent régulièrement à des observations sociologiques sur ce milieu professionnel. Lisa Mandel réalise des dessins professionnels, à l'apparence assez simple. Les doigts des personnages restent à l'état de saucisses allongées, sans ongles, sans phalanges. Les pieds sont des gros pâtés informes. Il ne s'agit donc pas de réaliser des dessins photoréalistes, mais de rendre l'impression donnée par les personnages. de fait, chaque homme ou femme a une apparence physique légèrement arrondie, simplifiée, les rendant immédiatement sympathiques. Les femmes ont bien sûr une poitrine avec un bonnet important, des seins tout ronds et proéminent. Les hommes présentent une musculature bien développée, voire sont des culturistes. Les uns comme les autres sont épilés et rasés, il ne reste plus trace de toison pubienne, si ce n'est à de rares occasions un petit ticket de métro. Les yeux sont presque systématiquement des ronds avec un point noir au milieu. Les bouches sont en forme d'ovale étiré (souvent avec un sourire), les dents sont rarement représentées. Pour autant, chaque personnage se distingue facilement d'un autre, par sa couleur de peau, sa couleur et sa coupe de cheveux, sa taille, et parfois sa morphologie. Le lecteur côtoie donc des individus de différentes origines généralement souriant, dont l'apparence indique un certain contentement de la vie qu'ils mènent. le lecteur comprend dès la couverture que l'artiste ne joue pas la carte de l'hypocrisie visuelle, et que les actes pornographiques sont représentés de manière explicite, voire en gros plan pendant les tournages. Elle reprend donc les codes des films pornographiques et les montre tels qu'ils existent : sexe masculin en érection, fellation, pénétration vaginale, pénétration anale, éjaculation faciale, etc. Elle affine son trait pour les plans de tournage, pour devenir un peu plus réaliste. Il ne s'agit d'émoustiller le lecteur mais de montrer concrètement le plan, en conservant le point de vue des acteurs. Lisa Mandel a donc réalisé un travail de réflexion en amont pour définir son approche graphique, et l'adapter à la nature du sujet. Ce choix de rendre compte des techniques professionnelles des acteurs pornographiques apportent de la crédibilité à son propos, et a pour conséquence d'inscrire son propre ouvrage dans un registre également pornographique, graphiquement explicite. Ainsi un quart de l'ouvrage est consacré à représenter des tournages de films ; d'un autre côté, il y a beaucoup de phylactères. La raison d'être de cet ouvrage étant d'évoquer la sociologie du milieu pornographique, il comprend également de nombreuses scènes de dialogue et d'explications habillées sous forme de monologue. Les pages comprennent donc souvent des scènes de dialogue, sans tomber dans des enfilades interminables de cases ne contenant que des têtes avec des phylactères. L'artiste varie les angles de vue, évite les plans trop rapprochés, contextualise la scène avec un ou deux accessoires, et plante le décor au moins en début de séquence. Ainsi le lecteur n'a pas l'impression de lire des dialogues dénués d'intérêt visuel, même quand les bulles occupent 50% de la page. Lisa Mandel met en scène 4 personnages principaux. Il y a les nouveaux Betty et Howard qui découvrent le milieu, les compétences professionnelles, les conditions de travail, et il y a Franky (le réalisateur producteur d'une quarantaine d'années) ainsi que Tania (une actrice de 32 ans avec 12 ans de métier qui réfléchit à une reconversion tout en restant dans le milieu). L'auteure a donc choisi le dispositif qui consiste à faire expliquer les conventions et les pratiques professionnelles à 2 nouveaux. Il apparaît rapidement que l'histoire personnelle de Betty et Howard ne sera pas abordée. Il s'agit de 2 jeunes gens de bonne composition, d'humeur égale, souhaitant bien faire leur travail, sans attache familiale, sans problèmes. La motivation d'Howard réside dans la volonté de sortir d'un métier de base purement alimentaire (vigile), ainsi qu'un goût pour le sexe et une envie d'avoir des relations avec les actrices qui le font bander. La motivation de Betty est des plus floues. Elle apprécie le plaisir que lui procure les relations sexuelles, et elle a envie d'expérimenter. Elle apprécie la bonne humeur qui règne pendant les tournages, et la possibilité de franchir les étapes progressivement. Betty et Howard fournissent donc le minimum comme point d'ancrage pour le lecteur pour qu'il puisse s'identifier à eux. Il ne s'agit guère plus que d'un minimum car il s'agit de 2 beaux jeunes gens, sans inhibition particulière, sans problème de santé, sans histoire personnelle, sans aspiration, juste curieux et prêts à profiter du moment présent, sans aller jusqu'à être dépendants de l'acte sexuel. le récit permet à l'auteure d'aborder de nombreux aspects de cette industrie, en restant au niveau des acteurs et du réalisateur. La question des salaires est abordée, mais guère détaillée, le lecteur en ressort avec une vague idée de ce qu'un acteur peut gagner par tournage. Par contre, il n'y a aucun élément sur le bénéficie dégagé par le réalisateur, sur les modalités de distribution du film, sur le budget, sur les salaires des autres membres de l'équipe (photographe, monteur, etc.). La protection sociale et la couverture santé des acteurs ne sont pas non plus détaillées, juste vaguement évoquées au détour d'une seule phrase. Il n'y a pas non plus de problèmes relationnels sur les tournages, juste un acteur un peu grossier en dehors du tournage. Les propos de Lisa Mandel se concentrent donc sur le traitement différent des femmes et des hommes (les premières étant mieux payées, mais leur carrière étant beaucoup plus courtes car les spectateurs réclament de la chair fraîche), sur la distinction entre accouplement à titre professionnel et relation sexuelle dans la sphère privée. En particulier, elle montre comment les prises de vue des films exigent une grande souplesse de la part des acteurs pour que le spectateur puisse avoir une vue dégagée. Elle évoque rapidement l'origine de la profession dans les années 1970, la première qualification historique des acteurs en tant que cascadeurs, et l'impossibilité de remplir les conditions pour être reconnu comme intermittent du spectacle (pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la morale). Elle évoque la fluctuation des goûts du public, justifiant ainsi une forme discrète (mais bien réelle) de racisme dans les productions. Elle établit l'écart qui existe entre le professionnalisme français et celui américain. À la fin du tome, le lecteur quitte avec regret les personnages qui étaient sympathiques, même si assez superficiels. Sa représentation mentale des acteurs pornographiques a évolué, vers une approche plus professionnelle, assez exigeante en termes de compétences physiques et sexuelles (tenir l'érection, maîtriser l'éjaculation féminine). Par contre, il en ressort avec une impression de société sans réel problème, sans conséquence particulière du métier sur ceux qui l'exercent, sans vision économique du fonctionnement capitaliste de ces outils de production. Par contre, il a bénéficié d'une présentation sans hypocrisie, débarrassée de tout point de vue moral, mais aussi de tout point de vue psychologique. 4 étoiles pour un ouvrage qui permet de découvrir un pan de l'industrie cinématographique pornographique, mais qui reste très finalement très édulcoré, plus une initiation qu'une véritable étude sociologique.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Déesse
Déesse

Soumets-toi Lilith ! - Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2019. Il a entièrement réalisé (scénario, dessin, couleur) par Aude Picault. Il comprend environ 120 pages de bande dessinée en couleurs. Jadis régnait la grande déesse. Tous les peuples se prosternaient devant elle car elle était à la fois la reine de la vie et de la mort. Sa représentante la grande prêtresse conseillait les rois et s'accouplait avec eux avant les batailles. Mais la défaite de ces peuples par d'autres entraîna la chute de la déesse, son asservissement à un dieu guerrier, et son assimilation à la responsabilité de catastrophes naturelles. Puis elle fut oubliée. Cette chute est par exemple racontée dans la Bible. Dieu créa les cieux, la Terre… la faune, la flore, et finalement l'humanité : mâle et femelle, à son image. Tout naturellement, Adam et Lilith s'accouplent, dans diverses positions : missionnaire, Andromaque, balançoire, jusqu'à la jouissance mutuelle. Pourtant après l'acte, Adam déclare que la position de l'Andromaque n'est pas tenable, qu'il doit être au-dessus pour pouvoir contrôler. Lilith lui répond que s'il est le roi de la création, elle en est la reine, à égalité. Adam lui dit qu'elle doit se prosterner devant lui. Elle refuse de se soumettre. Adam en appelle à la volonté divine : si Dieu s'oppose à la domination d'Adam, qu'il se manifeste. Rien ne se produit. Devant l'absence de réaction, Adam en déduit qu'il a raison. Lilith refuse ce constat et invoque YHWH, provoquant l'effroi d'Adam. Il pousse des ailes dans le dos de Lilith et elle s'en va. Adam se plaint de sa solitude à Dieu et celui-ci envoie 3 anges Snwy, Snswy et Smng pour raisonner Lilith. Celle-ci refuse de retourner auprès d'Adam : elle se voit maudite, et cent de ses enfants doivent mourir chaque jour. Elle décide de s'abîmer dans les flots et de fait ses enfants meurent noyés à la naissance. Lilith ne revenant pas, Dieu décide d'accéder à la demande d'Adam et de lui donner une nouvelle femme. Cette fois-ci, il la façonne à partir de l'âme et de la matière d'Adam de sorte à ce qu'ils soient indéfectiblement liés. Il lui donne le nom d'Ève. Voilà un ouvrage étrange à la croisée des chemins. Il est paru dans la collection BD Cul de l'éditeur Les Requins Marteaux, et contient effectivement des scènes de sexe pouvant durer une dizaine de pages. Il est réalisé par Aude Picault dont le précédent ouvrage à succès Idéal Standard](2017) abordait le thème du choix de ne pas avoir d'enfant pour une femme, malgré la pression de la société. D'un autre côté, il est vrai que cette autrice avait déjà réalisé le premier ouvrage de cette collection : Comtesse paru en 2010. Enfin, le personnage principal est Lilith : un démon féminin issu de la tradition juive, considérée comme la première femme d'Adam, avant Ève. le nom de Lilith est mentionné une fois dans la Bible, 4 fois dans le Talmud. Son histoire est développée dans l'Alphabet de Ben Sira (entre 700 et 1000 de notre ère), et reprise dans les textes de la Kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme. le lecteur se rend vite compte que l'autrice a su reprendre les principaux éléments du mythe de Lilith en les respectant, sans les transformer en un folklore de pacotille : la première femme d'Adam, sa relation avec Samaël, la malédiction de Dieu, l'intervention des 3 anges (Snwy, Snswy et Smng / Sanoï, Sansenoï et Samangelof). La position d'Aude Picault est claire concernant les tenants de la foi juive, mais elle ne se contente pas de se moquer bêtement ou de railler un ou deux préceptes triés sur le volet. Elle donne son interprétation de cette croyance. Quand il choisit de lire un livre dans cette collection, le lecteur attend des scènes de cul. Elles occupent environ 60 pages sur 120, il n'y a donc pas tromperie sur la marchandise. Aude Picault les représente en vue générale, en gros plan, et tous les stades intermédiaires. Il s'agit de relations entre 2 adultes consentants, dans diverses positions sexuelles, sans prouesses physiques ou techniques. le lecteur peut observer des positions classiques, ainsi que des pénétrations en gros plans, des excitations du clitoris par la femme, des éjaculations. Les représentations sont plutôt simplifiées, très éloignées d'une représentation photographique, ou d'exagérations morphologiques, déconnectées d'une esthétique pornographique. le lecteur peut rattacher chaque relation physique à un individu avec des convictions personnelles, une histoire, à l'opposé d'une mécanique bien huilée et spectaculaire, accomplie par 2 professionnels anonymes et sans âme. de même chaque rapport dit quelque chose sur la relation qui unit les 2 individus en présence. Aude Picault raconte l'histoire de Lilith, personnage mythologique, comme s'il s'agissait d'un être humain. Elle ne se contente pas de broder sur la tradition du judaïsme : elle donne à voir une personne incarnée avec ses propres envies, engagée dans une relation avec un partenaire. le prologue sert de mise en perspective de l'histoire de Lilith comme étant universelle, et les dessins s'inspirent de représentations assyrienne et égyptienne pour évoquer un temps immémorial. L'artiste dessine sous la forme de fresques, de mosaïques, de hauts reliefs pour marquer une histoire datant de l'aube des civilisations. Ce mode de représentation atteint son objectif, et permet déjà de représenter des relations sexuelles sans que l'aspect pornographique n'écrase tout le reste du dessin. Par la suite, elle représente les environnements d'un trait léger et de manière simple. Il est vrai qu'en ces temps de la Genèse, il n'y a que des zones naturelles, figurées par un tronc d'arbre, son feuillage, des brins d'herbe, mais aussi quelques formations rocheuses, une grotte, des plans d'eau. Aude Picault adopte une mise en page sans dessiner de bordure de case, avec deux ou trois dessins par page et de nombreux dessins en pleine page (environ une cinquantaine). Ce choix est dicté par le format moitié moindre que celui d'une bande dessinée, mais aussi par le genre pornographique qui implique de tourner rapidement les pages pour que la tension monte. L'artiste représente les formes humaines de manière simplifiée, avec un simple détourage des corps avec un trait fin. Elle donne des silhouettes normales aux personnages, sans musculature exagérée, sans taille mannequin (Lilith est plutôt bien en chair). Elle ne s'attarde pas sur certains détails anatomiques (pas de tétons, que des auréoles), quelques poils. Il y a moins d'une demi-douzaine de gros plans de pénétration, et ils sont également représentés de manière légère, très éloignés d'une représentation photographique, ou d'une exagération de prouesse sportive. Il y a très peu de personnages, essentiellement quatre : Lilith, Adam, Samaël et Ève. le lecteur apprécie la justesse de l'expressivité de leur visage : la sollicitude, l'inquiétude, la colère, la surprise, le plaisir innocent. Il ne fait pas de doute que Lilith, Adam et Ève prennent du plaisir pendant l'acte sexuel. le plaisir féminin est montré sans tabou, sans que cette bande dessinée ne se transforme en un éloge du plaisir féminin. L'interprétation qu'Aude Picault donne du mythe de Lilith est bien sûr féministe. le prologue attire l'attention du lecteur sur le caractère universel du discours, dont le mythe de Lilith n'est qu'une version parmi tant d'autres : la soumission de la femme à l'homme. L'autrice n'est pas dans la dénonciation ou la critique négative : elle propose une autre façon d'envisager les choses. Il ne s'agit pas de faire une chasse aux sorcières, de dénoncer une religion parmi d'autres, de se lancer dans une diatribe facile contre le patriarcat. le changement de point de vue s'opère par une simple phrase : Enfin, Dieu créa l'humanité à son image, mâle et femelle. Lilith n'est pas née de la côte d'Adam, elle a été créée son égale. C'est effectivement l'envie de domination du mâle qui a conduit à la rupture de cet équilibre. Adam est montré comme ne sachant pas accepter cette égalité, comme étant incapable de lâcher prise, de se laisser aller et de perdre le contrôle. Plus tard Lilith demande à Samaël s'il a peur de son désir à elle : elle explicite ce qui a effrayé Adam. Étrangement Dieu accède à la demande d'Adam de demander à Lilith de revenir, puis de créer une nouvelle compagne Ève à partir de son propre corps, niant ainsi l'altérité féminine. Sur cette base, Aude Picault peut ainsi renverser le symbole de Lilith et même celui de Samaël (ange déchu) qui n'incarnent plus le mal, mais une alternative à la domination masculine, au patriarcat diabolisant le plaisir sexuel des êtres humains, et surtout celui des femmes. L'union de Samaël et Lilith montre que cette égalité entre les 2 sexes peut fonctionner jusque dans les relations sexuelles. Aude Picault ne montre pas du doigt une frange de la population, ou le clergé, ou une religion : elle se montre constructive. Elle met en lumière le mécanisme qui conduit à la volonté de soumettre les femmes à celle des hommes : la peur des hommes face à quelque chose qu'il ne peut pas être, face à une altérité profonde. Elle montre qu'il n'y a pas de culpabilité à associer au plaisir féminin, et pas d'impossibilité de trouver du plaisir pour les 2 partenaires. A priori, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une entreprise étrange : effectuer une interprétation d'un mythe biblique sous la forme d'un récit pornographique. Aude Picault n'est pas la première à le faire : Gilbert Hernandez s'y était essayé avec Jardin d'Eden (2016) pour un résultat très plat et littéral. Rapidement, le lecteur constate que Déesse mérite sa classification dans les BD pornographique, et que cela ne diminue en rien la voix de l'autrice. Il ne s'agit nullement d'un récit exécuté à la va-vite avec un fil directeur squelettique pour aligner les scènes de sexe. Il s'agit d'une vraie histoire, celle de Lilith, avec une narration visuelle élaborée et pleine de charme avec un faible niveau de vulgarité, doublé d'un point de vue sur l'un des modes d'asservissement du patriarcat, sans virer à la dénonciation simpliste et aigrie.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Confidences à Allah
Confidences à Allah

Quand le néant s'adresse à l'infini, ça sonne occupé. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, l'adaptation du livre Confidences à Allah (2008) de l'autrice Saphia Azzedine. Sa première édition date de 2015. Il a été réalisé par Eddy Simon pour le scénario, et par Marie Avril pour les dessins et la couleur. Il compte quatre-vingt-six pages de bande dessinée. À Tafafilt, petit village de montagne au Maroc, la jeune adolescente Jbara s'ennuie et elle considère que ce village c'est la mort, même si elle y est née. Elle a seize ans et elle a pris l'habitude de s'adresser à Allah dans sa tête. Il paraît qu'elle est belle, mais elle ne le sait pas. Un homme est en train de la pénétrer, et elle ne pense qu'à son Raïbi Jamila, un délicieux yaourt à la grenadine qu'on boit par-dessous, en faisant un petit trou. Elle se doute bien que ce qu'elle fait, c'est Haram. Vu qu'il n'y a rien à Tafafilt, elle se dit qu'Allah ne la voit pas. Avec un peu de chance… Elle regarde les yaourts, le paquet de biscuits au chocolat, les chewing-gums dans le sac en plastique… Lui, il gémit comme un porc. Heureusement, il est derrière. Lui, il s'appelle Miloud. Il est marron, il est amer, il la débecte. C'est un berger. Il habite dans un bled à une cinquantaine de kilomètres de chez elle. Il passe de temps en temps faire du commerce avec des mecs comme lui… Et se faire du bien avec elle. Elle, elle s'en moque. Elle a son raïbi Jamila. Pour elle, c'est le summum du plaisir. Elle est pauvre et elle habite dans le trou du cul du monde. Avec son père, sa mère, ses quatre frères et ses trois soeurs. Elle est une bergère et elle ne connait rien d'autre. Ses brebis sont tout ce qu'elle a. Non, elle a sa mère aussi. Elle aime sa mère, elle l'aime parce qu'elle lui fait pitié. Elle met des oignons dans tous ses plats pour pouvoir pleurer en paix. le plus dingue pour Jbara, c'est qu'elle supporte son père. Son père est un gros idiot chez qui elle déteste tout ! Elle a beau essayer d'avoir pitié de lui, elle n'y arrive pas. Quand il parle, il a du blanc au coin des lèvres, ça la dégoute ! Elle sait qu'elle est injuste, il n'y est pour rien. C'est qu'un idiot ! Jbara est sortie à l'extérieur de la tente familiale pour s'adresser à Allah, lui faire des confidences, agenouillée à même le sol. Elle le remercie pour la santé de sa mère, de ses frères, de ses soeurs. Pour ses brebis, pour tout quoi. Elle veut lui dire qu'il doit être très beau et très miséricordieux, et très glorieux aussi. Mais quand même, pourquoi l'a-t-il laissée là ? Ce n'est pas une vie Tafafilt. Elle le supplie pour qu'il se passe quelque chose dans sa vie. Puis elle va s'occuper de ses moutons, tout en savourant un de ses yaourts. le lait tourné de Miloud a tellement collé qu'elle a du mal à séparer ses cuisses. Ça tombe bien, c'est le jour du bain. Un jour, Miloud lui a dit qu'on n'était définitivement plus vierge quand on perdait tous ses poils d'en bas. Tout en se lavant, elle constate que sa touffe est toujours là. Elle se sèche et elle se sent encore plus vierge qu'avant. Elle sort de la tente de bain, sans s'être rendu compte qu'un homme s'était masturbé en la regardant. Prise d'une crampe soudaine, elle s'agenouille et vomit à même le sol. Cette adaptation est celle d'un premier roman, d'une écrivaine née au Maroc, d'une mère française d'origine marocaine et d'un père marocain, qui n'a rien d'autobiographique, une pure fiction. le lecteur découvre une jeune adolescente ayant grandi et habitant dans un petit hameau, dans une famille pratiquant la religion nationale, et étant devenue l'objet du désir de plusieurs hommes de la région. Pour autant, la tonalité de la narration ne relève pas du féminisme. le lecteur voit crûment le comportement de certains hommes vis-à-vis de Jbara : un simple objet utilisé pour leur plaisir, parfois avec une forme de rémunération, des denrées pour commencer, de l'argent par la suite, d'autre fois sans aucune compensation d'aucune sorte, juste parce qu'ils sont en position dominante. D'une certaine manière, cette violence reste feutrée : elle ne prend pas la forme de violences physiques et cette jeune femme a complètement intégré ce fonctionnement systémique de la société. Elle s'y est adaptée, apprenant progressivement à en tirer pour profit pour elle-même, sans se voir comme une victime. Les choses sont comme ça, elle accepte cet état de fait et elle le vit comme étant l'ordre naturel des choses. Progressivement, elle prend conscience que le mode de vie qui est le sien est incompatible avec les préceptes de la religion, en aucune manière. Là encore, elle sait s'y adapter et elle fait évoluer son mode de vie en conséquence : elle s'éloigne peu à peu de la religion, tout en continuant à s'adresser à Allah. Le personnage principal est également présenté comme appartenant à une classe sociale pauvre, voire très pauvre. La vie dans le village n'est pas juste simple : il n'y a aucun confort moderne. Pas d'électricité, pas de réseau et d'ailleurs même aucun téléphone portable, même pas l'eau courante. Lorsqu'elle présente ses parents, Jbara le fait comme une adolescente, sans beaucoup de nuance, mais en même temps de manière très pénétrante : sa mère qui met beaucoup d'oignons partout pour masquer ses pleurs, son père pas très futé et embobiné par le représentant religieux local, ce dernier profitant sans vergogne de la foi des personnes qui l'accueillent. La jeune adolescente souhaite une autre vie, en particulier plus confortable grâce à des biens matériels. L'écrivaine fait évoluer le statut de son héroïne grâce à une valise providentielle et une grossesse non désirée. Bientôt, Jbara a trouvé un gite en ville, et gagne même de l'argent ce qui lui permet de s'acheter des choses, autonomie relevant du délire seulement quelques semaines auparavant encore. Pour autant l'organisation systémique de la société la cantonne dans le rôle d'individu exploité par d'autres : du fait de sa condition de femme, mais aussi comme femme de ménage, comme personne entretenue, comme employée sans contrat, sans protection sociale, à la merci de la fantaisie de son employeur ou de son protecteur, ou d'événements sur lesquels eux-mêmes n'ont aucune prise. Pour raconter cette histoire, les dessins s'avèrent assez doux. le lecteur le remarque dès la première page avec les couleurs. Elles s'inscrivent dans un registre chaud, orangé et un peu foncé, pour montrer la ferme de Tafafilt. Puis vient la scène de sexe qui se déroule dans l'ombre de la tente : les dessins s'avèrent peu explicites, dépourvus de charge érotique, avec un pudeur dépourvue d'hypocrisie, car il n'est pas possible de se tromper sur ce qui est en train de se dérouler. Ainsi que l'artiste choisit des teintes pouvant aller du clair au foncé, toujours avec des dégradés adoucis, neutralisant toute forme potentielle d'agressivité. Même le soleil du Maroc ne semble jamais implacable, ou la chaleur accablante, ou les lumières artificielles trop vives. Les contours des personnages sont réalisés avec un trait fin, les couleurs apportant plus d'informations en termes de reliefs des corps, de luminosité de la peau, et renforçant les expressions de visage. Ce choix graphique participe également à rendre les individus plus gentils, même ces militaires qui effectuent un raid chez le cheikh ne semblent pas méchants, alors que pourtant leurs actions sont violentes. En fait la personne qui apparaît la plus mal intentionnée au regard de Jbara s'avère être la belle-mère. Marie Avril impressionne tout de suite par son savant dosage entre traits de contour et mise en couleurs, composant des images avec une belle consistance en termes d'informations visuelles, sans pour autant qu'elles n'apparaissent chargées. Au fil des scènes, le lecteur se retrouve dans des endroits bien décrits la zone désertique de Tafafilt avec ses montagnes, les maigres pâturages, l'unique route de terre, l'arrivée en car dans la grande ville, ses rues, ses devantures de magasins, la grande demeure dans le quartier des riches avec ses pièces spacieuses, sa piscine, la cuisine, la discothèque avec ses lumières, le palais du cheikh et son encore plus grande piscine avec ses palmiers, la demeure modeste de l'imam. L'artiste s'inscrit dans une veine réaliste, un peu simplifiée, immergeant le lecteur dans un quotidien concret et consistant, que ce soient les lieux, les pièces des bâtiments et leur aménagement, les accessoires et les tenues vestimentaires, les modèles de véhicule, les gestes et postures, ou encore les expressions de visage. À plusieurs reprises, le lecteur remarque la force et la justesse des plans de prise de vue et de leurs cadrages. Les scènes de rapport sexuel ne sont pas édulcorées de manière hypocrite, et pour autant, le lecteur ne se retrouve pas en position malsaine de voyeur. Il voit Jbara se livrer à cette activité, avec son point de vue et sa force de caractère qui fait qu'elle ne se représente jamais en position de victime. Il assiste à un accouchement dans la rue, deux pages d'une intensité terrible, même s'il ne voit jamais le bébé et alors qu'il n'y a aucun gros plan sur la venue au monde elle-même. En pages cinquante-neuf à soixante-et-un, Jbara revient à Tafalit, alors qu'elle est maintenant beaucoup plus à l'aise financièrement que ses parents, et que ceux-ci la voient comme une bienfaitrice, lui rendant grâce comme à une personne digne de louanges. le lecteur regarde la jeune femme et ressent les émotions qui la traversent, avec une solide empathie, une très belle réussite. Comme toute adaptation, celle-ci effectue des choix par rapport au roman originel, accentue certaines intentions, en atténue d'autres. L'autrice a imaginé une trajectoire de vie pour une adolescente de la campagne qui devient une de ses femmes faciles assouvissant le désir des hommes qui ne peuvent le faire avec les femmes respectables, observant les prescriptions de la religion afin d'être des épouses dignes selon ces critères. Il s'agit d'un récit féminin, une femme rendue très sympathique grâce à une narration visuelle prévenante et nuancée. Une mise en scène de la vie d'une jeune personne, femme et pauvre, s'adaptant intuitivement avec courage et à propos, au fonctionnement systémique d'une société qui ne la ménage pas.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série The Dream
The Dream

Toujours intéressant l'envers du décor. - Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il est initialement paru en janvier 2018, écrit par Jean Dufaux, dessiné, encré et mis en couleurs par Guillem March. Dufaux est un scénariste réputé et prolifique de BD franco-belge ayant oeuvré dans de nombreux genres. March est un dessinateur espagnol de bandes dessinés et de comics, ayant travaillé pour DC Comics, sur des séries comme Batman, Catwoman et Gotham City Sirens. Dans un quartier de Broadway, une belle jeune femme blonde (Megan) se rend dans une boîte de nuit qu'on lui a recommandée pour son spectacle pornographique. Lorsqu'elle y pénètre, elle constate effectivement qu'il ne s'agit pas d'un établissement pour touristes. Elle envoie paître sans ménagement un jeune cadre qui essayait de la draguer, et s'installe pour profiter du spectacle. Jude entre en scène, nu, un beau jeune homme à la musculature bien dessinée sans être gonflée. Sa partenaire Ona le rejoint sur scène. Ils commencent à onduler au son des bongos, puis à s'accoupler en rythme. Les clients sont en transe devant le spectacle. Une jeune femme commence à entamer le mouvement pour rejoindre les artistes sur scène. Elle est arrêtée par son compagnon qui a remarqué l'entrée dans la boîte d'une femme asiatique (Sina Songh), accompagnée de 3 gardes du corps dont Owen Di. Elle se met à fumer malgré l'interdiction, alors que le patron lui-même vient lui offrir à boire, offert par la maison. Megan sort pour fumer et demande au videur de lui indiquer la loge de Jude, après lui avoir graissé la patte. Elle va s'installer dans sa loge, sur son canapé, et l'attend. En arrivant, Jude lui demande ce qu'elle fait là après lui avoir dit qu'elle n'a pas le droit de fumer dans les loges. Megan ne se démonte pas et lui indique qu'elle est venue le recruter pour le premier rôle dans un film réalisé par Saul Epstein. Elle lui indique que si tout travail mérite salaire, Jude doit encore faire la preuve qu'il mérite un travail. Il s'agit d'un film retraçant un mois de la vie du poète Jon Keats (1795-1821). Jude ayant pris sa douche et s'étant habillé, ils sortent par l'arrière du bâtiment, où les attend Ona appuyée sur sa grosse moto. Mais sur ces entrefaites, Sina Songh arrive avec ses gardes du corps et l'un d'eux interpelle Ona. Elle ne se laisse pas faire, il la frappe, la met à terre et lui casse 2 ou 3 côtes à coup de pied. Sina Songh indique à Jude qu'il doit la suivre. Elle l'emmène piqueniquer sur a plage, et exige de faire l'amour avant sous la surveillance d'Owen Di. Difficile de résister à la séduction vénéneuse de la couverture qui montre une belle femme élancée, avec un individu en serviette de bain qui s'avance vers elle, sa silhouette se reflétant dans le miroir. de plus le lecteur a l'assurance d'un scénario de bonne qualité du fait de l'expérience de Jean Dufaux. Un rapide feuilletage du tome montre des dessins très soignés, avec une mise en couleurs sophistiquée évoquant l'aquarelle, mais peut-être réalisée à l'infographie. le début du récit installe rapidement la dynamique : un travailleur du sexe (Jude) est recruté par une rabatteuse (Megan) pour tourner dans un film à gros budget, sous réserve de passer quelques tests. Dans le même temps, une jeune héritière (Sina Songh) profite de l'agent de papa (Hue Songh) pour contraindre Jude à devenir son amant. Il s'agit donc d'un thriller, avec une touche de polar, et une ambiance de violence et de sexe, servi par des dessins très agréables à l'oeil. Guillem March est connu pour son travail sur des séries de premier plan de DC Comics, mais aussi pour ses pinups aux poses lascives et suggestives, en particulier avec une couverture polémique de Catwoman. Dès la première page, le lecteur a le plaisir de voir que pour cet album, il a adopté un mode de représentation correspondant à une bande dessinée franco-belge, dans un registre descriptif plus dense. le lecteur peut donc admirer les lumières de la ville dans la perspective de la rue du quartier de Broadway, avec une belle teinte rose générée par les néons. La rue à l'arrière de la boîte présente un urbanisme réaliste, avec des façades réalistes, baignant dans une lumière jaunâtre un peu grisâtre correspondant bien à ce type de rue. Si le lecteur lève la tête (euh, non pardon, regarde le haut de la case supérieure en page10), il peut voir les nuages rétro-éclairés par la lumière lunaire. le lecteur éprouve la sensation de se trouver aux côtés de Sina & Jude sur la plage. Juste après il découvre Megan et Jude en train de prendre un verre à une terrasse de café, protégé par un parasol, d'un chaud et doux soleil d'été. L'effet est remarquable, avec des ombres projetées des feuilletages, représentées à l'aquarelle, transcrivant avec délicatesse l'impression ressentie sous cet ombrage discret et changeant. Tout du long du récit, Guillem March donne à voir des endroits bien consistants, avec un fort niveau de détails, sans donner l'impression de surcharger les cases. le lecteur se projette avec plaisir dans ces endroits qui échappent aux stéréotypes visuels, qui existent avec conviction et qui sont réellement habités, utilisés, parcourus par les personnages. Ce ressenti est accentué par la mise en couleurs sophistiquée, sans être clinquante. March utilise des couleurs un peu délavées, avec un premier effet d'ambiance, grâce à une teinte majoritaire par séquence, un rose tirant sur le violet pour le spectacle dans la boîte de nuit, une teinte jaune entre beurre frais et topaze pour la loge de Jude, un gris bleuté pour le premier essai de film avec Pakap Salem, un jaune plus vif pour la boîte très spéciale The Butcher. Il utilise également les couleurs pour faire ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres, et pour apporter des textures aux tissus ou aux surfaces. le lecteur apprécie aussi la manière dont les couleurs l'informent sur la qualité de l'éclairage naturel ou artificiel, la chaude lumière en terrasse, ou la lumière très cru du restaurant dans lequel Jude fait la connaissance d'Hue Songh, le père de Sina. Guillem March apporte le même soin pour camper les personnages. Il leur attribue des silhouettes athlétiques sans être celles de culturistes, avec des visages facilement mémorisables, sans être exagérés. le lecteur peut percevoir l'état d'esprit de chaque protagoniste dans son visage et sa posture. L'artiste s'investit tout autant dans les tenues vestimentaires : les robes de Sina Songh, les toilettes élégantes de Megan, les tenues décontractées de Jude, les fringues gothiques de The Strange, le costume strict d'Owen Di. Au travers des dessins, le lecteur plonge donc un monde riche, lui permettant de s'immerger dans ces milieux, ces endroits allant de boîte de nuit, en plage tranquille, en passant par un superbe appartement sur un bateau. Ces endroits présentent une telle consistance que le lecteur finit par se demander où ils se situent, comment Jude peut avoir une petite maison sur la plage, en étant aussi proche de Broadway. Il accepte de supposer que les séquences sont distantes de plusieurs heures, et que les auteurs n'ont pas souhaité consacrer des cases à expliquer les déplacements. Dès la première séquence, le scénario montre explicitement que Jude est un travailleur du sexe, et que ce métier joue un rôle essentiel dans l'intrigue, et ne se résume pas à une simple excuse pour montrer des corps dénudés. du coup, les auteurs ont dû faire des choix quant à la représentation de cette nudité. Ils ont choisi une forme de compromis, avec une nudité frontale (et dorsale aussi), montrant les fesses et les torses nus, mais pas les organes sexuels masculins ou féminins situés au niveau du pelvis. Il y a également des relations sexuelles, mais sans gros plans de pénétration. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut en être déçu, ou au contraire estimer que cela est déjà trop. Néanmoins ce choix fait sens dans l'histoire. Guillem March et Jean Dufaux font en sorte de ne pas stigmatiser ce métier, de ne pas être dans le registre de la pornographie, de rester dans une forme d'érotisme qui n'est pas racoleur. Ainsi la narration n'a rien de sordide, mais n'édulcore pas non plus la nature du métier de Jude. Il y a 3 scènes de relations sexuelles explicites, permettant d'admirer la musculature de Jude, et la poitrine de sa partenaire. Le lecteur s'immerge donc totalement dans l'historie grâce à des planches superbes, denses et gracieuses, à la séduction palpable. Il découvre un récit basé sur un mystère. Quelle est cette mystérieuse organisation Invisible Art Production ? Quel est son but ou son objectif ? D'où proviennent ces fonds conséquents ? Il n'y a pas de réponse dans ce tome. Jean Dufaux met en place les différentes phases d'initiation de Jude, avec un soupçon de surnaturel, et une touche d'horreur. Là encore le lecteur prend les choses comme elles viennent, sans trop savoir comment se positionner. le portrait psychologique de Jude reste superficiel, et celui de Megan encore plus. le scénariste s'amuse avec quelques thèmes comme le pouvoir de l'argent (le comportement de Sina Songh, ou celui de son père), l'attrait d'un milieu sulfureux (le monde des travailleurs du sexe). Il pimente son récit d'un peu de violence (la ratonnade d'Ona, les méthodes de gangster d'Hue Songh), et de surnaturelle (les capacités de The Strange, peut-être un succube). À la fin, la situation de Jude a avancé, sans qu'il ait commencé à travailler pour IAP. le lecteur comprend également que la mission de Megan vis-à-vis de lui est arrivée à son terme. Et c'est tout. Effectivement s'il s'en tient à l'intrigue, le lecteur se retrouve un peu déçu par une narration visuelle magnifique, mais une histoire qui n'aboutit pas vraiment. Il y a bien eu une ou deux références culturelles comme à Mad Men, à Kiera Knghtley, ou aux 4 réalisateurs borgnes (John Ford, Fritz Lang, Raoul Walsh, André de Toth). Il jette alors un dernier coup d'oeil au titre : le rêve. Effectivement, Megan promet le rêve de la célébrité à Jude, mais sans que le récit n'aille jusqu'à sa concrétisation dans ce tome. le lecteur voit aussi qu'il y a quelques commentaires sur la nature du désir, assouvi ou inassouvi, sur le désir physique qui rend les hommes idiots. Au fil des pages, son esprit à également enregistré quelques phrases qui sonnent comme des observations sur la nature de la vie. Les personnages évoquent en passant que connaître l'envers du décor est toujours intéressant, que la valeur de chaque individu est estimée comme s'il était un produit, que les plus forts finissent toujours par se heurter à plus forts qu'eux, que tout se résume à une transaction monétaire. Sous réserve d'être sensible à cette fibre, le lecteur découvre alors une interrogation sur le sens de la vie, sur ce que l'individu doit sacrifier pour essayer de réaliser ses rêves, sur l'obligation de devoir se vendre comme un produit. Sous des dehors de récit facile et joli, il apparaît une vision noire de la vie et de ses nécessités. Ce premier tome tient ses promesses d'une histoire mettant en scène un professionnel du sexe, dans la recherche de l'atteinte de son rêve. Guillem March réalise des planches somptueuses et fluides, emmenant le lecteur dans le monde de Jude et de Megan. Jean Dufaux donne l'impression de dérouler un mystère s'apparentant à un artifice bien pratique, avec des personnages un peu superficiels, le tout saupoudré d'un peu de violence, de sexe et de surnaturel pour faire bonne mesure. La fin donne l'impression d'avoir lu un chapitre qui ne se suffit pas à lui-même. Mais sous les apparences, les auteurs évoquent la condition humaine, dans sa noirceur et son désir sans espoir d'être un jour assouvi.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Putain de vies
Putain de vies

J'étais devenue un objet, leur objet. - Il s'agit d'une bande dessinée indépendante de tout autre, réalisée par Muriel Douru, dont la première édition date de 2019. Il commence par une préface d'Ovidie (actrice, réalisatrice, productrice, autrice et journaliste). Elle évoque sa réticence initiale, avant d'apprendre qu'il s'agit d'évoquer le parcours de vie de travailleuses et de travailleurs du sexe, à partir de leurs propres dires. Elle développe ensuite son propos : elle a constaté que généralement lesdits travailleurs sont exclus des débats qui les concernent, en indiquant que chacun de ces travailleurs a une histoire personnelle différente, qu'ils continuent de souffrir de stigmatisation dans la société, et que les métiers se sont diversifiés avec le numérique, mais qu'ils restent exploités et mal considérés. Vient ensuite une introduction de 3 pages en bande dessinée réalisée par l'autrice elle-même dans laquelle elle évoque ses a priori, son travail dans les maraudes de Médecins du Monde et Paloma dédiées aux travailleuses du sexe, ainsi que la distance de son cadre de référence de vie, d'avec celui des personnes qu'elle a rencontrées. le tome se termine avec une postface de 5 pages, un texte illustré de quelques photographies : paroles de Médecins du Monde & Paloma. La bande dessinée comprend 10 chapitres, chacun consacré à une travailleuse ou un travailleur du sexe différent. Chapitre 1 : Vanessa - de l'enfant esseulée à la mère de famille nombreuse. Dans un appartement en banlieue, une femme observe sa voisine par le judas de sa porte palière et constate qu'elle fait entrer un homme chez elle. Elle décroche son téléphone et avertir l'office HLM. Vanessa est née il y a 48 ans, vivant dans un appartement avec sa famille dans la banlieue modeste d'une ville de province. Chapitre 2 : Amélia - de la vie subie à la vie choisie. Amélia arrive au boulot pour s'installer à son poste de téléopératrice. Un texto arrive sur son portable lui rappelant qu'elle doit 60.000 euros et que son correspondant ne la lâchera pas tant qu'elle n'aura pas remboursé. Amélia est née au Nigéria dans une famille très pauvre. Chapitre 3 : Mei - Des rizières de la Chine aux trottoirs de Belleville. Quelque part dans le quartier de Belleville à Paris, Mei emmène un client faire une passe dans un appartement. Une fois qu'il est parti, elle se fait choper sur le palier pour un autre homme qui exige du sexe gratuit. Elle ne peut qu'obtempérer au risque sinon qu'au moindre esclandre elle se fasse dénoncer par les voisins. Elle est née en Chine au début des années 1970, et sa famille travaillait durement dans la production de maïs. Chapitre 4 : Giorgia - du petit garçon des rues à la femme engagée. Dans la nuit du 16 au 17 août 2018, au Bois de Boulogne, un client mécontent abat Vanesa, une transgenre, à bout portant. Une autre travailleuse du sexe en informe Giorgia. Celle-ci est née à Bogota en 1979, dans une famille recomposée. Petit garçon elle a rapidement pris conscience qu'elle avait été assignée à un genre qui n'était pas le sien. Chapitre 5 : Candice - du malheur à la quête du bonheur. Candice regarde une déclaration d'Éric Ciotti à la télévision, enjoignant l'Aquarius à retourner sur les côtes libyennes. Elle est née au Nigéria il y a 25 ans, l'aînée de 3 frères et 4 soeurs. Elle n'a jamais vu d'amour entre ses parents. Chapitre 6 : Lauriane - de l'adolescente complexée à l'escort girl. Lauriane rentre chez elle dans son petit pavillon et trouve un bouquet de fleurs devant sa porte, avec un gentil mot d'un certain Jean-Louis. Elle se souvient de son enfance en pavillon dans une famille ordinaire, et de sa passion pour le sexe, développée à l'adolescence, de ses expérimentations diverses et sans tabou. Chapitre 7 : Emmy - du petit garçon à la femme épanouie… Le sous-titre explicite la nature de l'ouvrage : itinéraires de travailleuses du sexe. La quatrième de couverture est composée de 2 paragraphes extraits de l'introduction rédigée par Ovidie sur la stigmatisation dont sont l'objet toutes les travailleuses et les travailleurs du sexe. La lecture de l'introduction ne laisse pas de place au doute sur l'honnêteté de la démarche de l'autrice. Cette dernière explique dans l'introduction qu'elle rapporte les histories de vie de personnes qu'elle a rencontrées et qu'elle a écoutées à l'occasion de maraude avec l'association Paloma, la couverture portant en plus le logo de Médecins du monde. La postface de 5 pages constitue un texte explicatif corédigé par Médecins du Monde France & Paloma sur la nature de leurs actions, la diversité des situations des travailleuses/eurs du sexe, et les actions de prévention. le lecteur comprend qu'il s'agit donc d'évoquer plusieurs parcours de vie de manière brève (entre 12 et 24 pages) partant généralement de l'enfance jusqu'à la situation adulte (entre 25 et 50 ans en fonction des personnes). Ces parcours sont présentés de manière condensée, mais pas romancée. Le lecteur entame la première histoire et apprécie la douceur qui se dégage de la narration visuelle. L'artiste détoure les formes d'un trait léger, fin et précis. Les individus présentent des morphologies variées et réalistes, avec des visages différenciés, des tenues vestimentaires en cohérence avec leur statut social, leur activité, leur culture, la région du globe où se déroule la scène. Muriel Douru représente la réalité sans l'enjoliver, sans la dramatiser, avec un degré de simplification dans les formes pour rendre la lecture plus fluide, sans pour autant s'inscrire dans un registre tout public, encore moins enfantin. Elle prend soin de représenter les environnements en les différenciant également. Au fil des histoires, le lecteur peut observer des appartements différents, un pavillon, une ville au Nigéria, un village en Chine, une rue à Bogota, une vue aérienne de Paris, etc. Il ne s'agit pas de reportages touristiques, mais chaque lieu comporte des caractéristiques géographiques et d'aménagement, cohérentes et réelles. de même, le lecteur est bien en train de lire une bande dessinée, et pas un texte illustré, pas des pavés de texte découpés en morceau où la dessinatrice hésite entre représenter ce qui est dit, ou coller une image de transition. Ces 10 chapitres sont autant de bandes dessinées en bonne et due forme, avec une approche factuelle et descriptive, et une narration visuelle riche et variée, que ce soit dans la conception des prises de vue, ou dans la complémentarité entre textes et dessins. Le lecteur commence donc par découvrir l'itinéraire de Vanessa, depuis son enfance maltraitée jusqu'à l'interrogation sur son futur maintenant qu'elle a 50 ans. Il n'y a pas de misérabilisme, pas de victimisation, pas de jugement de valeur, pas de romantisme, pas de diabolisation du métier ou des clients. Pour autant, il n'y a pas de banalisation ou d'indifférence. le lecteur a l'impression que Vanessa lui raconte le déroulement de sa vie, avec les éléments relatifs à son métier, et des détails de sa vie privée qui en font une vraie personne. le deuxième récit est raconté de la même manière, avec la même approche naturaliste. L'absence de dramatisation évite à la narration de donner l'impression d'un reportage sensationnaliste. À nouveau, l'histoire d'Amélia est unique et personnalisée. le lecteur ressent tout naturellement de l'empathie basique pour cette personne, en gardant à l'esprit qu'il a accès à une partie de sa vraie vie. du coup, lorsqu'il la voit avec d'autres femmes dans sa situation, dans une cage d'escalier dans un foyer à enchaîner les passes à dix euros, le ressenti est douloureux. Les actes sexuels sont représentés dans 3 cases, sans effet esthétique, sans gros plan, dans un registre sans rapport avec celui de la pornographie. L'aspect factuel de la description rend palpable la réalité de la situation et des actes. En proscrivant tout effet pour appuyer, l'autrice rend possible la projection du lecteur dans la situation, sans filtre déformant. Au fil des 10 biographies, le lecteur se retrouve ainsi dans la peau d'êtres humains en butte aux pires comportements de ses confrères. Il perçoit la souffrance de chacune de ces personnes. L'effet cumulatif est dévastateur. Au fil de ces 10 parcours de vie, il subit l'oppression, les viols, la guerre, la famine, l'exploitation, les profiteurs, le chantage, les passes à 10 euros, la peur au bois (de Vincennes, de Boulogne), les macs, les mariages arrangés, la violence conjugale, le chômage, la crédulité, l'abus de confiance, le mirage de l'Eldorado, l'angoisse de l'expulsion du sol français, l'indifférence des pouvoirs publics, la prison de son identité sexuelle physique, la séropositivité, la déscolarisation forcée, les prédateurs, la traite des femmes, la pauvreté, le racket, le chantage sur les proches, la reproduction des schémas de la violence familiale, la drogue… Il se rend compte que le parti pris graphique atténue l'horreur visuelle des situations et des violences, rendant la lecture supportable et même agréable, mais qu'il ne cache rien de ces maltraitances. Muriel Douru se révèle être une narratrice extraordinaire. Elle sait représenter la violence sans la rendre esthétique, sans non plus tomber dans le gore. Elle n'hésite pas à représenter les actes sexuels, sans hypocrisie, sans fausse pudeur, mais sans séduction, ce qui correspond bien à cette relation tarifée. Elle montre ces travailleuses et travailleurs en situation de travail, avec une approche professionnelle, sans être technique. Bien sûr, l'accumulation de maltraitance finit par atteindre le lecteur. Son regard sur ces femmes et ces hommes s'en trouve modifié, quelles que soient ses convictions morales ou religieuses. Dans son introduction, l'autrice évoque la difficulté de projection pour comprendre la réalité de ces vies, à partir de son milieu, son éducation et son statut, de femme blanche et occidentale, n'ayant jamais manqué d'amour parental ni souffert de la faim. Elle indique que la rencontre avec ces femmes et cet homme lui a permis de comprendre combien il est compliqué d'appréhender ce qui vivent des gens au destin si éloigné. Au fil de la lecture, il se dégage également une représentation de la relation sexuelle comme un rapport de force, dans lequel les travailleuses du sexe et les travailleurs du sexe occupent la position de faiblesse. En outre, la représentation de ces rapports forcés, de ces abus réguliers (sans être systématiques) par des clients violents ou voleurs, et souvent des conditions sordides du rapport tarifé (sur le capot d'une voiture) finit par brosser un tableau déprimant de la pulsion masculine imposée aux femmes, et par voie de conséquence subie par les hommes incapables d'échapper à sa force impérieuse. Au sein des témoignages, le lecteur peut relever 2 petites phrases qui définissent cette forme de relation. Dans la première, une travailleuse indique qu'elle était devenue un objet, l'objet de 2 hommes. Dans la seconde, une autre travailleuse constate que même les gentils profitent d'elle : elle doit toujours coucher même quand elle n'en a pas envie, et pour le temps dont ils ont besoin pour se soulager. Cette bande dessinée est extraordinaire dans le sens où elle parvient à déjouer tous les pièges de la représentation de du travail du sexe (misérabilisme, romantisme, voyeurisme, etc.) sans rien occulter de la nature de ce travail, en donnant la sensation au lecteur d'écouter ces femmes et cet homme en train de lui parler directement, lui laissant son libre arbitre sans lui faire de chantage à l'émotion, sans le culpabiliser, sans l'agresser par des visions insoutenables, dans un rapport de lecture librement consenti, respectueux de sa sensibilité.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Itinéraire d'une garce
Itinéraire d'une garce

Quelle femme je veux être ? - Il s'agit d'une histoire complète indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Céline Tran pour le scénario, et par Grazia la Padula pour les dessins et les couleurs. Elle comporte un peu plus d'une centaine de pages de bande dessinée, entrecoupée de courts textes correspondant à des réflexions intérieures de l'héroïne. Le téléphone d'Élise sonne, sur sa fonction réveil. Elle l'arrête, et réveille doucement son mari à ses côtés dans le lit. Elle est en culotte et elle se lève. Elle passe une robe de chambre et va préparer la table du petit-déjeuner. Il arrive en teeshirt et pantalon de pyjama, alors qu'elle verse le café, et il dépose un chaste baiser sur son front. le téléphone d'Élise vibre : un message lui indiquant que son rendez-vous du matin est décalé au midi, juste pendant sa pause. Elle doit interviewer Belinda Bella, une star des réseaux sociaux, une Instagram Model. Son mari la charrie : Élise n'est même pas sur Instagram, et cette influenceuse dispose réellement de nombreux suiveurs. Il l'informe que leur fille Manon vient bientôt passer quelques jours à la maison. Elle doit rappeler dans quelques minutes pour dire quand elle arrive. La mère en déduit que sa fille ne part plus en stage à Londres avec Fred, tout en se demandant pourquoi Manon ne lui en parle jamais. Il part prendre sa douche, et elle finit ses tartines. Puis elle se lève et va dans la chambre. Elle enlève sa robe de chambre, et prend le téléphone de son mari qui est en train de sonner. Elle manque l'appel, mais écoute les messages. le premier est de sa fille : elle arrive samedi et elle demande à son père de ne pas dire à sa mère qu'elle a rompu avec Fred. Elle écoute le second : une confirmation de réservation de la suite habituelle pour le lendemain vendredi dès dix-neuf heures. Conformément à sa demande : suite Marquise avec vue sur jardin, champagne et fraises pour madame. le mari sort de la salle de bain, la brosse à dent dans la bouche : elle confirme que c'était Manon annonçant son arrivée et sa rupture avec Fred. Elle rentre dans la salle de bain, enlève sa culotte et rentre dans la baignoire, pendant que son mari lui annonce qu'il ne rentrera pas ce week-end pour des raisons professionnelles. Elle se laisse glisser au fond de la baignoire et se met à pleure. Élise se dit que c'est le comble : c'est elle qui a honte. Mais de quoi serait-elle coupable ? Son époux continue de sourire comme si de rien n'était, avec cette tendresse qui a toujours défini son regard. Il ment tout en la serrant dans ses bras. Il la quitte pour rejoindre une autre. Il l'embrasse, la pénètre, jouit avec elle. Et pendant ce temps-là, elle s'endort en paix dans leur lit. Combien de fois l'a-t-il retrouvée après l'avoir baisée ? Combien de fois compte-t-il partir encore pour jouir avec elle ? Y en a-t-il d'autres ? Combien sont-elles ? le lendemain, Élise réalise l'interview avec Belinda Bella, une tombeuse. Puis elle se rend chez sa gynécologue qui lui parle ménopause, sécheresse vaginale et lubrifiant. Une femme trompée et qui se conduit comme une garce ? Pas tout à fait. La scénariste met en scène un couple qui visiblement gagne bien sa vie. La quatrième de couverture précise que Élise a 52 ans, les dessins montrent une femme bien conservée, légèrement empâtée qui pourrait en avoir 40. Elle travaille pour un magazine féminin indéterminé. Leur fille Manon semble avoir terminé ses études, ne pas être forcément encore établie, ni professionnellement, ni amoureusement. Son corps est visiblement plus ferme que celui de sa mère. le mari est très bien conservé, athlétique, grand beau et fort, avec également une bonne situation de cadre qui l'amène à voyager régulièrement, pour quelques jours. Ils ont un appartement spacieux, sans luxe ostentatoire. L'histoire est racontée du point de vue d'Élise, un point de vue féminin qui n'est pas féministe. Les dessins appartiennent à un registre descriptif, avec des traits de contour très légers pour les silhouettes humaines dont les détails sont réalisés en couleur direct. Pour les décors, ils peuvent aussi bien être dépeint avec des traits de contour minutieux, puis peints, qu'entièrement en couleur directe. Cela aboutit à une narration visuelle plutôt douce, avec un niveau de détail élevé, des représentations très concrètes. L'artiste réalise des planches très agréable avec un sens du détail descriptif et narratif remarquable. Au fils des planches, le lecteur apprécie de pouvoir regarder autour de lui et d'admirer la chambre à coucher du couple dans toute son intimité, leur cuisine tout équipée avec la table les chaises, les placards, les appareils électroménagers, le grille-pain les sets de table, le salon avec le canapé confortable pour regarder la télévision à deux, etc. Il prend grand plaisir à accompagner Élise dans le métro (avec des slogans d'affiche publicitaire qui lui suggère d'aller voir ailleurs), chez la gynécologue, à l'interview, au yoga, dans les couloirs de l'hôtel George VI (magnifiques tapis dans les couloirs), au cours de boxe, à la journée au hammam, au café ou encore chez le bottier pour une séance d'essayage très sensuelle. Il apprécie de voir que Gazia la Padula dessine des individus avec des morphologies variées, des visages expressifs, sans exagération. Cette bande dessinée est publiée par Glénat dans sa collection Porn'Pop, et une mention sur la quatrième de couverture précise que la mise à disposition des mineurs est interdite. de fait, les personnages sont représentés nus sans hypocrisie, à commencer lorsqu'ils prennent une douche, mais aussi lors des relations sexuelles en solo ou à plusieurs. La dessinatrice le fait sans hypocrisie, montrant des corps imparfaits et séduisants. Lors des rapports sexuels, elle va jusqu'au gros plan de la pénétration à deux ou trois reprises quand Élise ou son époux ont sciemment recherché une relation sexuelle, quand elle souhaite éprouver une sensation charnelle. de ce point de vue les promesses de la couverture sont bien tenues. À nouveau, le point de vue reste féminin, au travers des actions et des émotions d'Élise. Toutefois, c'est la sensualité qui prédomine, et le désir qui s'éveille peu à peu au travers des images : le constat de dépit en regardant son corps dans la glace, la position très technique de l'examen gynécologique, puis petit à petit la prise de conscience des sens, dans les vestiaires du yoga, puis du cours de boxe, puis dans le hammam. le lecteur ressent une forte empathie pour Élise ce qui a pour effet de le faire considérer les dessins comme étant plus érotiques que pornographiques. Une femme trompée et qui comprend qu'elle a été aveugle au comportement de son mari, voilà qui rappelle l'une des premières bandes dessinées du genre réalisé par une femme : le démon de midi (1996), de Florence Cestac. Ici la narration ne s'inscrit pas dans le registre comique, et les sentiments sont plus présents. La découverte de la tromperie de son époux la plonge dans une phase de déprime prononcée, mais il s'agit d'un couple ayant la cinquantaine, sans volonté de tout recommencer. Passant par différentes phases, elle décide de s'occuper d'elle et de son plaisir. La douleur sentimentale occasionnée par la trahison est bien présente, mais dans le même temps elle n'a pas de velléité de refaire sa vie, de tirer un trait sur une relation maritale qui lui apporte toujours le plaisir du partage, d'une vie à deux douillette. Elle se demande donc plutôt ce qu'elle souhaite elle, comme libérée de son voeu de fidélité. D'un côté, elle n'avait jamais envisagé de rechercher sa satisfaction par elle-même sans époux, de l'autre elle éprouve l'envie d'explorer et elle en a le courage. Elle ne se met pas du jour au lendemain à draguer tout ce qui passe à sa portée. Son éveil au plaisir de son corps est progressif. C'est comme si une barrière mentale avait été levée et qu'elle s'autorise des pensées, puis des actes qui étaient précédemment tabous. S'il n'y avait pas de passage à l'acte, cette dame serait vraiment fleur bleue. Sa démarche apparaît authentique au lecteur : à la fois son affliction sentimentale, à la fois ses envies qui se manifestent d'abord dans des rêves explicites, puis dans la prise de conscience desdites envies. Là encore, la narration visuelle s'avère épatante pour montrer ce mélange de trouble et de désir. le lecteur sourit quand après une séance de yoga, Élise se retrouve par erreur dans le vestiaire des hommes et découvre un spécimen sympathique nu devant elle. Il sourit encore en voyant son trouble lors des massages au hammam, par un grand costaud musclé, encore plus quand elle se fait la remarque qu'elle ne souhaiterait nullement avoir une relation avec un homme de cette carrure. Au fil des expériences et de la reconnexion grandissante d'Élise avec ses sensations physiques, le lecteur éprouve une forte empathie de la voir gagner en confiance, tout en restant parfois timorée ou maladroite. À ce titre, le test d'un vibromasseur dans sa salle de bains est plus touchant que drôle : quand l'appareil s'arrête et qu'elle le remet à charger, ou quand son mari arrive et qu'il la trouve à quatre pattes en culottes en train de faire mine de ramasser quelque chose par terre. le récit est découpé en sept chapitres dont la succession des titres montre bien la progression d'Élise : Se réveiller, Crier, Lâcher, Sentir, Oser, Jouir, Aimer. Chaque chapitre comprend un ou deux textes d'une ou deux pages, correspondant aux réflexion internes d'Élise, intitulés : Bataille, Obsession, Sens, Sidération, Frustration, Libido, Féminité, Rituel, Vibrations, Fantasmes, Partage, Tromperie, Mon amour. le lecteur peut ainsi plonger dans ses pensées et partager son état d'esprit plus avant, apprenant à connaître un être humain très normal, une femme gentille sans être idiote, fidèle sans être servile. Une femme trompée et qui devient une garce ? Cet album est beaucoup plus riche que ça : l'itinéraire certes, mais d'une femme qui décide de retrouver son plaisir physique. D'un côté, c'est un schéma d'une banalité générique, de l'autre les autrices en font une femme sympathique et agréable, avec une narration visuelle douce et sans fard, concrète et toute en sensations, toute en sensualité même lors des relations sexuelles explicites. La scénariste suit le schéma classique de libération progressive, sans donner le beau rôle à Élise, simplement en la montrant sans fard, son épanouissement étant une évidence, sans pour autant tourner le dos à ses responsabilités d'adulte. Superbe.

12/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 3/5
Couverture de la série [Nude]
[Nude]

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. L'éditeur Glénat a choisi de regroupe les 2 tomes du format japonais, en 1 seul tome pour la version française. Il s'agit de l'adaptation en manga, d'un roman (2009) de Mihiro, une actrice de film pornographique. C'est un manga en noir & blanc, dessiné et encré par Makoto Ojiro, avec une lecture en sens japonais. Ce tome commence par une galerie de 10 photographies en couleurs, ayant pour sujet Mihiro, plus vêtue que sur la couverture, avec une vague connotation érotique dans la mesure où il est possible d'apercevoir ses sous-vêtements. L'histoire commence ensuite, structurée en 11 chapitres. Hiromi Yamase (1,53m) est une jeune adulte qui dispose de son appartement à Tokyo et qui a une relation régulière avec Ryota. Elle n'en peut plus de son boulot d'hôtesse d'accueil à l'aéroport. Un jour elle est accostée dans la rue par Hidefumi Kannazuki, un découvreur de talent pour l'agence Fact-Prod. Après des hésitations, et contre l'avis de Rika Nakamura sa meilleure amie, elle accepte de poser pour des photographies de nu. La première séquence montre Hiromi encore enfant déclarant vouloir passer à la télé. La deuxième montre son accostage dans la rue par le rabatteur (euh, pardon, le dénicheur de talent). La troisième montre Komaki (une actrice de film pornographique) en plein travail, en train de tourner son dernier film. La séquence est très crue, avec doigté vaginal, fellation, éjaculation faciale. Cette séquence est représentée avec les codes graphiques propres aux mangas : pas de représentation des organes génitaux. Pour les sexes masculins, ils sont soit juste détourés, soit représentés en ombre chinoise. Le vagin est masqué dans une zone d'ombre. Par contre les giclées de sperme sont représentées avec largesse, et les dessins adoptent les cadrages spécifiques aux films pornographiques, en particulier une forme de dégradation de la femme, soumise, et simple objet sexuel. À partir de cette scène, le lecteur a pris conscience que Makoto Ojiro représente les différents rapports sexuels, avec ces codes pornographiques, ce qui donne une vision différente des rapports intimes entre elle et Ryoka, comme si ce type d'accouplement est la norme, l'objectif à atteindre dans une relation sexuelle, une performance de type physique. Cette dessinatrice dessine avec un trait fin et propre sur lui. Elle représente avec soin les différents vêtements (à commencer par l'incontournable habit d'écolière, mais aussi nuisette, sous-vêtements), les façades d'immeubles, les décors du quotidien (cuisine, bar, chambre), et les équipements spécifiques (projecteurs, caméras). Elle représente les individus avec des visages assez lisses, ce qui leur donne une apparence de très jeunes adultes. Elle exagère ce jeunisme dans quelques scènes chaudes, durant lesquelles Mihiro (le nom d'actrice d'Hiromi Yamase) ressemble carrément à une enfant. Lorsque le lecteur entreprend la lecture de cet ouvrage, il pense à une biographie dans laquelle Hiromi raconte son chemin de vie d'actrice pornographique. À la lecture, il découvre un récit très rapide à lire (des dialogues concis, des images faciles à lire). L'ambition de passer à la télévision est abordée en 3 pages et elle est tenue pour acquise. Le choix de poser nu prend un peu plus de temps, et à partir de là les questionnements sont presque de pure forme. Dans ce genre de témoignage, le lecteur peut s'attendre à plusieurs choses : une description des individus travaillant dans le milieu du X, des descriptions techniques sur les compétences et méthodes (forme physique, trucs et astuces techniques), ou encore une analyse psychologique (allant du défi rebelle contre les tabous de la société, à la déchéance psychologique et usage de produits psychotropes pour tenir). En fait il n'y a rien de tout ça. Le lecteur découvre un dénicheur de talent lisse et professionnel, attentif à tirer le meilleur d'Hiromi, tout en veillant sur elle pour qu'elle ne craque pas. Les individus travaillant dans le milieu du porno ne sont pas décrits ; il reste juste une impression de malaise vis-à-vis des acteurs masculins dont la représentation dans les films est toujours celle de la domination. Il n'y a pas d'explication sur les modalités concrètes de tournage, les attentes de performance, la préparation physique, ou autre. Le seul aspect psychologique est la volonté de Mihiro Yamase de réussir, en prenant un nouveau nom (Mihiro) pour se représenter mentalement de manière différente en tant qu'actrice de X. Ce récit évoque l'image dégradante que les autres auront de Mihiro (son copain, son amie, sa famille, même si on ne voit jamais cette dernière). Il parle de l'incapacité de Ryoka à accepter, encore moins à comprendre la décision de Mihiro. Il parle de Kanako Watanabe (une camarade de classe de Ryoka) prête à salir Mihiro pour pouvoir s'attirer les faveurs de Ryoka. Le lecteur referme le manga, pas très sûr au final de ce que voulait raconter l'auteure. En en faisant une synthèse, elle a mis en avant sa propre détermination à accepter de se salir (terme employé au cours du récit) pour atteindre son objectif de passer à la télévision. Elle a également parlé du comportement des individus autour d'elle, tous aussi égocentriques et sales. Ryoka pense avec ce qu'il a entre les jambes, sans essayer de comprendre sa copine, la trompant dès que l'occasion s'en présente. Hidefumi Kannazuki ne pense qu'à son chiffre d'affaires, sous des apparences de professionnalisme poli. Komaki (l'ex actrice porno) pense que cette profession est sale. Finalement, Mihiro condamne moralement tout le monde, et même elle-même dans la dernière scène (une vengeance assez énorme). Le lecteur ressort de cette histoire désorienté. Il n'y a pas trouvé ce à quoi il s'attendait. Il a été confronté à des aspects dérangeants et dégradants de la pornographie (encore aggravée par le jeu malsain avec le tabou sur les mineures). Il n'a rencontré que des personnages (à l'exception partielle de Rika Nakamura, la copine d'Hiromi Yamase) centrés sur eux-mêmes, sans aucun égard pour autrui, dépourvus d'empathie, Mihiro étant elle-même à mettre dans le même panier, avec un dégout d'elle-même qui s'exprime plus ou moins violemment (la scène insoutenable dans les toilettes du bar). Il aura été placé dans la position de voyeur, avec Hiromi une victime consentante, ne semblant jamais tirer aucun bénéfice psychologique de sa progression professionnelle. Il assiste également à 3 punitions sous forme d'humiliation (par exemple Kanako Watanabe finissant elle aussi comme actrice porno), qui expriment à nouveau le pire des sentiments humains. Sous une couverture aguicheuse, Mihiro parle de la vie d'une actrice pornographique sous des dehors de comédie dramatique, plongeant le lecteur dans une humanité uniquement intéressée par son propre intérêt, sans aucune qualité rédemptrice. Il n'y a pas ni description technique du milieu du X, ni analyse psychologique du personnage principal. En consultant la page wikipedia de Mihiro, le lecteur se rend également compte que cette histoire ne reflète pas le parcours professionnel de cette femme. Pour autant cela reste un récit dérangeant qui met mal à l'aise face au principe même de la pornographie, et de la représentation qu'elle donne de la sexualité. Le lecteur éprouve l'impression que Mihiro règle ses comptes avec le découvreur de talent qui lui a offert la possibilité d'une carrière dans le milieu du X, avec Komaki qui a organisé la rencontre qui lui a permis de dépasser ses réticences à s'accoupler avec des étrangers, avec tous les hommes qui ne voyaient plus en elle qu'un objet sexuel. Impossible de savoir si tout ce fiel relève plutôt des regrets sur ses choix, ou d'une accusation contre les individus constituant l'industrie de la pornographie. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'un récit noir et vindicatif, dans lequel elle s'arrête surtout sur ceux qui l'ont entraînée dans cette carrière.

12/04/2024 (modifier)