Ahlala ... Magnifique !
Comme souvent avec Carole Maurel d'ailleurs, dont j'adore toujours autant le dessin et l'utilisation des couleurs. Je ne pense pas que c'est la plus grande artiste vivante, mais indéniablement c'est une de celle que je suis le plus assidument pour ses productions. Elle a un coup de crayon que j'adore, une manière qui semble toujours d'une douceur infinie de croquer les visages, et puis cette colorisation ! Des couleurs chaudes, les jeux de contrastes entre les planches, dans les planches ! C'est toujours un régal visuel, je ne m'en lasse pas.
Ici, la dessinatrice s'est adjoint le concours de Elodie Font, que j'avoue ne pas connaitre, et qui réussie à merveille à retranscrire son parcours de femme aimant les femmes, dans une société qui ne favorise pas ce genre de relations. J'ai déjà lu pas mal de textes sur l'homosexualité, la découverte de celle-ci par les concernés, les échecs, les tensions, les luttes ... Mais c'est toujours aussi agréable de lire un récit qui donne envie de croire que demain sera meilleur. J'irais même plus loin : en tant qu'hétéro, ce récit m'a ému jusqu'à mouiller mes yeux et donne furieusement envie de revivre une jeunesse amoureuse ! C'est dire le travail accompli sur la narration !
La BD est excellente, je dois le dire. Tout concours à faire ressortir les états d'âme de Elodie, à faire comprendre la difficulté qu'elle a eu à se vivre comme lesbienne, mais aussi à découvrir sa propre homophobie et son rapport avec les LGBT, la violence que fut le mariage pour tous et les échecs qu'elle vécue en tant que personne amoureuse ... Comme tant d'autres, hétéro ou non. La BD ne présente pas un parcours atypique, elle présente un parcours ordinaire d'une femme. Une femme qui a du apprendre à sortir de la norme insidieusement imposée.
Que ce soit à lire comme une œuvre féministe, LGBT, pro-liberté, dans tout les cas c'est un récit incroyablement inspirant. Et qui donne un peu foi en l'avenir, même si tout ne semble pas devenir plus rose ... Un rose dont nous aurions bien besoin pourtant !
A titre personnel, j'ai été intéressé par les mouvements LGBT avec la lecture du Le Bleu est une couleur chaude, mais c'est vraiment avec le mariage pour tous que j'ai découvert avec horreur et effroi ce qu'on pouvait penser de personnes qui s'aiment. La BD en parle d'ailleurs et je suis d'accord sur l'impact que ces manifestations colossales ont pu avoir, autant en libérant une parole homophobe qu'en soudant un peu plus tout ceux qui se sentaient en désaccord profond avec ce discours rétrograde. Et la BD m'a fait ressentir ce passage là, ce souffle de renouveau. Espérons qu'il dure éternellement !
Ces chiens sont si souvent battus qu'ils sont très soumis, sans aucune agressivité envers les humains.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d'un voyage de l'auteur au Chili. Sa première publication date de 2004 dans la collection Mimolette, et il a été réédité en 2017 dans une version augmentée et modifiée. Cette bande dessinée est l’œuvre d'Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte soixante-deux pages.
En octobre 2003, Edmond Baudoin a été invité au Chili par la bibliothèque de l'institut culturel franco-chilien, à Santiago. le 12/10/2003 dans l'avion. Il aime regarder les écrans avec les cartes, il rêve. Une escale à Buenos Aires. La ville de Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner… Borges… Julio Cortázar… 11.887 mètres plus bas, une hacienda aux environs de Córdoba. Il est possible que les paysans qui travaillent pour le propriétaire n'auront jamais assez d'argent pour s'en acheter une. La cordillère des Andes, un mur. L'Aconcagua, il a une boule dans la gorge. Puis très vite le Pacifique devant, la cordillère derrière, dessous, Santiago. le lendemain de son arrivée, le 13/10. Il rencontre une première fois les étudiants des beaux-arts de l'université catholique de Santiago. le soir, seul enfin. Dans un restaurant. Octobre, c'est le printemps au Chili… Il est au Chili. Il observe les clients, la rue, les serveurs. Certains étaient pour Pinochet, d'autres luttaient contre. 14/10. le cours de dessin. Il demande s'il est possible d'avoir un modèle vivant... C'est un problème la nudité (en 2003) dans cette université catholique. Difficile dans une classe. Les professeurs décident que ce sera dans la chapelle, un lieu moins passant… Les étudiants rient et sont ravis. La chapelle est bondée. Comme dans ses cours au Québec, il demande aux étudiants de prendre la pose du modèle 5 minutes avant de commencer à dessiner. Il veut qu'ils expérimentent dans leur corps les tensions qu'inflige une pose. Qu'ils lui dessinent l'extérieur et l'intérieur. Ils sont très forts, c'est du bonheur de travailler avec eux. le 14 octobre c'est l'anniversaire de son frère Piero. le modèle s'appelleValéria. Elle est belle avec un corps de baleine. Il l'imagine être née dans les îles du Pacifique. Il pense à Gauguin. Plus tard, il sera invité par Valéria et Rip (son ami, un musicien américain) et il apprendra qu'elle n'est pas du tout des îles sous le vent, mais simplement née à Santiago comme beaucoup de monde ici.
15 octobre 2003. Il attend le taxi qui doit l'emmener à l'université. À partir de six heures du matin, la ville est sillonnée par des milliers de bus jaunes qui font la course dans les rues. Les chauffeurs sont payés en fonction des ventes, un peu comme les taxis. Plus ils font de trajets, plus ils gagnent de fric. Et Edmond sait que le hurlement de ces machines va le réveiller tous les matins, en se rappelant que le syndicat des transporteurs a largement contribué à renverser Allende. En trois jours, il a rencontré beaucoup de beaux êtres humains.
Sous une couverture un peu cryptique qui trouve son explication dans le récit, le lecteur se retrouve à voyager avec l'auteur au Chili en 2003, la majeure partie de son séjour s'effectuant à Santiago. Comme à son habitude, il raconte au gré de sa fantaisie, dans une narration qui peut donner une impression décousue, ne répondant qu'à l'inspiration du moment. Pour autant, l'auteur respecte un déroulement chronologique du douze octobre 2003 au dix décembre de la même année. Il donne des cours de dessins à l'université, il voyage dans le pays, il observe les gens dans la rue, il en rencontre des hôtes, que ce soit à l'occasion de nuits passées, ou d'une soirée. Il effectue des remarques sur ce qu'il lui est donné de voir, exprimant ainsi sa propre sensibilité. Sur le plan pictural, Edmond Baudoin se montre incontrôlable comme à son habitude : hors de question pour lui de s'en tenir à des cases bien alignées dans des bandes, ou de tracer des bordures de cases à la règle, ou même de s'en tenir à de la bande dessinée. Il peut aussi bien réaliser une ou deux pages muettes avec des cases pour raconter, pour montrer ce qu'il a observé, que reproduire un texte écrit par lui, pour une revue littéraire (sous forme de texte tapé à la machine à écrire, avec des corrections au crayon), en passant par des paragraphes de texte accompagnés d'une ou deux illustrations (à moins que ce ne soit l'inverse), et même un ou deux collages de tickets de bus, sans oublier quelques courtes remarques écrites à la verticale sur le bord d'une image.
Le lecteur abandonne donc les a priori de son horizon d'attente, si ce n'est celui de faire l'expérience du Chili par les yeux et la sensibilité d'Edmond Baudoin. Les modalités d'expression de l'auteur ne correspondent pas à de l'excentricité pour faire original, mais bien à la personnalité de l'auteur. Ce constat s'opère dès la première page : d'abord deux phrases écrites en lettres capitales disposées en lieu et place d'une première bande de cases, puis une mince frise géométrique irrégulière pour séparer la bande suivante qui est constituée d'un dessin et d'un texte, puis une autre séparation suivie par une carte sommaire avec une phrase de commentaire, une vue du dessus simpliste de la Cordillère des Andes avec une phrase de commentaire, et une vue du dessus de parcelles de champ avec un autre commentaire. À ce stade, le lecteur pourrait croire qu'Edmond Baudoin raconte son séjour comme les idées lui passent par la tête. Les pages suivantes lui permettent de mieux saisir la démarche : un déroulement chronologique solide, des remarques en passant générées par le lieu, par une sensation du moment, ou un souvenir, un échange avec une personne. Fort logiquement, l'artiste adapte son mode de dessin à la nature de ce qu'il raconte, de ce dont il se souvient. D'une certaine manière, les cases réalisées au pinceau peuvent s'apparenter au mode narratif principal, ou plutôt aux séquences qui s'enchaînent pour former la colonne vertébrale de l'ouvrage. Pour les réflexions au fil de l'eau, elles sont dessinées en fonction de leur nature, des bourgeons ou des fleurs se déployant à partir du tronc du récit. Lors de la première séance de pose, l'artiste intègre ses propres dessins de la modèle, au pinceau. Lorsqu'il se promène dans la rue, il opte pour des esquisses à l'encre, avec une écriture manuscrite cursive comme s'il s'agissait de notes prises sur le vif.
Une fois qu'il s'est adapté à cette forme narrative, le lecteur trouve du sens à la structure du récit, et il peut apprécier chaque considération passant au premier plan, le temps d'une case ou d'une page. Il se rend compte que, prise une par une, chaque séquence relève de l'anecdote qui donne lieu à des réflexions de l'auteur, dans une direction historique, ou sociale, ou politique, ou morale, ou existentielle, etc. Ainsi, au fil des pages, il peut donner l'impression de sauter du coq à l'âne, car il aborde aussi bien la pauvreté des paysans et le capitalisme, des leçons de dessin et de nu, le sort de Salvador Allende, le sort des Mapuches, la torture et la guerre, le sort des chiens errants de Santiago, l'art mural de la ville, le port de lunettes de soleil, la dictature d'Augusto Pinochet, l'arbre Araucaria, l'irréalité de se retrouver au Chili, la répression, la douceur des gens qui ressemble à de la soumission, le souvenir de son ami Joël Biddle, sa rencontre avec Pablo Neruda à l'ambassade du Chili en France, etc. Chaque séquence semble un petit souvenir, raconté avec simplicité, et dans le même temps raconté avec la personnalité de Baudoin. L'effet cumulatif de ces séquences aboutit à une lecture très dense, abordant de nombreux thèmes.
Au bout d'un certain temps, le lecteur n'est plus très sûr de ce qu'il est en train de lire : des souvenirs de voyage, une vision culturelle du monde ? En effet, il se produit également un effet cumulatif des écrivains et des artistes cités : Gilles Deleuze, Alberto Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner, José Luis Borges, Julio Cortázar, Gauguin, Frida Kahlo. Il ne s'agit pas pour l'auteur d'en mettre plein la vue au lecteur, ou de légitimer son œuvre sur le plan littéraire. Là encore, cet ingrédient fait partie de la personnalité de l'auteur : il l'intègre parce que sa perception de ce qui l'entoure en est indissociable. Chaque séquence prise une par une s'apparente à un regard différent sur une facette du Chili. L'ensemble de ces séquences brosse un portrait complexe du pays, tel que Baudoin en a fait l'expérience, cette année-là, pour l'individu qu'il est, dans le contexte qui l'a amené à y séjourner. le lecteur repense alors à la couverture et au titre. Cette femme nue est celle qui sert de modèle pendant les cours de dessins, et les individus autour d'elle sont les élèves qui prennent la même pose qu'elle pour ressentir les tensions musculaires qui en découlent. le lecteur peut également le comprendre comme Baudoin se rendant au Chili et vivant comme un habitant pour prendre conscience des caractéristiques systémiques de cette société. Au cours d'une des remarques poussant à partir de la narration, l'auteur développe les caractéristiques de l'araucaria du Chili, une espèce de conifères, et le lecteur est tenté d'y voir une métaphore des chiliens, ou peut-être des Mapuches.
L’œuvre d'Edmond Baudoin est indissociable de sa vie. Il voyage au Chili du fait de sa condition d'artiste et de professeur de dessin. Il raconte ce séjour en tant qu'artiste, relatant ses rencontres et les paysages, ainsi que les réactions qu'ils suscitent en lui, adaptant son mode narratif et graphique à chaque passage, pouvant expliciter une expérience passée dans la mesure où elle donne du sens à ce qu'il observe. Un carnet de voyage incroyable témoignant du pays visité, des individus rencontrés, avec cette vision subjective qui est celle de l'auteur.
Une petite série noire prenant pour cadre un environnement urbain et orienté road movie, ça vous tente ?
Voici un chouette one shot au scénario bien plus malin qu'il n'y parait au premier abord... Quelque part ça m'a rappelé le cultissime film "Pas de problème" de Georges Lautner où Miou-Miou tente de planquer un cadavre arrivé par hasard chez elle en le promenant dans une voiture. Ici, le corps à faire disparaitre est également tout aussi gênant et les 3 potes vont devoir ruser entre vieilles combines et désorganisation totale pour éviter la taule...
Ce qui est fortement attractif est tout d'abord le dessin atypique de Cha : un trait précis, des trognes sans nez et une mise en scène hors pair. Afin d'étoffer le récit, quelques flashbacks s'intercalent en couleur alors que les situations présentes sont en noir et blanc avec quelques touches subtiles d'orange sur certains objets comme le véhicule. C'est à la fois malin et attrayant. Les dialogues sont également bien inspirés avec quelques touches d'humour noir et un rythme sans failles. La fin réserve son lot de révélations et quelques retournements de situation dont une fin à la fois ouverte et surtout ironique.
Le seul problème de ce livre c'est qu'on souhaiterait bien un rab supplémentaire de cette pizza sanglante mais appétissante !
Des années qu'il traque cette espèce si précieuse : l'évidence sauvage.
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Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Zéphir, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Cet artiste avait déjà collaboré avec Maximilien le Roy pour L'esprit rouge (2016). Dans une interview, il a indiqué que la genèse de cet album se trouve dans un voyage de plus de deux ans au Brésil, dans une citation de Bouvier sur les mots sentinelles Indicible & Ineffable, dans des instants où plus rien ne fait sens, où il avait l'impression que le monde entier se faisait sans lui.
Une forêt pleine de nuit. La femme salue une dernière fois celle qui l'a vue grandir. Cette jungle, elle y est née quand les routes étaient encore sentier. Elle a vu de jeunes pousses devenir troncs et s'effondrer des arbres au moins trois fois centenaires. Elle a grandi avec ces histoires d'esprits qui changent de forme au gré de leurs envies. Quand elle ne s'y promenait pas, elle dévorait des livres qui racontaient ces lieux. Les mots la nourrissaient, rongeaient ses pensées parasites. Elle passait de longues heures, solitaire et heureuse, à déclamer des phrases à ce qui poussait là. Sa voix si pleine de vie ensemençait les sols. D'étranges fleurs naissaient quand elle lisait tout haut. de ces plantes enfantées par des mots, elle récoltait les graines. Les gardait avec soin dans un grand sac en toile. Et un jour – elle a fini par voir. le village devenu ville ne se trouvait plus dans la jungle ; c'était lui qui doucement se mettait à la contenir. Quelque chose se brisa en elle, quand gueulèrent les machines. Quand débuta la Grande Aspiration. Ainsi la salue-t-elle, celle qui l'a vue grandir. Elle cède à cette voix qui la creuse depuis des mois. Elle va semer du sens là où ses pieds la mènent. Elle ira au hasard faire pousser des récits.
Au centre d'une caverne souterraine, une sphère d'un bleu spectral irradie doucement, reliée par un cordon vertical à un point inconnu. Ce cordon spectral serpente au travers des tunnels, des crevasses, et des boyaux, jusqu'à un homme endormi, couché à même la terre nue. de son nom, il ne sait rien. de son âge non plus. Il a depuis longtemps cessé de chercher un sens aux faits qu'il s'apprête à décrire. Il a été mis au monde par les entrailles d'une terre folle. Il est arrivé en ces lieux déjà adulte. Il n'a pas le souvenir d'avoir vécu avant ça. Tout commence par une phrase : C'est ici que tout s'achève. C'est avec ces quelques mots vissés dans le crâne qu'il a pour la première fois ouvert les yeux. C'est d'abord l'odeur forte qui le frappe quand il prend conscience. le sol vibre contre lui, il est humide et chaud. Ses yeux doucement s'habituent à la pénombre. Une migraine lui vrille les tempes. Il ne comprend pas ce qu'il voit. Il ne pense à rien, une sorte d'instinct le pousse à s'enfoncer dans l'étroit tunnel. L'homme s'est relevé et il suit le cordon spectral pour en déterminer l'origine. Toujours sous terre, il parvient dans une caverne haute de plafond, avec quelques champignons sphériques de ci de là. Il voit le cordon bleuté s'enfoncer dans une paroi. Il tire fortement dessus pour l'en arracher. le cordon finit par venir et l'extrémité par sortir du mur. Celle-ci à la forme d'un visage à l'identique de celui de l'homme. Bientôt, le visage se transforme en tête de serpent et celui-ci s'éloigne d'un bond de l'homme.
Une couverture aussi énigmatique qu'onirique : une longue pirogue sans balancier vogue dans les cieux avec à son bord trois silhouettes dont une petite, et une grosse masse nuageuse en toile de fond. Effectivement, le lecteur va pouvoir suivre le voyage de trois individus à bord d'une longue barque volant dans les cieux : une femme Irma, une enfant Ocarina, un homme qu'elles vont appeler Scrib. Effectivement la première séquence permet de découvrir cet homme couché à même le sol, revenant à lui, et marchant pour déterminer l'origine d'un cordon bleuté. Ce cordon finit par prendre la forme d'un serpent, et ce dernier se pose sur le sol, se mord la queue, formant un cercle. le lecteur comprend qu'il ne doit pas prendre ce qui est montré au premier degré. Les symboles sont apparents : le serpent qui se mord la queue évoque un symbole aux significations multiples en fonction des civilisations. Un symbole de rajeunissement et de résurrection, un symbole d'autodestruction et d'anéantissement, mais aussi un cycle d'évolution refermé sur lui-même, une forme circulaire s'opposant à une évolution linéaire, une forme qui se ferme sur elle-même, s'enferme dans son propre cycle.
L'homme finit par sortir de cette caverne, après avoir été libéré de ce cordon, peut-être ombilical, spectral. Il découvre qu'il ne sait pas comment il s'appelle, il finit par rencontrer une jeune demoiselle et sa mère, Ocarina & Irma, en page 50. C'est un récit qui prend son temps, ou plutôt il apparaît que l'auteur a pu négocier sa pagination de manière à raconter son histoire à son rythme. L'homme que les deux femmes vont appeler Scrib commence par marcher, puis la pirogue avance tranquillement et sûrement, dans un monde où il n'y a plus de mode de déplacement supersonique ou même motorisé. le voyage prend du temps, et le bédéiste en rend compte en prenant des pages. Quelques séquences sont muettes : la narration se fait sans mot. Les dessins présentent une apparence un peu esquissée, éloignée d'un rendu photographique, avec des traits de contour qui peuvent sembler parfois un peu frustes, pas jointifs, avec des angles, sans lissage pour de plus jolis arrondis. La densité d'informations visuelles varie en fonction des séquences, parfois d'une case à l'autre. le lecteur peut aussi bien se retrouver face à l'enchevêtrement des végétaux de la jungle avec des animaux, qu'au buste d'un personnage en train de parler sur un fond vide. Pour autant, il est réellement transporté dans chaque lieu : les cavernes souterraines, la montagne de déchets industriels, la jungle, le ciel, le volcan, le désert, la forêt, le monde aquatique du fleuve.
Le voyage se déroule, d'abord à pied, puis en pirogue volante. le lecteur regarde Scrib escalader la montagne de carcasses de voiture. Il voit bien que dans sa nudité, il ne porte pas de chaussures qui éviteraient les coupures : il s'agit donc d'une représentation qui n'est pas premier degré, une forme de métaphore visuelle, de l'individu qui surmonte l'écran des possessions matérielles frappées d'obsolescence pour voir plus loin que la profusion d'objets mis à sa disposition. Par la suite, l'artiste réalise de magnifiques séquences de voyage dans le ciel, la pirogue filant doucement et sans bruit, accostant même un nuage où ses passagers vont se dégourdir les jambes, faire un peu d'escalade. L'onirisme fonctionne parfaitement : comme les personnages, le lecteur éprouve la sensation d'avoir laissé derrière lui tout le poids de la matérialité, tous ces objets, accessoires, ustensiles, biens matériels qui encombrent et alourdissent son quotidien, qui font écran avec le monde naturel. À partir de la page trente-huit et dix pages durant, le lecteur se retrouve aux côtés d'autres voyageurs : des esprits naturels, deux consciences distinctes capables de prendre une existence corporelle, mais aussi de passer d'une forme à une autre, d'un élément à un autre. Les couleurs changent alors, se situant plutôt dans le bleu et le gris pour un autre type de voyage, plus à l'intérieur de la flore, en discutant avec les esprits du monde végétal. Là aussi, le rythme est celui de la nature, parfois rapide comme le courant d'un fleuve, parfois lent comme celui de la nage du poisson au fond de l'eau.
Au gré de ces voyages, les personnages échangent sur des sujets divers, ou Scrib se retrouve à réfléchir, et le lecteur à suivre le cours de ses pensées. L'introduction écrite donne le thème principal : celui de la destruction des milieux naturels par l'homme, en particulier la dévoration de la jungle par les bulldozers et les pelles mécaniques. Les esprits de la jungle souhaitent coucher par écrit les merveilles de la nature, pour pouvoir les communiquer aux êtres humains, leur faire prendre conscience de ce qu'ils détruisent irrémédiablement. le lecteur découvre par les yeux de ces esprits de la nature la richesse biologique d'un milieu aquatique, la complexité d'un écosystème, sans que ne soient mentionnés de noms de plantes ou d'espèces animales. Avec eux, il plonge aussi bien dans le lit d'une rivière, qu'il vole au-dessus de la canopée. le passage le plus surprenant intervient sans nul doute en pages 122 & 123, quand un esprit choisit une forme qu'on ne voit pas : c'est par ses odeurs qu'il aime connaître la jungle. La narration visuelle passe alors dans le domaine de l'art abstrait, le dessin chaque case évoquant une sensation sans aucun élément figuratif.
Le voyage de Scrib s'avère tout aussi ambitieux. Sa dernière étape repose également sur des dessins abstraits de la page 183 à la page 200, à raison de deux cases par page, de la largeur de la page. Avec le symbole du serpent évoquant le jardin d'Éden, puis l'Ouroboros, l'esprit du lecteur est attentif à tout élément qui pourrait s'apparenter à un symbole, et revêtir un sens conceptuel. Lorsque Scrib se fait la réflexion qu'il regarde le monde et qu'il sait le nom des choses, le lecteur se dit qu'il y a là une réflexion sur la force du langage, sur le principe de nommer les choses. Quelques dizaines de pages plus loin, Scrib écrit des lettres sur un morceau de papier et voilà qu'elles s'animent et sortent de la page, s'élancent hors du carnet pour disparaître sous les montagnes de détritus. Irma décide que l'objet de leur voyage en pirogue sera littéralement de suivre les mots écrits de Scrib qui s'enfuient et laissent une trace. Quelques pages plus loin, le lecteur sourit à une remarque d'Irma : Les mots, ça germe mieux avec de la salive. L'auteur s'amuse à montrer des graines qu'il faut planter, humecter avec de la salive : elles grandissent en quelques minutes et donnent un fruit qui s'avère être un texte écrit. En filigrane dans le récit, le lecteur relève les observations ayant trait aux fonctions du langage, oscillant entre défiance, et outil de déchiffrage de la réalité.
D'un côté, le langage est vu comme un obstacle : il fige la réalité, il devient un intermédiaire entre elle et l'individu. Un personnage constate que les êtres humains voient le monde à travers tout un tas de mots, il paraît qu'ils ne peuvent plus regarder quoi que ce soit sans en avoir en tête. On dit même que si certains de leurs mots changent, c'est toute leur réalité qui se modifie du même coup. D'un autre côté, Ocarina finit par nommer l'homme tout nu qui s'est présenté devant sa mère et elle, parce que finalement les êtres humains ne peuvent pas parler du monde sans mots. Les esprits de la nature ont même le souci de trouver les mots justes pour décrire ce qu'ils voient, afin de le transmettre aux humains. Mais dans le même temps, Ocarina explique que les graines de plantes à mots s'adaptent à celui qui la plante, que leur fruit, le texte qui éclot dépende de celui à qui la graine est destinée : cette métaphore introduit ainsi la subjectivité de chaque texte découlant de la façon dont le lecteur le reçoit, dont il l'interprète au travers de sa culture, de son éducation, de son expérience de vie. L'auteur s'amuse aussi à mettre en scène de manière littérale soit des individus déformant les sens en ayant un usage vicié du langage, par exemple des monologueurs (des politiciens déversant leur idéologie industrialisée) ou des énarks (belle homophonie), mais aussi des expressions comme donner sa parole (Irma donnant littéralement sa parole à Scrib dans une belle représentation visuelle). du coup, la réflexion balance entre le principe de suivre son instinct et de ressentir son environnement, le monde, et le langage comme outil d'appréhension et de compréhension du monde. de la même manière, l'écriture a pour effet de figer le monde, mais aussi de témoigner de l'existant, de permettre un travail de mémoire. Finalement, ressentir et décrire ne s'opposent pas forcément, ils peuvent se compléter. Pour autant, l'auteur ne va pas jusqu'à s'aventurer à des considérations articulant les différentes fonctions du langage pour proposer une théorie qui réconcilierait ces caractéristiques paradoxales.
Une belle couverture qui évoque un conte pour enfant avec une pirogue qui vogue dans les airs. Un récit qui commence par un enfantement, celui d'un homme sortant des entrailles de la Terre. Un monde qui évoque une civilisation industrielle s'étant effondrée, les esprits de la nature qui cherchent à communiquer avec les êtres humains pour leur survie. Une narration visuelle directe, facile à lire, sans chichis, qui sait se faire spectaculaire, qui montre les différents éléments, l'air (le vol des oiseaux), la terre (les cavernes souterraines), l'eau (le fleuve, l'océan), le feu (le volcan et la lave), qui fait voyager le lecteur. Un voyage onirique servant de matrice à une réflexion sur le langage oral et écrit, outil de compréhension, mais aussi intermédiaire s'interposant l'individu et la réalité. Tout au long de sa bande dessinée, Zéphir met en œuvre cette dualité des mots composant le langage, utilisant la narration visuelle pour en réconcilier les aspects contradictoires. Une œuvre extraordinaire.
À réserver aux férus de l'univers partagé Marvel
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Il s'agit d'un récit complet en 6 épisodes, initialement parus en 2011, écrits par Joe Casey, dessinés et encrés par Nick Dragotta, mis en couleurs par Brad Simpson, avec des couvertures de Gabriele Dell'Otto.
C'est à la fois très simple et très compliqué. La version simple : deux nouveaux groupes composés de jeunes dotés de superpouvoirs souhaitent se tailler une place sous le soleil de l'univers partagé Marvel : la Teen Brigade et les Young Masters.
La version qui exige un peu plus d'attention : du côté des superhéros, la Teen Brigade est composée d'Ultimate Nullifier, Miss America (America Chavez), Angel (Angel Salvatore), Barnell Bohusk (Beak). Cette équipe bénéficie d'un informateur qui est Larry Young (Jack Truman, ex agent 18) un ex agent du SHIELD leur indiquant où aller récupérer des armes ou des prisonniers devant être neutralisés. C'est ainsi qu'ils libèrent une version adolescente de l'In-Betweener. Du mauvais côté de la loi, il y a les Young Masters (of Evil) composés d'Executionner (Danny Dubois), Egghead, Radioactive Kid, Black Knight et Mako. Premier objectif : s'approprier le cadavre de Bullseye. Mais il y a aussi cette histoire de projet de modification moléculaire sur des êtres humains, mené sous l'autorité du Red Skull (Crâne Rouge, Johann Schmidt) en 1944. Il y a aussi l'intervention d'un autre groupe de superhéros (les Defenders, même si ce nom n'est jamais prononcé), sous l'autorité de Kyle Richmond, comprenant Son of Satan (Daimon Hellstrom), She-Hulk (Jennifer Walters), Nighthawk (Joaquin Pennysworth) et Krang (un atlante). Enfin le parcours de quelques uns de ces personnages va croiser celui de 5 supercriminels majeurs de l'univers partagé Marvel.
Dans la courte postface (1 paragraphe), Tom Brennan (le responsable éditorial) explique que cette curieuse histoire trouve son origine dans un point de départ inhabituel. Gabriele Dell'Otto avait réalisé 6 peintures à l'effigie de Magneto, Bullseye, Doctor Octopus, Loki, Red Skull et Doctor Doom et que Brennan a demandé à Joe Casey une proposition d'histoire lui permettant d'utiliser ces six portraits comme couverture de chacun des épisodes.
Joe Casey est aussi bien connu pour ses comics pour Marvel et DC, que pour ses créations plus débridées : X-Men, Wildcats, Butcher Baker le redresseur de torts, SEX. Dès les premières séquences, il est visible qu'il a pris un grand plaisir avec les jouets Marvel, pour un récit regorgeant de références obscures, et d'une énergie qui n'appartient qu'à la jeunesse. Il est certain que la forme rebutera les lecteurs occasionnels de l'univers Marvel. D'un côté, Casey s'amuse comme un petit fou à retranscrire l'ébullition propre à la jeunesse, surtout dans l'action, le mouvement et l'instantanéité (il reprend même le dispositif des tweets entre personnage, avec pseudos, qu'il avait auparavant utilisé dans Final Crisis aftermath - Dance). D'entrée de jeu, il insuffle un rythme narratif très soutenu, avec une première page consacré à un personnage non identifié prenant un verre dans un bar, puis une double page dans une discothèque avec des tweets de personnages non identifiés, puis une page consacrée à un entretien sibyllin entre Red Skull et Adolph Hitler, et enfin une séquence (relativement) longue (4 pages d'affilée) relatant une intervention de Miss America. Autant dire que l'attention du lecteur est fortement sollicitée pour enregistrer les informations au fur et à mesure, sous une forme loin d'être prémâchée. Évidemment, la compréhension du récit s'améliore petit à petit, dans la mesure où le lecteur finit par discerner les personnages principaux et les retrouver d'une séquence à une autre.
En fonction du lecteur, cette forme de narration pourra le rebuter, ou au contraire il pourra le voir comme une transposition habile d'un quotidien dans lequel l'individu est sans cesse abreuvé de flux continus et denses d'informations. Deuxième caractéristique prononcée de la narration : les références très pointues à l'univers partagé Marvel. À l'évidence, ce dispositif destine cette histoire à des férus de cet univers. Il suffit de prendre comme exemple une conversation entre 3 personnages dans un bar dans l'épisode 4. Il s'agit de Kyle Richmond (premier Nighthawk du nom, membre fondateur du Squadron Supreme, et membre historique des Defenders), de Joaquin Pennysworth (cinquième individu à avoir endossé le costume de Nighthawk), et de Larry Truman, un agent du SHIELD apparu une seule fois dans l'épisode 60 de la série Cable en novembre 1998. Rien que l'identité de ces individus fait comprendre qu'il s'agit d'un récit pour connaisseurs. Alors qu'ils échangent quelques paroles, ils évoquent un technique tibétaine de permutation d'esprit (qui évoque un tour de passe-passe réalisé par Elektra dans Elektra: assassin), la transplantation d'esprit (épreuve subie par Kyle Richmond dans la série Defenders), la division ExTechOp du SHIELD (toujours dans Elektra: assassin), et une version encore plus obscure de Deathlok. Il est facile de comprendre que pour un lecteur occasionnel, ou même simplement régulier de comics Marvel, ces propos pleins de sous-entendus finissent par agacer, à ce point abscons qu'ils s'apparentent à un amphigouri.
Pour le lecteur chevronné de l'univers Marvel, il s'immerge dans un environnement d'une richesse inouïe, où l'auteur lui rappelle des souvenirs à moitié oubliés, des recoins rarement visités, des facettes laissées de côté. Chaque épisode regorge de ces éléments piochés à toutes les époques de l'histoire de Marvel, depuis l'époque des monstres avant l'avènement des superhéros (Tiboro - la Screaming Idol - contre laquelle se bat Miss America évoque les monstres créés par Steve Ditko et Jack Kirby) aux créations plus récentes (Lady Bullseye ou Kid Loki), en passant par des personnages perdus de vue (Kristoff Vernard). Attention, Joe Casey ne fait pas dans le superficiel, il va chercher des personnages ayant marqué différentes générations de lecteurs, de Beak & Angel (nouveaux personnages apparus dans les épisodes des New X-Men de Grant Morrison) à l'In-Betweener (personnage créé par Jim Starlin et apparu pour la première fois dans la série mythique consacrée à Adam Warlock). Plus fort encore, il est aussi bien capable de retrouver le ton juste pour l'apparition de Lady Bullseye (telle que mise en scène par Ed Brubaker dans ses épisodes de Daredevil), que la dimension métaphysique d'In-Betweener, ou encore le caractère franchement inquiétant du Fils de Satan. C'est du grand art.
Pour mettre en images ces aventures référentielles, Joe Casey peut se reposer sur Nick Dragotta (dessinateur de la série East of West de Jonathan Hickman), dans une veine réaliste simplifiée. Dragotta sait rendre compte de la vitalité et de l'énergie, mais aussi de la morgue et de l'assurance de tous ces jeunes, chacun avec un registre de langage corporel qui lui est propre. Ultimate Nullifier (un nom emprunté par dérision à une arme ultime employée par Reed Richards contre Galactus) se tient comme un chef né, dégageant à la fois charisme et autorité, Miss America se conduit comme une personne invulnérable n'éprouvant aucun doute sur le fait qu'elle peut triompher de toute épreuve physique. Dragotta en fait une jeune femme pleine d'assurance, très séduisante avec un large décolleté, impossible à réduire à un objet sexuel tellement elle pulvérise ses ennemis (en particulier sur le monde de Screaming Idol). Ainsi chaque personnage dispose de sa morphologie propre, de sa coupe de cheveux stylée ou pleine de gel. Black Knight est une frêle jeune femme, avec un goût des plus douteux en termes de chic vestimentaire.
Dragotta réussit un mélange improbable de premier degré et de dérision pour les conventions superhéroïques. En prenant Daimon Hellstrom comme exemple, il est à la fois inquiétant lorsque la moitié de son visage se recouvre de symboles cabalistiques sur fond d'espace infini, signifiant sans ambigüité sa connexion avec des dimensions inhospitalières. Il est à la fois ridicule avec son casque idiot (avec des cornes) et son costume moulant rouge pourvu d'une grande cape. À la fois Dragotta semble dire au lecteur qu'il ne faut pas prendre ces gugusses au sérieux, mais aussi il reste premier degré dans sa façon de dépeindre leurs exploits, le déploiement de leur force physique, etc. À la fois, il n'a pas la prétention de faire croire à une réalité plausible (le lecteur est bien face à des concepts merveilleux et fantastiques totalement imaginaires, à destination des enfants petits et grands), à la fois il présente des visions d'une grande cohérence entre elles formant un monde logique. Régulièrement Dragotta épate le lecteur par une mise en page inventive et pertinente à commencer par les lumières de la discothèque jusqu'à la représentation conceptuelle de l'In-Betweener et de la notion qu'il incarne, en passant par les couloirs monumentaux du QG d'Hitler ou la progression irrésistible de Tiboro.
Vengeance est une ode à la jeunesse prenant pied dans le monde des adultes et se faisant sa place avec la fougue qui lui est propre. C'est un récit étendant ses racines très loin dans l'histoire et la mythologie de l'univers partagé Marvel, au point d'en devenir un met raffiné pour le lecteur baignant dans ces références, et une histoire absconse et vaine pour le lecteur de passage. C'est un récit conceptuel sur l'entrée dans la vie active, racontée en respectant toutes les conventions les plus absurdes des récits de superhéros, une gageure aussi idiote que réussie, aussi absurde que signifiante, un véritable paradoxe. Joe Casey et Nick Dragotta parlent avec éloquence d'un âge de la vie, dans un langage compréhensible de quelques initiés.
Intemporel pour tous les âges
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Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute continuité. Il regroupe les 3 épisodes de 48 pages parus en 1990. le scénario est de Dave Gibbons (le dessinateur de Watchmen), les dessins de Steve Rude (surtout connu pour son travail sur la série Nexus), l'encrage de Karl Kesel, et la mise en couleurs de Steve Oliff (l'équivalent de Dave Stewart pour ces années là).
La première page montre un enfant se recueillant sur la tombe de ses parents : Oliver Monks. Dans les rues malfamées de Gotham, Batman arrête une petite frappe ayant kidnappé une fillette. Ce dernier se suicide avec un papier imbibé du poison du Joker. Dans les rues resplendissantes de Metropolis, Superman arrête un dealer s'en prenant à un bus scolaire. le criminel est relâché quelques dizaines minutes plus tard grâce à un avocat rémunéré par Lex Luthor. Plus tard, Clark Kent et Bruce Wayne assistent à la cérémonie d'inauguration d'un nouvel orphelinat situé à Midway (une ville à mi-chemin de Metropolis et Gotham). le discours est effectué par Oliver Monks et Adam Fulbright, sous le patronage de Byron Wylie (récemment décédé et précédemment responsable d'un autre orphelinat dans Suicide Slums, le quartier pauvre de Metropolis). Dans les coulisses, Lex Luthor conclut une transaction immobilière ayant trait à cet orphelinat, avec Joker qui déclare vouloir prendre quelques jours de vacances à Metropolis. le temps est venu pour Kent et Wayne (et leurs alter egos) d'enquêter sur les agissements de leurs ennemis jurés.
Je me souviens que la première fois que j'avais lu cette histoire, je l'avais trouvé très quelconque. Mais les illustrations de Steve Rude exsudent un pouvoir de séduction irrésistible et je n'ai pas pu résister à l'envie compulsive d'une relecture. La première page est silencieuse (sans texte) et sympathique, mais classique. Suit une double page présentant Gotham vu de haut sous un soleil levant rasant. Puis arrive une séquence en 5 pages toujours muettes où Batman attrape le malfrat. le style est un étrange mélange de dessin animé pour enfant, avec des rues très dégagées dont les façades d'immeuble semblent factices (comme s'il n'y avait rien derrière la façade) avec bizarrement un seul étage (en plein centre de Gotham !). Mais une lecture attentive de chaque case montre que derrière ces apparences enfantines, Steve Rude insère des détails plus adultes : des rats qui passent, le batarang mordant la chair, des expressions de visages torturées, un Batman aussi agile que ténébreux. La séquence suivante emmène le lecteur à Metropolis où le constat est le même : un mélange de candeur enfantine et de détails adultes. Surtout ces 2 séquences muettes se lisent toutes seules.
Et en même temps, l'écriture de Dave Gibbons joue également sur ces 2 modes. D'un coté la dichotomie entre Batman et Superman est déclinée à toutes les sauces, d'une manière mécanique et artificielle. Il y a bien sûr la position de l'orphelinat à mi-chemin des 2 cités, l'opposition entre Gotham sombre et gothique et Metropolis claire et rayonnante, la folie du Joker et la froide rationalisation de Lex Luthor, un enfant venant d'un orphelinat de Gotham, un autre de celui de Metropolis, etc. Dave Gibbons matraque tant et plus les différences entre Gotham et Metropolis, tout en respectant scrupuleusement un temps d'exposition rigoureusement identique pour l'un et l'autre, au point d'en devenir fastidieux dans ce dispositif enfantin.
Il faut donc un peu de temps à un lecteur adulte pour pouvoir se laisser charmer par ce récit à la forme un peu enfantine. Et puis surviennent Luthor et le Joker pour leur première rencontre. Rude s'amuse à montrer Luthor sortant de sa limousine dans une contreplongée qui accentue son coté vain et ridicule. le joker est un pitre dégingandé, sautillant et sémillant. Les dialogues de Gibbons en font plus un bouffon qu'un fou dangereux. Sauf que la combinaison du texte et des illustrations fait naître des sous-entendus à destination des adultes sur l'intelligence du Joker (il a tout de suite deviné la cause du décès des parents de Luthor) et sur le jeu dangereux que mène Luthor (sa grimace exagérée en comprenant que Joker sait). À chaque séquence, le lecteur peut ainsi apprécier ce double niveau de lecture : une histoire bon enfant, et des sous-entendus sur des motivations peu reluisantes et des environnements moins riants qu'il n'y paraît.
Et puis il y a les illustrations de Steve Rude. Ce dernier indique dans la postface qu'il s'agit du projet sur lequel il a passé le plus de temps sur chaque page. Régulièrement le lecteur s'arrête sur une case ou une séquence pour en apprécier l'humour discret, ou la fusion improbable des genres. Quelques exemples seront plus parlants que de longs discours. Page 42, la quatrième case montre l'ombre du buste de Clark alors qu'il enlève ses lunettes dans un réduit à balais ; en 3 tâches noires Rude suscite l'anticipation impatiente liée au changement de costume. Sa façon de représenter Batman est tout aussi iconique et tout aussi économe, en particulier sa cagoule entièrement noir où seules se distinguent les 2 fentes blanches pour les yeux. Page 43 deuxième case, le Joker à bord d'un véhicule loufoque de taille démesurée roule sur les véhicules pris dans un embouteillage. À la fois il s'agit d'une vision digne des dessins animés pour enfant les plus loufoques (ambiance renforcée par une mise en couleurs pimpante) ; à la fois il est possible de croire en cette action délirante grâce aux conducteurs apeurés, au véhicule de police essayant de suivre en empruntant les trottoirs, aux différents modèles de véhicules représentés avec soin. 2 cases plus loin, Rude fait dépasser 2 jambes d'une dame en jupe couchée à terre ; il ne dessine pas de petite culotte (hors cadre), mais le sous-entendu est bien là. de même le lecteur adulte ne pourra pas se tromper sur le métier de 2 femmes étrangement accoutrées page 64 (le plus vieux métier du monde paraît-il) et il pourra apprécier une secrétaire ramassant un papier par terre (page 84).
À l'instar de Dave Gibbons, Rude ne se gargarise pas avec les apparitions des personnages secondaires, mais un lecteur attentif peut facilement déceler le fauteuil roulant de Barbara Gordon de temps à autre, ou encore Lucy Lane la sœur de Lois. Une fois détectés ces éléments graphiques à destination des connaisseurs des personnages, le lecteur peut se délecter de visuels dégageant une bonne humeur organique (personnages souriants, couleurs claires, éléments de décors évoquant une sorte d'âge d'or des années 1950, etc.) et comportant des détails sophistiqués. Rude dispose également d'une capacité surnaturelle à marier une approche réaliste, avec une légère exagération propre aux dessins pour enfants. Page 136, il représente Tweedledee et Tweedledum assommés ; leurs visages est à la fois celui de 2 messieurs un peu simplets dans leur quarantaine, et celui de 2 hommes de main idiots tels qu'on en croise dans les ouvrages pour la jeunesse. L'encrage de Karl Kesel respecte parfaitement les crayonnés de Steve Rude, en particulier sa maîtrise de l'épaisseur et de la forme des traits. Steve Oliff réalise une mise en couleurs d'apparence simple, mais avec une sensibilité en totale cohérence avec les ambiances développées dans l'histoire.
Dave Gibbons et Steve Rude ont réalisé une histoire pour tout public, de 7 à 77 ans. Pour chaque tranche d'âge, le lecteur pourra trouver un niveau de lecture qui le divertira, du premier degré d'émerveillement devant ces deux superhéros bons copains, à l'histoire pour rire disposant de visuels sophistiqués et intelligents. Par la suite Dave Gibbons a continué sa carrière de scénariste avec entre autres Batman versus Predator, tome 1 (1991/1992), et Steve Rude a travaillé pour Marvel, par exemple une histoire de Thor Godstorm.
Jeune architecte fraîchement sorti des bancs de l'école, l'auteur offre une vision franche de la réalité du métier dans une agence de prestige.
Il mêle avec honnêteté l'excitation de faire partie d'une équipe dans la frénésie d'un projet commun et les abus d'un monde où l'ego a tout pouvoir.
Il décrit avec une certaine intimité la puissance des rapports humains qui s'y créent, catalysés par la pression d'une charge de travail croissante dans un timing réduit, et la rudesse de changements de cap de dernière minute, imposés (parfois à raison) par des supérieurs intouchables.
Cet ouvrage n'a pas pour but de faire rêver l'Architecture, mais bien de relater l'expérience d'un jeune architecte, plongé dans un monde frénétique où on doit apprendre vite ou abandonner, renonçant à nos 5 à 6 années d'études, et où se rebeller peut avoir des conséquences sur son embauche dans la confrérie qu'est l'architecture.
L'agence, très reconnaissable, qui sert de décor à cet ouvrage, catalyse dans ce portrait des travers et qualités bien présentes dans la profession.
J'en reconnais certain, déjà monnaie courante quand j'étais moi-même en école d'architecture, d'autres expérimentés dans différentes agences au cours de ma carrière où relatés par des confrères.
Rares sont les agences qui les collectionnent tous autant que celle-ci, mais chacune en impose son lot aux jeunes débutants.
Beaucoup abandonnent pendant les premières années, d'autres trouvent dans l'exaltation de la création à plusieurs l'envie de continuer.
Personnellement, j'aime mon métier, mais cela fait du bien qu'un ouvrage le regarde en face et le décrive sans édulcorer ses défauts.
J'espère que de tels témoignages pourront aider les étudiants à se préparer à la vie active en sachant vers quoi ils vont, le bon comme le mauvais.
Les superpouvoirs ne répondent pas aux questions de fond.
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Il s'agit d'un récit complet indépendant de tout autre, initialement paru en 4 parties en 2004. le scénario est de Kurt Busiek, les dessins et la mise en couleurs de Stuart Immonen.
L'histoire commence en 1990 pour l'anniversaire de Clark Kent. Une fois de plus, une partie de la famille a trouvé approprié de lui offrir un comics de Superman (quand ce n'est pas des figurines de ce superhéros). Une fois de plus, il éprouve une forme de lassitude et de dépit à l'idée que ses parents (Laura & David) aient pu trouver intelligent de le prénommer Clark, comme Superman. Alors qu'il se rend en cours au lycée de sa ville (Picketsville, dans l'Arkansas, assez similaire à Smallville), il se fait charrier par un groupe de camarades de classe sur son manque de superpouvoirs. Peu de temps après, il se détend en faisant une excursion dans la nature environnante, et en passant une nuit à la belle étoile.
Il a la surprise de s'éveiller en plein ciel, au dessus de son bivouac. Il a des superpouvoirs. du coup, il devient une victime moins facile pour ses camarades (même s'il dissimule la vérité sur sa découverte). Il demande ingénument à sa mère s'il a été adopté, en estimant qu'il ne peut pas vraiment se fier à sa réponse négative. Il utilise ses pouvoirs ne manière à ne pas se faire voir, pour profiter de la solitude et de la beauté d'espaces naturels inviolés, et pour porter secours (sans se faire voir) à des individus victimes de catastrophes naturelles, ou lors d'accidents (avions en détresse par exemple)... jusqu'à ce que quelqu'un prenne une photographie flou d'un point dans le ciel, et que Wendy Case (une journaliste) relie cette apparition à des sauvetages miraculeux et providentiels dans la région.
L'équipe de créateurs de cette histoire est alléchante. Kurt Busiek auteur de comics de superhéros inoubliables (comme Marvels avec Alex Ross, pour Marvel Comics), capables de se servir du genre superhéros pour écrire des histoires sur tous les thèmes possibles comme il l'a prouvé avec sa propre série Astro City (Des ailes de plomb). Stuart Immonen dessinateur de premier plan de comics de superhéros comme les X-Men (All New X-Men avec Brian Michael Bendis), ou de comics plus personnel avec sa femme Kathryn (par exemple Clair-obscur).
Dans son introduction, Kurt Busiek explique qu'il est parti de l'idée d'une ancienne histoire de Superboy d'une terre alternative et qu'il s'agissait d'un projet qui lui tenait à cœur depuis plus de 15 ans, mais que le résultat est assez éloigné de son idée de départ. Il ajoute qu'il a souhaité à nouveau prouver que la métaphore du superhéros peut s'appliquer à plusieurs sujets. Il remercie profusément Immonen pour son apport déterminant.
Au cours du premier chapitre, le lecteur éprouve une terrible sensation de déjà lu, en particulier une version plus naturaliste (et moins intéressante à la fois sur le plan graphique et sur le plan narratif) de Les saisons de Superman (1998) de Jeph Loeb et Tim Sale. Ce Clark Kent d'une terre alternative découvre qu'il a les superpouvoirs de Superman et se demande qu'en faire. le point de départ déconcertant s'efface devant une énième redite de la phase de découverte des pouvoirs et de recherche de leur utilisation.
Certes le point de départ est un peu différent : il n'y a aucun autre individu doté de superpouvoirs, il n'est pas question d'une lointaine planète Krypton, la journaliste s'appelle Wendy Case (et pas Lois) et les parents de Clark ne se prénomment pas Martha et Jonathan. Mais pour le reste, Busiek développe le même parcours que Loeb, avec une sensibilité très proche. L'approche esthétique d'Immonen diffère fortement de celle de Tim Sale. Il a choisi un style plus réaliste à la fois dans la manière de représenter les personnages et dans les couleurs. Immonen réalise des dessins très aboutis, qu'il a ensuite complété par ordinateur pour les couleurs et les aplats de noir. du coup certaines surfaces font penser aux rendus des crayonnés de Gene Colan lorsqu'ils étaient reproduits sans encrage à la fin de sa carrière. Cela donne l'apparence d'un ombrage nuancé, très sophistiqué, avec une texture inégalable.
Le scénario de Busiek privilégie les scènes de la vie ordinaire, dans lesquels Immonen fait preuve d'une justesse étonnante. Il dessine chaque personnage de manière réaliste, mesurée, tout en étant expressive. Il conçoit des mises en scène sophistiquées qui évitent les cases composées uniquement d'une tête en train de parler avec son phylactère afférent, pour des mouvements de caméra incluant les personnages, les gestes qu'ils accomplissent et leur environnement. Pour ces derniers, Immonen inclut les décors dans plus de 80% des cases, sans les surcharger. Il utilise avec une grande discrétion l'infographie pour inclure des éléments réels dans les arrière-plans, avec parcimonie pour ne pas donner l'impression d'un roman-photo, juste une touche de ci de là pour accentuer le naturalisme. Il le fait avec un tel doigté que le lecteur le plus observateur aura bien du mal à distinguer ce qui relève de l'intégration d'une photographie, de ce qui a été dessiné à la main. Il utilise le même style pour les scènes impliquant Superman, prolongeant ainsi l'effet de normalité lors de ces scènes.
… parce qu'il y a bien un Superman. Ce Clark Kent a décidé que la couverture la plus efficace serait encore de s'habiller comme le Superman des comics, pour mieux brouiller les pistes, et mieux entretenir l'idée que les rares fois où quelqu'un le voit, il s'agit d'un canular. Il n'est pas possible d'en dire plus sur le scénario sans gâcher la découverte du récit.
Busiek a construit une histoire qui repose sur le monologue intérieur de Clark Kent, la manière dont il gère ses capacités particulières, la façon dont il avance dans la vie, ses relations avec les autres (y compris une certaine Lois… Chaudhari). Il a pris soin d'éclaircir les deux ou trois points délicats relatifs aux pouvoirs de Kent (la possibilité des prises de sang, ou le fait que ces pouvoirs soient identiques à ceux de Superman). Il joue sur la mise en abyme que constituent les références au Superman des Comics (références aux noms des personnages comme Lana Lang ou Jimmy Olsen), mais sans en abuser, sans que cela ne devienne la composante principale du récit qui aurait alors versé dans la parodie.
Non, Busiek se contente de raconter la vie d'un jeune homme bien dans sa tête qui a la surprise de découvrir qu'il possède des capacités incroyables. Il le raconte très bien d'ailleurs : les objectifs et les doutes, les joies et les angoisses de ce Clark Kent ont une portée universelle dans laquelle il est facile de se reconnaître, de se comparer. Busiek a simplement écrit une histoire touchante, intelligente, sensible et parlant de la condition d'être humain, un bon roman en somme.
Kurt Busiek et Stuart Immonen racontent l'histoire de Clark Kent qui n'est pas LE Superman, mais qui découvre qu'il a des superpouvoirs similaires dans un monde dépourvu de superhéros et de supercriminels. le premier quart parcourt un chemin souvent lu : Clark Kent s'interroge sur ce qu'il souhaite faire de ces dons, comme un adolescent en passe de devenir adulte cherche sa voie et sa place dans le monde. La suite montre que Busiek n'a rien perdu de sa capacité à utiliser les conventions du genre superhéros pour raconter l'histoire qui l'intéresse, celle d'un jeune homme plausible, sympathique et auquel il est facile de s'identifier, avec des dessins toujours intéressants, même dans les moments les plus banals.
Danu la déesse mère
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Ce tome fait suite à Slaine the king (en VO). Il contient une histoire complète, initialement parue en épisodes dans le magazine 2000 AD (progs 626 à 635, 650 à 656, 662 à 664 et 688 à 698) en 1989/1990. le scénario est de Pat Mills, et les dessins de Simon Bisley. C'est le premier tome en couleurs des aventures de Sláine.
À la fin du tome précédent, Sláine était couronné roi de sa tribu. Mais il lui restait encore à unifier les 4 tribus d'Irlande derrière un même chef pour lutter contre un envahisseur monstrueux, et ainsi libérer le pays de Tír na nÓg. La première séquence montre le nain Ukko, des années plus tard, en train d'écrire l'histoire de Sláine. Il évoque en une dizaine de pages ses aventures jusqu'alors, ainsi que les forces en place, de l'histoire personnelle de Sláine (sa relation avec Niamh, ses spasmes de déformation) aux déités (Danu la déesse mère et Lug le dieu solaire), en passant par les ennemis (Medb, Lord Weird Slough Feg, les seigneurs Drune, les fomorians) et leurs déités (Crom-Cruach, les dieux de Cythrawl), sans oublier la ferme des dragons. Contre l'avis de Cathbad (le prêtre de sa tribu), Sláine décide de rassembler les trésors des autres tribus. Il dispose déjà du Chaudron de Sang, il manque l'Épée d'argent lunaire de Gorias, la Lance incandescente du soleil de Finias et la Pierre sacrée du destin de Falias. Mais avant, il doit se présenter devant la déesse mère. Il entreprend une descente dans le Chaudron de Sang pour obtenir audience.
Dans la postface, Pat Mills ironise sur le fait que Simon Bisley était un fan de Conan et qu'il était venu pour dessiner les aventures d'un barbare belliqueux et bagarreur. Il explique que la confrontation du point de vue de Bisley avec le sien a abouti à une histoire hors norme de Sláine. Effectivement lorsque Sláine s'empare de la Lance et que la Pierre se met à gémir, il est possible de repérer un sosie de Conan faisant une drôle de tête.
Dès la scène d'introduction, le lecteur prend conscience que les auteurs sont passés au niveau supérieur. Pat Mills prend soin de créer un dispositif narratif qui présente ces aventures de Sláine dans un cadre mythologique, le vieux compagnon du héros écrivant ses mémoires, relatant des faits inscrits dans L Histoire. Dès cette scène, les images de Bisley transportent le lecteur dans un ailleurs d'une rare densité, d'une rare intensité. Il a réalisé ces pages à la peinture, mêlant plusieurs techniques, laissant les couleurs transcrire les émotions des personnages. C'est ainsi qu'apparaît un vieux nain, au visage ridé, à l'expression lasse, à la silhouette voutée, dans des teintes sombres d'un rouge incandescent. le lecteur ressent avec force cette atmosphère alourdie par la mort qui se rapproche, et la nostalgie du temps passé. Dès la deuxième page, les couleurs sont plus vives pour évoquer les aventures de Sláine. Dès la deuxième page, le lecteur constate la démesure des images conçues par Bisley. Les guerriers ont des corps de culturiste, la chair est prise de soubresauts violents sous l'effet du spasme de déformation, les armures sont ouvragées à la déraison. Bisley rend hommage à Frank Frazetta et à Richard Corben, tout en conservant une exagération qui lui est propre. Très rapidement le lecteur comprend que les dessins de Bisley ne doivent pas être pris dans un premier degré purement figuratif, mais dans un second degré teinté d'expressionisme.
Cette approche graphique est en parfaite harmonie avec le récit de Pat Mills. Pour ce quatrième tome des aventures de Sláine, il a décidé d'embrasser pleinement la mythologie celte, délaissant les aventures spatio-temporelles précédentes. Il va piocher dans le Lebor Gabála Érenn (entre autres) en le débarrassant de sa réécriture catholique, pour développer une vision de la cosmogonie et de la société celtiques assez personnelle. C'est ainsi que dans la première partie, Sláine a une discussion de 8 pages avec Danu, exposant la suprématie de cette déesse, et donc la prééminence de la composante féminine dans la société celte, recréant à sa sauce le stéréotype du héros viril et triomphateur. Mills relativise la toute puissance de la virilité masculine, en ne lui accordant que la seconde place derrière la fécondité féminine, symbole de la terre nourricière. Cela ne diminue en rien les hauts faits guerriers de Sláine, la violence des combats, la force des coups, mais cela les place dans une autre perspective.
D'un côté, le lecteur découvre une trame très classique de récit d'heroic-fantasy, avec tribus se battant contre un envahisseur monstrueux, aidé par des sorciers souhaitant la destruction de la race humaine. de l'autre côté, il plonge dans des coutumes et des rites d'une culture particulière (les celtes d'Irlande), et il voit d'un oeil neuf ces récits gorgés de testostérone, assujettis à une déesse participant à l'ordre de l'univers.
Simon Bisey fait feu de tout bois tout au long du récit, hypnotisant le lecteur avec des visions dépassant les stéréotypes propres aux récits de barbares, refusant de reproduire les clichés visuels des histoires de Conan et consort, s'émancipant d'une représentation purement figurative, pour donner son interprétation de l'histoire. Sláine se coiffait à la mode celte, en sculptant ses cheveux en pointe ; Bisley lui fait des pointes évoquant le hérisson, certainement impossible à réaliser dans la réalité, mais parfaitement représentatives du piquant du personnage. Sláine porte une ceinture destinée à l'aider à supporter les spasmes de déformation ; Bisley en fait une énorme ceinture qui l'empêcherait de se pencher dans la vie de tous les jours, mais qui figure avec force l'énergie qu'elle doit contenir. Sláine rencontre la déesse Danu, Bisley n'en fait pas une frêle jeune fille taille mannequin, mais une femme épanouie. Un dragon prend part au combat ; Bisley n'essaye même pas de le naturaliser, c'est un monstre gigantesque aux dents innombrables et acérées, avec des griffes d'une taille démesurée. Loin d'assaillir le lecteur par une exagération constante, ces images le transportent dans un monde fantasmé, avec une grande cohérence interne, aux saveurs relevées.
De son côté, Pat Mills semble avoir fait des efforts pour éviter les ellipses brutales dont il est coutumier, ainsi que les ruptures de ton sans concession du fait de transitions inexistantes. le dispositif d'Ukko narrant l'histoire des décennies plus tard apporte les transitions nécessaires d'une partie du récit à l'autre, et fournit des respirations humoristiques bienvenues, sans casser l'ambiance du récit. Son travail de recherche sur les mythes et légendes celtiques transparaît dans chaque scène, sans parasiter le récit, sans le transformer en un cours didactique. Ses personnages disposent tous d'une personnalité affirmée et de motivations réelles, sans recours à un altruisme peu vraisemblable. Si vraiment il fallait trouver des défauts dans ce récit, il serait possible de regretter les motivations trop basiques des ennemis et les rappels un peu trop lapidaires sur des éléments apparus dans les tomes précédents (pas d'explication sur l'importance ou la fonction du harnais de déformation, l'importance donnée aux dragons apparus dans le tome précédent, à commencer par Knucker). Mais ces éléments passent à l'arrière plan, balayés par le comportement truculent d'Ukko, la joie de vivre communicative de Sláine, sa vitalité, et la force du récit.
Dans sa préface, Pat Mills ne prend pas de gant et énonce son point de vue sans ambages. Pour lui, "Horned god" est un récit d'exception grâce à la force de la vision de Bisley, et l'ambition thématique du récit. Il estime que la série ne retrouvera cette grandeur qu'avec l'arrivée de Clint Langley dans Geste des invasions. Effectivement, cette histoire bénéficie de la complémentarité et de l'osmose entre scénariste et dessinateur, tous les deux au summum de leur art. À eux deux, ils rejettent toutes les conventions propres à ce type de récit, pour transfigurer ce récit de genre (généralement à destination exclusive d'adolescents mâles) pour en faire une oeuvre littéraire abordant la nécessité de donner la première place aux femmes dans la société, une provocation d'une ampleur inouïe dans un récit de barbares tranchant des têtes à qui mieux-mieux. Malgré le départ de Simon Bisley, Pat Mills a continué d'écrire les aventures de Sláine dans Tueur de démon, illustré par Glenn Fabry, Greg Staples et Dermot Power.
À tous les problèmes, une unique solution radicale : la violence
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Ce tome contient les 2 miniséries (de 4 épisodes chacune) consacrées à Lobo : The last Czarnian en 1990, et Lobo's back en 1992, écrites et mises en page par Keith Giffen avec des dialogues d'Alan Grant, et dessinées et encrées par Simon Bisley (à l'exception de l'épisode 3 de Lobo's back dessiné et encré par Christian Alamy).
The last czarnian - Lobo est un chasseur de primes extraterrestre au caractère irascible, violent et brutal, qui n'éprouve d'affection que pour ses dauphins de l'espace. Il s'est fait enrôler dans une police de l'espace appelée L.E.G.I.O.N. '89 (Licensed Extra-Governmental Interstellar Operatives Network), menée par Vril Dox (un extraterrestre de la planète Colu, surnommé Brainiac, et apparenté à l'ennemi de Superman du même nom). Dans cette première histoire, Lobo doit aller prendre en charge Miss Tribb (une enseignante dont il garde un mauvais souvenir). Lobo s'est engagé à la ramener vivante à Cairn, la planète servant de base à l'organisation LEGION. Non seulement, Miss Tribb a un caractère difficile, mais en plus elle invalide le fait qu'il ait réussi à exterminer tous les représentants de sa propre race. Enfin elle est l'auteur d'une biographie non autorisée de Lobo. Pour couronner le tout, la nature publique de cette mission d'escorte fait que plusieurs factions se mettent à sa poursuite pour régler des comptes.
Lobo's back - le compte en banque de Lobo est au plus bas, mais il a la chance de trouver une proposition émanant de l'agence de Ramona : récupérer Loo, un individu en liberté conditionnelle qui s'est enfui. Alors que Lobo est sur sa trace, Loo pulvérise sa chambre d'hôtel au bazooka. Il s'en suit un duel homérique et sans pitié (= une véritable boucherie) et l'impensable se produit : Lobo meurt ; les problèmes commencent. Il se révèle être un hôte insupportable tant aux cieux qu'aux enfers. Que faire ?
Au milieu des années 1980, Keith Giffen (au départ dessinateur) se fait remarquer en tant que scénariste avec son personnage loufoque Ambush Bug (en anglais), ridiculisant tous les codes des superhéros par l'absurde et la dérision, juste à coté de Superman et consorts. En 1987, il se voit confier les rênes de la Justice League International (en anglais) pour la relance de la série après Crisis on infinite earths. En 1989, il lance la série L.E.G.I.O.N. '89 (avec Alan Grant et Barry Kitson), sorte d'incarnation de Legion of Super-Heroes (à laquelle il a souvent collaboré en tant que dessinateur, avec Paul Levitz, par exemple The great darkness saga, en anglais) dans la continuité présente. Il en profite pour y incorporer Lobo (qu'il avait créé avec Roger Slifer dans la série Omega Men), comme mercenaire et chasseur de primes. Par la suite, Giffen explique que pour lui Lobo est une caricature moqueuse des personnages réglant leurs conflits par l'exécution sommaire de leur opposant (comme Wolverine ou le Punisher). Mais le lectorat consacre Lobo comme un anti-héros cool et fun. C'est parti pour quelques miniséries, quelques numéros spéciaux et même une série mensuelle qui durera cinq ans.
Les maîtres mots de ces récits sont l'exagération, la testostérone débridée, l'absurde, l'humour, la caricature et le second degré. En tant que czarnian, Lobo a la capacité de guérir de n'importe quelle blessure (imaginez le pouvoir guérisseur de Wolverine, multiplié par 100, jusqu'à l'absurde), l'agressivité d'un Hulk d'un mauvais jour, et le machisme d'un Frank Castle en mode "je tue tout ce qui bouge". Cela aboutit à un récit très violent, jusqu'au sadisme en guise d'humour. Lorsque Lobo se rend compte que Miss Tribb reste capable de lui fausser compagnie, il lui coupe les jambes au dessus des genoux et elle passe les 2 épisodes suivants avec les moignons à l'air. Lorsque quelqu'un le fait attendre à un distributeur automatique de billets, il lui arrache les 2 bras que le lecteur voit voler en l'air le temps d'une case. Bisley dessine les personnages et les décors en ajoutant des petits trais fins et secs qui ajoutent une apparence griffée et acérée, renforçant l'impression de violence. Dans la deuxième minisérie, il ajoute encore des petites taches d'encre qui donne une impression de saleté, accentuant le caractère malsain des images. Il faut également rappeler que l'une des armes de Lobo est un crochet de boucher. En comparant les 2 miniséries, il est même possible de constater que Bisley montre plus en détails les blessures et les plaies dans la deuxième (un niveau même étonnant pour un comics tout public).
Et le machisme alors ? Lobo a une carrure impressionnante, couplé à une résistance défiant les lois de la biologie, sans parler de ses capacités de récupération. C'est un biker de l'espace, il s'habille en jean, il a des belles bottes de motard, une boucle de ceinture en forme de crâne, une coiffure en pétard, des gros favoris, un gros engin entre les jambes (c'est un ange qui le constate lors de son passage dans le plus simple appareil, au Paradis), et il n'existe personne d'encore vivant qui pourrait se vanter de s'être moqué de lui. Il boit comme un trou, et il fume comme un pompier. Simon Bisley en fait un être musculeux (au delà du possible), prompt à montrer les dents, avec une chaîne (à très gros maillon) enroulée au tour de son poignet droit à laquelle pend le crochet de boucher, une grosse feuille de vigne lorsqu'il est tout nu, des veines saillantes dès qu'il utilise sa force... Lobo est le seul individu de la galaxie à rester menaçant en chemise hawaïenne. Par ces aspects, Giffen ne ment pas lorsqu'il indique que son intention était de monter en épingle les aspects bas du front, réactionnaires et extrémistes des superhéros ténébreux et brutaux. Au premier degré, Lobo est un individu à la violence pathologique, au style de vie égocentrique, avec une absence totale d'empathie pour son prochain (= une menace pour la société). Au second degré, il s'agit d'un défouloir irrésistible contre toutes les petites frustrations de la vie en société.
Le pouvoir de divertissement de ces histoires ne se limite pas à ce jeu de massacre régressif et cathartique : chacun de ses créateurs apporte un degré supplémentaire d'excès humoristique. Keith Giffen n'éprouve aucune inhibition pour emmener son histoire au plus loufoque, tout en s'assurant que la succession de scènes forme un tout cohérent. À moins de lire ces histoires, vous aurez du mal à imaginer dans quelles circonstances Lobo participe à un concours d'orthographe (spelling bee) ou comment il organise un concert de death metal au Paradis, et quelle est sa réaction face à Death (oui, celle des Endless, la sœur du Sandman de Neil Gaiman, il ne respecte vraiment rien ce Giffen).
Simon Bisley est très à l'aise du début jusqu'à la fin pour fournir des images à la démesure du scénario. le lecteur attentif remarquera quelques graffitis à l'unisson des goûts musicaux de Lobo (et de ceux de Bisley) : Ramones, Danzig, Steve Vai, Nuclear Assault, etc. Bisley a un don pour la représentation de la violence à des fins comiques : à la fois elle fait mal et elle fait sourire par son caractère exagéré. Il est impossible de se retenir de sourire quand il écrase avec ses poings de petits êtres tout mignons qui essayaient de l'aider, mais qui ont fini par l'exaspérer avec leur gentillesse : un massacre gratuit et drôle du fait de l'extermination de ces gentils gugusses. Si la première histoire évite d'être trop graphique dans les horreurs, pour la deuxième cette restriction est levée et l'humour visuel à base d'ultraviolence fait des grosses taches. Par exemple, Lobo envoie son poing dans la tête d'un soldat. La partie supérieure du crâne est désolidarisée de la partie inférieure avec du sang, un gros bruit d'arrachement et de la matière corporelle qui gicle. Âmes sensibles s'abstenir. Il y a aussi le cas du gérant du transit des âmes dont le visage subit une vilaine maladie de peau pustuleuse qui va croissante au fur et à mesure que le problème posé par Lobo prend de l'ampleur. C'est très drôle de voir ainsi se manifester physiquement la perte de contrôle de cet individu, c'est aussi très répugnant. Il faut voir également Lobo descendre une escadrille d'anges, ou s'en prendre à des dieux de panthéons divers.
L'apport d'Alan Grant est également impressionnant. À l'époque Keith Giffen n'avait pas confiance dans sa maîtrise de la langue anglaise, et il travaillait avec des scénaristes chargés de peaufiner les dialogues (comme J.M. DeMatteis pour la série Justice League International). Alan Grant était déjà connu pour avoir développé la version de référence de Judge Dredd (avec John Wagner) et il s'était installé sur la série Detective Comics (une série consacrée à Batman). Il écrit des dialogues concis et ciselés donnant une vraie façon de s'exprimer à Lobo. La force de ses dialogues éclate lorsque les petits êtres tout mignons parlent à Lobo en faisant rimer leur fin de phrase : hilarant. Les remarques acerbes et méprisantes de Miss Tribb valent leur pesant de cacahouètes et le mode d'expression de Vril Dox évolue au fur et à mesure qu'il perd de sa superbe et qu'il se rend compte de l'ampleur des dégâts. Il ajoute des extraits de la biographie non autorisée dans la première histoire.
Avec ces deux histoires, le lecteur découvre un personnage dérivatif et caricatural, dans des récits délirants, baignant dans une violence exacerbé et un humour ravageur allant de dialogues vifs et drôles, à des dérapages contrôlés dans l'absurde, avec des illustrations au diapason, ajoutant encore à l'humour noir. La série mensuelle n'a pas fait l'objet de réédition.
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Coming In
Ahlala ... Magnifique ! Comme souvent avec Carole Maurel d'ailleurs, dont j'adore toujours autant le dessin et l'utilisation des couleurs. Je ne pense pas que c'est la plus grande artiste vivante, mais indéniablement c'est une de celle que je suis le plus assidument pour ses productions. Elle a un coup de crayon que j'adore, une manière qui semble toujours d'une douceur infinie de croquer les visages, et puis cette colorisation ! Des couleurs chaudes, les jeux de contrastes entre les planches, dans les planches ! C'est toujours un régal visuel, je ne m'en lasse pas. Ici, la dessinatrice s'est adjoint le concours de Elodie Font, que j'avoue ne pas connaitre, et qui réussie à merveille à retranscrire son parcours de femme aimant les femmes, dans une société qui ne favorise pas ce genre de relations. J'ai déjà lu pas mal de textes sur l'homosexualité, la découverte de celle-ci par les concernés, les échecs, les tensions, les luttes ... Mais c'est toujours aussi agréable de lire un récit qui donne envie de croire que demain sera meilleur. J'irais même plus loin : en tant qu'hétéro, ce récit m'a ému jusqu'à mouiller mes yeux et donne furieusement envie de revivre une jeunesse amoureuse ! C'est dire le travail accompli sur la narration ! La BD est excellente, je dois le dire. Tout concours à faire ressortir les états d'âme de Elodie, à faire comprendre la difficulté qu'elle a eu à se vivre comme lesbienne, mais aussi à découvrir sa propre homophobie et son rapport avec les LGBT, la violence que fut le mariage pour tous et les échecs qu'elle vécue en tant que personne amoureuse ... Comme tant d'autres, hétéro ou non. La BD ne présente pas un parcours atypique, elle présente un parcours ordinaire d'une femme. Une femme qui a du apprendre à sortir de la norme insidieusement imposée. Que ce soit à lire comme une œuvre féministe, LGBT, pro-liberté, dans tout les cas c'est un récit incroyablement inspirant. Et qui donne un peu foi en l'avenir, même si tout ne semble pas devenir plus rose ... Un rose dont nous aurions bien besoin pourtant ! A titre personnel, j'ai été intéressé par les mouvements LGBT avec la lecture du Le Bleu est une couleur chaude, mais c'est vraiment avec le mariage pour tous que j'ai découvert avec horreur et effroi ce qu'on pouvait penser de personnes qui s'aiment. La BD en parle d'ailleurs et je suis d'accord sur l'impact que ces manifestations colossales ont pu avoir, autant en libérant une parole homophobe qu'en soudant un peu plus tout ceux qui se sentaient en désaccord profond avec ce discours rétrograde. Et la BD m'a fait ressentir ce passage là, ce souffle de renouveau. Espérons qu'il dure éternellement !
Araucaria - Carnets du Chili
Ces chiens sont si souvent battus qu'ils sont très soumis, sans aucune agressivité envers les humains. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d'un voyage de l'auteur au Chili. Sa première publication date de 2004 dans la collection Mimolette, et il a été réédité en 2017 dans une version augmentée et modifiée. Cette bande dessinée est l’œuvre d'Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte soixante-deux pages. En octobre 2003, Edmond Baudoin a été invité au Chili par la bibliothèque de l'institut culturel franco-chilien, à Santiago. le 12/10/2003 dans l'avion. Il aime regarder les écrans avec les cartes, il rêve. Une escale à Buenos Aires. La ville de Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner… Borges… Julio Cortázar… 11.887 mètres plus bas, une hacienda aux environs de Córdoba. Il est possible que les paysans qui travaillent pour le propriétaire n'auront jamais assez d'argent pour s'en acheter une. La cordillère des Andes, un mur. L'Aconcagua, il a une boule dans la gorge. Puis très vite le Pacifique devant, la cordillère derrière, dessous, Santiago. le lendemain de son arrivée, le 13/10. Il rencontre une première fois les étudiants des beaux-arts de l'université catholique de Santiago. le soir, seul enfin. Dans un restaurant. Octobre, c'est le printemps au Chili… Il est au Chili. Il observe les clients, la rue, les serveurs. Certains étaient pour Pinochet, d'autres luttaient contre. 14/10. le cours de dessin. Il demande s'il est possible d'avoir un modèle vivant... C'est un problème la nudité (en 2003) dans cette université catholique. Difficile dans une classe. Les professeurs décident que ce sera dans la chapelle, un lieu moins passant… Les étudiants rient et sont ravis. La chapelle est bondée. Comme dans ses cours au Québec, il demande aux étudiants de prendre la pose du modèle 5 minutes avant de commencer à dessiner. Il veut qu'ils expérimentent dans leur corps les tensions qu'inflige une pose. Qu'ils lui dessinent l'extérieur et l'intérieur. Ils sont très forts, c'est du bonheur de travailler avec eux. le 14 octobre c'est l'anniversaire de son frère Piero. le modèle s'appelleValéria. Elle est belle avec un corps de baleine. Il l'imagine être née dans les îles du Pacifique. Il pense à Gauguin. Plus tard, il sera invité par Valéria et Rip (son ami, un musicien américain) et il apprendra qu'elle n'est pas du tout des îles sous le vent, mais simplement née à Santiago comme beaucoup de monde ici. 15 octobre 2003. Il attend le taxi qui doit l'emmener à l'université. À partir de six heures du matin, la ville est sillonnée par des milliers de bus jaunes qui font la course dans les rues. Les chauffeurs sont payés en fonction des ventes, un peu comme les taxis. Plus ils font de trajets, plus ils gagnent de fric. Et Edmond sait que le hurlement de ces machines va le réveiller tous les matins, en se rappelant que le syndicat des transporteurs a largement contribué à renverser Allende. En trois jours, il a rencontré beaucoup de beaux êtres humains. Sous une couverture un peu cryptique qui trouve son explication dans le récit, le lecteur se retrouve à voyager avec l'auteur au Chili en 2003, la majeure partie de son séjour s'effectuant à Santiago. Comme à son habitude, il raconte au gré de sa fantaisie, dans une narration qui peut donner une impression décousue, ne répondant qu'à l'inspiration du moment. Pour autant, l'auteur respecte un déroulement chronologique du douze octobre 2003 au dix décembre de la même année. Il donne des cours de dessins à l'université, il voyage dans le pays, il observe les gens dans la rue, il en rencontre des hôtes, que ce soit à l'occasion de nuits passées, ou d'une soirée. Il effectue des remarques sur ce qu'il lui est donné de voir, exprimant ainsi sa propre sensibilité. Sur le plan pictural, Edmond Baudoin se montre incontrôlable comme à son habitude : hors de question pour lui de s'en tenir à des cases bien alignées dans des bandes, ou de tracer des bordures de cases à la règle, ou même de s'en tenir à de la bande dessinée. Il peut aussi bien réaliser une ou deux pages muettes avec des cases pour raconter, pour montrer ce qu'il a observé, que reproduire un texte écrit par lui, pour une revue littéraire (sous forme de texte tapé à la machine à écrire, avec des corrections au crayon), en passant par des paragraphes de texte accompagnés d'une ou deux illustrations (à moins que ce ne soit l'inverse), et même un ou deux collages de tickets de bus, sans oublier quelques courtes remarques écrites à la verticale sur le bord d'une image. Le lecteur abandonne donc les a priori de son horizon d'attente, si ce n'est celui de faire l'expérience du Chili par les yeux et la sensibilité d'Edmond Baudoin. Les modalités d'expression de l'auteur ne correspondent pas à de l'excentricité pour faire original, mais bien à la personnalité de l'auteur. Ce constat s'opère dès la première page : d'abord deux phrases écrites en lettres capitales disposées en lieu et place d'une première bande de cases, puis une mince frise géométrique irrégulière pour séparer la bande suivante qui est constituée d'un dessin et d'un texte, puis une autre séparation suivie par une carte sommaire avec une phrase de commentaire, une vue du dessus simpliste de la Cordillère des Andes avec une phrase de commentaire, et une vue du dessus de parcelles de champ avec un autre commentaire. À ce stade, le lecteur pourrait croire qu'Edmond Baudoin raconte son séjour comme les idées lui passent par la tête. Les pages suivantes lui permettent de mieux saisir la démarche : un déroulement chronologique solide, des remarques en passant générées par le lieu, par une sensation du moment, ou un souvenir, un échange avec une personne. Fort logiquement, l'artiste adapte son mode de dessin à la nature de ce qu'il raconte, de ce dont il se souvient. D'une certaine manière, les cases réalisées au pinceau peuvent s'apparenter au mode narratif principal, ou plutôt aux séquences qui s'enchaînent pour former la colonne vertébrale de l'ouvrage. Pour les réflexions au fil de l'eau, elles sont dessinées en fonction de leur nature, des bourgeons ou des fleurs se déployant à partir du tronc du récit. Lors de la première séance de pose, l'artiste intègre ses propres dessins de la modèle, au pinceau. Lorsqu'il se promène dans la rue, il opte pour des esquisses à l'encre, avec une écriture manuscrite cursive comme s'il s'agissait de notes prises sur le vif. Une fois qu'il s'est adapté à cette forme narrative, le lecteur trouve du sens à la structure du récit, et il peut apprécier chaque considération passant au premier plan, le temps d'une case ou d'une page. Il se rend compte que, prise une par une, chaque séquence relève de l'anecdote qui donne lieu à des réflexions de l'auteur, dans une direction historique, ou sociale, ou politique, ou morale, ou existentielle, etc. Ainsi, au fil des pages, il peut donner l'impression de sauter du coq à l'âne, car il aborde aussi bien la pauvreté des paysans et le capitalisme, des leçons de dessin et de nu, le sort de Salvador Allende, le sort des Mapuches, la torture et la guerre, le sort des chiens errants de Santiago, l'art mural de la ville, le port de lunettes de soleil, la dictature d'Augusto Pinochet, l'arbre Araucaria, l'irréalité de se retrouver au Chili, la répression, la douceur des gens qui ressemble à de la soumission, le souvenir de son ami Joël Biddle, sa rencontre avec Pablo Neruda à l'ambassade du Chili en France, etc. Chaque séquence semble un petit souvenir, raconté avec simplicité, et dans le même temps raconté avec la personnalité de Baudoin. L'effet cumulatif de ces séquences aboutit à une lecture très dense, abordant de nombreux thèmes. Au bout d'un certain temps, le lecteur n'est plus très sûr de ce qu'il est en train de lire : des souvenirs de voyage, une vision culturelle du monde ? En effet, il se produit également un effet cumulatif des écrivains et des artistes cités : Gilles Deleuze, Alberto Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner, José Luis Borges, Julio Cortázar, Gauguin, Frida Kahlo. Il ne s'agit pas pour l'auteur d'en mettre plein la vue au lecteur, ou de légitimer son œuvre sur le plan littéraire. Là encore, cet ingrédient fait partie de la personnalité de l'auteur : il l'intègre parce que sa perception de ce qui l'entoure en est indissociable. Chaque séquence prise une par une s'apparente à un regard différent sur une facette du Chili. L'ensemble de ces séquences brosse un portrait complexe du pays, tel que Baudoin en a fait l'expérience, cette année-là, pour l'individu qu'il est, dans le contexte qui l'a amené à y séjourner. le lecteur repense alors à la couverture et au titre. Cette femme nue est celle qui sert de modèle pendant les cours de dessins, et les individus autour d'elle sont les élèves qui prennent la même pose qu'elle pour ressentir les tensions musculaires qui en découlent. le lecteur peut également le comprendre comme Baudoin se rendant au Chili et vivant comme un habitant pour prendre conscience des caractéristiques systémiques de cette société. Au cours d'une des remarques poussant à partir de la narration, l'auteur développe les caractéristiques de l'araucaria du Chili, une espèce de conifères, et le lecteur est tenté d'y voir une métaphore des chiliens, ou peut-être des Mapuches. L’œuvre d'Edmond Baudoin est indissociable de sa vie. Il voyage au Chili du fait de sa condition d'artiste et de professeur de dessin. Il raconte ce séjour en tant qu'artiste, relatant ses rencontres et les paysages, ainsi que les réactions qu'ils suscitent en lui, adaptant son mode narratif et graphique à chaque passage, pouvant expliciter une expérience passée dans la mesure où elle donne du sens à ce qu'il observe. Un carnet de voyage incroyable témoignant du pays visité, des individus rencontrés, avec cette vision subjective qui est celle de l'auteur.
Pizza Roadtrip
Une petite série noire prenant pour cadre un environnement urbain et orienté road movie, ça vous tente ? Voici un chouette one shot au scénario bien plus malin qu'il n'y parait au premier abord... Quelque part ça m'a rappelé le cultissime film "Pas de problème" de Georges Lautner où Miou-Miou tente de planquer un cadavre arrivé par hasard chez elle en le promenant dans une voiture. Ici, le corps à faire disparaitre est également tout aussi gênant et les 3 potes vont devoir ruser entre vieilles combines et désorganisation totale pour éviter la taule... Ce qui est fortement attractif est tout d'abord le dessin atypique de Cha : un trait précis, des trognes sans nez et une mise en scène hors pair. Afin d'étoffer le récit, quelques flashbacks s'intercalent en couleur alors que les situations présentes sont en noir et blanc avec quelques touches subtiles d'orange sur certains objets comme le véhicule. C'est à la fois malin et attrayant. Les dialogues sont également bien inspirés avec quelques touches d'humour noir et un rythme sans failles. La fin réserve son lot de révélations et quelques retournements de situation dont une fin à la fois ouverte et surtout ironique. Le seul problème de ce livre c'est qu'on souhaiterait bien un rab supplémentaire de cette pizza sanglante mais appétissante !
La Mécanique des Vides
Des années qu'il traque cette espèce si précieuse : l'évidence sauvage. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Zéphir, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Cet artiste avait déjà collaboré avec Maximilien le Roy pour L'esprit rouge (2016). Dans une interview, il a indiqué que la genèse de cet album se trouve dans un voyage de plus de deux ans au Brésil, dans une citation de Bouvier sur les mots sentinelles Indicible & Ineffable, dans des instants où plus rien ne fait sens, où il avait l'impression que le monde entier se faisait sans lui. Une forêt pleine de nuit. La femme salue une dernière fois celle qui l'a vue grandir. Cette jungle, elle y est née quand les routes étaient encore sentier. Elle a vu de jeunes pousses devenir troncs et s'effondrer des arbres au moins trois fois centenaires. Elle a grandi avec ces histoires d'esprits qui changent de forme au gré de leurs envies. Quand elle ne s'y promenait pas, elle dévorait des livres qui racontaient ces lieux. Les mots la nourrissaient, rongeaient ses pensées parasites. Elle passait de longues heures, solitaire et heureuse, à déclamer des phrases à ce qui poussait là. Sa voix si pleine de vie ensemençait les sols. D'étranges fleurs naissaient quand elle lisait tout haut. de ces plantes enfantées par des mots, elle récoltait les graines. Les gardait avec soin dans un grand sac en toile. Et un jour – elle a fini par voir. le village devenu ville ne se trouvait plus dans la jungle ; c'était lui qui doucement se mettait à la contenir. Quelque chose se brisa en elle, quand gueulèrent les machines. Quand débuta la Grande Aspiration. Ainsi la salue-t-elle, celle qui l'a vue grandir. Elle cède à cette voix qui la creuse depuis des mois. Elle va semer du sens là où ses pieds la mènent. Elle ira au hasard faire pousser des récits. Au centre d'une caverne souterraine, une sphère d'un bleu spectral irradie doucement, reliée par un cordon vertical à un point inconnu. Ce cordon spectral serpente au travers des tunnels, des crevasses, et des boyaux, jusqu'à un homme endormi, couché à même la terre nue. de son nom, il ne sait rien. de son âge non plus. Il a depuis longtemps cessé de chercher un sens aux faits qu'il s'apprête à décrire. Il a été mis au monde par les entrailles d'une terre folle. Il est arrivé en ces lieux déjà adulte. Il n'a pas le souvenir d'avoir vécu avant ça. Tout commence par une phrase : C'est ici que tout s'achève. C'est avec ces quelques mots vissés dans le crâne qu'il a pour la première fois ouvert les yeux. C'est d'abord l'odeur forte qui le frappe quand il prend conscience. le sol vibre contre lui, il est humide et chaud. Ses yeux doucement s'habituent à la pénombre. Une migraine lui vrille les tempes. Il ne comprend pas ce qu'il voit. Il ne pense à rien, une sorte d'instinct le pousse à s'enfoncer dans l'étroit tunnel. L'homme s'est relevé et il suit le cordon spectral pour en déterminer l'origine. Toujours sous terre, il parvient dans une caverne haute de plafond, avec quelques champignons sphériques de ci de là. Il voit le cordon bleuté s'enfoncer dans une paroi. Il tire fortement dessus pour l'en arracher. le cordon finit par venir et l'extrémité par sortir du mur. Celle-ci à la forme d'un visage à l'identique de celui de l'homme. Bientôt, le visage se transforme en tête de serpent et celui-ci s'éloigne d'un bond de l'homme. Une couverture aussi énigmatique qu'onirique : une longue pirogue sans balancier vogue dans les cieux avec à son bord trois silhouettes dont une petite, et une grosse masse nuageuse en toile de fond. Effectivement, le lecteur va pouvoir suivre le voyage de trois individus à bord d'une longue barque volant dans les cieux : une femme Irma, une enfant Ocarina, un homme qu'elles vont appeler Scrib. Effectivement la première séquence permet de découvrir cet homme couché à même le sol, revenant à lui, et marchant pour déterminer l'origine d'un cordon bleuté. Ce cordon finit par prendre la forme d'un serpent, et ce dernier se pose sur le sol, se mord la queue, formant un cercle. le lecteur comprend qu'il ne doit pas prendre ce qui est montré au premier degré. Les symboles sont apparents : le serpent qui se mord la queue évoque un symbole aux significations multiples en fonction des civilisations. Un symbole de rajeunissement et de résurrection, un symbole d'autodestruction et d'anéantissement, mais aussi un cycle d'évolution refermé sur lui-même, une forme circulaire s'opposant à une évolution linéaire, une forme qui se ferme sur elle-même, s'enferme dans son propre cycle. L'homme finit par sortir de cette caverne, après avoir été libéré de ce cordon, peut-être ombilical, spectral. Il découvre qu'il ne sait pas comment il s'appelle, il finit par rencontrer une jeune demoiselle et sa mère, Ocarina & Irma, en page 50. C'est un récit qui prend son temps, ou plutôt il apparaît que l'auteur a pu négocier sa pagination de manière à raconter son histoire à son rythme. L'homme que les deux femmes vont appeler Scrib commence par marcher, puis la pirogue avance tranquillement et sûrement, dans un monde où il n'y a plus de mode de déplacement supersonique ou même motorisé. le voyage prend du temps, et le bédéiste en rend compte en prenant des pages. Quelques séquences sont muettes : la narration se fait sans mot. Les dessins présentent une apparence un peu esquissée, éloignée d'un rendu photographique, avec des traits de contour qui peuvent sembler parfois un peu frustes, pas jointifs, avec des angles, sans lissage pour de plus jolis arrondis. La densité d'informations visuelles varie en fonction des séquences, parfois d'une case à l'autre. le lecteur peut aussi bien se retrouver face à l'enchevêtrement des végétaux de la jungle avec des animaux, qu'au buste d'un personnage en train de parler sur un fond vide. Pour autant, il est réellement transporté dans chaque lieu : les cavernes souterraines, la montagne de déchets industriels, la jungle, le ciel, le volcan, le désert, la forêt, le monde aquatique du fleuve. Le voyage se déroule, d'abord à pied, puis en pirogue volante. le lecteur regarde Scrib escalader la montagne de carcasses de voiture. Il voit bien que dans sa nudité, il ne porte pas de chaussures qui éviteraient les coupures : il s'agit donc d'une représentation qui n'est pas premier degré, une forme de métaphore visuelle, de l'individu qui surmonte l'écran des possessions matérielles frappées d'obsolescence pour voir plus loin que la profusion d'objets mis à sa disposition. Par la suite, l'artiste réalise de magnifiques séquences de voyage dans le ciel, la pirogue filant doucement et sans bruit, accostant même un nuage où ses passagers vont se dégourdir les jambes, faire un peu d'escalade. L'onirisme fonctionne parfaitement : comme les personnages, le lecteur éprouve la sensation d'avoir laissé derrière lui tout le poids de la matérialité, tous ces objets, accessoires, ustensiles, biens matériels qui encombrent et alourdissent son quotidien, qui font écran avec le monde naturel. À partir de la page trente-huit et dix pages durant, le lecteur se retrouve aux côtés d'autres voyageurs : des esprits naturels, deux consciences distinctes capables de prendre une existence corporelle, mais aussi de passer d'une forme à une autre, d'un élément à un autre. Les couleurs changent alors, se situant plutôt dans le bleu et le gris pour un autre type de voyage, plus à l'intérieur de la flore, en discutant avec les esprits du monde végétal. Là aussi, le rythme est celui de la nature, parfois rapide comme le courant d'un fleuve, parfois lent comme celui de la nage du poisson au fond de l'eau. Au gré de ces voyages, les personnages échangent sur des sujets divers, ou Scrib se retrouve à réfléchir, et le lecteur à suivre le cours de ses pensées. L'introduction écrite donne le thème principal : celui de la destruction des milieux naturels par l'homme, en particulier la dévoration de la jungle par les bulldozers et les pelles mécaniques. Les esprits de la jungle souhaitent coucher par écrit les merveilles de la nature, pour pouvoir les communiquer aux êtres humains, leur faire prendre conscience de ce qu'ils détruisent irrémédiablement. le lecteur découvre par les yeux de ces esprits de la nature la richesse biologique d'un milieu aquatique, la complexité d'un écosystème, sans que ne soient mentionnés de noms de plantes ou d'espèces animales. Avec eux, il plonge aussi bien dans le lit d'une rivière, qu'il vole au-dessus de la canopée. le passage le plus surprenant intervient sans nul doute en pages 122 & 123, quand un esprit choisit une forme qu'on ne voit pas : c'est par ses odeurs qu'il aime connaître la jungle. La narration visuelle passe alors dans le domaine de l'art abstrait, le dessin chaque case évoquant une sensation sans aucun élément figuratif. Le voyage de Scrib s'avère tout aussi ambitieux. Sa dernière étape repose également sur des dessins abstraits de la page 183 à la page 200, à raison de deux cases par page, de la largeur de la page. Avec le symbole du serpent évoquant le jardin d'Éden, puis l'Ouroboros, l'esprit du lecteur est attentif à tout élément qui pourrait s'apparenter à un symbole, et revêtir un sens conceptuel. Lorsque Scrib se fait la réflexion qu'il regarde le monde et qu'il sait le nom des choses, le lecteur se dit qu'il y a là une réflexion sur la force du langage, sur le principe de nommer les choses. Quelques dizaines de pages plus loin, Scrib écrit des lettres sur un morceau de papier et voilà qu'elles s'animent et sortent de la page, s'élancent hors du carnet pour disparaître sous les montagnes de détritus. Irma décide que l'objet de leur voyage en pirogue sera littéralement de suivre les mots écrits de Scrib qui s'enfuient et laissent une trace. Quelques pages plus loin, le lecteur sourit à une remarque d'Irma : Les mots, ça germe mieux avec de la salive. L'auteur s'amuse à montrer des graines qu'il faut planter, humecter avec de la salive : elles grandissent en quelques minutes et donnent un fruit qui s'avère être un texte écrit. En filigrane dans le récit, le lecteur relève les observations ayant trait aux fonctions du langage, oscillant entre défiance, et outil de déchiffrage de la réalité. D'un côté, le langage est vu comme un obstacle : il fige la réalité, il devient un intermédiaire entre elle et l'individu. Un personnage constate que les êtres humains voient le monde à travers tout un tas de mots, il paraît qu'ils ne peuvent plus regarder quoi que ce soit sans en avoir en tête. On dit même que si certains de leurs mots changent, c'est toute leur réalité qui se modifie du même coup. D'un autre côté, Ocarina finit par nommer l'homme tout nu qui s'est présenté devant sa mère et elle, parce que finalement les êtres humains ne peuvent pas parler du monde sans mots. Les esprits de la nature ont même le souci de trouver les mots justes pour décrire ce qu'ils voient, afin de le transmettre aux humains. Mais dans le même temps, Ocarina explique que les graines de plantes à mots s'adaptent à celui qui la plante, que leur fruit, le texte qui éclot dépende de celui à qui la graine est destinée : cette métaphore introduit ainsi la subjectivité de chaque texte découlant de la façon dont le lecteur le reçoit, dont il l'interprète au travers de sa culture, de son éducation, de son expérience de vie. L'auteur s'amuse aussi à mettre en scène de manière littérale soit des individus déformant les sens en ayant un usage vicié du langage, par exemple des monologueurs (des politiciens déversant leur idéologie industrialisée) ou des énarks (belle homophonie), mais aussi des expressions comme donner sa parole (Irma donnant littéralement sa parole à Scrib dans une belle représentation visuelle). du coup, la réflexion balance entre le principe de suivre son instinct et de ressentir son environnement, le monde, et le langage comme outil d'appréhension et de compréhension du monde. de la même manière, l'écriture a pour effet de figer le monde, mais aussi de témoigner de l'existant, de permettre un travail de mémoire. Finalement, ressentir et décrire ne s'opposent pas forcément, ils peuvent se compléter. Pour autant, l'auteur ne va pas jusqu'à s'aventurer à des considérations articulant les différentes fonctions du langage pour proposer une théorie qui réconcilierait ces caractéristiques paradoxales. Une belle couverture qui évoque un conte pour enfant avec une pirogue qui vogue dans les airs. Un récit qui commence par un enfantement, celui d'un homme sortant des entrailles de la Terre. Un monde qui évoque une civilisation industrielle s'étant effondrée, les esprits de la nature qui cherchent à communiquer avec les êtres humains pour leur survie. Une narration visuelle directe, facile à lire, sans chichis, qui sait se faire spectaculaire, qui montre les différents éléments, l'air (le vol des oiseaux), la terre (les cavernes souterraines), l'eau (le fleuve, l'océan), le feu (le volcan et la lave), qui fait voyager le lecteur. Un voyage onirique servant de matrice à une réflexion sur le langage oral et écrit, outil de compréhension, mais aussi intermédiaire s'interposant l'individu et la réalité. Tout au long de sa bande dessinée, Zéphir met en œuvre cette dualité des mots composant le langage, utilisant la narration visuelle pour en réconcilier les aspects contradictoires. Une œuvre extraordinaire.
Vengeance - La Brigade des jeunes
À réserver aux férus de l'univers partagé Marvel - Il s'agit d'un récit complet en 6 épisodes, initialement parus en 2011, écrits par Joe Casey, dessinés et encrés par Nick Dragotta, mis en couleurs par Brad Simpson, avec des couvertures de Gabriele Dell'Otto. C'est à la fois très simple et très compliqué. La version simple : deux nouveaux groupes composés de jeunes dotés de superpouvoirs souhaitent se tailler une place sous le soleil de l'univers partagé Marvel : la Teen Brigade et les Young Masters. La version qui exige un peu plus d'attention : du côté des superhéros, la Teen Brigade est composée d'Ultimate Nullifier, Miss America (America Chavez), Angel (Angel Salvatore), Barnell Bohusk (Beak). Cette équipe bénéficie d'un informateur qui est Larry Young (Jack Truman, ex agent 18) un ex agent du SHIELD leur indiquant où aller récupérer des armes ou des prisonniers devant être neutralisés. C'est ainsi qu'ils libèrent une version adolescente de l'In-Betweener. Du mauvais côté de la loi, il y a les Young Masters (of Evil) composés d'Executionner (Danny Dubois), Egghead, Radioactive Kid, Black Knight et Mako. Premier objectif : s'approprier le cadavre de Bullseye. Mais il y a aussi cette histoire de projet de modification moléculaire sur des êtres humains, mené sous l'autorité du Red Skull (Crâne Rouge, Johann Schmidt) en 1944. Il y a aussi l'intervention d'un autre groupe de superhéros (les Defenders, même si ce nom n'est jamais prononcé), sous l'autorité de Kyle Richmond, comprenant Son of Satan (Daimon Hellstrom), She-Hulk (Jennifer Walters), Nighthawk (Joaquin Pennysworth) et Krang (un atlante). Enfin le parcours de quelques uns de ces personnages va croiser celui de 5 supercriminels majeurs de l'univers partagé Marvel. Dans la courte postface (1 paragraphe), Tom Brennan (le responsable éditorial) explique que cette curieuse histoire trouve son origine dans un point de départ inhabituel. Gabriele Dell'Otto avait réalisé 6 peintures à l'effigie de Magneto, Bullseye, Doctor Octopus, Loki, Red Skull et Doctor Doom et que Brennan a demandé à Joe Casey une proposition d'histoire lui permettant d'utiliser ces six portraits comme couverture de chacun des épisodes. Joe Casey est aussi bien connu pour ses comics pour Marvel et DC, que pour ses créations plus débridées : X-Men, Wildcats, Butcher Baker le redresseur de torts, SEX. Dès les premières séquences, il est visible qu'il a pris un grand plaisir avec les jouets Marvel, pour un récit regorgeant de références obscures, et d'une énergie qui n'appartient qu'à la jeunesse. Il est certain que la forme rebutera les lecteurs occasionnels de l'univers Marvel. D'un côté, Casey s'amuse comme un petit fou à retranscrire l'ébullition propre à la jeunesse, surtout dans l'action, le mouvement et l'instantanéité (il reprend même le dispositif des tweets entre personnage, avec pseudos, qu'il avait auparavant utilisé dans Final Crisis aftermath - Dance). D'entrée de jeu, il insuffle un rythme narratif très soutenu, avec une première page consacré à un personnage non identifié prenant un verre dans un bar, puis une double page dans une discothèque avec des tweets de personnages non identifiés, puis une page consacrée à un entretien sibyllin entre Red Skull et Adolph Hitler, et enfin une séquence (relativement) longue (4 pages d'affilée) relatant une intervention de Miss America. Autant dire que l'attention du lecteur est fortement sollicitée pour enregistrer les informations au fur et à mesure, sous une forme loin d'être prémâchée. Évidemment, la compréhension du récit s'améliore petit à petit, dans la mesure où le lecteur finit par discerner les personnages principaux et les retrouver d'une séquence à une autre. En fonction du lecteur, cette forme de narration pourra le rebuter, ou au contraire il pourra le voir comme une transposition habile d'un quotidien dans lequel l'individu est sans cesse abreuvé de flux continus et denses d'informations. Deuxième caractéristique prononcée de la narration : les références très pointues à l'univers partagé Marvel. À l'évidence, ce dispositif destine cette histoire à des férus de cet univers. Il suffit de prendre comme exemple une conversation entre 3 personnages dans un bar dans l'épisode 4. Il s'agit de Kyle Richmond (premier Nighthawk du nom, membre fondateur du Squadron Supreme, et membre historique des Defenders), de Joaquin Pennysworth (cinquième individu à avoir endossé le costume de Nighthawk), et de Larry Truman, un agent du SHIELD apparu une seule fois dans l'épisode 60 de la série Cable en novembre 1998. Rien que l'identité de ces individus fait comprendre qu'il s'agit d'un récit pour connaisseurs. Alors qu'ils échangent quelques paroles, ils évoquent un technique tibétaine de permutation d'esprit (qui évoque un tour de passe-passe réalisé par Elektra dans Elektra: assassin), la transplantation d'esprit (épreuve subie par Kyle Richmond dans la série Defenders), la division ExTechOp du SHIELD (toujours dans Elektra: assassin), et une version encore plus obscure de Deathlok. Il est facile de comprendre que pour un lecteur occasionnel, ou même simplement régulier de comics Marvel, ces propos pleins de sous-entendus finissent par agacer, à ce point abscons qu'ils s'apparentent à un amphigouri. Pour le lecteur chevronné de l'univers Marvel, il s'immerge dans un environnement d'une richesse inouïe, où l'auteur lui rappelle des souvenirs à moitié oubliés, des recoins rarement visités, des facettes laissées de côté. Chaque épisode regorge de ces éléments piochés à toutes les époques de l'histoire de Marvel, depuis l'époque des monstres avant l'avènement des superhéros (Tiboro - la Screaming Idol - contre laquelle se bat Miss America évoque les monstres créés par Steve Ditko et Jack Kirby) aux créations plus récentes (Lady Bullseye ou Kid Loki), en passant par des personnages perdus de vue (Kristoff Vernard). Attention, Joe Casey ne fait pas dans le superficiel, il va chercher des personnages ayant marqué différentes générations de lecteurs, de Beak & Angel (nouveaux personnages apparus dans les épisodes des New X-Men de Grant Morrison) à l'In-Betweener (personnage créé par Jim Starlin et apparu pour la première fois dans la série mythique consacrée à Adam Warlock). Plus fort encore, il est aussi bien capable de retrouver le ton juste pour l'apparition de Lady Bullseye (telle que mise en scène par Ed Brubaker dans ses épisodes de Daredevil), que la dimension métaphysique d'In-Betweener, ou encore le caractère franchement inquiétant du Fils de Satan. C'est du grand art. Pour mettre en images ces aventures référentielles, Joe Casey peut se reposer sur Nick Dragotta (dessinateur de la série East of West de Jonathan Hickman), dans une veine réaliste simplifiée. Dragotta sait rendre compte de la vitalité et de l'énergie, mais aussi de la morgue et de l'assurance de tous ces jeunes, chacun avec un registre de langage corporel qui lui est propre. Ultimate Nullifier (un nom emprunté par dérision à une arme ultime employée par Reed Richards contre Galactus) se tient comme un chef né, dégageant à la fois charisme et autorité, Miss America se conduit comme une personne invulnérable n'éprouvant aucun doute sur le fait qu'elle peut triompher de toute épreuve physique. Dragotta en fait une jeune femme pleine d'assurance, très séduisante avec un large décolleté, impossible à réduire à un objet sexuel tellement elle pulvérise ses ennemis (en particulier sur le monde de Screaming Idol). Ainsi chaque personnage dispose de sa morphologie propre, de sa coupe de cheveux stylée ou pleine de gel. Black Knight est une frêle jeune femme, avec un goût des plus douteux en termes de chic vestimentaire. Dragotta réussit un mélange improbable de premier degré et de dérision pour les conventions superhéroïques. En prenant Daimon Hellstrom comme exemple, il est à la fois inquiétant lorsque la moitié de son visage se recouvre de symboles cabalistiques sur fond d'espace infini, signifiant sans ambigüité sa connexion avec des dimensions inhospitalières. Il est à la fois ridicule avec son casque idiot (avec des cornes) et son costume moulant rouge pourvu d'une grande cape. À la fois Dragotta semble dire au lecteur qu'il ne faut pas prendre ces gugusses au sérieux, mais aussi il reste premier degré dans sa façon de dépeindre leurs exploits, le déploiement de leur force physique, etc. À la fois, il n'a pas la prétention de faire croire à une réalité plausible (le lecteur est bien face à des concepts merveilleux et fantastiques totalement imaginaires, à destination des enfants petits et grands), à la fois il présente des visions d'une grande cohérence entre elles formant un monde logique. Régulièrement Dragotta épate le lecteur par une mise en page inventive et pertinente à commencer par les lumières de la discothèque jusqu'à la représentation conceptuelle de l'In-Betweener et de la notion qu'il incarne, en passant par les couloirs monumentaux du QG d'Hitler ou la progression irrésistible de Tiboro. Vengeance est une ode à la jeunesse prenant pied dans le monde des adultes et se faisant sa place avec la fougue qui lui est propre. C'est un récit étendant ses racines très loin dans l'histoire et la mythologie de l'univers partagé Marvel, au point d'en devenir un met raffiné pour le lecteur baignant dans ces références, et une histoire absconse et vaine pour le lecteur de passage. C'est un récit conceptuel sur l'entrée dans la vie active, racontée en respectant toutes les conventions les plus absurdes des récits de superhéros, une gageure aussi idiote que réussie, aussi absurde que signifiante, un véritable paradoxe. Joe Casey et Nick Dragotta parlent avec éloquence d'un âge de la vie, dans un langage compréhensible de quelques initiés.
Superman & Batman - L'Etoffe des Héros (Mondes à part)
Intemporel pour tous les âges - Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute continuité. Il regroupe les 3 épisodes de 48 pages parus en 1990. le scénario est de Dave Gibbons (le dessinateur de Watchmen), les dessins de Steve Rude (surtout connu pour son travail sur la série Nexus), l'encrage de Karl Kesel, et la mise en couleurs de Steve Oliff (l'équivalent de Dave Stewart pour ces années là). La première page montre un enfant se recueillant sur la tombe de ses parents : Oliver Monks. Dans les rues malfamées de Gotham, Batman arrête une petite frappe ayant kidnappé une fillette. Ce dernier se suicide avec un papier imbibé du poison du Joker. Dans les rues resplendissantes de Metropolis, Superman arrête un dealer s'en prenant à un bus scolaire. le criminel est relâché quelques dizaines minutes plus tard grâce à un avocat rémunéré par Lex Luthor. Plus tard, Clark Kent et Bruce Wayne assistent à la cérémonie d'inauguration d'un nouvel orphelinat situé à Midway (une ville à mi-chemin de Metropolis et Gotham). le discours est effectué par Oliver Monks et Adam Fulbright, sous le patronage de Byron Wylie (récemment décédé et précédemment responsable d'un autre orphelinat dans Suicide Slums, le quartier pauvre de Metropolis). Dans les coulisses, Lex Luthor conclut une transaction immobilière ayant trait à cet orphelinat, avec Joker qui déclare vouloir prendre quelques jours de vacances à Metropolis. le temps est venu pour Kent et Wayne (et leurs alter egos) d'enquêter sur les agissements de leurs ennemis jurés. Je me souviens que la première fois que j'avais lu cette histoire, je l'avais trouvé très quelconque. Mais les illustrations de Steve Rude exsudent un pouvoir de séduction irrésistible et je n'ai pas pu résister à l'envie compulsive d'une relecture. La première page est silencieuse (sans texte) et sympathique, mais classique. Suit une double page présentant Gotham vu de haut sous un soleil levant rasant. Puis arrive une séquence en 5 pages toujours muettes où Batman attrape le malfrat. le style est un étrange mélange de dessin animé pour enfant, avec des rues très dégagées dont les façades d'immeuble semblent factices (comme s'il n'y avait rien derrière la façade) avec bizarrement un seul étage (en plein centre de Gotham !). Mais une lecture attentive de chaque case montre que derrière ces apparences enfantines, Steve Rude insère des détails plus adultes : des rats qui passent, le batarang mordant la chair, des expressions de visages torturées, un Batman aussi agile que ténébreux. La séquence suivante emmène le lecteur à Metropolis où le constat est le même : un mélange de candeur enfantine et de détails adultes. Surtout ces 2 séquences muettes se lisent toutes seules. Et en même temps, l'écriture de Dave Gibbons joue également sur ces 2 modes. D'un coté la dichotomie entre Batman et Superman est déclinée à toutes les sauces, d'une manière mécanique et artificielle. Il y a bien sûr la position de l'orphelinat à mi-chemin des 2 cités, l'opposition entre Gotham sombre et gothique et Metropolis claire et rayonnante, la folie du Joker et la froide rationalisation de Lex Luthor, un enfant venant d'un orphelinat de Gotham, un autre de celui de Metropolis, etc. Dave Gibbons matraque tant et plus les différences entre Gotham et Metropolis, tout en respectant scrupuleusement un temps d'exposition rigoureusement identique pour l'un et l'autre, au point d'en devenir fastidieux dans ce dispositif enfantin. Il faut donc un peu de temps à un lecteur adulte pour pouvoir se laisser charmer par ce récit à la forme un peu enfantine. Et puis surviennent Luthor et le Joker pour leur première rencontre. Rude s'amuse à montrer Luthor sortant de sa limousine dans une contreplongée qui accentue son coté vain et ridicule. le joker est un pitre dégingandé, sautillant et sémillant. Les dialogues de Gibbons en font plus un bouffon qu'un fou dangereux. Sauf que la combinaison du texte et des illustrations fait naître des sous-entendus à destination des adultes sur l'intelligence du Joker (il a tout de suite deviné la cause du décès des parents de Luthor) et sur le jeu dangereux que mène Luthor (sa grimace exagérée en comprenant que Joker sait). À chaque séquence, le lecteur peut ainsi apprécier ce double niveau de lecture : une histoire bon enfant, et des sous-entendus sur des motivations peu reluisantes et des environnements moins riants qu'il n'y paraît. Et puis il y a les illustrations de Steve Rude. Ce dernier indique dans la postface qu'il s'agit du projet sur lequel il a passé le plus de temps sur chaque page. Régulièrement le lecteur s'arrête sur une case ou une séquence pour en apprécier l'humour discret, ou la fusion improbable des genres. Quelques exemples seront plus parlants que de longs discours. Page 42, la quatrième case montre l'ombre du buste de Clark alors qu'il enlève ses lunettes dans un réduit à balais ; en 3 tâches noires Rude suscite l'anticipation impatiente liée au changement de costume. Sa façon de représenter Batman est tout aussi iconique et tout aussi économe, en particulier sa cagoule entièrement noir où seules se distinguent les 2 fentes blanches pour les yeux. Page 43 deuxième case, le Joker à bord d'un véhicule loufoque de taille démesurée roule sur les véhicules pris dans un embouteillage. À la fois il s'agit d'une vision digne des dessins animés pour enfant les plus loufoques (ambiance renforcée par une mise en couleurs pimpante) ; à la fois il est possible de croire en cette action délirante grâce aux conducteurs apeurés, au véhicule de police essayant de suivre en empruntant les trottoirs, aux différents modèles de véhicules représentés avec soin. 2 cases plus loin, Rude fait dépasser 2 jambes d'une dame en jupe couchée à terre ; il ne dessine pas de petite culotte (hors cadre), mais le sous-entendu est bien là. de même le lecteur adulte ne pourra pas se tromper sur le métier de 2 femmes étrangement accoutrées page 64 (le plus vieux métier du monde paraît-il) et il pourra apprécier une secrétaire ramassant un papier par terre (page 84). À l'instar de Dave Gibbons, Rude ne se gargarise pas avec les apparitions des personnages secondaires, mais un lecteur attentif peut facilement déceler le fauteuil roulant de Barbara Gordon de temps à autre, ou encore Lucy Lane la sœur de Lois. Une fois détectés ces éléments graphiques à destination des connaisseurs des personnages, le lecteur peut se délecter de visuels dégageant une bonne humeur organique (personnages souriants, couleurs claires, éléments de décors évoquant une sorte d'âge d'or des années 1950, etc.) et comportant des détails sophistiqués. Rude dispose également d'une capacité surnaturelle à marier une approche réaliste, avec une légère exagération propre aux dessins pour enfants. Page 136, il représente Tweedledee et Tweedledum assommés ; leurs visages est à la fois celui de 2 messieurs un peu simplets dans leur quarantaine, et celui de 2 hommes de main idiots tels qu'on en croise dans les ouvrages pour la jeunesse. L'encrage de Karl Kesel respecte parfaitement les crayonnés de Steve Rude, en particulier sa maîtrise de l'épaisseur et de la forme des traits. Steve Oliff réalise une mise en couleurs d'apparence simple, mais avec une sensibilité en totale cohérence avec les ambiances développées dans l'histoire. Dave Gibbons et Steve Rude ont réalisé une histoire pour tout public, de 7 à 77 ans. Pour chaque tranche d'âge, le lecteur pourra trouver un niveau de lecture qui le divertira, du premier degré d'émerveillement devant ces deux superhéros bons copains, à l'histoire pour rire disposant de visuels sophistiqués et intelligents. Par la suite Dave Gibbons a continué sa carrière de scénariste avec entre autres Batman versus Predator, tome 1 (1991/1992), et Steve Rude a travaillé pour Marvel, par exemple une histoire de Thor Godstorm.
Je suis charrette - Vie d'architecte
Jeune architecte fraîchement sorti des bancs de l'école, l'auteur offre une vision franche de la réalité du métier dans une agence de prestige. Il mêle avec honnêteté l'excitation de faire partie d'une équipe dans la frénésie d'un projet commun et les abus d'un monde où l'ego a tout pouvoir. Il décrit avec une certaine intimité la puissance des rapports humains qui s'y créent, catalysés par la pression d'une charge de travail croissante dans un timing réduit, et la rudesse de changements de cap de dernière minute, imposés (parfois à raison) par des supérieurs intouchables. Cet ouvrage n'a pas pour but de faire rêver l'Architecture, mais bien de relater l'expérience d'un jeune architecte, plongé dans un monde frénétique où on doit apprendre vite ou abandonner, renonçant à nos 5 à 6 années d'études, et où se rebeller peut avoir des conséquences sur son embauche dans la confrérie qu'est l'architecture. L'agence, très reconnaissable, qui sert de décor à cet ouvrage, catalyse dans ce portrait des travers et qualités bien présentes dans la profession. J'en reconnais certain, déjà monnaie courante quand j'étais moi-même en école d'architecture, d'autres expérimentés dans différentes agences au cours de ma carrière où relatés par des confrères. Rares sont les agences qui les collectionnent tous autant que celle-ci, mais chacune en impose son lot aux jeunes débutants. Beaucoup abandonnent pendant les premières années, d'autres trouvent dans l'exaltation de la création à plusieurs l'envie de continuer. Personnellement, j'aime mon métier, mais cela fait du bien qu'un ouvrage le regarde en face et le décrive sans édulcorer ses défauts. J'espère que de tels témoignages pourront aider les étudiants à se préparer à la vie active en sachant vers quoi ils vont, le bon comme le mauvais.
Superman - Identité secrète
Les superpouvoirs ne répondent pas aux questions de fond. - Il s'agit d'un récit complet indépendant de tout autre, initialement paru en 4 parties en 2004. le scénario est de Kurt Busiek, les dessins et la mise en couleurs de Stuart Immonen. L'histoire commence en 1990 pour l'anniversaire de Clark Kent. Une fois de plus, une partie de la famille a trouvé approprié de lui offrir un comics de Superman (quand ce n'est pas des figurines de ce superhéros). Une fois de plus, il éprouve une forme de lassitude et de dépit à l'idée que ses parents (Laura & David) aient pu trouver intelligent de le prénommer Clark, comme Superman. Alors qu'il se rend en cours au lycée de sa ville (Picketsville, dans l'Arkansas, assez similaire à Smallville), il se fait charrier par un groupe de camarades de classe sur son manque de superpouvoirs. Peu de temps après, il se détend en faisant une excursion dans la nature environnante, et en passant une nuit à la belle étoile. Il a la surprise de s'éveiller en plein ciel, au dessus de son bivouac. Il a des superpouvoirs. du coup, il devient une victime moins facile pour ses camarades (même s'il dissimule la vérité sur sa découverte). Il demande ingénument à sa mère s'il a été adopté, en estimant qu'il ne peut pas vraiment se fier à sa réponse négative. Il utilise ses pouvoirs ne manière à ne pas se faire voir, pour profiter de la solitude et de la beauté d'espaces naturels inviolés, et pour porter secours (sans se faire voir) à des individus victimes de catastrophes naturelles, ou lors d'accidents (avions en détresse par exemple)... jusqu'à ce que quelqu'un prenne une photographie flou d'un point dans le ciel, et que Wendy Case (une journaliste) relie cette apparition à des sauvetages miraculeux et providentiels dans la région. L'équipe de créateurs de cette histoire est alléchante. Kurt Busiek auteur de comics de superhéros inoubliables (comme Marvels avec Alex Ross, pour Marvel Comics), capables de se servir du genre superhéros pour écrire des histoires sur tous les thèmes possibles comme il l'a prouvé avec sa propre série Astro City (Des ailes de plomb). Stuart Immonen dessinateur de premier plan de comics de superhéros comme les X-Men (All New X-Men avec Brian Michael Bendis), ou de comics plus personnel avec sa femme Kathryn (par exemple Clair-obscur). Dans son introduction, Kurt Busiek explique qu'il est parti de l'idée d'une ancienne histoire de Superboy d'une terre alternative et qu'il s'agissait d'un projet qui lui tenait à cœur depuis plus de 15 ans, mais que le résultat est assez éloigné de son idée de départ. Il ajoute qu'il a souhaité à nouveau prouver que la métaphore du superhéros peut s'appliquer à plusieurs sujets. Il remercie profusément Immonen pour son apport déterminant. Au cours du premier chapitre, le lecteur éprouve une terrible sensation de déjà lu, en particulier une version plus naturaliste (et moins intéressante à la fois sur le plan graphique et sur le plan narratif) de Les saisons de Superman (1998) de Jeph Loeb et Tim Sale. Ce Clark Kent d'une terre alternative découvre qu'il a les superpouvoirs de Superman et se demande qu'en faire. le point de départ déconcertant s'efface devant une énième redite de la phase de découverte des pouvoirs et de recherche de leur utilisation. Certes le point de départ est un peu différent : il n'y a aucun autre individu doté de superpouvoirs, il n'est pas question d'une lointaine planète Krypton, la journaliste s'appelle Wendy Case (et pas Lois) et les parents de Clark ne se prénomment pas Martha et Jonathan. Mais pour le reste, Busiek développe le même parcours que Loeb, avec une sensibilité très proche. L'approche esthétique d'Immonen diffère fortement de celle de Tim Sale. Il a choisi un style plus réaliste à la fois dans la manière de représenter les personnages et dans les couleurs. Immonen réalise des dessins très aboutis, qu'il a ensuite complété par ordinateur pour les couleurs et les aplats de noir. du coup certaines surfaces font penser aux rendus des crayonnés de Gene Colan lorsqu'ils étaient reproduits sans encrage à la fin de sa carrière. Cela donne l'apparence d'un ombrage nuancé, très sophistiqué, avec une texture inégalable. Le scénario de Busiek privilégie les scènes de la vie ordinaire, dans lesquels Immonen fait preuve d'une justesse étonnante. Il dessine chaque personnage de manière réaliste, mesurée, tout en étant expressive. Il conçoit des mises en scène sophistiquées qui évitent les cases composées uniquement d'une tête en train de parler avec son phylactère afférent, pour des mouvements de caméra incluant les personnages, les gestes qu'ils accomplissent et leur environnement. Pour ces derniers, Immonen inclut les décors dans plus de 80% des cases, sans les surcharger. Il utilise avec une grande discrétion l'infographie pour inclure des éléments réels dans les arrière-plans, avec parcimonie pour ne pas donner l'impression d'un roman-photo, juste une touche de ci de là pour accentuer le naturalisme. Il le fait avec un tel doigté que le lecteur le plus observateur aura bien du mal à distinguer ce qui relève de l'intégration d'une photographie, de ce qui a été dessiné à la main. Il utilise le même style pour les scènes impliquant Superman, prolongeant ainsi l'effet de normalité lors de ces scènes. … parce qu'il y a bien un Superman. Ce Clark Kent a décidé que la couverture la plus efficace serait encore de s'habiller comme le Superman des comics, pour mieux brouiller les pistes, et mieux entretenir l'idée que les rares fois où quelqu'un le voit, il s'agit d'un canular. Il n'est pas possible d'en dire plus sur le scénario sans gâcher la découverte du récit. Busiek a construit une histoire qui repose sur le monologue intérieur de Clark Kent, la manière dont il gère ses capacités particulières, la façon dont il avance dans la vie, ses relations avec les autres (y compris une certaine Lois… Chaudhari). Il a pris soin d'éclaircir les deux ou trois points délicats relatifs aux pouvoirs de Kent (la possibilité des prises de sang, ou le fait que ces pouvoirs soient identiques à ceux de Superman). Il joue sur la mise en abyme que constituent les références au Superman des Comics (références aux noms des personnages comme Lana Lang ou Jimmy Olsen), mais sans en abuser, sans que cela ne devienne la composante principale du récit qui aurait alors versé dans la parodie. Non, Busiek se contente de raconter la vie d'un jeune homme bien dans sa tête qui a la surprise de découvrir qu'il possède des capacités incroyables. Il le raconte très bien d'ailleurs : les objectifs et les doutes, les joies et les angoisses de ce Clark Kent ont une portée universelle dans laquelle il est facile de se reconnaître, de se comparer. Busiek a simplement écrit une histoire touchante, intelligente, sensible et parlant de la condition d'être humain, un bon roman en somme. Kurt Busiek et Stuart Immonen racontent l'histoire de Clark Kent qui n'est pas LE Superman, mais qui découvre qu'il a des superpouvoirs similaires dans un monde dépourvu de superhéros et de supercriminels. le premier quart parcourt un chemin souvent lu : Clark Kent s'interroge sur ce qu'il souhaite faire de ces dons, comme un adolescent en passe de devenir adulte cherche sa voie et sa place dans le monde. La suite montre que Busiek n'a rien perdu de sa capacité à utiliser les conventions du genre superhéros pour raconter l'histoire qui l'intéresse, celle d'un jeune homme plausible, sympathique et auquel il est facile de s'identifier, avec des dessins toujours intéressants, même dans les moments les plus banals.
Sláine
Danu la déesse mère - Ce tome fait suite à Slaine the king (en VO). Il contient une histoire complète, initialement parue en épisodes dans le magazine 2000 AD (progs 626 à 635, 650 à 656, 662 à 664 et 688 à 698) en 1989/1990. le scénario est de Pat Mills, et les dessins de Simon Bisley. C'est le premier tome en couleurs des aventures de Sláine. À la fin du tome précédent, Sláine était couronné roi de sa tribu. Mais il lui restait encore à unifier les 4 tribus d'Irlande derrière un même chef pour lutter contre un envahisseur monstrueux, et ainsi libérer le pays de Tír na nÓg. La première séquence montre le nain Ukko, des années plus tard, en train d'écrire l'histoire de Sláine. Il évoque en une dizaine de pages ses aventures jusqu'alors, ainsi que les forces en place, de l'histoire personnelle de Sláine (sa relation avec Niamh, ses spasmes de déformation) aux déités (Danu la déesse mère et Lug le dieu solaire), en passant par les ennemis (Medb, Lord Weird Slough Feg, les seigneurs Drune, les fomorians) et leurs déités (Crom-Cruach, les dieux de Cythrawl), sans oublier la ferme des dragons. Contre l'avis de Cathbad (le prêtre de sa tribu), Sláine décide de rassembler les trésors des autres tribus. Il dispose déjà du Chaudron de Sang, il manque l'Épée d'argent lunaire de Gorias, la Lance incandescente du soleil de Finias et la Pierre sacrée du destin de Falias. Mais avant, il doit se présenter devant la déesse mère. Il entreprend une descente dans le Chaudron de Sang pour obtenir audience. Dans la postface, Pat Mills ironise sur le fait que Simon Bisley était un fan de Conan et qu'il était venu pour dessiner les aventures d'un barbare belliqueux et bagarreur. Il explique que la confrontation du point de vue de Bisley avec le sien a abouti à une histoire hors norme de Sláine. Effectivement lorsque Sláine s'empare de la Lance et que la Pierre se met à gémir, il est possible de repérer un sosie de Conan faisant une drôle de tête. Dès la scène d'introduction, le lecteur prend conscience que les auteurs sont passés au niveau supérieur. Pat Mills prend soin de créer un dispositif narratif qui présente ces aventures de Sláine dans un cadre mythologique, le vieux compagnon du héros écrivant ses mémoires, relatant des faits inscrits dans L Histoire. Dès cette scène, les images de Bisley transportent le lecteur dans un ailleurs d'une rare densité, d'une rare intensité. Il a réalisé ces pages à la peinture, mêlant plusieurs techniques, laissant les couleurs transcrire les émotions des personnages. C'est ainsi qu'apparaît un vieux nain, au visage ridé, à l'expression lasse, à la silhouette voutée, dans des teintes sombres d'un rouge incandescent. le lecteur ressent avec force cette atmosphère alourdie par la mort qui se rapproche, et la nostalgie du temps passé. Dès la deuxième page, les couleurs sont plus vives pour évoquer les aventures de Sláine. Dès la deuxième page, le lecteur constate la démesure des images conçues par Bisley. Les guerriers ont des corps de culturiste, la chair est prise de soubresauts violents sous l'effet du spasme de déformation, les armures sont ouvragées à la déraison. Bisley rend hommage à Frank Frazetta et à Richard Corben, tout en conservant une exagération qui lui est propre. Très rapidement le lecteur comprend que les dessins de Bisley ne doivent pas être pris dans un premier degré purement figuratif, mais dans un second degré teinté d'expressionisme. Cette approche graphique est en parfaite harmonie avec le récit de Pat Mills. Pour ce quatrième tome des aventures de Sláine, il a décidé d'embrasser pleinement la mythologie celte, délaissant les aventures spatio-temporelles précédentes. Il va piocher dans le Lebor Gabála Érenn (entre autres) en le débarrassant de sa réécriture catholique, pour développer une vision de la cosmogonie et de la société celtiques assez personnelle. C'est ainsi que dans la première partie, Sláine a une discussion de 8 pages avec Danu, exposant la suprématie de cette déesse, et donc la prééminence de la composante féminine dans la société celte, recréant à sa sauce le stéréotype du héros viril et triomphateur. Mills relativise la toute puissance de la virilité masculine, en ne lui accordant que la seconde place derrière la fécondité féminine, symbole de la terre nourricière. Cela ne diminue en rien les hauts faits guerriers de Sláine, la violence des combats, la force des coups, mais cela les place dans une autre perspective. D'un côté, le lecteur découvre une trame très classique de récit d'heroic-fantasy, avec tribus se battant contre un envahisseur monstrueux, aidé par des sorciers souhaitant la destruction de la race humaine. de l'autre côté, il plonge dans des coutumes et des rites d'une culture particulière (les celtes d'Irlande), et il voit d'un oeil neuf ces récits gorgés de testostérone, assujettis à une déesse participant à l'ordre de l'univers. Simon Bisey fait feu de tout bois tout au long du récit, hypnotisant le lecteur avec des visions dépassant les stéréotypes propres aux récits de barbares, refusant de reproduire les clichés visuels des histoires de Conan et consort, s'émancipant d'une représentation purement figurative, pour donner son interprétation de l'histoire. Sláine se coiffait à la mode celte, en sculptant ses cheveux en pointe ; Bisley lui fait des pointes évoquant le hérisson, certainement impossible à réaliser dans la réalité, mais parfaitement représentatives du piquant du personnage. Sláine porte une ceinture destinée à l'aider à supporter les spasmes de déformation ; Bisley en fait une énorme ceinture qui l'empêcherait de se pencher dans la vie de tous les jours, mais qui figure avec force l'énergie qu'elle doit contenir. Sláine rencontre la déesse Danu, Bisley n'en fait pas une frêle jeune fille taille mannequin, mais une femme épanouie. Un dragon prend part au combat ; Bisley n'essaye même pas de le naturaliser, c'est un monstre gigantesque aux dents innombrables et acérées, avec des griffes d'une taille démesurée. Loin d'assaillir le lecteur par une exagération constante, ces images le transportent dans un monde fantasmé, avec une grande cohérence interne, aux saveurs relevées. De son côté, Pat Mills semble avoir fait des efforts pour éviter les ellipses brutales dont il est coutumier, ainsi que les ruptures de ton sans concession du fait de transitions inexistantes. le dispositif d'Ukko narrant l'histoire des décennies plus tard apporte les transitions nécessaires d'une partie du récit à l'autre, et fournit des respirations humoristiques bienvenues, sans casser l'ambiance du récit. Son travail de recherche sur les mythes et légendes celtiques transparaît dans chaque scène, sans parasiter le récit, sans le transformer en un cours didactique. Ses personnages disposent tous d'une personnalité affirmée et de motivations réelles, sans recours à un altruisme peu vraisemblable. Si vraiment il fallait trouver des défauts dans ce récit, il serait possible de regretter les motivations trop basiques des ennemis et les rappels un peu trop lapidaires sur des éléments apparus dans les tomes précédents (pas d'explication sur l'importance ou la fonction du harnais de déformation, l'importance donnée aux dragons apparus dans le tome précédent, à commencer par Knucker). Mais ces éléments passent à l'arrière plan, balayés par le comportement truculent d'Ukko, la joie de vivre communicative de Sláine, sa vitalité, et la force du récit. Dans sa préface, Pat Mills ne prend pas de gant et énonce son point de vue sans ambages. Pour lui, "Horned god" est un récit d'exception grâce à la force de la vision de Bisley, et l'ambition thématique du récit. Il estime que la série ne retrouvera cette grandeur qu'avec l'arrivée de Clint Langley dans Geste des invasions. Effectivement, cette histoire bénéficie de la complémentarité et de l'osmose entre scénariste et dessinateur, tous les deux au summum de leur art. À eux deux, ils rejettent toutes les conventions propres à ce type de récit, pour transfigurer ce récit de genre (généralement à destination exclusive d'adolescents mâles) pour en faire une oeuvre littéraire abordant la nécessité de donner la première place aux femmes dans la société, une provocation d'une ampleur inouïe dans un récit de barbares tranchant des têtes à qui mieux-mieux. Malgré le départ de Simon Bisley, Pat Mills a continué d'écrire les aventures de Sláine dans Tueur de démon, illustré par Glenn Fabry, Greg Staples et Dermot Power.
La Balade de Lobo (Le Dernier Czarnien)
À tous les problèmes, une unique solution radicale : la violence - Ce tome contient les 2 miniséries (de 4 épisodes chacune) consacrées à Lobo : The last Czarnian en 1990, et Lobo's back en 1992, écrites et mises en page par Keith Giffen avec des dialogues d'Alan Grant, et dessinées et encrées par Simon Bisley (à l'exception de l'épisode 3 de Lobo's back dessiné et encré par Christian Alamy). The last czarnian - Lobo est un chasseur de primes extraterrestre au caractère irascible, violent et brutal, qui n'éprouve d'affection que pour ses dauphins de l'espace. Il s'est fait enrôler dans une police de l'espace appelée L.E.G.I.O.N. '89 (Licensed Extra-Governmental Interstellar Operatives Network), menée par Vril Dox (un extraterrestre de la planète Colu, surnommé Brainiac, et apparenté à l'ennemi de Superman du même nom). Dans cette première histoire, Lobo doit aller prendre en charge Miss Tribb (une enseignante dont il garde un mauvais souvenir). Lobo s'est engagé à la ramener vivante à Cairn, la planète servant de base à l'organisation LEGION. Non seulement, Miss Tribb a un caractère difficile, mais en plus elle invalide le fait qu'il ait réussi à exterminer tous les représentants de sa propre race. Enfin elle est l'auteur d'une biographie non autorisée de Lobo. Pour couronner le tout, la nature publique de cette mission d'escorte fait que plusieurs factions se mettent à sa poursuite pour régler des comptes. Lobo's back - le compte en banque de Lobo est au plus bas, mais il a la chance de trouver une proposition émanant de l'agence de Ramona : récupérer Loo, un individu en liberté conditionnelle qui s'est enfui. Alors que Lobo est sur sa trace, Loo pulvérise sa chambre d'hôtel au bazooka. Il s'en suit un duel homérique et sans pitié (= une véritable boucherie) et l'impensable se produit : Lobo meurt ; les problèmes commencent. Il se révèle être un hôte insupportable tant aux cieux qu'aux enfers. Que faire ? Au milieu des années 1980, Keith Giffen (au départ dessinateur) se fait remarquer en tant que scénariste avec son personnage loufoque Ambush Bug (en anglais), ridiculisant tous les codes des superhéros par l'absurde et la dérision, juste à coté de Superman et consorts. En 1987, il se voit confier les rênes de la Justice League International (en anglais) pour la relance de la série après Crisis on infinite earths. En 1989, il lance la série L.E.G.I.O.N. '89 (avec Alan Grant et Barry Kitson), sorte d'incarnation de Legion of Super-Heroes (à laquelle il a souvent collaboré en tant que dessinateur, avec Paul Levitz, par exemple The great darkness saga, en anglais) dans la continuité présente. Il en profite pour y incorporer Lobo (qu'il avait créé avec Roger Slifer dans la série Omega Men), comme mercenaire et chasseur de primes. Par la suite, Giffen explique que pour lui Lobo est une caricature moqueuse des personnages réglant leurs conflits par l'exécution sommaire de leur opposant (comme Wolverine ou le Punisher). Mais le lectorat consacre Lobo comme un anti-héros cool et fun. C'est parti pour quelques miniséries, quelques numéros spéciaux et même une série mensuelle qui durera cinq ans. Les maîtres mots de ces récits sont l'exagération, la testostérone débridée, l'absurde, l'humour, la caricature et le second degré. En tant que czarnian, Lobo a la capacité de guérir de n'importe quelle blessure (imaginez le pouvoir guérisseur de Wolverine, multiplié par 100, jusqu'à l'absurde), l'agressivité d'un Hulk d'un mauvais jour, et le machisme d'un Frank Castle en mode "je tue tout ce qui bouge". Cela aboutit à un récit très violent, jusqu'au sadisme en guise d'humour. Lorsque Lobo se rend compte que Miss Tribb reste capable de lui fausser compagnie, il lui coupe les jambes au dessus des genoux et elle passe les 2 épisodes suivants avec les moignons à l'air. Lorsque quelqu'un le fait attendre à un distributeur automatique de billets, il lui arrache les 2 bras que le lecteur voit voler en l'air le temps d'une case. Bisley dessine les personnages et les décors en ajoutant des petits trais fins et secs qui ajoutent une apparence griffée et acérée, renforçant l'impression de violence. Dans la deuxième minisérie, il ajoute encore des petites taches d'encre qui donne une impression de saleté, accentuant le caractère malsain des images. Il faut également rappeler que l'une des armes de Lobo est un crochet de boucher. En comparant les 2 miniséries, il est même possible de constater que Bisley montre plus en détails les blessures et les plaies dans la deuxième (un niveau même étonnant pour un comics tout public). Et le machisme alors ? Lobo a une carrure impressionnante, couplé à une résistance défiant les lois de la biologie, sans parler de ses capacités de récupération. C'est un biker de l'espace, il s'habille en jean, il a des belles bottes de motard, une boucle de ceinture en forme de crâne, une coiffure en pétard, des gros favoris, un gros engin entre les jambes (c'est un ange qui le constate lors de son passage dans le plus simple appareil, au Paradis), et il n'existe personne d'encore vivant qui pourrait se vanter de s'être moqué de lui. Il boit comme un trou, et il fume comme un pompier. Simon Bisley en fait un être musculeux (au delà du possible), prompt à montrer les dents, avec une chaîne (à très gros maillon) enroulée au tour de son poignet droit à laquelle pend le crochet de boucher, une grosse feuille de vigne lorsqu'il est tout nu, des veines saillantes dès qu'il utilise sa force... Lobo est le seul individu de la galaxie à rester menaçant en chemise hawaïenne. Par ces aspects, Giffen ne ment pas lorsqu'il indique que son intention était de monter en épingle les aspects bas du front, réactionnaires et extrémistes des superhéros ténébreux et brutaux. Au premier degré, Lobo est un individu à la violence pathologique, au style de vie égocentrique, avec une absence totale d'empathie pour son prochain (= une menace pour la société). Au second degré, il s'agit d'un défouloir irrésistible contre toutes les petites frustrations de la vie en société. Le pouvoir de divertissement de ces histoires ne se limite pas à ce jeu de massacre régressif et cathartique : chacun de ses créateurs apporte un degré supplémentaire d'excès humoristique. Keith Giffen n'éprouve aucune inhibition pour emmener son histoire au plus loufoque, tout en s'assurant que la succession de scènes forme un tout cohérent. À moins de lire ces histoires, vous aurez du mal à imaginer dans quelles circonstances Lobo participe à un concours d'orthographe (spelling bee) ou comment il organise un concert de death metal au Paradis, et quelle est sa réaction face à Death (oui, celle des Endless, la sœur du Sandman de Neil Gaiman, il ne respecte vraiment rien ce Giffen). Simon Bisley est très à l'aise du début jusqu'à la fin pour fournir des images à la démesure du scénario. le lecteur attentif remarquera quelques graffitis à l'unisson des goûts musicaux de Lobo (et de ceux de Bisley) : Ramones, Danzig, Steve Vai, Nuclear Assault, etc. Bisley a un don pour la représentation de la violence à des fins comiques : à la fois elle fait mal et elle fait sourire par son caractère exagéré. Il est impossible de se retenir de sourire quand il écrase avec ses poings de petits êtres tout mignons qui essayaient de l'aider, mais qui ont fini par l'exaspérer avec leur gentillesse : un massacre gratuit et drôle du fait de l'extermination de ces gentils gugusses. Si la première histoire évite d'être trop graphique dans les horreurs, pour la deuxième cette restriction est levée et l'humour visuel à base d'ultraviolence fait des grosses taches. Par exemple, Lobo envoie son poing dans la tête d'un soldat. La partie supérieure du crâne est désolidarisée de la partie inférieure avec du sang, un gros bruit d'arrachement et de la matière corporelle qui gicle. Âmes sensibles s'abstenir. Il y a aussi le cas du gérant du transit des âmes dont le visage subit une vilaine maladie de peau pustuleuse qui va croissante au fur et à mesure que le problème posé par Lobo prend de l'ampleur. C'est très drôle de voir ainsi se manifester physiquement la perte de contrôle de cet individu, c'est aussi très répugnant. Il faut voir également Lobo descendre une escadrille d'anges, ou s'en prendre à des dieux de panthéons divers. L'apport d'Alan Grant est également impressionnant. À l'époque Keith Giffen n'avait pas confiance dans sa maîtrise de la langue anglaise, et il travaillait avec des scénaristes chargés de peaufiner les dialogues (comme J.M. DeMatteis pour la série Justice League International). Alan Grant était déjà connu pour avoir développé la version de référence de Judge Dredd (avec John Wagner) et il s'était installé sur la série Detective Comics (une série consacrée à Batman). Il écrit des dialogues concis et ciselés donnant une vraie façon de s'exprimer à Lobo. La force de ses dialogues éclate lorsque les petits êtres tout mignons parlent à Lobo en faisant rimer leur fin de phrase : hilarant. Les remarques acerbes et méprisantes de Miss Tribb valent leur pesant de cacahouètes et le mode d'expression de Vril Dox évolue au fur et à mesure qu'il perd de sa superbe et qu'il se rend compte de l'ampleur des dégâts. Il ajoute des extraits de la biographie non autorisée dans la première histoire. Avec ces deux histoires, le lecteur découvre un personnage dérivatif et caricatural, dans des récits délirants, baignant dans une violence exacerbé et un humour ravageur allant de dialogues vifs et drôles, à des dérapages contrôlés dans l'absurde, avec des illustrations au diapason, ajoutant encore à l'humour noir. La série mensuelle n'a pas fait l'objet de réédition.