Voilà un très grand cru de Davodeau que j'ai pris beaucoup de plaisir à relire. C'est une histoire singulière qui, sous des dehors modestes, explore avec une grande finesse deux univers que rien ne rapproche a priori : celui de la bande dessinée et celui du vin. À travers cette rencontre entre un auteur de BD, Étienne Davodeau, et un vigneron, Richard Leroy, l’album réussit le pari audacieux de mêler initiation, découverte et réflexion sur le travail artisanal.
Le concept de l’album est simple : Davodeau, qui ne connaît rien au vin, va passer un an aux côtés de Richard Leroy pour apprendre les secrets de la viticulture, tandis que ce dernier découvre l’univers de la bande dessinée. Ce dialogue entre deux ignorants, chacun expert dans son domaine mais néophyte dans celui de l’autre, donne naissance à une œuvre riche. Au fil des pages, on partage leurs découvertes, leurs doutes, et leurs émerveillements.
Le dessin de Davodeau, tout en nuances de gris, accompagne parfaitement le propos.
Mais c'est bien plus qu’une chronique de deux univers parallèles. C’est aussi une réflexion sur le temps, la passion, et l’artisanat. Que ce soit dans la création d’un vin ou d’une bande dessinée, Davodeau montre que l’artisan est avant tout un passionné, un être en quête de perfection, pour qui chaque détail a son importance. Les échanges entre Davodeau et Leroy, souvent empreints d’humour et de complicité, dévoilent des réflexions profondes sur le sens du travail bien fait, sur la transmission du savoir et sur la valeur du temps consacré à une œuvre.
Loin de se contenter de juxtaposer deux mondes, Davodeau réussit à les entremêler, à créer des ponts entre eux, montrant que la passion, qu’elle s’exprime dans la vigne ou dans l’atelier de dessin, est universelle. "Les Ignorants" est une ode à la curiosité, à l’apprentissage, et à la découverte de l’autre. C’est un album qui, tout en douceur, nous invite à sortir de notre zone de confort, à aller à la rencontre de ce que nous ne connaissons pas, et à en tirer de précieuses leçons.
En conclusion, voici une oeuvre qui m'a touché par sa sincérité et son humanité, et que j'ai pris beaucoup de plaisir à relire. Une lecture à savourer, comme un grand cru, à la fois légère et profonde.
Voilà un album qui est resté trainer assez longtemps dans ma pile à lire. Je l’ai acheté par pure curiosité. Je suis rarement un grand fan des prix d’Angoulême, mais là l’audace créative faisait que je devais me faire mon propre avis.
Et j’ai pris beaucoup de plaisir dans ma lecture. Je trouve que Martin Panchaud réussit le pari audacieux de transformer des cercles colorés et une vue aérienne en une véritable expérience narrative. Difficile de croire qu’un tel minimalisme graphique puisse captiver, mais dès les premières pages, la magie opère. En tous cas, ça a très bien marché pour moi.
On pourrait penser que ce style, à la limite de l’abstraction, nuirait à l’immersion. Pourtant, il n’en est rien, cette représentation géométrique parvient étrangement à transmettre une profonde humanité.
Le récit suit Simon, un adolescent malmené par la vie, qui voit sa chance tourner après avoir gagné une grosse somme d’argent. Ce scénario, qui pourrait sembler convenu à première vue, prend une autre dimension sous la plume de Panchaud. Chaque rebondissement est minutieusement orchestré, avec une narration fluide et des surprises bien dosées. On se retrouve plongé dans une sorte de polar social, teinté d’humour noir, où la naïveté et la cruauté s’entremêlent avec brio. Ce qui pourrait n’être qu’un simple road movie se transforme en une aventure humaine, où chaque péripétie est une nouvelle épreuve pour ce jeune héros attachant. (oui je me suis attaché à un cercle !)
Là où Panchaud excelle, c’est dans l’alliance entre cette narration atypique et un scénario solide. Le graphisme, bien que déconcertant au premier abord, finit par devenir invisible, tant il sert le récit. On oublie que l’on suit des cercles colorés et on s’immerge totalement dans cette histoire qui mêle drame, suspense et critique sociale. Le style minimaliste pourrait en rebuter certains, mais il faut admettre que c’est précisément cette originalité qui donne toute sa force à l’ouvrage.
En définitive, “La Couleur des choses” n’est pas simplement une expérience graphique ; c’est une BD qui réussit à allier forme et fond de manière exemplaire. Panchaud nous prouve que l’art de la bande dessinée est loin d’être figé, et que même les choix les plus risqués peuvent aboutir à des œuvres marquantes. À la fois ludique et profond, ce livre est une véritable pépite, un OVNI dans le paysage du neuvième art, qui mérite largement les éloges qu’il a reçus. Un pari graphique audacieux, mais totalement réussi.
La leçon de pêche ou comment apprendre à vos enfants ce qu'est la nature profonde du capitalisme (et comment on doit/peut lui résister). Tout comme l'album Obélix et compagnie, les choses sont distillées légèrement mais efficacement. En outre, Emile Bravo propose d'opposer à cette idéologie prédatrice la lenteur et l'autosuffisance. C'est fort quand même, non ? Et tout ça sans être une leçon d'économie indigeste.
Mes enfants, quand ils étaient petits, ont adoré cette histoire.
Un livre à offrir à tous ceux qui pensent que l'accumulation de richesses est le sens de la vie, que la vie est une compétition, et la planète un supermarché...
La vie est faite de musique, et dans une bonne musique les notes s'accordent et se confrontent.
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Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l'expérience de vie. Il comprend soixante-treize pages de bandes dessinées en noir & blanc.
Grenoble : une ville. Avec son agglomération, 510.000 humains vivent ici. C'est la plus grande métropole des Alpes, devant Innsbruck et Bolzano. Deux mille ans d'histoire. Stendhal est né dans cette ville. Il disait d'elle : Au bout de chaque rue, une montagne. Grenoble est un radeau sur une mer démontée. Les vagues qui l'environnent ont des noms : le Vercors, la Chartreuse, Taillefer et Belledonne. Si l'on va sur la crête d'une des vagues, il y a certains jours où la ville est invisible. Sous la mer. Une mer de nuages. Grenoble se cache le visage, souvent. Edmond veut pourtant essayer de faire son portrait. Qu'elle fasse son autoportrait. Elles disent beaucoup les rues de Grenoble, souvent austères à ses yeux de niçois. Hors le centre, pas de cohérence. Grenoble, c'est Marseille en montagne. Son visage est celui d'une vieille dame qui rajeunit, non pas qui se maquille, non pas qui mute. C'est une sensation, il n'a pas connu Grenoble avant aujourd'hui. Et aujourd'hui, il veut faire son portrait. Celui d'un instant puisque, très vite, elle sera autre. La vie pulse à Grenoble. Et la vie c'est l'humanité. Alors, faire son portrait, c'est faire celui de ses habitants. de ceux qui sont nés ici, de ceux qui y vivent, de ceux qui y passent. Dessiner le visage des habitants de la ville, ceux qu'il va rencontrer. Échanger ce dessin contre une réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? En ce début de 2021, je rêve. En mars 2020, nous étions sept milliards huit cent millions sur la planète Terre. La plupart du temps, nous nous croisons sans nous arrêter. Et nous sommes aujourd'hui si nombreux à marcher sur les chemins qu'on ne se dit plus bonjour. Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage.
Jean répond à la question de Baudoin en indiquant qu'il voudrait un monde plus apaisé et, pour la ville de Grenoble, une plus grande préoccupation dans son patrimoine. Mohamed répond à la question de Baudoin : Grenoble pour lui, c'est la soeur jumelle de la Kabylie. C'est pour cette raison qu'il l'a choisie il y a plus de quinze ans. Ici, il y a les Alpes ; là-bas la chaîne de Djurjura qui revêt son blanc manteau en hiver. Les montagnes et la nature le rassurent, l'émerveillent en permanence. Elles sont, à son sens, une porte directe qui donne sur la poésie qui permet de vivre dans la poésie véritable. Cette poésie qui permet de vivre dans la sérénité malgré la violence du monde. Grenoble, c'est aussi une terre vivante culturellement et maintenant des amitiés multiples.
C'est le quatrième album de l'artiste fonctionnant sur le principe de la question posée à des habitants, avec un portrait d'eux pour les remercier de leur réponse : Viva la vida (2011) avec Troubs, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Gens de Clamecy (2017), Humains : La Roya est un fleuve (2018) avec Troubs. À chaque fois, Edmond Baudoin s'éloigne encore plus de la bande dessinée. Il n'y a qu'à regarder la mise en page. La première est constituée d'une case de la largeur de la page, qui en occupe la moitié, un dessin à l'encre, une vue de Grenoble à moitié esquissée, avec de nombreux traits pour rendre compte d'une texture, et du texte en dessous évoquant la ville. La suivante est composée de deux cases de la largeur de la page, une vue des montagnes et des sapins et une sorte de carte avec des reliefs simplifiés, avec quatre phrases écrites entre les deux cases. Dans la suivante, le texte l'emporte avec deux illustrations, l'une d'une tête sculptée, l'autre de Baudoin en plan rapproché. Page dix, l'artiste a intégré deux portraits qu'il a réalisés, avec le texte de la réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? Ainsi qu'une frise de têtes indistinctes en haut de page, et une autre de têtes distinctes en bas de page. Dans la suivante, le lecteur découvre une autre réponse à la question, et puis dans la seconde moitié de la page, une vue de la place Saint André par temps de Covid.
Le lecteur peut ainsi prendre note des différentes structures de page qui font autant de surprises : la reproduction d'une affiche pour la saison 99/2000 du théâtre de Grenoble en page 14, neuf portraits en plan rapproché sagement disposés en bande avec des bordures de case en page 15, des dessins en double page de Grenoble, dépourvus de texte (pages 24 & 25, 34 & 35, 40 & 41, 60 & 61, 70 & 71), une poignée de portraits réalisés par les interrogés eux-mêmes, quelques dessins à la plume, d'autres vues de Grenoble, un extrait de la bande dessinée Personne ici ne sait qui je suis (réalisée par Coline, dont le titre est une phrase extraite de Nous réfugiés, d'Hannah Arendt), une photographie en noir & blanc de Grenoble, un portrait de l'artiste assis sur une chaise, exécuté par lui-même, un texte de deux tiers de la page écrit par Delphine sur sa grand-mère Colette, l'idéogramme japonais qui signifie le voyage, un dessin du matériel que Baudoin utilise pour dessiner (son pinceau en poil de martre et son encrier japonais en cuivre), et même deux pages de bandes dessinées traditionnelles avec des cases disposées en bande (pages 56 & 57). Il peut même se permettre de terminer en consacrant la dernière page à un texte que lui a remis Carole, une Grenobloise, évoquant et développant sa condition de planéterrienne, ne possédant rien, ne disposant que de peu de temps, portant son chez soi en elle-même, bousculant ses habitudes, accouchant de ses rêves, croyant en la vie, sachant lâcher prise, inventant, etc.
Est-ce encore de la bande dessinée ? Comme pour beaucoup d'ouvrages de cet auteur, cette question ne présente pas d'intérêt. Ce créateur effectue un séjour du 18 janvier au 5 mai 2021 dans cette cité. Il souhaite retranscrire son séjour et les rencontres qu'il y a faites. Il parvient à concilier une vision et une expérience qui lui sont propres, avec sa personnalité et la temporalité de son séjour, avec une approche holistique sophistiquée, en mettant bout à bout les réponses des habitants qu'il a croisés, en insérant de ci de là quelques pensées personnelles. Il brosse ainsi le portrait de Grenoble, non pas dans sa totalité, mais au travers des réponses des individus qu'il a rencontrés, c'est-à-dire de l'expérience personnelle qu'il a eu de cette ville, en mentionnant les rues désertes confinement oblige. le lecteur éprouve la sensation de faire l'expérience de Grenoble comme Edmond Baudoin l'a faite, à travers ces rencontres, mais aussi avec sa sensibilité et ses centres d'intérêt développés tout au long de sa vie.
Cette lecture constitue une évocation à l'opposé d'un article encyclopédique. le lecteur n'y trouvera pas un ensemble d'informations structurées de manière académique, mais des petites touches individuelles qui transcrivent chacune un échange entre l'auteur et un habitant. Mohamed qui est venu de Kabylie il y a quinze ans et qui s'est établi à Grenoble. Tess qui est née à Grenoble, qui est montée à Paris et qui est revenue pour retrouver l'odeur et les couleurs des saisons, s'apaiser au creux des montagnes. Magali qui a quitté la capitale pour venir y faire ses études et qui s'y est installée, qui y élève ses trois enfants. Mousskid et Ali arrivés de Guinée en 2016. Richard, directeur de Point d'eau, une boutique de solidarité de la Fondation Abbé Pierre dont les deux activités principales sont l'hygiène et la santé, et l'accompagnement social, et qui accueillent d'autres associations comme Le Planning Familial, AIDES, EMLPP, Prométhée. Rachid qui enseigne bénévolement à Point d'eau. Baptiste en formation de guide, Damien accompagnateur en montagne, Benoît guide. Mohamed Boumeghra comédien, metteur en scène, calligraphe, directeur de la compagnie de théâtre Sud Est théâtre. Céline bibliothécaire aux Eaux-Claires qui s'exprime sur la politique culturelle de la ville. Bruno scientifique à l'institut Laue-Langevin, organisme de recherche spécialisé en sciences et technologies neutroniques exploite un réacteur à Haut Flux de neutrons pour la recherche. Patrick Souillot qui, avec la Fabrique Opéra, depuis quinze ans, a créé un projet d'opéra coopératif qui correspond à l'esprit d'innovation, de solidarité, de culture. Etc.
Le titre de cet ouvrage s'avère des plus explicites et des plus adéquats : Edmond Baudoin compose des pages sur la base du portrait en très gros plan qu'il a fait de plus de soixante-dix Grenoblois rencontrés durant son séjour dans la ville d'un peu plus de quatre mois. Comme il l'écrit lui-même : Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Le lecteur croise ces êtres humains et s'arrête avec l'auteur pour les écouter parler de leur ville. Un portrait se constitue, une réponse après l'autre, de Grenoble, ou tout du moins de la vision et du vécu qu'en a chaque habitant rencontré. Une lecture peu commune, bénéficiant de la bienveillance inconditionnelle d'Edmond Baudoin, de curiosité insatiable, de son appétence pour les rencontres vraies.
Identité, langage, solitude : un questionnement philosophique et intellectuel
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Il s'agit de l'adaptation en bande dessinée du roman Cité de verre (1985) de Paul Auster. La transposition du roman sous forme de scénario a été réalisée par Paul Karasik, et la mise en images par David Mazzucchelli. Cette version date de 1994.
Tout commence par un faux numéro, une erreur d'identité. Une femme cherche à joindre le détective privé Paul Auster, mais ses appels aboutissent chez Daniel Quinn, un écrivain vivant seul qui publie des romans policiers sous le pseudonyme de William Wilson. Quinn a perdu sa femme et son enfant et il vit dans l'ombre de William Wilson, et de son détective privé de papier appelé Max Work. Dans cet état d'esprit un peu particulier, il finit par endosser le nom de Paul Auster et accepter de rencontrer Virginia Stillman, la correspondante souhaitant l'engager. Il se rend chez elle, dans un appartement cossu et luxueux et rencontre son fils Peter. Celui-ci souffre d'une difficulté de langage et explique péniblement qu'il a été victime de maltraitance de son père qui a été condamné et qui doit sortir de prison bientôt, après 13 ans d'incarcération. Quinn accepte d'épier Peter Stillman père dès qu'il remettra les pieds à New York.
Je n'ai pas lu le roman de Paul Auster, et je ne pourrais donc pas établir de comparaison entre cette adaptation et l'original. Le premier point positif est que le lecteur a la sensation de lire une vraie bande dessinée, et pas une adaptation qui essaye de caser autant de textes d'origine que possible. Il subsiste, dans la narration, un parfum très littéraire : les thèmes abordés et la structure du récit relèvent d'une construction littéraire sophistiquée et complexe.
Le premier signe de mise en abyme réside dans la nature du personnage principal qui est un écrivain (double fictif et déformé de l'auteur). le deuxième signe apparaît quand le lecteur apprend que cet écrivain utilise un nom de plume. Et l'étendue du jeu de miroir prend de l'ampleur avec la mention (et plus tard l'apparition) d'un personnage appelé Paul Auster. Il faut également prendre en compte que Peter Stillman (le père) est également un écrivain qui a effectué des recherches sur la nature théologique du langage, et Peter Stillman (le fils) est un poète de renom. Pourtant ce qui pourrait être un dispositif vertigineux, complexe et lourd s'avère naturel dans le cadre de ce récit qui revêt les apparences d'une enquête policière.
Paul Auster (le vrai, l'auteur) enchevêtre avec habilité les fils narratifs de l'intrigue policière, les réflexions philosophiques et existentielles de Daniel Quinn, et les métacommentaires de nature postmoderne. Il est très facile pour le lecteur de ressentir de l'empathie pour cet individu qui a organisé sa vie de manière à se mettre à l'abri de la souffrance psychologique, qui profite de la solitude propre aux grandes métropoles et qui succombe à la tentation de renouer des contacts avec d'autres êtres humains en se protégeant derrière une usurpation d'identité.
En tant que bande dessinée, l'adaptation de Karasik et Mazzucchelli constitue une expérience envoutante, à la hauteur des thématiques littéraires. Mazzucchelli utilise un style plutôt réaliste, un peu épuré et simplifié pour les personnages, plus rigoureux et méticuleux pour les décors. Dès la deuxième page, il apparaît que les illustrations font écho aux thèmes, avec une mise en abyme visuelle à partir d'un téléphone. Ces six cases forment un enchaînement très impressionnant dans le sens où la première est entièrement abstraite, la seconde comprend un symbole numérique (le chiffre zéro), la signification de la troisième n'est pas compréhensible hors du contexte des autres cases, la quatrième ne comprend qu'une icône (au sens de symbole graphique) et les deux dernières donnent du sens à ce travelling arrière. Les images de cette bande dessinée couvrent un spectre visuel s'étendant de la représentation concrète des personnages et de leur environnement, jusqu'à l'abstraction en passant par les icônes. Peu d'illustrateurs sont capables d'utiliser autant de registres graphiques à bon escient. C'est bien en ça que cette adaptation justifie son existence : elle ne se limite pas à une mise en images compétente du roman. Les images de cette bande dessinée offre une visualisation des concepts philosophiques et métaphysiques au cœur de la narration. Elles complémentent et illustrent des concepts complexes. Karasik et Mazzucchelli ont su trouver des solutions graphiques efficaces et compréhensibles pour parler de questionnements fondamentaux sur l'identité, le langage, la représentation du réel. Il n'y a qu'une seule séquence qui m'a perdu, ce sont les illustrations du monologue de Peter Stillman fils.
Ce roman graphique propose une histoire postmoderne passionnante comme un roman policier, sous la forme d'une bande dessinée qui utilise à plein ses spécificités pour exprimer visuellement des concepts philosophiques et existentiels, sans perdre le lecteur.
Délicatement ouvragé, grâce à Barry Windsor Smith
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Ce tome contient les épisodes 53, 186, 198, 205 et 214 de la série Uncanny X-Men (UXM en abrégé). Ces 5 épisodes présentent la particularité d'avoir tous été illustrés par Barry Windsor Smith (BWS en abrégé).
Épisode 186 Lifedeath (octobre 1984, scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Terry Austin) - Storm (Ororo) a été touchée par un rayon issu d'un pistolet expérimental qui l'a privée de ses pouvoirs. Elle est recueillie par Forge (un mutant employé par le gouvernement et qui a conçu l'arme en question). Elle découvre peu à peu les conséquences de l'absence de ses pouvoirs, son nouvel état d'humaine normale et les particularités de son hôte. Pendant ce temps là, les Dire Wraiths (extraterrestres issus de la série Rom, the spaceknight) remplacent des terriens pour mieux préparer leur invasion.
Épisode 198 Lifedeath II (octobre 1985, scénario Chris Claremont, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Ororo est en Afrique noire pour une raison indéterminée. Elle n'a pas recouvré ses pouvoirs, elle est prise dans une terrible tempête et doit prendre en charge une femme sur le point d'accoucher, au milieu de nulle part.
Épisode 205 Wounded wolf (scénario Chris Claremont & BWS, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Yuriko Oyama a subi une opération qui l'a transformée en cyborg (Lady Deathstrike) avec des serres effilées capables de rivaliser avec les griffes de Wolverine. Elle a tendu une embuscade à ce dernier et Energizer (Katie Power) se retrouve mêlée à ce combat en pleine tempête de neige dans les rues New York.
Épisode 214 With Malice toward all (scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Bob Wiacek) - Lila Cheney donne un concert devant ses fans quand tout à coup Alison Blair (Dazzler, qui joue des claviers dans son groupe) lui vole la vedette en faisant usage de ses pouvoirs de mutante devant tous les spectateurs. Malice (une entité désincarnée des Marauders) s'est emparée de son esprit. Les X-Men (Ororo, Rogue, Pyslocke et Wolverine) interviennent pour essayer de comprendre les actes de Dazzler.
C'était l'époque bénie où Claremont pouvait encore faire évoluer ses personnages et où chaque personnage avait sa personnalité, sans être réduit à une caricature de lui-même. Avec les épisodes 186 et 198, Claremont parachève sa déconstruction de Storm. Il la descend de son piédestal de déesse des éléments naturels pour en faire une femme avec ses sentiments contradictoires, ses imperfections et ses coups de cœur (la première étape avait été la rencontre avec Yukio et le passage d'une coupe de cheveux sage à une iroquoise, épisode réédité par exemple dans Wolverine).
Dans l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire plus traditionnelle des X-Men dans laquelle le groupe lutte contre le méchant du mois et gagne grâce à la force de la volonté de l'un de ses membres.
Mais la vraie raison de cette réédition (j'aurais même préféré une version en format plus grand de type Deluxe) réside dans l'identité de l'illustrateur : Barry Windsor Smith. Il est surtout resté dans les mémoires pour avoir donné une forme inoubliable aux premières aventures de Conan en comics. Il s'agit d'un illustrateur exceptionnel à la délicatesse incroyable et au sens des couleurs inégalés. Alors que l'épisode 186 n'aurait pu être qu'un mélodrame au rabais, les illustrations de BWS font exister Ororo et Forge comme deux êtres fragiles et habités par leurs émotions. Impossible d'oublier Ororo en train de boire du champagne pour la première fois, dans sa salopette, ou Ororo découvrant la prothèse de Forge. Les illustrations de BWS portent l'épisode 198 dans un territoire encore plus incroyable. L'histoire oscille entre la réalité de la famine, le conte traditionnel, les visions oniriques grâce à une mise en page qui laisse les dessins raconter l'histoire, grâce à des expressions délicates des visages, grâce aux jeux des couleurs qui n'appartient qu'à BWS. C'est magnifique de bout en bout et ce conte délicat ne s'extrait de l'histoire moralisatrice bêtifiante que par la magie des visuels. du grand art. Un troisième Lifedeath avait été prévu, mais BWS ayant définitivement arrêté de travaillé pour Marvel, il l'a transformé en une histoire d'un de ses propres personnages dans Adastra in Africa.
L'épisode 205 sert en quelque sorte de coda à Wolverine : Weapon X (également de BWS). Claremont développe l'aspect paternaliste de Logan (déjà à l'œuvre avec Kitty Pride, puis plus tard avec Jubilee) en lui associant la toute jeune Katie Power (moins de 10 ans, membre du groupe Power Pack). BWS retourne à la beauté férale de Wolverine ensanglanté sous la neige pour une lutte à mort magnifiquement chorégraphiée sous des jeux de lumière qui vous feront croire qu'un flocon de neige peut être rose.
Avec l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire très classique des X-Men et BWS un peu moins concerné puisqu'il ne s'encre pas lui-même, ni ne réalise la mise en couleurs. le résultat reste splendide, même si son implication est inférieure.
Episode 53 The rage of Blastaar (février 1969, scénario d'Arnold Drake, dessins de BWS, encrage de Michael Dee) - Jean Grey (Marvel Girl) teste une machine du professeur X. L'expérience dégénère et l'énergie ainsi libérée à pour effet de permettre à Blastaar d'accéder à l'école de Westchester. Les 5 X-Men originaux (Cyclops, Beast, Iceman, Angel et Marvel Girl) et Blastaar s'affrontent. le scénario est risible de simplisme : il s'agit du combat du mois, sans aucun intérêt. Les illustrations de BWS se cantonne à copier avec talent (mais en moins bien) le style de Jack Kirby.
Le tome se clôt sur la reprographie d'une vingtaine de couvertures réalisées par BWS pour des séries Marvel telles que UXM ou les New Mutants (dont l'envoutant portrait d'Illyana pour la couverture de New Mutants 45).
La réédition soignée de ces épisodes était indispensable. Grâce aux phylactères chargés de Claremont, il est facile de se repérer dans la continuité des X-Men et de ressentir les émotions des personnages. Grâce aux illustrations divines de BWS, ces récits de superhéros sont transfigurés pour atteindre une fresque envoutante, magique, éthérée, séduisante, irrésistible. Par la suite BWS a encore réalisé quelques comics inoubliables tels que Archer & Armstrong, Rune et une anthologie Storyteller (partiellement rééditée dans The Freebooters et Young Gods and Friends).
Voilà encore une belle surprise de Nicolas Wild que j’ai découvert avec Kaboul Disco.
On revient en Afghanistan, mais cette fois-ci pour raconter l’histoire de Sean Langan, journaliste de la BBC, pris en otage par les talibans. Langan n’est pas un novice dans la région, mais son expérience tourne vite au cauchemar. La BD est bien construite, avec un ton juste et une narration fluide. Les dessins de Wild sont toujours aussi efficaces, simples mais expressifs, apportant un peu de légèreté à un récit autrement sombre.
On retrouve quelques touches d’humour, mais l’atmosphère est beaucoup plus tendue que dans Kaboul Disco. Le récit de la captivité est entrecoupé de flashbacks, ce qui permet de respirer un peu dans cette histoire oppressante. On ressent la peur, l’incertitude, et l’absurdité de certaines situations. L’album n’est pas seulement un témoignage sur la dureté du métier de reporter de guerre, c’est aussi une réflexion sur la vanité de certaines ambitions et sur la difficulté de retrouver une vie normale après avoir vécu l’horreur. Nicolas Wild prouve une cette fois qu’il sait capter la complexité de la situation afghane avec un regard nuancé et sans jugement hâtif. C’est une BD marquante, qui montre la maîtrise de Wild à la fois dans le dessin et dans la narration. Une lecture qui mérite l’attention.
Il est vrai qu’il est facile de se dire que Nicolas Wild, c’est un peu Guy Delisle, en version Christophe de Ponfilly. Mais il a vraiment un style à part avec une bonne dose d’autodérision.
On suit les pérégrinations d’un illustrateur français, envoyé en Afghanistan, mais pas pour faire du reportage de guerre, pour bosser pour une sorte d’agence de com’ dont l’équipe en prend pas mal pour son grade.
Le ton est léger, on est loin de l’héroïsme. C’est plutôt la chronique d’un type qui se retrouve dans un pays en plein chaos sans vraiment savoir pourquoi il est là. Les dessins sont simples, presque naïfs, ce qui contraste avec la complexité de la situation décrite. Il y a un décalage constant entre le regard de l’Occidental et la réalité afghane. Pas de jugement, juste des faits bruts et des situations absurdes qui s’enchaînent. C’est ce qui fait la force de cette BD : elle ne cherche pas à être morale, elle expose simplement le quotidien d’un expatrié un peu paumé dans un environnement qui le dépasse. Kaboul Disco, c’est un peu comme si l’on regardait un film des frères Coen en direct d’Afghanistan, avec tout ce que cela implique d’humour noir et de fatalisme. C’est une BD qui se lit d’une traite, mais qui laisse une drôle d’impression, celle d’avoir ri jaune face à l’absurdité du monde.
Etant particulièrement réceptif à ce genre de récits et ce genre d'humour, c'est un coup de coeur pour moi, une belle découverte.
Encore une parodie de Veys.
Avec son camarade Barral, on retrouve l'esprit de Baker street: à savoir une parodie très bien documentée, avec des traits un peu caricaturaux, couplés à des décors bien léchés.
Ici, c'est Blake et Mortimer qui subit l'imagination débridée de Veys. Le premier tome y va à la dynamite, avec un ajout aussi inattendu qu'hilarant: le personnage du premier ministre n'est autre que Winston Churchill, qui en prend sacrément pour son grade.
Blake est présenté comme un gamin n'ayant jamais vraiment grandi (il vit chez sa mère), Mortimer en gras du bide qui tente (faiblement) de perdre du poids et dont les inventions "géniales" ont en commun de toujours mener à une catastrophe (quand elles ne servent pas simplement de prétexte, Mortimer construisant une fusée spatiale pour des raisons loufoques).
Et enfin Olrik qui fait office de loser magnifique.
Notons toutefois que Barral adopte un trait plus proche de Jacobs dans les tomes 2 et 3, bien moins caricatural.
Le premier tome est le meilleur, les deux auteurs se sont lâchés pour nous offrir un opus complètement déjanté et unique, avec des références à la culture pop, comme Brigitte Bardot, ou bien Bruce Lee.
Le deuxième tome lui lorgne plus fortement vers "le piège diabolique", et la parodie directe d'un tome existant. Toutefois, cela reste d'un très haut niveau.
Le troisième tome est le plus faiblard des trois, et lui penche beaucoup plus vers la culture pop, avec des allusions fortes à orange mécanique, la série TV le prisonnier, et Dr Jekyll et Mr Hyde. Cela fait preuve de moins d'imagination, mais reste malgré tout très drôle, la seule faiblesse étant la disparition soudaine du "Mr Hyde" qui aurait mérité mieux.
Bref, on a quand même une très bonne série qui mériterait un 4ème tome.
On avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié…
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, il s’agit d’une adaptation du roman de 2010 portant le même titre de Michel Houellebecq, et ayant obtenu le prix Goncourt la même année. Cette adaptation a été réalisée par l’écrivain et par Louis Paillard pour les dessins et les couleurs. Sa parution date de 2022. L’ouvrage se présente dans un format à l’italienne, avec une reliure en partie supérieure et non sur le côté. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée, certaines pages en couleur, d’autres en noir & blanc.
Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc pareillement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons à fines rayures -, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light. La décoration de la chambre s’inspirait d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi. Hirst était au fond facile à saisir ; on pouvait le faire brutal, cynique, genre : Je chie sur vous du haut de mon fric ; on pouvait aussi le faire Artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme, il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète.
Jed Martin est en train de peindre ce tableau : il se dit que le front de Koons est trop luisant, il y a décidément un problème avec lui. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons : c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon. Aucune des photographiques de Jed ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était véritablement exaspérant en somme. Pourtant il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Bono, Barack Obama, Warren Buffet, Bill Gates. Depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les Grands Photographes avec leur prétention de révéler dans leurs clichés LA Vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout. Ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements…
Une entreprise un peu surprenante : tenter d’adapter un auteur comme celui-ci en bande dessinée, et en plus Michel Houellebecq y participe, avec de surcroît un bédéiste débutant. Un peu plus de quatre cents pages de roman en cent-cinquante pages de bande dessinée. Pour commencer, le format de l’ouvrage entraîne une maniabilité malaisée : la reliure sur le dessus et pas sur le côté, ainsi que ses dimensions 24,7 par 34,7cm, ce qui induit que le lecteur recherche la bonne manière de le tenir pour conserver un plaisir de lecture. Ensuite, les premières pages déconcertent : les images ne forment pas une narration visuelle du point de vue séquentiel, elles semblent plus s’apparenter à des illustrations explicitant une partie de ce que dit le texte. Par exemple : montrer le tableau en cours réalisation réunissant Jeff Koons et Damian Hirst, montrer Jed le pinceau à la main essayant de capturer la bonne expression sur le visage de Koons, le même Koons se tenant debout devant une belle voiture dans une illustration en pleine page, un éclaté technique du chauffe-eau de l’appartement de Jed. Le tableau avec Koons & Hirst est en couleur, mais la case suivante est en noir & blanc avec un effet de trame mécanographiée surimposée, puis la suivante est en noir & blanc, avec des pastilles de couleur par-dessus. L’illustration avec la voiture est en couleurs, celle des entrailles du chauffe-eau également. La mise en page correspond à des cases avec un dessin dedans, et le texte à l’extérieur des bordures de la case, en dessous ou à gauche, avec à de rares occasions un cartouche dans la case. En pages neuf et dix, ce sont des cases rondes, avec du texte à l’extérieur qui s’inscrit également dans une forme ronde. Surprise, en page vingt-sept, c’est deux bandes de cases avec des phylactères à l’intérieur.
Le lecteur s’adapte lentement à ces mises en forme qui relèvent plus du texte illustré que de la bande dessinée, et il découvre la vie de Jed Martin jeune artiste, cherchant le mode d’expression qui lui convient, très inquiet de l’état de son chauffe-eau, rendant de temps à autre visite à son père en banlieue au Raincy, évoquant sa jeunesse, parlant de sa mère, trouvant son inspiration dans les cartes Michelin. Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Jed Martin, il éprouve plutôt de la compassion pour un être humain, reconnaissant ses propres inquiétudes, ses propres insatisfactions dans ce jeune homme. Il se prend de curiosité pour sa trajectoire artistique, sa façon d’exprimer sa créativité : une forme d’exotisme dans cette carrière atypique et dans sa réussite, les milieux qu’il fréquente, le texte du catalogue de l’exposition pour la rétrospective Jed Martin, les années 2000, au Centre Pompidou (pages 41 & 42). La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. Mais la vie continue, le succès arrive, et avec lui l’aisance financière, un contentement matériel, sans oublier la rencontre avec Michel Houellebecq.
De la même manière que Jed Martin se fait à peu près à sa vie (une existence à laquelle il n’a jamais totalement adhéré, comme il le dira à la fin de ses jours), le lecteur se fait à la narration visuelle à la frontière de l’illustration de textes et de la bande dessinée. Il se rend compte que le bédéiste n’a pas la tâche facile : contraint par le fil que constitue le roman avec son écriture littéraire. Que peut-il ajouter à cela ? D’une manière évidente, il prend à sa charge les descriptions : les lieux pour commencer, de l’appartement de Jed à la gentilhommière de Houellebecq en Irlande, en passant par les sites accueillant les expositions de l’artiste. Puis les personnages, leur tenue vestimentaire, leurs expressions, leurs gestes. De manière moins évidente, ses dessins donnent à voir les personnalités et parfois les marques qui sont explicitement citées dans le texte : aussi bien un portrait de Philippe de Champaigne (1602-1674, peintre et graveur) ou de Frédéric Beigbeder, qu’un facsimilé du guide Michelin, ou des vues de face, de profil et en élévation du modèle Veyron 16.4 de la marque Bugatti.
Ensuite les dessins s’avèrent assez agréables : ils s’inscrivent dans un registre descriptif avec un niveau élevé de détails, une certaine fluctuation dans le rendu allant de traits de contours évoquant la ligne claire, à des traits de contours plus appuyés et moins nets pour une bande dessinée plus sombre. De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. Le déclic se produit en page 61 avec le lettrage : c’est celui des albums de Tintin, ou peut-être de Blake & Mortimer. D’ailleurs, Houellebecq en train de gesticuler en bas de la page soixante-deux évoque une posture d’un personnage dans un album de Tintin. S’il nourrit encore des doutes quant à cette potentielle ressemblance, le lecteur se trouve conforté dans cette idée quand il se rappelle que pages trente-neuf et quarante il avait relevé une signature dans une case et la mention de King Features Syndicate dans une gouttière : John Prentice (1920-1999), dessinateur de Rip Kirby (1956-1999, créé en 1946) après Alex Raymond (1909-1956). Il ne peut pas non plus rater les couvertures de Tales from the Crypt et Crime SuspenStories en pages cent-trois, ou encore le bas de page à La Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) en page cent-quarante-quatre, les machineries à la Jack Kirby (1917-1994) dans la page suivante, et celle à la Jim Steranko (1938-) dans la page d’après.
Une fois qu’il s’y est adapté, le lecteur prend conscience de tout ce qu’apporte la narration visuelle et qu’elle fait bien plus que donner à voir ce que dit le texte. Il se rend également compte de la densité de l’œuvre. Il y a bien une intrigue, ou au moins un fil directeur qui est la vie de Jed Martin, jusqu’à sa mort, ce qui conduit à une touche légère d’anticipation à la fin. Le personnage principal va rencontrer Michel Houellebecq qui se met donc en scène dans une autofiction, pas très tendre avec lui-même, jusqu’à son décès. Sa présence développe une mise en abîme avec Jed, comme si Houellebecq faisait office de mentor, ou comme s’il naissait un jeu de miroir entre un jeune créateur et un créateur confirmé. Voire, dans la troisième et dernière partie, le lecteur en vient à se demander si Jed Martin n’est pas un autre avatar de Houellebecq qui aurait choisi un autre domaine de création.
De plus, le personnage partage au lecteur ses remarques ses interrogations sur tout et sur rien, en tout cas sur ce qui retient son attention sur le moment. Et Houellebecq lui-même (le personnage) n’est pas avare en avis divers et variés. Cela peut aussi bien aller de réflexions sur la rareté des produits parfaits (il n’en a rencontré que trois au cours de sa vie : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend), à un village désert après la nuit tombée (Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse rassurante et vraisemblable.), en passant par une plainte contre une société d’euthanasie (car la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avaient l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe chinoise, au détriment de l’omble chevalier).
Il se produit une autre forme de mise en abîme du fait que les auteurs racontent le parcours professionnel d’un créateur, ce qu’ils sont eux aussi, et que le personnage s’interroge sur la notion d’art, en évoquant de nombreux artistes, certains dans des domaines traditionnels avec une notoriété datant de plusieurs siècles, d’autres contemporains dans le domaine de l’audiovisuel, comme Jean-Pierre Pernault ou Julien Lepers. Les auteurs ne font pas de distinction entre art noble et artisan populaire, ils n’établissent aucune hiérarchie entre les œuvres d’un artiste comme William Morris (1834-1896) ou des comics. Les horizons du lecteur se troublent d’autant plus que l’autofiction s’accompagne de la mise en scène de personnalités à commencer par Frédéric Beigbeder, mais aussi l’éditrice Teresa Cremisi, et d’autres encore. Le brouillage des frontières s’en trouve ainsi encore plus accentué.
Parti avec des tonnes d’a priori, le lecteur ressort de cette bande dessinée en ayant réalisé un voyage très riche, unique en son genre. Il a fini par découvrir une narration visuelle bien plus sophistiquée et cultivée que ce qu’il croyait, et une histoire débordant de remarques anodines sur la vie de tous les jours témoignant d’un regard critique et profond, racontant la vie d’un artiste à l’œuvre originale, mise en regard d’artistes célèbres et de créateurs inattendus dans ce contexte. Il a assisté à une vie de l’intérieur, en pleine empathie pour un individu à l’altérité évidente, et à l’humanité qu’il partage avec lui. Il comprend bien qu’on puisse préférer la carte au territoire, pour déformer la phrase d’Alfred Korzybski (1879-1950).
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Les Ignorants
Voilà un très grand cru de Davodeau que j'ai pris beaucoup de plaisir à relire. C'est une histoire singulière qui, sous des dehors modestes, explore avec une grande finesse deux univers que rien ne rapproche a priori : celui de la bande dessinée et celui du vin. À travers cette rencontre entre un auteur de BD, Étienne Davodeau, et un vigneron, Richard Leroy, l’album réussit le pari audacieux de mêler initiation, découverte et réflexion sur le travail artisanal. Le concept de l’album est simple : Davodeau, qui ne connaît rien au vin, va passer un an aux côtés de Richard Leroy pour apprendre les secrets de la viticulture, tandis que ce dernier découvre l’univers de la bande dessinée. Ce dialogue entre deux ignorants, chacun expert dans son domaine mais néophyte dans celui de l’autre, donne naissance à une œuvre riche. Au fil des pages, on partage leurs découvertes, leurs doutes, et leurs émerveillements. Le dessin de Davodeau, tout en nuances de gris, accompagne parfaitement le propos. Mais c'est bien plus qu’une chronique de deux univers parallèles. C’est aussi une réflexion sur le temps, la passion, et l’artisanat. Que ce soit dans la création d’un vin ou d’une bande dessinée, Davodeau montre que l’artisan est avant tout un passionné, un être en quête de perfection, pour qui chaque détail a son importance. Les échanges entre Davodeau et Leroy, souvent empreints d’humour et de complicité, dévoilent des réflexions profondes sur le sens du travail bien fait, sur la transmission du savoir et sur la valeur du temps consacré à une œuvre. Loin de se contenter de juxtaposer deux mondes, Davodeau réussit à les entremêler, à créer des ponts entre eux, montrant que la passion, qu’elle s’exprime dans la vigne ou dans l’atelier de dessin, est universelle. "Les Ignorants" est une ode à la curiosité, à l’apprentissage, et à la découverte de l’autre. C’est un album qui, tout en douceur, nous invite à sortir de notre zone de confort, à aller à la rencontre de ce que nous ne connaissons pas, et à en tirer de précieuses leçons. En conclusion, voici une oeuvre qui m'a touché par sa sincérité et son humanité, et que j'ai pris beaucoup de plaisir à relire. Une lecture à savourer, comme un grand cru, à la fois légère et profonde.
La Couleur des choses
Voilà un album qui est resté trainer assez longtemps dans ma pile à lire. Je l’ai acheté par pure curiosité. Je suis rarement un grand fan des prix d’Angoulême, mais là l’audace créative faisait que je devais me faire mon propre avis. Et j’ai pris beaucoup de plaisir dans ma lecture. Je trouve que Martin Panchaud réussit le pari audacieux de transformer des cercles colorés et une vue aérienne en une véritable expérience narrative. Difficile de croire qu’un tel minimalisme graphique puisse captiver, mais dès les premières pages, la magie opère. En tous cas, ça a très bien marché pour moi. On pourrait penser que ce style, à la limite de l’abstraction, nuirait à l’immersion. Pourtant, il n’en est rien, cette représentation géométrique parvient étrangement à transmettre une profonde humanité. Le récit suit Simon, un adolescent malmené par la vie, qui voit sa chance tourner après avoir gagné une grosse somme d’argent. Ce scénario, qui pourrait sembler convenu à première vue, prend une autre dimension sous la plume de Panchaud. Chaque rebondissement est minutieusement orchestré, avec une narration fluide et des surprises bien dosées. On se retrouve plongé dans une sorte de polar social, teinté d’humour noir, où la naïveté et la cruauté s’entremêlent avec brio. Ce qui pourrait n’être qu’un simple road movie se transforme en une aventure humaine, où chaque péripétie est une nouvelle épreuve pour ce jeune héros attachant. (oui je me suis attaché à un cercle !) Là où Panchaud excelle, c’est dans l’alliance entre cette narration atypique et un scénario solide. Le graphisme, bien que déconcertant au premier abord, finit par devenir invisible, tant il sert le récit. On oublie que l’on suit des cercles colorés et on s’immerge totalement dans cette histoire qui mêle drame, suspense et critique sociale. Le style minimaliste pourrait en rebuter certains, mais il faut admettre que c’est précisément cette originalité qui donne toute sa force à l’ouvrage. En définitive, “La Couleur des choses” n’est pas simplement une expérience graphique ; c’est une BD qui réussit à allier forme et fond de manière exemplaire. Panchaud nous prouve que l’art de la bande dessinée est loin d’être figé, et que même les choix les plus risqués peuvent aboutir à des œuvres marquantes. À la fois ludique et profond, ce livre est une véritable pépite, un OVNI dans le paysage du neuvième art, qui mérite largement les éloges qu’il a reçus. Un pari graphique audacieux, mais totalement réussi.
La Leçon de Pêche
La leçon de pêche ou comment apprendre à vos enfants ce qu'est la nature profonde du capitalisme (et comment on doit/peut lui résister). Tout comme l'album Obélix et compagnie, les choses sont distillées légèrement mais efficacement. En outre, Emile Bravo propose d'opposer à cette idéologie prédatrice la lenteur et l'autosuffisance. C'est fort quand même, non ? Et tout ça sans être une leçon d'économie indigeste. Mes enfants, quand ils étaient petits, ont adoré cette histoire. Un livre à offrir à tous ceux qui pensent que l'accumulation de richesses est le sens de la vie, que la vie est une compétition, et la planète un supermarché...
Grenoble en portrait(s)
La vie est faite de musique, et dans une bonne musique les notes s'accordent et se confrontent. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l'expérience de vie. Il comprend soixante-treize pages de bandes dessinées en noir & blanc. Grenoble : une ville. Avec son agglomération, 510.000 humains vivent ici. C'est la plus grande métropole des Alpes, devant Innsbruck et Bolzano. Deux mille ans d'histoire. Stendhal est né dans cette ville. Il disait d'elle : Au bout de chaque rue, une montagne. Grenoble est un radeau sur une mer démontée. Les vagues qui l'environnent ont des noms : le Vercors, la Chartreuse, Taillefer et Belledonne. Si l'on va sur la crête d'une des vagues, il y a certains jours où la ville est invisible. Sous la mer. Une mer de nuages. Grenoble se cache le visage, souvent. Edmond veut pourtant essayer de faire son portrait. Qu'elle fasse son autoportrait. Elles disent beaucoup les rues de Grenoble, souvent austères à ses yeux de niçois. Hors le centre, pas de cohérence. Grenoble, c'est Marseille en montagne. Son visage est celui d'une vieille dame qui rajeunit, non pas qui se maquille, non pas qui mute. C'est une sensation, il n'a pas connu Grenoble avant aujourd'hui. Et aujourd'hui, il veut faire son portrait. Celui d'un instant puisque, très vite, elle sera autre. La vie pulse à Grenoble. Et la vie c'est l'humanité. Alors, faire son portrait, c'est faire celui de ses habitants. de ceux qui sont nés ici, de ceux qui y vivent, de ceux qui y passent. Dessiner le visage des habitants de la ville, ceux qu'il va rencontrer. Échanger ce dessin contre une réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? En ce début de 2021, je rêve. En mars 2020, nous étions sept milliards huit cent millions sur la planète Terre. La plupart du temps, nous nous croisons sans nous arrêter. Et nous sommes aujourd'hui si nombreux à marcher sur les chemins qu'on ne se dit plus bonjour. Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Jean répond à la question de Baudoin en indiquant qu'il voudrait un monde plus apaisé et, pour la ville de Grenoble, une plus grande préoccupation dans son patrimoine. Mohamed répond à la question de Baudoin : Grenoble pour lui, c'est la soeur jumelle de la Kabylie. C'est pour cette raison qu'il l'a choisie il y a plus de quinze ans. Ici, il y a les Alpes ; là-bas la chaîne de Djurjura qui revêt son blanc manteau en hiver. Les montagnes et la nature le rassurent, l'émerveillent en permanence. Elles sont, à son sens, une porte directe qui donne sur la poésie qui permet de vivre dans la poésie véritable. Cette poésie qui permet de vivre dans la sérénité malgré la violence du monde. Grenoble, c'est aussi une terre vivante culturellement et maintenant des amitiés multiples. C'est le quatrième album de l'artiste fonctionnant sur le principe de la question posée à des habitants, avec un portrait d'eux pour les remercier de leur réponse : Viva la vida (2011) avec Troubs, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Gens de Clamecy (2017), Humains : La Roya est un fleuve (2018) avec Troubs. À chaque fois, Edmond Baudoin s'éloigne encore plus de la bande dessinée. Il n'y a qu'à regarder la mise en page. La première est constituée d'une case de la largeur de la page, qui en occupe la moitié, un dessin à l'encre, une vue de Grenoble à moitié esquissée, avec de nombreux traits pour rendre compte d'une texture, et du texte en dessous évoquant la ville. La suivante est composée de deux cases de la largeur de la page, une vue des montagnes et des sapins et une sorte de carte avec des reliefs simplifiés, avec quatre phrases écrites entre les deux cases. Dans la suivante, le texte l'emporte avec deux illustrations, l'une d'une tête sculptée, l'autre de Baudoin en plan rapproché. Page dix, l'artiste a intégré deux portraits qu'il a réalisés, avec le texte de la réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? Ainsi qu'une frise de têtes indistinctes en haut de page, et une autre de têtes distinctes en bas de page. Dans la suivante, le lecteur découvre une autre réponse à la question, et puis dans la seconde moitié de la page, une vue de la place Saint André par temps de Covid. Le lecteur peut ainsi prendre note des différentes structures de page qui font autant de surprises : la reproduction d'une affiche pour la saison 99/2000 du théâtre de Grenoble en page 14, neuf portraits en plan rapproché sagement disposés en bande avec des bordures de case en page 15, des dessins en double page de Grenoble, dépourvus de texte (pages 24 & 25, 34 & 35, 40 & 41, 60 & 61, 70 & 71), une poignée de portraits réalisés par les interrogés eux-mêmes, quelques dessins à la plume, d'autres vues de Grenoble, un extrait de la bande dessinée Personne ici ne sait qui je suis (réalisée par Coline, dont le titre est une phrase extraite de Nous réfugiés, d'Hannah Arendt), une photographie en noir & blanc de Grenoble, un portrait de l'artiste assis sur une chaise, exécuté par lui-même, un texte de deux tiers de la page écrit par Delphine sur sa grand-mère Colette, l'idéogramme japonais qui signifie le voyage, un dessin du matériel que Baudoin utilise pour dessiner (son pinceau en poil de martre et son encrier japonais en cuivre), et même deux pages de bandes dessinées traditionnelles avec des cases disposées en bande (pages 56 & 57). Il peut même se permettre de terminer en consacrant la dernière page à un texte que lui a remis Carole, une Grenobloise, évoquant et développant sa condition de planéterrienne, ne possédant rien, ne disposant que de peu de temps, portant son chez soi en elle-même, bousculant ses habitudes, accouchant de ses rêves, croyant en la vie, sachant lâcher prise, inventant, etc. Est-ce encore de la bande dessinée ? Comme pour beaucoup d'ouvrages de cet auteur, cette question ne présente pas d'intérêt. Ce créateur effectue un séjour du 18 janvier au 5 mai 2021 dans cette cité. Il souhaite retranscrire son séjour et les rencontres qu'il y a faites. Il parvient à concilier une vision et une expérience qui lui sont propres, avec sa personnalité et la temporalité de son séjour, avec une approche holistique sophistiquée, en mettant bout à bout les réponses des habitants qu'il a croisés, en insérant de ci de là quelques pensées personnelles. Il brosse ainsi le portrait de Grenoble, non pas dans sa totalité, mais au travers des réponses des individus qu'il a rencontrés, c'est-à-dire de l'expérience personnelle qu'il a eu de cette ville, en mentionnant les rues désertes confinement oblige. le lecteur éprouve la sensation de faire l'expérience de Grenoble comme Edmond Baudoin l'a faite, à travers ces rencontres, mais aussi avec sa sensibilité et ses centres d'intérêt développés tout au long de sa vie. Cette lecture constitue une évocation à l'opposé d'un article encyclopédique. le lecteur n'y trouvera pas un ensemble d'informations structurées de manière académique, mais des petites touches individuelles qui transcrivent chacune un échange entre l'auteur et un habitant. Mohamed qui est venu de Kabylie il y a quinze ans et qui s'est établi à Grenoble. Tess qui est née à Grenoble, qui est montée à Paris et qui est revenue pour retrouver l'odeur et les couleurs des saisons, s'apaiser au creux des montagnes. Magali qui a quitté la capitale pour venir y faire ses études et qui s'y est installée, qui y élève ses trois enfants. Mousskid et Ali arrivés de Guinée en 2016. Richard, directeur de Point d'eau, une boutique de solidarité de la Fondation Abbé Pierre dont les deux activités principales sont l'hygiène et la santé, et l'accompagnement social, et qui accueillent d'autres associations comme Le Planning Familial, AIDES, EMLPP, Prométhée. Rachid qui enseigne bénévolement à Point d'eau. Baptiste en formation de guide, Damien accompagnateur en montagne, Benoît guide. Mohamed Boumeghra comédien, metteur en scène, calligraphe, directeur de la compagnie de théâtre Sud Est théâtre. Céline bibliothécaire aux Eaux-Claires qui s'exprime sur la politique culturelle de la ville. Bruno scientifique à l'institut Laue-Langevin, organisme de recherche spécialisé en sciences et technologies neutroniques exploite un réacteur à Haut Flux de neutrons pour la recherche. Patrick Souillot qui, avec la Fabrique Opéra, depuis quinze ans, a créé un projet d'opéra coopératif qui correspond à l'esprit d'innovation, de solidarité, de culture. Etc. Le titre de cet ouvrage s'avère des plus explicites et des plus adéquats : Edmond Baudoin compose des pages sur la base du portrait en très gros plan qu'il a fait de plus de soixante-dix Grenoblois rencontrés durant son séjour dans la ville d'un peu plus de quatre mois. Comme il l'écrit lui-même : Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Le lecteur croise ces êtres humains et s'arrête avec l'auteur pour les écouter parler de leur ville. Un portrait se constitue, une réponse après l'autre, de Grenoble, ou tout du moins de la vision et du vécu qu'en a chaque habitant rencontré. Une lecture peu commune, bénéficiant de la bienveillance inconditionnelle d'Edmond Baudoin, de curiosité insatiable, de son appétence pour les rencontres vraies.
Cité de verre
Identité, langage, solitude : un questionnement philosophique et intellectuel - Il s'agit de l'adaptation en bande dessinée du roman Cité de verre (1985) de Paul Auster. La transposition du roman sous forme de scénario a été réalisée par Paul Karasik, et la mise en images par David Mazzucchelli. Cette version date de 1994. Tout commence par un faux numéro, une erreur d'identité. Une femme cherche à joindre le détective privé Paul Auster, mais ses appels aboutissent chez Daniel Quinn, un écrivain vivant seul qui publie des romans policiers sous le pseudonyme de William Wilson. Quinn a perdu sa femme et son enfant et il vit dans l'ombre de William Wilson, et de son détective privé de papier appelé Max Work. Dans cet état d'esprit un peu particulier, il finit par endosser le nom de Paul Auster et accepter de rencontrer Virginia Stillman, la correspondante souhaitant l'engager. Il se rend chez elle, dans un appartement cossu et luxueux et rencontre son fils Peter. Celui-ci souffre d'une difficulté de langage et explique péniblement qu'il a été victime de maltraitance de son père qui a été condamné et qui doit sortir de prison bientôt, après 13 ans d'incarcération. Quinn accepte d'épier Peter Stillman père dès qu'il remettra les pieds à New York. Je n'ai pas lu le roman de Paul Auster, et je ne pourrais donc pas établir de comparaison entre cette adaptation et l'original. Le premier point positif est que le lecteur a la sensation de lire une vraie bande dessinée, et pas une adaptation qui essaye de caser autant de textes d'origine que possible. Il subsiste, dans la narration, un parfum très littéraire : les thèmes abordés et la structure du récit relèvent d'une construction littéraire sophistiquée et complexe. Le premier signe de mise en abyme réside dans la nature du personnage principal qui est un écrivain (double fictif et déformé de l'auteur). le deuxième signe apparaît quand le lecteur apprend que cet écrivain utilise un nom de plume. Et l'étendue du jeu de miroir prend de l'ampleur avec la mention (et plus tard l'apparition) d'un personnage appelé Paul Auster. Il faut également prendre en compte que Peter Stillman (le père) est également un écrivain qui a effectué des recherches sur la nature théologique du langage, et Peter Stillman (le fils) est un poète de renom. Pourtant ce qui pourrait être un dispositif vertigineux, complexe et lourd s'avère naturel dans le cadre de ce récit qui revêt les apparences d'une enquête policière. Paul Auster (le vrai, l'auteur) enchevêtre avec habilité les fils narratifs de l'intrigue policière, les réflexions philosophiques et existentielles de Daniel Quinn, et les métacommentaires de nature postmoderne. Il est très facile pour le lecteur de ressentir de l'empathie pour cet individu qui a organisé sa vie de manière à se mettre à l'abri de la souffrance psychologique, qui profite de la solitude propre aux grandes métropoles et qui succombe à la tentation de renouer des contacts avec d'autres êtres humains en se protégeant derrière une usurpation d'identité. En tant que bande dessinée, l'adaptation de Karasik et Mazzucchelli constitue une expérience envoutante, à la hauteur des thématiques littéraires. Mazzucchelli utilise un style plutôt réaliste, un peu épuré et simplifié pour les personnages, plus rigoureux et méticuleux pour les décors. Dès la deuxième page, il apparaît que les illustrations font écho aux thèmes, avec une mise en abyme visuelle à partir d'un téléphone. Ces six cases forment un enchaînement très impressionnant dans le sens où la première est entièrement abstraite, la seconde comprend un symbole numérique (le chiffre zéro), la signification de la troisième n'est pas compréhensible hors du contexte des autres cases, la quatrième ne comprend qu'une icône (au sens de symbole graphique) et les deux dernières donnent du sens à ce travelling arrière. Les images de cette bande dessinée couvrent un spectre visuel s'étendant de la représentation concrète des personnages et de leur environnement, jusqu'à l'abstraction en passant par les icônes. Peu d'illustrateurs sont capables d'utiliser autant de registres graphiques à bon escient. C'est bien en ça que cette adaptation justifie son existence : elle ne se limite pas à une mise en images compétente du roman. Les images de cette bande dessinée offre une visualisation des concepts philosophiques et métaphysiques au cœur de la narration. Elles complémentent et illustrent des concepts complexes. Karasik et Mazzucchelli ont su trouver des solutions graphiques efficaces et compréhensibles pour parler de questionnements fondamentaux sur l'identité, le langage, la représentation du réel. Il n'y a qu'une seule séquence qui m'a perdu, ce sont les illustrations du monologue de Peter Stillman fils. Ce roman graphique propose une histoire postmoderne passionnante comme un roman policier, sous la forme d'une bande dessinée qui utilise à plein ses spécificités pour exprimer visuellement des concepts philosophiques et existentiels, sans perdre le lecteur.
X-Men - La vie, la mort
Délicatement ouvragé, grâce à Barry Windsor Smith - Ce tome contient les épisodes 53, 186, 198, 205 et 214 de la série Uncanny X-Men (UXM en abrégé). Ces 5 épisodes présentent la particularité d'avoir tous été illustrés par Barry Windsor Smith (BWS en abrégé). Épisode 186 Lifedeath (octobre 1984, scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Terry Austin) - Storm (Ororo) a été touchée par un rayon issu d'un pistolet expérimental qui l'a privée de ses pouvoirs. Elle est recueillie par Forge (un mutant employé par le gouvernement et qui a conçu l'arme en question). Elle découvre peu à peu les conséquences de l'absence de ses pouvoirs, son nouvel état d'humaine normale et les particularités de son hôte. Pendant ce temps là, les Dire Wraiths (extraterrestres issus de la série Rom, the spaceknight) remplacent des terriens pour mieux préparer leur invasion. Épisode 198 Lifedeath II (octobre 1985, scénario Chris Claremont, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Ororo est en Afrique noire pour une raison indéterminée. Elle n'a pas recouvré ses pouvoirs, elle est prise dans une terrible tempête et doit prendre en charge une femme sur le point d'accoucher, au milieu de nulle part. Épisode 205 Wounded wolf (scénario Chris Claremont & BWS, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Yuriko Oyama a subi une opération qui l'a transformée en cyborg (Lady Deathstrike) avec des serres effilées capables de rivaliser avec les griffes de Wolverine. Elle a tendu une embuscade à ce dernier et Energizer (Katie Power) se retrouve mêlée à ce combat en pleine tempête de neige dans les rues New York. Épisode 214 With Malice toward all (scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Bob Wiacek) - Lila Cheney donne un concert devant ses fans quand tout à coup Alison Blair (Dazzler, qui joue des claviers dans son groupe) lui vole la vedette en faisant usage de ses pouvoirs de mutante devant tous les spectateurs. Malice (une entité désincarnée des Marauders) s'est emparée de son esprit. Les X-Men (Ororo, Rogue, Pyslocke et Wolverine) interviennent pour essayer de comprendre les actes de Dazzler. C'était l'époque bénie où Claremont pouvait encore faire évoluer ses personnages et où chaque personnage avait sa personnalité, sans être réduit à une caricature de lui-même. Avec les épisodes 186 et 198, Claremont parachève sa déconstruction de Storm. Il la descend de son piédestal de déesse des éléments naturels pour en faire une femme avec ses sentiments contradictoires, ses imperfections et ses coups de cœur (la première étape avait été la rencontre avec Yukio et le passage d'une coupe de cheveux sage à une iroquoise, épisode réédité par exemple dans Wolverine). Dans l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire plus traditionnelle des X-Men dans laquelle le groupe lutte contre le méchant du mois et gagne grâce à la force de la volonté de l'un de ses membres. Mais la vraie raison de cette réédition (j'aurais même préféré une version en format plus grand de type Deluxe) réside dans l'identité de l'illustrateur : Barry Windsor Smith. Il est surtout resté dans les mémoires pour avoir donné une forme inoubliable aux premières aventures de Conan en comics. Il s'agit d'un illustrateur exceptionnel à la délicatesse incroyable et au sens des couleurs inégalés. Alors que l'épisode 186 n'aurait pu être qu'un mélodrame au rabais, les illustrations de BWS font exister Ororo et Forge comme deux êtres fragiles et habités par leurs émotions. Impossible d'oublier Ororo en train de boire du champagne pour la première fois, dans sa salopette, ou Ororo découvrant la prothèse de Forge. Les illustrations de BWS portent l'épisode 198 dans un territoire encore plus incroyable. L'histoire oscille entre la réalité de la famine, le conte traditionnel, les visions oniriques grâce à une mise en page qui laisse les dessins raconter l'histoire, grâce à des expressions délicates des visages, grâce aux jeux des couleurs qui n'appartient qu'à BWS. C'est magnifique de bout en bout et ce conte délicat ne s'extrait de l'histoire moralisatrice bêtifiante que par la magie des visuels. du grand art. Un troisième Lifedeath avait été prévu, mais BWS ayant définitivement arrêté de travaillé pour Marvel, il l'a transformé en une histoire d'un de ses propres personnages dans Adastra in Africa. L'épisode 205 sert en quelque sorte de coda à Wolverine : Weapon X (également de BWS). Claremont développe l'aspect paternaliste de Logan (déjà à l'œuvre avec Kitty Pride, puis plus tard avec Jubilee) en lui associant la toute jeune Katie Power (moins de 10 ans, membre du groupe Power Pack). BWS retourne à la beauté férale de Wolverine ensanglanté sous la neige pour une lutte à mort magnifiquement chorégraphiée sous des jeux de lumière qui vous feront croire qu'un flocon de neige peut être rose. Avec l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire très classique des X-Men et BWS un peu moins concerné puisqu'il ne s'encre pas lui-même, ni ne réalise la mise en couleurs. le résultat reste splendide, même si son implication est inférieure. Episode 53 The rage of Blastaar (février 1969, scénario d'Arnold Drake, dessins de BWS, encrage de Michael Dee) - Jean Grey (Marvel Girl) teste une machine du professeur X. L'expérience dégénère et l'énergie ainsi libérée à pour effet de permettre à Blastaar d'accéder à l'école de Westchester. Les 5 X-Men originaux (Cyclops, Beast, Iceman, Angel et Marvel Girl) et Blastaar s'affrontent. le scénario est risible de simplisme : il s'agit du combat du mois, sans aucun intérêt. Les illustrations de BWS se cantonne à copier avec talent (mais en moins bien) le style de Jack Kirby. Le tome se clôt sur la reprographie d'une vingtaine de couvertures réalisées par BWS pour des séries Marvel telles que UXM ou les New Mutants (dont l'envoutant portrait d'Illyana pour la couverture de New Mutants 45). La réédition soignée de ces épisodes était indispensable. Grâce aux phylactères chargés de Claremont, il est facile de se repérer dans la continuité des X-Men et de ressentir les émotions des personnages. Grâce aux illustrations divines de BWS, ces récits de superhéros sont transfigurés pour atteindre une fresque envoutante, magique, éthérée, séduisante, irrésistible. Par la suite BWS a encore réalisé quelques comics inoubliables tels que Archer & Armstrong, Rune et une anthologie Storyteller (partiellement rééditée dans The Freebooters et Young Gods and Friends).
Kaboul Requiem
Voilà encore une belle surprise de Nicolas Wild que j’ai découvert avec Kaboul Disco. On revient en Afghanistan, mais cette fois-ci pour raconter l’histoire de Sean Langan, journaliste de la BBC, pris en otage par les talibans. Langan n’est pas un novice dans la région, mais son expérience tourne vite au cauchemar. La BD est bien construite, avec un ton juste et une narration fluide. Les dessins de Wild sont toujours aussi efficaces, simples mais expressifs, apportant un peu de légèreté à un récit autrement sombre. On retrouve quelques touches d’humour, mais l’atmosphère est beaucoup plus tendue que dans Kaboul Disco. Le récit de la captivité est entrecoupé de flashbacks, ce qui permet de respirer un peu dans cette histoire oppressante. On ressent la peur, l’incertitude, et l’absurdité de certaines situations. L’album n’est pas seulement un témoignage sur la dureté du métier de reporter de guerre, c’est aussi une réflexion sur la vanité de certaines ambitions et sur la difficulté de retrouver une vie normale après avoir vécu l’horreur. Nicolas Wild prouve une cette fois qu’il sait capter la complexité de la situation afghane avec un regard nuancé et sans jugement hâtif. C’est une BD marquante, qui montre la maîtrise de Wild à la fois dans le dessin et dans la narration. Une lecture qui mérite l’attention.
Kaboul Disco
Il est vrai qu’il est facile de se dire que Nicolas Wild, c’est un peu Guy Delisle, en version Christophe de Ponfilly. Mais il a vraiment un style à part avec une bonne dose d’autodérision. On suit les pérégrinations d’un illustrateur français, envoyé en Afghanistan, mais pas pour faire du reportage de guerre, pour bosser pour une sorte d’agence de com’ dont l’équipe en prend pas mal pour son grade. Le ton est léger, on est loin de l’héroïsme. C’est plutôt la chronique d’un type qui se retrouve dans un pays en plein chaos sans vraiment savoir pourquoi il est là. Les dessins sont simples, presque naïfs, ce qui contraste avec la complexité de la situation décrite. Il y a un décalage constant entre le regard de l’Occidental et la réalité afghane. Pas de jugement, juste des faits bruts et des situations absurdes qui s’enchaînent. C’est ce qui fait la force de cette BD : elle ne cherche pas à être morale, elle expose simplement le quotidien d’un expatrié un peu paumé dans un environnement qui le dépasse. Kaboul Disco, c’est un peu comme si l’on regardait un film des frères Coen en direct d’Afghanistan, avec tout ce que cela implique d’humour noir et de fatalisme. C’est une BD qui se lit d’une traite, mais qui laisse une drôle d’impression, celle d’avoir ri jaune face à l’absurdité du monde. Etant particulièrement réceptif à ce genre de récits et ce genre d'humour, c'est un coup de coeur pour moi, une belle découverte.
Les aventures de Philip et Francis
Encore une parodie de Veys. Avec son camarade Barral, on retrouve l'esprit de Baker street: à savoir une parodie très bien documentée, avec des traits un peu caricaturaux, couplés à des décors bien léchés. Ici, c'est Blake et Mortimer qui subit l'imagination débridée de Veys. Le premier tome y va à la dynamite, avec un ajout aussi inattendu qu'hilarant: le personnage du premier ministre n'est autre que Winston Churchill, qui en prend sacrément pour son grade. Blake est présenté comme un gamin n'ayant jamais vraiment grandi (il vit chez sa mère), Mortimer en gras du bide qui tente (faiblement) de perdre du poids et dont les inventions "géniales" ont en commun de toujours mener à une catastrophe (quand elles ne servent pas simplement de prétexte, Mortimer construisant une fusée spatiale pour des raisons loufoques). Et enfin Olrik qui fait office de loser magnifique. Notons toutefois que Barral adopte un trait plus proche de Jacobs dans les tomes 2 et 3, bien moins caricatural. Le premier tome est le meilleur, les deux auteurs se sont lâchés pour nous offrir un opus complètement déjanté et unique, avec des références à la culture pop, comme Brigitte Bardot, ou bien Bruce Lee. Le deuxième tome lui lorgne plus fortement vers "le piège diabolique", et la parodie directe d'un tome existant. Toutefois, cela reste d'un très haut niveau. Le troisième tome est le plus faiblard des trois, et lui penche beaucoup plus vers la culture pop, avec des allusions fortes à orange mécanique, la série TV le prisonnier, et Dr Jekyll et Mr Hyde. Cela fait preuve de moins d'imagination, mais reste malgré tout très drôle, la seule faiblesse étant la disparition soudaine du "Mr Hyde" qui aurait mérité mieux. Bref, on a quand même une très bonne série qui mériterait un 4ème tome.
La Carte et le Territoire
On avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, il s’agit d’une adaptation du roman de 2010 portant le même titre de Michel Houellebecq, et ayant obtenu le prix Goncourt la même année. Cette adaptation a été réalisée par l’écrivain et par Louis Paillard pour les dessins et les couleurs. Sa parution date de 2022. L’ouvrage se présente dans un format à l’italienne, avec une reliure en partie supérieure et non sur le côté. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée, certaines pages en couleur, d’autres en noir & blanc. Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc pareillement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons à fines rayures -, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light. La décoration de la chambre s’inspirait d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi. Hirst était au fond facile à saisir ; on pouvait le faire brutal, cynique, genre : Je chie sur vous du haut de mon fric ; on pouvait aussi le faire Artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme, il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète. Jed Martin est en train de peindre ce tableau : il se dit que le front de Koons est trop luisant, il y a décidément un problème avec lui. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons : c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon. Aucune des photographiques de Jed ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était véritablement exaspérant en somme. Pourtant il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Bono, Barack Obama, Warren Buffet, Bill Gates. Depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les Grands Photographes avec leur prétention de révéler dans leurs clichés LA Vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout. Ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements… Une entreprise un peu surprenante : tenter d’adapter un auteur comme celui-ci en bande dessinée, et en plus Michel Houellebecq y participe, avec de surcroît un bédéiste débutant. Un peu plus de quatre cents pages de roman en cent-cinquante pages de bande dessinée. Pour commencer, le format de l’ouvrage entraîne une maniabilité malaisée : la reliure sur le dessus et pas sur le côté, ainsi que ses dimensions 24,7 par 34,7cm, ce qui induit que le lecteur recherche la bonne manière de le tenir pour conserver un plaisir de lecture. Ensuite, les premières pages déconcertent : les images ne forment pas une narration visuelle du point de vue séquentiel, elles semblent plus s’apparenter à des illustrations explicitant une partie de ce que dit le texte. Par exemple : montrer le tableau en cours réalisation réunissant Jeff Koons et Damian Hirst, montrer Jed le pinceau à la main essayant de capturer la bonne expression sur le visage de Koons, le même Koons se tenant debout devant une belle voiture dans une illustration en pleine page, un éclaté technique du chauffe-eau de l’appartement de Jed. Le tableau avec Koons & Hirst est en couleur, mais la case suivante est en noir & blanc avec un effet de trame mécanographiée surimposée, puis la suivante est en noir & blanc, avec des pastilles de couleur par-dessus. L’illustration avec la voiture est en couleurs, celle des entrailles du chauffe-eau également. La mise en page correspond à des cases avec un dessin dedans, et le texte à l’extérieur des bordures de la case, en dessous ou à gauche, avec à de rares occasions un cartouche dans la case. En pages neuf et dix, ce sont des cases rondes, avec du texte à l’extérieur qui s’inscrit également dans une forme ronde. Surprise, en page vingt-sept, c’est deux bandes de cases avec des phylactères à l’intérieur. Le lecteur s’adapte lentement à ces mises en forme qui relèvent plus du texte illustré que de la bande dessinée, et il découvre la vie de Jed Martin jeune artiste, cherchant le mode d’expression qui lui convient, très inquiet de l’état de son chauffe-eau, rendant de temps à autre visite à son père en banlieue au Raincy, évoquant sa jeunesse, parlant de sa mère, trouvant son inspiration dans les cartes Michelin. Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Jed Martin, il éprouve plutôt de la compassion pour un être humain, reconnaissant ses propres inquiétudes, ses propres insatisfactions dans ce jeune homme. Il se prend de curiosité pour sa trajectoire artistique, sa façon d’exprimer sa créativité : une forme d’exotisme dans cette carrière atypique et dans sa réussite, les milieux qu’il fréquente, le texte du catalogue de l’exposition pour la rétrospective Jed Martin, les années 2000, au Centre Pompidou (pages 41 & 42). La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. Mais la vie continue, le succès arrive, et avec lui l’aisance financière, un contentement matériel, sans oublier la rencontre avec Michel Houellebecq. De la même manière que Jed Martin se fait à peu près à sa vie (une existence à laquelle il n’a jamais totalement adhéré, comme il le dira à la fin de ses jours), le lecteur se fait à la narration visuelle à la frontière de l’illustration de textes et de la bande dessinée. Il se rend compte que le bédéiste n’a pas la tâche facile : contraint par le fil que constitue le roman avec son écriture littéraire. Que peut-il ajouter à cela ? D’une manière évidente, il prend à sa charge les descriptions : les lieux pour commencer, de l’appartement de Jed à la gentilhommière de Houellebecq en Irlande, en passant par les sites accueillant les expositions de l’artiste. Puis les personnages, leur tenue vestimentaire, leurs expressions, leurs gestes. De manière moins évidente, ses dessins donnent à voir les personnalités et parfois les marques qui sont explicitement citées dans le texte : aussi bien un portrait de Philippe de Champaigne (1602-1674, peintre et graveur) ou de Frédéric Beigbeder, qu’un facsimilé du guide Michelin, ou des vues de face, de profil et en élévation du modèle Veyron 16.4 de la marque Bugatti. Ensuite les dessins s’avèrent assez agréables : ils s’inscrivent dans un registre descriptif avec un niveau élevé de détails, une certaine fluctuation dans le rendu allant de traits de contours évoquant la ligne claire, à des traits de contours plus appuyés et moins nets pour une bande dessinée plus sombre. De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. Le déclic se produit en page 61 avec le lettrage : c’est celui des albums de Tintin, ou peut-être de Blake & Mortimer. D’ailleurs, Houellebecq en train de gesticuler en bas de la page soixante-deux évoque une posture d’un personnage dans un album de Tintin. S’il nourrit encore des doutes quant à cette potentielle ressemblance, le lecteur se trouve conforté dans cette idée quand il se rappelle que pages trente-neuf et quarante il avait relevé une signature dans une case et la mention de King Features Syndicate dans une gouttière : John Prentice (1920-1999), dessinateur de Rip Kirby (1956-1999, créé en 1946) après Alex Raymond (1909-1956). Il ne peut pas non plus rater les couvertures de Tales from the Crypt et Crime SuspenStories en pages cent-trois, ou encore le bas de page à La Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) en page cent-quarante-quatre, les machineries à la Jack Kirby (1917-1994) dans la page suivante, et celle à la Jim Steranko (1938-) dans la page d’après. Une fois qu’il s’y est adapté, le lecteur prend conscience de tout ce qu’apporte la narration visuelle et qu’elle fait bien plus que donner à voir ce que dit le texte. Il se rend également compte de la densité de l’œuvre. Il y a bien une intrigue, ou au moins un fil directeur qui est la vie de Jed Martin, jusqu’à sa mort, ce qui conduit à une touche légère d’anticipation à la fin. Le personnage principal va rencontrer Michel Houellebecq qui se met donc en scène dans une autofiction, pas très tendre avec lui-même, jusqu’à son décès. Sa présence développe une mise en abîme avec Jed, comme si Houellebecq faisait office de mentor, ou comme s’il naissait un jeu de miroir entre un jeune créateur et un créateur confirmé. Voire, dans la troisième et dernière partie, le lecteur en vient à se demander si Jed Martin n’est pas un autre avatar de Houellebecq qui aurait choisi un autre domaine de création. De plus, le personnage partage au lecteur ses remarques ses interrogations sur tout et sur rien, en tout cas sur ce qui retient son attention sur le moment. Et Houellebecq lui-même (le personnage) n’est pas avare en avis divers et variés. Cela peut aussi bien aller de réflexions sur la rareté des produits parfaits (il n’en a rencontré que trois au cours de sa vie : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend), à un village désert après la nuit tombée (Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse rassurante et vraisemblable.), en passant par une plainte contre une société d’euthanasie (car la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avaient l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe chinoise, au détriment de l’omble chevalier). Il se produit une autre forme de mise en abîme du fait que les auteurs racontent le parcours professionnel d’un créateur, ce qu’ils sont eux aussi, et que le personnage s’interroge sur la notion d’art, en évoquant de nombreux artistes, certains dans des domaines traditionnels avec une notoriété datant de plusieurs siècles, d’autres contemporains dans le domaine de l’audiovisuel, comme Jean-Pierre Pernault ou Julien Lepers. Les auteurs ne font pas de distinction entre art noble et artisan populaire, ils n’établissent aucune hiérarchie entre les œuvres d’un artiste comme William Morris (1834-1896) ou des comics. Les horizons du lecteur se troublent d’autant plus que l’autofiction s’accompagne de la mise en scène de personnalités à commencer par Frédéric Beigbeder, mais aussi l’éditrice Teresa Cremisi, et d’autres encore. Le brouillage des frontières s’en trouve ainsi encore plus accentué. Parti avec des tonnes d’a priori, le lecteur ressort de cette bande dessinée en ayant réalisé un voyage très riche, unique en son genre. Il a fini par découvrir une narration visuelle bien plus sophistiquée et cultivée que ce qu’il croyait, et une histoire débordant de remarques anodines sur la vie de tous les jours témoignant d’un regard critique et profond, racontant la vie d’un artiste à l’œuvre originale, mise en regard d’artistes célèbres et de créateurs inattendus dans ce contexte. Il a assisté à une vie de l’intérieur, en pleine empathie pour un individu à l’altérité évidente, et à l’humanité qu’il partage avec lui. Il comprend bien qu’on puisse préférer la carte au territoire, pour déformer la phrase d’Alfred Korzybski (1879-1950).