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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Éveil (Delcourt)
L'Éveil (Delcourt)

Brad Pitt, quand il est là, il n'a pas l'air de s'excuser. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2020. Vincent Zabus en a écrit le scénario, Thomas Campi en a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré auparavant, par exemple pour Magritte : Ceci n'est pas une biographie (2016) et ont à nouveau collaboré ensemble par la suite pour Autopsie d'un imposteur (2021). Ce tome se termine avec un cahier graphique de cinq pages, et une postface d'une page, écrite par Paul Hermant, investi en permanence dans la vie citoyenne et culturelle belge, un des concepteurs et animateurs de la Quincaillerie dont parle cet album. Dans une rue de Bruxelles, Arthur se promène en se parlant à lui-même. Il s'exhorte à se calmer. Il sait bien que ce n'est rien, mais il ne s'empêcher de s'angoisser : il se gâche la vie tout seul. Il fait l'effort conscient de se concentrer sur sa respiration, en se répétant qu'il n'a rien Il se tourne vers le lecteur et se présente : il s'appelle Arthur, et la scène se passe fin 2016 à Bruxelles. C'est ici que son histoire débute, un peu mal d'ailleurs parce qu'il a une étrange sensation dans les mains, comme un étrange picotement. Ça l'inquiète. Exactement le type de situation où son cerveau s'emballe et se focalise sur un scénario catastrophe, un symptôme insignifiant qui cache un truc gravissime. Là, c'est dans les mains. Dans la devanture d'un magasin, un poste de télé, avec le son à un volume élevé, diffuse les informations : si Clinton reste favorite des sondages, Trump pourrait créer la surprise. Même si une Amérique dirigée par Donal Trump paraît totalement inimaginable… Arthur continue : dans quelques minutes, un événement va radicalement changer sa vie, mais, ça, il l'ignore encore. Ça a un lien avec l'ombre de dinosaure projetée sur le mur derrière lui. Arthur est enfin rentré dans son appartement où il peut commencer à se détendre : il stresse pour rien comme à chaque fois. Il continue d'expliquer au bénéfice du lecteur ; sur l'écran de sa télé, c'est Vertigo d'Alfred Hitchcock. Il l'a mis sur pause, juste avant son moment préféré, quand James Stewart habille et coiffe Kim Novak de manière à la rendre semblable à la femme qu'il aimait. Il regarde beaucoup de films pour se distraire de ses angoisses. D'aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours été inquiet pour sa santé. Une version enfant de lui-même entre dans le salon en s'excusant, mais il a mal là, juste au cœur, et puis il voit moins bien d'un œil. Arthur adulte le rassure : vingt ans plus tard ils sont toujours là, bien vivants. Vivant, mais inquiet. Il remarque que son ordinateur est allumé : il ne peut pas résister à la tentation de chercher sur internet à quoi peuvent correspondre ses symptômes. Après avoir lu, il se demande pourquoi il a fait ça : son médecin lui avant bien dit de ne jamais aller sur internet. Il finit par décider de sortir pour marcher et se calmer. Une grosse branche d'arbre manque de lui tomber dessus. Il s'assoit par terre pour se remettre de ses émotions, et Sandrine, une jeune femme, l'aborde pour s'assurer que tout va bien, et lui demande de la suivre. Une ouverture originale avec cette ombre de tyrannosaure ou de Godzilla dans le ciel de la première case, un personnage qui se présente en s'adressant directement au lecteur, un récit avec un marqueur temporel très précis (la première campagne électorale de Donald J. Trump), une version enfant d'Arthur qui vient s'adresser à lui, ses mains qui se détachent de son corps pour tomber par terre, la rencontre providentielle avec une belle jeune femme, un récit entre conte et tranche de vie. le lecteur n'en est que plus intrigué s'il a lu les huit courtes lignes du texte de la quatrième de couverture, ou la postface sur la réouverture d'une quincaillerie ixelloise, lieu de rassemblement éphémère associatif et militant bruxellois, pendant quelques mois d'existence, entre les négociations sur la dette grecque et les élections espagnoles, en passant par la COP 21 de Paris, un lieu d'ouverture aux débats agitant l'Europe. La narration visuelle génère un fort capital de sympathie avec des traits de contour fins et précis sans être stricts ou durs, et une mise en couleurs avec des nuances douces apportant de nombreux détails et une forte consistance à chaque élément visuel. Le lecteur se rend vite compte que cette bande dessinée se lit toute seule : les dialogues ressortent comme naturels et justes, agréables sans êtres mièvres, intéressants avec un équilibre rare entre émotion et information. La narration visuelle révèle exactement les mêmes qualités, comme si scénario et dessins étaient l’œuvre d'un auteur complet. le lecteur se retrouve vite à mi-parcours, sans l'impression d'avoir dévoré chaque planche en oubliant de les savourer, ou d'avoir couru un marathon ayant nécessité un effort intellectuel ardu. Il a fait connaissance avec Arthur, jeune homme sympathique et sans prétention, mal dans sa peau à cause d'une hypocondrie caractérisée, sans être asocial ou aigri pour autant. Les dessins mettent en scène individu normal, un peu timoré, ce qui se voit dans ses gestes parfois mal assurés, ses expressions de visage douces et un peu timides, précautionneuses, sa façon à lui de s'étonner quand il ose quelque chose qu'il estime être risqué et qu'il n'a jamais fait. Une audace toute relative, une confiance en soi mise à rude épreuve quand il doit mentir effrontément à un policier en uniforme, Arthur ayant pleine conscience de sa situation illégale. Par comparaison, Sandrine, la jeune femme qui l'aborde, apparaît plus fantasque, plus prompte à agir sous l'impulsion d'une émotion, avec des gestes plus vifs et plus assurées, et mimiques enjouées ou mutines selon les circonstances. Le lecteur se retrouve vite dépaysé par la narration visuelle, alors que toute l'histoire se situe dans un unique quartier de Bruxelles. Il y a évidemment des scènes d'extérieur et d'autres d'intérieur. Les premières permettent de se balader à pied en regardant les façades, l'urbanisme du quartier, mais aussi un arbre sur une placette, d'autres rues aux trottoirs plantés, un pont dont une culée a été comme griffée par un monstre géant, un jardin public, la façade du parlement fédéral De Belgique. Il suit Arthur dans son appartement avec son aménagement, dans la Quincaillerie nouvellement réouverte avec ses meubles aux innombrables tiroirs, dans un café de quartier, dans l'appartement de Sandrine à la décoration beaucoup plus sage que prévue, et, de manière plus inattendue, dans une chambre d'hôpital. L'artiste sait doser avec justesse le nombre d'éléments visuels et le niveau de détails dans lequel ils sont représentés, ainsi que l'ambiance lumineuse qu'il établit avec des palettes de couleurs adaptées à chaque scène. Arthur fait donc la connaissance de Sandrine, une activiste qui l'entraîne dans son sillage, l'obligeant à s'aventurer loin de sa zone de confort, mais en fait de sa zone d'inconfort d'hypocondriaque. Pour autant, le lecteur ne plonge pas dans un ouvrage avec un message à marteler, ni un pamphlet. Il n'est même pas question de théorie du complot. L'objectif de Sandrine relève d'une nature différente. Elle commence par faire remarquer à Arthur qu'il vit dans une illusion : on ne maîtrise jamais rien, le plus simple est de l'accepter tout de suite, parce que le combat est inutile. Son objectif est de réveiller les consciences. En amenant les gens à se poser des questions. C'est là qu'intervient l'ombre du dinosaure ou du kaiju apparaissant dans le ciel de la première case. En fonction de ses convictions, le lecteur peut apprécier de ne pas être soumis à l'exposé d'une doctrine, ou trouver que dénoncer ne suffit pas. Pour autant, il ne ressort pas frustré de sa lecture. Il referme l'ouvrage fort ému par le devenir des deux personnages principaux, et complètement convaincu par la nécessité de faire preuve d'un esprit critique. Il se dit qu'en fait les auteurs ont pris sciemment le parti de ne pas proposer d'alternative à l'état et au fonctionnement du monde tel qu'il est, s'en tenant à la volonté de montrer qu'il est possible de ne pas se conformer à la pensée dominante, de faire valoir ses valeurs, d'agir en cohérence avec elles, de trouver, d'intégrer et de participer à un effort collectif d'un groupe qui pense différemment, qui ne se résigne pas à l'hypocrisie généralisée des discours officiels. L'éveil : un terme qui peut sembler bien opportuniste en 2020 pour surfer sur un courant de pensée dit Woke. S'il n'a pas d'a priori de ce type, le lecteur fait connaissance avec un jeune homme timoré, bien sympathique dans ses inquiétudes, un peu agaçant dans ses hésitations apeurées, et avec une jeune femme qui semble un peu délurée. Les deux créateurs s'avèrent des conteurs d'une épatants par leur discrétion et l'évidence des dialogues et de la narration savoureuse sans être exubérante. Il découvre la communauté très lâche qui s'est formée autour de la réouverture d'un bâtiment ayant abrité une quincaillerie à l'ancienne, dans un local à la forte personnalité, tout en s'interrogeant sur les traces du passage d'un monstre géant qui laisse son empreinte sur la ville. Il se laisse surprendre par une activité inattendue d'Arthur, et par la manière dont sa maladresse apporte une forme de réconfort à une malade. Il ressort ragaillardie de sa lecture, non pas avec des étoiles dans les yeux et la promesse de jours meilleurs, mais avec la conviction qu'il peut agir dans ce monde, et contribuer à l'améliorer.

19/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Machine à influencer
La Machine à influencer

L'information objective ? - Il s'agit d'un essai sur le journalisme et les informations en un tome, en bandes dessinées, récit indépendant de tout autre, paru initialement en 2011. le scénario est de Brooke Gladstone (une journaliste américaine animant une émission de radio régulière), et les illustrations de Josh Neufeld. L'ouvrage se compose de 15 chapitres, précédés d'une introduction d'une vingtaine de pages dans laquelle l'auteure se présente, explique la soif d'objectivité et précise le sens du titre. Ce dernier point permet d'introduire la notion qui donne son titre à l'ouvrage : la croyance qu'il existe une force extérieure capable d'influencer l'individu au point de lui dicter sa conduite (par exemple les médias). Puis Brooke Gladstone introduit quelques éléments historiques en partant de la civilisation maya, en passant par la diffusion des décisions du sénat romain par Jules César pour unifier l'empire, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. À partir de là, elle aborde la question de la liberté de la presse, essentiellement au travers des l'histoire des États-Unis avec un développement conséquent sur les différents revirements au vingtième siècle. Elle passe ensuite à un profil du journaliste, à une analyse de son métier, et des collusions, des conflits d'intérêt. Au fil des pages, elle contraste la notion d'information objective, avec les convictions personnelles des journalistes, les intérêts des groupes de presse, la perception d'une information par le lecteur ou l'auditeur, la crédibilité qu'il lui accorde, et pour terminer les conséquences des nouvelles technologies de l'information. Dans l'introduction, Brooke Gladstone indique clairement qui elle est, son parcours professionnel et son intérêt dans les médias. La dernière page de l'introduction propose une vision très éclairante de la fonction de journaliste (une citation de 1922 de Walter Lippman), ainsi que le rappel d'un aphorisme cher à un journaliste de fiction (With great powers, comme great responsability, Peter Parker, alias Spider-Man). Son essai se décompose en 16 chapitres clairement identifiés. Les dessins de Josh Neufeld sont uniquement là pour illustrer de manière fonctionnelle les développements, sans effet de style. Il effectue son travail dans un style réaliste, un peu simplifié. Dans les deux tiers des pages, Brooke Gladstone est dessinée comme si elle donnait une conférence pour apporter un personnage vivant dans ces pages, désignant des représentations historiques, des graphiques, des journalistes célèbres et leurs citations. de page en page, il est possible d'apprécier la capacité de Neufeld à trouver les caractéristiques graphiques qui évoqueront avec conviction telle figure historique, ou telle époque. du fait de la nature de l'ouvrage, il est souvent amené à représenter le buste d'individus en train de parler, qu'il s'agisse d'un dialogue entre hommes politiques, de facsimilé de journal télévisé, ou de Gladstone elle-même en train d'énoncer une idée, ou d'effectuer une transition entre deux idées. De part la fonction attribuée aux dessins, il est possible de ne voir en Neufeld, qu'un simple exécutant dessinant servilement des images qui ne forment une bande dessinée parce qu'elles sont juxtaposées et qu'il existe un lien temporel ou logique entre elles. Néanmoins, en y prêtant attention, le lecteur constate qu'il a trouvé des solutions graphiques pour représenter des concepts qui n'ont rien de visuel. Bien que Gladstone ait tendance à souvent répéter dans ces cellules de texte des informations qui sont déjà représentées visuellement, il est indéniable que Neufeld réussit à rendre la narration plus fluide, à représenter le stéréotype évoqué dans l'analyse, et à trouver quelques images saisissantes, telles les âmes des journalistes errant dans le Purgatoire décrit par Dante. L'usage de la couleur est limité à l'emploi d'une seule teinte bleu-vert assez pâle. Au fil de la lecture, le choix de la bande dessinée s'impose comme une solution logique. Elle permet à l'auteure d'évoquer tous les individus réels de manière visuelle, sans avoir à gérer un stock de photographies, de reproduction de tableaux historiques, ou d'instantanés extraits d'émissions de télévision (et les questions de propriété intellectuelle qui vont avec). Pour un lecteur n'étant pas journaliste, cette forme est également beaucoup plus attractive qu'un essai d'une pagination équivalente. La narration de Brooke Gladstone alterne citations piquantes, faits historiques et arguments pour développer sa thèse. Il est probable que la majeure partie des points développés semblera classique pour un journaliste, il est sûr que pour un néophyte la réflexion de Gladstone ne se contente pas d'enfiler les idées superficielles et prédigérées. La lecture de cet essai est plutôt facile et même distrayante de part sa forme (bande dessinée) et la verve de Gladstone qui entrelace ses interventions avec des points d'humour qui font mouche. de manière tout à fait logique, après une brève évocation historique qui passe par l'Europe, son propos se cantonne aux États-Unis. Dans la mesure où elle prend soin de contextualiser chacune de ses idées, cet aspect n'a pas d'incidence sur la validité de sa thèse. Tout au plus le lecteur pourra ne pas reconnaître certains journalistes dont la notoriété est cantonné à ce pays. Par rapport à une sensibilité européenne, il est également possible que Gladstone accorde plus de valeur à la notion de vérité absolue et objective qu'un européen. Il est d'ailleurs étonnant qu'elle ne parle pas d'Hunter Thompson et de son concept de journalisme subjectif. Pour le reste, son propos met habilement en évidence l'absence d'absolu au fil des siècles (pas de liberté de la presse assurée), l'incidence de la subjectivité du journaliste, et de la subjectivité du consommateur d'informations (avec des études universitaires aussi pointues que pragmatiques et édifiantes), les conséquences économiques du modèle capitaliste sur la vente d'informations (quel que soit le support), les diverses formes d'utilisation des canaux d'information pour un intérêt, et l'absence de complot mondial de maîtrise de l'information. Elle met également en évidence l'incidence des avancées technologiques sur le métier de journaliste et sur la nature de l'information, sur la demande et l'attente des lecteurs. Ce dernier point décortique le phénomène de chambre d'écho généré par les tribus se développant par internet, et le changement même de mode de lecture (préférence de lecture d'articles brefs et concis, à des lectures plus longues et plus ardues, une analyse sous l'angle de la lecture superficielle opposée à la lecture en profondeur). Alors que le lecteur peut s'interroger sur la pertinence d'un essai sur le journalisme sous la forme d'une bande dessinée, la lecture de La machine à influencer permet de découvrir deux auteurs qui ont utilisé au mieux les capacités de ce média pour réaliser un essai plutôt vivant, bien documenté, et très intéressant.

18/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série The Shadow
The Shadow

Opération clandestine en Chine - Ce tome comprend les épisodes 1 à 6 d'une nouvelle série consacrée au Shadow, parus en 2012. le scénario est de Gath Ennis, les illustrations d'Aaron Campbell. Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre ; il n'est nul besoin de savoir quoi que ce soit sur le personnage pour lire ce tome. Les quatre premières pages évoquent le bilan de l'occupation japonaise en territoire chinois entre 1931 et 1945 avec une image consacrée à la bataille de Nankin (1937) : 15 millions de victimes, la famine, les expérimentations biologiques, le sort atroce des femmes, etc. Scène suivante, le Shadow intervient dans le port de New York pour arrêter un vol à main armée. Il exécute froidement tous les criminels. Scène suivante, Lamont Cranston prend un verre à l'Algonquin (un grand hôtel de New York). le journal qu'il lit tire en gros titre que l'Allemagne envahit l'Autriche (mars 1938). Il est rejoint par Landers et Pat Finnegan, 2 représentants des services secrets de l'armée américaine. Il apparaît que le gang exterminé était à la recherche d'une cargaison et que leurs informations étaient erronées. Lamont Cranston propose de mettre ses connaissances de l'Asie au service du gouvernement des États-Unis pour retrouver ce chargement, sous la supervision de Pat Finnegan. Cranston embarque à bord d'un avion avec Margo Lane pour la Chine où un individu louche à proposé de vendre ce bien précieux au plus offrant : américains, japonais, russes, anglais. Dès les dix premières pages, le lecteur comprend que Garth Ennis n'a pas de temps à perdre. Il a signé pour une seule histoire en 6 épisodes, et chaque page compte. Il avait annoncé dans des interviews que la Shadow était le dernier personnage (propriété d'un éditeur) dont il souhaitait écrire une histoire, et qu'il n'avait pas encore abordé. La scène d'ouverture prouve aux lecteurs fidèles d'Ennis qu'il s'est investi dans ce récit : évocations de crimes de guerre, bilan sans appel des massacres. En quatre pages, le ton du récit est donné : l'abomination des crimes de guerre, la capacité de l'humanité à s'exterminer. Deuxième scène, Ennis reste dans l'efficace : le Shadow apparaît, fait montre de ses pouvoirs, de sa technique de combat, de son absence de pitié. Aucune ironie, aucun second degré, mais une autre forme de massacre, d'extermination. La différence : le Shadow a une préscience limitée et il tue quelques individus pour préserver le sort de millions d'autres. Troisième scène, Ennis présente l'alter ego du Shadow : Lamont Cranston. Il n'y a finalement aucune différence de profil psychologique entre les 2 : l'un parle le langage des criminels, l'autre celui des hommes qui préparent la guerre pour avoir la paix. Ennis s'empare du personnage du Shadow et le fait sien en respectant ses composantes essentielles. le lecteur qui connaît le personnage dans l'une ou l'autre de ses incarnations (les romans de Walter Gibson, la version de Dennis O'Neil et Mike Kaluta avec Hitler's astrologer, celle de Mike Kaluta avec In the coils of Leviathan , celle d'Howard Chaykin avec Frères de sang : meurtre à Malibu) retrouvera les composantes bien connues : le chapeau de feutre, l'écharpe rouge, le rire sadique, les pistolets automatiques, l'identité de Lamont Cranston (avec celle de Kent Allard), Margo Lane, le séjour formateur en Asie, le girasol monté en bague, etc. Le thème central du récit correspond fondamentalement à l'un des principaux centres d'intérêt de Garth Ennis : la guerre dans toute son atrocité, toute son inhumanité. Ennis est un auteur qui ne se contente pas d'un message simpliste ou basique de type La guerre, c'est mal. La première scène permet de situer l'action dans un contexte historique. Ennis énonce des faits qui condamnent sans appel les actions militaires japonaises en Chine. Dans le cadre de ce récit, il n'y a pas plus de contextualisation, pas de recul sur le fait que L Histoire est écrite par les vainqueurs. L'objectif clairement affiché est de faire comprendre au lecteur que ces atrocités sont similaires à celles commises par les nazis. Par la suite, Ennis développe une histoire qui s'attache plus à la réalité des opérations militaires clandestines en temps de paix. Que se passe-t-il quand une démocratie doit effectuer une opération officieuse dans un territoire où le pouvoir politique doit plus à la force qu'à la démocratie ? La réponse n'est pas très surprenante, mais son traitement est assez saisissant dans sa réalisation. La précision historique des premières scènes laisse supposer que la suite des aventures s'inspire de faits plausibles. Aaron Campbell utilise un style plutôt réaliste avec un encrage appuyé qui confère une forme de densité et de sérieux aux illustrations, ce qui est en parfaite adéquation avec le ton de l'histoire. Cette édition comprend également les 9 pages de script d'Ennis pour l'épisode 1. Cela permet au lecteur de se faire une idée du niveau d'exigence du scénariste, du degré de précision de ses descriptions. Pour la page 4, le lecteur peut constater que Campbell n'a pas eu le courage de dessiner le menu détail de l'une des atrocités commises par les soldats. Et pourtant il faut déjà avoir le cœur bien accroché pour regarder ces illustrations sous toutes les coutures. Cela donne aussi une bonne idée de la quantité de travail exigée vis-à-vis du dessinateur, en particulier en termes de recherches de références historiques, pour les uniformes militaires (de différents pays qui plus est), pour les armements d'époque, pour les modèles d'avion, pour l'architecture de New York en 1938, etc. Tout du long, Campbell délivre un travail solide qui privilégie la consistance au sensationnalisme. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'illustrations figées ou pesantes. Campbell sait donner une apparence spécifique à chaque personnage. Sa façon de dessiner Lamont Cranston est parfaite : voici un individu à l'aise financièrement, sûr de lui, mais aussi habité par sa mission et par sa connaissance limitée du futur, et encore plus par sa connaissance intime de la capacité d'infliger le mal. Son Shadow est sombre et énigmatique à souhait, même si la doublure rouge de sa cape est un peu trop voyante. Ennis et Campbell s'emparent du Shadow pour histoire d'opération officieuse en territoire chinois, juste avant la seconde guerre mondiale. L'esprit des pulps est bien présent, mais Ennis ne se contente pas d'une extermination expéditive de criminels. Il intègre le récit dans le contexte géopolitique de l'époque.

18/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Corps collectif - Danser l'invisible
Le Corps collectif - Danser l'invisible

Ils font de l'air, de l'eau, du feu, de l'éphémère. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l'expérience de vie. Il comprend soixante-six pages de bandes dessinées en noir & blanc. Il s'achève avec une postface de deux pages, écrite en novembre 2018, par Nadia Vadori-Gauthier chorégraphe du groupe de danse appelé Corps Collectif. Elle explicite la démarche du bédéiste et ce que ses dessins ont apportés aux danseurs : Edmond dessine, il danse avec des parts de chaos et embrasse une énergie vivante. Il ouvre des brèches sur des mondes parfois oubliés de nos systèmes de pensée. le dessin surgit d'un dehors qu'il semble possible d'expérimenter par l'expérience partagée. Il s'agit de liberté, mais aussi sans doute, de sororité, de fraternité. Edmond capte des forces, sa plume trace ce dont il n'a pas idée, mais qu'il ressent et qui vibre. Il dessine un monde qui disparaît en apparaissant. Il dessine contre la bêtise et la mort. Ses dessins dansent lorsqu'on les regarde. Ils dansent davantage encore quand nos yeux se ferment. Il semble à Edmond Baudoin que les artistes qui ont fait des dessins dans la grotte Chauvet étaient dans une grande liberté de création, même si leurs travaux devaient, déjà, être soumis à certaines contraintes. Contraintes techniques évidemment, comme pour tous. Il n'y a pas de moments artistiques dans l'histoire de l'humanité qui n'aient pas été au service du mysticisme ou des communautés. Celui-là a, c'est vrai, longtemps été nécessaire aux sociétés primitives et a donné de grandes et belles œuvres. Se libérer des dogmes, des modes, des règles, sortir des chemins balisés, du vouloir-plaire n'est pas facile. Il faut des capacités exceptionnelles, un engagement total qui suscite de l'incompréhension. Certains artistes en sont morts. Aujourd'hui, le pouvoir de l'argent secondé par les médias décide quels sont les artistes que l'on doit suivre. La mode est omniprésente et l'art officiel moderne s'est mondialisé : Marcel Duchamp a fini par donner Jeff Koons. Shitao (le moine Citrouille-Amère) disait que la règle principale est de sortir de toutes les règles. Mais les individus baignent depuis des millénaires dans des mots, des phrases, mis en place par des mâles qui voulaient et veulent toujours maîtriser le monde, la vie. Ils sont formatés par cette volonté de maîtrise. Et, au moment même où ils estiment s'exprimer librement, l'expression de cette liberté est entravée par une infinité de scories polluant cette expression. Les traits gras imprécis sur le mur de la grotte se transforment en corps en train de danser, il s'agit de la composition Visible-Invisible, représentée le trois mars 2014. En mars 2012, voulant se confronter à la difficulté de dessiner le corps en mouvement, Baudoin a cherché une compagnie de danse qui accepterait qu'il se mette dans un coin de leur atelier. À cette époque, il travaillait sur sa BD Dali (2012) au centre Pompidou où travaillait également Jeanne Alechinsky, chorégraphe et danseuse. Des images avec des mots à côté, dessus, dessous, en fonction des pages. Une lecture très facile : regarder les images en lien direct avec le texte ou non, lire les phrases qui sont écrites dans un français simple et accessible. le principe : pendant sept ans, le bédéiste a assisté à des répétitions de danse de l'association appelé le Corps Collectif. Ces dessins exécutés en direct occupent environ quarante-six pages. Ils sont réalisés au pinceau et à la plume, les outils habituels de l'artiste. Ils rendent compte de sa perception du mouvement des corps, des figures créées, une gageure en soit que de retranscrire ces déplacements par une image figée par nature. de fait ces dessins occupent une place entre le figuratif et l'impressionnisme, avec parfois des touches expressionnistes. Certains détails peuvent être d'une grande précision. D'autres endroits peuvent sembler comme un amas de taches noires, nécessitant une attention plus longue de la part du lecteur pour distinguer parfois une surimpression de corps, ou de postions d'un même corps en un unique endroit, des lignes qui évoquent plus le mouvement que le pourtour d'une silhouette, d'un visage, d'un bras ou d'une jambe. Quelques fois encore, un unique danseur figé dans une position, seul dans la case délimitée par des bordures. Edmond Baudoin se livre à un exercice délicat : témoigner d'une danse perçue au travers de sa propre sensibilité, donc interprétée. En outre, il s'agit souvent d'une danse réalisée par plusieurs danseuses et danseurs, c'est-à-dire une expression collective qui ne peut pas se réduire à l'addition des mouvements de chacun, qui résulte également des interactions entre artistes. Cette bande dessinée à la forme très libre aborde donc également d'autres thèmes. le lecteur commence par découvrir un facsimilé de peintures rupestres, puis une sculpture d'une silhouette humaine datant de la préhistoire, puis le porte-bouteille (1914) de Marcel Duchamp (1887-1955) à côté du Balloon-Dog (1994-2000) de Jeff Koons (1955-), un vol en cercle de martinets, une image extraite du film La sortie des ouvriers (1895) de Louis Lumière (1864-1948), une évocation de Loïe Fuller (1862-1928) et d'Isadora Duncan (1877-1927), des dessins d'arbre, l'artiste à sa table à dessin, un portrait de chacun des treize membres du Corps Collectif, une séquence dans le jardin d'Honorine une très vieille femme. En effet cet ouvrage évoque les représentations du Corps Collectif, mais également leur démarche artistique. Dès le départ, Edmond Baudoin explique qu'en tant qu'artiste il souhaite se libérer des principes inconscients qui sous-tendent sa pratique. Pour illustrer son propos, il évoque et il représente des exemples d'art primitif venant de l'aube de l'humanité. Vers la fin de l'ouvrage, alors qu'il se représente à sa table de dessin, il raconte qu'il a découvert la danse contemporaine avant de faire de la bande dessinée. Il continue : enfant, il ne lisait pas beaucoup, et il suppose que cette méconnaissance a été cruciale pour la suite de son travail. Il développe son propos : sur une scène, on peut, en même temps, faire entendre ou voir plusieurs arts : la danse, la musique, un texte dit, une vidéo projetée en fond de scène… Pareillement en bande dessinée. Les images et les mots peuvent se contredire, faire des oppositions. C'est du bonheur de jouer sur ces différentes couleurs. Cet ouvrage s'inscrit dans le registre de la bande dessinée, avec des dessins, du texte, un fil directeur, des interactions entre les deux. Comme pour les autres ouvrages de cet auteur, le résultat met à profit une liberté formelle de l'expression avec parfois des cases en bande, le tout allant du texte illustré à l'illustration pleine page sans texte, le tout dans une cohérence d'expression sans solution de continuité. le bédéiste dit toute son admiration pour les réalisations du Corps Collectif, pour sa capacité à s'émanciper des conventions pour créer en toute liberté. Il se livre également à des analyses partielles sur leur façon de faire, par comparaison avec sa propre démarche de créateur. le lecteur fidèle à cet auteur retrouve là plusieurs de ses thèmes récurrents : celui d'exprimer ce qui se trouve au cœur de l'être humain, de l'autre, celui de progresser dans ses capacités à l'exprimer, les défis qui se posent à l'artiste (Comment dessiner l'eau qui court entre les rochers ?). Il revient sur sa fascination pour les arbres : les arbres, les danseurs, la même énergie, c'est un rapport au temps qui les sépare. Il cite Antonin Artaud (1896-1948) : Or, on peut dire qu'il suffit d'un simple regard pour que se décompose le monde des apparences mortes. Il s'interroge : comment faire passer la vie des arbres et des corps dans son pinceau ? Le lecteur ressort de cette lecture totalement sous le charme. Il a bénéficié d'une présentation guidée d'une forme de la danse contemporaine, par un amateur enthousiaste et empathique. Il a côtoyé des individus prenant du recul sur le monde, sur leur art, capables de l'exprimer par la danse, et aussi par la bande dessinée. Il se plonge dans la postface de Nadia Vadori-Gauthier et découvre qu'elle exprime aisément tout ce qu'Edmond Baudoin a apporté à sa troupe, ainsi qu'au lecteur : Les dessins d'Edmond ne cessent de nous éblouir. Pourquoi ? Qu'est-ce qui nous cueille si entièrement et continue d'agir alors même qu'on ne les regarde plus ? Ces dessins nous éblouissent d'ombre. Ils rendent visible ce qui ne peut se dire et qui sera toujours irréductible à un mot. Edmond dessine l'invisible, l'indéfinissable, la vie qui palpite aux lisières de l'optique. Il dessine la magie de nos parts de rêve entrelacée aux choses, les béances, les trous noirs, les chevaux d'inconscient qui nous traversent. Son trait, comme un souffle, trace ce qui s'efface. Les corps sont aussi éphémères qu'une vague ou le vent dans les branches. le bédéiste sait faire preuve d'humilité en citant Katsushika Hokusai (1770-1849) qui a déclaré sur son lit de mort que si le ciel lui avait accordé dix ans de vie de plus, ou même cinq, il aurait pu devenir un véritable peintre. le lecteur espère de tout cœur que le ciel accordera bien plus d'années de vie encore, à Edmond Baudoin.

18/08/2024 (modifier)
Par grogro
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Tempête (David Wautier)
La Tempête (David Wautier)

Rencontré à Angoulême en début d'année sur le micro stand des éditions Vite (partagé avec d'autres tout petits éditeurs), David Wautier m'a immédiatement interpelé grâce à ses carnets de voyages. Deux grands formats où sont simplement reproduites les planches de ses carnets, illustrés pleine page. Deux volumes (carnets de Méditerranée et carnets de montagne) donnant à admirer un travail absolument magnifique dans lequel je me replonge régulièrement, presque à chaque fois que je range une nouvelle BD dans mes rayonnages. On pourra se faire une idée de la chose en allant vers ce lien qui contient les seules images que j'ai pu trouver de ce boulot : https://davidwautier.blogspot.com/ Sur la pile de mon libraire, j'ai repéré hier cette couverture superbe. En la feuilletant, j'ai immédiatement reconnu la patte de l'auteur, et malgré le bandeau rédigé par le libraire indiquant "à partir de 5 ans", je suis reparti avec cette BD sous le bras. Après tout, j'ai plus de 5 ans moi-aussi... Le charme de cette histoire sans parole est saisissant. La tempête ne raconte pas grand chose : juste une tempête qui arrive et s'abat sur une famille de pionniers, quelque part dans Monument Valley. Mais il s'agit d'un pur plaisir esthétique. On éprouve des sensations, on ressent les émotions traverser les personnages. Le vent renverse la charrette, le toit prend l'eau, les enfants s'inquiètent et se bouchent les oreilles quand le tonnerre éclate dans le ciel bas et lourd, les parents rassurent... Non, ça ne raconte pas grand chose, mais moi, j'aurais aimé raconter cette histoire à mes enfants aujourd'hui adultes. Il y a tellement à dire, à montrer. Tout y est suggéré. Narrativement, tout passe par ce coup de crayon aux p'tits oignons frais. Et c'est presque un modèle de BD muette avec laquelle il est permis de faire comprendre aux enfants l'implicite et les codes du genre. Je le redis : le dessin de Wautier est pour moi ce qui se fait de mieux. Son charme est indéniable. Il est certain que La Tempête laissera sur le carreau les amatrices et teurs de scénarios ciselés, ce qui s'entend tout à fait. Mais pour ma part, ce fut un petit plaisir fugace et un beau coup de cœur.

17/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Astro City - Héros Locaux
Astro City - Héros Locaux

Une ville où il fait bon se rendre pour séjourner en tant qu'habitant, mais aussi en tant que lecteur - Ce tome regroupe les épisodes 21 & 22, les 5 épisodes de la minisérie Local heroes, le numéro spécial de 2004 et l'histoire courte réalisée en mémoire des pompiers du 11 septembre 2001. Il se compose de plusieurs histoires indépendantes ayant comme point commun la ville d'Astro City. Il est possible de lire ce tome indépendamment des autres. Histoire (1), Pete Donacek (le portier d'un hôtel d'Astro City) accueille plusieurs visiteurs dans le hall. Ces individus viennent pour des raisons différentes qui vont du tourisme d'un jour ou deux, à la recherche d'un contact avec les plus grands superhéros de la ville pour conclure un contrat. Histoire (2), Sally Twinings accepte un emploi de scénariste pour une maison d'édition de comics menée par Manny Monkton, un patron qui sort de l'ordinaire et qui entretient des rapports directs avec les vrais héros (et supercriminels) d'Astro City qui sont les personnages principaux des comics qu'il édite. Histoire (3), un acteur interprétant un superhéros dans un feuilleton télévisé arrête un vrai criminel devant les caméras. Sa carrière va bénéficier d'une accélération inattendue. Histoire (4), Irene est une journaliste reconnue dans un grand quotidien et elle tombe amoureuse d'Atomicus, un superhéros très puissant, qui semble venir d'ailleurs (une autre planète ou une autre dimension). Leur histoire d'amour évoque forcément celle de Loïs Lane et Clark Kent, mais elle n'y ressemble pas. Histoire (5), une jeune adolescente de la ville se retrouve à passer un mois de vacances à la campagne où il n'y a qu'un seul superhéros local dont elle évente vite la véritable identité. Histoire (6) en 2 épisodes, un jeune avocat doit défendre le fils d'un caïd de la pègre, accusé d'avoir fracassé le crâne de sa compagne en plein restaurant devant une tripotée de témoins. L'histoire se déroule en 1974 alors qu'un vigilant tue des criminels ordinaires. Histoire (7), un policier à la retraite vient exiger l'aide de Supersonic (un superhéros à la retraite) pour stopper la destruction d'une ville de banlieue par un super-robot. Histoire (8) en 6 pages, Astro City rend hommage aux pompiers. Il s'agit du cinquième tome de cette série et Busiek revient à une suite d'histoires indépendantes vaguement reliées par des références à des superhéros récurrents. Évidemment il y a à boire et à manger, mais il s'agit d'un repas de gourmet. Busiek reprend le dispositif qui consiste à raconter des histoires d'individus vivant dans une mégapole où les superhéros et les supercriminels (avec les affrontements destructeurs inhérents) sont une réalité. En fonction de votre sensibilité, vous serez plus ou moins touché par telle ou telle histoire. Pour ma part, je me suis aisément reconnu dans le portier qui exerce son métier de son mieux tout en observant les individus qui passent la porte de l'hôtel à la recherche de choses différentes. L'histoire de Sally Twinings dégage évidemment un parfum enivrant pour les amateurs de comics antérieurs aux années 1970 avec des clins d'oeil aux grands professionnels des comics. L'histoire de l'acteur m'a semblé plus convenue et moins prenante avec une forme de morale très fataliste. le jeu de la séduction entre Irene et Atomicus m'a captivé de bout en bout pour sa sensibilité, son jeu habile avec les codes établis entre Superman et Loïs et l'aboutissement de cette relation entre 2 individus devenus familiers en l'espace de quelques pages. le séjour à la campagne joue sur les a priori trop classiques de la citadine vis-à-vis des provinciaux. Les difficultés rencontrées par le jeune avocat entraînent le lecteur dans un dilemme moral et philosophique d'une profondeur inattendue et dans lequel il est facile de reconnaître des choix que chaque individu doit affronter. le numéro spécial consacré à Supersonic aborde le thème de la retraite et de la vie active d'une façon trop simpliste. L'histoire dédiée aux héros du 11 septembre est un peu courte pour être mémorable. Comme d'habitude les créations graphiques d'Alex Ross permettent à chaque superhéros et chaque supercriminel de disposer d'une apparence spécifique et évocatrice de sa personnalité et de l'époque à laquelle se déroule l'action. À ce titre les pages bonus permettent de mieux visualiser l'apport déterminant de Ross à la série. Brent Anderson continue d'être la force tranquille sur laquelle Busiek peut se reposer pour donner vie aux personnages. Anderson utilise un style assez sage avec des mises en page basées sur des cases rectangulaires. Il prend un soin particulier à dessiner les gens ordinaires pour que les superhéros ressortent mieux. Dans ces histoires où les êtres humains normaux sont les principaux protagonistes, Anderson fait des merveilles en créant autant d'individus différents, ordinaires et pourtant inoubliables. Je suis sûr que je reconnaîtrais l'avocat si je le croisais dans la rue, ainsi que le jeune acteur, son collègue et la spécialiste des effets spéciaux, sans parler de Manny Morton. En fait, Anderson évite toute planche démonstrative (sauf les pleines pages de l'épisode consacré à Supersonic) pour se mettre entièrement au service des scénarios. Il le fait avec un tel savoir faire qu'il est facile d'oublier son apport, de ne pas se rendre compte de ce qu'il fait. En réexaminant les pages, le lecteur s'aperçoit que pour les 2 épisodes se déroulant en 1974, Anderson retranscrit fidèlement les tenues vestimentaires de l'époque, ainsi que les éléments décoratifs, jusqu'au type de télévision. Il en va de même pour les habits d'Irene en 1960. Lorsque Sally Twinings se rend dans une convention de comics, le lecteur reconnaît aisément l'agencement de ces grands halls avec les stands des éditeurs, et même les noms des artistes sur leur badge (Mark Waid et Devyn Grayson par exemple). Et puis le lecteur constate le soin apporté à chaque détail. Pour citer un autre exemple, Busiek et Anderson évitent de recourir à la solution de facilité que sont les lorem ipsum pour les articles de journaux ; ils insèrent de vrais articles rédigés et se rapportant aux faits évoqués dans les titres. Ces huit incursions à Astro City (et ses environs) tiennent parfaitement la promesse faite par Kurt Busiek de raconter toutes sortes d'histoires dans un monde habité par des superhéros. Il invente des personnages avec des espoirs et des limites qui vivent dans une ville où les superhéros sont une réalité d'autant plus crédible qu'ils disposent d'identités graphiques élaborées et cohérentes avec leurs histoires, leurs pouvoirs et leurs époques. VOUS ÊTES ICI. - L'ordre de lecture des tomes d'Astro City est le suivant : (1) Life in the Big City, (2) Family Album, (3) Confession, (4) The Tarnished Angel, (5) Local Heroes, (6) The Dark Age 1, (7) The Dark Age 2, (8) Shinning Stars, (9) Through open doors, (10) Victory, (11) Private lives.

16/08/2024 (modifier)
Par PatrikGC
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Tongue Lash
Tongue Lash

Que 2 volumes à cette BD, c'est le principal reproche que j'ai à formuler pour cette série. L'univers décrit est cohérent mais les indices, les explications viennent ici et là. Mais déjà dès les premières pages, tout est en place. Les scénaristes ont peut-être bien pensé leur monde, mais le lecteur s'y perd parfois. Oui, il y a des femmes nues partout, des hommes masqués, un fort parfum de SM, mais ça passe bien, malgré parfois des concepts pas toujours très "soft". C'est un monde précolombien avec ses clans, ses institutions assez sanglantes. L'histoire est plus banale, un peu comme un policier des années 50, avec une très grosse louche exotique par dessus. Le dessin est très (trop ?) proche de celui de Moebius, ce qui n'est quand même pas rien. Parfois, le dessinateur se fait plaisir avec des corps féminins ou des images de décor. Et des grandes images plus proches du poster que de la BD. On ne peut néanmoins pas lui jeter la pierre de dessiner avec ses pieds. J'ai failli mettre culte, mais cette BD est difficile d'accès et concerne un public plutôt averti. Beaucoup n'y verront que des culs et des fesses, passant à côté de l'univers décrit et d'une histoire construite, mais pas très retorse. Le 1er volume est dur à trouver, le 2ème existe sous différents noms... ce qui complique un peu la tâche, surtout quand on commande par internet. ---Édit août 2024--- Il n'existe que 2 volumes à ce jour et je ne pense pas qu'il y en aura d'autres, le plus récent étant de mars 2002 (ce que je lis en page intérieure). Je viens de relire les 2 albums, l'univers est reste original, bien qu'il y ait des choses qu'on ne découvre que quelques pages plus tard, ce qui oblige parfois à revenir en arrière pour mieux comprendre certaines cases ou dialogues. C'est gentiment sexy, sans doute sulfureux outre-Atlantique dans les années 90 (le volume 1 date de 1996). C'est assez fortement inspiré de Moebius, mais quitte à faire hurler les puristes, je préfère Dave Taylor. J'aurais été preneur d'un tome 3, mais celui-ci ne sortira jamais, sauf si je décide de prendre le crayon et la plume :)

01/02/2008 (MAJ le 16/08/2024) (modifier)
Couverture de la série On l'appelait Bebeto
On l'appelait Bebeto

Un bête truc pour me tenir hors d’un récit à cause d’un détail visuel, c’est de dessiner des oreilles sans aspérités, sans cavité. Je sais, c’est stupide mais immanquablement, je me focalise là-dessus et ça me perturbe durant toute ma lecture. Et du coup, il faut vraiment que le scénario me prenne pour que je passe outre ce détail. On l’appellait Bebeto m’a fait oublier ce détail… Le récit nous plonge dans une cité de la grande banlieue de Barcelone. Le personnage central arrive à cet âge où l’on n’est plus vraiment un enfant mais pas encore pleinement adolescent. Les parties de football ne sont pas encore supplantées par l’attrait des jeunes filles et l’amitié entre gamins demeure indestructible. Mais Carlos a une fêlure en lui, un deuil qui a du mal à cicatriser, et ce passage n’en est que plus délicat. Sa rencontre avec Bebeto, dont le surnom évoque bien plus l’apparente ‘simplicité’ de cet étrange adolescent que le nom du célèbre joueur de football brésilien, va lui ouvrir les portes de la maturité et de l’acceptation. Ce récit a réussi à me toucher. J’ai réellement été ému par le parcours de Carlos, qui quitte progressivement son regard d’enfant pour gagner en maturité. En allant vers l’autre, il se trouve lui-même et parvient à faire face à ses démons. J’ai aimé le fait que tout ne se passe pas bien sans que tout ne soit noir pour autant. L’auteur nous offre une belle tranche de vie, emplie d’une nostalgie amère, qui m’a parfois mis mal à l’aise tant ça sonne juste. C’est beau, parfois drôle, souvent triste… c’est la vie qui passe et qui ne reviendra pas. Au niveau du dessin, s’il n’y avait cette histoire d’oreilles, j’aurai été séduit. Le découpage est bon, le trait est facile à lire, la colorisation apporte la lumière en accord avec le contexte. Parce que ce récit a réussi à faire naître en moi un sentiment de nostalgie amère alors même que dès la couverture je me suis dit « mais c’est quoi, ces oreilles à la con !?! », j’accorde à l’album la note de 4/5 rehaussée d’un coup de cœur. Vraiment une très belle surprise sur une double thématique pourtant déjà souvent explorée (le deuil et la nostalgie de l’enfance).

16/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série House of M
House of M

État de grâce - À l'issue des événements de Avengers disassembled et New X-Men: Planet X, Magneto prend en charge sa fille et s'en va. Ce tome commence peu de temps après. Wanda Maximoff a perdu le contrôle de ses pouvoirs et a accordé à chaque mutant de réaliser ses aspirations secrètes dans un monde altéré où les mutants occupent la place de l'espèce dominante. Quelques héros ont gardé le souvenir de la réalité précédente et vont tout faire pour rétablir cet ordre originel du monde. Parmi eux, se trouvent Wolverine, Captain America, Rogue, Luke Cage, Cloak, She-Hulk, Doctor Strange, Emma Frost, Hawkeye, Spiderman… Tous les éditeurs le savent : une minisérie événementielle peut vous augmenter votre chiffre de ventes facilement... le seul risque est que votre série soit pourrie et que les fans vous saquent sur internet (pas si grave que ça à court terme). Tous les fans le savent : une minisérie événementielle réussie peut vous doubler le plaisir de lecture. Et dans House of M toute est parfait. Déjà, l'édition dite Deluxe est sublime : format plus grand que le format comics, intégralité des couvertures et images promotionnelles, interview de Brian Michael Bendis parue dans Newsarama, script du premier épisode, crayonnés des pages du premier épisode, et numéros spéciaux de The Pulse et Secrets of the house of M. Ensuite Brian Michael Bendis a réussi à trouver un équilibre parfait entre le développement des personnages, le rythme de narration, le ton de nostalgie. L'histoire se lit comme une histoire complète, le lecteur n'a pas l'impression qu'il lui manque des moments essentiels (comme dans la majorité des autres miniséries événementielles). Les scénaristes des autres séries mensuelles ont pu développer l'univers de House of M en fonction de leurs envies. le statu quo est significativement modifié par cette histoire (très fortement même), son impact se fait encore sentir dans les séries en cours. Les illustrations d'Olivier Coipel bénéficient de ce même état de grâce. le parti pris esthétique traduit magnifiquement le ton de la série avec une légère pointe de nostalgie, et ce qu'il faut de dynamisme. C'est une bande dessinée magique où le scénariste et le dessinateur sont parfaitement à l'unisson. Que vous cherchiez une bonne histoire à lire pour elle même ou un moment significatif de l'évolution de l'univers Marvel, ce recueil comblera vos attentes. Pour pleinement apprécier l'histoire, il faut quand même disposer d'une solide connaissance des personnages Marvel.

15/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Traverse
La Traverse

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication initiale date de 2019. Elle a été réalisée par Edmond Baudoin & Mariette Nodet pour l'histoire, et par le premier pour les dessins. Ce récit est en noir & blanc et compte environ cent-six pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec un texte introductif d'une page qui n'est pas signé (mais vraisemblablement de la main de l'autrice), évoquant les rails, les lignes de nos vies, et ces traverses qui relient les vies entre elles, comme ce livre. En première page, Edmond est assis à même le sol et indique en guise de présentation, qu'il ne sait plus combien il a fait de livres et qu'il n'a pas envie de compter, mais toujours celui qu'il fait est le premier. C'est au tour de Mariette de se présenter, elle aussi assise à même le sol : elle est ici dans sa montagne immuable, il est là-bas au milieu de tellement de gens, pourtant elle ressent, pour eux deux, une même énergie, une action constante. Ce qui les différencie vraiment, c'est le silence. Les crêtes d'une chaine de montagnes en Himalaya. le silence est dans sa vie comme un ami. Elle le regarde comme empreint de liberté et de joie. Plus elle avance dans sa vie, plus elle marche dans les hauteurs, plus elle est certaine de cela : le silence est une présence joyeuse aux choses, il la façonne comme un artiste amoureux. le silence, l'horizon qui en cache un autre, et la solitude. Elle aime ressentir l'existence du tout qui n'a aucune intention, et elle partie du tout. Pouvoir porter le regard au loin est une manière sans réfléchir de comprendre sa place dans ce monde. Être là, rechercher cet état l'aspire et l'éloigne du précipice dans lequel elle est tombée un jour. Elle se tient assise sur le bord d'une falaise à pic, son esprit s'envolant comme une forme d'aile issue de la transformation de sa tête. Toujours le regard porté vers l'horizon, avec des crêtes à perte de vue et dans le lointain sur sa droite, un rapace en plein ciel, elle continue de laisser les pensées venir à elle. Depuis ce jour, elle fait toujours le même cauchemar, celui de son enfant qui tombe de la falaise. C'est peut-être la peur de la perte du dernier être important pour elle. Mais elle est bien ancrée, et c'est plutôt elle qui tombe sans fin. En baissant un peu le regard, les pentes des montagnes s'imposent à elle. Est-ce pour sortir de cette chute dans le précipice qu'elle retourne sans cesse sur son bord ? Elle avance, elle ne peut que ça, et c'est ça qui la sauve. Rester immobile, être au fond de la vallée, c'est avoir froid, c'est avoir l'horizon bouché. Il y a toujours un col à atteindre pour aller plus loin. Mariette a repris sa marche dans cette zone de haute montagne, sur les crêtes. Elle éprouve la sensation que des rochers la survolent. Être là en montagne comme en soi-même, mettre un pied devant l'autre, jouer avec le relief, toujours dans le déséquilibre de la marche, transpirer, parfois grimper ou désescalader, chercher l'itinéraire. Pas de présentation en quatrième de couverture, une couverture énigmatique avec cette personne sur une hauteur rocheuse contemplant la montagne devant elle, avec sa tête mangée se confondant avec l'ombre d'une pente, ou semblant partir en fumée. le lecteur peut y voir comme un écho visuel de la couverture de le chemin de Saint-Jean (2002) de Baudoin, où l'auteur se représente assis sur des pierres, avec un rocher flottant là où devrait se trouver sa tête. En fonction de ses affinités électives, le lecteur peut être venu à cet ouvrage en amateur transi des œuvres du bédéiste et se demander avec qui il s'est acoquiné, ou avoir été attiré par le nom de cette grande randonneuse en montagne, ancienne championne de ski télémark et pigiste pour des revues de montagne. Dans les deux cas, il ne dispose pas de moyens de savoir qui a apporté quoi à l'ouvrage et dans quelle proportion. Il découvre ce texte sur la métaphore des traverses, la page de présentation de Baudoin, puis celle de Nodet, très succincte l'une comme l'autre. Vient un dessin de flanc de montagne en illustration pleine page, sans texte, avec des coups de pinceau à la fois spontanés, à la fois capturant avec une précision surnaturelle l'impression que produit la montagne. le lecteur découvre ensuite une succession de sept illustrations en double page, toutes consacrées à la montagne de haute altitude, avec les pensées de Mariette, entre réflexions organisées et flux libre. Page d'après, trois personnages assis sur une grande banquette semi-circulaire en train de consulter des cartes à même le sol, et, pour la première fois, des phylactères. Puis une illustration pleine page sans un mot. C'est reparti pour le voyage en montagne, cette fois-ci dans un lieu identifié, à partir de Ladakh, une région du Tibet qui forme un territoire de l'Union indienne. À l'évidence, Mariette Nodet évoque le drame qui frappé sa vie, et un voyage en particulier, accompagnée de sa fille, émaillé de réflexions sur ce que lui apportent la montagne et le silence, sur sa soif de sortir de sa zone de confort pour rencontrer des étrangers au mode de vie radicalement différent du sien. À chaque page tournée, le lecteur découvre une autre vision à couper le souffle de la montagne, avec ou sans êtres humains, comme si l'artiste dessinait le paysage pris sur le vif. Baudoin lui-même n'apparaît que peu : en première page pour se présenter en deux phrases lapidaires, page vingt en train de regarder des cartes avec Mariette et Lou, puis de manière un peu plus régulière à partir de la page trente-cinq, toujours dans de brèves séquences d'une ou deux pages, et en nombre beaucoup plus petit que celles consacrées aux deux femmes. le lecteur relève plusieurs thèmes évoqués au fil des pages : le silence, l'attrait du vide, le plaisir de se projeter dans un voyage en consultant des cartes, le dépouillement du mode de vie dans le Ladakh, l'étrange communion qui s'installe avec les guides lors de la randonnée et même temps que la distance infranchissable qui sépare européens et tibétains, l'artificialité d'une frontière par rapport à la réalité géographique, l'écart entre carte et territoire, l'effort physique de la marche en montagne en même temps que son rythme hypnotique, l'altérité de tout autre être humain, la disparition définitive de tout individu décédé. Le lecteur peut s'en tenir là : une randonnée en haute montagne un peu exotique, avec des illustrations rudes et évocatrices, et de temps à autres les souvenirs du bédéiste resté dans le Var vaguement rattachés au fil principal par le thème de l'étranger, de l'altérité et de la mortalité… En fonction de son histoire personnelle, le lecteur prend conscience qu'un élément ou un autre de cette œuvre lui parle avec acuité : une remarque en passant sur le rapport au silence, à la solitude, sur l'envie de découvrir l'altérité de l'autre pour se décentrer de sa vie et de son enfermement mental, sur le plaisir de lire une carte, de découvrir la réalité du territoire (remarque qui renvoie à l'aphorisme d'Alfred Korzybski : une carte n'est pas le territoire qu'elle représente), etc. Ces réflexions lui parlent alors, révélant la richesse d'une expérience de vie, pas juste une collection de remarques superficielles prêtes à penser : elles sont l'expression des acquis de l'expérience de l'autrice, de son cheminement personnel, pas des recettes artificielles prêtes à l'emploi de développement personnel. Comme elle l'écrit, Mariette Nodet a éprouvé ces sensations, ces découvertes : Sortir de la carte, ne plus avoir la sécurité des courbes et des noms, franchir une frontière. Quitter le trop plein de ce côté-ci et aller vers le néant de ce côté-là. Un pied dans le jour et un pied dans la nuit. Accepter le risque de l'inconnu, du hors-soi. Et, jour après jour, se rendre compte que c'est là, dans ce hors-soi, que l'on vit pleinement ! Le lecteur peut également éprouver la sensation de cheminer en montagne aux côtés de la mère et de la fille : il voit des paysages de montagnes à la fois concrets et uniques, par les yeux de la personne qui s'y trouve, avec sa perception. C'est un tour de force impressionnant que réalise Edmond Baudoin car il n'a pas fait ce chemin, il n'a pas accompagné les deux femmes, et pour autant chaque représentation apparaît authentique, avec la même âpreté que les représentations de Jean-Marc Rochette dans ?Ailefroide : Altitude 3 954 (2018). Peut-être a-t-il travaillé d'après photographies, certainement en étroite collaboration avec l'autrice, totalement à son service. Il partage avec elle l'appétence pour l'énergie, la volonté passée à vouloir exister, un regard sur la vie, sans aucune animosité, aucune critique, une espèce d'attention intérieure. Cette communauté d'esprit aboutit à un ouvrage qui semble avoir été réalisé par une seule et même personne, avec la narration visuelle si personnelle et si particulière de Baudoin, avec l'expérience de la montagne de Nodet, une création fusionnelle, une façon d'habiter le monde très similaire. Une collaboration entre Edmond Baudoin et une ex-championne de ski amoureuse de la montagne : une narration qui semble totalement issue du premier et réalisée par lui dans cette bande dessinée au format libre. En même temps, la transmission de l'expérience personnelle de la seconde d'une randonnée au Ladakh et d'un deuil. Une communion d'esprit organique pour une façon peu commune d'habiter le monde, de repousser symboliquement les frontières, de faire l'expérience que l'imagination ne pourra jamais embrasser la beauté et la complexité de la réalité, d'emprunter les chemins que l'on connaît, ceux qui relient les hommes aux hommes, de la manière la plus évidente. Des instants magiques.

15/08/2024 (modifier)