Lorsque j'ai ouvert "Before Watchmen: Minutemen", j'ai été immédiatement plongé dans l'univers des années 40. Le dessin rétro de Darwyn Cooke m'a transporté dans une époque où les super-héros étaient encore des pionniers, des aventuriers costumés prêts à défendre la justice.
Derrière leurs masques, les Minutemen avaient des personnalités complexes, avec des secrets, des conflits internes et des motivations variées. Certains cherchaient la notoriété, tandis que d’autres luttaient pour la justice.
Le récit explore les aspects sombres du groupe, y compris des révélations sur les abus, la dépression, l’alcoolisme et la sexualité. Il montre que les super-héros ne sont pas toujours des modèles de vertu. L'intrigue sombre et réaliste m'a tenue en haleine. Les Minutemen ne sont pas des héros parfaits, mais des individus complexes avec leurs failles et leurs démons intérieurs. Les révélations sur leur passé ont ajouté une profondeur inattendue à l'histoire.
En lisant cette bande dessinée, j'ai ressenti une nostalgie pour une époque que je n'ai jamais connue. Les pages se sont enchaînées, et j'ai été captivé par les dilemmes moraux auxquels les Minutemen étaient confrontés.
Incarnation
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Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication en 1986, publié par Ballantine Books. Le scénario est de Janwillem van de Wetering (1931-2008), les dessins de Paul Kirchner. Il s'agit d'une bande dessinée de 100 pages en noir & blanc. Ce tome comprend également une introduction de 3 pages datant de 2015, de l'artiste expliquant les circonstances de la genèse, de la réalisation et de la publication initiale de cet ouvrage. Il se termine par une copieuse postface de 11 pages, rédigée par Stephen R. Bissette passant en revue par le menu détail tout ce qui rend cette œuvre unique, ainsi que le contexte de sa parution.
Le Maine est l'état des vacances : c'est inscrit sur toutes les plaques minéralogiques des voitures. C'est un véritable paradis terrestre avec sa côte, ses îles, ses baies. Malheureusement, c'est un endroit accessible aux profiteurs à court terme. Que se passe-t-il quand deux des plus grandes forces des États-Unis s'y affronte dans un combat mortel, la quête pour la productivité, et l'envie d'un environnement vierge de toute souillure ? À Woodcock County, monsieur Jones vient de s'installer et d'acheter des terrains côtiers pour implanter une raffinerie de pétrole. C'est samedi, et monsieur Jones est en tenue décontractée avec son bob sur la tête, en train de pêcher sur le lac, bien installé dans sa barque avec sa maison bien en vue sur la rive. Tout en tenant sa canne à pêche de la main droite, Jones prend une canette de bière dans la glacière et en retire la languette pour en savourer le breuvage. Il sent une prise tirer sur la ligne et il jette la cannette à l'eau derrière lui pour s'occuper du poisson. Il a attrapé un beau morceau et le prend avec sa main droite pour l'assommer d'un geste violent contre le banc de nage. Il prend une autre canette pour se rincer le gosier et relance l'hameçon dans l'eau. Il remarque un avion jouet radio-contrôlé qui passe loin au-dessus de sa tête. Il l'observe du coin de l'œil.
L'avion radio-contrôlé effectue un passage juste devant le visage de monsieur Jones qui lève la main pour se protéger, et qui constate que l'aéronef a entaillé sa main droite qui saigne. L'avion effectue un deuxième passage, et Jones s'écarte plus vite, s'affalant au fond de l'embarcation. Il cherche alors à redémarrer son moteur pour rentrer à l'embarcadère, mais la personne contrôlant le modèle réduit le dirige droit sur le visage de Jones qui est frappé de plein fouet et tombe en arrière dans sa barque en perdant la vie. Il est temps de faire connaissance avec les habitants des quatre maisons sur le rivage proche. Monsieur Kane un homme âgé vivant en autonomie des produits de sa ferme, en solitaire. Il sait ce que monsieur Jones souhaitait construire et peut-être qu'il n'aimait pas Jones pour ça. Valerie Curtis, une femme encore jeune, vivant d'une rente, et cultivant ses plantes. Joe McLoon, un ancien rebelle paralysé en dessous de la ceinture, vivant avec deux jeunes aides-soignantes. Steve Goodrich, un ancien acteur millionnaire, avec son majordome Erik van Heineken. Le shérif est bientôt à pied d'œuvre pour examiner le cadavre.
Une couverture intrigante avec un dessin très propre sur lui, un revolver d'une taille réaliste, un détective privé avec un troisième œil, et un titre aguicheur promettant un meurtre par une méthode originale. Après cette invitation à passer des vacances dans le Maine, le lecteur plonge dans la préface de l'artiste, évoquant son rythme lent pour produire les pages, et le manque de succès de la première édition, malgré la renommée du scénariste, celui-ci étant un auteur de romans policiers, connu pour sa série Grijpstra et De Gier comptant plus de 15 tomes. Kirchner lui est connu pour des bandes surréalistes comme Dope Rider : Pour une poignée de délires. Il a connu le scénarise pour ses deux ouvrages biographiques traitant de sa pratique du Zen, et van de Wetering a apprécié ses premiers comics. Bissette développe en détails la genèse de ce comics, sortant complètement du moule de la chaîne de production des comics industriels, une exception remarquable pour l'époque. Tout commence comme un bon polar, avec une enquête sur un meurtre. Un magnat s'apprête à faire des affaires sur la côte, ce qui aura pour effet de détruire le paysage et la tranquillité. Le dessinateur réalise des images descriptives, avec des contours nets et précis, une représentation adulte et un peu épurée. Chaque case est ainsi très facile à lire quel que soit la densité d'informations visuelles, la profondeur de champ étant accentuée par de petits aplats de noir et des zones grisées, avec différentes nuances de gris.
Tout commence comme un meurtre dans la campagne, avec quatre ou cinq suspects : il ne manque que Jane Marple ou Hercule Poirot et une tasse de thé. Les voisins ne sont pas si caricaturaux que ça, et le shérif est immédiatement antipathique, pour son côté bourrin. Kirchner s'amuse bien à représenter lesdits voisins, avec un dessin en pleine page pour chacun et une case en insert, jouant sur des clichés. Kane en train de bichonner son tracteur John Deere, Valerie taillant délicatement un rosier dans une belle jupe et une pose gracieuse, Mcloon sur son chopper-tricycle avec deux belles poupées à l'arrière, Steve Goodrich en maillot de bain sur un transat avec son fume-cigarette et son serviteur lui apportant un cocktail sur un plateau. Le lecteur sourit et présume que cette forme discrète de dérision annonce un récit parodique sous couvert d'un roman policier. Ça change avec les planches 21 à 23 : l'inspecteur Jim Brady attend bien tranquillement sur banc devant la gare ferroviaire que le shérif vienne le chercher. Un habitant du coin s'assoit à côté de lui et évoque les siècles passés : les indiens, les vikings, les guerres franco-indiennes, les britanniques. Euh ?!? Le shérif arrive enfin et emmène l'inspecteur sur le rivage où le corps a été retrouvé. Toujours cintré dans sa gabardine fermée, Brady ne met pas longtemps à retrouver l'avion radiocommandé et les traces de sang. Cette fois-ci, le shérif a une tête de phacochère massif. Euh ?!? Les dessins sont toujours aussi précis et propres sur eux, premier degré, figuratifs.
L'inspecteur rend alors visite successivement à chacun des quatre voisins, et leur forte personnalité apparaît à la fois dans leur intérieur et leur comportement, et à la fois dans des illustrations qui révèlent la manière dont ils se perçoivent, ou le mode de vie qu'ils incarnent, ou encore des souvenirs esthétiquement embellis. Il y a donc bien un glissement dans le surréalisme, pas parce que les auteurs utilisent leurs forces psychiques pour créer, mais parce que l'enquêteur perçoit la vie psychique de ses interlocuteurs. Cela donne lieu à de planches saisissantes : le shérif avec une tête de rhinocéros, un suspect assis sur une chaise posée sur dragon enveloppant un globe terrestre, une vision de Valerie en robe dans un atelier de sorcière regardant Jim comme une proie, Steve pilotant un ULM tous les deux miniaturisés volant à travers le grand hall de sa demeure, le shérif avec une immense mitrailleuse dans les mains, bardés de cartouchières, le shérif en tricératops, les deux aides-soignantes en princesse des mille et une nuits avec Joe sur son chopper gravissant un grand huit en arrière-plan, ou encore Kane en prédicateur d'une église ornée d'un gigantesque crâne de renne. D'un côté, ces images plongent dans l'absurde, avec une part d'exagération et de clichés visuels ridicules dans leur naïveté.
D'un autre côté, ces images révèlent les mythes et les illusions qui animent les individus concernés. Certes elles comprennent des clichés visuels, mais chaque composition prise dans son entièreté est originale, mêlant une forme de fierté de l'individu avec la dérision de la matérialité de ses rêves ainsi ramenés à de simples dessins. Ces derniers fonctionnent d'autant mieux que l'artiste ne change pas de registre graphique et qu'ils sont sur le même plan que les représentations très posées de la réalité normale, avec des détails remarquables comme un poisson, un oiseau, ou un animal sauvage. L'enquête acquiert alors une dimension psychique, que le lecteur peut également prendre comme étant l'expression de la forte empathie de l'inspecteur pour les personnes qu'ils rencontrent, sa capacité à les écouter vraiment, à percevoir leur personnalité profonde dans leur comportement et leurs propos. Ils sont à la fois de véritables individus animés par des valeurs et leur histoire personnelle, à la fois l'incarnation de grandes forces sociales, comme l'armée, la rébellion, la pulsion sexuelle, le désir de renommée, etc.
Voilà une bande dessinée singulière. La narration visuelle est très transparente, dans un registre descriptif appliqué et légèrement simplifié pour que les images soient assimilables instantanément. L'intrigue repose sur une enquête policière simple, bien construite et révélatrice à la fois des forces systémiques de cette petite communauté, à la fois des aspirations et de l'âme de chaque personnage. Le dénouement est clair et révèle le coupable avec ses motivations. En même temps, chaque personnage est une véritable allégorie, permettant de lire ce polar comme une radiographie de la société américaine, des rêves qu'elle véhicule, et de la violence consubstantielle de sa dynamique.
Les choses, de même qu'elles commencent, se terminent un jour.
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Ce tome regroupe trois ouvrages de Carlos Giménez (scénario et dessin) : Chrysalide (2016), Un chant de Noël (2018), C'est aujourd'hui (2020). La première édition en français date de 2022, et la traduction a été réalisée par Hélène Dauniol-Renaud. Ces récits sont en noir & blanc. Chacun des trois récits dispose d'une préface rédigée par l'auteur. le premier s'accompagne d'un épilogue sous forme de texte consacré à Raúl, accompagné des dessins qu'il a fait de pépé Páquito.
Chrysalide, 58 pages. Pablo, bédéiste vieillissant, est assis à sa table de travail et annonce que son ami Raúl est décédé il y a quelques jours. Il devrait plutôt dire, pour reprendre l'expression précise qu'il employait, que son ami Raúl a fini de mourir. Il se souvient de l'une de leur conversation dans l'atelier de son ami. Ce dernier lui expliquait qu'on a l'idée que la mort tombe sur l'être humain. Par exemple : untel est mort mardi à 11h15. Mais ce n'est pas comme ça. À moins de passer sous un autobus ou de se faire tirer dessus, ce n'est pas comme ça. Untel a fini de mourir, mais en réalité sa mort avait commencé plusieurs années auparavant. On commence à mourir le jour où on commence à penser sérieusement à la mort, le jour où on prend conscience que la fin a commencé, qu'on est dans sa dernière ligne droite. C'est ce jour-là qu'autour de l'individu commence à se former une chrysalide. Il arrive un jour où tout autour de l'individu commence à se former une espèce de cocon, une chrysalide qui, peu à peu, couche après couche, durcit, l'emprisonne, le réduit. C'est ce jour-là que l'individu commence à mourir. Lui Raúl a commencé à mourir il y a onze ans, un 11 février pour être exact.
Un chant de Noël, une histoire de fantômes, 101 pages. Pour commencer, Raúl était mort. Pablo papote avec Páqui, sa femme de ménage. À sa question, il lui répond qu'il ne pense pas beaucoup à Raúl, normalement, de temps en temps. Ils évoquent les résultats de la loterie, puis elle lui demande où il va réveillonner pour la veillée. Il lui répond qu'il dîne toujours seul pour la veillée de Noël : il n'aime pas Noël, il n'en garde pas de bons souvenirs. Sa nièce Loli arrive pour l'inviter à venir manger chez elle avec tout le reste de la famille. Mais il refuse également. le soir-même, alors qu'il est dans sa chambre, le fantôme de Raúl lui apparaît pour le prévenir que trois autres spectres vont venir lui rendre visite.
C'est aujourd'hui, 94 pages. Pablo est chez lui, assis sur son lit en train de discuter avec un autre lui-même. le premier porte une couronne de carton sur la tête et il fait le constat à haute voix : Alors c'est aujourd'hui. Les deux Pablo commencent à papoter, à échanger des souvenirs, des anecdotes, à faire des constats sur l'état du monde, de la société, de ses habitudes.
Carlos Giménez est un bédéiste espagnol, né en 1941, ayant commencé sa carrière au tout début des années 1960. Il a acquis sa renommée avec des oeuvres autobiographiques, comme la série Paracuellos (Alfred du meilleur album au Festival d'Angoulême 1981 & Prix du patrimoine au Festival d'Angoulême 2010), et Los Profesionales. Dans les trois albums regroupés dans ce recueil, il se met en scène sous la forme d'un avatar dénommé Pablo, ce qui lui permet de raconter ses souvenirs, sans s'en tenir à une forme de vérité biographique. Dans la première histoire, il évoque son ami Raúl au travers de ses derniers jours, et de souvenirs de discussion. Dans la deuxième, il reprend le principe de Un chant de Noël (1843), de Charles Dickens (1812-1870), Pablo revisitant des moments de son passé, la réalité de son présent, et un futur possible. Dans le troisième, le titre du recueil prend tout son sens puisque Pablo vit son dernier jour en toute conscience de ce qu'il en est, en se parlant à un double fantomatique, évoquant à nouveau des souvenirs. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu appréhensif de la narration visuelle qui se compose à plus des deux tiers de personnages en plan taille ou en plan poitrine, souvent assis, souvent en train de papoter, et parfois en train de descendre un cocktail Cuba Libre (à base de rhum, citron vert, et cola). En plus, il s'agit essentiellement de dialogues entre hommes blancs d'un certain âge, vraisemblablement des septuagénaires. Les contours sont réalisés avec des traits un peu sec, quelques aplats de noir pour les ombres portées. Les personnages présentent de légères exagérations dans les expressions de visage, dans les coiffures, dans certaines postures. Bref, rien de folichon.
Chrysalide s'ouvre avec un texte en introduction dans lequel l'auteur regrette le manque d'expérimentations en BD, la rareté des transgressions, le fait que presque personne ne proteste contre rien, que la routine amène à gagner sa vie en faisant toujours les mêmes travaux, la nécessité de ne pas déranger l'éditeur, ni agacer le client. Ça sent un peu la personne âgée aigrie. de temps à autre, Raúl ou Pablo effectue constats ou des jugements de valeur négatifs : tout le monde ment, la décrépitude corporelle avec l'âge, la perte de pouvoirs des états face à l'économie de marché généralisée, la destruction des emplois non qualifiés par la technologie, la fossilisation des comportements de l'individu avec l'âge, la mainmise des religions prescriptrices, le sort des réfugiés traversant la mer méditerranée sur des embarcations de fortune, la fumisterie des euphémismes, l'insignifiance d'une vie humaine, le tabou à parler de sa mort. Or à la lecture, ces dialogues, ces souvenirs, ces considérations charrient une chaleur humaine, un goût de vivre, une humanité incroyables. D'un côté, le lecteur voit un vieux barbon pontifier allant parfois jusqu'à s'écouter parler ; de l'autre côté, il dévore ces paroles d'un individu humaniste avec une solide expérience de la vie dont chaque anecdote relève des petits riens de la vie pour en révéler l'infinité de saveurs.
Alors bien sûr, Carlos Gimenez a atteint son stade de maturité graphique depuis belle lurette et il ne faut pas attendre de lui qu'il innove. Alors bien sûr, un tel artiste n'a pas réussi à mener une aussi longue carrière juste sur un malentendu. Certes, il y a de nombreuses cases de Pablo en train de parler en plan taille, mais il bouge encore (il n'est pas vraiment mort), il s'emporte, il s'indigne, il va jusqu'à gesticuler parfois, exprimant ainsi son état d'esprit. En outre, la représentation des souvenirs s'accompagne souvent d'une représentation dudit passé, avec Pablo jeune homme, ou enfant, ou à un autre stade de sa vie, avec d'autres potes, des membres de sa famille, une copine. Dans ces circonstances, la prise de vue quitte le bureau de Pablo ou sa chambre à coucher pour s'aventurer dans la rue, dans d'autres intérieurs, dans une école, sur une plage, dans une chambre d'étudiant, dans un parc, etc. L'artiste représente tout ça avec une évidence et un naturel qui dénotent une longue pratique apportant une aisance donnant une impression de facilité trompeuse. S'il n'y prête pas attention, le lecteur peut même ne pas se rendre compte qu'à chaque retour dans le passé, la reconstitution de l'époque comporte des détails authentiques, directement issus de la mémoire de l'auteur. de même, il suffit d'une planche pour prouver sans doute possible la qualité de la narration visuelle : la planche 77 de Un chant de Noël, muette sans un seul mot, et reprenant la découverte du corps d'Aylan Kurdi, enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015.
Quoi qu'il en soit, le lecteur oublie rapidement ses réserves sur la narration visuelle car Pablo se révèle être un homme singulièrement attachant, même sans partager toutes ses convictions. En fait, il ne raconte rien d'exceptionnel : des anecdotes sur sa vie, banales prises une à une. Elles dégagent un parfum un peu exotique car il s'agit de la vie d'un auteur espagnol de bande dessinée, peu probable que ce soit la situation du lecteur. D'un autre côté, elles brossent le portrait d'un homme ordinaire, commun, parfois médiocre, qualificatif qu'il utilise lui-même. En même temps, elles relatent l'expérience faite de la vie, l'expression d'une humanité universelle générant une empathie chez le lecteur. de temps à autre, ce dernier peut s'offusquer de se retrouver face à des certitudes défaitistes, certes construites à partir de nombreux constats faits au cours d'une vie riche de plusieurs décennies. Toutefois, il devient vite évident que ces anecdotes qui se rapportent toutes à Pablo (ou presque) parlent surtout des autres personnes qu'il a rencontrées ou côtoyées. Ces trois autofictions parlent de lui sans être nombrilistes ou égocentriques. Son évocation de la vie se fait avec la conscience explicite et exprimée de sa mort, sans rien de macabre ou de morbide. En cela, il applique le principe qu'il développe dans sa première introduction : une transgression majeure (parler de sa propre mort) et aborder des sujets personnels et d'actualité tels que certaines facettes de la société, ou l'état du monde.
En outre, Carlos Gimenez n'est pas un donneur de leçon : il exprime son opinion personnelle présentée comme telle, il expose sans fard les facettes les moins reluisantes de sa personne. Il sait mettre en lumière des aspects de la condition humaine aussi bien dans la vie de tous les jours (se baigner en été et découvrir à quel point le monde peut se passer de soi) que dans un fait divers atroce (la mort d'Aylan Kurdi et l'impuissance de l'individu à l'éviter, ainsi que l'obligation de savoir qu'on vit dans un monde qui s'accommode d'une telle tragédie), ou une tragédie meurtrière (l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015). Par ailleurs, au fil de ces trois récits, le lecteur comprend que l'auteur dispose d'une culture littéraire, sans qu'il n'ait besoin de l'étaler avec l'évocation en passant d'auteurs comme Gustavo Bécquer (1836-1870), Jack London (1876-1916), Guy de Maupassant (1850-1893), André Maurois (1885-1967), Francisco Candel (1925-2007), Charles Dickens (1812-1870), Omar Khayyam (1048-1131).
Feuilleter cette bande dessinée ne donne pas forcément envie de la lire. En revanche commencer à la lire donne une envie irrépressible de passer du temps en compagnie de Pablo / Carlos Giménez par ce moyen privilégié. La narration visuelle ne paye pas de mine, pour autant après quelques pages le lecteur ne peut pas l'imaginer sous une autre forme. Après quelques séquences, il a fait l'expérience de sa richesse sous-jacente. Au début, Pablo semble être un vieil oncle un peu casse-pied avec ses rengaines. Rapidement, il devient un homme expérimenté qu'on a envie d'écouter pour ses anecdotes sur sa vie, pour ses avis éclairants et tolérants. Lui-même dit qu'il est devenu l'homme âgé qu'adolescent ou jeune homme il considérait comme un fossile, un être humain dont le corps a commencé à dépérir, tout le contraire de l‘appétit de vie. le lecteur n'entretient aucun doute sur l'inéluctabilité de la fin de l'ouvrage, et c'est pourtant une vraie tristesse qui l'étreint. Formidable.
Dès le premier tome, la première image des aventures du quotidien de ce gamin écartelé entre trois continents donne le ton. Riad se représente à l’âge de deux ans, tel une sorte d’angelot doté d’une chevelure blonde imposante. Il était « l’homme parfait ». Maniant à merveille l’autodérision, il va nous narrer ses origines en partant de la rencontre improbable entre sa mère bretonne et son père syrien lorsque ce dernier était venu à Paris pour y faire des études grâce à une bourse de son gouvernement. Beaucoup plus tempérée et pragmatique — surtout très patiente — Clémentine devra souvent composer avec les sautes d’humeur d’un compagnon quelque peu lunaire et fantasque, personnage fanfaron sensible aux idées de progrès, mais parfois un peu obtus et contradictoire, tenant parfois des propos racistes ou belliqueux, avec cette obsession de porter le titre honorifique de « docteur »… Au fil des années, les relations entre ses parents vont se distendre, sa mère étant à la fois lassée des frasques de son mari et gagnée par le mal du pays. Jusqu’au point de non-retour, où ce dernier commettra l’irréparable…
La capacité de l’auteur à compiler quantité de petites anecdotes, souvent insignifiantes en apparence et pourtant toujours révélatrices d’un point de vue sociétal, est impressionnante. On se demande véritablement comment à cet âge un enfant peut avoir emmagasiné autant de souvenirs dans sa mémoire ! C’est toujours très juste et à travers les yeux de Riad, ces anecdotes prennent une dimension drolatique et jubilatoire, en particulier lorsque notre blondinet arrive à l’adolescence. Il n’est plus vraiment le mignon chérubin des débuts avec son visage constellé de boutons d’acné, même on sait bien que c’est l’âge des complexes…
Il n’y a assurément pas qu’une seule raison au succès du projet, la première étant assurément le talent de conteur de son auteur, de dessinateur aussi, avec ses petits personnages ronds et avenant, associés à son humour si particulier. En plus de ses qualités, le public, a fortiori français, n’a pu être qu’intrigué par ce titre extrêmement bien choisi dans un contexte où le terme « arabe » est depuis longtemps chargé de connotations, pas toujours forcément bienveillantes pour les intéressés… Et puis l’histoire personnelle de Riad, avec cette double culture qui lui a permis de vivre dans deux pays aux mœurs radicalement différentes, d’un côté la Syrie, où sa blondeur faisait de lui un être à part et où il n’a jamais vraiment « pris racine », d’un autre la Bretagne, où il était vu comme « le blondinet avec un nom arabe », et puis bien sûr les rapports compliqués avec son père. Un parcours atypique et certes enrichissant qui a donné naissance à un récit passionnant, le bouche à oreille ayant sans doute fait le reste, au-delà des frontières, à l’instar de « Persépolis ». Les témoignages sur une région du monde où certains archaïsmes peuvent autant révulser que fasciner intéressent le public… sans doute encore plus depuis le 11 septembre 2001.
La sortie du dernier volume de « L’Arabe du futur » en 2022 a fait office d’événement, et incontestablement, c’est la page d’une incroyable épopée qui s'est tournée, laissant peut-être aux aficionados un sentiment de vide, mais c’est sans compter sur la fantaisie et la créativité de son auteur, qui a sans doute plus d’un tour dans sa boîte à crayons. En attendant, ceux-ci pourront toujours se consoler avec sa nouvelle série très bien accueillie à sa sortie en 2021, "Le Jeune Acteur", qui raconte les débuts de Vincent Lacoste au cinéma.
Le marin rêve face à la mer, le gardien de phare face à la terre.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Publié pour la première fois en 2017, il est réalisé par Emmanuel Lepage, scénario, dessins et couleurs. Dans cette édition de 2022, se trouvent un dossier de dix pages, une rédigée par Claude Gendrot sur l'origine du projet, et les autres contenant de somptueuses illustrations préparatoires.
À l'école ou au café, Germain a toujours aimé la table du fond, dos au mur, seul dans son coin. Invisible, il écoutait bruisser les autres. Rien ne pouvait l'atteindre, il se sentait en sécurité. Il a choisi de vivre au fond du monde. Par temps clair, il croit apercevoir la silhouette sombre de la pointe du Raz qui s'avance comme une griffe. Au creux d'abers imprécis, les taches blanches des maisons de pécheurs se confondent avec l'écume qui ruisselle le long de falaises labourées d'entailles. Parfois il distingue la tour de la Vieille, qui semble s'arracher à ces tenailles pour gagner le large. À moins que ce soit la masse du phare de Tévennec, le phare maudit où aucun gardien ne veut vivre. Seule maison-phare en pleine mer, Tévennec est vide depuis des décennies, mais les légendes demeurent. Puis à l'ouest, l'île de Sein résiste aux assauts incessants d'une mer jamais tendre. Maigre échine d'une terre que l'on prétend aujourd'hui engloutie. Et puis un chapelet de roches qui court jusqu'à lui : la chaussée. On dit qu'un navigateur qui la traversait sans l'aide d'un bon pilote de l'île ne devrait son salut qu'à un heureux hasard. Pendant des siècles, les navires se sont fracassés sur ses récifs meurtriers, un cimetière. le territoire sacré du Bag Noz, le vaisseau fantôme des légendes bretonnes. À la barre œuvre l'Ankou, le valet de la mort. Au bout de cette basse froide, un fût de vingt-neuf mètres émerge des flots, Ar-Men. Il est le phare le plus exposé et le plus difficile d'accès de Bretagne, c'est-à-dire du monde. On le surnomme l'enfer des enfers.
C'est à Ar-Men que Germain s'est posé, adossé à l'océan. Loin de tout conflit, de tout engagement, il est libre. Ici, tout est à sa place… et il est à la sienne. Ce matin, c'est la relève, le pain frais. Pierrick qui est là depuis vingt jours cède sa place à Louis. Dix jours l'un, dix jours avec l'autre. Encore une dizaine pour Germain et il redescendra à Sein, si le temps le permet. Il aimerait parfois qu'on l'oublie là. Il se blottirait dans un coin et ne ferait plus de bruit. Quand Louis monte, ils se saluent à peine. Un bref kenavo à la Velléda, Louis rentre les épaules et dans le phare comme dans une mine. Gardien depuis dix-sept ans, et pourtant il semble surpris chaque fois de l'humidité glacée qui suinte des murs, été comme hiver, accablé de draps rêches, de l'odeur de pétrole qui imprègne tout, et du fracas des vagues. Louis râle. Germain est monté sur la galerie qui fait le tour du fanal au sommet du phare et il se plante sous les rayons du maigre soleil de novembre, à l'abri des lames du vent. Il attend que ça passe. Une fois installé, Louis prépare un repas, steak-frites, et ils écoutent la radio en mangeant : la dissolution de l‘assemblée voulue par le général De Gaulle a eu lieu.
Une marine magnifique en couverture, un titre explicite : le lecteur sait qu'il va séjourner dans ce phare construit à l'extrémité de la chaussée de Sein, entre 1867 et 1881, en mer d'Iroise. S'il a rapidement feuilleté la bande dessinée, il a pu découvrir de magnifiques planches rendant hommage à ce phare classé au titre des monuments historiques en 2017. En effet, le récit s'ouvre par une séquence de cinq pages évoquant un survol en hélicoptère, avec des grandes cases mettant en valeur la mer et son bleu unique, l'extrémité dénudée de l'île de Sein, la maison-phare de Tévennec, l'île de Sein dans une belle perspective donnant à la voir dans toute sa longueur, la chaussée à son extrémité, le vol gracieux d'un oiseau de mer, et un dessin en double page avec la mer et ses vaguelettes, ainsi que le phare au loin dans la partie de droite. Dans la postface de Claude Gendrot, le lecteur apprend qu'Emmanuel Lepage a joué son propre rôle dans le documentaire Les gardiens de nos côtes, réalisé par Herlé Jouon en 2017, et qu'il a été déposé sur Ar-Men, en étant hélitreuillé, vraisemblablement l'origine de ladite séquence d'ouverture. Par la suite, le lecteur trouve tous les plans qu'il attend sur le phare et bien d'autres. Page dix, une vue de la mer en plongée depuis la galerie du sommet du phare. Page treize, Germain se tient sur la galerie de nuit, se découpant en ombre chinoise devant la lumière du fanal. Page quatorze, la silhouette du phare est à demi mangée par la brume de nuit. Page vingt-trois, le phare est lui-même réduit à une ombre chinoise dans la nuit, alors que son faisceau la transperce. Page vingt-cinq, c'est une nuée d'oiseaux de mer qui passe de chaque côté de la lanterne. Page vingt-six un nuage chargé de pluie s'abat sur le phare dans une image saisissante, et en vis-à-vis, ce sont des vagues aussi hautes que le phare qui viennent s'écraser dessus. La mer est présente dans presque toutes les pages, l'artiste y transcrivant les changements de texture, de fluidité, de luminosité en fonction des courants, des tempêtes, de l'heure de la journée. C'est un délice visuel du début à la fin grâce à un artiste à l'évidence amoureux de cette mer, dans cette région.
Séduit par la promesse de séjourner dans ce phare, surnommé l'enfer des enfers, le lecteur ne s'interroge pas trop sur la nature du récit avant d'entamer la bande dessinée, certainement un séjour de plusieurs jours, voire de plusieurs années, en accompagnant un gardien. Cette portion de son horizon d'attente est bien comblée par l'auteur : séjourner dans le phare au quotidien avec Germain, sa relation avec Louis, à la fois quotidienne, à la fois distante, chacun ayant sa chambre à un étage différent, chacun respectant la volonté de solitude de l'autre. Les cases montrent deux hommes normaux, en bonne santé, sans musculature exagérée, sans dramatisation de leurs gestes ou de leurs humeurs. S'il n'y prête pas attention de prime abord, le lecteur finit par prendre conscience qu'en toute discrétion le dessinateur effectue également une, ou plutôt deux reconstitutions historiques : celle de l'époque du récit, c'est-à-dire 1962, et celle des années de construction du phare. Cela peut se voir dans les tenues vestimentaires, dans les outils et les équipements utilisés, ainsi que dans l'état du phare lui-même et les différents navires.
Le lecteur se tient donc aux côtés de Germain et perçoit le phare, ce qu'il représente par ses yeux. Il comprend rapidement que ce personnage a souhaité obtenir cette affection pour jouir du calme qui vient avec l'isolement du phare, la coupure d'avec le monde. En filigrane, il apparaît que d'un côté cet homme a besoin du calme qui vient avec cette vie très réglée dans un espace restreint, celui du phare et le rocher autour, et d'un autre côté il se sent rasséréné par son rôle, assurer le bon fonctionnement de cet équipement pour éviter tout naufrage, et par le besoin d'entretien, de petites tâches de maintenance et de réparation qui ne connaît jamais de fin, qui assure une occupation continue. Il n'y a pas à proprement parler de mystère concernant la jeune fille à qui il raconte la légende de la cité d'Ys le soir, le lecteur ayant tôt fait de comprendre qui elle est et quelle est sa nature. Lorsque Germain lui raconte ladite légende, cela constitue un fil narratif secondaire, venant répondre comme un reflet déformé à la nature du phare. Cela donne lieu à des pages à l'apparence un peu différente, avec une palette de couleurs spécifique pour faire apparaître qu'il s'agit d'un conte, une histoire dans l'histoire. L'engloutissement de la ville agit comme un écho des lames qui viennent recouvrir le phare. La légende a également pour effet d'inscrire le phare dans le folklore breton, la ville d'Ys, mais aussi les marins décédés en mer et l'Ankou.
À partir de la page trente-neuf apparaît un troisième fil narratif qui va prendre plus de place, et passer au premier plan à l'occasion de différentes séquences. Germain a découvert le journal de Moïzez, sous une forme originale, jeune homme ayant participé à la construction du phare, et étant devenu un de ses premiers gardiens. À l'opposé d'un artifice narratif pour remplir un quota de pages imposé, ce journal crée à la fois une profondeur de champ, la longue lignée d'hommes ayant officié comme gardiens de phare, et à la fois son origine même, ou plutôt l'histoire de sa construction, une entreprise humaine sortant de l'ordinaire. Moïzez est un orphelin découvert en tant que nourrisson en 1850, roux qui plus est. Il se porte volontaire pour construire le phare, lorsque que l'ingénieur Paul Joly et son chef viennent s'adresser aux îliens pour les informer du projet et requérir leur aide. L'auteur apporte plusieurs éléments historiques relatifs à ladite construction de 1867 à 1881 : la difficulté de travailler sur un rocher recouvert par la mer la plupart du temps, les risques de tempêtes, le travail en milieu humide, etc. Cette composante du récit est vécue au travers des yeux de Moïzez.
Le lecteur s'attend à séjourner dans le phare et à ressentir le choc d'énormes vagues venant s'écraser dessus, sur toute sa hauteur, comme il a déjà pu le voir sur des photographies spectaculaires. Il découvre un vrai récit, deux hommes devenus gardien pour jouir de la retraite du monde agité, chacun pour leur raison. Il constate dès la première séquence l'amour de l'artiste pour ce coin du monde, pour le phare et pour la mer perpétuellement en mouvement, dans des planches auxquelles il ne manque que l'odeur de sel. Il découvre une bande dessiné généreuse, évoquant avec émotion la construction du phare d'Ar-Men, et l'inscrivant dans les contes et légendes celtes et bretons. Une œuvre touchante imprégnée par les embruns.
Il n'y a pas de honte à être insignifiant.
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Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition date de 2020. L'histoire a été écrite par Ram V, dessinée et encrée par Anand RK, et mise en couleurs par John Pearson. L'ouvrage a bénéficié d'un design conçu par Tom Muller. Il contient également les couvertures variantes d'Aaron Campbell, Khary Randolph, Declan Shalvey, Elsa Charretier, Evan Cage, Jorge Fornes, Matt Griffin, Anand RK.
Au temps présent, Erik Dieter est un saxophoniste de jazz, plutôt bon, mais pas extraordinaire. Il a opté pour une carrière de professeur de son instrument de prédilection dans une université. Ce samedi-là, il a fini de donner sa dernière classe à 11h00 et un élève vient lui poser une question sur son jeu, pour savoir s'il a une chance de devenir un jour un excellent musicien, car il n'a pas envie de finir professeur dans une université. Dieter s'excuse : il ne peut pas répondre car il doit prendre un appel urgent sur son portable. C'est sa sœur Dinah qui lui annonce le décès de leur mère Alana Joseph Roux. Il prend l'avion le lendemain et se rend à l'enterrement. En vol, il imagine un accident et les passagers qui chutent à travers le ciel comme des flocons de neige, disparaissant avant d'attendre le sol. Pendant la cérémonie, devant la tombe de sa mère, il passe le bras autour des épaules de sa sœur, chose qu'il n'a pas faite depuis des années. le soir, ils reçoivent les condoléances des proches au cours d'une réception donnée dans la maison de la défunte. Dieter se dit que ces retrouvailles avec des gens perdus de vue se déroulent toutes de la même manière, en parlant des succès de chacun dans la vie qu'il ou elle a menée. En passant de groupe en groupe, il aperçoit Vera Carter, celle qui fut son premier amour au lycée.
Erik Dieter finit par pouvoir aborder Vera Carter : elle est devenue responsable d'une galerie d'art, et elle continue à peindre pour elle. Il s'enquiert de son mari Travis : elle a divorcé. Elle le quitte car il faut qu'elle aille coucher ses enfants, mais elle reste encore quelques jours dans la chambre d'ami. Les invités s'en vont progressivement, et il se retrouve seul avec sa sœur qui est dans la cuisine. Elle a un petit coup dans le nez et elle lui reproche son absence, le fait qu'il n'ait pas rendu visite à leur mère pendant toutes ces années. Elle finit par se calmer et s'endormir sur le canapé. Il va se coucher mais il ne trouve pas le sommeil. Il pense au corps de sa mère qui va se décomposer, sans ressentir ni chagrin, ni peine, ni tristesse. Il finit par se relever pour aller dans le bureau de sa mère : il y voit un spectre blanchâtre en train de fouiller dans ses papiers, qui se retourne vers lui et qui lui demande s'il joue toujours et s'il souffre pour sa musique.
Il n'y a qu'à regarder la couverture pour se rendre compte que c'est une bande dessinée très personnelle. Au bout de quelques séquences, il apparaît que c'est l'histoire d'un musicien, un saxophoniste de jazz, qui s'interroge sur la direction qu'a prise sa vie, et qui s'interroge sur la jeunesse de sa mère. C'est donc une forme d'introspection existentielle, narrée avec une grande fluidité. Il y a bien évidemment des cartouches de flux de pensée et de réflexions intérieures, mais aussi des dialogues, et es pages muettes, la narration visuelle ne se limitant pas à juste montrer les personnages et les lieux. Son apparence est très sophistiquée : un rendu peint, avec des contours encrés en dessous, et l'utilisation de plusieurs effets spéciaux permis par l'infographie, toujours au service du récit, ne supplantant jamais l'histoire pour impressionner le lecteur. du coup, ce dernier peut être partagé entre une forte curiosité pour une narration aussi élaborée, et la crainte d'un produit un peu prétentieux, à la fois sur la recherche personnelle et sur la mise en forme visuelle, et pas forcément à la hauteur de ses prétentions. La scène d'ouverture rassure tout de suite avec une chaude ambiance mordorée, des dessins entremêlant réalisme photographique et ressenti impressionniste dans un tout cohérent, et une situation très terre à terre (le jeune élève posant une question insultante sans s'en rendre compte).
Effectivement, il est possible de lire cette bande dessinée au premier degré : l'histoire d'un musicien qui s'est rendu compte qu'il était juste bon, et pas génial, incapable d'exprimer des émotions de manière poignante ou universelle, de les transmettre à ses auditeurs. Il se retrouve face à son premier véritable amour à qui il n'a jamais su le dire. Il doit faire face à ses choix de vie : se tenir éloigné de sa mère, sans lui rendre visite, et en laisser la responsabilité à sa sœur. Il ne peut que constater qu'il ne laissera pas de trace après sa mort. Il est accablé par le fait qu'il ne connaissait pas vraiment sa mère. La narration visuelle est étonnante de bout en bout, rappelant les grandes heures de Bill Sienkiewicz, mais sans ses fulgurances les plus avant-gardistes. L'artiste maîtrise parfaitement le dessin réaliste, la mise en couleurs de type peinture, les collages, les surimpressions, des pages vraisemblablement réalisées à partir de différentes techniques, assemblées et complétées à l'infographie, sans la froideur qui y est parfois associée, en conservant la chaleur organique du dessin à l'ancienne. le lecteur est invité à suivre la prise de conscience progressive d'Erik Dieter, dans des pages diffusant doucement des émotions adultes. le scénariste développe son récit sur une structure d'enquête (Qui était Dalton Blakely ?), avec un unique élément surnaturel (le spectre blanchâtre), apportant une accroche divertissante, sans nuire à l'introspection du personnage principal.
Il est très difficile de parler musique en bande dessinée, car celle-ci ne permet pas de faire ressentir une mélodie, ou un rythme. Ici, les auteurs ont choisi de s'y prendre autrement. Erik Dieter est un saxophoniste professionnel et il joue du saxophone à quelques reprises, le lecteur pouvant voir la réaction des spectateurs touchés par sa musique, alors même que le récit ne précise pas dans quelle branche du jazz il s'inscrit. Pour autant, il ne fait nul doute que l'histoire se déroule bien sous l'influence du jazz. de temps à autre, le lecteur peut apercevoir un bout d'affiche ou de programme, avec une portion de nom. Ainsi même s'ils ne sont pas mentionnés explicitement, plusieurs grands noms sont présents en filigrane : Miles Davis (1926-1991), Charlie Parker (1920-1955), Charles Mingus (1922-1979), Thelonius Monk (1917-1982), Bill Evans (1929-1980), John Coltrane (1926-1967). C'est un moyen élégant de ne pas assommer le lecteur néophyte avec des références qui ne lui parleraient pas, en les conservant en arrière-plan, et également de faire des clins d'œil discrets au connaisseur.
Le lecteur se laisse donc envelopper par ces ambiances visuelles, ressentant les états d'esprit du personnage principal qui est presque de tous les plans, le suivant dans son questionnement. Effectivement, la narration visuelle s'avère riche et variée, très agréable, aussi sophistiquée qu'accessible, et suscitant des émotions aussi ténues que touchantes. Il devient vite évident que le scénariste a pensé sa narration en termes visuels, car ce n'est pas une suite de cases avec que des têtes en train de parler. Les personnages accomplissent des actions de la vie de tous les jours qui montrent une partie de leurs relations interpersonnelles. Les mises en page peuvent aussi bien être sous forme de bandes de cases rectangulaires, que sous forme d'illustration accolées, ou encore de cases en insert, de dessin en pleine page, etc. Pour autant, il se dégage une forte cohérence visuelle dans la narration. le lecteur se retrouve vite subjugué par le jeu entre réalisme et impressionnisme, par la mise en couleurs sans rapport avec un simple coloriage naturaliste, par des visuels saisissants sur le moment. Il découvre après coup que cette magnifique vue du dessus d'Erik Dieter montant un escalier en spirale constitue un motif visuel qui va revenir plus tard, donnant un autre sens à cette image. Anand RK sait combiner la banalité du monde avec l'unicité d'en faire l'expérience, à la fois physique et mentale, rendant évident l'état d'esprit du personnage alors que des processus mentaux complexes sont à l'œuvre.
Le lecteur ressent bien que le parcours d'Erik Dieter est celui d'un homme ayant déjà plusieurs décennies d'expérience, vraisemblablement un quadragénaire. Il découvre en même temps que lui une vision de la jeunesse d'Alana Roux sa mère, et sa fascination pour un musicien de jazz (un saxophoniste) qui n'a laissé aucune trace et qui est mort dans un incendie vraisemblablement criminel. L'enquête avance tranquillement de témoin en témoin, avec un bon coup de pouce d'un inspecteur de police sympathique. Mais l'intérêt du récit ne réside pas l'enquête, plus dans la manière dont elle éclaire les choix de vie de Dieter, et ce qu'elle apporte à sa compréhension du passé, de l'éducation qui lui a donné sa mère. L'élément surnaturel fait sens, comme la matérialisation d'un élément essentiel dans le jazz. La compréhension progressive d'Erik Dieter est celle d'un adulte qui prend la mesure de l'importance des choix de ses parents dans la construction de sa vie d'adulte, avec un regard pénétrant et intelligent de l'auteur.
La couverture et le design de cette bande dessinée contiennent la promesse d'un récit sophistiqué et adulte. Le lecteur a le plaisir de découvrir que la promesse est tenue, avec une narration visuelle épatante et pertinente, et une prise de conscience progressive et signifiante pour le personnage principal. Les auteurs ont réussi un magnifique portrait d'un professeur de saxophone jazz, découvrant un autre regard sur sa vie.
Omnia sunt communia.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, relatant un épisode historique se déroulant en 1525. Il a été réalisé par Gérard Mordillat pour le scénario, et par Éric Liberge pour les dessins en noir & blanc, avec des nuances de gris, avec une tache de couleur en page 105 et une en page 110, la dernière page du récit. le tome se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Mordillat, à l'attention de Liberge, présentant la nature du récit, ainsi que par une page de chronologie de la guerre des paysans, de 1490 avec la naissance de Thomas Müntzer, à juillet 1525 avec la parution de Missive sur le dur opuscule contre les paysans, de Martin Luther.
Rome, chantier de la basilique Saint Pierre, 1514. Il s'appelle Luca Ponti, mais il est un Médicis comme le saint père Léon X. Sa mère – dont la beauté excite encore la jalousie de toutes les romaines – travaillait comme chambrière au service des Médicis. Il est le fils de Jules de Médicis. le prince ne pouvait pas le reconnaître, mais il s'est chargé de lui faire donner une éducation chez les dominicains à Santa Sabina où il a appris le latin et le grec, le français et l'allemand. Il a été présenté à maître Raphaël par Margherita Luti, la fille d'un boulanger, sa maîtresse qui est une amie d'enfance de sa mère, et sa voisine dans le Trastevere. Dieu lui a donné un don et il peut presque recopier la nature à s'y tromper, y compris les visages. À quinze ans, il est entré en apprentissage dans son atelier pour y apprendre l'art de peindre. Il y travaille avec maître Raphaël depuis qu'il est le seul architecte à Saint Pierre. Aujourd'hui, avec Enrico Labate et Bernardo Tofoletti, maîtres charpentier et carrier du chantier, ils accompagnent le saint-père pour visiter les travaux de la basilique Saint Pierre que son maître doit reprendre après la mort de Bramante, l'architecte.
Luca Ponti observe les ouvriers au travail sur la fresque, et il écoute Raphaël rendre compte de l'avancement du chantier, au pape. Celui-ci lui demande de finir le chantier avant que le Seigneur ne le rappelle à lui. Raphaël l'informe qu'avant de reprendre la construction, il doit corriger ce qui a été mal fait, ce qui se fissure, ce que Bramante a laissé inachevé. Leur conversation est interrompue par une sœur venue informer le pape que Albert de Bandebourg et le banquier Fugger l'attendent pour l'audience qu'ils ont demandée. le premier demande l'archevêché de de Mayence, le second se déclare prêt à consentir la somme nécessaire au premier pour acquérir ledit archevêché, car il sait que les indulgences garantiront un remboursement facile. L'accord est conclu. Plus tard, le pape confie une mission à Luca Ponti : suivre Tettzel qui va lever l'indulgence pour faire des rapports sur ce qu'il fait, sur l'argent qu'il ramasse, sur tout. Luca Ponti devient l'envoyé du pape. Il part pour l'Allemagne, malgré les cris et les pleurs de sa mère. Il lui faut près de deux mois pour arriver à Wittenberg, allant de monastère en monastère.
Dans la postface, le scénariste évoque la genèse de ce récit : des lectures, le rêve inaccompli d'un film avec Roberto Rossellini et enfin cette œuvre graphique. C'est la troisième collaboration entre les deux créateurs, après la trilogie de le Suaire : Lirey, 1357 et Notre part des ténèbres (BD). Ils ont appris à travailler ensemble et il ne reste rien de la forme cinématographique : il s'agit bien d'une bande dessinée utilisant les spécificités de cette forme d'expression. le titre annonce clairement l'enjeu : une reconstitution historique d'une révolution paysanne en 1525. le récit commence à Rome et passe rapidement en Allemagne, où Martin Luther (1483-1546) joue un rôle de premier plan. En effet, le récit met en scène l'affichage de ses quatre-vingt-quinze thèses le 31 octobre 1517, le temps d'une page, puis la manière dont elles sont reprises par d'autres prêtres allemands, ainsi que les actions de l'Église, ou plutôt du pape et de ses envoyés, pour faire rentrer Luther dans le rang et protéger leurs intérêts financiers. S'il a déjà lu le suaire, le lecteur connaît déjà clairement la position du scénariste sur l'Église catholique et sa hiérarchie : une véritable haine. Il n'est donc pas surpris par la condamnation des indulgences, ni par l'angle d'attaque sur l'hypocrisie d'une institution dont les responsables se gavent, alors que leurs fidèles se privent pour payer les divers impôts. Il peut même trouver que Mordillat fait presque preuve de retenue.
Les deux auteurs font preuve d'une implication totale pour réaliser une reconstitution historique tangible et plausible. Pour commencer, le scénariste situe les principales figures religieuses : Martin Luther, Thomas Müntzer (1489-1525), Jean Huss, (1372-1415), le pape Léon X (1475-1521), Andreas Rudolf Bodenstein (1486-1541), Philipp Melanchton (1497-1560). Les personnages développent l'avancement du chantier de la basilique Saint Pierre à Rome et son financement, les conditions de vie des paysans, la violence des révoltes, les enjeux d'une traduction de la Bible en langue commune, dire la messe en allemand, l'excommunication de Martin Luther, son mariage, les conditions de travail dans une mine, le nombre de soldats (40.000) face aux paysans (8.000), etc. le lecteur constate l'habileté élégante avec laquelle le scénariste sait distiller un grand nombre d'informations historiques et religieuses dans les dialogues, et quelques cartouches d'exposition. Il apprécie qu'il sache expliquer les enjeux théologiques dans un langage accessible, sans en sacrifier l'importance, et évitant toute formulation moqueuse, sarcastique ou agressive. le récit du déroulement des faits historiques parle de lui-même et le scénariste n'a pas besoin d'en rajouter.
Ensuite, l'artiste épate le lecteur du début à la fin par sa capacité à insuffler de la vie dans chaque séquence, même les passages de prêche ou de discussions statiques, avec un soin remarquable dans le détail. L'album s'ouvre avec un dessin en pleine page : une vue de Rome, avec le chantier de la basilique en arrière-plan, et il ne maque aucune maison, aucune façade, aucune toiture. Par la suite, plusieurs scènes se déroulent dans des églises, ou des abbayes, des monastères, dont l'architecture est à chaque fois représentée de manière à bien montrer le style correspondant, qu'il s'agisse des façades de ces monuments, ou des arches, des ogives, des piliers à l'intérieur, attestant du goût de Liberge pour ces monuments. Les cases avec des décors de village, de milieux plus modestes ou pauvres, ou des étendues naturelles offrent à chaque fois une tangibilité assurant une visite de grande qualité au lecteur, une remarquable immersion, passant par une étable, les Enfers, le pied de remparts, l'arrière d'un chariot, une grange avec du foin, le champ de bataille, une presse à imprimer, un bûcher. le soin apporté aux personnages relève du même niveau : les tenues vestimentaires (robe de bure, habits religieux, vêtements simples de paysans, riches atours des nobles et des hommes d'église de rang élevé), les coiffures (naturelles, ou tonsures), les accessoires que ce soient des outils agricoles, des accessoires du culte, la vaisselle des banquets, etc. À chaque séquence, le dessinateur conçoit un plan de prises de vue spécifique, que ce soit une succession rapide de cases pour un échange énervé ou une joute verbale, ou des plans larges pour rendre compte du nombre de personnes et l'ampleur d'un mouvement.
La coordination entre scénariste et dessinateur apparaît très rapidement : page 9 une demi-page sous forme d'un dessin simple accompagnant un texte sur un parchemin, pages 12 & 13 des dessins de la largeur de la page pour évoquer les tourments en enfer, pages 16, 21 et 24 des dessins sans nuance de gris avec le personnage au centre et des évocations de sa vie autour, pour présenter respectivement la vie de Martin Luther, celle de Thomas Müntzer, Jean de Médicis. Puis les pages 36, 37 et 38 forment une séquence dépourvue de tout texte, de tout mot, attestant de la confiance totale que le scénariste accorde au dessinateur pour raconter l'histoire, et il y en aura d'autres par la suite. Les deux auteurs ont à cœur de présenter une reconstitution dépourvue d'exagérations romantiques, que ce soit côté clergé et noblesse, ou côté paysans et prêtres réformateurs. le peuple souffre sous le joug des puissants, et lorsqu'ils se révoltent, ils tuent et massacrent. Gérard Mordillat ne fait d'aucun personnage, un héros au cœur pur. Il met en scène une guerre, dans tout ce qu'elle a de brutal, avec ses déchainements de violence meurtrière, ses tueries sur le champ de bataille, et ses mises à mort de boucs émissaires par la foule vengeresse, des boucheries inhumaines.
En fonction de sa familiarité avec cette époque en Allemagne, le lecteur découvre plus ou moins de choses. S'il est familier de l'œuvre récente du scénariste, il constate à nouveau qu'il fait preuve de retenue dans sa présentation des faits. Par exemple, il ne matraque pas l'antisémitisme dont fera montre Martin Luther à la fin de sa vie. Il s'attache à l'évolution des positions et des actes de Thomas Müntzer, par le biais de la vision que Luca Ponti en a. Il parvient avec une élégance remarquable à montrer comment la dénonciation des indulgences induit une remise en cause de l'ordre social établi, comment Martin Luther envisage cette rébellion contre la papauté et son clergé, et comment Thomas Müntzer développe une attitude plus cohérente avec la logique interne des quatre-vingt-quinze thèses. le scénariste se montre honnête dans sa façon de présenter les faits, ne se limitant pas à une dénonciation pleine de fiel, montrant ce qui aurait pu être, sans rien occulter des réalités mortelles d'une révolution, sans angélisme quant aux conséquences pour les paysans qui ont suivi Thomas Müntzer dans cette guerre.
S'il a lu Le suaire des mêmes auteurs, le lecteur peut craindre que la présentation des faits ne tourne à la diatribe par moments. Dès les premières pages, il se retrouve subjugué par la qualité de la narration visuelle, sa générosité et sa consistance, appréciant son naturel grâce à une vraie collaboration entre scénariste et dessinateur. Au fil des pages, il constate que le scénariste a conçu une structure qui fait la part belle aux personnages et à leurs émotions, leur engagement, à la présentation organique des informations nécessaires à la compréhension et à l'établissement des enjeux, pour un tableau saisissant et nuancé des paramètres politiques et religieux de la société de l'époque en Allemagne. À plusieurs reprises, le lecteur est frappé par le parallèle qui s'établit de lui-même entre cette situation et l'époque contemporaine. Page 82, un paysan résume la situation : tout augmente, les dîmes, les redevances, les impôts pèsent de façon insupportable sur nous tous. le lecteur se prend à rêver d'une bande dessinée de même qualité sur le mouvement de Niveleurs (Levellers) pendant la guerre civile anglaise (1642-1651) demandant des réformes constitutionnelles et une égalité des droits devant la loi.
Abin Sur passe le flambeau à Hal Jordan.
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Ce tome regroupe les numéros 29 à 35 de la série mensuelle. Geoff Johns a réussi jusqu'ici un sans faute avec le retour d'Hal Jordan et il n'hésite pas prendre le risque d'emmener ses lecteurs dans le passé. Après la cataracte de révélations contenues dans Sinestro Corps War, ce tome nous ramène au moment où Abin Sur mourant confie son anneau de Lantern à Hal Jordan.
L'histoire est connue de tout le monde. Un extraterrestre dénommé Abin Sur s'écrase dans son vaisseau spatial dans une zone désertique située près de Coast City. Avant de rendre l'âme, il intronise Hal Jordan dans le Green Lantern Corps et fait de lui son successeur et le responsable du secteur 2814. Hal Jordan se retrouve sur Oa pour un stage d'initiation un peu musclé avec Kilowog et il croise le chemin de Sinestro dont Abin Sur avait été le mentor. À eux deux, ils vont devoir récupérer ce qui s'est échappé du vaisseau avant son anéantissement.
Les responsables éditoriaux ont à plusieurs reprises indiqué que les coups de poing de Superboy Prime pour s'échapper de l'espace extradimensionnel ont altéré la réalité pendant Infinite Crisis et que les origines définitives des héros devaient être revues. Geoff Johns signe là un scénario exceptionnel qui reprend les éléments les plus connus de l'origine d'Hal Jordan en les complétant par des précisions sur des aspects curieux de l'histoire originelle. Par exemple, pourquoi Abin Sur voyage-t-il à bord d'un vaisseau spatial alors que son anneau lui permet de voyager dans l'espace ? Qu'est ce qui a provoqué les avaries à bord de son vaisseau ? Quels sont les liens qui unissaient Abin Sur et Sinestro ?
Geoff Johns réussit à nous intéresser à une histoire que l'on croyait connaître par cœur. Les relations entre Hal Jordan et Carol Ferris sont remises à plat. La transformation d'Hector Hammond est intégrée intelligemment au mythe des Lanterns. William Hand (personnage clef de Blackest Night) est également présent à ce moment charnière. Une fois ces explications fournies, Johns peut alors se permettre d'ajouter la présence d'Atrocitus sans offenser même le plus réactionnaire des fans de la première heure.
L'ensemble des 7 épisodes est illustré par Ivan Reis qui a progressé depuis les Sinestro Corps Wars. Certains visages et certaines postures restent empreintes de la marque du maître Neal Adams. D'autres cases évoquent un Alan Davis au meilleur de sa forme. Chaque page est claire et facile à lire. Les doubles pages ne sont là que pour servir l'histoire, et pas pour épater la galerie. Les personnages ont tous une identité visuelle solidement établie. Geoff Johns a trouvé un illustrateur à la hauteur de la qualité de ses scénarios.
Encore une fois, Geoff Johns nous raconte une histoire (que l'on croyait déjà connaître) palpitante qui présente un équilibre parfait entre action, superhéros, humour, mythologie des Green Lantern (le secteur 666 n'est pas oublié) et psychologie des personnages. Hal Jordan est une personne qui est en colère. C'est une preuve du talent de Johns que de nous montrer comment se manifeste cette colère de manière différente en fonction de l'interlocuteur.
Tout est relatif. - Albert Einstein
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Ce tome contient un récit complet, paru en 2014, sans sérialisation préalable, sous la forme d'un album. L'histoire a été écrite et dessinée par Jim Starlin (le créateur du personnage Thanos), encrée par Andy Smith, avec une mise en couleurs de Frank d'Armata, assisté par Rachelle Rosenberg. Il bénéficie d'une introduction d'une page très pénétrante, écrite par Douglas Wolk, journaliste pour le New York Times, Time magazine et d'autres.
L'histoire s'ouvre sur la création de l'univers à partir d'un néant blanc (en 1 page), suivi par une discussion entre les personnages incarnant l'éternité, l'infini et le Tribunal Vivant. La scène suivante montre Thanos affalé dans son fauteuil, un filet de bave aux lèvres, à bord de son vaisseau Sanctuary IV. Il a senti un déséquilibre dans l'état de l'univers, sans réussir à en identifier la nature ou la source. Il a projeté son image à bord du vaisseau des Gardiens de la Galaxie, pour s'enquérir si Drax perçoit ce même décalage. Puis il se rend dans le domaine de la Mort pour consulter le puits de l'Infini (Infinity well). Il ressort de ce bref séjour dans son domaine, avec un indice sur un objet lié à cet état, ainsi qu'un individu désincarné qui le suit.
En 2012, la séquence après les crédits du film Avengers montre un individu violet à forte carrure : Thanos. Cette notoriété soudaine a conduit Marvel à rééditer les récits les plus marquants où apparaît ce personnage, ainsi qu'à renouer des relations éditoriales avec Jim Starlin son créateur (même si Marvel détient les droits de propriété intellectuelle de Thanos). En VO, le lecteur profite alors d'une série de rééditions soignées, allant des premières apparitions du personnage (Avengers vs. Thanos) jusqu'à Infinity abyss (2002), en passant par l'inévitable Infinity gauntlet (1991), sans même oublier Marvel universe: the end (2003).
Autre bénéfice : les responsables de Marvel commandent une nouvelle histoire de Thanos à Starlin, certainement dans le cadre d'un accord préventif pour lui offrir une forme de reconnaissance (pour ne pas dire compensation) du fait qu'il est le créateur du personnage (mieux vaut pour l'image de marque de l'entreprise Marvel que l'auteur soit satisfait de son sort, plutôt qu'il s'épanche sur le manque de considération au travers des réseaux sociaux).
Dès la première séquence, le lecteur constate que Starlin est en pleine forme, et égal à lui-même. le cadre cosmique est posé avec l'évocation de la naissance de l'univers (même si la question sur son commencement fait son âge, car elle ne prend pas en compte les travaux plus récents d'astronomes comme Stephen Hawking). Dans la deuxième séquence, Thanos apparaît massif, trônant sur son fauteuil et déjà en train de mettre en œuvre une stratégie attestant qu'il a plusieurs longueurs d'avance sur tout le monde.
Comme dans les précédents récits consacrés à Thanos, Jim Starlin fait figure d'employé modèle. Il a bien fait ses devoirs, et ses recherches, faisant état à plusieurs reprises de la continuité en vigueur en 2014, que ce soit pour les gardiens de la galaxie (où il met en avant Drax et le duo vedette formé par Rocket Raccoon & Groot), le petit souci de continuité lié à la réapparition de Thanos (sans explication) après sa disparition au cours de The Thanos imperative, ou encore l'existence de l'équipe cosmique de choc des Annihilators, créée par Dan Abnett et Andy Lanning.
Comme dans les précédents récits consacrés à Thanos, Jim Starlin intègre Adam Warlock à l'histoire, ces 2 personnages incarnant une variation du yin et du yang. Comme d'habitude, le lecteur se dit que Starlin cède un peu à la facilité en répétant le schéma habituel des récits estampillé Infinity en faisant interagir ses 2 personnages fétiches. Comme d'habitude, la lecture de Infinity revelation produit de prime abord un drôle d'impression, un mélange un peu heurté d'une quête d'un objet de pouvoir indéterminé, avec un risque à l'échelle de l'existence de l'univers, et des combats physiques parachutés pour remplir le quota contractuel, pour aboutir à une séquence métaphysique à la portée toute relative.
Bien que Starlin ne s'encre pas lui-même, il est visible qu'il a pris le temps de peaufiner ses dessins. Pour commencer, il a enfin investi dans un logiciel infographique qui date de moins de 15 ans et les effets spéciaux sont moins ridicules que sur ses précédents travaux (ou alors il a délégué la tâche de réaliser des arrières plans à l'infographie aux 2 metteurs en couleurs). Ensuite, il est visible qu'il a recours régulièrement au raccourci qui consiste à situer une scène dans un endroit désertique pour s'économiser sur les décors, mais il gère la surface de la case de manière à en occuper la majeure partie. Ainsi la densité d'informations visuelles reste satisfaisante. Enfin quand la séquence le requiert, il sait réaliser des décors détaillés qui permettent au lecteur de s'immerger dans l'endroit décrit.
En surface, le lecteur prend plaisir à lire un récit de superhéros de type cosmique, avec quelques invités surprises utilisés à bon escient et le risque de la destruction de toute la réalité. À y regarder de plus prêt, dès la page 4, le lecteur a le plaisir de voir que Starlin rehausse son récit de quelques touches discrètes d'autodérision montrant qu'il ne se prend pas trop au sérieux. Cela commence avec la première image de Thanos, avec le petit filet de bave au coin de la bouche comme n'importe quel usager assoupi des transports en commun. Dans la séquence suivante (à bord du vaisseau des gardiens de la galaxie), voilà que le costume de Drax subit des fluctuations, oscillant du simple pantalon avec des gros tatouages rouges, à son ancien costume violet. Thanos va également évoquer les différentes tenues vestimentaires d'Adam Warlock au fil des époques.
Arrivé au milieu du récit, Warlock et Thanos passent en revue les agissements de ce dernier évoquant tout (y compris Akhenaten) qu'il s'agisse des histoires écrites par Starlin ou par d'autres (Starlin n'hésitant pas à égratigner les autres scénaristes qui ont écrit le personnage sans respecter son profil psychologique), Warlock raillant Thanos pour sa propension à tabasser les superhéros plutôt que de discuter avec eux. Il s'offre à nouveau une séquence au cours de laquelle Thanos bat à plate couture quelques superhéros (les Annihilators) pour bien rappeler qu'ils n'arrivent pas à la cheville de Thanos qui est au dessus de la mêlée.
Alors que la fin peut laisser un goût d'incompréhension au premier degré, en y réfléchissant, Starlin s'en sert comme d'une métaphore pour relativiser l'importance de la continuité et le changement de psychologie des personnages manipulés par des scénaristes successifs. Starlin jette un regard apaisé sur les distorsions de continuité (pour ne pas dire les incohérences), indiquant que ce qui importe au final, c'est avant tout les qualités intrinsèques du personnage que le créateur lui a insufflées. Il finit même par justifier de manière convaincante le retour au statu quo et sa nécessité pour des personnages récurrents de fiction : une belle déclaration d'amour au médium des comics, une belle acceptation des avanies que subissent des personnages récurrents de fiction qui passent aux mains d'auteurs successifs.
Et pourquoi trop s'appliquer, c'est tuer la vie ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, dont la première édition date de 1998. Il a été réalisé par Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de cent-vingt pages.
Au temps présent, Edmond marche dans une rue en regardant les feuilles tomber à l'automne. Aujourd'hui, les feuilles qui tombent des platanes sont grises comme un ciel triste. Il lui semble qu'avant, elles étaient pleines de couleurs. Avant, quand avec Piero son frère, ils poussaient les feuilles mortes devant eux, jusqu'à ce que le tas amoncelé les empêche d'avancer. Ensuite ils sautaient dedans. Ensuite, ils choisissaient les deux plus belles pour les dessiner. C'est avec son petit frère Piero qu'il a appris à dessiner. Ils étaient toujours ensemble. À Nice où leur père travaillait, à Villars-sur-Var, le village de leur mère, leur village. Dans une étendue d'herbe, les deux enfants font des bateaux. Avec un Opinel, ils sculptent des écorces de pin, et dans un canal d'arrosage, ils leur font faire des courses. le premier s'appelle Geronimo, le second Sitting-Bull. Les deux enfants courent pour suivre les bateaux filant sur l'eau. Ils voient passer une soucoupe volante dans le ciel. La soucoupe s'écrase plus loin et une colonne de fumée s'élève dans le ciel. Ils courent pour aller voir. Ils arrivent au bord du cratère et se couchent dans l'herbe pour observer sans être vu. Piero se retient de tousser. Il y a un extraterrestre humanoïde à côté de la soucoupe. Piero décide d'aller voir.
L'extraterrestre reste assis et l'accueille amicalement. Il lui explique la situation, en lui parlant par transmission de pensée. L'essence des soucoupes volantes, c'est le rêve et sa soucoupe est en panne de rêve. Depuis tout à l'heure, il essaye de rêver, mais il n'y arrive pas. Mais Piero est un enfant, et l'extraterrestre est sûr qu'il est plein de rêves. L'enfant essaye de rêver et le plein de la soucoupe est ainsi fait. Mais avant de partir, l'extraterrestre doit supprimer de la mémoire de l'enfant ce qu'il vient de voir. Il règle son pistolet anti-mémoire et… Piero se réveille sans souvenir de ce qu'il s'est passé. Edmond le retrouve, lui parle de la soucoupe et lui montre les dessins dans le cahier. Piero aimait dessiner les voitures ; Edmond aimait mieux les chevaux. Quand Piero a eu cinq ans, il en avait six et demi. Ils ne savaient pas que la télévision avait été inventée, que certains l'avaient déjà, et ils n'avaient pas connu la maternelle. Ils ne savaient pas encore qu'ils dessinaient mieux que les autres enfants de leur âge. Ils ne les connaissaient pas, ils étaient toujours les deux ensemble. Ils ne savaient pas que c'était à cause d'une coqueluche qu'ils dessinaient bien. Piero avait eu une coqueluche, mais il toussait toujours. Et il était souvent malade. Ils étaient beaucoup, dans une maison qui avait peu de place. Ce qui fait qu'avec Piero, ils dormaient dans le même lit. Aujourd'hui, on peut penser que dormir avec son frère, ce n'est pas très bien. Pour eux c'était merveilleux.
Plonger dans un récit de Baudoin constitue une aventure imprévisible, que le lecteur soit familier de son œuvre ou non. Si c'est le cas, il connaît déjà la qualité fusionnelle de la relation entre lui et son petit frère, sinon il le comprend rapidement. Dans le premier cas, il sait qu'Edmond a voué une admiration intense à Piero, sinon il suppose qu'il va découvrir un récit intimiste et biographique sur ce thème. Dans les deux cas, les surprises abondent. Pour commencer, les dessins ne sont pas réalisés au pinceau comme la plupart des bandes dessinées de l'auteur, mais à la plume et à l'encre. Cela donne une impression un peu griffée, plus enfantine qu'abrasive ou âpre. La première séquence conforte le lecteur dans cette impression : elle s'avère très linéaire, avec un événement survenant après l'autre, comme dans l'esprit d'un enfant, et une imagination assez naïve avec cette soucoupe volante. le lecteur se dit que la narration s'avère un brin basique et se demande si la suite va être du même acabit. La rencontre avec l'extraterrestre reste dans un registre un peu naïf avec ce moteur qui carbure aux rêves.
Puis l'auteur passe à une autre facette de sa relation avec son petit frère Piero : la maladie de celui-ci qui avait contracté une coqueluche et qui souffrait encore de problèmes respiratoires. Les dessins sont alors un peu plus chargés en encre, à la fois parce que cette séquence se déroule en intérieur, à la fois parce que l'alitement de Piero rend l'ambiance un peu triste, comme toute maladie. Les dessins redeviennent beaucoup plus aérés alors que les deux frères sont couchés dans le même lit, qu'ils dorment en partageant le même rêve, celui de voler ensemble au-dessus de la Terre. le lecteur éprouve la sensation de se retrouver devant la séquence animée servant d'ouverture et de fermeture d'antenne pour la chaîne Antenne 2, diffusé entre 1975 et 1983, réalisé par Jean-Michel Folon (1934-2005), avec cette même qualité onirique, le temps des pages trente-cinq à trente-sept. Les souvenirs continuent avec la pratique du dessin par les deux frères, en particulier leur jeu préféré : prendre une grande feuille de papier et chacun dessine un château fort avec un drapeau, l'un à gauche, l'autre à droite. Un pont relie les deux forteresses et sous le pont une rivière infestée de requis ou de crocodiles suivant les jours. Puis chaque frère dessine des soldats du côté de sa page, en train de tirer à l'arc, ou d'être atteint par une flèche, en en rajoutant tant et plus, jusqu'à ce que tout devienne ratures et traits informes, les obligeant à arrêter.
Cette séquence de bataille sur une grande feuille en format paysage se déroule sur trois doubles pages (p. 40 à 45), chacune avec un unique dessin en double page dessiné de manière enfantine. Sur la deuxième, l'auteur précise qu'ils ne se servaient pas de gommes, qu'ils ne se sont jamais beaucoup servi de gommes. le lecteur se rend compte qu'il vient d'assister incidemment à la formation d'une des caractéristiques de dessin d'Edmond Baudoin. La même chose se reproduit quelques pages plus loin : Edmond évoque le fait que son frère et lui recopiait également les photos des calendriers de la poste, et celles en noir & blanc des journaux. Ils fixent longuement ces photographies et finissent par distinguer qu'elles sont plein de petits points et que quand ces points se collent, ça devient noir. Il teste alors de simplifier les photos de plus en plus pour voir à quel moments ses gribouillis noirs ne sont plus que des gribouillis. Il vient ainsi d'expliquer, avec deux dessins, le processus complexe de représentation par des traits et des taches, mettant en jeu le processus de reconnaissance et d'identification par l'esprit du lecteur. Un peu plus loin, Edmond voit des dessins d'Alberto Giacometti (1901-1966). Il comprend qu'il y a un homme qui ne se posait pas seulement la question de ce l'œil voit, mais aussi de ce qu'il y a derrière les yeux. Il devient évident pour lui que toute une vie ne suffirait pas pour comprendre. le lecteur assiste ainsi donc en toute simplicité à sa démarche artistique pour apprendre et faire l'apprentissage de la représentation, ni plus ni moins qu'un commentaire sur sa façon de concevoir ses dessins. À quel moment des traits, des taches, des hachures ne sont plus de l'herbe, des pierres, un arbre, des branches… Et pourquoi trop s'appliquer, c'est tuer la vie ?
À d'autres moments, la composante biographique, présente tout du long, reprend sa place au premier plan. Toutefois, le lecteur a bien saisi qu'elle est indissociable de son apprentissage artistique, qu'il s'agit d'une partie intégrante. Il assiste ainsi à l'arrivée de l'adolescence, à la prise d'importance des femmes dans la vie des deux frères. S'il est déjà familier des œuvres de l'auteur, le lecteur sourit car il sait que c'est une composante essentielle dans sa vie et dans ses bandes dessinées. Il se demande dans quel sens va évoluer la relation fusionnelle des deux frères, si elle va survivre aux copines, à l'éloignement des études dans des lieux distants. Il sait peut-être déjà que Piero finira par abandonner sa carrière artistique. Il en découvre ici la raison. Il assiste également à un terrible accident de la route, avec des blessures graves. En voyant le corps du jeune sur le capot de la voiture, il pense également à cette interrogation chez Baudoin : comment est-il possible qu'en s'éteignant, la vie emporte avec elle toute la personnalité d'un être humain ? Pourquoi le corps inanimé n'en contient plus rien ?
En découvrant le titre, la quatrième de couverture, éventuellement un résumé, le lecteur ne peut pas s'empêcher de se faire un film de se faire une idée a priori du contenu de la bande dessinée. Pour chaque ouvrage d'Edmond Baudoin, il a à la fois entièrement raison sur sa nature, et en même temps il ne peut pas imaginer ce qu'il va découvrir. Pour celui-ci, cela commence avec le mode de représentation choisi : d'un côté il y a bien ces dessins pas forcément jolis mais toujours facilement lisibles et vivants, de l'autre côté l'artiste n'utilise pas le pinceau mais la plume et il varie à deux ou trois reprises la tonalité globale de ses représentations. Sans surprise, la narration développe des éléments biographiques, très personnels, même s'ils peuvent être un peu enjolivés ou modifiés pour donner une histoire plus cohérente. de manière inattendue, le créateur rend hommage à d'autres artistes et il explique le cheminement artistique qui fut le sien, sa façon d'envisager la représentation de ce qu'il voit. Comme d'habitude, la lecture de cette œuvre de Baudoin apporte ce que le lecteur attend, mais aussi beaucoup plus, dans un récit qui donne l'impression d'avoir été réalisé au fil du vagabondage de sa pensée, mais qui offre une cohérence globale d'une rigueur insoupçonnable. Indispensable, ne serait-ce que parce que l'auteur tient son pari de parvenir à continuer l'enfance.
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Before Watchmen - Minutemen
Lorsque j'ai ouvert "Before Watchmen: Minutemen", j'ai été immédiatement plongé dans l'univers des années 40. Le dessin rétro de Darwyn Cooke m'a transporté dans une époque où les super-héros étaient encore des pionniers, des aventuriers costumés prêts à défendre la justice. Derrière leurs masques, les Minutemen avaient des personnalités complexes, avec des secrets, des conflits internes et des motivations variées. Certains cherchaient la notoriété, tandis que d’autres luttaient pour la justice. Le récit explore les aspects sombres du groupe, y compris des révélations sur les abus, la dépression, l’alcoolisme et la sexualité. Il montre que les super-héros ne sont pas toujours des modèles de vertu. L'intrigue sombre et réaliste m'a tenue en haleine. Les Minutemen ne sont pas des héros parfaits, mais des individus complexes avec leurs failles et leurs démons intérieurs. Les révélations sur leur passé ont ajouté une profondeur inattendue à l'histoire. En lisant cette bande dessinée, j'ai ressenti une nostalgie pour une époque que je n'ai jamais connue. Les pages se sont enchaînées, et j'ai été captivé par les dilemmes moraux auxquels les Minutemen étaient confrontés.
Meurtre télécommandé
Incarnation - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication en 1986, publié par Ballantine Books. Le scénario est de Janwillem van de Wetering (1931-2008), les dessins de Paul Kirchner. Il s'agit d'une bande dessinée de 100 pages en noir & blanc. Ce tome comprend également une introduction de 3 pages datant de 2015, de l'artiste expliquant les circonstances de la genèse, de la réalisation et de la publication initiale de cet ouvrage. Il se termine par une copieuse postface de 11 pages, rédigée par Stephen R. Bissette passant en revue par le menu détail tout ce qui rend cette œuvre unique, ainsi que le contexte de sa parution. Le Maine est l'état des vacances : c'est inscrit sur toutes les plaques minéralogiques des voitures. C'est un véritable paradis terrestre avec sa côte, ses îles, ses baies. Malheureusement, c'est un endroit accessible aux profiteurs à court terme. Que se passe-t-il quand deux des plus grandes forces des États-Unis s'y affronte dans un combat mortel, la quête pour la productivité, et l'envie d'un environnement vierge de toute souillure ? À Woodcock County, monsieur Jones vient de s'installer et d'acheter des terrains côtiers pour implanter une raffinerie de pétrole. C'est samedi, et monsieur Jones est en tenue décontractée avec son bob sur la tête, en train de pêcher sur le lac, bien installé dans sa barque avec sa maison bien en vue sur la rive. Tout en tenant sa canne à pêche de la main droite, Jones prend une canette de bière dans la glacière et en retire la languette pour en savourer le breuvage. Il sent une prise tirer sur la ligne et il jette la cannette à l'eau derrière lui pour s'occuper du poisson. Il a attrapé un beau morceau et le prend avec sa main droite pour l'assommer d'un geste violent contre le banc de nage. Il prend une autre canette pour se rincer le gosier et relance l'hameçon dans l'eau. Il remarque un avion jouet radio-contrôlé qui passe loin au-dessus de sa tête. Il l'observe du coin de l'œil. L'avion radio-contrôlé effectue un passage juste devant le visage de monsieur Jones qui lève la main pour se protéger, et qui constate que l'aéronef a entaillé sa main droite qui saigne. L'avion effectue un deuxième passage, et Jones s'écarte plus vite, s'affalant au fond de l'embarcation. Il cherche alors à redémarrer son moteur pour rentrer à l'embarcadère, mais la personne contrôlant le modèle réduit le dirige droit sur le visage de Jones qui est frappé de plein fouet et tombe en arrière dans sa barque en perdant la vie. Il est temps de faire connaissance avec les habitants des quatre maisons sur le rivage proche. Monsieur Kane un homme âgé vivant en autonomie des produits de sa ferme, en solitaire. Il sait ce que monsieur Jones souhaitait construire et peut-être qu'il n'aimait pas Jones pour ça. Valerie Curtis, une femme encore jeune, vivant d'une rente, et cultivant ses plantes. Joe McLoon, un ancien rebelle paralysé en dessous de la ceinture, vivant avec deux jeunes aides-soignantes. Steve Goodrich, un ancien acteur millionnaire, avec son majordome Erik van Heineken. Le shérif est bientôt à pied d'œuvre pour examiner le cadavre. Une couverture intrigante avec un dessin très propre sur lui, un revolver d'une taille réaliste, un détective privé avec un troisième œil, et un titre aguicheur promettant un meurtre par une méthode originale. Après cette invitation à passer des vacances dans le Maine, le lecteur plonge dans la préface de l'artiste, évoquant son rythme lent pour produire les pages, et le manque de succès de la première édition, malgré la renommée du scénariste, celui-ci étant un auteur de romans policiers, connu pour sa série Grijpstra et De Gier comptant plus de 15 tomes. Kirchner lui est connu pour des bandes surréalistes comme Dope Rider : Pour une poignée de délires. Il a connu le scénarise pour ses deux ouvrages biographiques traitant de sa pratique du Zen, et van de Wetering a apprécié ses premiers comics. Bissette développe en détails la genèse de ce comics, sortant complètement du moule de la chaîne de production des comics industriels, une exception remarquable pour l'époque. Tout commence comme un bon polar, avec une enquête sur un meurtre. Un magnat s'apprête à faire des affaires sur la côte, ce qui aura pour effet de détruire le paysage et la tranquillité. Le dessinateur réalise des images descriptives, avec des contours nets et précis, une représentation adulte et un peu épurée. Chaque case est ainsi très facile à lire quel que soit la densité d'informations visuelles, la profondeur de champ étant accentuée par de petits aplats de noir et des zones grisées, avec différentes nuances de gris. Tout commence comme un meurtre dans la campagne, avec quatre ou cinq suspects : il ne manque que Jane Marple ou Hercule Poirot et une tasse de thé. Les voisins ne sont pas si caricaturaux que ça, et le shérif est immédiatement antipathique, pour son côté bourrin. Kirchner s'amuse bien à représenter lesdits voisins, avec un dessin en pleine page pour chacun et une case en insert, jouant sur des clichés. Kane en train de bichonner son tracteur John Deere, Valerie taillant délicatement un rosier dans une belle jupe et une pose gracieuse, Mcloon sur son chopper-tricycle avec deux belles poupées à l'arrière, Steve Goodrich en maillot de bain sur un transat avec son fume-cigarette et son serviteur lui apportant un cocktail sur un plateau. Le lecteur sourit et présume que cette forme discrète de dérision annonce un récit parodique sous couvert d'un roman policier. Ça change avec les planches 21 à 23 : l'inspecteur Jim Brady attend bien tranquillement sur banc devant la gare ferroviaire que le shérif vienne le chercher. Un habitant du coin s'assoit à côté de lui et évoque les siècles passés : les indiens, les vikings, les guerres franco-indiennes, les britanniques. Euh ?!? Le shérif arrive enfin et emmène l'inspecteur sur le rivage où le corps a été retrouvé. Toujours cintré dans sa gabardine fermée, Brady ne met pas longtemps à retrouver l'avion radiocommandé et les traces de sang. Cette fois-ci, le shérif a une tête de phacochère massif. Euh ?!? Les dessins sont toujours aussi précis et propres sur eux, premier degré, figuratifs. L'inspecteur rend alors visite successivement à chacun des quatre voisins, et leur forte personnalité apparaît à la fois dans leur intérieur et leur comportement, et à la fois dans des illustrations qui révèlent la manière dont ils se perçoivent, ou le mode de vie qu'ils incarnent, ou encore des souvenirs esthétiquement embellis. Il y a donc bien un glissement dans le surréalisme, pas parce que les auteurs utilisent leurs forces psychiques pour créer, mais parce que l'enquêteur perçoit la vie psychique de ses interlocuteurs. Cela donne lieu à de planches saisissantes : le shérif avec une tête de rhinocéros, un suspect assis sur une chaise posée sur dragon enveloppant un globe terrestre, une vision de Valerie en robe dans un atelier de sorcière regardant Jim comme une proie, Steve pilotant un ULM tous les deux miniaturisés volant à travers le grand hall de sa demeure, le shérif avec une immense mitrailleuse dans les mains, bardés de cartouchières, le shérif en tricératops, les deux aides-soignantes en princesse des mille et une nuits avec Joe sur son chopper gravissant un grand huit en arrière-plan, ou encore Kane en prédicateur d'une église ornée d'un gigantesque crâne de renne. D'un côté, ces images plongent dans l'absurde, avec une part d'exagération et de clichés visuels ridicules dans leur naïveté. D'un autre côté, ces images révèlent les mythes et les illusions qui animent les individus concernés. Certes elles comprennent des clichés visuels, mais chaque composition prise dans son entièreté est originale, mêlant une forme de fierté de l'individu avec la dérision de la matérialité de ses rêves ainsi ramenés à de simples dessins. Ces derniers fonctionnent d'autant mieux que l'artiste ne change pas de registre graphique et qu'ils sont sur le même plan que les représentations très posées de la réalité normale, avec des détails remarquables comme un poisson, un oiseau, ou un animal sauvage. L'enquête acquiert alors une dimension psychique, que le lecteur peut également prendre comme étant l'expression de la forte empathie de l'inspecteur pour les personnes qu'ils rencontrent, sa capacité à les écouter vraiment, à percevoir leur personnalité profonde dans leur comportement et leurs propos. Ils sont à la fois de véritables individus animés par des valeurs et leur histoire personnelle, à la fois l'incarnation de grandes forces sociales, comme l'armée, la rébellion, la pulsion sexuelle, le désir de renommée, etc. Voilà une bande dessinée singulière. La narration visuelle est très transparente, dans un registre descriptif appliqué et légèrement simplifié pour que les images soient assimilables instantanément. L'intrigue repose sur une enquête policière simple, bien construite et révélatrice à la fois des forces systémiques de cette petite communauté, à la fois des aspirations et de l'âme de chaque personnage. Le dénouement est clair et révèle le coupable avec ses motivations. En même temps, chaque personnage est une véritable allégorie, permettant de lire ce polar comme une radiographie de la société américaine, des rêves qu'elle véhicule, et de la violence consubstantielle de sa dynamique.
C'est aujourd'hui
Les choses, de même qu'elles commencent, se terminent un jour. - Ce tome regroupe trois ouvrages de Carlos Giménez (scénario et dessin) : Chrysalide (2016), Un chant de Noël (2018), C'est aujourd'hui (2020). La première édition en français date de 2022, et la traduction a été réalisée par Hélène Dauniol-Renaud. Ces récits sont en noir & blanc. Chacun des trois récits dispose d'une préface rédigée par l'auteur. le premier s'accompagne d'un épilogue sous forme de texte consacré à Raúl, accompagné des dessins qu'il a fait de pépé Páquito. Chrysalide, 58 pages. Pablo, bédéiste vieillissant, est assis à sa table de travail et annonce que son ami Raúl est décédé il y a quelques jours. Il devrait plutôt dire, pour reprendre l'expression précise qu'il employait, que son ami Raúl a fini de mourir. Il se souvient de l'une de leur conversation dans l'atelier de son ami. Ce dernier lui expliquait qu'on a l'idée que la mort tombe sur l'être humain. Par exemple : untel est mort mardi à 11h15. Mais ce n'est pas comme ça. À moins de passer sous un autobus ou de se faire tirer dessus, ce n'est pas comme ça. Untel a fini de mourir, mais en réalité sa mort avait commencé plusieurs années auparavant. On commence à mourir le jour où on commence à penser sérieusement à la mort, le jour où on prend conscience que la fin a commencé, qu'on est dans sa dernière ligne droite. C'est ce jour-là qu'autour de l'individu commence à se former une chrysalide. Il arrive un jour où tout autour de l'individu commence à se former une espèce de cocon, une chrysalide qui, peu à peu, couche après couche, durcit, l'emprisonne, le réduit. C'est ce jour-là que l'individu commence à mourir. Lui Raúl a commencé à mourir il y a onze ans, un 11 février pour être exact. Un chant de Noël, une histoire de fantômes, 101 pages. Pour commencer, Raúl était mort. Pablo papote avec Páqui, sa femme de ménage. À sa question, il lui répond qu'il ne pense pas beaucoup à Raúl, normalement, de temps en temps. Ils évoquent les résultats de la loterie, puis elle lui demande où il va réveillonner pour la veillée. Il lui répond qu'il dîne toujours seul pour la veillée de Noël : il n'aime pas Noël, il n'en garde pas de bons souvenirs. Sa nièce Loli arrive pour l'inviter à venir manger chez elle avec tout le reste de la famille. Mais il refuse également. le soir-même, alors qu'il est dans sa chambre, le fantôme de Raúl lui apparaît pour le prévenir que trois autres spectres vont venir lui rendre visite. C'est aujourd'hui, 94 pages. Pablo est chez lui, assis sur son lit en train de discuter avec un autre lui-même. le premier porte une couronne de carton sur la tête et il fait le constat à haute voix : Alors c'est aujourd'hui. Les deux Pablo commencent à papoter, à échanger des souvenirs, des anecdotes, à faire des constats sur l'état du monde, de la société, de ses habitudes. Carlos Giménez est un bédéiste espagnol, né en 1941, ayant commencé sa carrière au tout début des années 1960. Il a acquis sa renommée avec des oeuvres autobiographiques, comme la série Paracuellos (Alfred du meilleur album au Festival d'Angoulême 1981 & Prix du patrimoine au Festival d'Angoulême 2010), et Los Profesionales. Dans les trois albums regroupés dans ce recueil, il se met en scène sous la forme d'un avatar dénommé Pablo, ce qui lui permet de raconter ses souvenirs, sans s'en tenir à une forme de vérité biographique. Dans la première histoire, il évoque son ami Raúl au travers de ses derniers jours, et de souvenirs de discussion. Dans la deuxième, il reprend le principe de Un chant de Noël (1843), de Charles Dickens (1812-1870), Pablo revisitant des moments de son passé, la réalité de son présent, et un futur possible. Dans le troisième, le titre du recueil prend tout son sens puisque Pablo vit son dernier jour en toute conscience de ce qu'il en est, en se parlant à un double fantomatique, évoquant à nouveau des souvenirs. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu appréhensif de la narration visuelle qui se compose à plus des deux tiers de personnages en plan taille ou en plan poitrine, souvent assis, souvent en train de papoter, et parfois en train de descendre un cocktail Cuba Libre (à base de rhum, citron vert, et cola). En plus, il s'agit essentiellement de dialogues entre hommes blancs d'un certain âge, vraisemblablement des septuagénaires. Les contours sont réalisés avec des traits un peu sec, quelques aplats de noir pour les ombres portées. Les personnages présentent de légères exagérations dans les expressions de visage, dans les coiffures, dans certaines postures. Bref, rien de folichon. Chrysalide s'ouvre avec un texte en introduction dans lequel l'auteur regrette le manque d'expérimentations en BD, la rareté des transgressions, le fait que presque personne ne proteste contre rien, que la routine amène à gagner sa vie en faisant toujours les mêmes travaux, la nécessité de ne pas déranger l'éditeur, ni agacer le client. Ça sent un peu la personne âgée aigrie. de temps à autre, Raúl ou Pablo effectue constats ou des jugements de valeur négatifs : tout le monde ment, la décrépitude corporelle avec l'âge, la perte de pouvoirs des états face à l'économie de marché généralisée, la destruction des emplois non qualifiés par la technologie, la fossilisation des comportements de l'individu avec l'âge, la mainmise des religions prescriptrices, le sort des réfugiés traversant la mer méditerranée sur des embarcations de fortune, la fumisterie des euphémismes, l'insignifiance d'une vie humaine, le tabou à parler de sa mort. Or à la lecture, ces dialogues, ces souvenirs, ces considérations charrient une chaleur humaine, un goût de vivre, une humanité incroyables. D'un côté, le lecteur voit un vieux barbon pontifier allant parfois jusqu'à s'écouter parler ; de l'autre côté, il dévore ces paroles d'un individu humaniste avec une solide expérience de la vie dont chaque anecdote relève des petits riens de la vie pour en révéler l'infinité de saveurs. Alors bien sûr, Carlos Gimenez a atteint son stade de maturité graphique depuis belle lurette et il ne faut pas attendre de lui qu'il innove. Alors bien sûr, un tel artiste n'a pas réussi à mener une aussi longue carrière juste sur un malentendu. Certes, il y a de nombreuses cases de Pablo en train de parler en plan taille, mais il bouge encore (il n'est pas vraiment mort), il s'emporte, il s'indigne, il va jusqu'à gesticuler parfois, exprimant ainsi son état d'esprit. En outre, la représentation des souvenirs s'accompagne souvent d'une représentation dudit passé, avec Pablo jeune homme, ou enfant, ou à un autre stade de sa vie, avec d'autres potes, des membres de sa famille, une copine. Dans ces circonstances, la prise de vue quitte le bureau de Pablo ou sa chambre à coucher pour s'aventurer dans la rue, dans d'autres intérieurs, dans une école, sur une plage, dans une chambre d'étudiant, dans un parc, etc. L'artiste représente tout ça avec une évidence et un naturel qui dénotent une longue pratique apportant une aisance donnant une impression de facilité trompeuse. S'il n'y prête pas attention, le lecteur peut même ne pas se rendre compte qu'à chaque retour dans le passé, la reconstitution de l'époque comporte des détails authentiques, directement issus de la mémoire de l'auteur. de même, il suffit d'une planche pour prouver sans doute possible la qualité de la narration visuelle : la planche 77 de Un chant de Noël, muette sans un seul mot, et reprenant la découverte du corps d'Aylan Kurdi, enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015. Quoi qu'il en soit, le lecteur oublie rapidement ses réserves sur la narration visuelle car Pablo se révèle être un homme singulièrement attachant, même sans partager toutes ses convictions. En fait, il ne raconte rien d'exceptionnel : des anecdotes sur sa vie, banales prises une à une. Elles dégagent un parfum un peu exotique car il s'agit de la vie d'un auteur espagnol de bande dessinée, peu probable que ce soit la situation du lecteur. D'un autre côté, elles brossent le portrait d'un homme ordinaire, commun, parfois médiocre, qualificatif qu'il utilise lui-même. En même temps, elles relatent l'expérience faite de la vie, l'expression d'une humanité universelle générant une empathie chez le lecteur. de temps à autre, ce dernier peut s'offusquer de se retrouver face à des certitudes défaitistes, certes construites à partir de nombreux constats faits au cours d'une vie riche de plusieurs décennies. Toutefois, il devient vite évident que ces anecdotes qui se rapportent toutes à Pablo (ou presque) parlent surtout des autres personnes qu'il a rencontrées ou côtoyées. Ces trois autofictions parlent de lui sans être nombrilistes ou égocentriques. Son évocation de la vie se fait avec la conscience explicite et exprimée de sa mort, sans rien de macabre ou de morbide. En cela, il applique le principe qu'il développe dans sa première introduction : une transgression majeure (parler de sa propre mort) et aborder des sujets personnels et d'actualité tels que certaines facettes de la société, ou l'état du monde. En outre, Carlos Gimenez n'est pas un donneur de leçon : il exprime son opinion personnelle présentée comme telle, il expose sans fard les facettes les moins reluisantes de sa personne. Il sait mettre en lumière des aspects de la condition humaine aussi bien dans la vie de tous les jours (se baigner en été et découvrir à quel point le monde peut se passer de soi) que dans un fait divers atroce (la mort d'Aylan Kurdi et l'impuissance de l'individu à l'éviter, ainsi que l'obligation de savoir qu'on vit dans un monde qui s'accommode d'une telle tragédie), ou une tragédie meurtrière (l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015). Par ailleurs, au fil de ces trois récits, le lecteur comprend que l'auteur dispose d'une culture littéraire, sans qu'il n'ait besoin de l'étaler avec l'évocation en passant d'auteurs comme Gustavo Bécquer (1836-1870), Jack London (1876-1916), Guy de Maupassant (1850-1893), André Maurois (1885-1967), Francisco Candel (1925-2007), Charles Dickens (1812-1870), Omar Khayyam (1048-1131). Feuilleter cette bande dessinée ne donne pas forcément envie de la lire. En revanche commencer à la lire donne une envie irrépressible de passer du temps en compagnie de Pablo / Carlos Giménez par ce moyen privilégié. La narration visuelle ne paye pas de mine, pour autant après quelques pages le lecteur ne peut pas l'imaginer sous une autre forme. Après quelques séquences, il a fait l'expérience de sa richesse sous-jacente. Au début, Pablo semble être un vieil oncle un peu casse-pied avec ses rengaines. Rapidement, il devient un homme expérimenté qu'on a envie d'écouter pour ses anecdotes sur sa vie, pour ses avis éclairants et tolérants. Lui-même dit qu'il est devenu l'homme âgé qu'adolescent ou jeune homme il considérait comme un fossile, un être humain dont le corps a commencé à dépérir, tout le contraire de l‘appétit de vie. le lecteur n'entretient aucun doute sur l'inéluctabilité de la fin de l'ouvrage, et c'est pourtant une vraie tristesse qui l'étreint. Formidable.
L'Arabe du futur
Dès le premier tome, la première image des aventures du quotidien de ce gamin écartelé entre trois continents donne le ton. Riad se représente à l’âge de deux ans, tel une sorte d’angelot doté d’une chevelure blonde imposante. Il était « l’homme parfait ». Maniant à merveille l’autodérision, il va nous narrer ses origines en partant de la rencontre improbable entre sa mère bretonne et son père syrien lorsque ce dernier était venu à Paris pour y faire des études grâce à une bourse de son gouvernement. Beaucoup plus tempérée et pragmatique — surtout très patiente — Clémentine devra souvent composer avec les sautes d’humeur d’un compagnon quelque peu lunaire et fantasque, personnage fanfaron sensible aux idées de progrès, mais parfois un peu obtus et contradictoire, tenant parfois des propos racistes ou belliqueux, avec cette obsession de porter le titre honorifique de « docteur »… Au fil des années, les relations entre ses parents vont se distendre, sa mère étant à la fois lassée des frasques de son mari et gagnée par le mal du pays. Jusqu’au point de non-retour, où ce dernier commettra l’irréparable… La capacité de l’auteur à compiler quantité de petites anecdotes, souvent insignifiantes en apparence et pourtant toujours révélatrices d’un point de vue sociétal, est impressionnante. On se demande véritablement comment à cet âge un enfant peut avoir emmagasiné autant de souvenirs dans sa mémoire ! C’est toujours très juste et à travers les yeux de Riad, ces anecdotes prennent une dimension drolatique et jubilatoire, en particulier lorsque notre blondinet arrive à l’adolescence. Il n’est plus vraiment le mignon chérubin des débuts avec son visage constellé de boutons d’acné, même on sait bien que c’est l’âge des complexes… Il n’y a assurément pas qu’une seule raison au succès du projet, la première étant assurément le talent de conteur de son auteur, de dessinateur aussi, avec ses petits personnages ronds et avenant, associés à son humour si particulier. En plus de ses qualités, le public, a fortiori français, n’a pu être qu’intrigué par ce titre extrêmement bien choisi dans un contexte où le terme « arabe » est depuis longtemps chargé de connotations, pas toujours forcément bienveillantes pour les intéressés… Et puis l’histoire personnelle de Riad, avec cette double culture qui lui a permis de vivre dans deux pays aux mœurs radicalement différentes, d’un côté la Syrie, où sa blondeur faisait de lui un être à part et où il n’a jamais vraiment « pris racine », d’un autre la Bretagne, où il était vu comme « le blondinet avec un nom arabe », et puis bien sûr les rapports compliqués avec son père. Un parcours atypique et certes enrichissant qui a donné naissance à un récit passionnant, le bouche à oreille ayant sans doute fait le reste, au-delà des frontières, à l’instar de « Persépolis ». Les témoignages sur une région du monde où certains archaïsmes peuvent autant révulser que fasciner intéressent le public… sans doute encore plus depuis le 11 septembre 2001. La sortie du dernier volume de « L’Arabe du futur » en 2022 a fait office d’événement, et incontestablement, c’est la page d’une incroyable épopée qui s'est tournée, laissant peut-être aux aficionados un sentiment de vide, mais c’est sans compter sur la fantaisie et la créativité de son auteur, qui a sans doute plus d’un tour dans sa boîte à crayons. En attendant, ceux-ci pourront toujours se consoler avec sa nouvelle série très bien accueillie à sa sortie en 2021, "Le Jeune Acteur", qui raconte les débuts de Vincent Lacoste au cinéma.
Ar-Men - L'Enfer des enfers
Le marin rêve face à la mer, le gardien de phare face à la terre. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Publié pour la première fois en 2017, il est réalisé par Emmanuel Lepage, scénario, dessins et couleurs. Dans cette édition de 2022, se trouvent un dossier de dix pages, une rédigée par Claude Gendrot sur l'origine du projet, et les autres contenant de somptueuses illustrations préparatoires. À l'école ou au café, Germain a toujours aimé la table du fond, dos au mur, seul dans son coin. Invisible, il écoutait bruisser les autres. Rien ne pouvait l'atteindre, il se sentait en sécurité. Il a choisi de vivre au fond du monde. Par temps clair, il croit apercevoir la silhouette sombre de la pointe du Raz qui s'avance comme une griffe. Au creux d'abers imprécis, les taches blanches des maisons de pécheurs se confondent avec l'écume qui ruisselle le long de falaises labourées d'entailles. Parfois il distingue la tour de la Vieille, qui semble s'arracher à ces tenailles pour gagner le large. À moins que ce soit la masse du phare de Tévennec, le phare maudit où aucun gardien ne veut vivre. Seule maison-phare en pleine mer, Tévennec est vide depuis des décennies, mais les légendes demeurent. Puis à l'ouest, l'île de Sein résiste aux assauts incessants d'une mer jamais tendre. Maigre échine d'une terre que l'on prétend aujourd'hui engloutie. Et puis un chapelet de roches qui court jusqu'à lui : la chaussée. On dit qu'un navigateur qui la traversait sans l'aide d'un bon pilote de l'île ne devrait son salut qu'à un heureux hasard. Pendant des siècles, les navires se sont fracassés sur ses récifs meurtriers, un cimetière. le territoire sacré du Bag Noz, le vaisseau fantôme des légendes bretonnes. À la barre œuvre l'Ankou, le valet de la mort. Au bout de cette basse froide, un fût de vingt-neuf mètres émerge des flots, Ar-Men. Il est le phare le plus exposé et le plus difficile d'accès de Bretagne, c'est-à-dire du monde. On le surnomme l'enfer des enfers. C'est à Ar-Men que Germain s'est posé, adossé à l'océan. Loin de tout conflit, de tout engagement, il est libre. Ici, tout est à sa place… et il est à la sienne. Ce matin, c'est la relève, le pain frais. Pierrick qui est là depuis vingt jours cède sa place à Louis. Dix jours l'un, dix jours avec l'autre. Encore une dizaine pour Germain et il redescendra à Sein, si le temps le permet. Il aimerait parfois qu'on l'oublie là. Il se blottirait dans un coin et ne ferait plus de bruit. Quand Louis monte, ils se saluent à peine. Un bref kenavo à la Velléda, Louis rentre les épaules et dans le phare comme dans une mine. Gardien depuis dix-sept ans, et pourtant il semble surpris chaque fois de l'humidité glacée qui suinte des murs, été comme hiver, accablé de draps rêches, de l'odeur de pétrole qui imprègne tout, et du fracas des vagues. Louis râle. Germain est monté sur la galerie qui fait le tour du fanal au sommet du phare et il se plante sous les rayons du maigre soleil de novembre, à l'abri des lames du vent. Il attend que ça passe. Une fois installé, Louis prépare un repas, steak-frites, et ils écoutent la radio en mangeant : la dissolution de l‘assemblée voulue par le général De Gaulle a eu lieu. Une marine magnifique en couverture, un titre explicite : le lecteur sait qu'il va séjourner dans ce phare construit à l'extrémité de la chaussée de Sein, entre 1867 et 1881, en mer d'Iroise. S'il a rapidement feuilleté la bande dessinée, il a pu découvrir de magnifiques planches rendant hommage à ce phare classé au titre des monuments historiques en 2017. En effet, le récit s'ouvre par une séquence de cinq pages évoquant un survol en hélicoptère, avec des grandes cases mettant en valeur la mer et son bleu unique, l'extrémité dénudée de l'île de Sein, la maison-phare de Tévennec, l'île de Sein dans une belle perspective donnant à la voir dans toute sa longueur, la chaussée à son extrémité, le vol gracieux d'un oiseau de mer, et un dessin en double page avec la mer et ses vaguelettes, ainsi que le phare au loin dans la partie de droite. Dans la postface de Claude Gendrot, le lecteur apprend qu'Emmanuel Lepage a joué son propre rôle dans le documentaire Les gardiens de nos côtes, réalisé par Herlé Jouon en 2017, et qu'il a été déposé sur Ar-Men, en étant hélitreuillé, vraisemblablement l'origine de ladite séquence d'ouverture. Par la suite, le lecteur trouve tous les plans qu'il attend sur le phare et bien d'autres. Page dix, une vue de la mer en plongée depuis la galerie du sommet du phare. Page treize, Germain se tient sur la galerie de nuit, se découpant en ombre chinoise devant la lumière du fanal. Page quatorze, la silhouette du phare est à demi mangée par la brume de nuit. Page vingt-trois, le phare est lui-même réduit à une ombre chinoise dans la nuit, alors que son faisceau la transperce. Page vingt-cinq, c'est une nuée d'oiseaux de mer qui passe de chaque côté de la lanterne. Page vingt-six un nuage chargé de pluie s'abat sur le phare dans une image saisissante, et en vis-à-vis, ce sont des vagues aussi hautes que le phare qui viennent s'écraser dessus. La mer est présente dans presque toutes les pages, l'artiste y transcrivant les changements de texture, de fluidité, de luminosité en fonction des courants, des tempêtes, de l'heure de la journée. C'est un délice visuel du début à la fin grâce à un artiste à l'évidence amoureux de cette mer, dans cette région. Séduit par la promesse de séjourner dans ce phare, surnommé l'enfer des enfers, le lecteur ne s'interroge pas trop sur la nature du récit avant d'entamer la bande dessinée, certainement un séjour de plusieurs jours, voire de plusieurs années, en accompagnant un gardien. Cette portion de son horizon d'attente est bien comblée par l'auteur : séjourner dans le phare au quotidien avec Germain, sa relation avec Louis, à la fois quotidienne, à la fois distante, chacun ayant sa chambre à un étage différent, chacun respectant la volonté de solitude de l'autre. Les cases montrent deux hommes normaux, en bonne santé, sans musculature exagérée, sans dramatisation de leurs gestes ou de leurs humeurs. S'il n'y prête pas attention de prime abord, le lecteur finit par prendre conscience qu'en toute discrétion le dessinateur effectue également une, ou plutôt deux reconstitutions historiques : celle de l'époque du récit, c'est-à-dire 1962, et celle des années de construction du phare. Cela peut se voir dans les tenues vestimentaires, dans les outils et les équipements utilisés, ainsi que dans l'état du phare lui-même et les différents navires. Le lecteur se tient donc aux côtés de Germain et perçoit le phare, ce qu'il représente par ses yeux. Il comprend rapidement que ce personnage a souhaité obtenir cette affection pour jouir du calme qui vient avec l'isolement du phare, la coupure d'avec le monde. En filigrane, il apparaît que d'un côté cet homme a besoin du calme qui vient avec cette vie très réglée dans un espace restreint, celui du phare et le rocher autour, et d'un autre côté il se sent rasséréné par son rôle, assurer le bon fonctionnement de cet équipement pour éviter tout naufrage, et par le besoin d'entretien, de petites tâches de maintenance et de réparation qui ne connaît jamais de fin, qui assure une occupation continue. Il n'y a pas à proprement parler de mystère concernant la jeune fille à qui il raconte la légende de la cité d'Ys le soir, le lecteur ayant tôt fait de comprendre qui elle est et quelle est sa nature. Lorsque Germain lui raconte ladite légende, cela constitue un fil narratif secondaire, venant répondre comme un reflet déformé à la nature du phare. Cela donne lieu à des pages à l'apparence un peu différente, avec une palette de couleurs spécifique pour faire apparaître qu'il s'agit d'un conte, une histoire dans l'histoire. L'engloutissement de la ville agit comme un écho des lames qui viennent recouvrir le phare. La légende a également pour effet d'inscrire le phare dans le folklore breton, la ville d'Ys, mais aussi les marins décédés en mer et l'Ankou. À partir de la page trente-neuf apparaît un troisième fil narratif qui va prendre plus de place, et passer au premier plan à l'occasion de différentes séquences. Germain a découvert le journal de Moïzez, sous une forme originale, jeune homme ayant participé à la construction du phare, et étant devenu un de ses premiers gardiens. À l'opposé d'un artifice narratif pour remplir un quota de pages imposé, ce journal crée à la fois une profondeur de champ, la longue lignée d'hommes ayant officié comme gardiens de phare, et à la fois son origine même, ou plutôt l'histoire de sa construction, une entreprise humaine sortant de l'ordinaire. Moïzez est un orphelin découvert en tant que nourrisson en 1850, roux qui plus est. Il se porte volontaire pour construire le phare, lorsque que l'ingénieur Paul Joly et son chef viennent s'adresser aux îliens pour les informer du projet et requérir leur aide. L'auteur apporte plusieurs éléments historiques relatifs à ladite construction de 1867 à 1881 : la difficulté de travailler sur un rocher recouvert par la mer la plupart du temps, les risques de tempêtes, le travail en milieu humide, etc. Cette composante du récit est vécue au travers des yeux de Moïzez. Le lecteur s'attend à séjourner dans le phare et à ressentir le choc d'énormes vagues venant s'écraser dessus, sur toute sa hauteur, comme il a déjà pu le voir sur des photographies spectaculaires. Il découvre un vrai récit, deux hommes devenus gardien pour jouir de la retraite du monde agité, chacun pour leur raison. Il constate dès la première séquence l'amour de l'artiste pour ce coin du monde, pour le phare et pour la mer perpétuellement en mouvement, dans des planches auxquelles il ne manque que l'odeur de sel. Il découvre une bande dessiné généreuse, évoquant avec émotion la construction du phare d'Ar-Men, et l'inscrivant dans les contes et légendes celtes et bretons. Une œuvre touchante imprégnée par les embruns.
Blue in green
Il n'y a pas de honte à être insignifiant. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition date de 2020. L'histoire a été écrite par Ram V, dessinée et encrée par Anand RK, et mise en couleurs par John Pearson. L'ouvrage a bénéficié d'un design conçu par Tom Muller. Il contient également les couvertures variantes d'Aaron Campbell, Khary Randolph, Declan Shalvey, Elsa Charretier, Evan Cage, Jorge Fornes, Matt Griffin, Anand RK. Au temps présent, Erik Dieter est un saxophoniste de jazz, plutôt bon, mais pas extraordinaire. Il a opté pour une carrière de professeur de son instrument de prédilection dans une université. Ce samedi-là, il a fini de donner sa dernière classe à 11h00 et un élève vient lui poser une question sur son jeu, pour savoir s'il a une chance de devenir un jour un excellent musicien, car il n'a pas envie de finir professeur dans une université. Dieter s'excuse : il ne peut pas répondre car il doit prendre un appel urgent sur son portable. C'est sa sœur Dinah qui lui annonce le décès de leur mère Alana Joseph Roux. Il prend l'avion le lendemain et se rend à l'enterrement. En vol, il imagine un accident et les passagers qui chutent à travers le ciel comme des flocons de neige, disparaissant avant d'attendre le sol. Pendant la cérémonie, devant la tombe de sa mère, il passe le bras autour des épaules de sa sœur, chose qu'il n'a pas faite depuis des années. le soir, ils reçoivent les condoléances des proches au cours d'une réception donnée dans la maison de la défunte. Dieter se dit que ces retrouvailles avec des gens perdus de vue se déroulent toutes de la même manière, en parlant des succès de chacun dans la vie qu'il ou elle a menée. En passant de groupe en groupe, il aperçoit Vera Carter, celle qui fut son premier amour au lycée. Erik Dieter finit par pouvoir aborder Vera Carter : elle est devenue responsable d'une galerie d'art, et elle continue à peindre pour elle. Il s'enquiert de son mari Travis : elle a divorcé. Elle le quitte car il faut qu'elle aille coucher ses enfants, mais elle reste encore quelques jours dans la chambre d'ami. Les invités s'en vont progressivement, et il se retrouve seul avec sa sœur qui est dans la cuisine. Elle a un petit coup dans le nez et elle lui reproche son absence, le fait qu'il n'ait pas rendu visite à leur mère pendant toutes ces années. Elle finit par se calmer et s'endormir sur le canapé. Il va se coucher mais il ne trouve pas le sommeil. Il pense au corps de sa mère qui va se décomposer, sans ressentir ni chagrin, ni peine, ni tristesse. Il finit par se relever pour aller dans le bureau de sa mère : il y voit un spectre blanchâtre en train de fouiller dans ses papiers, qui se retourne vers lui et qui lui demande s'il joue toujours et s'il souffre pour sa musique. Il n'y a qu'à regarder la couverture pour se rendre compte que c'est une bande dessinée très personnelle. Au bout de quelques séquences, il apparaît que c'est l'histoire d'un musicien, un saxophoniste de jazz, qui s'interroge sur la direction qu'a prise sa vie, et qui s'interroge sur la jeunesse de sa mère. C'est donc une forme d'introspection existentielle, narrée avec une grande fluidité. Il y a bien évidemment des cartouches de flux de pensée et de réflexions intérieures, mais aussi des dialogues, et es pages muettes, la narration visuelle ne se limitant pas à juste montrer les personnages et les lieux. Son apparence est très sophistiquée : un rendu peint, avec des contours encrés en dessous, et l'utilisation de plusieurs effets spéciaux permis par l'infographie, toujours au service du récit, ne supplantant jamais l'histoire pour impressionner le lecteur. du coup, ce dernier peut être partagé entre une forte curiosité pour une narration aussi élaborée, et la crainte d'un produit un peu prétentieux, à la fois sur la recherche personnelle et sur la mise en forme visuelle, et pas forcément à la hauteur de ses prétentions. La scène d'ouverture rassure tout de suite avec une chaude ambiance mordorée, des dessins entremêlant réalisme photographique et ressenti impressionniste dans un tout cohérent, et une situation très terre à terre (le jeune élève posant une question insultante sans s'en rendre compte). Effectivement, il est possible de lire cette bande dessinée au premier degré : l'histoire d'un musicien qui s'est rendu compte qu'il était juste bon, et pas génial, incapable d'exprimer des émotions de manière poignante ou universelle, de les transmettre à ses auditeurs. Il se retrouve face à son premier véritable amour à qui il n'a jamais su le dire. Il doit faire face à ses choix de vie : se tenir éloigné de sa mère, sans lui rendre visite, et en laisser la responsabilité à sa sœur. Il ne peut que constater qu'il ne laissera pas de trace après sa mort. Il est accablé par le fait qu'il ne connaissait pas vraiment sa mère. La narration visuelle est étonnante de bout en bout, rappelant les grandes heures de Bill Sienkiewicz, mais sans ses fulgurances les plus avant-gardistes. L'artiste maîtrise parfaitement le dessin réaliste, la mise en couleurs de type peinture, les collages, les surimpressions, des pages vraisemblablement réalisées à partir de différentes techniques, assemblées et complétées à l'infographie, sans la froideur qui y est parfois associée, en conservant la chaleur organique du dessin à l'ancienne. le lecteur est invité à suivre la prise de conscience progressive d'Erik Dieter, dans des pages diffusant doucement des émotions adultes. le scénariste développe son récit sur une structure d'enquête (Qui était Dalton Blakely ?), avec un unique élément surnaturel (le spectre blanchâtre), apportant une accroche divertissante, sans nuire à l'introspection du personnage principal. Il est très difficile de parler musique en bande dessinée, car celle-ci ne permet pas de faire ressentir une mélodie, ou un rythme. Ici, les auteurs ont choisi de s'y prendre autrement. Erik Dieter est un saxophoniste professionnel et il joue du saxophone à quelques reprises, le lecteur pouvant voir la réaction des spectateurs touchés par sa musique, alors même que le récit ne précise pas dans quelle branche du jazz il s'inscrit. Pour autant, il ne fait nul doute que l'histoire se déroule bien sous l'influence du jazz. de temps à autre, le lecteur peut apercevoir un bout d'affiche ou de programme, avec une portion de nom. Ainsi même s'ils ne sont pas mentionnés explicitement, plusieurs grands noms sont présents en filigrane : Miles Davis (1926-1991), Charlie Parker (1920-1955), Charles Mingus (1922-1979), Thelonius Monk (1917-1982), Bill Evans (1929-1980), John Coltrane (1926-1967). C'est un moyen élégant de ne pas assommer le lecteur néophyte avec des références qui ne lui parleraient pas, en les conservant en arrière-plan, et également de faire des clins d'œil discrets au connaisseur. Le lecteur se laisse donc envelopper par ces ambiances visuelles, ressentant les états d'esprit du personnage principal qui est presque de tous les plans, le suivant dans son questionnement. Effectivement, la narration visuelle s'avère riche et variée, très agréable, aussi sophistiquée qu'accessible, et suscitant des émotions aussi ténues que touchantes. Il devient vite évident que le scénariste a pensé sa narration en termes visuels, car ce n'est pas une suite de cases avec que des têtes en train de parler. Les personnages accomplissent des actions de la vie de tous les jours qui montrent une partie de leurs relations interpersonnelles. Les mises en page peuvent aussi bien être sous forme de bandes de cases rectangulaires, que sous forme d'illustration accolées, ou encore de cases en insert, de dessin en pleine page, etc. Pour autant, il se dégage une forte cohérence visuelle dans la narration. le lecteur se retrouve vite subjugué par le jeu entre réalisme et impressionnisme, par la mise en couleurs sans rapport avec un simple coloriage naturaliste, par des visuels saisissants sur le moment. Il découvre après coup que cette magnifique vue du dessus d'Erik Dieter montant un escalier en spirale constitue un motif visuel qui va revenir plus tard, donnant un autre sens à cette image. Anand RK sait combiner la banalité du monde avec l'unicité d'en faire l'expérience, à la fois physique et mentale, rendant évident l'état d'esprit du personnage alors que des processus mentaux complexes sont à l'œuvre. Le lecteur ressent bien que le parcours d'Erik Dieter est celui d'un homme ayant déjà plusieurs décennies d'expérience, vraisemblablement un quadragénaire. Il découvre en même temps que lui une vision de la jeunesse d'Alana Roux sa mère, et sa fascination pour un musicien de jazz (un saxophoniste) qui n'a laissé aucune trace et qui est mort dans un incendie vraisemblablement criminel. L'enquête avance tranquillement de témoin en témoin, avec un bon coup de pouce d'un inspecteur de police sympathique. Mais l'intérêt du récit ne réside pas l'enquête, plus dans la manière dont elle éclaire les choix de vie de Dieter, et ce qu'elle apporte à sa compréhension du passé, de l'éducation qui lui a donné sa mère. L'élément surnaturel fait sens, comme la matérialisation d'un élément essentiel dans le jazz. La compréhension progressive d'Erik Dieter est celle d'un adulte qui prend la mesure de l'importance des choix de ses parents dans la construction de sa vie d'adulte, avec un regard pénétrant et intelligent de l'auteur. La couverture et le design de cette bande dessinée contiennent la promesse d'un récit sophistiqué et adulte. Le lecteur a le plaisir de découvrir que la promesse est tenue, avec une narration visuelle épatante et pertinente, et une prise de conscience progressive et signifiante pour le personnage principal. Les auteurs ont réussi un magnifique portrait d'un professeur de saxophone jazz, découvrant un autre regard sur sa vie.
La Guerre des paysans
Omnia sunt communia. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, relatant un épisode historique se déroulant en 1525. Il a été réalisé par Gérard Mordillat pour le scénario, et par Éric Liberge pour les dessins en noir & blanc, avec des nuances de gris, avec une tache de couleur en page 105 et une en page 110, la dernière page du récit. le tome se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Mordillat, à l'attention de Liberge, présentant la nature du récit, ainsi que par une page de chronologie de la guerre des paysans, de 1490 avec la naissance de Thomas Müntzer, à juillet 1525 avec la parution de Missive sur le dur opuscule contre les paysans, de Martin Luther. Rome, chantier de la basilique Saint Pierre, 1514. Il s'appelle Luca Ponti, mais il est un Médicis comme le saint père Léon X. Sa mère – dont la beauté excite encore la jalousie de toutes les romaines – travaillait comme chambrière au service des Médicis. Il est le fils de Jules de Médicis. le prince ne pouvait pas le reconnaître, mais il s'est chargé de lui faire donner une éducation chez les dominicains à Santa Sabina où il a appris le latin et le grec, le français et l'allemand. Il a été présenté à maître Raphaël par Margherita Luti, la fille d'un boulanger, sa maîtresse qui est une amie d'enfance de sa mère, et sa voisine dans le Trastevere. Dieu lui a donné un don et il peut presque recopier la nature à s'y tromper, y compris les visages. À quinze ans, il est entré en apprentissage dans son atelier pour y apprendre l'art de peindre. Il y travaille avec maître Raphaël depuis qu'il est le seul architecte à Saint Pierre. Aujourd'hui, avec Enrico Labate et Bernardo Tofoletti, maîtres charpentier et carrier du chantier, ils accompagnent le saint-père pour visiter les travaux de la basilique Saint Pierre que son maître doit reprendre après la mort de Bramante, l'architecte. Luca Ponti observe les ouvriers au travail sur la fresque, et il écoute Raphaël rendre compte de l'avancement du chantier, au pape. Celui-ci lui demande de finir le chantier avant que le Seigneur ne le rappelle à lui. Raphaël l'informe qu'avant de reprendre la construction, il doit corriger ce qui a été mal fait, ce qui se fissure, ce que Bramante a laissé inachevé. Leur conversation est interrompue par une sœur venue informer le pape que Albert de Bandebourg et le banquier Fugger l'attendent pour l'audience qu'ils ont demandée. le premier demande l'archevêché de de Mayence, le second se déclare prêt à consentir la somme nécessaire au premier pour acquérir ledit archevêché, car il sait que les indulgences garantiront un remboursement facile. L'accord est conclu. Plus tard, le pape confie une mission à Luca Ponti : suivre Tettzel qui va lever l'indulgence pour faire des rapports sur ce qu'il fait, sur l'argent qu'il ramasse, sur tout. Luca Ponti devient l'envoyé du pape. Il part pour l'Allemagne, malgré les cris et les pleurs de sa mère. Il lui faut près de deux mois pour arriver à Wittenberg, allant de monastère en monastère. Dans la postface, le scénariste évoque la genèse de ce récit : des lectures, le rêve inaccompli d'un film avec Roberto Rossellini et enfin cette œuvre graphique. C'est la troisième collaboration entre les deux créateurs, après la trilogie de le Suaire : Lirey, 1357 et Notre part des ténèbres (BD). Ils ont appris à travailler ensemble et il ne reste rien de la forme cinématographique : il s'agit bien d'une bande dessinée utilisant les spécificités de cette forme d'expression. le titre annonce clairement l'enjeu : une reconstitution historique d'une révolution paysanne en 1525. le récit commence à Rome et passe rapidement en Allemagne, où Martin Luther (1483-1546) joue un rôle de premier plan. En effet, le récit met en scène l'affichage de ses quatre-vingt-quinze thèses le 31 octobre 1517, le temps d'une page, puis la manière dont elles sont reprises par d'autres prêtres allemands, ainsi que les actions de l'Église, ou plutôt du pape et de ses envoyés, pour faire rentrer Luther dans le rang et protéger leurs intérêts financiers. S'il a déjà lu le suaire, le lecteur connaît déjà clairement la position du scénariste sur l'Église catholique et sa hiérarchie : une véritable haine. Il n'est donc pas surpris par la condamnation des indulgences, ni par l'angle d'attaque sur l'hypocrisie d'une institution dont les responsables se gavent, alors que leurs fidèles se privent pour payer les divers impôts. Il peut même trouver que Mordillat fait presque preuve de retenue. Les deux auteurs font preuve d'une implication totale pour réaliser une reconstitution historique tangible et plausible. Pour commencer, le scénariste situe les principales figures religieuses : Martin Luther, Thomas Müntzer (1489-1525), Jean Huss, (1372-1415), le pape Léon X (1475-1521), Andreas Rudolf Bodenstein (1486-1541), Philipp Melanchton (1497-1560). Les personnages développent l'avancement du chantier de la basilique Saint Pierre à Rome et son financement, les conditions de vie des paysans, la violence des révoltes, les enjeux d'une traduction de la Bible en langue commune, dire la messe en allemand, l'excommunication de Martin Luther, son mariage, les conditions de travail dans une mine, le nombre de soldats (40.000) face aux paysans (8.000), etc. le lecteur constate l'habileté élégante avec laquelle le scénariste sait distiller un grand nombre d'informations historiques et religieuses dans les dialogues, et quelques cartouches d'exposition. Il apprécie qu'il sache expliquer les enjeux théologiques dans un langage accessible, sans en sacrifier l'importance, et évitant toute formulation moqueuse, sarcastique ou agressive. le récit du déroulement des faits historiques parle de lui-même et le scénariste n'a pas besoin d'en rajouter. Ensuite, l'artiste épate le lecteur du début à la fin par sa capacité à insuffler de la vie dans chaque séquence, même les passages de prêche ou de discussions statiques, avec un soin remarquable dans le détail. L'album s'ouvre avec un dessin en pleine page : une vue de Rome, avec le chantier de la basilique en arrière-plan, et il ne maque aucune maison, aucune façade, aucune toiture. Par la suite, plusieurs scènes se déroulent dans des églises, ou des abbayes, des monastères, dont l'architecture est à chaque fois représentée de manière à bien montrer le style correspondant, qu'il s'agisse des façades de ces monuments, ou des arches, des ogives, des piliers à l'intérieur, attestant du goût de Liberge pour ces monuments. Les cases avec des décors de village, de milieux plus modestes ou pauvres, ou des étendues naturelles offrent à chaque fois une tangibilité assurant une visite de grande qualité au lecteur, une remarquable immersion, passant par une étable, les Enfers, le pied de remparts, l'arrière d'un chariot, une grange avec du foin, le champ de bataille, une presse à imprimer, un bûcher. le soin apporté aux personnages relève du même niveau : les tenues vestimentaires (robe de bure, habits religieux, vêtements simples de paysans, riches atours des nobles et des hommes d'église de rang élevé), les coiffures (naturelles, ou tonsures), les accessoires que ce soient des outils agricoles, des accessoires du culte, la vaisselle des banquets, etc. À chaque séquence, le dessinateur conçoit un plan de prises de vue spécifique, que ce soit une succession rapide de cases pour un échange énervé ou une joute verbale, ou des plans larges pour rendre compte du nombre de personnes et l'ampleur d'un mouvement. La coordination entre scénariste et dessinateur apparaît très rapidement : page 9 une demi-page sous forme d'un dessin simple accompagnant un texte sur un parchemin, pages 12 & 13 des dessins de la largeur de la page pour évoquer les tourments en enfer, pages 16, 21 et 24 des dessins sans nuance de gris avec le personnage au centre et des évocations de sa vie autour, pour présenter respectivement la vie de Martin Luther, celle de Thomas Müntzer, Jean de Médicis. Puis les pages 36, 37 et 38 forment une séquence dépourvue de tout texte, de tout mot, attestant de la confiance totale que le scénariste accorde au dessinateur pour raconter l'histoire, et il y en aura d'autres par la suite. Les deux auteurs ont à cœur de présenter une reconstitution dépourvue d'exagérations romantiques, que ce soit côté clergé et noblesse, ou côté paysans et prêtres réformateurs. le peuple souffre sous le joug des puissants, et lorsqu'ils se révoltent, ils tuent et massacrent. Gérard Mordillat ne fait d'aucun personnage, un héros au cœur pur. Il met en scène une guerre, dans tout ce qu'elle a de brutal, avec ses déchainements de violence meurtrière, ses tueries sur le champ de bataille, et ses mises à mort de boucs émissaires par la foule vengeresse, des boucheries inhumaines. En fonction de sa familiarité avec cette époque en Allemagne, le lecteur découvre plus ou moins de choses. S'il est familier de l'œuvre récente du scénariste, il constate à nouveau qu'il fait preuve de retenue dans sa présentation des faits. Par exemple, il ne matraque pas l'antisémitisme dont fera montre Martin Luther à la fin de sa vie. Il s'attache à l'évolution des positions et des actes de Thomas Müntzer, par le biais de la vision que Luca Ponti en a. Il parvient avec une élégance remarquable à montrer comment la dénonciation des indulgences induit une remise en cause de l'ordre social établi, comment Martin Luther envisage cette rébellion contre la papauté et son clergé, et comment Thomas Müntzer développe une attitude plus cohérente avec la logique interne des quatre-vingt-quinze thèses. le scénariste se montre honnête dans sa façon de présenter les faits, ne se limitant pas à une dénonciation pleine de fiel, montrant ce qui aurait pu être, sans rien occulter des réalités mortelles d'une révolution, sans angélisme quant aux conséquences pour les paysans qui ont suivi Thomas Müntzer dans cette guerre. S'il a lu Le suaire des mêmes auteurs, le lecteur peut craindre que la présentation des faits ne tourne à la diatribe par moments. Dès les premières pages, il se retrouve subjugué par la qualité de la narration visuelle, sa générosité et sa consistance, appréciant son naturel grâce à une vraie collaboration entre scénariste et dessinateur. Au fil des pages, il constate que le scénariste a conçu une structure qui fait la part belle aux personnages et à leurs émotions, leur engagement, à la présentation organique des informations nécessaires à la compréhension et à l'établissement des enjeux, pour un tableau saisissant et nuancé des paramètres politiques et religieux de la société de l'époque en Allemagne. À plusieurs reprises, le lecteur est frappé par le parallèle qui s'établit de lui-même entre cette situation et l'époque contemporaine. Page 82, un paysan résume la situation : tout augmente, les dîmes, les redevances, les impôts pèsent de façon insupportable sur nous tous. le lecteur se prend à rêver d'une bande dessinée de même qualité sur le mouvement de Niveleurs (Levellers) pendant la guerre civile anglaise (1642-1651) demandant des réformes constitutionnelles et une égalité des droits devant la loi.
Green Lantern - Origines Secrètes (Origine secrète)
Abin Sur passe le flambeau à Hal Jordan. - Ce tome regroupe les numéros 29 à 35 de la série mensuelle. Geoff Johns a réussi jusqu'ici un sans faute avec le retour d'Hal Jordan et il n'hésite pas prendre le risque d'emmener ses lecteurs dans le passé. Après la cataracte de révélations contenues dans Sinestro Corps War, ce tome nous ramène au moment où Abin Sur mourant confie son anneau de Lantern à Hal Jordan. L'histoire est connue de tout le monde. Un extraterrestre dénommé Abin Sur s'écrase dans son vaisseau spatial dans une zone désertique située près de Coast City. Avant de rendre l'âme, il intronise Hal Jordan dans le Green Lantern Corps et fait de lui son successeur et le responsable du secteur 2814. Hal Jordan se retrouve sur Oa pour un stage d'initiation un peu musclé avec Kilowog et il croise le chemin de Sinestro dont Abin Sur avait été le mentor. À eux deux, ils vont devoir récupérer ce qui s'est échappé du vaisseau avant son anéantissement. Les responsables éditoriaux ont à plusieurs reprises indiqué que les coups de poing de Superboy Prime pour s'échapper de l'espace extradimensionnel ont altéré la réalité pendant Infinite Crisis et que les origines définitives des héros devaient être revues. Geoff Johns signe là un scénario exceptionnel qui reprend les éléments les plus connus de l'origine d'Hal Jordan en les complétant par des précisions sur des aspects curieux de l'histoire originelle. Par exemple, pourquoi Abin Sur voyage-t-il à bord d'un vaisseau spatial alors que son anneau lui permet de voyager dans l'espace ? Qu'est ce qui a provoqué les avaries à bord de son vaisseau ? Quels sont les liens qui unissaient Abin Sur et Sinestro ? Geoff Johns réussit à nous intéresser à une histoire que l'on croyait connaître par cœur. Les relations entre Hal Jordan et Carol Ferris sont remises à plat. La transformation d'Hector Hammond est intégrée intelligemment au mythe des Lanterns. William Hand (personnage clef de Blackest Night) est également présent à ce moment charnière. Une fois ces explications fournies, Johns peut alors se permettre d'ajouter la présence d'Atrocitus sans offenser même le plus réactionnaire des fans de la première heure. L'ensemble des 7 épisodes est illustré par Ivan Reis qui a progressé depuis les Sinestro Corps Wars. Certains visages et certaines postures restent empreintes de la marque du maître Neal Adams. D'autres cases évoquent un Alan Davis au meilleur de sa forme. Chaque page est claire et facile à lire. Les doubles pages ne sont là que pour servir l'histoire, et pas pour épater la galerie. Les personnages ont tous une identité visuelle solidement établie. Geoff Johns a trouvé un illustrateur à la hauteur de la qualité de ses scénarios. Encore une fois, Geoff Johns nous raconte une histoire (que l'on croyait déjà connaître) palpitante qui présente un équilibre parfait entre action, superhéros, humour, mythologie des Green Lantern (le secteur 666 n'est pas oublié) et psychologie des personnages. Hal Jordan est une personne qui est en colère. C'est une preuve du talent de Johns que de nous montrer comment se manifeste cette colère de manière différente en fonction de l'interlocuteur.
Thanos - La Révélation de l'Infini
Tout est relatif. - Albert Einstein - Ce tome contient un récit complet, paru en 2014, sans sérialisation préalable, sous la forme d'un album. L'histoire a été écrite et dessinée par Jim Starlin (le créateur du personnage Thanos), encrée par Andy Smith, avec une mise en couleurs de Frank d'Armata, assisté par Rachelle Rosenberg. Il bénéficie d'une introduction d'une page très pénétrante, écrite par Douglas Wolk, journaliste pour le New York Times, Time magazine et d'autres. L'histoire s'ouvre sur la création de l'univers à partir d'un néant blanc (en 1 page), suivi par une discussion entre les personnages incarnant l'éternité, l'infini et le Tribunal Vivant. La scène suivante montre Thanos affalé dans son fauteuil, un filet de bave aux lèvres, à bord de son vaisseau Sanctuary IV. Il a senti un déséquilibre dans l'état de l'univers, sans réussir à en identifier la nature ou la source. Il a projeté son image à bord du vaisseau des Gardiens de la Galaxie, pour s'enquérir si Drax perçoit ce même décalage. Puis il se rend dans le domaine de la Mort pour consulter le puits de l'Infini (Infinity well). Il ressort de ce bref séjour dans son domaine, avec un indice sur un objet lié à cet état, ainsi qu'un individu désincarné qui le suit. En 2012, la séquence après les crédits du film Avengers montre un individu violet à forte carrure : Thanos. Cette notoriété soudaine a conduit Marvel à rééditer les récits les plus marquants où apparaît ce personnage, ainsi qu'à renouer des relations éditoriales avec Jim Starlin son créateur (même si Marvel détient les droits de propriété intellectuelle de Thanos). En VO, le lecteur profite alors d'une série de rééditions soignées, allant des premières apparitions du personnage (Avengers vs. Thanos) jusqu'à Infinity abyss (2002), en passant par l'inévitable Infinity gauntlet (1991), sans même oublier Marvel universe: the end (2003). Autre bénéfice : les responsables de Marvel commandent une nouvelle histoire de Thanos à Starlin, certainement dans le cadre d'un accord préventif pour lui offrir une forme de reconnaissance (pour ne pas dire compensation) du fait qu'il est le créateur du personnage (mieux vaut pour l'image de marque de l'entreprise Marvel que l'auteur soit satisfait de son sort, plutôt qu'il s'épanche sur le manque de considération au travers des réseaux sociaux). Dès la première séquence, le lecteur constate que Starlin est en pleine forme, et égal à lui-même. le cadre cosmique est posé avec l'évocation de la naissance de l'univers (même si la question sur son commencement fait son âge, car elle ne prend pas en compte les travaux plus récents d'astronomes comme Stephen Hawking). Dans la deuxième séquence, Thanos apparaît massif, trônant sur son fauteuil et déjà en train de mettre en œuvre une stratégie attestant qu'il a plusieurs longueurs d'avance sur tout le monde. Comme dans les précédents récits consacrés à Thanos, Jim Starlin fait figure d'employé modèle. Il a bien fait ses devoirs, et ses recherches, faisant état à plusieurs reprises de la continuité en vigueur en 2014, que ce soit pour les gardiens de la galaxie (où il met en avant Drax et le duo vedette formé par Rocket Raccoon & Groot), le petit souci de continuité lié à la réapparition de Thanos (sans explication) après sa disparition au cours de The Thanos imperative, ou encore l'existence de l'équipe cosmique de choc des Annihilators, créée par Dan Abnett et Andy Lanning. Comme dans les précédents récits consacrés à Thanos, Jim Starlin intègre Adam Warlock à l'histoire, ces 2 personnages incarnant une variation du yin et du yang. Comme d'habitude, le lecteur se dit que Starlin cède un peu à la facilité en répétant le schéma habituel des récits estampillé Infinity en faisant interagir ses 2 personnages fétiches. Comme d'habitude, la lecture de Infinity revelation produit de prime abord un drôle d'impression, un mélange un peu heurté d'une quête d'un objet de pouvoir indéterminé, avec un risque à l'échelle de l'existence de l'univers, et des combats physiques parachutés pour remplir le quota contractuel, pour aboutir à une séquence métaphysique à la portée toute relative. Bien que Starlin ne s'encre pas lui-même, il est visible qu'il a pris le temps de peaufiner ses dessins. Pour commencer, il a enfin investi dans un logiciel infographique qui date de moins de 15 ans et les effets spéciaux sont moins ridicules que sur ses précédents travaux (ou alors il a délégué la tâche de réaliser des arrières plans à l'infographie aux 2 metteurs en couleurs). Ensuite, il est visible qu'il a recours régulièrement au raccourci qui consiste à situer une scène dans un endroit désertique pour s'économiser sur les décors, mais il gère la surface de la case de manière à en occuper la majeure partie. Ainsi la densité d'informations visuelles reste satisfaisante. Enfin quand la séquence le requiert, il sait réaliser des décors détaillés qui permettent au lecteur de s'immerger dans l'endroit décrit. En surface, le lecteur prend plaisir à lire un récit de superhéros de type cosmique, avec quelques invités surprises utilisés à bon escient et le risque de la destruction de toute la réalité. À y regarder de plus prêt, dès la page 4, le lecteur a le plaisir de voir que Starlin rehausse son récit de quelques touches discrètes d'autodérision montrant qu'il ne se prend pas trop au sérieux. Cela commence avec la première image de Thanos, avec le petit filet de bave au coin de la bouche comme n'importe quel usager assoupi des transports en commun. Dans la séquence suivante (à bord du vaisseau des gardiens de la galaxie), voilà que le costume de Drax subit des fluctuations, oscillant du simple pantalon avec des gros tatouages rouges, à son ancien costume violet. Thanos va également évoquer les différentes tenues vestimentaires d'Adam Warlock au fil des époques. Arrivé au milieu du récit, Warlock et Thanos passent en revue les agissements de ce dernier évoquant tout (y compris Akhenaten) qu'il s'agisse des histoires écrites par Starlin ou par d'autres (Starlin n'hésitant pas à égratigner les autres scénaristes qui ont écrit le personnage sans respecter son profil psychologique), Warlock raillant Thanos pour sa propension à tabasser les superhéros plutôt que de discuter avec eux. Il s'offre à nouveau une séquence au cours de laquelle Thanos bat à plate couture quelques superhéros (les Annihilators) pour bien rappeler qu'ils n'arrivent pas à la cheville de Thanos qui est au dessus de la mêlée. Alors que la fin peut laisser un goût d'incompréhension au premier degré, en y réfléchissant, Starlin s'en sert comme d'une métaphore pour relativiser l'importance de la continuité et le changement de psychologie des personnages manipulés par des scénaristes successifs. Starlin jette un regard apaisé sur les distorsions de continuité (pour ne pas dire les incohérences), indiquant que ce qui importe au final, c'est avant tout les qualités intrinsèques du personnage que le créateur lui a insufflées. Il finit même par justifier de manière convaincante le retour au statu quo et sa nécessité pour des personnages récurrents de fiction : une belle déclaration d'amour au médium des comics, une belle acceptation des avanies que subissent des personnages récurrents de fiction qui passent aux mains d'auteurs successifs.
Piero
Et pourquoi trop s'appliquer, c'est tuer la vie ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, dont la première édition date de 1998. Il a été réalisé par Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de cent-vingt pages. Au temps présent, Edmond marche dans une rue en regardant les feuilles tomber à l'automne. Aujourd'hui, les feuilles qui tombent des platanes sont grises comme un ciel triste. Il lui semble qu'avant, elles étaient pleines de couleurs. Avant, quand avec Piero son frère, ils poussaient les feuilles mortes devant eux, jusqu'à ce que le tas amoncelé les empêche d'avancer. Ensuite ils sautaient dedans. Ensuite, ils choisissaient les deux plus belles pour les dessiner. C'est avec son petit frère Piero qu'il a appris à dessiner. Ils étaient toujours ensemble. À Nice où leur père travaillait, à Villars-sur-Var, le village de leur mère, leur village. Dans une étendue d'herbe, les deux enfants font des bateaux. Avec un Opinel, ils sculptent des écorces de pin, et dans un canal d'arrosage, ils leur font faire des courses. le premier s'appelle Geronimo, le second Sitting-Bull. Les deux enfants courent pour suivre les bateaux filant sur l'eau. Ils voient passer une soucoupe volante dans le ciel. La soucoupe s'écrase plus loin et une colonne de fumée s'élève dans le ciel. Ils courent pour aller voir. Ils arrivent au bord du cratère et se couchent dans l'herbe pour observer sans être vu. Piero se retient de tousser. Il y a un extraterrestre humanoïde à côté de la soucoupe. Piero décide d'aller voir. L'extraterrestre reste assis et l'accueille amicalement. Il lui explique la situation, en lui parlant par transmission de pensée. L'essence des soucoupes volantes, c'est le rêve et sa soucoupe est en panne de rêve. Depuis tout à l'heure, il essaye de rêver, mais il n'y arrive pas. Mais Piero est un enfant, et l'extraterrestre est sûr qu'il est plein de rêves. L'enfant essaye de rêver et le plein de la soucoupe est ainsi fait. Mais avant de partir, l'extraterrestre doit supprimer de la mémoire de l'enfant ce qu'il vient de voir. Il règle son pistolet anti-mémoire et… Piero se réveille sans souvenir de ce qu'il s'est passé. Edmond le retrouve, lui parle de la soucoupe et lui montre les dessins dans le cahier. Piero aimait dessiner les voitures ; Edmond aimait mieux les chevaux. Quand Piero a eu cinq ans, il en avait six et demi. Ils ne savaient pas que la télévision avait été inventée, que certains l'avaient déjà, et ils n'avaient pas connu la maternelle. Ils ne savaient pas encore qu'ils dessinaient mieux que les autres enfants de leur âge. Ils ne les connaissaient pas, ils étaient toujours les deux ensemble. Ils ne savaient pas que c'était à cause d'une coqueluche qu'ils dessinaient bien. Piero avait eu une coqueluche, mais il toussait toujours. Et il était souvent malade. Ils étaient beaucoup, dans une maison qui avait peu de place. Ce qui fait qu'avec Piero, ils dormaient dans le même lit. Aujourd'hui, on peut penser que dormir avec son frère, ce n'est pas très bien. Pour eux c'était merveilleux. Plonger dans un récit de Baudoin constitue une aventure imprévisible, que le lecteur soit familier de son œuvre ou non. Si c'est le cas, il connaît déjà la qualité fusionnelle de la relation entre lui et son petit frère, sinon il le comprend rapidement. Dans le premier cas, il sait qu'Edmond a voué une admiration intense à Piero, sinon il suppose qu'il va découvrir un récit intimiste et biographique sur ce thème. Dans les deux cas, les surprises abondent. Pour commencer, les dessins ne sont pas réalisés au pinceau comme la plupart des bandes dessinées de l'auteur, mais à la plume et à l'encre. Cela donne une impression un peu griffée, plus enfantine qu'abrasive ou âpre. La première séquence conforte le lecteur dans cette impression : elle s'avère très linéaire, avec un événement survenant après l'autre, comme dans l'esprit d'un enfant, et une imagination assez naïve avec cette soucoupe volante. le lecteur se dit que la narration s'avère un brin basique et se demande si la suite va être du même acabit. La rencontre avec l'extraterrestre reste dans un registre un peu naïf avec ce moteur qui carbure aux rêves. Puis l'auteur passe à une autre facette de sa relation avec son petit frère Piero : la maladie de celui-ci qui avait contracté une coqueluche et qui souffrait encore de problèmes respiratoires. Les dessins sont alors un peu plus chargés en encre, à la fois parce que cette séquence se déroule en intérieur, à la fois parce que l'alitement de Piero rend l'ambiance un peu triste, comme toute maladie. Les dessins redeviennent beaucoup plus aérés alors que les deux frères sont couchés dans le même lit, qu'ils dorment en partageant le même rêve, celui de voler ensemble au-dessus de la Terre. le lecteur éprouve la sensation de se retrouver devant la séquence animée servant d'ouverture et de fermeture d'antenne pour la chaîne Antenne 2, diffusé entre 1975 et 1983, réalisé par Jean-Michel Folon (1934-2005), avec cette même qualité onirique, le temps des pages trente-cinq à trente-sept. Les souvenirs continuent avec la pratique du dessin par les deux frères, en particulier leur jeu préféré : prendre une grande feuille de papier et chacun dessine un château fort avec un drapeau, l'un à gauche, l'autre à droite. Un pont relie les deux forteresses et sous le pont une rivière infestée de requis ou de crocodiles suivant les jours. Puis chaque frère dessine des soldats du côté de sa page, en train de tirer à l'arc, ou d'être atteint par une flèche, en en rajoutant tant et plus, jusqu'à ce que tout devienne ratures et traits informes, les obligeant à arrêter. Cette séquence de bataille sur une grande feuille en format paysage se déroule sur trois doubles pages (p. 40 à 45), chacune avec un unique dessin en double page dessiné de manière enfantine. Sur la deuxième, l'auteur précise qu'ils ne se servaient pas de gommes, qu'ils ne se sont jamais beaucoup servi de gommes. le lecteur se rend compte qu'il vient d'assister incidemment à la formation d'une des caractéristiques de dessin d'Edmond Baudoin. La même chose se reproduit quelques pages plus loin : Edmond évoque le fait que son frère et lui recopiait également les photos des calendriers de la poste, et celles en noir & blanc des journaux. Ils fixent longuement ces photographies et finissent par distinguer qu'elles sont plein de petits points et que quand ces points se collent, ça devient noir. Il teste alors de simplifier les photos de plus en plus pour voir à quel moments ses gribouillis noirs ne sont plus que des gribouillis. Il vient ainsi d'expliquer, avec deux dessins, le processus complexe de représentation par des traits et des taches, mettant en jeu le processus de reconnaissance et d'identification par l'esprit du lecteur. Un peu plus loin, Edmond voit des dessins d'Alberto Giacometti (1901-1966). Il comprend qu'il y a un homme qui ne se posait pas seulement la question de ce l'œil voit, mais aussi de ce qu'il y a derrière les yeux. Il devient évident pour lui que toute une vie ne suffirait pas pour comprendre. le lecteur assiste ainsi donc en toute simplicité à sa démarche artistique pour apprendre et faire l'apprentissage de la représentation, ni plus ni moins qu'un commentaire sur sa façon de concevoir ses dessins. À quel moment des traits, des taches, des hachures ne sont plus de l'herbe, des pierres, un arbre, des branches… Et pourquoi trop s'appliquer, c'est tuer la vie ? À d'autres moments, la composante biographique, présente tout du long, reprend sa place au premier plan. Toutefois, le lecteur a bien saisi qu'elle est indissociable de son apprentissage artistique, qu'il s'agit d'une partie intégrante. Il assiste ainsi à l'arrivée de l'adolescence, à la prise d'importance des femmes dans la vie des deux frères. S'il est déjà familier des œuvres de l'auteur, le lecteur sourit car il sait que c'est une composante essentielle dans sa vie et dans ses bandes dessinées. Il se demande dans quel sens va évoluer la relation fusionnelle des deux frères, si elle va survivre aux copines, à l'éloignement des études dans des lieux distants. Il sait peut-être déjà que Piero finira par abandonner sa carrière artistique. Il en découvre ici la raison. Il assiste également à un terrible accident de la route, avec des blessures graves. En voyant le corps du jeune sur le capot de la voiture, il pense également à cette interrogation chez Baudoin : comment est-il possible qu'en s'éteignant, la vie emporte avec elle toute la personnalité d'un être humain ? Pourquoi le corps inanimé n'en contient plus rien ? En découvrant le titre, la quatrième de couverture, éventuellement un résumé, le lecteur ne peut pas s'empêcher de se faire un film de se faire une idée a priori du contenu de la bande dessinée. Pour chaque ouvrage d'Edmond Baudoin, il a à la fois entièrement raison sur sa nature, et en même temps il ne peut pas imaginer ce qu'il va découvrir. Pour celui-ci, cela commence avec le mode de représentation choisi : d'un côté il y a bien ces dessins pas forcément jolis mais toujours facilement lisibles et vivants, de l'autre côté l'artiste n'utilise pas le pinceau mais la plume et il varie à deux ou trois reprises la tonalité globale de ses représentations. Sans surprise, la narration développe des éléments biographiques, très personnels, même s'ils peuvent être un peu enjolivés ou modifiés pour donner une histoire plus cohérente. de manière inattendue, le créateur rend hommage à d'autres artistes et il explique le cheminement artistique qui fut le sien, sa façon d'envisager la représentation de ce qu'il voit. Comme d'habitude, la lecture de cette œuvre de Baudoin apporte ce que le lecteur attend, mais aussi beaucoup plus, dans un récit qui donne l'impression d'avoir été réalisé au fil du vagabondage de sa pensée, mais qui offre une cohérence globale d'une rigueur insoupçonnable. Indispensable, ne serait-ce que parce que l'auteur tient son pari de parvenir à continuer l'enfance.