Les derniers avis (7459 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Cité de verre
Cité de verre

Identité, langage, solitude : un questionnement philosophique et intellectuel - Il s'agit de l'adaptation en bande dessinée du roman Cité de verre (1985) de Paul Auster. La transposition du roman sous forme de scénario a été réalisée par Paul Karasik, et la mise en images par David Mazzucchelli. Cette version date de 1994. Tout commence par un faux numéro, une erreur d'identité. Une femme cherche à joindre le détective privé Paul Auster, mais ses appels aboutissent chez Daniel Quinn, un écrivain vivant seul qui publie des romans policiers sous le pseudonyme de William Wilson. Quinn a perdu sa femme et son enfant et il vit dans l'ombre de William Wilson, et de son détective privé de papier appelé Max Work. Dans cet état d'esprit un peu particulier, il finit par endosser le nom de Paul Auster et accepter de rencontrer Virginia Stillman, la correspondante souhaitant l'engager. Il se rend chez elle, dans un appartement cossu et luxueux et rencontre son fils Peter. Celui-ci souffre d'une difficulté de langage et explique péniblement qu'il a été victime de maltraitance de son père qui a été condamné et qui doit sortir de prison bientôt, après 13 ans d'incarcération. Quinn accepte d'épier Peter Stillman père dès qu'il remettra les pieds à New York. Je n'ai pas lu le roman de Paul Auster, et je ne pourrais donc pas établir de comparaison entre cette adaptation et l'original. Le premier point positif est que le lecteur a la sensation de lire une vraie bande dessinée, et pas une adaptation qui essaye de caser autant de textes d'origine que possible. Il subsiste, dans la narration, un parfum très littéraire : les thèmes abordés et la structure du récit relèvent d'une construction littéraire sophistiquée et complexe. Le premier signe de mise en abyme réside dans la nature du personnage principal qui est un écrivain (double fictif et déformé de l'auteur). le deuxième signe apparaît quand le lecteur apprend que cet écrivain utilise un nom de plume. Et l'étendue du jeu de miroir prend de l'ampleur avec la mention (et plus tard l'apparition) d'un personnage appelé Paul Auster. Il faut également prendre en compte que Peter Stillman (le père) est également un écrivain qui a effectué des recherches sur la nature théologique du langage, et Peter Stillman (le fils) est un poète de renom. Pourtant ce qui pourrait être un dispositif vertigineux, complexe et lourd s'avère naturel dans le cadre de ce récit qui revêt les apparences d'une enquête policière. Paul Auster (le vrai, l'auteur) enchevêtre avec habilité les fils narratifs de l'intrigue policière, les réflexions philosophiques et existentielles de Daniel Quinn, et les métacommentaires de nature postmoderne. Il est très facile pour le lecteur de ressentir de l'empathie pour cet individu qui a organisé sa vie de manière à se mettre à l'abri de la souffrance psychologique, qui profite de la solitude propre aux grandes métropoles et qui succombe à la tentation de renouer des contacts avec d'autres êtres humains en se protégeant derrière une usurpation d'identité. En tant que bande dessinée, l'adaptation de Karasik et Mazzucchelli constitue une expérience envoutante, à la hauteur des thématiques littéraires. Mazzucchelli utilise un style plutôt réaliste, un peu épuré et simplifié pour les personnages, plus rigoureux et méticuleux pour les décors. Dès la deuxième page, il apparaît que les illustrations font écho aux thèmes, avec une mise en abyme visuelle à partir d'un téléphone. Ces six cases forment un enchaînement très impressionnant dans le sens où la première est entièrement abstraite, la seconde comprend un symbole numérique (le chiffre zéro), la signification de la troisième n'est pas compréhensible hors du contexte des autres cases, la quatrième ne comprend qu'une icône (au sens de symbole graphique) et les deux dernières donnent du sens à ce travelling arrière. Les images de cette bande dessinée couvrent un spectre visuel s'étendant de la représentation concrète des personnages et de leur environnement, jusqu'à l'abstraction en passant par les icônes. Peu d'illustrateurs sont capables d'utiliser autant de registres graphiques à bon escient. C'est bien en ça que cette adaptation justifie son existence : elle ne se limite pas à une mise en images compétente du roman. Les images de cette bande dessinée offre une visualisation des concepts philosophiques et métaphysiques au cœur de la narration. Elles complémentent et illustrent des concepts complexes. Karasik et Mazzucchelli ont su trouver des solutions graphiques efficaces et compréhensibles pour parler de questionnements fondamentaux sur l'identité, le langage, la représentation du réel. Il n'y a qu'une seule séquence qui m'a perdu, ce sont les illustrations du monologue de Peter Stillman fils. Ce roman graphique propose une histoire postmoderne passionnante comme un roman policier, sous la forme d'une bande dessinée qui utilise à plein ses spécificités pour exprimer visuellement des concepts philosophiques et existentiels, sans perdre le lecteur.

21/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série X-Men - La vie, la mort
X-Men - La vie, la mort

Délicatement ouvragé, grâce à Barry Windsor Smith - Ce tome contient les épisodes 53, 186, 198, 205 et 214 de la série Uncanny X-Men (UXM en abrégé). Ces 5 épisodes présentent la particularité d'avoir tous été illustrés par Barry Windsor Smith (BWS en abrégé). Épisode 186 Lifedeath (octobre 1984, scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Terry Austin) - Storm (Ororo) a été touchée par un rayon issu d'un pistolet expérimental qui l'a privée de ses pouvoirs. Elle est recueillie par Forge (un mutant employé par le gouvernement et qui a conçu l'arme en question). Elle découvre peu à peu les conséquences de l'absence de ses pouvoirs, son nouvel état d'humaine normale et les particularités de son hôte. Pendant ce temps là, les Dire Wraiths (extraterrestres issus de la série Rom, the spaceknight) remplacent des terriens pour mieux préparer leur invasion. Épisode 198 Lifedeath II (octobre 1985, scénario Chris Claremont, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Ororo est en Afrique noire pour une raison indéterminée. Elle n'a pas recouvré ses pouvoirs, elle est prise dans une terrible tempête et doit prendre en charge une femme sur le point d'accoucher, au milieu de nulle part. Épisode 205 Wounded wolf (scénario Chris Claremont & BWS, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Yuriko Oyama a subi une opération qui l'a transformée en cyborg (Lady Deathstrike) avec des serres effilées capables de rivaliser avec les griffes de Wolverine. Elle a tendu une embuscade à ce dernier et Energizer (Katie Power) se retrouve mêlée à ce combat en pleine tempête de neige dans les rues New York. Épisode 214 With Malice toward all (scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Bob Wiacek) - Lila Cheney donne un concert devant ses fans quand tout à coup Alison Blair (Dazzler, qui joue des claviers dans son groupe) lui vole la vedette en faisant usage de ses pouvoirs de mutante devant tous les spectateurs. Malice (une entité désincarnée des Marauders) s'est emparée de son esprit. Les X-Men (Ororo, Rogue, Pyslocke et Wolverine) interviennent pour essayer de comprendre les actes de Dazzler. C'était l'époque bénie où Claremont pouvait encore faire évoluer ses personnages et où chaque personnage avait sa personnalité, sans être réduit à une caricature de lui-même. Avec les épisodes 186 et 198, Claremont parachève sa déconstruction de Storm. Il la descend de son piédestal de déesse des éléments naturels pour en faire une femme avec ses sentiments contradictoires, ses imperfections et ses coups de cœur (la première étape avait été la rencontre avec Yukio et le passage d'une coupe de cheveux sage à une iroquoise, épisode réédité par exemple dans Wolverine). Dans l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire plus traditionnelle des X-Men dans laquelle le groupe lutte contre le méchant du mois et gagne grâce à la force de la volonté de l'un de ses membres. Mais la vraie raison de cette réédition (j'aurais même préféré une version en format plus grand de type Deluxe) réside dans l'identité de l'illustrateur : Barry Windsor Smith. Il est surtout resté dans les mémoires pour avoir donné une forme inoubliable aux premières aventures de Conan en comics. Il s'agit d'un illustrateur exceptionnel à la délicatesse incroyable et au sens des couleurs inégalés. Alors que l'épisode 186 n'aurait pu être qu'un mélodrame au rabais, les illustrations de BWS font exister Ororo et Forge comme deux êtres fragiles et habités par leurs émotions. Impossible d'oublier Ororo en train de boire du champagne pour la première fois, dans sa salopette, ou Ororo découvrant la prothèse de Forge. Les illustrations de BWS portent l'épisode 198 dans un territoire encore plus incroyable. L'histoire oscille entre la réalité de la famine, le conte traditionnel, les visions oniriques grâce à une mise en page qui laisse les dessins raconter l'histoire, grâce à des expressions délicates des visages, grâce aux jeux des couleurs qui n'appartient qu'à BWS. C'est magnifique de bout en bout et ce conte délicat ne s'extrait de l'histoire moralisatrice bêtifiante que par la magie des visuels. du grand art. Un troisième Lifedeath avait été prévu, mais BWS ayant définitivement arrêté de travaillé pour Marvel, il l'a transformé en une histoire d'un de ses propres personnages dans Adastra in Africa. L'épisode 205 sert en quelque sorte de coda à Wolverine : Weapon X (également de BWS). Claremont développe l'aspect paternaliste de Logan (déjà à l'œuvre avec Kitty Pride, puis plus tard avec Jubilee) en lui associant la toute jeune Katie Power (moins de 10 ans, membre du groupe Power Pack). BWS retourne à la beauté férale de Wolverine ensanglanté sous la neige pour une lutte à mort magnifiquement chorégraphiée sous des jeux de lumière qui vous feront croire qu'un flocon de neige peut être rose. Avec l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire très classique des X-Men et BWS un peu moins concerné puisqu'il ne s'encre pas lui-même, ni ne réalise la mise en couleurs. le résultat reste splendide, même si son implication est inférieure. Episode 53 The rage of Blastaar (février 1969, scénario d'Arnold Drake, dessins de BWS, encrage de Michael Dee) - Jean Grey (Marvel Girl) teste une machine du professeur X. L'expérience dégénère et l'énergie ainsi libérée à pour effet de permettre à Blastaar d'accéder à l'école de Westchester. Les 5 X-Men originaux (Cyclops, Beast, Iceman, Angel et Marvel Girl) et Blastaar s'affrontent. le scénario est risible de simplisme : il s'agit du combat du mois, sans aucun intérêt. Les illustrations de BWS se cantonne à copier avec talent (mais en moins bien) le style de Jack Kirby. Le tome se clôt sur la reprographie d'une vingtaine de couvertures réalisées par BWS pour des séries Marvel telles que UXM ou les New Mutants (dont l'envoutant portrait d'Illyana pour la couverture de New Mutants 45). La réédition soignée de ces épisodes était indispensable. Grâce aux phylactères chargés de Claremont, il est facile de se repérer dans la continuité des X-Men et de ressentir les émotions des personnages. Grâce aux illustrations divines de BWS, ces récits de superhéros sont transfigurés pour atteindre une fresque envoutante, magique, éthérée, séduisante, irrésistible. Par la suite BWS a encore réalisé quelques comics inoubliables tels que Archer & Armstrong, Rune et une anthologie Storyteller (partiellement rééditée dans The Freebooters et Young Gods and Friends).

21/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Yossel
Yossel

Devoir de mémoire, avec un point de vue intelligent et sensible - Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2003, écrit et dessiné par Joe Kubert. le récit est en noir & blanc, les dessins ne sont pas encrés. Le récit commence le 19 avril 1943, dans les égouts du ghetto de Varsovie. Yossel est un tout jeune adolescent qui fait partie d'un petit groupe de résistants juifs qui se sont rebellés contre l'armée allemande lors de l'épuration du ghetto. Il dessine pour passer le temps et pour divertir ses camarades. Il se souvient de sa vie d'avant, avec son père (un boucher), sa mère, et sa sœur dans la petite ville d'Yzeran en Pologne, alors qu'il avait déjà un don pour le dessin et qu'il se préparait pour sa bar-mitsva. Un jour les soldats de l'armée allemande sont arrivés dans la ville et ont demandé à toutes les familles juives de prendre leurs affaires pour se rendre dans un quartier de Varsovie, séance tenante. Au terme d'une marche éprouvante, ils se sont retrouvés entassés dans un petit quartier, à plusieurs dans chaque pièce. La vie s'organise tant bien que mal, dans la hantise des rafles opérées par les soldats (des individus emmenés on ne sait où, et que personne ne revoient jamais). Yossel bénéficie de quelques menus avantages parce que ses dessins divertissent les autorités allemandes. Un jour, il aperçoit un vieillard au regard fou dans une rue. Il le prend en charge et l'amène à une réunion de ses copains. le vieil homme raconte qu'il s'est échappé d'un camp de concentration où il était devenu un Sonderkommando. Un auteur de comics se lançant dans un récit de fiction mettant en scène une partie de l'Holocauste prend un vrai risque. Il s'agit d'un sujet qui ne souffre pas la médiocrité, or Joe Kubert n'est pas renommé pour la l'intelligence pénétrante des récits qu'il a réalisé tout seul, ou même avec un scénariste chevronné. Il explique dans l'introduction qu'il a eu l'idée de cette histoire en se demandant ce qui se serait passé si ses parents n'avaient pas pu émigrer aux États-Unis en 1926. À partir de ce point de départ qui ressemble à une fausse bonne idée (comme un jeu d'enfant "et si…"), Kubert met en scène un jeune garçon (de 2 ou 3 ans moins âgé que lui à la même époque) avec un don pour dessiner (comme lui, Joe Kubert). Au premier regard, la forme du récit provoque également un moment de recul. D'un point de vue esthétique, Kubert a chois de laisser ses dessins sans encrage, pas fini d'une certaine manière. Globalement le niveau de détail est satisfaisant, mais avec quelques images qui ressemblent quand même à des esquisses. En feuilletant rapidement l'ouvrage, le lecteur constate également que Kubert a opté pour des pavés de texte assez écrit, accolés à quelques images, 2 ou 3 par pages. C'est à dire qu'il ne s'agit pas d'une bande dessinée traditionnelle, avec des séquences d'action décomposées en cases. Enfin en lisant quelques pages, le lecteur constate que Kubert a choisi une approche un peu romancée, un peu éloignée des simples faits. Et pourtant… Et pourtant le lecteur commence calmement l'histoire, sa curiosité éveillée. Il découvre la situation de Yossel dans les égouts, et son don pour le dessin. Puis il passe à ses souvenirs à Yzeran, ce qui maintient la curiosité du lecteur. Malgré ce texte un peu romancé, l'intérêt subsiste : il comprend une part d'ingénuité, tout à fait légitime dans la mesure où l'histoire est racontée par un jeune adolescent. C'est cette même ingénuité qui rend l'histoire supportable car l'espoir subsiste. C'est toujours cette même ingénuité qui fait accepter le concept que les illustrations sont celles qui auraient pu être celles réalisées par Yossel lui-même. Or Kubert s'avère assez adroit pour que le texte et les images soient en phase et rendent plausibles l'existence de Yossel, et la véracité de ses souvenirs. Tout d'un coup, le lecteur est dans la peau de Yossel, et là l'indifférence n'est plus possible parce que lorsqu'un officier allemand déclare au père de Yossel qu'il n'y a pas lieu d'être inquiet et que c'est pour leur propre bien, le lecteur sait ce que dissimulent ces propos. En outre l'apparence un peu lâche des dessins permet au lecteur de projeter cette anticipation de ce qui va arriver, dans la mesure où ils ne figent pas les individus et la situation comme le feraient une photographie. Imperceptiblement, la situation de Yossel devient celle du lecteur. La même alchimie opère lors du récit du Sonderkommando qui a réussit à s'échapper du camp de concentration. Par ces caractéristiques, Yossel 19 Avril 1943 constitue déjà l'équivalent d'un bon roman capable de vous transporter dans l'environnement et la situation du personnage principal, sans que Kubert ne se repose sur des scènes chocs ou la description d'horreur pour provoquer la pitié. Mais petit à petit, cette histoire agit à plusieurs autres niveaux. Pour commencer, le point de départ et le don de Yossel en font le double de fiction de Joe Kubert. Au travers de son personnage, Kubert évoque ce don qui est celui de dessiner, et d'une manière plus générale, le don de créer. Il n'expose pas ses convictions religieuses, par contre il devient évident qu'il expose sa conviction que le don de créer constitue quelque chose de merveilleux dont tout le monde ne dispose pas et qu'il s'estime très heureux de l'avoir. Ce thème revient à plusieurs reprises dans le récit. La mise en abyme que constitue Kubert en train de raconter l'histoire au travers des images dessinées par Yossel signifie qu'au travers du personnage, c'est bien Kubert qui livre son point de vue sur ces faits historiques. S'il apparaît rapidement que Kubert s'est documenté de manière à ne pas raconter de bêtise, le récit ne se transforme pas en leçon d'Histoire, il reste un récit romanesque historiquement plausible, sans être superficiel. le travail de recherche de Kubert se remarque par l'absence d'incohérence historique, et par certains dessins qui rappellent des photographies d'époque. le point de vue de Kubert apparaît dans les jugements de valeur de Yossel et du rescapé du camp de concentration. le lecteur a la surprise de découvrir un point de vue pragmatique, avec une approche psychologique dénuée d'infantilisme. Il n'y a pas de sentiments exaltés, ou de noblesse d'âme trop pure pour être réaliste. Il y a bien une motivation de survie un peu simpliste, mais dans les rationalisations du survivant le lecteur ressent les horreurs vues et commises et une forme honnête d'expression de la volonté de vivre. À nouveau, en ne s'appesantissant pas sur les détails, les dessins transcrivent les caractéristiques principales de chaque situation avec une intensité encore plus vive. À nouveau, les descriptions donnent envie de vérifier par soi même la réalité historique de ce qui est décrit pour se faire une idée par soi-même. Alors que la nature du projet et les travaux passés de l'auteur pouvaient faire craindre une histoire simpliste et jouant sur la pitié, Joe Kubert réalise une histoire très personnelle, intelligente, adulte et débarrassée de tout manichéisme. Grâce au commentaire de Bruce Tringale (un grand merci), j'ai pu dépasser mes a priori négatifs pour découvrir un auteur intelligent mariant le fond et la forme pour un résultat qui accomplit son devoir de mémoire, qui emmène le lecteur dans des zones inconfortables, et qui l'oblige à penser par lui-même. Indispensable.

20/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Carte et le Territoire
La Carte et le Territoire

On avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, il s’agit d’une adaptation du roman de 2010 portant le même titre de Michel Houellebecq, et ayant obtenu le prix Goncourt la même année. Cette adaptation a été réalisée par l’écrivain et par Louis Paillard pour les dessins et les couleurs. Sa parution date de 2022. L’ouvrage se présente dans un format à l’italienne, avec une reliure en partie supérieure et non sur le côté. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée, certaines pages en couleur, d’autres en noir & blanc. Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc pareillement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons à fines rayures -, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light. La décoration de la chambre s’inspirait d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi. Hirst était au fond facile à saisir ; on pouvait le faire brutal, cynique, genre : Je chie sur vous du haut de mon fric ; on pouvait aussi le faire Artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme, il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète. Jed Martin est en train de peindre ce tableau : il se dit que le front de Koons est trop luisant, il y a décidément un problème avec lui. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons : c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon. Aucune des photographiques de Jed ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était véritablement exaspérant en somme. Pourtant il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Bono, Barack Obama, Warren Buffet, Bill Gates. Depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les Grands Photographes avec leur prétention de révéler dans leurs clichés LA Vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout. Ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements… Une entreprise un peu surprenante : tenter d’adapter un auteur comme celui-ci en bande dessinée, et en plus Michel Houellebecq y participe, avec de surcroît un bédéiste débutant. Un peu plus de quatre cents pages de roman en cent-cinquante pages de bande dessinée. Pour commencer, le format de l’ouvrage entraîne une maniabilité malaisée : la reliure sur le dessus et pas sur le côté, ainsi que ses dimensions 24,7 par 34,7cm, ce qui induit que le lecteur recherche la bonne manière de le tenir pour conserver un plaisir de lecture. Ensuite, les premières pages déconcertent : les images ne forment pas une narration visuelle du point de vue séquentiel, elles semblent plus s’apparenter à des illustrations explicitant une partie de ce que dit le texte. Par exemple : montrer le tableau en cours réalisation réunissant Jeff Koons et Damian Hirst, montrer Jed le pinceau à la main essayant de capturer la bonne expression sur le visage de Koons, le même Koons se tenant debout devant une belle voiture dans une illustration en pleine page, un éclaté technique du chauffe-eau de l’appartement de Jed. Le tableau avec Koons & Hirst est en couleur, mais la case suivante est en noir & blanc avec un effet de trame mécanographiée surimposée, puis la suivante est en noir & blanc, avec des pastilles de couleur par-dessus. L’illustration avec la voiture est en couleurs, celle des entrailles du chauffe-eau également. La mise en page correspond à des cases avec un dessin dedans, et le texte à l’extérieur des bordures de la case, en dessous ou à gauche, avec à de rares occasions un cartouche dans la case. En pages neuf et dix, ce sont des cases rondes, avec du texte à l’extérieur qui s’inscrit également dans une forme ronde. Surprise, en page vingt-sept, c’est deux bandes de cases avec des phylactères à l’intérieur. Le lecteur s’adapte lentement à ces mises en forme qui relèvent plus du texte illustré que de la bande dessinée, et il découvre la vie de Jed Martin jeune artiste, cherchant le mode d’expression qui lui convient, très inquiet de l’état de son chauffe-eau, rendant de temps à autre visite à son père en banlieue au Raincy, évoquant sa jeunesse, parlant de sa mère, trouvant son inspiration dans les cartes Michelin. Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Jed Martin, il éprouve plutôt de la compassion pour un être humain, reconnaissant ses propres inquiétudes, ses propres insatisfactions dans ce jeune homme. Il se prend de curiosité pour sa trajectoire artistique, sa façon d’exprimer sa créativité : une forme d’exotisme dans cette carrière atypique et dans sa réussite, les milieux qu’il fréquente, le texte du catalogue de l’exposition pour la rétrospective Jed Martin, les années 2000, au Centre Pompidou (pages 41 & 42). La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. Mais la vie continue, le succès arrive, et avec lui l’aisance financière, un contentement matériel, sans oublier la rencontre avec Michel Houellebecq. De la même manière que Jed Martin se fait à peu près à sa vie (une existence à laquelle il n’a jamais totalement adhéré, comme il le dira à la fin de ses jours), le lecteur se fait à la narration visuelle à la frontière de l’illustration de textes et de la bande dessinée. Il se rend compte que le bédéiste n’a pas la tâche facile : contraint par le fil que constitue le roman avec son écriture littéraire. Que peut-il ajouter à cela ? D’une manière évidente, il prend à sa charge les descriptions : les lieux pour commencer, de l’appartement de Jed à la gentilhommière de Houellebecq en Irlande, en passant par les sites accueillant les expositions de l’artiste. Puis les personnages, leur tenue vestimentaire, leurs expressions, leurs gestes. De manière moins évidente, ses dessins donnent à voir les personnalités et parfois les marques qui sont explicitement citées dans le texte : aussi bien un portrait de Philippe de Champaigne (1602-1674, peintre et graveur) ou de Frédéric Beigbeder, qu’un facsimilé du guide Michelin, ou des vues de face, de profil et en élévation du modèle Veyron 16.4 de la marque Bugatti. Ensuite les dessins s’avèrent assez agréables : ils s’inscrivent dans un registre descriptif avec un niveau élevé de détails, une certaine fluctuation dans le rendu allant de traits de contours évoquant la ligne claire, à des traits de contours plus appuyés et moins nets pour une bande dessinée plus sombre. De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. Le déclic se produit en page 61 avec le lettrage : c’est celui des albums de Tintin, ou peut-être de Blake & Mortimer. D’ailleurs, Houellebecq en train de gesticuler en bas de la page soixante-deux évoque une posture d’un personnage dans un album de Tintin. S’il nourrit encore des doutes quant à cette potentielle ressemblance, le lecteur se trouve conforté dans cette idée quand il se rappelle que pages trente-neuf et quarante il avait relevé une signature dans une case et la mention de King Features Syndicate dans une gouttière : John Prentice (1920-1999), dessinateur de Rip Kirby (1956-1999, créé en 1946) après Alex Raymond (1909-1956). Il ne peut pas non plus rater les couvertures de Tales from the Crypt et Crime SuspenStories en pages cent-trois, ou encore le bas de page à La Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) en page cent-quarante-quatre, les machineries à la Jack Kirby (1917-1994) dans la page suivante, et celle à la Jim Steranko (1938-) dans la page d’après. Une fois qu’il s’y est adapté, le lecteur prend conscience de tout ce qu’apporte la narration visuelle et qu’elle fait bien plus que donner à voir ce que dit le texte. Il se rend également compte de la densité de l’œuvre. Il y a bien une intrigue, ou au moins un fil directeur qui est la vie de Jed Martin, jusqu’à sa mort, ce qui conduit à une touche légère d’anticipation à la fin. Le personnage principal va rencontrer Michel Houellebecq qui se met donc en scène dans une autofiction, pas très tendre avec lui-même, jusqu’à son décès. Sa présence développe une mise en abîme avec Jed, comme si Houellebecq faisait office de mentor, ou comme s’il naissait un jeu de miroir entre un jeune créateur et un créateur confirmé. Voire, dans la troisième et dernière partie, le lecteur en vient à se demander si Jed Martin n’est pas un autre avatar de Houellebecq qui aurait choisi un autre domaine de création. De plus, le personnage partage au lecteur ses remarques ses interrogations sur tout et sur rien, en tout cas sur ce qui retient son attention sur le moment. Et Houellebecq lui-même (le personnage) n’est pas avare en avis divers et variés. Cela peut aussi bien aller de réflexions sur la rareté des produits parfaits (il n’en a rencontré que trois au cours de sa vie : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend), à un village désert après la nuit tombée (Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse rassurante et vraisemblable.), en passant par une plainte contre une société d’euthanasie (car la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avaient l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe chinoise, au détriment de l’omble chevalier). Il se produit une autre forme de mise en abîme du fait que les auteurs racontent le parcours professionnel d’un créateur, ce qu’ils sont eux aussi, et que le personnage s’interroge sur la notion d’art, en évoquant de nombreux artistes, certains dans des domaines traditionnels avec une notoriété datant de plusieurs siècles, d’autres contemporains dans le domaine de l’audiovisuel, comme Jean-Pierre Pernault ou Julien Lepers. Les auteurs ne font pas de distinction entre art noble et artisan populaire, ils n’établissent aucune hiérarchie entre les œuvres d’un artiste comme William Morris (1834-1896) ou des comics. Les horizons du lecteur se troublent d’autant plus que l’autofiction s’accompagne de la mise en scène de personnalités à commencer par Frédéric Beigbeder, mais aussi l’éditrice Teresa Cremisi, et d’autres encore. Le brouillage des frontières s’en trouve ainsi encore plus accentué. Parti avec des tonnes d’a priori, le lecteur ressort de cette bande dessinée en ayant réalisé un voyage très riche, unique en son genre. Il a fini par découvrir une narration visuelle bien plus sophistiquée et cultivée que ce qu’il croyait, et une histoire débordant de remarques anodines sur la vie de tous les jours témoignant d’un regard critique et profond, racontant la vie d’un artiste à l’œuvre originale, mise en regard d’artistes célèbres et de créateurs inattendus dans ce contexte. Il a assisté à une vie de l’intérieur, en pleine empathie pour un individu à l’altérité évidente, et à l’humanité qu’il partage avec lui. Il comprend bien qu’on puisse préférer la carte au territoire, pour déformer la phrase d’Alfred Korzybski (1879-1950).

20/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Éveil (Delcourt)
L'Éveil (Delcourt)

Brad Pitt, quand il est là, il n'a pas l'air de s'excuser. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2020. Vincent Zabus en a écrit le scénario, Thomas Campi en a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré auparavant, par exemple pour Magritte : Ceci n'est pas une biographie (2016) et ont à nouveau collaboré ensemble par la suite pour Autopsie d'un imposteur (2021). Ce tome se termine avec un cahier graphique de cinq pages, et une postface d'une page, écrite par Paul Hermant, investi en permanence dans la vie citoyenne et culturelle belge, un des concepteurs et animateurs de la Quincaillerie dont parle cet album. Dans une rue de Bruxelles, Arthur se promène en se parlant à lui-même. Il s'exhorte à se calmer. Il sait bien que ce n'est rien, mais il ne s'empêcher de s'angoisser : il se gâche la vie tout seul. Il fait l'effort conscient de se concentrer sur sa respiration, en se répétant qu'il n'a rien Il se tourne vers le lecteur et se présente : il s'appelle Arthur, et la scène se passe fin 2016 à Bruxelles. C'est ici que son histoire débute, un peu mal d'ailleurs parce qu'il a une étrange sensation dans les mains, comme un étrange picotement. Ça l'inquiète. Exactement le type de situation où son cerveau s'emballe et se focalise sur un scénario catastrophe, un symptôme insignifiant qui cache un truc gravissime. Là, c'est dans les mains. Dans la devanture d'un magasin, un poste de télé, avec le son à un volume élevé, diffuse les informations : si Clinton reste favorite des sondages, Trump pourrait créer la surprise. Même si une Amérique dirigée par Donal Trump paraît totalement inimaginable… Arthur continue : dans quelques minutes, un événement va radicalement changer sa vie, mais, ça, il l'ignore encore. Ça a un lien avec l'ombre de dinosaure projetée sur le mur derrière lui. Arthur est enfin rentré dans son appartement où il peut commencer à se détendre : il stresse pour rien comme à chaque fois. Il continue d'expliquer au bénéfice du lecteur ; sur l'écran de sa télé, c'est Vertigo d'Alfred Hitchcock. Il l'a mis sur pause, juste avant son moment préféré, quand James Stewart habille et coiffe Kim Novak de manière à la rendre semblable à la femme qu'il aimait. Il regarde beaucoup de films pour se distraire de ses angoisses. D'aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours été inquiet pour sa santé. Une version enfant de lui-même entre dans le salon en s'excusant, mais il a mal là, juste au cœur, et puis il voit moins bien d'un œil. Arthur adulte le rassure : vingt ans plus tard ils sont toujours là, bien vivants. Vivant, mais inquiet. Il remarque que son ordinateur est allumé : il ne peut pas résister à la tentation de chercher sur internet à quoi peuvent correspondre ses symptômes. Après avoir lu, il se demande pourquoi il a fait ça : son médecin lui avant bien dit de ne jamais aller sur internet. Il finit par décider de sortir pour marcher et se calmer. Une grosse branche d'arbre manque de lui tomber dessus. Il s'assoit par terre pour se remettre de ses émotions, et Sandrine, une jeune femme, l'aborde pour s'assurer que tout va bien, et lui demande de la suivre. Une ouverture originale avec cette ombre de tyrannosaure ou de Godzilla dans le ciel de la première case, un personnage qui se présente en s'adressant directement au lecteur, un récit avec un marqueur temporel très précis (la première campagne électorale de Donald J. Trump), une version enfant d'Arthur qui vient s'adresser à lui, ses mains qui se détachent de son corps pour tomber par terre, la rencontre providentielle avec une belle jeune femme, un récit entre conte et tranche de vie. le lecteur n'en est que plus intrigué s'il a lu les huit courtes lignes du texte de la quatrième de couverture, ou la postface sur la réouverture d'une quincaillerie ixelloise, lieu de rassemblement éphémère associatif et militant bruxellois, pendant quelques mois d'existence, entre les négociations sur la dette grecque et les élections espagnoles, en passant par la COP 21 de Paris, un lieu d'ouverture aux débats agitant l'Europe. La narration visuelle génère un fort capital de sympathie avec des traits de contour fins et précis sans être stricts ou durs, et une mise en couleurs avec des nuances douces apportant de nombreux détails et une forte consistance à chaque élément visuel. Le lecteur se rend vite compte que cette bande dessinée se lit toute seule : les dialogues ressortent comme naturels et justes, agréables sans êtres mièvres, intéressants avec un équilibre rare entre émotion et information. La narration visuelle révèle exactement les mêmes qualités, comme si scénario et dessins étaient l’œuvre d'un auteur complet. le lecteur se retrouve vite à mi-parcours, sans l'impression d'avoir dévoré chaque planche en oubliant de les savourer, ou d'avoir couru un marathon ayant nécessité un effort intellectuel ardu. Il a fait connaissance avec Arthur, jeune homme sympathique et sans prétention, mal dans sa peau à cause d'une hypocondrie caractérisée, sans être asocial ou aigri pour autant. Les dessins mettent en scène individu normal, un peu timoré, ce qui se voit dans ses gestes parfois mal assurés, ses expressions de visage douces et un peu timides, précautionneuses, sa façon à lui de s'étonner quand il ose quelque chose qu'il estime être risqué et qu'il n'a jamais fait. Une audace toute relative, une confiance en soi mise à rude épreuve quand il doit mentir effrontément à un policier en uniforme, Arthur ayant pleine conscience de sa situation illégale. Par comparaison, Sandrine, la jeune femme qui l'aborde, apparaît plus fantasque, plus prompte à agir sous l'impulsion d'une émotion, avec des gestes plus vifs et plus assurées, et mimiques enjouées ou mutines selon les circonstances. Le lecteur se retrouve vite dépaysé par la narration visuelle, alors que toute l'histoire se situe dans un unique quartier de Bruxelles. Il y a évidemment des scènes d'extérieur et d'autres d'intérieur. Les premières permettent de se balader à pied en regardant les façades, l'urbanisme du quartier, mais aussi un arbre sur une placette, d'autres rues aux trottoirs plantés, un pont dont une culée a été comme griffée par un monstre géant, un jardin public, la façade du parlement fédéral De Belgique. Il suit Arthur dans son appartement avec son aménagement, dans la Quincaillerie nouvellement réouverte avec ses meubles aux innombrables tiroirs, dans un café de quartier, dans l'appartement de Sandrine à la décoration beaucoup plus sage que prévue, et, de manière plus inattendue, dans une chambre d'hôpital. L'artiste sait doser avec justesse le nombre d'éléments visuels et le niveau de détails dans lequel ils sont représentés, ainsi que l'ambiance lumineuse qu'il établit avec des palettes de couleurs adaptées à chaque scène. Arthur fait donc la connaissance de Sandrine, une activiste qui l'entraîne dans son sillage, l'obligeant à s'aventurer loin de sa zone de confort, mais en fait de sa zone d'inconfort d'hypocondriaque. Pour autant, le lecteur ne plonge pas dans un ouvrage avec un message à marteler, ni un pamphlet. Il n'est même pas question de théorie du complot. L'objectif de Sandrine relève d'une nature différente. Elle commence par faire remarquer à Arthur qu'il vit dans une illusion : on ne maîtrise jamais rien, le plus simple est de l'accepter tout de suite, parce que le combat est inutile. Son objectif est de réveiller les consciences. En amenant les gens à se poser des questions. C'est là qu'intervient l'ombre du dinosaure ou du kaiju apparaissant dans le ciel de la première case. En fonction de ses convictions, le lecteur peut apprécier de ne pas être soumis à l'exposé d'une doctrine, ou trouver que dénoncer ne suffit pas. Pour autant, il ne ressort pas frustré de sa lecture. Il referme l'ouvrage fort ému par le devenir des deux personnages principaux, et complètement convaincu par la nécessité de faire preuve d'un esprit critique. Il se dit qu'en fait les auteurs ont pris sciemment le parti de ne pas proposer d'alternative à l'état et au fonctionnement du monde tel qu'il est, s'en tenant à la volonté de montrer qu'il est possible de ne pas se conformer à la pensée dominante, de faire valoir ses valeurs, d'agir en cohérence avec elles, de trouver, d'intégrer et de participer à un effort collectif d'un groupe qui pense différemment, qui ne se résigne pas à l'hypocrisie généralisée des discours officiels. L'éveil : un terme qui peut sembler bien opportuniste en 2020 pour surfer sur un courant de pensée dit Woke. S'il n'a pas d'a priori de ce type, le lecteur fait connaissance avec un jeune homme timoré, bien sympathique dans ses inquiétudes, un peu agaçant dans ses hésitations apeurées, et avec une jeune femme qui semble un peu délurée. Les deux créateurs s'avèrent des conteurs d'une épatants par leur discrétion et l'évidence des dialogues et de la narration savoureuse sans être exubérante. Il découvre la communauté très lâche qui s'est formée autour de la réouverture d'un bâtiment ayant abrité une quincaillerie à l'ancienne, dans un local à la forte personnalité, tout en s'interrogeant sur les traces du passage d'un monstre géant qui laisse son empreinte sur la ville. Il se laisse surprendre par une activité inattendue d'Arthur, et par la manière dont sa maladresse apporte une forme de réconfort à une malade. Il ressort ragaillardie de sa lecture, non pas avec des étoiles dans les yeux et la promesse de jours meilleurs, mais avec la conviction qu'il peut agir dans ce monde, et contribuer à l'améliorer.

19/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Machine à influencer
La Machine à influencer

L'information objective ? - Il s'agit d'un essai sur le journalisme et les informations en un tome, en bandes dessinées, récit indépendant de tout autre, paru initialement en 2011. le scénario est de Brooke Gladstone (une journaliste américaine animant une émission de radio régulière), et les illustrations de Josh Neufeld. L'ouvrage se compose de 15 chapitres, précédés d'une introduction d'une vingtaine de pages dans laquelle l'auteure se présente, explique la soif d'objectivité et précise le sens du titre. Ce dernier point permet d'introduire la notion qui donne son titre à l'ouvrage : la croyance qu'il existe une force extérieure capable d'influencer l'individu au point de lui dicter sa conduite (par exemple les médias). Puis Brooke Gladstone introduit quelques éléments historiques en partant de la civilisation maya, en passant par la diffusion des décisions du sénat romain par Jules César pour unifier l'empire, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. À partir de là, elle aborde la question de la liberté de la presse, essentiellement au travers des l'histoire des États-Unis avec un développement conséquent sur les différents revirements au vingtième siècle. Elle passe ensuite à un profil du journaliste, à une analyse de son métier, et des collusions, des conflits d'intérêt. Au fil des pages, elle contraste la notion d'information objective, avec les convictions personnelles des journalistes, les intérêts des groupes de presse, la perception d'une information par le lecteur ou l'auditeur, la crédibilité qu'il lui accorde, et pour terminer les conséquences des nouvelles technologies de l'information. Dans l'introduction, Brooke Gladstone indique clairement qui elle est, son parcours professionnel et son intérêt dans les médias. La dernière page de l'introduction propose une vision très éclairante de la fonction de journaliste (une citation de 1922 de Walter Lippman), ainsi que le rappel d'un aphorisme cher à un journaliste de fiction (With great powers, comme great responsability, Peter Parker, alias Spider-Man). Son essai se décompose en 16 chapitres clairement identifiés. Les dessins de Josh Neufeld sont uniquement là pour illustrer de manière fonctionnelle les développements, sans effet de style. Il effectue son travail dans un style réaliste, un peu simplifié. Dans les deux tiers des pages, Brooke Gladstone est dessinée comme si elle donnait une conférence pour apporter un personnage vivant dans ces pages, désignant des représentations historiques, des graphiques, des journalistes célèbres et leurs citations. de page en page, il est possible d'apprécier la capacité de Neufeld à trouver les caractéristiques graphiques qui évoqueront avec conviction telle figure historique, ou telle époque. du fait de la nature de l'ouvrage, il est souvent amené à représenter le buste d'individus en train de parler, qu'il s'agisse d'un dialogue entre hommes politiques, de facsimilé de journal télévisé, ou de Gladstone elle-même en train d'énoncer une idée, ou d'effectuer une transition entre deux idées. De part la fonction attribuée aux dessins, il est possible de ne voir en Neufeld, qu'un simple exécutant dessinant servilement des images qui ne forment une bande dessinée parce qu'elles sont juxtaposées et qu'il existe un lien temporel ou logique entre elles. Néanmoins, en y prêtant attention, le lecteur constate qu'il a trouvé des solutions graphiques pour représenter des concepts qui n'ont rien de visuel. Bien que Gladstone ait tendance à souvent répéter dans ces cellules de texte des informations qui sont déjà représentées visuellement, il est indéniable que Neufeld réussit à rendre la narration plus fluide, à représenter le stéréotype évoqué dans l'analyse, et à trouver quelques images saisissantes, telles les âmes des journalistes errant dans le Purgatoire décrit par Dante. L'usage de la couleur est limité à l'emploi d'une seule teinte bleu-vert assez pâle. Au fil de la lecture, le choix de la bande dessinée s'impose comme une solution logique. Elle permet à l'auteure d'évoquer tous les individus réels de manière visuelle, sans avoir à gérer un stock de photographies, de reproduction de tableaux historiques, ou d'instantanés extraits d'émissions de télévision (et les questions de propriété intellectuelle qui vont avec). Pour un lecteur n'étant pas journaliste, cette forme est également beaucoup plus attractive qu'un essai d'une pagination équivalente. La narration de Brooke Gladstone alterne citations piquantes, faits historiques et arguments pour développer sa thèse. Il est probable que la majeure partie des points développés semblera classique pour un journaliste, il est sûr que pour un néophyte la réflexion de Gladstone ne se contente pas d'enfiler les idées superficielles et prédigérées. La lecture de cet essai est plutôt facile et même distrayante de part sa forme (bande dessinée) et la verve de Gladstone qui entrelace ses interventions avec des points d'humour qui font mouche. de manière tout à fait logique, après une brève évocation historique qui passe par l'Europe, son propos se cantonne aux États-Unis. Dans la mesure où elle prend soin de contextualiser chacune de ses idées, cet aspect n'a pas d'incidence sur la validité de sa thèse. Tout au plus le lecteur pourra ne pas reconnaître certains journalistes dont la notoriété est cantonné à ce pays. Par rapport à une sensibilité européenne, il est également possible que Gladstone accorde plus de valeur à la notion de vérité absolue et objective qu'un européen. Il est d'ailleurs étonnant qu'elle ne parle pas d'Hunter Thompson et de son concept de journalisme subjectif. Pour le reste, son propos met habilement en évidence l'absence d'absolu au fil des siècles (pas de liberté de la presse assurée), l'incidence de la subjectivité du journaliste, et de la subjectivité du consommateur d'informations (avec des études universitaires aussi pointues que pragmatiques et édifiantes), les conséquences économiques du modèle capitaliste sur la vente d'informations (quel que soit le support), les diverses formes d'utilisation des canaux d'information pour un intérêt, et l'absence de complot mondial de maîtrise de l'information. Elle met également en évidence l'incidence des avancées technologiques sur le métier de journaliste et sur la nature de l'information, sur la demande et l'attente des lecteurs. Ce dernier point décortique le phénomène de chambre d'écho généré par les tribus se développant par internet, et le changement même de mode de lecture (préférence de lecture d'articles brefs et concis, à des lectures plus longues et plus ardues, une analyse sous l'angle de la lecture superficielle opposée à la lecture en profondeur). Alors que le lecteur peut s'interroger sur la pertinence d'un essai sur le journalisme sous la forme d'une bande dessinée, la lecture de La machine à influencer permet de découvrir deux auteurs qui ont utilisé au mieux les capacités de ce média pour réaliser un essai plutôt vivant, bien documenté, et très intéressant.

18/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série The Shadow
The Shadow

Opération clandestine en Chine - Ce tome comprend les épisodes 1 à 6 d'une nouvelle série consacrée au Shadow, parus en 2012. le scénario est de Gath Ennis, les illustrations d'Aaron Campbell. Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre ; il n'est nul besoin de savoir quoi que ce soit sur le personnage pour lire ce tome. Les quatre premières pages évoquent le bilan de l'occupation japonaise en territoire chinois entre 1931 et 1945 avec une image consacrée à la bataille de Nankin (1937) : 15 millions de victimes, la famine, les expérimentations biologiques, le sort atroce des femmes, etc. Scène suivante, le Shadow intervient dans le port de New York pour arrêter un vol à main armée. Il exécute froidement tous les criminels. Scène suivante, Lamont Cranston prend un verre à l'Algonquin (un grand hôtel de New York). le journal qu'il lit tire en gros titre que l'Allemagne envahit l'Autriche (mars 1938). Il est rejoint par Landers et Pat Finnegan, 2 représentants des services secrets de l'armée américaine. Il apparaît que le gang exterminé était à la recherche d'une cargaison et que leurs informations étaient erronées. Lamont Cranston propose de mettre ses connaissances de l'Asie au service du gouvernement des États-Unis pour retrouver ce chargement, sous la supervision de Pat Finnegan. Cranston embarque à bord d'un avion avec Margo Lane pour la Chine où un individu louche à proposé de vendre ce bien précieux au plus offrant : américains, japonais, russes, anglais. Dès les dix premières pages, le lecteur comprend que Garth Ennis n'a pas de temps à perdre. Il a signé pour une seule histoire en 6 épisodes, et chaque page compte. Il avait annoncé dans des interviews que la Shadow était le dernier personnage (propriété d'un éditeur) dont il souhaitait écrire une histoire, et qu'il n'avait pas encore abordé. La scène d'ouverture prouve aux lecteurs fidèles d'Ennis qu'il s'est investi dans ce récit : évocations de crimes de guerre, bilan sans appel des massacres. En quatre pages, le ton du récit est donné : l'abomination des crimes de guerre, la capacité de l'humanité à s'exterminer. Deuxième scène, Ennis reste dans l'efficace : le Shadow apparaît, fait montre de ses pouvoirs, de sa technique de combat, de son absence de pitié. Aucune ironie, aucun second degré, mais une autre forme de massacre, d'extermination. La différence : le Shadow a une préscience limitée et il tue quelques individus pour préserver le sort de millions d'autres. Troisième scène, Ennis présente l'alter ego du Shadow : Lamont Cranston. Il n'y a finalement aucune différence de profil psychologique entre les 2 : l'un parle le langage des criminels, l'autre celui des hommes qui préparent la guerre pour avoir la paix. Ennis s'empare du personnage du Shadow et le fait sien en respectant ses composantes essentielles. le lecteur qui connaît le personnage dans l'une ou l'autre de ses incarnations (les romans de Walter Gibson, la version de Dennis O'Neil et Mike Kaluta avec Hitler's astrologer, celle de Mike Kaluta avec In the coils of Leviathan , celle d'Howard Chaykin avec Frères de sang : meurtre à Malibu) retrouvera les composantes bien connues : le chapeau de feutre, l'écharpe rouge, le rire sadique, les pistolets automatiques, l'identité de Lamont Cranston (avec celle de Kent Allard), Margo Lane, le séjour formateur en Asie, le girasol monté en bague, etc. Le thème central du récit correspond fondamentalement à l'un des principaux centres d'intérêt de Garth Ennis : la guerre dans toute son atrocité, toute son inhumanité. Ennis est un auteur qui ne se contente pas d'un message simpliste ou basique de type La guerre, c'est mal. La première scène permet de situer l'action dans un contexte historique. Ennis énonce des faits qui condamnent sans appel les actions militaires japonaises en Chine. Dans le cadre de ce récit, il n'y a pas plus de contextualisation, pas de recul sur le fait que L Histoire est écrite par les vainqueurs. L'objectif clairement affiché est de faire comprendre au lecteur que ces atrocités sont similaires à celles commises par les nazis. Par la suite, Ennis développe une histoire qui s'attache plus à la réalité des opérations militaires clandestines en temps de paix. Que se passe-t-il quand une démocratie doit effectuer une opération officieuse dans un territoire où le pouvoir politique doit plus à la force qu'à la démocratie ? La réponse n'est pas très surprenante, mais son traitement est assez saisissant dans sa réalisation. La précision historique des premières scènes laisse supposer que la suite des aventures s'inspire de faits plausibles. Aaron Campbell utilise un style plutôt réaliste avec un encrage appuyé qui confère une forme de densité et de sérieux aux illustrations, ce qui est en parfaite adéquation avec le ton de l'histoire. Cette édition comprend également les 9 pages de script d'Ennis pour l'épisode 1. Cela permet au lecteur de se faire une idée du niveau d'exigence du scénariste, du degré de précision de ses descriptions. Pour la page 4, le lecteur peut constater que Campbell n'a pas eu le courage de dessiner le menu détail de l'une des atrocités commises par les soldats. Et pourtant il faut déjà avoir le cœur bien accroché pour regarder ces illustrations sous toutes les coutures. Cela donne aussi une bonne idée de la quantité de travail exigée vis-à-vis du dessinateur, en particulier en termes de recherches de références historiques, pour les uniformes militaires (de différents pays qui plus est), pour les armements d'époque, pour les modèles d'avion, pour l'architecture de New York en 1938, etc. Tout du long, Campbell délivre un travail solide qui privilégie la consistance au sensationnalisme. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'illustrations figées ou pesantes. Campbell sait donner une apparence spécifique à chaque personnage. Sa façon de dessiner Lamont Cranston est parfaite : voici un individu à l'aise financièrement, sûr de lui, mais aussi habité par sa mission et par sa connaissance limitée du futur, et encore plus par sa connaissance intime de la capacité d'infliger le mal. Son Shadow est sombre et énigmatique à souhait, même si la doublure rouge de sa cape est un peu trop voyante. Ennis et Campbell s'emparent du Shadow pour histoire d'opération officieuse en territoire chinois, juste avant la seconde guerre mondiale. L'esprit des pulps est bien présent, mais Ennis ne se contente pas d'une extermination expéditive de criminels. Il intègre le récit dans le contexte géopolitique de l'époque.

18/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Corps collectif - Danser l'invisible
Le Corps collectif - Danser l'invisible

Ils font de l'air, de l'eau, du feu, de l'éphémère. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l'expérience de vie. Il comprend soixante-six pages de bandes dessinées en noir & blanc. Il s'achève avec une postface de deux pages, écrite en novembre 2018, par Nadia Vadori-Gauthier chorégraphe du groupe de danse appelé Corps Collectif. Elle explicite la démarche du bédéiste et ce que ses dessins ont apportés aux danseurs : Edmond dessine, il danse avec des parts de chaos et embrasse une énergie vivante. Il ouvre des brèches sur des mondes parfois oubliés de nos systèmes de pensée. le dessin surgit d'un dehors qu'il semble possible d'expérimenter par l'expérience partagée. Il s'agit de liberté, mais aussi sans doute, de sororité, de fraternité. Edmond capte des forces, sa plume trace ce dont il n'a pas idée, mais qu'il ressent et qui vibre. Il dessine un monde qui disparaît en apparaissant. Il dessine contre la bêtise et la mort. Ses dessins dansent lorsqu'on les regarde. Ils dansent davantage encore quand nos yeux se ferment. Il semble à Edmond Baudoin que les artistes qui ont fait des dessins dans la grotte Chauvet étaient dans une grande liberté de création, même si leurs travaux devaient, déjà, être soumis à certaines contraintes. Contraintes techniques évidemment, comme pour tous. Il n'y a pas de moments artistiques dans l'histoire de l'humanité qui n'aient pas été au service du mysticisme ou des communautés. Celui-là a, c'est vrai, longtemps été nécessaire aux sociétés primitives et a donné de grandes et belles œuvres. Se libérer des dogmes, des modes, des règles, sortir des chemins balisés, du vouloir-plaire n'est pas facile. Il faut des capacités exceptionnelles, un engagement total qui suscite de l'incompréhension. Certains artistes en sont morts. Aujourd'hui, le pouvoir de l'argent secondé par les médias décide quels sont les artistes que l'on doit suivre. La mode est omniprésente et l'art officiel moderne s'est mondialisé : Marcel Duchamp a fini par donner Jeff Koons. Shitao (le moine Citrouille-Amère) disait que la règle principale est de sortir de toutes les règles. Mais les individus baignent depuis des millénaires dans des mots, des phrases, mis en place par des mâles qui voulaient et veulent toujours maîtriser le monde, la vie. Ils sont formatés par cette volonté de maîtrise. Et, au moment même où ils estiment s'exprimer librement, l'expression de cette liberté est entravée par une infinité de scories polluant cette expression. Les traits gras imprécis sur le mur de la grotte se transforment en corps en train de danser, il s'agit de la composition Visible-Invisible, représentée le trois mars 2014. En mars 2012, voulant se confronter à la difficulté de dessiner le corps en mouvement, Baudoin a cherché une compagnie de danse qui accepterait qu'il se mette dans un coin de leur atelier. À cette époque, il travaillait sur sa BD Dali (2012) au centre Pompidou où travaillait également Jeanne Alechinsky, chorégraphe et danseuse. Des images avec des mots à côté, dessus, dessous, en fonction des pages. Une lecture très facile : regarder les images en lien direct avec le texte ou non, lire les phrases qui sont écrites dans un français simple et accessible. le principe : pendant sept ans, le bédéiste a assisté à des répétitions de danse de l'association appelé le Corps Collectif. Ces dessins exécutés en direct occupent environ quarante-six pages. Ils sont réalisés au pinceau et à la plume, les outils habituels de l'artiste. Ils rendent compte de sa perception du mouvement des corps, des figures créées, une gageure en soit que de retranscrire ces déplacements par une image figée par nature. de fait ces dessins occupent une place entre le figuratif et l'impressionnisme, avec parfois des touches expressionnistes. Certains détails peuvent être d'une grande précision. D'autres endroits peuvent sembler comme un amas de taches noires, nécessitant une attention plus longue de la part du lecteur pour distinguer parfois une surimpression de corps, ou de postions d'un même corps en un unique endroit, des lignes qui évoquent plus le mouvement que le pourtour d'une silhouette, d'un visage, d'un bras ou d'une jambe. Quelques fois encore, un unique danseur figé dans une position, seul dans la case délimitée par des bordures. Edmond Baudoin se livre à un exercice délicat : témoigner d'une danse perçue au travers de sa propre sensibilité, donc interprétée. En outre, il s'agit souvent d'une danse réalisée par plusieurs danseuses et danseurs, c'est-à-dire une expression collective qui ne peut pas se réduire à l'addition des mouvements de chacun, qui résulte également des interactions entre artistes. Cette bande dessinée à la forme très libre aborde donc également d'autres thèmes. le lecteur commence par découvrir un facsimilé de peintures rupestres, puis une sculpture d'une silhouette humaine datant de la préhistoire, puis le porte-bouteille (1914) de Marcel Duchamp (1887-1955) à côté du Balloon-Dog (1994-2000) de Jeff Koons (1955-), un vol en cercle de martinets, une image extraite du film La sortie des ouvriers (1895) de Louis Lumière (1864-1948), une évocation de Loïe Fuller (1862-1928) et d'Isadora Duncan (1877-1927), des dessins d'arbre, l'artiste à sa table à dessin, un portrait de chacun des treize membres du Corps Collectif, une séquence dans le jardin d'Honorine une très vieille femme. En effet cet ouvrage évoque les représentations du Corps Collectif, mais également leur démarche artistique. Dès le départ, Edmond Baudoin explique qu'en tant qu'artiste il souhaite se libérer des principes inconscients qui sous-tendent sa pratique. Pour illustrer son propos, il évoque et il représente des exemples d'art primitif venant de l'aube de l'humanité. Vers la fin de l'ouvrage, alors qu'il se représente à sa table de dessin, il raconte qu'il a découvert la danse contemporaine avant de faire de la bande dessinée. Il continue : enfant, il ne lisait pas beaucoup, et il suppose que cette méconnaissance a été cruciale pour la suite de son travail. Il développe son propos : sur une scène, on peut, en même temps, faire entendre ou voir plusieurs arts : la danse, la musique, un texte dit, une vidéo projetée en fond de scène… Pareillement en bande dessinée. Les images et les mots peuvent se contredire, faire des oppositions. C'est du bonheur de jouer sur ces différentes couleurs. Cet ouvrage s'inscrit dans le registre de la bande dessinée, avec des dessins, du texte, un fil directeur, des interactions entre les deux. Comme pour les autres ouvrages de cet auteur, le résultat met à profit une liberté formelle de l'expression avec parfois des cases en bande, le tout allant du texte illustré à l'illustration pleine page sans texte, le tout dans une cohérence d'expression sans solution de continuité. le bédéiste dit toute son admiration pour les réalisations du Corps Collectif, pour sa capacité à s'émanciper des conventions pour créer en toute liberté. Il se livre également à des analyses partielles sur leur façon de faire, par comparaison avec sa propre démarche de créateur. le lecteur fidèle à cet auteur retrouve là plusieurs de ses thèmes récurrents : celui d'exprimer ce qui se trouve au cœur de l'être humain, de l'autre, celui de progresser dans ses capacités à l'exprimer, les défis qui se posent à l'artiste (Comment dessiner l'eau qui court entre les rochers ?). Il revient sur sa fascination pour les arbres : les arbres, les danseurs, la même énergie, c'est un rapport au temps qui les sépare. Il cite Antonin Artaud (1896-1948) : Or, on peut dire qu'il suffit d'un simple regard pour que se décompose le monde des apparences mortes. Il s'interroge : comment faire passer la vie des arbres et des corps dans son pinceau ? Le lecteur ressort de cette lecture totalement sous le charme. Il a bénéficié d'une présentation guidée d'une forme de la danse contemporaine, par un amateur enthousiaste et empathique. Il a côtoyé des individus prenant du recul sur le monde, sur leur art, capables de l'exprimer par la danse, et aussi par la bande dessinée. Il se plonge dans la postface de Nadia Vadori-Gauthier et découvre qu'elle exprime aisément tout ce qu'Edmond Baudoin a apporté à sa troupe, ainsi qu'au lecteur : Les dessins d'Edmond ne cessent de nous éblouir. Pourquoi ? Qu'est-ce qui nous cueille si entièrement et continue d'agir alors même qu'on ne les regarde plus ? Ces dessins nous éblouissent d'ombre. Ils rendent visible ce qui ne peut se dire et qui sera toujours irréductible à un mot. Edmond dessine l'invisible, l'indéfinissable, la vie qui palpite aux lisières de l'optique. Il dessine la magie de nos parts de rêve entrelacée aux choses, les béances, les trous noirs, les chevaux d'inconscient qui nous traversent. Son trait, comme un souffle, trace ce qui s'efface. Les corps sont aussi éphémères qu'une vague ou le vent dans les branches. le bédéiste sait faire preuve d'humilité en citant Katsushika Hokusai (1770-1849) qui a déclaré sur son lit de mort que si le ciel lui avait accordé dix ans de vie de plus, ou même cinq, il aurait pu devenir un véritable peintre. le lecteur espère de tout cœur que le ciel accordera bien plus d'années de vie encore, à Edmond Baudoin.

18/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Batman - Silence
Batman - Silence

Plein la vue et une nouvelle couche de mythe - Mark Chiarello (responsable éditorial chez DC comics à l'époque) décide de frapper un très grand coup en mettant sur la série mensuelle de Batman deux superstars : Jeph Loeb au scénario et Jim Lee au dessin. Ce tome comprend l'intégralité de leur histoire, soit les numéros 608 à 619 parus en 2002 et 2003. La pression est énorme. À l'occasion d'une enquête sur enlèvement d'enfant, Batman finit par se retrouver à la poursuite du responsable de la résurgence massive de ses principaux ennemis et la réponse ne sera pas agréable. Jeph Loeb réussit miraculeusement à tout faire tenir au sein d'une véritable histoire qui revient sur un pan inédit du passé de Bruce Wayne et sur la relation que Batman entretient avec Catwoman. le personnage de Hush sera d'ailleurs repris par d'autres scénariste dont Paul Dini dans le cœur de silence. La pression pèse en premier lieu sur Jim Lee qui doit relever le défi de tenir un rythme de parution mensuelle (chose qu'il n'a plus fait depuis X-Men). La solution est vite trouvée par l'éditeur : le 1er numéro ne sortira que lorsqu'il en aura dessiné 9 sur les 12 prévus. le résultat est du grand Jim Lee, tout en détail en grâce et en force. Rien que pour les dessins (fort bien encrés par son acolyte de toujours, Scott Williams), cette histoire mérite sa place dans votre bibliothèque. Toutes les pages sont dynamiques, le lecteur a l'impression de redécouvrir chaque personnage comme si c'était la première fois (même Batman). C'est magnifique. L'avance qu'il avait prise avant la parution du premier numéro lui permet de terminer ses planches sereinement et dans les temps, sans sacrifier à la qualité de ses illustrations. Tout est parfait comme dans un rêve. Deuxième défi : Jeph Loeb doit livrer un scénario qui tienne la distance et qui permette à Jim Lee de briller de mille feux. Loeb n'en est pas à son coup d'essai, il a déjà réalisé deux séries en 12 et 13 parties chacune qui figurent dans les histoires de Batman les plus mémorables : Un long Halloween & Amère victoire. Dès l'initialisation du projet, il sait qu'il va travailler avec Jim Lee. il convoque donc tous les personnages qui ont fait le mythe pour que Jim Lee puisse leur redonner un coup de fouet graphique. Ils sont tous là : Killer Croc, Catwoman, Poison Ivy, Huntress, Alfred, Loïs Lane, Clark Kent, Joker & Harley Quinn, James Gordon, Nightwing, Ra's al Ghul & Talia, Harvey Dent, Riddler, Robin, Scarecrow... et même Krypto. Et au delà de ce feu d'artifice, Jeph Loeb et Jim Lee se payent le luxe d'ajouter une couche signifiante et durable au mythe de Batman et de Bruce Wayne en introduisant le personnage de Hush. Bien sûr, il est possible de trouver à redire sur la linéarité du scénario ou sur le choix d'en mettre le plus possible sur une page, mais ne boudez pas votre plaisir… ça, c'est du comics du super-héros !

17/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Astro City - Héros Locaux
Astro City - Héros Locaux

Une ville où il fait bon se rendre pour séjourner en tant qu'habitant, mais aussi en tant que lecteur - Ce tome regroupe les épisodes 21 & 22, les 5 épisodes de la minisérie Local heroes, le numéro spécial de 2004 et l'histoire courte réalisée en mémoire des pompiers du 11 septembre 2001. Il se compose de plusieurs histoires indépendantes ayant comme point commun la ville d'Astro City. Il est possible de lire ce tome indépendamment des autres. Histoire (1), Pete Donacek (le portier d'un hôtel d'Astro City) accueille plusieurs visiteurs dans le hall. Ces individus viennent pour des raisons différentes qui vont du tourisme d'un jour ou deux, à la recherche d'un contact avec les plus grands superhéros de la ville pour conclure un contrat. Histoire (2), Sally Twinings accepte un emploi de scénariste pour une maison d'édition de comics menée par Manny Monkton, un patron qui sort de l'ordinaire et qui entretient des rapports directs avec les vrais héros (et supercriminels) d'Astro City qui sont les personnages principaux des comics qu'il édite. Histoire (3), un acteur interprétant un superhéros dans un feuilleton télévisé arrête un vrai criminel devant les caméras. Sa carrière va bénéficier d'une accélération inattendue. Histoire (4), Irene est une journaliste reconnue dans un grand quotidien et elle tombe amoureuse d'Atomicus, un superhéros très puissant, qui semble venir d'ailleurs (une autre planète ou une autre dimension). Leur histoire d'amour évoque forcément celle de Loïs Lane et Clark Kent, mais elle n'y ressemble pas. Histoire (5), une jeune adolescente de la ville se retrouve à passer un mois de vacances à la campagne où il n'y a qu'un seul superhéros local dont elle évente vite la véritable identité. Histoire (6) en 2 épisodes, un jeune avocat doit défendre le fils d'un caïd de la pègre, accusé d'avoir fracassé le crâne de sa compagne en plein restaurant devant une tripotée de témoins. L'histoire se déroule en 1974 alors qu'un vigilant tue des criminels ordinaires. Histoire (7), un policier à la retraite vient exiger l'aide de Supersonic (un superhéros à la retraite) pour stopper la destruction d'une ville de banlieue par un super-robot. Histoire (8) en 6 pages, Astro City rend hommage aux pompiers. Il s'agit du cinquième tome de cette série et Busiek revient à une suite d'histoires indépendantes vaguement reliées par des références à des superhéros récurrents. Évidemment il y a à boire et à manger, mais il s'agit d'un repas de gourmet. Busiek reprend le dispositif qui consiste à raconter des histoires d'individus vivant dans une mégapole où les superhéros et les supercriminels (avec les affrontements destructeurs inhérents) sont une réalité. En fonction de votre sensibilité, vous serez plus ou moins touché par telle ou telle histoire. Pour ma part, je me suis aisément reconnu dans le portier qui exerce son métier de son mieux tout en observant les individus qui passent la porte de l'hôtel à la recherche de choses différentes. L'histoire de Sally Twinings dégage évidemment un parfum enivrant pour les amateurs de comics antérieurs aux années 1970 avec des clins d'oeil aux grands professionnels des comics. L'histoire de l'acteur m'a semblé plus convenue et moins prenante avec une forme de morale très fataliste. le jeu de la séduction entre Irene et Atomicus m'a captivé de bout en bout pour sa sensibilité, son jeu habile avec les codes établis entre Superman et Loïs et l'aboutissement de cette relation entre 2 individus devenus familiers en l'espace de quelques pages. le séjour à la campagne joue sur les a priori trop classiques de la citadine vis-à-vis des provinciaux. Les difficultés rencontrées par le jeune avocat entraînent le lecteur dans un dilemme moral et philosophique d'une profondeur inattendue et dans lequel il est facile de reconnaître des choix que chaque individu doit affronter. le numéro spécial consacré à Supersonic aborde le thème de la retraite et de la vie active d'une façon trop simpliste. L'histoire dédiée aux héros du 11 septembre est un peu courte pour être mémorable. Comme d'habitude les créations graphiques d'Alex Ross permettent à chaque superhéros et chaque supercriminel de disposer d'une apparence spécifique et évocatrice de sa personnalité et de l'époque à laquelle se déroule l'action. À ce titre les pages bonus permettent de mieux visualiser l'apport déterminant de Ross à la série. Brent Anderson continue d'être la force tranquille sur laquelle Busiek peut se reposer pour donner vie aux personnages. Anderson utilise un style assez sage avec des mises en page basées sur des cases rectangulaires. Il prend un soin particulier à dessiner les gens ordinaires pour que les superhéros ressortent mieux. Dans ces histoires où les êtres humains normaux sont les principaux protagonistes, Anderson fait des merveilles en créant autant d'individus différents, ordinaires et pourtant inoubliables. Je suis sûr que je reconnaîtrais l'avocat si je le croisais dans la rue, ainsi que le jeune acteur, son collègue et la spécialiste des effets spéciaux, sans parler de Manny Morton. En fait, Anderson évite toute planche démonstrative (sauf les pleines pages de l'épisode consacré à Supersonic) pour se mettre entièrement au service des scénarios. Il le fait avec un tel savoir faire qu'il est facile d'oublier son apport, de ne pas se rendre compte de ce qu'il fait. En réexaminant les pages, le lecteur s'aperçoit que pour les 2 épisodes se déroulant en 1974, Anderson retranscrit fidèlement les tenues vestimentaires de l'époque, ainsi que les éléments décoratifs, jusqu'au type de télévision. Il en va de même pour les habits d'Irene en 1960. Lorsque Sally Twinings se rend dans une convention de comics, le lecteur reconnaît aisément l'agencement de ces grands halls avec les stands des éditeurs, et même les noms des artistes sur leur badge (Mark Waid et Devyn Grayson par exemple). Et puis le lecteur constate le soin apporté à chaque détail. Pour citer un autre exemple, Busiek et Anderson évitent de recourir à la solution de facilité que sont les lorem ipsum pour les articles de journaux ; ils insèrent de vrais articles rédigés et se rapportant aux faits évoqués dans les titres. Ces huit incursions à Astro City (et ses environs) tiennent parfaitement la promesse faite par Kurt Busiek de raconter toutes sortes d'histoires dans un monde habité par des superhéros. Il invente des personnages avec des espoirs et des limites qui vivent dans une ville où les superhéros sont une réalité d'autant plus crédible qu'ils disposent d'identités graphiques élaborées et cohérentes avec leurs histoires, leurs pouvoirs et leurs époques. VOUS ÊTES ICI. - L'ordre de lecture des tomes d'Astro City est le suivant : (1) Life in the Big City, (2) Family Album, (3) Confession, (4) The Tarnished Angel, (5) Local Heroes, (6) The Dark Age 1, (7) The Dark Age 2, (8) Shinning Stars, (9) Through open doors, (10) Victory, (11) Private lives.

16/08/2024 (modifier)