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Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Judge Dredd - Heavy Metal Dredd
Judge Dredd - Heavy Metal Dredd

Dans ta face ! - Ce tome regroupe les 19 histoires mettant en scène Joe Dredd dans des histoires plus violentes qu'à l'accoutumée (surtout du point de vue graphique), les 9 premières ayant été d'abord été publiées dans le magazine Rock Power. Ces histoires ont été publiées pour la première fois entre 1991 et 1997, avec la dernière en 2009, dans le magazine mensuel Judge Dredd Megazine. Les histoires 1 à 5 et 15 à 18 ont été coécrites par Alan Grant & John Wagner, et illustrées par Simon Bisley, sauf la 4 illustrée par Colin MacNeil. L'histoire 6 a été coécrite par Grant & Wagner et illustrée par Dean Ormston. Les histoires 7 à 9 ont été coécrites par Grant & Wagner et dessinées par John Hicklenton, avec une mise en couleurs de Keith Page. Les histoires 10 à 14 ont été dessinées par John Hiclenton et mises en couleurs par Keith Page, avec un scénario de John Smith (é10, é11, é13), David Bishop (é12), Jim Alexander (é14). L'histoire 19 a été coécrite par Grant & Wagner, et illustrée par Benda McCarthy. Histoire 1 - Sous forme de comédie musicale, Judge Dredd applique la loi de manière définitive contre différents auteurs de crime, avec une violence physique qui exprime la violence de la loi. Histoire 2 - Tommy Who est un mutant aveugle, sourd et muet : il n'a ni oreille, ni yeux, ni bouche. C'est un dieu de la Love Machine, une version futuriste du flipper. Judge Dredd a vent de l'existence d'un tripot avec une de ces machines. Histoire 3 - Un gang de rue avec des gliders éclate des citoyens au cours d'une Bloc Party. Judge Dredd se lance à leur recherche. Histoire 4 - C'est l'histoire de Well Hard, l'homme qui a tué Judge Dredd, ou presque. Lors de la première confrontation, il y a perdu sa jambe droite. Histoire 5 - Johnny a fabriqué sa moto tout seul et il en est très fier. Triker s'est moqué de lui et Johnny le défi dans une course illégale, avec un virage de la mort. Histoire 6 - le corps de Johnny avait été empaillé et quelques mois plus tard il semble revenir à la vie et il enfourche sa moto. À nouveau, il va essayer de passer le virage de la mort, cette fois-ci avec Judge Dredd en poursuite derrière lui. Histoire 7 - Mr Power s'apprête à monter sur la scène d'un énorme festival de métal, quand il est abordé par un fan transi qu'il traite avec condescendance, puis il est attaqué par un kidnappeur. Histoire 8 - Une émission de télé raconte l'histoire d'un groupe pop composé de 4 jeunes dont le manager leur suggère des changements d'image qui conduisent à des actes illégaux. Histoire 9 - Un musicien vole une guitare électrique réputée démoniaque et en joue, provoquant des transformations horribles. Histoire 10 - Un spécialiste des effets spéciaux se venge des autres techniciens qui étaient sur le tournage où il a trouvé la mort. Histoire 11 - Un gang d'obèses a décidé de manifester leur mécontentement contre l'un des leurs ayant maigri, en se suicidant depuis un toit. Histoire 12 - Judge Dredd doit arrêter 3 meurtriers qui se sont déguisés en Elvis et réfugiés dans une convention d'imitateurs d'Elvis. Histoires 13 - Un groupe de dames du troisième âge a mis la main sur des casques leur permettant de diriger des grands singes. Elles commencent à tuer des auteurs ayant publié des oeuvres obscènes. Histoire 14 - Judge Dredd doit arrêter des livreuses de message, avec un baiser. Histoire 15 - Un savant fou a ramené à la vie la tête d'Iron Fist, un chanteur de métal qui commence à mettre le bazar dès qu'il peut. Histoire 16 - Encore une fois, le Père Noël essaye de livrer des cadeaux dans MegaCity One. Heureusement Judge Dredd veille à arrêter ce dangereux immigrant faisant passer en fraude des produits non déclarés. Histoire 17 - Un magicien se fait fouiller à la douane par les juges : ils sortent tout ce qu'il a stocké dans ses fesses. Histoire 18 - Une petite frappe se retrouve dans un monde à la Disney et Judge Dredd débarque dedans pour le coffrer. Histoire 19 - Judge Dredd doit arrêter un mutant non déclaré en forme de crapaud anthropoïde. Le résumé de ces 19 histoires courtes (en général 6 pages) donne une bonne idée de l'inventivité des scénaristes, le duo Grant & Wagner, et des autres. La majeure partie se focalise sur des criminels, des hommes, avec une seule exception celle des mamies. Les crimes vont du meurtre à l'excès de vitesse, en passant par le simple refus de coopérer. L'histoire d'entrée donne le ton : parodique excessif, brutal, moqueur, sarcastique. le lecteur habitué des histoires de Dredd voir revenir les obèses avec un plaisir certain. Le lecteur novice vacille sous la rapidité des histoires, leur densité et leur ton irrévérencieux, provocateur et souvent trash. En si peu de pages, la trame du récit est souvent la même : un criminel s'est fait repérer et Judge Dredd lui court après, lui rentre dans le lard, et le met hors d'état de nuire, avec perte et fracas, et souvent mort immédiate. Après la comédie musicale d'ouverture, le lecteur peut s'amuser à détecter des références : Tommy des Who, le nom d'Ozzy Osbourne sur le dos d'un blouson, le biker qui défie Johnny avec le visage de Lemmy Kilmister de Mötorhead, Iron Fist de Motörhead, ces références visuelles se trouvant dans les épisodes illustrés par Simon Bisley. Le ton est au massacre et Judge Dredd ne fait pas semblant de briser des crânes et de tirer dans le tas. Dean Ormston dessine un épisode : formes détourées avec des traits encrés et mise en peinture. Il sait rendre compte de la masse du Biker et de sa bécane, sans chercher à faire dans le gore. Colin MacNeil peint son histoire comme pour Judge Dredd: America, mais avec plus de sang et une touche d'exagération gore. Brendan McCarthy est en bonne forme pour cette histoire de mutant ressemblant à un crapaud anthropoïde, écrite pour lui car il émet des sécrétions hallucinogènes et l'artiste s'en donne à cœur joie avec les effets psychotropes. Néanmoins les deux stars du recueil sont bien Simon Bisley et John Hicklenton. Simon Bisley illustre huit histoires dont la première, celle qui donne le ton de la série. Le lecteur retrouve toutes les exagérations qu'il peut aimer chez cet artiste. Il est visible qu'il prend un grand plaisir à se lâcher dans les cases, et que les histoires ont été conçues sur mesure pour lui. Les personnages sont tous exagérés, avec des morphologies déformées par les stéroïdes ou par des mutations, des trognes à faire peur. Les mouvements appartiennent au registre e la démesure pour un effet comique. Les effets gore fonctionnent au premier degré : tâches de sang, cicatrices, cervelle qui gicle sous l'effet d'une balle qui traverse le crâne, cases mouchetées de tâches noires pour montrer les projections dues aux coups, expressions de visage théâtrales pour un comique visuel. Le lecteur perçoit la narration comme imbibée de l'énergie du Heavy Metal, avec le même sens du mauvais goût, de la force, de la virilité poussée à son paroxysme jusqu'à en être absurde et ridicule. C'est un festival irrésistible. Pour autant le lecteur n'est pas préparé à la force des dessins de John Hicklenton (1967-2010). Là où Simon Bisley est Métal, Hicklenton est punk ou hardcore avec une même maîtrise des techniques de dessins, mais pas de peinture. Avec la première histoire, le lecteur commence par se dire qu'il a perdu au change : les dessins sont plastiquement moins beaux que ceux de Bisley, ils ne sont pas peints, et ils donnent une impression de fouillis rendant la lecture moins fluide. Pourtant le lecteur change d'avis dès la troisième page. Illustrant lui aussi huit épisodes, Hicklenton réalise une interprétation personnelle de Judge Dredd, sans chercher à faire (forcément en moins bien) comme Bisley. Joe Dredd a à la fois un visage émacié, et un menton plus proéminent. Il est plus élancé, avec une force physique plus nerveuse qu'acquise après des heures de gonflette. Son visage reste toujours aussi fermé, ne changeant d'expression que pour un rictus douloureux quand il parle. À l'usage, la lecture des cases s'avère tout aussi facile que celle de Bisley, ou de MacNeil, ou d'Ormston, ou de McCarthy. Hicklenton détoure les individus et les objets avec un trait fin, et donne une sensation de cases très remplies. Pour autant, à la lecture, il se dégage de ses pages une sensation de dessins peaufinés, mais aussi spontanées parce qu'un peu griffonnées. Dans le même temps, il est visible qu'aucune personne ne maîtrise quoi que ce soit, que les criminels sont dépassés par ce qu'ils provoquent, et que la solution pour ramener de l'ordre est que Dredd fonce dans le tas et tire sur tout ce qui bouge jusqu'à ce que le calme revienne. A priori, le lecteur peut se demander s'il fallait vraiment créer une version plus extrémiste de Judge Dredd, sachant qu'une partie significative de ses aventures poussent souvent le bouchon assez loin, avec une réelle intelligence. D'un autre côté, il est difficile de résister à l'attrait de découvrir de nouvelles pages réalisées par Simon Bisley. Très rapidement, le lecteur se rend compte que les différents scénaristes ont profité de la liberté qui leur est donnée pour réaliser des histoires allant droit au but, avec une fibre parodique nourrie de violence, sans pour autant sacrifier l'intrigue. Simon Bisley est en pleine forme dans ses dessins outrés, mêlant à la perfection narration au premier degré et exagérations pétries d'humour noir, parsemées de quelques références Heavy Metal. Colin MacNeil, Dean Ormston font un travail de bon niveau, ainsi que Brendan McCarthy toujours dans un registre défoncé. John Hicklenton se révèle être un maître dans l'art de tout détruire en insufflant une fibre punk sans concession, en mettant ses compétences techniques de dessins au service de ces histoires trash.

14/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Amour, après
L'Amour, après

On gagnait tout, sur tous les plans, et tout à coup tout a été annulé. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication date de 2023. Il a été réalisé par Baptiste Sornin pour le scénario, et par Marie Baudet pour les dessins et la couleur. Il comprend cent pages de bande dessinée. Sophie, trente-cinq ans conduit la voiture, et Louis, trente-trois ans, est assis sur le siège passager. le GPS indique de prendre la troisième sortie au rond-point. Brisant le silence, elle indique qu'Éric, le nouveau compagnon de sa sœur, est un gros idiot, il n'y a qu'à voir comment il a parlé à la sœur de Sophie. Valentin, son ancien compagnon, était peut-être pénible mais pas insultant. Louis répond laconiquement qu'elle et Valentin ne faisaient plus l'amour. le GPS indique qu'il faut faire demi-tour car ils ont dépassé le rond-point. Un autre jour, Louis conduit sa voiture, et il reçoit un appel de Sophie, il passe sur oreillette. Il est dans les embouteillages, elle lui dicte la liste de courses qu'il retient par cœur, identifiant les produits malgré la mauvaise communication : chèvre pour du fromage de chèvre, zeuse pour de l'eau gazeuse, rouges pour des yaourts rouges, nichons pour des cornichons… Et un bébé. Sous le coup de l'émotion, il tamponne la voiture devant, et s'ouvre légèrement le front. Sophie lui demande si ça va, la réponse étant positive, elle ajoute qu'elle plaisantait. Louis se retrouve dans une large allée de l'hypermarché, avec un grand sac à la main, entre deux longs rayonnages chargés de produits. Il a mis un pansement sur son front, là où la peau s'est déchirée. Il fait la queue à la caisse. La femme devant lui s'aperçoit qu'elle a oublié le lait en poudre. Elle prend le bébé dans le siège du caddie et le confie à Louis en disant qu'elle en a juste pour une minute. le soir, Louis et Sophie sont assis sur le canapé, ayant laissé une place vacante entre eux. Il consulte son téléphone, pendant qu'elle effectue des recherches sur son ordinateur portable : elle cherche un train à un tarif et à un horaire qui leur conviennent. Il est possible de partir le lundi super tôt, il y a des billets à trente-cinq euros. Il demande tôt comment ? À cinq heures du matin. Ça ne lui va pas, ça fait trop tôt. Elle regarde à nouveau et ils pourraient partir le samedi, mais c'est plus cher. Il regarde l'historique de ses messages avec Sophie. À la télévision, le quarante-cinquième président des États-Unis fait son discours : il voudrait remercier le peuple américain, des millions et des millions de personnes ont voté pour lui ce soir. Un groupe de personnes très tristes essaie de les priver de leurs droits, et ils ne l'accepteront pas. Ils ont 76.000 voix d'avance avec presque aucune voix qui reste à compter, et tout à coup tout s'arrête. C'est de la fraude. Avec comme victime, le peuple américain. C'est une honte pour ce pays. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection. Sophie est en train de regarder cette allocution au boulot avec une collègue derrière elle, qui se demande s'il est en train d'improviser. Sophie ne sait pas. Voici une bande dessinée très facile de lecture, avec des partis graphiques affirmés. le premier saute aux yeux du lecteur : l'artiste a choisi de ne pas représenter les traits de visage. Cela peut se voir dès la couverture. C'est criant dès la première planche : Louis porte une moustache et une barbe, en revanche ni les yeux, ou la bouche ou le nez ou les sourcils ne sont délimités par la couleur directe, ou détourés par un trait. Il en va de même pour Sophie qui se situe sur la droite de chaque case, celles-ci ayant la largeur de la page dans un plan cadré de face à travers le parebrise. de la même manière, ni bouche, ni nez, ni yeux ni sourcils ne sont représentés sur son visage, ni ride et bien sûr pas de pilosité. Cette absence de traits faciaux ne connaît que deux exceptions en pages 85 & 86 : ces éléments sont présents sur le visage de Sophie et de Louis à l'occasion d'un repas dans le jardin des parents de la première. Le lecteur se retrouve déconcerté par cette absence : cela diminue d'autant l'expressivité des personnages. Pour autant, il peut se faire une idée partielle de l'état d'esprit général des personnages par leur posture et leur occupation. Il présume que l'absence de visage correspond à la baisse d'empathie entre Sophie et Louis, et peut-être envers les individus qu'ils croisent et rencontrent, une forme de détachement émotionnel, ou de repli sur soi-même qui ne permet plus de ressentir les émotions de son interlocuteur. La deuxième caractéristique apparaît dans l'impression donnée par les images : un peu pastel, des couleurs un peu délavées évoquant un temps révolu, ou des sensations émoussées. L'absence de traits de contour ajoute à la douceur des images, des formes qui cohabitent harmonieusement, sans avoir besoin d'être cantonnées par une frontière. Ce mode de représentation peut servir à donner une forme naïve aux voitures, à transcrire l'impression que donne des rayonnages bien ordonnés dans une grande surface, une quantité et une variété bien ordonnée, même si les formes apparaissent assez similaires. Il apporte également une grande douceur aux images : le calme et la tranquillité du jardin des parents de Sophie, ou encore l'intimité feutrée de cette séquence de cinq pages où Sophie et Louis sont allongés dans leur lit. Paradoxalement, cela apporte également une forme de fragilité inattendue au quarante-cinquième président des États-Unis, ce qui permet (presque) de croire à sa sincérité quand il se déclare surpris et même désemparé par le résultat des élections présidentielles de 2020 et la victoire de Joe Biden. Par ailleurs, les auteurs ont conçu leur ouvrage sur une structure en chapitres, de trois à neuf pages, à l'exception des deux derniers qui en comptent dix-neuf pour l'avant-dernier et seize pour le dernier. Cela contribue à donner un rythme assez rapide à la lecture, de courtes scènes légères, des petits riens du quotidien. Un trajet en voiture en évoquant la relation de couple de la sœur de Sophie, les discours du perdant aux élections, un voyage en ascenseur, un papotage avant un match de tennis en double, un échange en terrasse, un achat chez le fleuriste, un arrêt à une station-service, la préparation d'une salade de tomates, un moment d'émotion involontaire au lit, un dernier voyage en voiture. Pas de quoi fouetter un chat, mais des marqueurs révélateurs après-coup d'un glissement insensible sur le moment. le titre renferme une ambiguïté : il n'évoque pas la situation après l'amour, mais ce qu'il advient une fois que l'amour a uni deux êtres. le texte de la quatrième de couverture s'avère tout aussi évasif : ils sont ensemble depuis dix ans, dix ans c'est long en amour… Même s'il part avec une idée préconçue, le lecteur se rend compte que ce suspense binaire agit sur lui : rompront-ils ou non ? Le lecteur peut lire cette bande dessinée d'une traite en un quart d'heure, sans plus y penser. Il peut aussi jouer le jeu du suspense sur le devenir de cette relation de couple et se montrer participatif en cherchant à identifier des schémas, en supputant des liens de cause à effet. Dans un premier temps, il ne sait trop quelle valeur donner à l'échange dans la voiture sur le couple de la sœur de Sophie, sur la liste de courses et l'anecdote dans l'hypermarché. Il ne voit pas ce que le discours mensonger et manipulateur de perdant à l'élection vient faire là, si ce n'est donner un repère chronologique pour le récit. Puis en page trente-quatre, Louis confie au débotté à son partenaire de tennis en double qu'il croit que Sophie l'aime moins. Le lecteur reconsidère alors les petites choses des séquences précédentes sous un autre angle. Les deux remarques sur le couple d'Éric soulignent ce à quoi Sophie est attachée dans le couple (le respect de la dignité du conjoint) et ce à qui Louis est attaché (les rapports sexuels, ou plutôt l'absence de rapport sexuel). La boutade sur le bébé fait prendre conscience à Louis que c'est un sujet qu'il évite, peut-être sciemment, peut-être inconsciemment, et qui doit tenir à cœur à Sophie, même inconsciemment. Quand il se retrouve avec un bébé dans les bras dans l'hypermarché, il ne sait pas quoi en faire, comme il ne saurait pas quoi répondre à Sophie si elle lui demandait qu'ils conçoivent un enfant. Une fois la graine du doute semée dans son esprit, le lien avec les discours du candidat perdant acquiert la force d'une évidence. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection : Sophie et Louis sont en couple, ils ont gagné cette épreuve dans la vie d'adulte et il est évident qu'ils vont continuer ensemble, tout le monde le dit. Ensuite, les résultats de ce soir ont été incroyables, ne jamais abandonner, ne jamais abandonner, ne jamais reculer et ne jamais, jamais arrêter de rêver : dix ans de vie commune, c'est déjà une réussite incroyable, Sophie et Louis n'ont aucune raison d'arrêter de rêver, il ne faut jamais abandonner. Le parallèle entre discours de défaite niée et de situation de couple en impasse produit un effet dévastateur : Sophie et Louis sont en train de se mentir pour contenter les personnes autour d'eux. Ils promeuvent cette vérité alternative comme si cela pouvait leur permettre de conserver leur couple, alors qu'ils ressentent, chacun de son côté, au fond d'eux que leur relation arrive à son terme. Il leur reste encore à le verbaliser. le lecteur va alors relire le passage de la salade de tomates : il ressent mieux en quoi l'échange banal sur la composition d'une salade de tomates cristallise tout l'éloignement qui s'est agrandi insensiblement entre les deux compagnons. Au début, c'est étrange de plonger dans l'intimité émotionnelle d'une relation de couple, tout en en étant tenue éloigné par l'absence d'émotions apparentes, faute de représentation des traits de visage sur les personnages. Très vite, c'est le confort d'une relation dans laquelle il n'y a pas de conflit, où l'un et l'autre se connaissent bien, s'apprécient et la tendresse est palpable. La narration visuelle exprime cette douceur douillette au travers de moments banals et insignifiants. L'accumulation de ces petits riens conduit à un brosser très progressivement un constat qui s'impose inéluctablement au couple, qu'ils ressentaient sans le formuler, luttant contre cet état fait de manière passive pour ne pas lui permettre de devenir concret. Une étude relationnelle d'une grande sensibilité et d'une grande subtilité.

14/10/2024 (modifier)
Par MrAnn
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série RIP
RIP

J’écris cet avis au moment où je referme le 6eme tome de cette série et je vous recommande de foncer sur cet ouvrage qui emprunte des codes déjà vu ailleurs mais pour la première fois utilisés en BD à ma connaissance. Mon commentaire ressemblera peut être aux autres si élogieux mais quand c’est du bon, il faut le dire! J’ai adoré me plonger dans cette atmosphère si sombre et dégueulasse de RIP. Le scénario est parfaitement mené (on se croirait dans celui d’un film tant la construction de l’histoire est complète) et on a la chance d’approfondir chaque personnage dans chacun des tomes. C’est en cela que j’ai vraiment été cueillie ! Cette capacité des auteurs a nous amener petit à petit à reconstituer un puzzle d’une situation presque banale à la base en ajoutant petit à petit toute la complexité de l’histoire de chaque personnage. Sans rire, c’est impossible de se limiter à un apriori sur l’un d’entre eux lorsque l’on découvre certains passages de leurs vies. On a envie d’en detester certains mais on se rends compte qu’il n’y a rien de simple et qu’il ne faut pas toujours rester à la surface des choses. C’est probablement très naïf d’écrire quelque chose d’aussi bateau mais pour une fois que l’on constate cette complexité dans une bd qui prend le temps de poser les histoires de chacun (et y parvient réellement ) au travers de ces 6 tomes, bah ca mérite d’être dit. Foncez donc lire cette œuvre et prenez des gants, ça grouille d’insectes !

14/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mademoiselle Else
Mademoiselle Else

Je suis née pour être insouciante. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une adaptation d’une nouvelle parue en 1924, du romancier Arthur Schnitzler (1862-1931). Sa première publication date de 2009, et il a bénéficié d’une réédition en 2023. Cette adaptation a été réalisée par Manuele Fiore pour le texte, les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-trois pages de bande dessinée. L’édition de 2023 se termine avec un texte d’une page de Fiore intitulé Sfumato schnitzlerien, et sept pages d’études graphiques. Dans la station thermale italienne de San Martino, en vacances, Else, une jeune femme de bonne famille, est en train de jouer au tennis avec son cousin Paul, sous les yeux de Cissy Mohr, une autre jeune femme courtisée par son cousin. Ce dernier court pour ramasser la balle, tout en regrettant que sa cousine ne veuille plus jouer. Elle confirme qu’elle n’en peut plus et lui indique qu’elle le retrouvera tout à l’heure. Puis elle salue Cissy d’un très formel Au revoir chère madame. Celle-ci lui répond gentiment de ne pas toujours l’appeler Madame, mais Cissy tout simplement, alors que Paul se tient contre elle. Taquine, Else reformule sa phrase : au revoir, madame Cissy. Cette dernière continue, lui demandant pourquoi elle part déjà, alors qu’il reste deux bonnes heures avant le dîner. Paul tempère et fait remarquer que Else fait du genre, c’est son jour. À l’attention de sa cousine, il ajoute : un genre d’ailleurs qui lui va à ravir, et son pull rouge encore mieux. Taquine, elle rétorque qu’elle espère qu’il aura plus de succès avec le bleu, couleur du pull de Cissy, et elle s’éloigne, sous le regard agacé de ses deux interlocuteurs. Dans son for intérieur, Else jurerait qu’ils ont une liaison, cousin Paul et Cissy Mohr. Elle espère seulement qu’ils ne la croient pas jalouse, rien au monde ne lui indiffère davantage. Puis elle joue beaucoup mieux que Cissy, et Paul non plus n’est pas vraiment un matador. Il a une si belle allure pourtant. Si seulement il était moins affecté. Tante Emma n’a rien à craindre. Elle ne pense pas à Paul, pas même en rêve. Elle ne pense à personne. Elle n’est amoureuse de personne. Dommage quand même que le beau brun à la tête de Romain soit déjà reparti. Il a l’air filou, disait Paul. Dieu, elle n’a rien contre les filous au contraire. Elle aimerait assez se marier en Italie, mais pas avec un Italien. Villa sur la Riviera, escalier de marbre plongeant dans la mer. Elle, étendue nue sur le marbre. Elle est née pour une vie insouciante. Ah, pourquoi faut-il retourner à la ville ? Else est arrivée au pied de l’escalier menant à la terrasse de l’hôtel : elle croise monsieur Dorsday, vicomte von Eperies, et son épouse. Ils échangent quelques paroles. Il se montre galant ; elle lui fait une remarque insidieuse et piquante sur son âge. Elle pénètre dans les immenses salons de l’hôtel et son flux de pensées reprend. A-t-elle fait la fière ? Non, elle ne l’est pas. Paul l’appelle Altière. Altière et du genre distant, surtout aujourd’hui. À cause de ses règles évidemment ; ça l’élance dans les reins. Cette nuit, elle reprendra du Véronal. Un groom s’approche d’elle, il a un courrier à son attention. Tout en prenant la lettre, elle remarque que son filou est revenu. Elle regagne sa chambre, dénoue ses cheveux et prend connaissance du courrier de sa mère. Il s’agit de son père, et d’une dette pressante. L’adaptation d’une œuvre littéraire en bande dessinée constitue un genre en soi, avec le risque du mauvais dosage oscillant entre l’intégration de trop de textes du roman, soit une interprétation trop éloignée qui fait perdre le goût de l’original, voire le trahit. Le lecteur entame ce tome et découvre deux dessins en pleine page avec uniquement un personnage en train de courir pour aller ramasser la balle, de gauche à droite dans la page de gauche sur fond blanc, et inversement au retour dans la page de gauche toujours sur fond blanc. L’artiste indique qu’il va proposer une adaptation aérée, ou au minimum sans gros pavés de texte. De même dans les deux planches suivantes, seuls sont représentés les trois personnages. Puis un dessin en double page les montrent discutant avec l’immense complexe hôtelier à quelque distance, et les montagnes en arrière-plan. Au cours du récit, l’auteur réalise cinq pages dépourvues de texte, laissant les dessins parler d’eux-mêmes, porter toute la narration. Le texte se présente soit sous la forme de dialogues, soit sous la forme du monologue intérieur d’Else, des phrases courtes, assez naturelles, bien éloignées de la simple recopie d’un texte littéraire. Fiore ne fait qu’une seule exception : le texte de la lettre initiale de la mère d’Else qui court sur trois pages, avec des illustrations de la largeur de la page venant s’insérer entre deux paragraphes. Dans le texte en fin d’ouvrage, l‘auteur indique qu’il a choisi cette œuvre pour répondre à une commande d’adaptation d’un éditeur. Après avoir écarté plusieurs œuvres soit trop difficiles soit déjà mainte fois adaptées, il retient cette nouvelle. Il ajoute : après s’être lancé près de quatre fois, il a compris que l’œuvre graphique de Gustav Klimt (1862-1918) allait être son nord, cette ligne en fil de fer qui est la sienne, qui suit les cuisses des femmes, leur découpe des nez pointus et se courbe selon les formes amples de ses modèles. Il ne réalise pas des tableaux de Klimt, mais il s’inspire de sa façon de représenter les êtres humains. Il utilise des traits de contours très fins, parfois comme tremblés ou mal assurés, ou tracés sous l’inspiration du moment sans avoir été repris pour être consolidés. Cela donne parfois des représentations un peu naïves, un point pour figurer un œil dans un visage ou des yeux écarquillés trop ronds et trop grands, quelques vagues traits pour la barbiche clairsemée de Dorsday, ou au contraire la sensation de percevoir l’état d’esprit du personnage. Le lecteur se dit que cette façon de représenter les individus correspond à la perception subjective qu’en a Else elle-même. Sa propre délicatesse avec son visage épurée et doux, l’âge de monsieur Dorsday avec son visage asymétrique et marqué, ses trois cheveux sur le dessus du crâne, son corps lesté par un gros ventre, la tante avec son air revêche et repoussant comme si elle était incapable de ressentir la détresse qui émane de sa nièce, etc. Ces traits de contour fins et fragiles sont habillés par des aquarelles qui leur apportent de la consistance, des nuances changeantes, des couleurs naturelles ou bien des impressions de lumière. En fonction de la séquence, du moment de la journée, de l’état d’esprit d’Else, un visage peut aussi bien être de couleur chair, que jaune, ou taupe, ou encore gris. De la même manière, l’aquarelle pare les décors de consistance, soit en venant occuper l’espace délimité par les traits de contour, soit en couleur directe. Passés les quatre dessins en pleine page sur fond blanc, le lecteur découvre le paysage de l’hôtel se détachant sur la ligne de montagne, un trait délimitant le contour du bâtiment, des portes fenêtres et des fenêtres, le pinceau donnant corps aux poutres apparentes, à la rangée d’arbres devant le bâtiment, à celle derrière de couleur plus sombre, ainsi qu’aux pentes de la montagne. Les images emmènent le lecteur sur le court de tennis avec son filet comme quadrillé au crayon, sur les marches menant à la très longue terrasse de l’hôtel, sous les lustres des salons très hauts de plafond, dans la chambre juste esquissée d’Else, de retour dans les salons maintenant teintés d’une nuance verte alors que la soirée commence, puis à l’extérieur dans des teintes bleutées et grises alors que la nuit commence à tomber, sur les rives rougies d’un lac avec de nombreux voiliers, etc. L’intrigue s’avère fort simple : Else est mandatée par ses parents restés aux Pays-Bas pour demander un prêt urgent de trente mille guldens à monsieur Dorsday, vicomte von Eperies, pour rembourser une dette dans les deux jours. Celui-ci accepte à une condition : pouvoir la contempler nue un quart d’heure. Acceptera-t-elle de se soumettre à cette exigence infâmante et ainsi sauver son père ? Ou refusera-t-elle pour conserver sa dignité au risque de condamner son père ? Un suspense binaire. Les auteurs, le romancier et le bédéiste, mettent admirablement en scène à la fois l’entrée dans l’âge adulte avec ses compromis, à la fois le tourment psychologique de la toute jeune femme. La lettre de la mère, reproduite dans son intégralité, constitue un exercice exemplaire de manipulation coercitive sous les dehors d’une demande gentille d’un menu service aussi banal que dérisoire, sur les plans affectif, émotionnel et psychologique. Voilà que la fille a le pouvoir de vie et de mort sur son père, ou plutôt la responsabilité afférente, ce qui constitue une inversion de la responsabilité des parents envers les enfants. Aussi bien les parents que monsieur Dorsday illustrent la maxime que l’âge et la traîtrise auront toujours raison de la jeunesse et du courage. Dès la première séquence, le lecteur a conscience que la jeune demoiselle est ballotée par les injonctions sociales à trouver un mari et par ses hormones. D’un côté, elle ressent le fait de devoir bientôt se trouver un mari, devoir accepter les avances d’un homme qu’elle ne pourra au mieux que choisir par défaut, au pire qui lui sera imposé, tout en défendant sa vertu contre toutes les tentations. Elle a déjà pu constater l’effet que la présence physique de son corps habillé a sur les hommes, le pouvoir de séduction que cela lui confère et les avantages qu’elle peut en retirer. Dans le même temps, elle a compris que se montrer nue à Dorsday équivaut à faire de son corps, d’elle-même, une simple marchandise vendue pour de l’argent, un produit ayant une valeur économique dans un système capitaliste. D’un autre côté, elle fait l’expérience qu’elle ne peut pas concilier toutes les injonctions sociales qui pèsent implicitement la femme qu’elle est. Pouvoir faire l’expérience d’être amoureuse, et faire un bon mariage ou un mariage de raison. Accepter son corps sexué et la sexualité qui va avec, et rester pure. Sauver son père au prix d’être souillée par le regard d’un quinquagénaire libidineux et riche, et préserver sa vertu, sa virginité comme les convenances l’exigent. Conserver son intégrité psychique et sauver son père. Personne ne peut ressortir indemne d’autant de doubles contraintes. Comment devenir adulte dans une telle situation ? Comment construire sa propre voie, sa manière personnelle de faire ? Adapter Arthur Schnitzler en conservant toute sa finesse et ses subtilités : un beau défi, relevé avec élégance par Manuele Fiore. Une bande dessinée à la narration visuelle sophistiquée et élégante, exprimant en douceur feutrée toutes les dimensions du conflit psychique se déroulant dans l’esprit d’une jeune femme estimant qu’elle est née pour être insouciante.

13/10/2024 (modifier)
Par Ikke
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Habemus Bastard
Habemus Bastard

Mon coup de cœur 2024. (2023 Blacksad - pas découvert plus tôt). Irrévérencieux, scénario béton, personnages décalés, pas de temps morts. Et, cerise sur le gâteau, le second tome est tout aussi excellent que le tome 1. Hâte de lire la suite.

12/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Félix Leclerc - L'Alouette en liberté
Félix Leclerc - L'Alouette en liberté

Quand il tombe, l'arbre fait deux trous. Celui dans le ciel est le plus grand. - Ce tome constitue une courte biographie poétique du chanteur Félix Leclerc (1914-1988), auteur-compositeur-interprète, poète, écrivain, animateur de radio et de télévision, scénariste, metteur en scène et acteur québécois. Sa publication date de 2019. Il a été réalisé par Christian Quesnel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comporte quarante-huit pages de bande dessinée. Il commence avec une courte introduction de Martin Leclerc, son premier fils. Vient ensuite un texte d'avant-propos de deux pages, rédigé par l'auteur. En fin d'ouvrage se trouvent la liste des pièces musicales évoquées, au nombre de vingt-quatre, ainsi qu'une liste des sources d'inspiration. Dans la préface, Martin Leclerc constate que son père est décédé depuis plus de trois décennies et que son œuvre inspire encore la jeunesse. Dans l'avant-propos, l'auteur évoque l'usage qu'il fait de la parole de Félix Leclerc dans les phylactères et les cartouches bleus, ce qui expose le lecteur à la vie de Félix, mais aussi à certaines de ses œuvres. Puis il indique qu'il a mis à profit les documents laissés des témoins précieux. Il ajoute que ce projet sur Félix Leclerc lui a permis de travailler avec l'Orchestre symphonique de Gatineau, le maestro Yves Léveillé, l'orchestrateur Yves Marchand et l'historien amateur Raymond Ouimer pour créer un concert multimédia autour du récit graphique. Le 20 mai 1980, au soir de la défaite référendaire, cette sombre journée, c'est comme si toute la vie de Félix l'y avait préparé. Un oiseau s'envole dans le ciel. Il va se poser sur la tête d'un homme assis sur une chaise, le dos courbé comme par un grand poids. Tu ne sais pas voler, tu vas tomber, tu es maladroit, l'air n'est pas pour toi, balourd, n'a-t-on cessé de lui crier. Et l'oiseau eut peur. Il n'a pas osé. Il est resté sur terre tristement. Et il a haï l'azur, et il n'a jamais vu les hauteurs. Son amour et sa soif du pays, Félix les a toujours placés au cœur de son œuvre, laquelle est à l'origine du printemps de la chanson québécoise. La neige qui fond, l'étang dans son petit lit qui boit le soleil, la scie ronde qui chante chez le voisin, la corneille qui est revenue, une hache, un tas de bois à bûcher, la moutonne qui a eu ses petits, la semence qu'on sort des greniers, les premiers pissenlits sur les buttes, l'odeur de l'érable… S'il n'y a pas de ces matins-là au Paradis, ça va jaser du côté des habitants. Les manches de guitare se confondent avec le tronc des érables, le cerf s'éloignant dans le lointain. À l'approche de l'automne, on baisse la voix, au printemps on parle fort. Un homme chaudement vêtu, s'appuie sur la cognée de sa hache, en regardant un oiseau s'envoler au-dessus d'un champ. Félix naît le 2 août 1914, à la Tuque, en Mauricie. Sixième d'une famille de onze enfants, il grandit dans un milieu peuplé de draveurs et de bûcherons, mais aussi bercé par la musique et la tendresse. Suis pas un dur, suis pas un mou, suis un doux. L'amour se passe de cadeaux mais pas de présence. Chaque pomme est une fleur qui a connu l'amour. L'auteur a donc indiqué que chaque page ou double page ferait dialoguer un élément biographique de la vie du chanteur, avec une brève citation de lui et un tableau ou quelques cases évoquant une chanson ou une image de Félix Leclerc. Effectivement, l'ouvrage comporte douze illustrations en pleine page, et quatre en double page. Au maximum il se trouve quatre cases sur une même page. Pour autant, le lecteur éprouve plus la sensation de lire une bande dessinée qu'un texte illustré. Il y a la progression chronologique de la vie du chanteur, des images qui racontent une histoire, des compositions en double page où l'œil lit les éléments visuels de gauche à droite comme ordonnés sur un fil narratif. La première illustration montre un oiseau, certainement une alouette, en plein vol sur un fond de page blanche. L'oiseau vient se poser sur la tête du poète prostré sur sa chaise, après avoir pris connaissance des résultats du référendum. le motif de l'oiseau, une alouette ou d'autres, revient tout du long du récit. En page neuf, les ailes grandes écartées pour aller plus haut dans le ciel. En page dix sur un branche, avec un mini Félix Leclerc encore enfant, monté sur son dos. En page trente, volant entre les troncs de bouleaux. Faisant la liaison entre les pages trente-deux et trente-trois, comme il fait également pour les pages trente-six et trente-sept mais en sens inverse de droite à gauche. Mort étendu sur le sol en page trente-huit. À plusieurs moments de son vol en page quarante-neuf. Un vol d'outardes en page cinquante-et-un, observé par un garçon. Tout du long de l'album, l'œil du lecteur est attiré par la faune et la flore du Québec. Un renne en pages huit dans les bois, un autre sur la tour Eiffel en page seize. Encore un en page vingt-neuf dont les bois semblent engendrer un halo fantasmagorique dans leur sillage. En page huit des manches de guitare forment les arbres d'une forêt, avec des gobelets pour en recueillir la sève. Lors des années parisiennes, la chevelure de Félix semble voir se développer comme des branches en hiver, comme s'il lui poussait de nouvelles ramures générées par ses expériences en France. de retour au Québec, la nature reprend son importance primordiale : une forêt de bouleau, l'île d'Orléans dans l'embouchure du fleuve Saint Laurent, avec ses côtes, les petits bateaux de pêche à moteur, les zones marécageuses, le scintillement de la lumière sur le fleuve, une vision onirique des plantes aquatiques sous-marines comme une longue chevelure folle, le bleu de l'eau répondant au bleu du ciel, etc. Dès la première page, le lecteur se rend compte que l'histoire du Québec est également présente en filigrane. L'auteur entame sa biographie par : le 20 mai 1980, au soir de la défaite référendaire… Il appartient au lecteur soit d'être familier avec l'importance de cet événement dans l'histoire du Québec, soit d'aller se renseigner pour comprendre l'importance qu'il revêt pour Leclerc. À savoir le premier référendum relatif au projet de souveraineté du Québec ; il a été organisé à l'initiative du gouvernement du Parti québécois (PQ) de René Lévesque, l'un des événements majeurs de l'histoire du Québec contemporain. Au fil de la vie de Félix Leclerc, apparaissent d'autres marqueurs temporels et culturels. Sa date de naissance bien sûr, et en fin d'ouvrage la date de sa mort, mais aussi le début de ses études à Ottawa en 1931, ses débuts à Radio-Canada, son premier mariage en 1942, le début du succès dans les années 1950 grâce à l'accueil que lui réserve la France, ce qui sera suivi par sa reconnaissance au Québec, son influence sur la génération suivante de chanteurs compositeurs français et belges Guy Béart (1930-2015), Léo Ferret (1916-1993), Georges Brassens (1921-1981) et Jacques Brel (1929-1978), son second mariage en 1969, la crise d'octobre en 1970 (enlèvement d'un attaché commercial britannique, enlèvement et meurtre du ministre provincial du travail Pierre Laporte au Québec, par le Front de Libération du Québec), la Superfrancofête d'août 1974 sur les plaines d'Abraham à Sainte-Foy à Québec avec la participation de Gilles Vignault (1928-), Félix Leclerc (1914-1988) et Robert Charlebois (1944-) pour le spectacle J'ai vu le loup, le renard, le lion, le 13 août 1974. Dans ses paroles le chanteur rend hommage à sa province, que ce soient ses paysages, ou des métiers spécifiques comme celui de draveur. Après avoir pris connaissance de l'avant-propos, le lecteur sait que l'auteur va évoquer brièvement quelques dates et faits biographiques de Félix Leclerc, et qu'il va surtout se consacrer à l'évoquer par ses mots et par les images qu'ils engendrent. le lecteur va découvrir Félix Leclerc au travers de la vision et du ressenti qu'en a Christian Quesnel, bédéiste originaire de la région du Outaouais au Québec. Il réalise des illustrations à l'encre et à la peinture, amalgamant parfois des images entre elles, jouant à la frontière de l'impressionnisme, de l'expressionnisme, du collage. Les couleurs expriment le ressenti ou l'état d'esprit du chanteur. Les dessins naviguent entre représentation descriptive pour une voiture, pour un bâtiment, un télésiège dans une station de ski, et des visons oniriques comme une licorne, une guitare avec une chevelure, des mains formant une coupe contenant de l'eau et un petit bateau de pêche à sa surface, l'image récurrente d'une femme en train de danser. L'artiste choisit la technique qui correspond le mieux à ce qu'il souhaite exprimer : formes détourées à l'encre, peinture, écriture manuscrite pour en fond de case avec des bribes de parole de chanson, photographie de famille tracée, dessin au crayon pour une rue de Paris, fond de case en motif de cercles de couleur, trame de fond avec un texte tapé à la machine à écrire, surimpression de deux images décalées, etc. Une grande richesse visuelle avec une vision d'ensemble qui assure une cohérence tout du long. L'auteur évoque l'héritage de Félix Leclerc. Succinctement par quelques éléments biographiques, quelques événements historiques. Culturellement par des citations succinctes de texte de ses chansons, et la mise en valeur de la province du Québec. Affectivement et émotionnellement par une narration visuelle qui lie texte et image, qui se fait poétique et onirique, donnant à voir la représentation du monde et plus particulièrement du Québec telle que l'œuvre de Félix Leclerc en brosse le portrait partial de la terre qu'il porte dans son cœur.

11/10/2024 (modifier)
Couverture de la série L'Odyssée d'Hakim
L'Odyssée d'Hakim

J'ai eu du mal à quitter cette série tellement je me suis attaché au destin de Hakim et de son fils Hadi. J'avais déjà été séduit par ma précédente lecture de Fabien Toulmé avec son récit autobiographique de la naissance de sa seconde fille. L'auteur reste dans une narration biographique qu'il maîtrise à merveille. En effet le récit du voyage d'Hakim et de son fils de un an est passionnant en lui-même mais la qualité de la narration de Toulmé donne une dimension supplémentaire à cette dramatique aventure. Fabien Toulmé se range incontestablement parmi les meilleurs conteurs d'histoires de la BD de langue française actuelle. L'auteur ne s'éparpille pas et reste du début à la fin dans les limites de son sujet. Il veut nous faire découvrir l'histoire d'un réfugié migrant tout en sachant qu'il en existe mille autres plus "simples" (comme la famille de son épouse) ou plus dramatiques comme ces pauvres personnes violées, asservies en esclavage ou tuées sur leur route de l'espoir. Hakim lui est présenté par une amie journaliste. En frappant à sa porte il ne connait rien de lui comme nous quand nous ouvrons le T1. Simplement Toulmé se met à l'écoute d'un récit pour nous le transmettre tel quel, sans tricherie ni biais autre que celui de la langue. Jamais Toulmé ne verse dans le sensationnalisme ou le pathos facile. Il n'en a pas besoin tellement le déroulé du voyage du gentil Syrien porte sa propre tension dramatique. Hakim et son fils vont de l'avant montrant une résolution à vaincre l'adversité qui laisse le lecteur sans voix. Toulmé réussit la prouesse de synthétiser ces dizaines d'heures d'écoutes en un récit d'une fluidité cristalline. Le ton est toujours juste sans jugement de valeur, la bêtise, la cruauté et l'injustice s'étalant d'elles-mêmes sans que l'auteur aie besoin d'en rajouter. Les trois tomes sont d'un égal niveau même si personnellement j'ai trouvé la T2 au summum d'un récit dramatique. Graphiquement cette traversée d'un petit bout de la mer Egée restera longtemps gravée dans ma mémoire. La scène est très statique puisque personne ne peut bouger dans le Zodiac. Pourtant, grâce au sublime des expressions des passagers (et surtout celles du petit Hadi) Toulmé parvient à nous faire sentir cette houle menaçante et cette eau glaciale qui envahit petit à petit la frêle embarcation. Ce passage rend le récit de Toulmé universel puisqu'il présente les deux fins possibles d'une telle situation ; la noyade ou le sauvetage. Car dès le début de cet insensé départ avec un petit de un an il n'y a pas d'autres alternatives : la noyade en mer, dans un camps ou sur le bord d'une route à la suite d'une mauvaise rencontre ou le sauvetage de toute une famille à Aix ou à Dortmund. Toulmé hisse sa série au niveau des plus grands récits. Elle s'inscrit dans un environnement précis mais peut être lu comme l'universelle tragédie des déracinés de tous les siècles passés ou à venir. Une lecture passionnante tout en justesse et en sensibilité. Un must.

11/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Hulk - Le dernier des titans
Hulk - Le dernier des titans

Le futur s'annonce apocalyptique. - Ce tome reprend l'histoire Hulk - The end, avec un scénario de Peter David, des dessins de Dale Keown, un encrage de Joe Weems, initialement parue en 2002. Ce récit comprend 47 pages. Sur une terre détruite par une guerre globale de trop, il ne reste plus qu'un seul survivant : Hulk et son alter ego Bruce Banner. D'une manière inattendue, il reste malgré tout des prédateurs capables de nuire au géant vert. Et puis les intentions de Banner sont irréconciliables avec celles de Hulk. Quel est l'avenir de ce dernier survivant de l'humanité ? Début des années 2000, l'éditeur Marvel développe un nouveau concept : raconter les dernières histoires de ses superhéros dans une gamme baptisée d'un titre générique The end (La fin). Il y aura, entre autres, une série The end pour les X-Men par Chris Claremont et Sean Chen, pour les Fantastic Four par Alan Davis, et même pour l'Univers Marvel par Jim Starlin. Le cas de cette histoire de Hulk diffère légèrement puisqu'il s'agit au départ d'une nouvelle écrite par Peter David (parue sous le titre de The ultimate Hulk) qu'il a retravaillée pour aboutir à ce récit. Là où Futur imparfait (de Peter David et George Perez) implique plusieurs personnages et un ennemi identifié pour une nouvelle bataille dans la lutte du bien contre le mal, Le dernier des titans (La fin) développe le thème du dernier survivant sur terre. David utilise plusieurs dispositifs narratifs pour varier la forme du monologue de Banner et de celui de Hulk (tel qu'un dispositif enregistreur). Il joue à fond sur la dichotomie qui existe la psyché de Banner et celle de Hulk. Et il propose une relecture adaptée et pertinente du mythe de Promothée. En artisan chevronné, David a pris soin également d'inclure des phases d'action et de laisser son dessinateur se déchaîner. Dale Keown a connu ses premiers succès sur la série Incredible Hulk (avec des scénarios de Peter David), puis en créant son propre personnage The Pitt et en participant à la série de The Darkness chez Top Cow (il en reste d'ailleurs un crossover The Darkness / Pitt). Il utilise un encrage qui évoque celui de Mike Deodato dans Dark Avengers. Son Hulk exprime une sauvagerie primale peu commune. Il sait dessiner Banner en sorte que ce dernier paraisse vraiment son âge. Pour les décors, il dessine surtout des endroits désolés et rocailleux (pas trop compliqué) comme le demande le scénario. Mais il ne rechigne pas à rajouter des détails quand l'histoire le demande. Au final, Keown rend visuellement intéressant les pérégrinations de Banner et Hulk dans les endroits vides de vie et de bâtiments, et il transforme chaque scène d'action en une libération d'énergie irrésistible. Alors que le résumé fait craindre une quête introspective bas de gamme, David et Keown concoctent un récit plein d'énergie et de questions intéressantes.

11/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Dreaming Eagles
Dreaming Eagles

Un pays capable d'évoluer - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, ne nécessitant pas de connaissance préalable. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2016, écrits par Garth Ennis, dessinés et encrés par Simon Coleby, avec une mise en couleurs réalisée par John Kalisz. Les splendides couvertures iconiques ont été réalisées par Francesco Francavilla. Le tome se termine avec une postface de 4 pages rédigée par Garth Ennis, explicitant au travers d'une anecdote les choix qu'il a effectués et la part de vérité historique du récit. Il contient aussi les couvertures alternatives réalisées par Brian Stelfreeze, Phil Hester, Declan Shalvey, le script d'Ennis pour le premier épisode, et les recherches graphiques de Francavilla pour la composition des couvertures. En 1966, à New York ou à Chicago, Reggie Atkison prend l'air sur le pas de porte de son bar le Silver Pony. Il voit son fils Lee rentrer en catimini en passant par derrière. Il le rejoint dans la pièce qui sert de réserve et de toilettes. Il constate qu'il est blessé, et qu'il a un cocard à l'œil droit. Il comprend qu'il s'est rendu à une marche menée par Martin Luther King (1929-1968) et qu'il s'est battu contre des blancs qui les ont insultés avec un terme raciste. Son fils estime que ça valait le coup de les entendre hurler de douleur, alors que son père condamne cette action violente. Lee lui rétorque qu'il a bien tué des hommes pendant la guerre, même s'il s'agissait de soldats nazis ce qui n'excuse rien. Reggie lui répond qu'il n'avait l'impression qu'il s'agissait d'êtres humains, qu'il tirait sur des avions, par sur des hommes. La nuit, Reggie ne dort pas, repensant à un combat aérien pendant la seconde guerre mondiale, quand il était un pilote dans l'un des 4 escadrons de chasse du 332d Fighter Group, après avoir appris à piloter à l'école de vol de Tuskegee dans l'Alabama. Il repense à ce pilote allemand qu'il a vu s'éjecter de son cockpit avec son parachute. Le lendemain, Lee fait mine de faire amende honorable en repeignant la palissade. Il discute avec Alison, sa mère, qui est assise sur la véranda en train de siroter de la limonade. Il se plaint du comportement de son père qui ne le laisse pas se battre pour ses droits. Alison rentre dans le bar et explique à son mari ce qui mine leur fils. Elle insiste doucement sur le fait que Lee a le droit de savoir qui est son père, d'en apprendre plus sur ce qu'il a fait pendant la guerre. Le soir, Lee est toujours en train de repeindre la palissade. Son père l'interpelle depuis la véranda, il a amené 2 bières et en tend une à son fils, assez décontenancé que son père lui propose de l'alcool. Reggie Atkinson a pris la décision de raconter à son fils comment c'était à l'armée quand il était un pilote pendant la seconde guerre mondiale, parce qu'il ne veut pas lui mentir, même par omission. C'est la deuxième histoire coup sur coup que Garth Ennis écrit au sujet d'un aviateur pendant la seconde guerre mondiale, la précédente étant Johnny Red: The Hurricane (2015/2016) avec Keith Burns. Il s'agissait alors d'un personnage de fiction de la bande dessinée anglaise auquel il rendait hommage. Cette fois-ci, il rend hommage à un corps de pilotes américains ayant réellement existé. Il explique dans la postface qu'il a pris le parti de raconter des faits réels, mais en mettant en scène des personnages fictifs, à une ou deux exceptions près. Il a donc effectué un travail de recherche conséquent à la fois sur l'escadron de chasse du 332d Fighter Group, à la fois sur les avions utilisés à l'époque, allant même jusqu'à profiter de l'occasion de voler dans l'un d'eux, un modèle Curtiss P-40 Warhawk (ce qui lui permit de comprendre la problématique de visibilité). Pour les personnages, il préfère mettre en scène des individus à qui il peut faire dire ce qu'il souhaite en tant qu'auteur, plutôt qu'une recréation forcément faussée, au risque de placer des opinions faisant contresens par rapport à l'individu concerné. La plus grande exception à cette règle réside dans Benjamin Oliver Davis (1912-2002), du fait de son rôle crucial dans la gestion desdits escadrons. Garth Ennis donne l'impression de commencer de manière assez pataude, avec cette mise en écho de la situation du fils Lee souhaitant combattre pour ses droits civiques, et la démarche similaire de son père 20 ans plutôt. Le parallèle ainsi établit débouche sur une soirée confession, au cours de laquelle le paternel déballe tout à son fils, dans une forme de confession artificielle. Le lecteur identifie là une construction romanesque pour créer cette résonnance entre les 2 situations. La dramatisation se trouve ainsi un peu appuyée dans le premier épisode. Pour autant, le dispositif ne rate pas complètement son objectif car dans le même temps, Ennis se montre plus sensible que d'habitude dans sa caractérisation du fils et de sa relation au père. Il ne s'agit pas d'un jeune chien fou en opposition de principe à la position paternelle, mais plutôt d'un jeune homme engagé qui souhaite l'approbation de son père. Dans les dernières pages du premier épisode, le lecteur en oublie jusqu'au dispositif alors qu'il se plonge dans l'histoire de Reggie Atkinson. Du fait des détails intégrés dans la narration, il comprend, s'il ne le sait déjà, qu'il s'agit d'une reconstitution historique de faits réels. Ce n'est pas la première fois que des comics traitent de l'engagement d'afro-américains dans la seconde guerre mondiale, pour un pays pratiquant encore la ségrégation avec les lois dites Jim Crow, voir par exemple l'étonnant Captain America: Truth (2003) de Robert Morales & Kyle Baker. Mais ici, l'auteur réussit à la perfection la dimension biographique, sur fonds historique. Simon Coleby est un artiste qui a précédemment travaillé pour l'hebdomadaire 2000 AD, par exemple sur des histoires de Judge Dredd. Il réalise des dessins de type réaliste, avec un bon niveau de détails. Par la force des choses, il a investi beaucoup de temps dans la recherche de références de matériels militaires, à commencer par les uniformes, et surtout les avions de chasse, car Ennis en laisse passer aucun écart, aucune erreur en termes de reconstitution. Le lecteur apprécie que l'artiste se tienne éloigné des trucs et astuces pour dramatiser les situations de manière artificielles, tels que les cadrages ou les postures exagérées des personnages. Les différents protagonistes présentent des morphologies normales, et effectuent des mouvements mesurés d'adulte. Sans tomber dans le photoréalisme, Coleby s'investit pour représenter les décors avec une grande régularité, là encore en veillant à la conformité historique. Le lecteur peut donc se projeter à chaque endroit et côtoyer des individus qui lui semblent réels, et pas des icônes ou des idéalisations d'êtres humains. John Kalisz utilise une palette de couleurs un peu sombre, avec des bruns et des gris. Cela n'aboutit pas à une sensation cafardeuse, mais à une ambiance lumineuse réaliste. S'il a suivi la carrière de Garth Ennis, le lecteur se rend compte qu'il a fait des efforts impressionnants pour proscrire les longues scènes de copieux dialogues, au profit d'une narration plus naturaliste. Il répartit les informations de manière plus fluide et naturelle, à la fois dans les séquences de dialogue et dans les scènes de combat. Simon Coleby fait preuve d'une grande maîtrise de la mise en scène, évitant les plans trop basiques de têtes en train de parler, pour des plans de prise de vue plus enveloppant, montrant l'environnement dans lequel se trouvent les interlocuteurs, ainsi que leurs gestes. Il doit également représenter des combats aériens à plusieurs reprises, ce qu'il fait avec une grande clarté. Il joue sur les angles de vue, la profondeur de champ et le positionnement respectif des avions de chasse et des bombardiers pour rendre compte de leurs mouvements, de leurs attaques, de leur avancée relative, dans des séquences compréhensibles au premier coup d'œil, qui se passent d'explication dans les récitatifs. Le lecteur plonge donc dans une reconstitution historique de qualité, aux côtés de Reggie Atkinson, jeune homme afro-américain, bien décidé à participer à l'effort de guerre et à prouver qu'un afro-américain fait un aussi bon pilote qu'un blanc. Garth Ennis évoque, comme il sait si bien le faire, l'organisation militaire, ainsi que les caractéristiques des différents modèles d'avion de chasse, et les tactiques de combat aérien, lui aussi de manière parfaitement intelligible. Même s'il n'éprouve pas de goût particulier pour lesdits combats, le lecteur se surprend à s'impliquer émotionnellement dans ces explications qui ont une incidence directe et cruciale sur la vie de ces pilotes. Au travers des réflexion de Reggie et de ses collègues, il comprend comme eux les enjeux du convoyage de bombardiers, ou d'affrontements contre des avions allemands. Il les écoute parler des informations partielles glanées sur les changements de commandant de la base, sur leurs prochaines missions, leurs prochaines affectations, sur les auditions militaires se déroulant aux États-Unis, sur les nouveaux modèles d'avion de chasse mis en service et peut-être bientôt intégrés au parc de leur base. Il devine comme eux les enjeux liés à l'existence d'un escadron de pilotes de chasse composé uniquement d'afro-américains. Il voit s'exprimer le racisme ordinaire, ainsi que les idées puantes du KKK reprises par un ou deux militaires. Il perçoit la pertinence des choix narratifs de l'auteur qui peut ainsi mettre en évidence les conflits socio-culturels au travers de ses personnages, de manière adroite, au second plan. Ennis ne joue pas sur la dramatisation, ce qui donne plus de force et de conviction à ce qui est montré, et ce qui rend encore plus terrible et réelle la scène de retour au pays, après la fin de période militaire. Ce récit est à ranger parmi les chefs d'œuvre d'histoire de guerre écrits par Garth Ennis, en particulier aux côtés de Dear Billy (2009, dans la série Battlefields) avec Peter Snejbjerg. Simon Coleby effectue un travail remarquable de reconstitution historique et de direction d'acteurs. Garth Ennis fait preuve d'une écriture en retenue très rigoureuse, entièrement au service de Reggie Atkinson, sans pitrerie, extraordinaire autant pour l'évocation de l'histoire de cet escadron, que pour le contexte et les enjeux socio-culturels de l'époque.

10/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Léopoldville 60
Léopoldville 60

Bref, la grande histoire passée au tamis de la petite. - Ce tome est le deuxième de la série consacrée à Kathleen Van Overstraeten, en termes d’ordre de parution, et également le deuxième, à ce jour, par ordre chronologique de sa vie. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Patrick Weber pour le scénario, Baudouin Deville pour les dessins et l'encrage, Bérengère Marquebreucq pour la mise couleurs, qualifiée de mise en lumière, c’est-à-dire la même équipe que celle des quatre autres albums de la série : Bruxelles 43 (paru en 2020), Sourire 58 (paru 2018), Berlin 61 (paru en 2023), Innovation 67 (paru en 2021). Ce tome comporte cinquante-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de huit pages, agrémenté de photographies, intitulé Le Congo belge et Léopoldville, retour dans des mondes disparus, découpé en plusieurs articles : une page de contexte rédigée par Patrick Weber, Une histoire de femmes et d’homme, de noirs et de blancs, L’ombre de Tintin, Petit guide de Léopoldville (L’hôtel Memling, le jardin zoologique, le marché indigène, le musée indigène, l’aérogare, la statue de Stanley, la statue de Léopold II, le quartier indigène), l’enjeu de l’uranium, un voyage secret, la manne de l’uranium, Indépendance cha-cha, témoignages d’époque (un second pilote de la Sabena, un steward), 30 juin 1960 indépendance du Congo et après. Dernier article : une interview de Robert Van Michel chef de secteur de la Sabena à l’époque, intitulée le pont aérien Sabena de 1960 une odyssée humaine. À bord d’un vol Bruxelles-Léopoldville, l’hôtesse de l’air Kathleren Ovserstraeten répond à l’appel d’un passager qui souhaite encore avoir un scotch whisky. La responsable du vol Francine Merckx lui indique discrètement de lui méfier de cet oiseau, car quelque chose lui dit qu’il lui faudra beaucoup plus qu’un scotch pour se rafraîchir le gosier. Kathleen doit le servir car le client est roi, mais s’il dépasse les limites madame Merckx se fera un plaisir de lui rappeler les vertus de la sobriété. Le client est satisfait et il tend sa carte à Kathleen lui précisant qu’il descend à l’hôtel Regina et que si le cœur en dit à la jeune femme, ce sera à son tour à lui de lui offrir un verre. La discussion se poursuit ensuite entre madame Merckx et Kathleen dont c’est le premier vol à destination de l’Afrique. En janvier 1960, à Léopoldville, Célestin Bembé est reçu par Pierre Stevens et Arsène Jeanmart qui lui proposent le poste de contrôleur de gestion pour leur agence de Boma. Bembé répond de manière véhémente que c’est très généreux de leur part, mais qu’il ne peut pas accepter. Il ajoute qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe ici : bientôt c’est eux qui le solliciteront pour un emploi, car ce pays est aux Africains ! Ils le congédient, ce qui n’atteint pas Bembé convaincu que l’histoire est en marche. Le soir, à la mine d’or d’Uvira au sud Kivu, un individu s’introduit subrepticement sur le site et cloue un masque de sorcier sur la porte du bâtiment principal. En découvrant ce masque le lendemain, les ouvriers africains refusent de travailler dans la mine. Comme pour les autres albums, les auteurs ont choisi une année clé dans l’histoire de la Belgique : l’indépendance du Congo belge a été déclarée le 30 juin 1960, après avoir été une colonie depuis le 15 novembre 1908, soit pendant cinquante-deux ans. Dans son introduction au dossier en fin d’ouvrage, le scénariste précise la nature de cette bande dessinée et son ambition : cet album n’ambitionne pas de porter un jugement sur l’entreprise colonisatrice, sur sa fin et encore moins sur ce qu’il est advenu du Congo depuis son indépendance. Les historiens n’ont pas fini de se pencher sur ces épisodes souvent tragiques et toujours contrastés de la saga nationale congolaise. À travers l’héroïne Kathleen apparue dans l’album Sourire 58, les auteurs ont voulu présenter les événements de 60 sous un angle particulier. Simple et individuel, d’abord parce tous les épisodes historiques se vivent d’abord d’un point de vue personnel. Dans les deux camps, comment les protagonistes ont-ils eu peur ou faim ? Quels étaient leurs regrets ou leurs espérances ? Leurs joies et leurs peines ? Bref, la grande histoire passée au tamis de la petite. De fait, la narration présente les choses elles sont, ou plutôt comme elles étaient, à la fois en termes de représentation visuelle, et en termes de relations sociales, sans révisionnisme politiquement correct. Par exemple, les Congolais appellent les métropolitains par le terme de Bwana, et réciproquement les blancs parlent des Évolués pour désigner la classe moyenne noire qui s’européanisa au Congo belge. Comme dans les autres tomes, le positionnement des dessins dans un registre réaliste et descriptif apparenté à la ligne claire s’avère parfait pour montrer les choses, pour donner à voir des quartiers de Léopoldville, les véhicules, les tenues vestimentaires. Tout commence avec une vue magnifique du d’un avion de la Sabena en plein vol : un Douglas DC6, avion quadrimoteur utilisé par la Société Anonyme Belge d'Exploitation de la Navigation Aérienne, compagnie aérienne nationale belge (1923-2001). Le lecteur garde les yeux grands ouverts pour ne rien perdre : une vue extérieure de l’hôtel Memling à Léopoldville, les wagonnets de la mine d’or d’Uvira, plusieurs artères de la capitale congolaise, les belles voitures, quelques restaurants, la statue de Henry Morton Stanley (1841-1904, journaliste et explorateur) dans le site de son ancien camp retranché, le jardin zoologique de Léopoldville, un bar dans le quartier indigène de Bandalungwa, le musée de la vie indigène, l’aéroport d’Elisabethville à Katanga, des demeures dans le quartier blanc, des maisons dans un quartier indigène, l’avenue Baron van Eetvelde, une séquence dans la brousse, le marché indigène, les bureaux de la Sabena, et un des cinq Boeing 707 affectés à la Sabena pour l’évacuation. La richesse du récit permet également au lecteur de prendre le temps de passer par une rue de New York, plusieurs rues de Bruxelles et même un café pris à l’hôtel Métropole sur la place De Brouckère où se trouve la fontaine Anspach, l’aéroport de Zaventem, une pharmacie bruxelloise pour faire le plein de produit anti-cafards. Les auteurs respectent leur note d’intention et l’Histoire se vit à hauteur d’être humain. Le lecteur retrouve avec plaisir Kathleen Overstraeten et son amie Monique. L’artiste reste dans un registre de type ligne claire, avec un degré de simplification dans leur représentation, tout en conservant un bon niveau de détails, avec une physiologie spécifique pour chacun, des tenues vestimentaires appropriées et en accord avec leur personnalité, et une direction d’acteur de type naturaliste. De temps à autre, une expression de visage peut être un peu exagérée, pour accentuer une émotion, une fois de temps en temps pour un effet comique. Le dessinateur accorde la même valeur à chaque être humain, quelle que soit son origine, ce qui fait ressortir le comportement condescendant au mieux, méprisant au pire des colons, envers les évolués et les non-évolués. La coloriste effectue un travail remarquable de mise en lumière, utilisant avec à propos les aplats de couleurs pour apporter une forte consistance à certaines zones détourées, pour ajouter une forme d’ombrage à d’autres pour accentuer le relief. Elle conçoit une palette restreinte spécifique à chaque séquence pour rendre compte de l’ambiance lumineuse, et de l’environnement, plutôt urbain ou plutôt végétal. Comme à son habitude, le scénariste entremêle une reconstitution historique avec une intrigue romanesque, et une fibre sentimentale. La reconstitution historique visuelle est complétée par de nombreuses références dans les dialogues : le nzombo (plat de poisson fumé), le moambe (plat préparé à base de chair de noix de palme à laquelle on rajoute la viande et les condiments), le terme Évolué (terme utilisé pour décrire la classe moyenne noire qui s’européanisa au Congo belge), Henry Morton Stanley (1841-1904, journaliste et explorateur), les scheutistes (congrégation religieuse missionnaire fondée à Scheut en 1862 par le prêtre Théophile Verbist, 1823-1868). L’intrigue romanesque comprend une composante d’espionnage industriel, avec manipulations, agitations et même un enlèvement. D’un côté, le lecteur retrouve cet ingrédient présent dans chaque tome de la série ; de l’autre, il s’agit d’une réalité historique générée par l’intérêt économique et stratégique pour un minerai bien particulier et essentiel dans l’histoire de cette colonie et du pays colonisateur. Dans ce tome, l’histoire personnelle des protagonistes se développe de manière organique, que ce soit Kathleen devenue hôtesse de l’air, ou les parents de son amie Monique installés à Léopoldville, ou encore la relation amoureuse de Monique avec Célestin Bembé. Le lecteur apprécie la référence à l’album Sourire 58 (2018) au cours duquel les deux jeunes femmes s’étaient liées d’amitié. Il identifie du premier coup d’œil un autre personnage présent dans ce précédent album, créant ainsi une continuité légère qu’il n’est pas indispensable de connaître pour apprécier le récit. Les personnages blancs représentent la majorité des protagonistes avec des dialogues, pour autant les Africains sont également présents et ils ne sont pas cantonnés à de la figuration en arrière-plan. Le dossier en fin d’album s’avère agréable à lecture, facile d’accès, tout en fournissant des compléments et une ouverture sur d’autres dimensions de la colonisation qui ne pouvaient pas être exposés dans l’histoire principale faute de place. Ce deuxième album de la série par ordre de parution s’avère une excellente réussite, tout comme le premier. Les auteurs réalisent une bande dessinée de grande qualité, avec une narration visuelle de type ligne claire très réussie, une histoire mêlant Histoire, intrigue d’espionnage, enjeux personnels aussi bien sociaux qu’émotionnels, pour évoquer la période complexe de la fin d’une colonie belge avec un point de vue à hauteur d’être humain.

10/10/2024 (modifier)