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Par Présence
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Couverture de la série Le Secret (LL de Mars)
Le Secret (LL de Mars)

Nous au moins, on participe, on fait notre part. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. le premier tirage date de 2016. Il a entièrement été réalisé par L.L. de Mars : scénario, dessins, couleurs. Il contient 52 pages de bande dessinée. Deux oiseaux annoncent le titre du premier chapitre : nourrir les hommes. Deux employés de maison espionnent ce qui se passe dans la maison des patrons, l'un faisant remarquer à l'autre qu'il prend des risques. D'ailleurs Georges finit par se faire repérer par le propriétaire qui le met à la porte sur le champ. L'employé le supplie de le garder car ce boulot, c'est tout ce qu'il a. Philippe, le patron, revient sur sa décision et se retourne vers ses deux invités. Il demande à sa bonne de lui apporter une boîte rouge de la réserve. Les deux autres lui demandent s'il fait encore confiance à cette employée de maison. Philippe explique qu'il peut se méfier de tout le monde, mais que s'il liquide tout son personnel à la première pétouille, il ne va pas tarder à n'être entouré que par des larbins incompétents, et dont il n'aurait que plus de raison de se méfier. Marguerite indique à Georges que Monsieur lui a clairement dit qu'il ne voulait plus le voir fouiner. Marguerite tue Georges, puis va s'occuper du deuxième zozo sur les ordres de Monsieur. Ce dernier appelle Marcel pour le servir, en se demandant s'il est encore vivant. Marcel se présente mais il n'est pas très sûr de vouloir brûler les corps, car tant que ces deux-là restent à la surface il est sûr ne pas les rejoindre. Philippe le congédie et demande à Gilles s'il veut faire le boulot, et combien il veut. Gilles répond que qu'il ne sait pas trop : mille fois le salaire de Marcel ? Sans plaisanter, il ne sait pas pourquoi il aiderait Monsieur. Son fauteuil, oui à la limite, ça l'intéresserait, mais il a peur qu'il dévalue encore plus vite que son pognon. Philippe lui fait une autre proposition : si le pognon ne lui dit pas plus que ça, peut-être qu'il serait plus intéressé par un peu du secret ? Son interlocuteur accepte. le propriétaire demande à son ami présent de faire le guet, et le rassure car il sait ce qu'il fait. Si ces ahuris savaient ça, ils ne feraient jamais tourner les usines. Il remet un morceau de secret à Gilles, en lui indiquant qu'il comprendra vite comment ça marche, et de surtout de ne pas en parler avec ses potes. Gilles sort de la pièce et croise l'employé de maison Lothark à qui il remet quelques piécettes, tout en lui annonçant qu'il a été promu majordome. Lothark espère bien que maintenant que Gilles a été promu, il va peut-être pouvoir apprendre la générosité avec les copains. Marthe vient de se faire poser un nouveau nez, et vu le résultat insatisfaisant, elle se dit qu'il va lui falloir un nouveau chapeau. Elle voit arriver un monsieur qu'elle ne reconnaît pas : il s'agit de Gilles qui a été obligé de changer de tête, en rapport avec son nouveau job. Il lui demande d'aller chercher des pelles à la cave. Les employés discutent entre eux : il paraît que Georges s'est fait dessouder, peut-être qu'en haut ils n'ont plus besoin d'eux, parce que le secret les renforce de plus en plus. Entendant ça, un jeune garçon dit à sa petite sœur Betty que leurs parents sont fichus. S'il a déjà ne serait-ce qu'une seule bande dessinée de cet auteur, le lecteur sait qu'il s'apprête à vivre une expérience de lecture peu commune. Il rapproche la forme narrative à celle de Comment Betty vint au monde (2011) : des peintures assez lâchées, un lettrage irrégulier pour lequel il reste parfois les traits horizontaux dans les phylactères, ou des mots qui débordent des bulles, voire sont en dehors, des illustrations couvrant le spectre du figuratif à l'abstrait au point d'être incompréhensibles pour certaines quand elles sont détachées de la trame narrative, c'est-à-dire celles qui les jouxtent, ou le texte, sans oublier des propos tout en ellipse et en sous-entendu. S'il n'a jamais lu une seule BD de Mars, le lecteur se demande sur quoi il a bien pu tomber : un artiste qui semble composer ses planches à la va comme je te pousse, qui abuse de la licence artistique pour peindre comma ça lui chante sur le moment sans souci de cadrage, de composition ou d'intelligibilité. Bref : une véritable épreuve de lecture pour comprendre de quoi ça parle, pour rétablir des liens plus que distendus entre image et texte, d'une image à l'autre, pour déterminer ce que viennent faire des éléments visuels aussi incongrus qu'un plan masse cadastral, la photographie d'une installation industrielle de raffinage, des tampons d'animaux sur une portée verticale, des individus à tête d'animal, des pages jaunies d'un article avec illustration sur le puzzle de Graf. Alors, oui, il faut du temps de cerveau disponible, ainsi qu'un goût pour le jeu, pour effectuer une lecture participative. Sous réserve d'être prêt à cette interaction participative, le lecteur peut alors commencer à jouer. le titre et la couverture ne lui donnent aucune indication sur la nature du récit ou sur le thème, ni la citation extraite de l'ouvrage sur la quatrième de couverture : des hommes qui n'ont jamais rien monté ont, seuls, pu imaginer que nous manquerions un jour de monture. Il se lance alors dans l'inconnu. Il commence par découvrir le titre du chapitre 1 Nourrir les hommes, et constate à la fin qu'il n'y a que deux chapitres, le second étant intitulé Nourrir les bêtes. Difficile d'effectuer une supposition plausible sur la signification à attribuer au fait que ce titre soit énoncé par deux oiseaux. La deuxième page montre la silhouette de deux hommes dont le visage est effacé, dans des teintes rose et jaune, très joli. Les phylactères permettent de comprendre leur situation : deux employés de maison épiant leur maître. La page suivante demande un peu de temps pour saisir ce qui est montré : une paire de jambes avec une silhouette gribouillée au-dessus du bassin, et coupée au-dessus des épaules, une autre silhouette plus éthérée lui faisant face, avec un rapport de proportion étrange entre les deux, et trois cases en dessous, la dernière étant blanche, vide de tout. le lecteur tourne la page et comprend que la discussion se poursuit entre le propriétaire et ses invités, deux ou trois peut-être, sur le thème des employés de maison. Tout du long, le lecteur va ainsi jouer à expliciter en son for intérieur les liens logiques sous-entendus d'une case à l'autre, entre les images et le texte, tout en se demandant s'il ne fait pas fausse route, s'il a bien décodé l'intention de l'auteur. Il est possible que le lecteur soit hermétique à ce mode communication, et qu'il abandonne rapidement cette œuvre trop sibylline. Il comprend bien que c'est une volonté de l'auteur que de l'obliger à faire l'effort de comprendre. Il peut aussi considérer cette manière de faire comme une façon d'engager un dialogue. Les pages ont été créées et façonnées par l'auteur, mais elles sont bien évidemment incomplètes sans quelqu'un pour les lire, et chaque lecteur en fera une lecture différente. L.L. de Mars les rend ainsi sciemment polysémiques, intégrant dans sa façon de raconter qu'il y aura autant d'interprétations que de lecteurs, faisant en sorte de laisser la place à ce qu'apporte le lecteur à l’œuvre. Une fois son attention en éveil, le lecteur se rend compte que l'effort à fournir n'a rien d'insurmontable. En fait, l'auteur se montre plutôt prévenant. Pour commencer, il donne un nom au personnage principal et le répète assez régulièrement pour qu'il puisse être assimilé naturellement, et que le personnage soit identifiable à chaque apparition sans avoir à effectuer un enchaînement de quatre déductions hasardeuses. Disposant de cet ancrage humain dans le récit, le lecteur éprouve un ressenti émotionnel car il peut se projeter, même si Gilles change de tête en cours de récit, même si sa représentation est floue ou conceptuelle. Au bout d'une demi-douzaine de pages, il apparaît que la situation et la dynamique de l'histoire sont simples et accessibles. Gilles est un employé et par un concours de circonstance sortant de l'ordinaire, son employeur lui propose de lui confier une partie du secret. de page en page, le lecteur relève le registre de langage, ou plutôt le domaine qu'évoque certains mots ou expressions : patron, larbin, bonniche, incompétence, job, gosse de pauvres, usine, participation, fabriquer, machines. Même si les illustrations évoquent vaguement l'industrialisation de la fin du dix-neuvième siècle, il apparaît que le champ lexical évoque la lutte des classes, la domination de l'élite propriétaire sur les employés qui sont considérés comme du bétail, de la main d’œuvre bon marché, anonymes et remplaçables. le lecteur relève également les mots qui vont avec le principe du secret : confrérie, cérémonie, intronisation. Il se retrouve déstabilisé par le fait que ce secret n'est jamais explicité, semble une évidence visible de tous, mais remarquée que de l'élite. Finalement le fil rouge est facile à déceler et à appréhender, et le lecteur se rend compte qu'il tourne la page à chaque fois certain de découvrir des visuels inattendus, sans plus ressentir de crainte d'être perdu. En surface, il éprouve la sensation que l'artiste pratique une sorte d'illustration libre sans s'imposer de plan préétabli, en laissant libre cours à son inspiration du moment. Tiens, là, je vais passer en mode expressionniste total pour un effet barbouillis qui exprime la colère du patron. Tiens, là, ce personnage précis aura une tête de vache. Ici ce sera un crâne perché au sommet d'une colonne vertébrale mais plutôt sous forme de serpent que de succession d'os. Et maintenant passage à des contours peints, sans mise en couleurs, puis des contours aux crayons pour une case de la page suivante, avant de passer à l'encre traditionnelle dans la case du dessous. Etc. le lecteur peut trouver ça épuisant et vain, esthétisant dans le mauvais sens du terme. Il peut également y voir l'expression de la sensation ou de l'état d'esprit de l'artiste pour exprimer son ressenti à une situation du récit. Il ne se limite pas à composer un tableau par case en fonction de sa fantaisie, il établit également une continuité esthétique sur une page, une logique d'évolution dans une séquence, d'une séquence à l'autre. le lecteur saisit peut-être plus facilement avec le texte des phylactères : sous-entendus, ellipses, effets de style, association d'idées par un registre de vocabulaire, etc. Il se rend compte que l'artiste se livre exactement à ce même genre de jeu et de construction avec les images, ce qu'il représente et la manière dont il le représente. Mais il n'impose pas au lecteur une interprétation : il l'invite à formuler son interprétation. S'il ne joue pas le jeu, le lecteur se retrouve avec des visuels surprenants, souvent poétiques, tout en éprouvant une forme de distension, de manque de cohésion superficielle, mais celle-ci est bien présente en profondeur. Comme à son habitude, L.L. de Mars réalise une œuvre unique en son genre qui, de prime abord, semble défier l'entendement, un exercice intellectuel et esthétisant, artificiel et vain. Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à cette forme de communication, le lecteur se rend vite compte que l'auteur est beaucoup plus prévenant à son endroit que ne le laisse supposer les apparences, et qu'il se lance dans une expérience sensorielle, s'apparentant à un dialogue avec l'auteur qui a fait en sorte qu'il puisse projeter ses idées, ses émotions, qu'il doive le faire pour qu'il se produise un partage de sens, pour trouver du signifiant parmi ces drôles de signes. Il peut alors savourer une histoire engagée et amusante, un point de vue critique et un humour singulier.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Malédiction de Gustave Babel
La Malédiction de Gustave Babel

Et puis l'hypnotiseur fut lâché sur le monde. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru en 2017, écrit, dessiné, encré, mis en couleurs par Gess qui a également réalisé le lettrage. Il commence par une page dense d'introduction (intitulée La pinacothèque de Babel), écrite par Serge Lehman, avec qui Gess a collaboré en particulier sur les séries La Brigade Chimérique (avec Fabrice Colin) et L’œil de la nuit. La bande dessinée se déroule sur 195 pages. En 1925, en Argentine, un jeune garçon approche d'une belle demeure en passant par l'immense pelouse. Il toque à la porte, abat froidement celui qui vient lui ouvrir, avec une arme à feu, et s'enfuit en courant. Gustave Babel savait que ce jour viendrait car la Pieuvre n'abandonne jamais. Gisant allongé sur le sol, avec une tâche rouge s'élargissant sur sa poitrine, il s'étonne de ne pas avoir plus mal que ça. Il se rappelle la première fois qu'il a échappé à la Pieuvre : en juin 1913, alors qu'il se trouvait à proximité de Glasgow pour assassiner Paul Hughtington. En arrivant à l'adresse indiquée, il avait été accueilli par madame Hughtington qui lui avait appris que son mari était décédé 2 jours auparavant. Babel avait pris le chemin du retour, traversant la Manche à bord d'un paquebot où il lisait Les Fleurs du Mal (1857) de Charles Baudelaire. Sur le pont, il est abordé par Even le Flahec, un jeune garçon qui lui demande s'il ne veut pas épouser sa mère, plutôt que de les laisser retourner auprès d'un grand-père tyrannique et violent. Ayant débarqué au Havre, Gustave Babel prend le train pour rentrer à Paris. Il s'endort dans son compartiment face à une mère de famille et ses enfants. Il fait un rêve étrange envoûtant dans lequel il est en passe de se marier avec la mère d'Even. Puis il tombe à l'eau avec Even, il voit sa promise morte noyée glissant vers le fond. Il prend Even à bras le corps et le remonte à la surface. Il avise un radeau vers lequel il se dirige. Il s'agit en fait du lit de mort de Paul Hughtington sur lequel il repose. Ils le mettent à la baille et s'installe au milieu des bougies qui reposent sur le lit. Babel voit passer un paquebot au loin avec une femme qui ne le voit pas. Il se réveille en sursaut et se fait dénoncer par la mère de famille au contrôleur, parce qu'il tient entre ses mains Les fleurs du mal, un livre mis à l'index. de retour à Paris, Gustave Babel flâne dans les rues de Paris pour reprendre contact avec les commerçants de son quartier. Il entend la voix de son ami Cyprien Boule en train de donner un cours. Il va saluer Mado, une prostituée avec qui il a grandi pendant l'enfance, à qui il a donné le surnom de Filoche, elle-même le surnommant Tatave. Enfin, il arrive dans le quartier de la Pieuvre et se présente devant ses commanditaires : la Bouche, le Nez, l'Oeil et l'Oreille. Ils lui confient un nouvel assassinat à accomplir. Difficile de résister à l'attrait d'une bande dessinée bénéficiant d'une préface louangeuse de Serge Lehman, et réalisé par Gess, quand on a apprécié ses dessins un peu rugueux pour La brigade Chimérique, ou pour l'Oeil de la Nuit. S'il est coutumier de ces auteurs, le lecteur sait également qu'il devra se laisser emmener par la narration. Effectivement le premier chapitre a de quoi décontenancer. le personnage principal est mortellement touché dès la première page. le premier récit d'une mission de Babel est anti climatique car sa cible est déjà morte de mort naturelle. Pour couronner le tout, la séquence de rêves dure pendant 13 pages et lie de manière assez simple des éléments apparus dans les pages précédentes, comme si ce rêve était une déformation très premier degré de ce qui est arrivé à Gustave Babel. Dans ce premier chapitre, le plus étonnant réside dans la proposition d'Even le Flahec, d'épouser sa mère. L'histoire commence donc sur un double échec : la mort du personnage principal et son incapacité à mener à bien son assassinat, sans que cela ne relève de sa responsabilité ou de sa faute, ce qui est encore plus frustrant pour Babel et pour le lecteur. Dans la forme, l'auteur établit également des caractéristiques très fortes qui peuvent nécessiter un temps d'adaptation pour le lecteur. Chacun des 6 chapitres s'ouvre avec quelques vers, selon toute vraisemblance de la main de Gess, car rien n'indique le contraire. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut lire ces vers au premier degré, et ne pas forcément y trouver un grand intérêt, ou il peut s'imprégner des images et des associations qu'ils charrient, et qui trouvent un écho dans chacun des chapitres. Ensuite, le lecteur se rend compte que les bordures de pages sont comme tachées par la couleur dominante lors des séquences de rêves, puis lors des séquences de souvenirs, comme si le passé imprégnait littéralement les pages que touche le lecteur. Ce qui peut sembler un simple artifice au départ finit par produire son effet, l'ambiance de la séquence déteignant sur les pages, jusqu'à les tacher. Gess utilise également les couleurs, en choisissant un ton majeur pour chaque séquence, et en le déclinant en nuances, ce qui donne à chaque scène une forte identité. Enfin toutes les séquences prennent comme personnage central Gustave Babel, et s'accompagnent pour plus de la moitié de son monologue intérieur. Une fois qu'il s'est adapté aux caractéristiques de ce mode narratif, le lecteur prend conscience qu'il est puissamment immersif. Par exemple, passé le premier chapitre, il ne fait plus aucun doute dans son esprit, que Babel est le héros de cette histoire, au vu du sentiment qu'il éprouve pour lui, devenu totalement oublieux de son métier d'assassin pour une société du crime organisé. Avec la première page, le lecteur voit que Gess détoure les formes avec un trait de contour présentant des irrégularités : les traits qui devraient être droits (pour la bâtisse par exemple) ne le sont pas et donnent l'impression d'être vaguement tremblotés. de la même manière, les contours des aplats de noir donnent parfois l'impression de taches, d'ombres portées un peu vagues et légèrement exagérées. Ce choix produit un léger décalage par rapport à une représentation géométriquement exacte, induisant que la perception de certains éléments, ou de petits détails est passée par le prisme déformant de la conscience. le lecteur en acquiert la certitude avec la chevelure de Gustave Babel. Celui-ci porte régulièrement un couvre-chef, de type chapeau melon. Or quand il ne porte pas ses cheveux sont dressés au-dessus de son crâne, sur une dizaine de centimètres, chevelure que le chapeau ne peut en aucun cas contenir. le lecteur associe ces prises de liberté par rapport à la réalité à des licences artistiques de type poétique. Pour l'essentiel, le lecteur plonge dans un monde décrit dans le détail, avec des personnages faciles à identifier. de séquence en séquence, Gess prend le temps de représenter la façade de la riche demeure en Argentine, la campagne écossaise avec ses moutons, le pont supérieur du paquebot, la gare Saint Lazare, les rues de Paris parcourues par Babel à son retour, la chambre de Mado où elle reçoit les michetons, les couloirs de l'asile où se rend Babel pour un boulot, la chambre personnelle de Babel à la Ferme (établissement au calme du côté de Saint-Ouen, les rues du Caire, etc. Gess nourrit chaque endroit avec assez de détails pour que le lecteur puisse s'y projeter. L'artiste a effectué un excellent casting pour concevoir l'apparence de ses personnages, que ce soit le visage lunaire et la silhouette dégingandée de Gustave Babel, le corps émacié de Mado, le beau visage de Beau Parleur, le corps nerveux et le visage farouche d'Even, le visage souriant et ridé de mère Sautran, ou encore la silhouette menaçante de l'Hypnotiseur. Régulièrement, le lecteur est envoûté par une case ou par une prise de vue remarquables. La première séquence de rêve se déroule dans l'élément liquide, baignant dans une couleur violette pour une sensation onirique prenante. le lecteur ressent de plein fouet le sentiment d'abandon quand la dame sur le pont ne s'aperçoit pas de la présence de Gustave. le lecteur détaille avec plaisir les petites cases montrant les rues de Paris avec ses façades, ses commerces et ses habitants, lors du retour de Babel à Paris. Quelques pages plus loin, Gess le place dans une étrange position de voyeur alors que Mado est en train d'effectuer une passe. Il voit son corps assez maigre, et la position très étrange de Babel sous le lit, pour une séquence aussi plausible qu'inimaginable. Lorsque Babel marche dans les rues du Caire, le lecteur est saisi par une sensation de chaleur, et de tension, des tueurs se dissimulant dans la foule, aux relents d'Indiana Jones, une référence bien assimilée et utilisée au profit du récit. À nouveau, il faut peut-être quelques pages pour s'habituer aux spécificités de la narration visuelle de Gess, mais une fois l'adaptation faite, le charme de ses pages opère à plein. Avec la scène d'introduction et le premier contrat, le lecteur comprend qu'il a commencé un polar se déroulant au début du vingtième siècle, avec une reconstitution historique de bonne qualité. Avec le premier rêve, il ne sait pas trop sur quel pied danser. Avec l'arrivée à Paris, il comprend qu'il s'agit également d'un thriller dont il connaît déjà la fin, se déroulant dans le milieu du crime organisé. Avec le deuxième rêve, il ne sait plus trop quoi penser, car l'auteur installe un mystère relatif à la date du 24 février (on apprend plus tard l'année), ce qui va entraîner Gustave Babel dans une enquête. Avec la séquence de la passe de Mado, il se rend compte que Gess se place dans un registre réaliste, avec des individus contraints à une existence sordide, mais sans misérabilisme. Enfin il découvre qu'il y a un autre mystère : celui de l'identité de l'Hypnotiseur, et de sa relation passée avec Gustave Babel, dont les premiers indices se trouvent dans les rêves. Qu'il ait lu ou non l'introduction de Serge Lehman, le lecteur prend également conscience que ce récit comporte aussi une dimension ésotérique combinée avec une forme de réalisme magique. Il y a bien sûr le don extraordinaire de Babel pour les langues, ce qui renvoie directement à son nom (c'est-à-dire une référence biblique), mais aussi les rêves qui donnent l'impression que l'inconscient de Babel s'exprime de manière quasi intelligible. Il faut encore mentionner le nom des 4 individus qui donnent les ordres de la Pieuvre à Babel : la Bouche, le Nez, l'Oeil, l'Oreille, soit 4 des 5 sens. le lecteur est tenté d'ajouter encore l'impossibilité pour Babel d'accomplir ses assassinats, et la manifestation ponctuelle de spectres. Il remarque également que l'auteur utilise quelques motifs visuels récurrents comme les stèles funéraires, mais aussi les bougies apparaissant aussi bien dans les rêves que dans la réalité. Il incite ainsi le lecteur à jouer à trouver et à établir des correspondances. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y percevoir une dimension psychanalytique (peut-être que le prénom de Babel renvoie à celui de Jung ?), ainsi que des possibilités d'interprétations plus ésotériques. Il revient alors à l'introduction érudite de Serge Lehman pour y confronter ses impressions et profiter de son éclairage. Finalement la couverture ne dit pas grand-chose du récit, et le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre. Il découvre une intrigue bien ficelée, des mystères intrigants, des dessins riches et puissants, un personnage attachant malgré sa profession, des personnages secondaires étonnants, des rêves pas si simplistes que le premier ne le laisse supposer. Il est vite happé par l'ambiance de chaque scène, par le monologue intérieur de Gustave Babel, par son histoire personnelle, par son drame, par les résonances existentielles avec ses propres états d'âme.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Emma G. Wildford
Emma G. Wildford

Les géantes assassinées - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est initialement paru en novembre 2017. Il s'agit d'un récit écrit par Zidrou (Benoît Drousie), dessiné et mis en couleurs par Édith (Édith Grattery). le premier est un scénariste de bande dessiné très prolifique, auteur aussi bien de séries pour la jeunesse comme Tamara avec Darasse, que de récits pour lecteurs plus âgés comme Natures mortes avec Oriol. Édith est une auteure de bande dessiné et une illustratrice prolifique, par exemple l'adaptation de Les Hauts du Hurlevent de Charlotte Brontë, ou des séries originales comme Basil & Victoria, ou les illustrations de la série Princesse Zélina. En 1920, deux femmes sont installées à l'ombre d'un arbre, dans une grande propriété, située en grande banlieue de Londres. Il s'agit d'Emma G. Wildford et de sa soeur Elizabeth qui est enceinte. La première compose et écrit un poème, la seconde lit. Incommodée par la forte chaleur, Emma se déshabille complètement et fait trempette dans le bassin aux nénuphars où nagent des carpes, essuyant quelques remarques de sa sœur choquée par un tel comportement. Un peu plus tard la servante Doris vient leur apporter les douceurs pour le goûter dont des desserts glacés Dame Blanche. Pendent qu'elles dégustent ces mets, Charles (le mari d'Elisabeth) revient de sa journée à la City où il est banquier. Il accepte bien volontiers de manger un peu de glace comme lui propose Emma. Il s'enquiert de la santé de sa femme qui est enceinte, puis il demande à Emma si elle a eu des nouvelles de son fiancée Roald Hodges junior, parti en expédition en Laponie. Emma répond par la négative et demande qu'il l'emmène dans sa voiture le lendemain, jusqu'à Londres. Lors du trajet, Emma admoneste Charles qui souhaite engager la conversation et lui rappelle la fois où il s'est permis des privautés mal venues, sur sa personne. À Londres, Charles la dépose à la librairie Orwell Book Shop où elle donne lecture de ses poèmes aux 3 personnes qui sont venues l'écouter. Après leur avoir donné des conseils bien sentis et personnalisés, elle se rend à la Royal Geographical Society où elle pénètre malgré la non mixité qui est de mise. Elle évoque l'expédition de son fiancé avec Lord Grosvenor, pour découvrir le tombeau de la déesse Dolla vénérée par les autochtones. Elle se fait rabrouer par Gordon Scott, sociétaire ayant lui-même exploré ces régions. Il évoque les ascendants de Roald Hodges qui ont tous trouvé la mort au cours d'expédition. Emma se souvient de ses adieux avec son fiancé sur le quai d'une gare. Elle retourne dans la résidence d'été de sa sœur et son mari. Lord Wildford (le père d'Emma & Elizabeth) se joint à eux pour le diner et évoque sa rencontre avec la romancière Agatha Christie (1890-1976). Au cours de la nuit, elle prend la décision de se lancer elle-même dans une expédition en suivant celle de son fiancé pour le retrouver. Dès sa prise en main de l'ouvrage, le lecteur est frappé par la qualité de sa finition. Il dispose d'un rabat qui se referme par-dessus la couverture, comme le rabat d'un journal intime. Au cours de sa lecture, il découvre insérés dans les pages, un facsimilé du billet d'Emma G. Wildford pour le navire qui l'emmène jusqu'au port de Bergen en Norvège, un facsimilé de la photographie de son fiancé, ainsi que la lettre dans son enveloppe, que Roald Hodges a écrit à Emma avant de partir. Ces artefacts n'apportent pas d'éléments supplémentaires au récit, mais il participe au plaisir d'ouvrir cet ouvrage au format soigné. le récit commence par une page consacrée à la chambre vide d'Emma. le lecteur note les contours tracés d'un trait fin, un peu tremblotant, comme s'il n'était pas très assuré, ainsi que la densité des informations visuelles. Les 6 pages suivantes sont consacrés à une prise de vue dont les plans partent d'une vue éloignée de la demeure, et se rapprochent de plus en plus des 2 sœurs. le lecteur sent la chaleur de l'été l'envelopper. Il constate l'immobilité des arbres et de la végétation. Édith n'a pas changé son mode de représentation, en particulier le détourage au trait fin et un peu lâche. Il n'en reste pas moins que ces images présentent une réelle dimension descriptive, et il se rend compte que les contours sont complétés par une mise en couleurs chaude et sophistiquée, transcrivant l'ambiance lumineuse propre à une après-midi d'été sous une chaleur harassante, ajoutant parfois des éléments représentés à la peinture directe, comme les carpes dans le bassin d'ornement. Au fil des séquences, le lecteur se projette avec plaisir dans les différents lieux où se rend Emma. Il ressent la tranquillité de la monotonie de la campagne anglaise pendant le trajet en voiture avec Charles, avec une légère brume de chaleur et un vert humide. Il laisse son regard errer sur les étagères qui croulent de volumes divers, tapissant l'intégralité de la librairie avec une lumière mordorée propice à la lecture. Il pénètre avec respect dans la vénérable institution de la Royal Geographical Society, constatant la richesse de son aménagement et de son ameublement. Il distingue la masse des navires au port, à demi effacés par la pluie et le brouillard, le jour de l'embarquement d'Emma, ce qui lui fait dire qu'elle a l'impression de faire ses adieux à un troupeau de parapluies. Il envie Emma de pouvoir avancer au pas sur un cheval au milieu de la toundra en Laponie, pour un spectacle grandiose des herbes déjà jaunies. Un peu plus tard, il aimerait bien participer à la bataille de boules de neige entre Emma et son guide Børge Hansen, par une belle lumière. Enfin, il observe l'étendue de mer gelée avec la tentation irrépressible de tester la résistance de la glace pour marcher dessus. Les dessins et les couleurs d'Édith tiennent la promesse implicite du récit, d'emmener le lecteur dans des endroits sauvages et de lui faire voir de beaux paysages. Édith applique le même mode de représentation pour les personnages. Chacun d'entre eux dispose d'une silhouette et d'un visage facilement identifiables. Emma G Wildford est une jeune femme à la silhouette plutôt fine, pas très grande, avec des cheveux mi-longs. Au fil de ses apparitions, le lecteur apprend à la connaître au travers de son langage corporel, avec des gestes très naturels, ni calculés, ni empruntés, une forme d'assurance qui ne s'exprime pas aux dépens de ses interlocuteurs. Elle ne joue pas le jeu de la séduction, elle se comporte normalement, sans jouer de sa féminité, mais sans la cacher, sans donner l'image d'une personne fragile, mais sans non plus vouloir s'imposer de manière masculine, sans entrer en compétition avec ses interlocuteurs. Par comparaison, sa sœur Elizabeth est porteuse de plus d'archétypes féminins, en particulier du fait des précautions qu'elle doit prendre en se déplaçant, étant déjà fort avancée dans sa grossesse. Dans la poignée de cases où elle apparaît Doris se conforme aux signes extérieurs attendus de la part d'une servante. Charles fait montre de l'assurance d'un individu disposant d'une belle aisance financière qu'il estime légitime car acquise par son travail. Børge Hansen se comporte comme un guide respectueux sans être servile, attentif à la personne qu'il accompagne sans la considérer comme inférieure ou ayant besoin d'une assistance particulière. Il se dégage une forme de bienveillance dans les relations interpersonnelles, malgré l'écart passé de Charles. Édith fait le nécessaire pour réaliser une reconstitution historique satisfaisante, qu'il s'agisse des tenues vestimentaires ou des modèles de mobilier, jusqu'à la forme des skis et les habits contre le froid. le lecteur se rend compte qu'il se laisse surprendre à plusieurs reprises par la beauté ou l'originalité d'un dessin qu'il peut considérer en dehors du contexte de la trame narrative : les carpes dans le bassin d'agrément, Emma allongée dans le bassin d'agrément recouverte par l'eau (une variation sur le tableau Ophélie, 1851-1852, de John Everett Millais, en page 9), la mise en scène sur fond blanc de la séparation sur le quai de la gare, l'étrange rêve mêlant bonhomme de neige et mère partie, ou encore les 2 pages à base de motifs de traditionnels de la culture Sami, la marche onirique sur la glace pour rejoindre l'îlot d'Ukonkivi. Ces séquences splendides apportent une richesse impressionnante au récit. Zidrou a choisi d'écrire une histoire s'inscrivant dans un contexte historique et géographique clairement identifié. Il s'appuie sur les dessins d'Édith pour le montrer, et insère également quelques références comme la relation de Lord Wildford avec Agatha Christie, la mention de Lord Olave Baden-Powell, d'un livre de Jack London ou encore de la Reine Victoria. La mention de cette dernière survient quand Emme G. Wildford indique aux sociétaires de la Royal Geographical Society qu'elle va à son tour se lancer dans une expédition, décision sortant de l'ordinaire par rapport à la place de la femme dans la société, sauf pour la Reine Victoria. Effectivement, le lecteur voit bien qu'Emma G. Wildford ne se conforme au comportement attendu pour une femme dans la société anglaise de l'époque. Sa sœur trouve inconvenant qu'elle puisse s'immerger nue dans le bassin d'ornement, au risque d'être vue par le jardinier. Son père refuse d'admettre qu'elle ait pu tomber amoureuse de Roald Hodges junior à l'âge de 13 ans. Elle brave l'interdiction d'entrée faite aux femmes à la Royal Geographical Society. C'est une auteure publiée. le lecteur peut envisager de classer ce récit parmi les ouvrages féministes puisqu'il raconte l'histoire d'une femme s'émancipant des règles que lui impose la société dans laquelle elle a vu le jour. Ce n'est pas un ouvrage militant pour autant. Emma G. Wildford est issue d'une famille aisée et dispose de finances suffisantes pour partir en expédition en Laponie. Elle n'a aucunement pour ambition de revendiquer une place différente pour la femme, ou de prendre la tête d'un mouvement de libération de la femme. Ce n'est pas une suffragette. Par contre, elle ne se sent pas tenue par les règles de bienséance implicites ou explicites Il s'agit d'une jeune femme bien décidée à expérimenter les plaisirs de la vie, comme les sentiments, l'émerveillement devant la beauté du monde, la sexualité sans en faire un défi, le plaisir de l'alcool de temps en temps. Elle souhaite disposer de sa liberté de mouvement au gré de ses envies, sans que cela ne relève d'une volonté délibérée de braver les interdits, sans non plus assumer la posture virile d'un homme. Grâce aux dessins, les actions d'Emma G. Wildford apparaissent comme des évidences naturelles. Zidrou glisse discrètement une raison d'ordre psychologique dans son comportement, avec l'absence de sa mère. Il insère également quelques scènes symboliques, comme celle du rêve mêlant la mère partie et le bonhomme de neige, le rôle de la déesse Dolla donnant le feu aux hommes, le carnet de poème d'Emma. L'écriture permet à Emma G. Wildford d'explorer un espace de liberté qui lui est socialement accessible. Alors qu'elle progresse dans son expédition en Laponie, son carnet tombe dans la neige et l'eau dilue l'encre, rendant les poèmes illisibles, comme s'ils étaient devenus inutiles à partir du moment où elle a pu explorer le monde réel à sa guise. Édith & Zidrou emmènent le lecteur aux côtés d'une jeune femme agréable et déterminée, sachant ce qu'elle veut, sans pour autant singer le comportement d'un homme ou obtenir ce qu'elle veut aux dépens des autres. L'artiste combine traits de contours légers et peinture directe pour une narration visuelle aérienne et séduisante, restant ancrée dans la réalité. Zidrou raconte une histoire simple en suivant une personne attachante, qui refuse d'être cantonnée à un rôle prédéterminé par des règles qu'elle n'a pas choisies.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Sous les pavés
Sous les pavés

Prenez vos désirs pour des réalités. - Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru en avril 2018. le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes, ou celle immédiatement antérieure à commencer par Les temps nouveaux, tome 1 : le retour. Le 03 mai 1968 à Paris, un haut fonctionnaire appelle le ministre de l'Intérieur pour faire un point sur la situation à la Sorbonne. Il explique que des militants d'extrême droite sont en train de remonter le boulevard Saint-Michel, pour aller casser du gauchiste dans la cour de la Sorbonne. le ministre donne l'ordre au préfet de police de faire évacuer la Sorbonne, par les forces de l'ordre. Il s'en suit une intervention violente et des échauffourées. le 19 juin 1968, Jay Ferguson (ressortissant américain de 23 ans) est interrogé par le commandant de police Coutelis, à la direction de la police judiciaire. Il lui montre des photographies prises par Ferguson pendant les échauffourées. Retour au 18 mars 1968, Didier saint-Georges rend visite à Jay et remarque les nombreuses photographies d'une même jeune femme. Il propose à Jay de la retrouver en se allant à la fac de Nanterre, où il se rend directement dans le bureau de Bénédicte Dupont, la responsable du département étudiants. Ils trouvent le nom et l'adresse de la jeune femme : Françoise Bonhivers, habitant dans le septième arrondissement de Paris. Dans l'appartement de Françoise, Sarah Tanenbaum, nue sur le lit, asticote Armand Dussard (médecin, propriétaire d'une clinique) avec qui elle vient de faire l'amour, sur la brièveté de l'acte. Il part un peu pensif, vaguement culpabilisé. Françoise revient après avoir fait les courses. Les 2 femmes évoquent la situation à la fac de Nanterre. Elles sortent dans une fête, le soir même et elles rencontrent Jay Ferguson et Didier Saint Georges. le 09 avril 1968, sur le quai de Montebello, les 5 amis se rencontrent : Jay Ferguson, Didier Saint Georges, Sarah Tanenbaum, Gilles Dussard (étudiant en médecine, fils d'Armand Dussard) et Françoise Bonhivers. le 06 mai se produisent des échauffourées dans le Quartier Latin, avec des rues dépavées, des barricades, et des affrontements contre les CRS. Françoise et Jay qui se trouvaient sur place ont réussi à se mettre à l'abri pendant la charge des CRS. le lendemain, ils prennent un café dans le septième arrondissement ; ils sont rejoints par Gilles. Ensuite Françoise et Jay se rendent à la fac de Nanterre, en se confiant sur leur histoire personnelle respective. Quelle gageure que d'évoquer les événements de mai 1968 en 72 pages de bande dessinée ! Non seulement le mouvement a été documenté profusément, mais en plus sous des angles différents montrant son caractère protéiforme et complexe, ne serait-ce que les plans politique, social, culturel, idéologique, économique. Éric Warnauts & Raives ne se contentent pas d'aligner des lieux communs sur mai 1968, pour en brosser une image d'Épinal. Ils ont choisi de raconter les événements à l'échelle de 5 individus, en se focalisant un peu plus sur la relation entre 2 d'entre eux (Françoise et Jay), en montrant les événements par leurs yeux. Néanmoins leur narration ne se limite pas à une suite de scènes de rue ou de discussion, où les personnages se retrouvent au milieu des manifestations et des barricades. Comme dans leur trilogie précédente, ils utilisent également des inserts d'émissions radiophoniques sous la forme de cartouche de texte de la largeur de la page de manière sporadique (à 4 reprises), et les personnages échangent des informations sur les événements et les commentent, avec une conscience politique plus ou moins développée. Ils discutent également avec d'autres personnes venant apporter une opinion avec un point de vue différent et complémentaire. L'ensemble s'avère très dense en information, tout en donnant l'impression d'être léger à la lecture du fait de l'histoire personnelle des protagonistes. Les auteurs ont choisi un déroulement chronologique, en indiquant les dates de chaque scène, avec le dispositif narratif de l'interrogatoire de Jay Ferguson qui se déroule a postériori, mais sans pour autant introduire un jugement de valeur avec le recul que procure la connaissance du déroulement des événements. De fait le lecteur se plonge dans une bande dessinée d'excellente qualité, à commencer par la narration visuelle. La reconstitution historique est impeccable qu'il s'agisse des modèles de voiture, de la mode vestimentaire, ou des différents accessoires. Raives & Warnauts détourent leurs personnages et les autres éléments de décors d'un trait un peu lâche, apportant une forme de spontanéité rendant les cases plus vivantes. Raives complète les informations visuelles ainsi encrées, par une mise en couleurs très riche, effectuée à l'aquarelle. Cette méthode lui permet de rendre compte de manière organique du relief des surfaces détourées, de l'ambiance lumineuse et des ombres fonçant certaines zones, des irrégularités de certains supports, ou encore des éclairages très particuliers, comme les couleurs psychédéliques dans une boîte. Il est indéniable qu'un des attraits visuels supplémentaires de cette bande dessinée réside dans sa dimension touristique. Les pages proposent une promenade dans le Quartier Latin, avec des façades haussmanniennes reconnaissables, un urbanisme parisien authentique, des alignements arbres bien respectés, etc. le lecteur peut constater que les artistes ont bien fait leur travail de référence, à la fois avec des documents d'époque, mais aussi avec une observation des artères concernées. Ils ont su combiner les 2 pour que leur narration ne donne pas une sensation de dessins figés par une reproduction trop appliquée de photographies d'époque, ni une reconstitution prenant trop de libertés. Dès la deuxième page le lecteur peut apprécier la qualité de la narration visuelle des auteurs, avec une séquence de 3 pages muettes montrant les manifestants se rapprochant de la Sorbonne, puis la charge des CRS. Les artistes savent montrer des individus normaux avançant calmement d'un pas décidé, mais aussi l'efficacité des forces de l'ordre, sinistres dans leur uniforme noir. le lecteur se délecte d'autres pages muettes, lors d'une nuit d'émeutes avec incendie de voitures (pages 36 & 37), pour un début de soirée plus calme passée en solitaire par Françoise (page 42), pour une soirée d'étudiants (page 52), pour l'état d'un immeuble après le passage des CRS (en page 61, mais complété par 2 bandes de texte). le lecteur apprécie également la direction d'acteurs, de type naturaliste, sans exagération dramatique, lui donnant le sentiment de côtoyer de vrais individus. Au fil des séquences, il apprécie de découvrir une image inattendue, qu'elle soit ordinaire (comme le bureau de la responsable du département des étudiants), ou plus spectaculaire (comme un magnifique coucher de soleil sur la Tour Eiffel). Au travers de cette bande dessinée, le lecteur revit une partie des événements de mai 1968, dans une reconstitution documentée et intelligente, rendue plus vivante par les croisements et les interactions des 5 personnages principaux. En fin de volume, il découvre 2 pages texte de consacrées à la chronologie des événements de l'année 1968, du premier janvier au 31 décembre. Cela le conforte dans le fait que les auteurs savaient qu'ils ne pouvaient pas tout condenser en 72 pages. Là encore dans cette frise chronologique, ils ont fait des choix. À la lecture, il apparaît qu'ils ont souhaité donner une ouverture sur d'autres pays : États-Unis, Tchécoslovaquie, Espagne, Vietnam, Allemagne, etc. Il y figure également des événements qu'ils n'ont pas intégrés dans leur bande dessinée, comme la marche de trente mille étudiants jusqu'à la tombe du Soldat Inconnu en chantant l'Internationale, le 07 mai 1968. Ils intègrent également d'autres éléments majeurs non liés à mai 68, comme la deuxième greffe de cœur réalisée par le professeur Bernard au Cap (02/01/68), les dixièmes Jeux Olympiques d'hiver (février 68), la victoire d'Eddy Merckx au Paris-Roubaix (05/04/68), la deuxième partie de la frise se concentrant sur les faits majeurs de la résolution de la crise de mai 1968 et les faits majeurs internationaux. Arrivé à la fin du tome, le lecteur est en droit de se poser la question de ce qu'il a vraiment lu. Il s'agit donc par la force des choses d'une reconstitution partielle et partiale des événements de mai 1968. En premier lieu, il se demande à quoi sert vraiment le dispositif narratif de l'interrogatoire se déroulant après les événements principaux. Finalement les auteurs ne s'en servent pas vraiment comme d'un outil pour introduire un recul et donc un éclairage a posteriori avec la connaissance de ce qui s'est passé. Ils l'utilisent une fois ou deux pour montrer le décalage entre la déposition de Jay Ferguson et ce qui s'est vraiment passé, mais sans effet comique ou accusateur, ni pour Ferguson, ni pour le rôle de la police. Ayant refermé la BD, le lecteur se dit qu'ils l'ont utilisé pour lui montrer ce qu'il reste des faits au travers de ladite déposition : des événements dépassionnés, privés de ressenti, de l'exaltation qui a donné une partie de son sens à l'implication des uns et des autres. À plusieurs reprises, le lecteur observe que les auteurs insistent sur la violence des forces de l'ordre, envers la jeunesse qui manifeste. Les 2 premières pages muettes condamnent sans appel cette violence. En page 38, une jeune femme explique qu'elle a vu un CRS la viser, un autre explique comment les habitants leur versaient de l'eau dessus pour atténuer les effets des gaz lacrymogènes. Mais en page 48, un adulte (le père dans une famille bourgeoise) explique que les médias font en sorte de ne jamais parler des violences commises par les manifestants, en particulier contre les CRS. Dans le contexte du récit, cette phrase devient ambivalente car elle est prononcée par un individu incarnant l'ordre établi, une forme d'autorité paternaliste. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut partager le point de vue clairement affiché des auteurs, ou s'en tenir au fait que pour beaucoup d'étudiants ce fut un premier contact avec une violence relevant d'une situation de combat qu'ils avaient pour partie provoquée. Au cours de la lecture, le thème de la lutte des classes ressort également à plusieurs reprises, en particulier au travers de la possibilité du rapprochement du mouvement étudiant, avec les revendications des ouvriers et la grève générale. La chronologie en fin de volume permet de se faire une idée plus nuancée de ce rapprochement potentiel. Par ailleurs les auteurs développent également le thème de l'émancipation de sa classe sociale avec un avis tranché : toute tentative est vouée à l'échec, que ce soit pour Françoise dont les valeurs sont incompatibles avec celles de la classe de la grande bourgeoisie, ou pour Gilles qui ne peut pas renoncer aux plaisirs matériels que lui procure l'argent. Avec cette bande dessinée, les auteurs réussissent le pari un peu fou de présenter leur vision de mai 68, sans sacrifier à ses différentes dimensions et sans s'éparpiller. le lecteur en ressort avec la sensation d'un récit très cohérent, bien nourri, sans volonté de faire croire qu'il couvre tous les aspects de ce mouvement. Il a passé un moment de lecture très agréable grâce aux planches magnifiques des artistes, prenant le temps de la lecture pour mieux la savourer. Il en ressort un peu dépité quant au bilan que dressent les auteurs, bilan formulé par Bouba en page 46, indiquant que la classe ouvrière n'est plus une classe révolutionnaire et que les étudiants ne sont que l'avant-garde d'eux-mêmes. Dans le même temps, il constate également que les personnages ont tous été transformés par cette expérience, la majeure partie en mieux, et que même si les auteurs ne mettent pas ce point en avant, les étudiants ont pu faire entendre leur voix, ce qui a donné lieu à des transformations durable en profondeur, vers une société moins paternaliste et plus participative.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Petites Distances
Les Petites Distances

Le parfum imaginaire des fleurs artificielles - Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru en avril 2018. le scénario a été écrit par Véro Cazot, les dessins et la mise en couleurs ont été réalisés par Camille Benyamina. Cazot est également la scénariste de l'excellente BD Betty Boob, dessins de Julie Rocheleau. Cette histoire comporte 146 pages de bandes dessinées. Il est découpé en 4 chapitres : (1) le parfum imaginaire des fleurs artificielles, (2) à la croisée des ondes, (3) la théorie des cordes sensibles, (4) la fin des illusions. Max est en train de ramener une plante en pot artificielle chez lui, à pied. Alors qu'il traverse une rue, il se retrouve repoussé par le flot de piétons venant en sens inverse, au point de se retrouver à son trottoir de départ, tellement personne ne prête attention à lui. Il rentre chez lui et découvre sa copine Ana au lit en train de se faire déshabiller par un autre homme. Ce dernier s'étonne, sans être plus gêné que ça ; Ana se rend compte qu'elle avait oublié l'existence de Max, alors que ça fait 4 ans qu'ils sont ensemble. Léo (diminutif de Léonie) est en train de prendre un verre de Sancerre au comptoir, un peu ennuyée. Elle répond à un autre client qu'elle n'arrive pas à retrouver son appartement. Il lui propose de l'accompagner jusqu'à son adresse. Elle lui propose de monter avec lui et ils font l'amour. Au matin, elle joue les amnésiques effarouchées pour que le coup d'un soir déguerpisse au plus vite. Sa copine Jasmine (psychologue) arrive pour lui rendre visite et comprend immédiatement le subterfuge de Léo. Cette dernière prépare des repas fait maison qu'elle livre à des clients. Le même jour, Max se rend en consultation chez Jasmine, souffrant d'être insignifiant aux yeux des autres, au point que sa présence soit inconsistante, et que les autres ne le voient littéralement pas. Après quoi, il retourne dans l'appartement d'Ana, récupère ses affaires, et s'en va passer un nuit à l'hôtel. À chaque fois qu'elle rentre chez elle, Léo tient sa bombe lacrymogène à la main afin de se défendre contre les spectres présents dans son appartement. Elle récite une prière en forme de mantra avant de s'endormir, mais elle cauchemarde en pensant aux spectres imaginaires. le lendemain, Max prend une autre colocation, avec un dénommé Nabil, dans le même immeuble que celui de Jasmine et Léo. Il sort prendre l'air sur le balcon et aperçoit Jasmine sur le balcon voisin. Il la salue, mais elle ne le voit pas, et salue Nabil qui se tient derrière lui. Max insiste ; elle finit par le remarquer mais ne le reconnaît pas alors qu'il est son patient. Alors que Max ramène ses affaires dans l'immeuble (y compris sa plante artificielle en pot), il croise Léo qui lui dit que sa plante sent bon. Ils font connaissance, et Max lui tend la main pour une poignée de main, mais elle a un geste de recul en constatant qu'il lui manque 2 phalanges à l'index de la main droite. Après l'extraordinaire BD Betty Boobs, le lecteur guette la production suivante de ses auteures. Il découvre l'épais roman graphique de Véro Cazot, s'étant associée à une autre artiste dont les brèves notes en fin de volume indique qu'elle est tombée en amour pour le scénario. La scénariste a développé une histoire d'amour faite de petits rien sur une longue pagination, avec l'intervention d'un élément surnaturel : l'existence corporelle de Max s'éloigne de la réalité physique de l'humanité. Concrètement, il devient une sorte de fantôme, vivant dans un monde fantomatique qui est le reflet du monde réel, qui s'y superpose, mais il n'est plus perceptible que sous forme de discrètes sensations, et que par un nombre très restreint d'individus, essentiellement Léo. Sur la base de ce postulat, cette histoire d'amour revêt une forme des plus étranges, mais aussi inédite, dans laquelle Max peut observer tous les faits et gestes de Léo dans son intimité, alors que celle ne ressent que vaguement une poignée d'effets de sa présence. Camille Benyamina représente alors Max de la même manière que les autres personnages, mais avec des traits de contour moins appuyés, ou des couleurs translucides, laissant apparaître une partie de ce qui se trouve derrière lui, décors ou personnages. Il ne faut pas longtemps au lecteur pour saisir le concept de la nature fantomatique de Max, et les auteurs facilitent ce glissement vers la dématérialisation en tirant avantage de la pagination, montrant que le passage vers l'intangibilité s'effectue progressivement. le lecteur et le personnage (Max) s'habituent ainsi en douceur à cet état sortant de l'ordinaire. Les dessins et le comportement de Max montrent un individu gentil, attentionné, ne cherchant pas à se mettre en avant, éprouvant de l'empathie pour les autres, apportant une forme de soutien ou de réconfort discret, sans chercher de récompense, sans attendre de remerciement. D'une certaine manière son comportement le rend aussi falot qu'attendrissant. Sa banalité le rend littéralement transparent aux yeux des autres, alors même que sa présence produit un effet réconfortant. le lecteur ressent toute la qualité de l'écriture et de la narration des auteures en prenant conscience que Max n'est pas fade ou inexistant. Bien au contraire, il s'attache tout de suite à cet individu discret et prévenant, gentil et attentionné, tout en conservant un caractère qui n'est ni celui d'un sycophante, ni celui d'un individu qui n'existerait qu'à travers les autres. Plus Max devient inexistant aux yeux des autres, plus il prend de la consistance pour le lecteur. Dans le même temps, le lecteur s'attache immédiatement à Léo, jeune femme pleine d'entrain, semblant facile à vivre souvent d'humeur enjouée, décidée et sachant ce qu'elle veut, sociable. Camille Benyamina la représente avec une silhouette élancée, dans des postures naturalistes, sans velléité de la transformer en modèle de beauté, en mannequin de présentation de vêtements de mode ou de produits de beauté. Elle présente une forte identité visuelle du fait de sa chevelure rousse un peu sauvage (ce n'est pas non plus une publicité ambulante pour shampoing), et des taches de rousseur sur son visage. du fait de la pagination et des situations évoquées, le lecteur pénètre dans son intimité, que ce soit pour des moments solitaires comme le rituel du coucher, ou pour des interactions sociales, avec une belle crise de fou-rire qui amène immédiatement une sourire sur le visage du lecteur. L'artiste sait capter les gestes machinaux et les postures féminines, sensibilité visible dans les petits détails, comme la manière de retirer son débardeur en page 43. Il pénètre également dans son intimité physique que ce soit lors de sa toilette ou des ébats sexuels. À chaque page, il ressent une sensibilité féminine qui s'exprime, à l'opposé d'une mise en scène dans la performance physique, et sans sensiblerie, un équilibre délicat et épatant. Au travers des scènes de la vie de tous les jours, le lecteur découvre en Léo, une jeune femme charmante, irrésistible même, car ses faits et gestes sont présentés comme naturels, comme allant de soi, les auteures lui laissant la possibilité de justifier un comportement sortant de l'ordinaire (sa simulation d'amnésie) en parlant à un autre personnage. Elle emporte l'amitié du lecteur par son refus de se résigner à la solitude, de subir les fantômes de ses angoisses, de faire au mieux avec ce qu'elle a (le choix de concubin), et son goût pour le sancerre et le chablis. En vis-à-vis d'elle, les différences de caractère d'avec Max ressortent avec force. Son langage corporel et ses postures font apparaître un individu plus effacé et plus prévenant. Utilisant toujours la copieuse pagination du récit, Véro Cazot préfère montrer l'état de Max plutôt que de l'expliquer. le lecteur cartésien peut être un peu rebuté par ce procédé, mais il se rend compte que son attachement pour le personnage va grandissant et qu'il consent bien volontiers le petit supplément de suspension d'incrédulité nécessaire pour rester dans l'histoire. Or Max ne reste pas juste condamné à l'état de voyeur passif. Il bénéficie même d'une séquence constituant une variation sur le thème de l'origine secrète. Alors qu'il s'est confortablement installé dans la relation univoque entre Léo et Max, le lecteur a la surprise d'accompagner Max rendant visite à ses parents. Il est encore plus surpris de constater qu'il a aussi disparu pour eux, quasiment remplacé par un chien. Les dessins montrent des adultes d'une cinquantaine ou peut-être soixantaine d'années, sereins et confortablement installés dans leur vie, apaisés et entièrement satisfaits du plaisir que leur apporte leur chien. La séquence est d'autant plus déchirante que Max ne se résigne pas à la situation, mais l'accepte comme une forme de fatalité contre laquelle il n'est pas utile de lutter. Il analyse son histoire personnelle plutôt que de subir et de se lamenter Son inexistence atteint un summum : ce n'est pas simplement qu'il ne représente rien pour tous ceux qu'ils croisent, c'est aussi qu'il n'a plus d'importance pour ses parents, qu'il n'en a jamais eu. Il s'agit d'une séquence d'une rare cruauté, rendue plus insupportable par sa douceur et son naturel. le lecteur découvre par la suite que ce comportement découle d'une circonstance liée à l'histoire personnelle de Max, relatée page 106 & 128, susceptible d'induire un tel refoulement. Cet effacement total de l'existence de Max est de nature à fendre le cœur de n'importe quel lecteur, et pour autant le récit ne verse pas dans le misérabilisme. le comportement de Max relève plus de l'acceptation que de la résignation dans la mesure où il se rend compte que son état spectral lui permet de se livrer à des activités interdites aux gens en chair et en os. C'est ainsi qu'il prend un bain de soleil version naturiste (page 71) au milieu de des autres usagers du parc public, pour un dessin en pleine page des plus libérateurs. Ce n'est pas la seule scène de nudité, car la sexualité et elle occupent une place importante dans le récit, apparaissant dans une quinzaine de pages, soit environ 10% du récit. À chaque fois, il s'agit d'un comportement naturel s'intégrant de manière organique dans le récit. Les dessins de Camille Benyamina ne peuvent pas être qualifiés de pornographiques, même lors de la représentation de l'acte sexuel, mais plutôt de sensuels, y compris lorsqu'il y a nudité frontale, voir pénétration lors de la page 81, entièrement dévolue à des accouplements entre adultes consentants. L'artiste ne se concentre pas sur les détails (pas de représentation des tétons, uniquement des auréoles), et ne place pas ses personnages dans des postures pornographiques ou de magazine de charme. La relation sexuelle est dépeinte comme une chose allant de soi, débarrassé de toute névrose ou de rapport de domination. Cela n'empêche pas les auteures de placer le lecteur dans une position de voyeur passif pour des scènes de positions banales, de masturbation, de triolisme, et même de lecture de manga pornographique. L'activité sexuelle fait donc partie de la vie des personnages, sans fausse pudeur, mais sans que cela n'en devienne leur activité essentielle. Non seulement le lecteur se retrouve en position de voyeur, mais Max également car il a choisi de s'installer dans l'appartement de Léo, en tant que fantôme invisible. Il partage donc tous les moments de son intimité. Cazot & Benyamina utilisent le dispositif surnaturel du fantôme amoureux pour mettre en lumière des facettes de la relation amoureuse. Max a décidé de vivre avec Léo, même si celle-ci ignore tout de sa présence. Il a ainsi l'occasion extraordinaire de vivre avec elle à chaque instant de sa vie. Dans un premier temps, le lecteur constate que cette relation déséquilibrée ne profite qu'à Léo : Max se montre attentionné envers Léo en essayant de la rasséréner, alors que Léo ignore jusqu'à son existence. le langage corporel de Léo évolue, indiquant qu'elle a regagné confiance en elle, qu'elle n'est plus minée par les fantômes du soir, les doutes et les angoisses qui l'assaillent. Max se détend également dans cette quasi absence de d'interaction avec le monde physique, acceptant l'état qui est le sien quasiment depuis sa naissance (il paraît que sa mère avait oublié qu'elle était enceinte jusqu'à ce qu'elle accouche). le lecteur peut voir cette détente dans son comportement moins inquiet. Bien évidemment la tentation est forte pour le lecteur de se lancer dans des considérations psychanalytiques. Max consulte Jasmine une psychologue. Il est question de traumatisme d'enfance, entre la mort de la petite voisine de Max, et les douches de Léo dans l'enfance, ou encore de Max étant enfant de personne (page 105). À plusieurs reprises, des remarques anodines font émerger des névroses légères : Léo se rendant compte qu'elle n'arrive pas à supporter la vue d'un doigt auquel il manque des phalanges, un homme obnubilé par le risque d'un poil de nez qui dépasse, une problématique de mauvaise odeur corporelle. Dans ces occasions, le lecteur apprécie à sa juste valeur l'osmose entre scénariste et dessinatrice, comme si le récit était raconté par une unique personne. Mais le lecteur peut aussi se passionner pour la dynamique de la relation qui se développe entre Léo et Max. Leur qualité de vie se trouve dégradée, celle de l'un comme celle de l'autre quand ils ne partagent pas leur vie. Il se développe ainsi une forme de codépendance pour pouvoir accéder au bonheur. L'un agit comme un exhausteur de goût pour l'autre, et dans l'autre sens l'autre fait littéralement exister le premier. À plusieurs reprises, le lecteur ressent la forte impression que c'est le vécu de la scénariste qui fait exister ces sentiments, comme si certains passages relevaient d'une autofiction honnête et sans fard. Le lecteur referme le tome, totalement sous le charme d'une relation à laquelle il a presque participé de l'intérieur. La pagination laisse le temps aux personnages d'exister, et aux auteures de faire exister des moments fugaces, des sensations ténues qui sont l'essence même de la relation entre Léo et Max, qui lui donnent son unicité et sa qualité. Alors même qu'il s'agit d'une comédie sentimentale des plus intimes, le surnaturel est utilisé avec ingéniosité pour montrer le caractère et les difficultés psychologiques des 2 personnages principaux. Pourtant le récit reste léger d'un bout à l'autre, à la fois grâce aux dessins d'un grand naturel et d'une grande justesse pour le jeu des acteurs, à la fois grâce à l'écriture discrètement sophistiquée de Véro Cazot. S'il y est sensible, le lecteur apprécie la finesse d'observation qui s'exprime dans certaines phrases, ainsi que la saveur cocasse de certaines métaphores comme celle de la douche froide que subit Max, ou de son attachement à une plante en plastique, aussi factice que sa vie sociale.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Femme d'argile
La Femme d'argile

Jamais, je n'étais allé en arrière auparavant. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est paru en mars 2018. C'est l’œuvre de Vincent Vanoli qui a tout fait, scénario, dessins, lettrage. C'est un auteur de bande dessinée, qui a commencé à publier en 1989 chez L'Association, ayant une trentaine de BD à son actif. Un homme vit dans les bois ; il n'est qu'une silhouette blanche sans caractéristique, sculptant de petites statuettes aux formes improbables, auxquelles il ajoute des brindilles et qu'il laisse dans la nature. Un jour, alors qu'il mord dans le cou d'une perdrix, il observe un paysage parfaitement symétrique, autour de l'axe d'une cascade. Il passe de l'autre et dans son esprit quelque chose change. Il ne souhaite plus revenir en arrière, et il décide de sortir du bois. Au bout d'un champ, il découvre un monsieur qui semble l'attendre, qui lui tend des vêtements pour couvrir sa nudité, qui le rase et lui coupe les cheveux, en lui indiquant qu'il est prêt pour rejoindre la civilisation. Frédéric se dirige alors vers la ville, en passant au travers d'une casse automobile, où les marginaux qui s'apprêtaient à le détrousser, le laissent passer sans dommage. Arrivé en ville, il devient un anonyme dans la foule et ses pas le guide mécaniquement jusqu'à son pavillon avec jardin. Il a la clé de grille dans ses poches. Il rentre chez lui. Frédéric pénètre dans la pièce qui lui sert d'atelier de sculpture et il est submergé par les souvenirs ou les sensations que déclenchent en lui ces formes. Il ouvre grand les fenêtres et les volets pour aérer la pièce et dissiper les mauvaises odeurs. Il se tient sur la terrasse et voit le soleil, d'un bleu éclatant, se lever. de l'autre côté de la rue, il est observé par une femme qui fut son modèle. Elle a déjà revêtu sa tenue de serveuse et après avoir accusé le coup du retour de Frédéric, elle se rend à la brasserie pour prendre son service. Après une journée de travail ingrate, elle rentre chez elle. Elle se déshabille et ne se vêtit que d'un châle jeté sur ses épaules. Elle recommence à observer le sculpteur à la dérobée, et elle note ses interrogations et ses angoisses dans un carnet. Elle est, elle aussi, observée à la dérobée par un vieux monsieur qui prévient la police et qui énonce à haute voix ce qu'elle est en train de marquer dans son carnet. S'il a lu le court résumé accompagnant l'ouvrage sur les sites de vente, le lecteur connait déjà tout de l'intrigue… et pourtant il est complètement pris au dépourvu par la première séquence, avec cet individu qui n'est qu'une silhouette blanche, vivant comme un sauvage dans les bois, et s'adonnant à une forme d'art primitif. Il découvre des dessins réalisés au pastel noir, faisant parfois ressortir le grain du papier, avec une approche mêlant description précise de la flore, et approche naïve pour la silhouette de l'homme, ou pour celle de la perdrix. Il regarde des cases chargées en traits, un horizon fermé par les arbres, une nature touffue, sans être inquiétante ou menaçante. Il voit littéralement le personnage s'incarner sous yeux, une fois qu'il a traversé le ruisseau, un homme nu à la chevelure hirsute, à la barbe négligée. Il avance sans difficulté, sans souffrir de l'absence de chaussure, sans ressentir la fraîcheur. Les cases deviennent plus sombres quand il est sorti du bois même si l'horizon s'est élargi, chaque surface étant chargée du noir déposé par le crayon. Après cette entrée en matière très déstabilisante, le lecteur découvre ce que lui promet le court texte promotionnel. Il plonge dans une monde très charbonneux, avec des formes à la perspective étrange, distordues parfois pour accentuer les ombres et les angles, évoquant l'expressionnisme allemand et M le Maudit (1931) de Fritz Lang. Les dessins donnent l'impression de décrire une ville de moyenne importance dans une France des années 1930 ou un peu plus, même si la modèle indique qu'elle a pris des jours de RTT et si un figurant utilise un téléphone portable. L'observation des tenues vestimentaires conforte le lecteur dans cette impression d'une histoire se déroulant au milieu du vingtième siècle, malgré ces 2 anachronismes, dans la partie pavillonnaire d'une ville assez importante pour se constituent des foules de badauds qui se croisent sur les trottoirs sans se connaître. La narration visuelle présente une forte personnalité, avec ces bâtiments aux verticales un peu de guingois, ou penchées, les visages un peu anguleux avec des traits de contour parfois un peu hésitants, pas peaufinés. L'artiste n'utilise donc que des crayons noir pour détourer les formes, et représenter les ombres portées, souvent exagérées, étirées. de manière déconcertante, il utilise avec parcimonie la couleur bleu pour figurer la lumière du soleil, et aussi une forme d'énergie ou de beauté intérieure. La bande dessinée se déroule sur 74 pages dont 30 sont dépourvues de tout texte. Vanoli accorde donc une place significative à une forme de narration uniquement visuelle. Dans ces pages silencieuses, la déformation des décors joue à plein. L'absence de texte incite le lecteur a plus concentrer son attention sur les dessins pour en distinguer et en assimiler les éléments d'informations visuelles. Certaines cases peuvent être construites sur un ou des axes directifs de la composition, aboutissant à un dessin rapidement lu et interprété. À l'opposé, certaines cases peuvent être proches de la technique de collage, avec des éléments visuels disposés les uns à côté des autres, et ne provenant pas de ce qui pourrait être une seule photographie, mais de différentes prises de vue. le lecteur détecte d'abord la sensation de surcharge cognitive ; puis il détaille un élément après l'autre. Il ressent alors l'état d'esprit dans lequel se trouve le personnage à devoir gérer une surabondance de stimuli. Par exemple c'est ce qui se produit la première fois où Frédéric se retrouve à marcher dans des rues au milieu de la foule. S'il se montre assez curieux et un peu patient, le lecteur découvre des détails inattendus, comme un café restaurant à l'enseigne de Chez Tintin. le lecteur est également complètement pris par surprise lorsque la couleur bleu s'invite sur la page pour un effet féerique, évoquant le pouvoir de la création artistique et ses effets émotionnels. Dans un premier temps, le lecteur peut trouver certaines scènes un peu longues (la traversée de la ville quand Frédéric rentre chez lui), voire inutiles (le prologue dans les bois, le mime racontant ce qu'il sait déjà). L'intrigue ne présente pas grand intérêt puisqu'il semble acquis dès le départ que Frédéric a bien commis un meurtre. le personnage du vieux monsieur formulant à haute voix, les phrases que le modèle est en train d'écrire dans son carnet apparaît comme un dispositif totalement artificiel, sans rien apporter au déroulement de l'histoire. D'un autre côté, le parti pris expressionniste fonctionne parfaitement pour rendre compte du trouble mental de Frédéric, et la scène où il se met à courir dans la ville comme pourchassé par son double blanc fantomatique est un hommage extraordinaire à la fuite d'Hans Beckert dans M le maudit. À plusieurs reprises, le lecteur perçoit qu'un des enjeux du récit est d'ordre psychologique : à commencer par la culpabilité de Frédéric qui s'exprime par sa peur de ses propres statues, mais aussi sa mémoire défaillante, suite à un blocage produit par un traumatisme psychique. Une fois cette prise de conscience opérée, le lecteur se rend compte qu'il peut aussi envisager plusieurs éléments du récit sous une forme métaphorique. La scène d'ouverture dans les bois peut se voir comme un retour à l'état naturel, mais aussi comme une perte des fonctions supérieures du cerveau, ne laissant plus que les fonctions de survie. L'activité manuelle de pétrir de la boue pour fabriquer des statuettes des formes improbables n'est pas tant automatique, qu'un lien avec une occupation antérieure de sa vie normale. Les statues de son atelier sont autant d'artefacts de sa vie avant le traumatisme, l'incarnation physique de ses souvenirs, de ses accomplissements passés. Avec ces idées en tête, le monsieur âgé à lunettes qui énonce les propos de la modèle prend des allures de stéréotype de psychanalyste dont l'apparence doit beaucoup à Sigmund Freud. le lecteur peut même imaginer que les créatures difformes sous cloche de verre dans son salon sont les différents troubles psychologiques qu'il a extrait de ses patients pour les neutraliser. Cet individu devient une sorte d'avatar de l'auteur triturant ses personnages, mettant à nu leur psyché. Une fois envisagé le point de vue psychanalytique du récit, chaque scène prend sens. Lorsque Frédéric assiste à un spectacle de mime avec un autre acteur fournissant les éléments narratifs pour expliquer ce qui est mimé, le lecteur comprend qu'il s'agit de son inconscient qui s'exprime de manière imagée (le mime) alors que sa conscience travaille à interpréter ces signaux. le lecteur se rend compte que cette scène constitue également un bel hommage à la scène de la pièce Hamlet (1603) de William Shakespeare, quand Claudius est le spectateur d'une pièce de théâtre racontant un meurtre identique à celui qu'il a commis. Même de petits détails prennent sens. le lecteur avait remarqué que le tapis de la chambre de la modèle porte de curieux motifs : ceux du Yin et du Yang, mais sans le point noir au milieu de la goutte blanche, et le point blanc au milieu de la goutte noire. Il y a là une forme d'incomplétude qui fait miroir à la relation qu'elle entretient avec Frédéric. Elle est incomplète tant qu'il ne la prend pas comme modèle, tant qu'elle ne devient pas forme sculptée, qu'elle ne s'incarne pas dans statue à l'épreuve du temps, tant qu'il ne l'a pas fait s'incarner. Alors même que s'il ne s'est pas renseigné sur cette bande dessinée avant d'en faire l'acquisition, le lecteur a l'impression de découvrir une histoire qu'il connaît déjà de bout en bout, il se rend compte aussi que la narration le déroute au début. Vincent Vanoli a choisi un parti pris marqué pour sa mise en images, celui de l'expressionnisme allemand, et plus particulièrement de Fritz Lang pour son film M le Maudit. le cumul de certaines remarques finit par lui faire prendre conscience de la nature psychanalytique du récit, donnant du sens à de nombreuses bizarreries narratives. Il referme la bande dessinée encore sous le coup de la passion égocentrique éprouvée par la femme désirant parachever son rôle de modèle et d'amante, et par l'impression tenace que le sculpteur est autant un meurtrier, qu'une victime d'un système créatif qui lui a dicté son comportement dans une large mesure.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Far Away
Far Away

Je suis heureuse de vivre ça avec toi. - Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre, initialement parue en 2011. L'histoire a été coécrite par Maryse & Jean-François Charles, et peinte par Gabriele Gamberini. Ces créateurs ont également réalisé Red Bridge, Tome 1 : Mister Joe and Willoagby (2008/2009) en 2 tomes. Martin Bonsoir est un routier qui conduit un gros semi-remorque pour le compte d'une entreprise appelée Harris Transports situé à Phoenix en Arizona. Il traverse la région des Laurentides dans la province du Québec, et se dirige vers la ville de la Tuque. Arlos que le soleil de fin d'après-midi fait ressortir les couleurs des feuilles d'automne, il est surpris par une tempête de neige, se trompe à un embranchement, et négocie mal un virage. Son camion se met en ciseau, et les roues patinent. Il se rend compte en plus qu'il n'y a pas de pelle de déneigement sur le camion. Il ne lui reste plus qu'à aller chercher de l'aide à pied. Un panneau lui indique que la ville la plus porche se situe à 4 kilomètres. Il remonte le col de son blouson et commence à marcher péniblement dans la neige. Au bout d'une demi-heure, il aperçoit une lumière. Il s'en rapproche. Il s'agit d'une maison isolée. Il actionne la sonnette, une femme ouvre en tenant à la main un fusil, elle ne comprend rien à ses explications. Il reprend connaissance allongée sur le canapé où la femme l'a déposé tant bien que mal. Elle l'a recouvert d'une épaisse couverture. Elle lui a également préparé des fèves au lard. Elle lui parle d'une certaine Maria Chapdelaine. Martin Bonsoir accepte l'hospitalité d'Esmé Larivière, pour la nuit. le lendemain, elle lui prépare un petit déjeuner (des oeufs sur le plat et du bacon), et le ramène en pick-up jusqu'à son bahut. Elle lui explique pourquoi il ne démarre pas, et comment le faire démarrer en réchauffant précautionneusement la vanne du système de freinage. Elle le ramène chez lui et le convainc d'attendre le lendemain pour repartir, une fois que la tempête de neige sera passée. le lendemain matin, elle lui demande de l'emmener dans son camion, jusqu'à sa destination en Arizona. Bien qu'étonné par cette demande inattendue, il accepte la proposition et charge ses 3 valises, et Melchior son animal familier, un écureuil. Maryse & Jean-François Charles forment un couple qui réalise de nombreuses séries comme India Dreams (depuis 2002), Ella Mahé avec d'autres dessinateurs, Les Pionniers du Nouveau Monde avec Ersel, ou des histoires complètes comme L'herbe folle (2016). Mais ce qui séduit immédiatement, c'est la partie graphique. le lecteur apprécie la texture de la neige sur la couverture, ainsi que le froid qui s'en dégage. Il est ébloui par les couleurs rougeoyantes des feuillages des érables, et leur reflet dans le fleuve, dans l'illustration en pleine page, de la première page. Il regarde la neige coller aux chaussures et au jean de Martin Bonsoir, en page 13. Il découvre la glace striée de la surface gelée d'un lac en page 40, avec les flotteurs de l'hydravion pris dedans. Il retrouve le magnifique flamboiement roux en page 47, avec 2 maisons à l'architecture typique de la région. Il découvre la grisaille des néons de l'autoroute urbaine à l'approche de Montréal en page 48, ou encore le bitume gris d'un parking autoroutier en page 51. Il retrouve la beauté de la nature avec les chutes du Niagara en page 54, un pont à haubans au-dessus d'un des grands lacs en page 68, les plaines du Dakota du Sud en page 74, le Mont Rushmore en page 78, etc. Gabriele Gamberini réalise toutes les pages en peinture directe, et il sait rendre compte de la beauté des paysages, de leur aspect sauvage, sans jouer sur une vision romantique, mais plutôt naturaliste. Il sait utiliser la peinture par touche pour rendre compte de l'effet général, du jeu de la lumière, d'une impression. L'itinéraire suivi par le routier est une invitation au voyage, une promenade touristique faisant honneur aux paysages naturels du Canada, puis des États-Unis. Si le lecteur a déjà visité ces endroits, il en retrouve la saveur unique, les caractéristiques, les sensations qu'ils lui ont laissées. S'il ne les connaît que par photographies ou films, il éprouve l'impression de pouvoir s'y projeter, de les redécouvrir. Il a l'impression de sentir la résistance et la texture de l'herbe quand Esmé et Martin s'arrêtent pour pique-niquer. Il admire les couleurs du coucher de soleil quand ils arrivent à un resto-routier près de Green River. Il reconnaît les différents types de végétation dans chaque endroit traversé. Le pouvoir de conviction de l'artiste est tout aussi puissant pour les séquences d'intérieur : l'ameublement et la décoration de la maison d'Esmé, les couchettes dans la cabine du poids-lourd de Martin, le luxe de la suite où ils dorment lors de l'escale aux Chutes du Niagara, la décoration du resto-routier, etc. À chaque fois, Gabriele Gamberini donne l'impression de réaliser une photographie du fait du niveau de détails (le lecteur a l'impression de pouvoir mordre dans une miche de pain), tout en conservant une dimension tactile à chaque élément. Ainsi, même un accessoire aussi industriel que la cage en montant de fer de l'écureuil est à la fois dessiné rigoureusement, chaque barreau étant distinct, et à la fois doté de particularité, la lumière jouant de manière différente sur chaque barreau en fonction de ses irrégularités. le lecteur observe cette même capacité de précision et d'unicité dans les tenues vestimentaires. L'artiste a fait en sorte de doter Martin Bonsoir de tenues décontractées et fonctionnelles. Il est visible qu'Esmé a choisi ses tenues pour leur praticité pendant le voyage, tout en conservant une classe certaine. Il est possible par contre que le lecteur se sente plus partagé en ce qui concerne le rendu des visages. Les postures des personnages sont naturelles, et les expressions des visages sont nuancées et très parlantes, permettant de bien ressentir l'état d'esprit des protagonistes. Toutefois, les visages ne sont pas peaufinés, ce qui peut induire une forme de décalage, par rapport au reste de ce qui est représenté. Mais le lecteur se rend vite compte que cela n'obère en rien l'expressivité des personnages, ou la justesse du jeu des acteurs. La direction d'acteurs montre des individus adultes, se comportant comme tel, sans exagération ou caricature. le lecteur en apprend autant en regardant les personnages évoluer, bouger, accomplir les gestes du quotidien, qu'avec les échanges verbaux. Totalement enchanté par la narration visuelle, le lecteur s'immerge sans s'en rendre compte dans le récit. Il découvre donc 2 personnages qui se rencontrent fortuitement et qui font un bout de chemin ensemble. Il en apprend un peu sur l'histoire personnelle de Martin Bonsoir, son père parti avant sa naissance, sa double nationalité, et très peu sur Esmé Larivière. Il les regarde coexister sans grande difficulté, Esmé étant enchantée de l'aubaine de pouvoir ainsi découvrir du paysage, Martin appréciant la compagnie de cette femme plus âgée que lui, un peu attentionnée sans être envahissante, sachant lui montrer les merveilles qu'il traverse avec un entrain certain. le lecteur prend conscience après coup du naturel de leur comportement, quand dans la dernière partie du récit il en apprend plus sur eux. En particulier, il trouve naturel qu'Esmé dispose d'une bonne connaissance des endroits qu'ils traversent de Trois Rivières, à Sanigaw, en passant par Fort Michilimackinac. de la même manière, il voit en Martin Bonsoir, un individu sympathique, capable d'accepter une autre personne dans la cabine de son camion, sans la trouver importune, sans se renfermer pour retrouver sa solitude habituelle. Les auteurs décrivent un routier dans la routine de son métier, sans condescendance, ni volonté romantique. La remarque sur Maria Chapdelaine (1913) de Louis Hémon ne constitue pas une moquerie, mais un indicateur de sa culture littéraire. Très vite, le lecteur apprécie de partager l'intimité de leur relation naissante. Il ressent le plaisir simple qu'éprouve Esmé à faire la route avec quelqu'un au comportement amical. Comme Martin, il apprécie le charme de la gentillesse d'Esmé, ses remarques constructives, sa capacité à formuler la beauté des paysages, à apprécier à sa juste valeur la chance de voir passer une harde de bisons dans les plaines. Certes Martin Bonsoir effectue son métier, mais il ne semble ressentir de pression particulière ou d'inquiétude. Esmé est en villégiature a priori sur un coup de tête, sans inquiétude particulière quant à ses conditions de voyage ou à son compagnon de route. le lecteur éprouve un réel réconfort émotionnel à pouvoir être ainsi témoin d'une histoire simple, dans un cadre extraordinaire. Il n'est pas très surpris quand la première fâcherie survient et il sourit quand une demi-douzaine de semi-remorques aide Martin Bonsoir à retrouver Esmé Larivière. Il en oublierait presqu'il s'agit d'une histoire, et qu'elle doit avoir une fin. Les époux Charles racontent effectivement une histoire et les éléments un peu étranges que le lecteur avait accepté comme artifice sans conséquence pour créer ce rapprochement trouvent leur explication pour une conclusion qui touche au cœur. Il mesure alors toute l'affection qu'il avait développée pour ces 2 personnes, et la peine qu'il ressent en voyant l'histoire se terminer. Maryse & Jean-François Charles et Gabriele Gamberini ont réalisé une histoire extraordinaire, à la fois au travers d'une narration visuelle exceptionnelle pour sa qualité touristique, mais aussi pour sa justesse de sa direction d'acteurs, et pour l'intelligence émotionnelle du récit.

04/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Noir burlesque
Noir burlesque

Pas mal mais loin d’être transcendant. C’est bien trop classique pour sortir du lot. On retrouve tous les poncifs du genre, j’aurais aimé plus d’originalité et que l’auteur joue un peu avec les codes. Là, c’est vraiment sans surprise, pas déplaisant mais très linéaire. Reste la partie graphique, Marini a un sacré coup de patte, toujours fluide et lisible. Il fut un temps où son dessin me subjuguait (ah le 1er rapace toute une époque) mais je m’en suis détourné, le trouvant trop tape à l’œil et redondant avec souvent les mêmes « tiques ». C’est beau mais comme un blockbuster Hollywoodien. Il y a du savoir faire et ça reste très honorable. Une lecture de médiathèque. MàJ tome 2 : Je ne change pas ma note mais j’ai préféré ce tome au précédent. Bizarrement mes reproches formulés sur le classicisme de l’histoire m’ont beaucoup moins sauté aux yeux dans ce finish. Finalement un bel hommage de l’auteur au genre, les amateurs des 2 parties se régaleront.

07/02/2022 (MAJ le 04/05/2024) (modifier)
Couverture de la série Sortilèges
Sortilèges

Je ne l’ai lu que tout récemment mais une série qui m’aura surpris positivement. Il faut dire que je partais avec pas mal d’apriori, j’aime bien les auteurs mais à petites doses. Et bin en fait là, ils livrent du super boulot. Munuera use de son trait habituel, ses visages sont fins et expressifs, les couleurs installent de chouettes ambiances. Je trouve son style parfait pour le registre contes moyenâgeux. Il m’a ici bien plus emporté que dans d’autres de ses œuvres. Quant au scénario de Dufaux, je n’ai aucun gros reproches pour une fois. Une histoire agréable à suivre et qui se tient, je ne retrouve pas les tics habituels de l’auteur … mieux je n’ai pas ressenti d’allonges artificielles avec ce 2nd cycle. Une série recommandable et qui mérite le coup d’œil, pas franchement bien mais vraiment pas mal.

04/05/2024 (modifier)
Couverture de la série La Venin
La Venin

Je serai un poil plus indulgent que Mac Arthur mais je me retrouve fortement dans son avis. J’ai découvert cette série à son tome 3, et à ce moment là, je dois dire que je la trouvais vraiment d’excellente facture, rythmée et bien troussée. Malheureusement les deux derniers tomes ne font pas honneur au début, c’est toujours aussi rythmé mais ça tombe tellement dans la facilité ou le n’importe quoi que mon enthousiasme s’est complètement estompé. La partie graphique reste agréable de bout en bout et en font une œuvre tout à fait recommandable. Par contre ce final laissera un goût amer à de nombreux lecteurs je pense. Vraiment dommage, ça se lit tranquille mais ça s’écroule en cours de route. Une série qui n’aura pas tenue toutes ses promesses. 2,5

04/05/2024 (modifier)