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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Idéal Standard
Idéal Standard

Les attentes - Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, publié en 2017. Cette bande dessinée a été écrite et dessinée par Aude Picault, également auteure de plusieurs autres ouvrages comme La comtesse, Parenthèse Patagone ou encore Moi Je, Intégrale : Moi je In Extenso. Il s'agit d'une bande dessinée de 147 pages, essentiellement du noir & blanc, avec quelques surfaces habillées de bleu ou de 2 teintes de jaune, et quelques touches de rose. Comme tous les matins, Claire se prépare pour aller au travail, elle est infirmière dans un service de néonatalogie. Elle applique de la crème sur son visage, se sèche les cheveux, met du déodorant, recourbe ses cils, et s'habille. Arrivée au boulot, elle papote avec sa collègue au sujet de son rendez-vous du soir. Après une soirée sympathique et une partie de jambe en l'air, elle se met à rêvasser sur la possibilité de se mettre en couple. L'au revoir matinal assez frais lui fait comprendre que ce n'est pas encore le bon. Elle a des aventures avec d'autres hommes, mais aucune qui ne dépasse les 3 mois. Elle se retrouve souvent seule dans son petit appartement parisien. Quelques temps plus tard, une autre collègue lui raconte qu'elle a acheté un appartement avec son copain. Lors d'une visite chez la gynécologue, cette dernière lui montre où Claire en est sur la courbe de fécondité en fonction de l'âge. En train de marcher sur le trottoir, elle s'imagine retrouver son mari en train de pousser la poussette, après avoir acheté un cadeau pour sa mère. Elle est bientôt klaxonnée par sa propre mère et monte dans sa voiture. Sa mère lui demande où elle en est de sa vie amoureuse, et Claire explique à nouveau qu'elle n'a pas trouvé chaussure à son pied. Plus tard, malgré un coup de déprime, elle accepte de rejoindre des copines à une soirée dans un bar, et l'une d'elles lui présente Franck dont elle décline les avances. Franck la recontacte à plusieurs reprises les jours suivants, et elle finit par se laisser tenter pour entamer une nouvelle relation, une alternative à une soupe de cresson de plus. Le lecteur a l’œil attiré par le jaune de la couverture franc, sans être trop vif, ainsi que le visage agréable de la jeune femme, souriante, sans être une caricature de mannequin, sans hypersexualisation. En feuilletant cette histoire, il constate que l'histoire repose essentiellement sur des discussions entre les personnages, mais que l'auteure a pris soin de préserver la dimension visuelle propre au média qu'est la bande dessinée, avec quelques dessins en pleine page attestant des mois qui passent, avec des pages composées de cases dépourvues de texte, laissant les images raconter l'histoire. Il observe aussi des changements de lieu assez régulier. À l'évidence, il s'agit d'une tranche de vie, mais avec un côté visuel, sans être spectaculaire pour autant. L'utilisation d'une couleur particulière (majoritairement le jaune) permet d'introduire un peu de variété visuelle, mais l'auteure ne s'en sert pas comme d'une béquille narrative pour masquer des scènes trop statiques, pour introduire artificiellement plus de changement. Elle s'en sert plus pour faire ressortir un élément, pour donner une indication sur la luminosité d'une partie de la case, ou pour augmenter le contraste entre 2 plans du dessin. Cela donne aussi une identité graphique au récit, sans pour autant l'écraser. Aude Picault a choisi un registre graphique descriptif, avec des dessins comportant un bon niveau d'informations visuelles, mais des formes simplifiées. Ainsi les visages des personnages disposent de quelques traits pour figurer les cheveux, les yeux sont souvent représentés par un simple point et les sourcils d'un unique trait. Les silhouettes sont détourées rapidement, sans essayer de rendre compte des plis ou des textures de la peau ou des tissus des vêtements. Il en découle une apparence de légèreté des dessins, et une rapidité de lecture. Pour autant les dessins apportent de nombreuses informations, à commencer par les lieux : appartement, service de néonatalogie, bureau de travail, rue parisienne. L'artiste prend soin de différencier chaque intérieur d'appartement, par l'agencement des pièces, le mobilier. le lecteur se rend compte que la représentation simplifiée des visages permet d'en augmenter l'expressivité, rendant bien compte de l'état d'esprit de chaque protagoniste, de son ressenti du moment. Les postures des personnages s'avèrent parlantes également, transcrivant le langage corporel. Le choix de dessins simplifiant les formes permet à l'auteure de représenter tous les aspects de la vie De Claire, sans jamais tomber dans le graveleux, sans donner au lecteur l'impression d'être un voyeur. Ainsi lors des relations sexuelles, elle n'hésite pas à représenter son personnage dévêtu, et même les différentes positions de l'acte (page 10 & 11) avec des partenaires différents. À nouveau le lecteur s'attache plus au ressenti De Claire qu'à ses performances ou son degré de souplesse. Ces 2 pages sont dépourvues de texte, ainsi qu'une vingtaine d'autres. Ces passages permettent de mieux apprécier la capacité de l'auteure à raconter une histoire uniquement en image. Par exemple, la page 122 est dépourvue de phylactère, et le lecteur observe Claire alors qu'elle prend connaissance des résultats du test de grossesse qu'elle vient de réaliser aux toilettes. L'expressivité des dessins fait des merveilles, et la séquence est d'autant plus prenante que l'absence de mots invite le lecteur à être plus participatif dans sa lecture, à identifier les émotions et les ressentis et à se projeter dans la situation De Claire. La lecture est rendue encore plus fluide par l'absence de bordure de case, et par l'emploi très discret et très limité de petits signes symboliques tels que de minuscules éclairs dans les yeux. La simplification des dessins et de la représentation des personnages a également pour effet de faciliter la projection du lecteur sur les protagonistes, essentiellement sur Claire, le récit en faisant le personnage principal qui apparaît dans toutes les scènes sauf 2 ou 3. Elle a aussi pour effet de dédramatiser la narration, dans la mesure où même lorsque Claire pleure, elle n'en porte les marques visuelles que le temps des cases montrant ses larmes. Pour autant, l'apparente simplicité de la narration visuelle n'est pas synonyme de simplisme. Certes, à la découverte du résumé, le lecteur se dit qu'il s'agit finalement d'une histoire très banale, celle d'une femme ayant dépassé les 30 ans et cherchant à se caser pour fonder une famille. Effectivement, il s'agit bien du but avoué De Claire, la sympathie du lecteur lui est entièrement acquise du fait de son visage souriant et de sa gentillesse. Effectivement, le récit passe par les situations attendues : la mère De Claire qui lui demande pourquoi elle n'arrive pas à rester en couple, les hommes qui rompent au bout de quelques semaines (et surtout avant 3 mois) pour éviter de s'engager, les copines qui se mettent en couple et qui ont des enfants, jusqu'à la remarque de la gynécologue adressée à Claire, sur le fait qu'elle est sur la pente descendante de la courbe de fécondité (page 20), Claire qui décide de ne plus sortir pour éviter de se faire rembarrer et même des remarques misogynes masculines. Le lecteur s'attend même à ce que l'auteure mette en parallèle ou en opposition les relations affectives vouées à l'échec De Claire, et son implication totale à s'occuper de prématurés. Mais, en fait, Aude Picoult raconte son histoire d'une manière plus personnelle, par petites touches délicates. le lecteur peut très bien s'en tenir à accompagner Claire le temps de ces 120 pages, pour observer et compatir devant ses petits soucis (et un ou deux plus gros), tout en se disant qu'elle mérite amplement de trouver une relation épanouissante. Il peut aussi être sensible aux petites remarques, aux petites blessures du quotidien qui font d'autant plus mal qu'elles n'ont rien d'intentionnelles de la part de ceux qui en sont à l'origine. Effectivement les copines et les collègues De Claire lui parlent de leur vie, de la progression de leur couple, de leur grossesse, parce qu'il s'agit de leur quotidien. C'est l'accumulation de ces conversations à bâton rompu qui finit par peser sur Claire, par faire ressortir que sa vie ne se déroule pas selon le schéma normal de celles des femmes de sa tranche d'âge. Effectivement, Franck accueille Claire bien gentiment dans son appartement, et il semble un peu oublieux de quelques détails, mais sans penser à mal. Finalement il accepte à contre cœur qu'elle ne souhaite pas pratiquer la sodomie, mais sans que cela ne se transforme en rancoeur. Effectivement il lui promet un voyage en Toscane qui se transforme en séjour dans la maison de vacances de ses parents, en leur présence, mais sans volonté de se montrer pingre, encore moins méchant. À nouveau c'est l'accumulation de petits détails qui finit par montrer que le degré d'implication de son compagnon dans leur vie de couple n'est pas à la hauteur de celui De Claire. Il n'est pas foncièrement méchant, il est juste satisfait de la présence De Claire dans sa vie, sans rechercher plus. Dans le même temps, il procure à Claire une grande partie de ce qu'elle attendait : une vie de couple dans le même appartement, des fêtes de Noël en famille, des vacances ensemble, etc. C'est tout l'art de l'auteure que de faire ressentir l'intense déception De Claire quand elle comprend que ce n'est pas Franck qui a choisi et acheté son cadeau de Noël, mais la mère de Franck. Avant même que ne se pose la question de la grossesse, Aude Picault pose la celle qui est centrale dans un couple : il faut faire des concessions, mais jusqu'où ? Lors de la lecture, il est également possible de regarder chaque scène sous l'angle de vue sous-entendu par le titre. L'idéal standard renvoie au fait que la société fait peser sur chaque individu des attentes implicites, à l'aune de valeurs tacites. Chaque petite remarque de l'entourage De Claire s'apparente au constat d'un décalage minime par rapport à cet idéal implicite. Sans que son entourage ne le fasse de manière consciente, il renvoie à Claire des signaux de sa différence. L'accumulation de ces petits détails agit sur la représentation qu'elle peut se faire d'elle-même, la poussant à les interpréter comme autant de preuves d'un échec global. Elle se sent en situation d'échec, incapable d'accéder à cet idéal standard que promeut sournoisement la société. L'intelligence narrative du récit est d'acculer le personnage à ce constat par petites touches, générant un malaise sourd, sans jamais donner l'impression d'attentes sociales contraignantes. Finalement cette incapacité à se conformer à l'idéal standard ne peut qu'être intrinsèque à Claire, une sorte de malfaçon impossible à compenser, la rendant impropre à combler les attentes des personnes composant son entourage, alors que ses copines progressent sur la bonne voie. Ce ressenti pèse sur Claire au point qu'elle perde confiance en elle, y compris dans le domaine professionnel, pourtant détaché de la sphère privée, dans une scène déstabilisante (page 131-132) malgré sa douceur. Effectivement, Claire n'est pas tombée sur le meilleur des hommes. Franck porte en lui un relent inconscient de misogynie passive, se conduisant de comme si la place des femmes est aux tâches ménagères, ainsi qu'une forme bénigne d'immaturité qui se traduit par un manque d'attention au besoin de sa compagne, une forme d'inertie qui se traduit par un manque de participation à construire un couple. Il rit de bon cœur aux propos phallocrates de son copain au boulot. de son côté, Claire n'est pas toujours tendre vis-à-vis des femmes qui se maquillent comme des camions pour se conformer aux canons de la mode. Elle prend bien conscience de l'aliénation que constitue le fait d'élever de jeunes enfants, nécessitant une implication de tous les instants. Elle juge de manière sévère le couple formé par les parents de Franck, qui vivent une relation pragmatique, dépourvue d'affection romantique. Elle est en butte au comportement de sa mère qui déplore que sa fille n'arrive pas à se caser, mais qui lui déclare aussi que si c'était à refaire, elle n'épouserait en aucun cas son mari. Cette remarque honnête a pour conséquence de tirer un trait sur l'existence de sa fille, sans une arrière-pensée. Le lecteur se plonge avec plaisir dans cette histoire très facile à lire, procurant le plaisir d'une relation agréable avec une jeune femme sans problème. Il apprécie les dessins épurés et pourtant consistants. Il regarde Claire se heurter en douceur aux attentes implicites de la société, sous la forme de remarques anodines et innocentes, et sous la forme de l'évolution de la vie de ses copines. Il la regarde se heurter aux exigences implicites de la société, la contraignant à adopter des comportements pour se conformer à ces attentes. L'empathie fonctionne à plein pour cette sympathique personne dont la vie refuse de suivre le chemin tout tracé.

03/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Little Tulip
Little Tulip

Résilience - Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre. Il est paru initialement en 2014, écrit par Jérôme Charyn, dessinés et mis en couleurs par François Boucq, avec l'aide d'Alexandre Boucq pour les couleurs. Ils ont déjà collaboré ensemble pour les albums La femme du magicien (1986), Bouche du Diable (1990), du ventre de la bête New York (1994). En 1970, dans un quartier populaire de New York, Paul est en train de se tatouer un motif sur la poitrine dans son échoppe de tatoueur. Il est interrompu par l'arrivée de la jeune adolescente Azami à qui il refuse de montrer ses tatouages. Il est appelé par le commissaire de police du quartier. Il laisse la boutique à Azami et se rend au commissariat pour dresser un portrait-robot à partir des indications de la victime d'une agression. le monsieur est saisi par la ressemblance du portrait. Puis Paul se rend dans un musée pour admirer quelques tableaux, Il s'installe ensuite à l'ombre d'un arbre dans un jardin public pour réaliser quelques dessins. Il est interrompu par 3 loubards qui veulent le dépouiller. Ils s'en tirent avec de graves blessures. Allongé dans son lit, Paul se souvient de son enfance. Ses parents avaient quitté Manhattan alors qu'il n'avait que 6 ans pour aller s'installer à Moscou. Déjà doué en dessin, il rêvait de pouvoir étudier le décor de cinéma, sous la tutelle de Sergei Eisenstein (1898-1948). Mais un jour la police a fait irruption dans leur appartement, et ils ont été déportés pour avoir été accusés d'espionnage. Après un voyage de 2 mois transportés dans des wagons à bestiaux avec d'autres prisonniers, ils se sont retrouvés dans les camps de Magadan, la capitale de Kolyma en Sibérie. Paul a été séparé de ses parents, et s'est retrouvé avec les autres enfants du camp. Ses dons de dessinateur l'ont amené à représenter des motifs au pastel sur ses camarades, singeant les vrais tatouages des adultes. Ce récit complet commence par Pavel en train de se tatouer, puis passe à une histoire de meurtres en série. Il établit ensuite la dangerosité de Pavel, pour se lancer enfin dans ses souvenirs en camp de travail forcé. le lecteur peut être un peu impressionné à priori par le fait que cette bande dessinée soit publié dans le label prestigieux Signé du Lombard, et par une structure qui entremêle plusieurs fils narratifs. Il se rend rapidement compte qu'il peut apprécier le récit au premier degré pour l'enquête. Il se prend au jeu de l'intrigue, à la fois pour découvrir qui commet les meurtres, mais aussi pour découvrir les années de formation de Pavel et la manière dont il a pu survivre à un environnement aussi impitoyable que celui du camp de travail. En outre, le scénariste développe son récit sur la base d'un contexte historique clairement identifié, au début des années 1950, qui n'est pas un simple décor, mais un environnement qui façonne les individus qui s'y trouvent. Il ajoute une poignée de références comme la mort de Staline (le 05/03/1953), ou la mention du film Alexandre Nevski (1938) de Sergei Eisenstein. Pour cette dimension historique, le récit bénéficie des compétences de François Boucq. Dès la première page, le lecteur est épaté par la qualité de la reconstitution du New York des années 1970, où des petits détails tels que les tenues vestimentaires ou les accessoires permettent de voir de quelle décennie il s'agit. La qualité de la reconstitution historique s'avère tout aussi exceptionnelle pour les séquences se déroulant dans les années 1950, en URSS. le lecteur reconnait quelques éléments qu'il sait être authentiques et il accorde alors sa confiance au dessinateur pour le reste. Ainsi assuré de la qualité historique, il prend plaisir à observer les autres éléments qui ne lui sont pas forcément familiers, tels que le modèle de locomotive, la façon de transporter les prisonniers pour les amener sur le pont du navire les attendant à la ville portuaire de Varino, les barbelés de l'enceinte du camp de travail forcé, les baraquements du camp, l'aménagement façon yourte du quartier du Comte, etc. Il revient avec plaisir dans les années 1970, dans les rues de ce quartier populaire de New York, avec le métro aérien et les piliers métalliques de soutènement, les toits de New York, les escaliers de secours à l'extérieur des immeubles, etc. Il se rend compte que les cases comprennent énormément d'informations visuelles et qu'en même temps elles ne sont pas lourdes, l'artiste ayant trouvé un mode de rendu descriptif, avec des traits qui semblent réalisés rapidement, tout en conservant une justesse épatante. C'est d'ailleurs une caractéristique de la narration de ce récit que de reposer énormément sur les images, avec un volume de texte maîtrisé. le scénariste a pensé son récit de manière visuelle, à commencer par les éléments d'action. François Boucq se retrouve à représenter la violence des combats, la sexualité des personnages et parfois les 2 entremêlées. La première explosion de violence se produit quand le groupe de 3 voyous s'en prennent à Pavel dans le parc. Les dessins restent dans une veine réaliste et transcrivent toute la brutalité efficace de Pavel. Il n'y a pas de postures esthétiques ou de semonces, juste des réactions rapides et définitives. François Boucq ne transforme pas la violence en un spectacle esthétique, encore moins en un ballet sophistiqué d'une grande beauté plastique. Il reste à un niveau factuel, rendant compte de la rapidité des réactions et de la douleur générée par les blessures. Les coups ont des conséquences. Il aborde les actes sexuels de la même manière. Il ne souhaite n'y introduire ni une fibre romantique, ni une dimension voyeuriste. À nouveau, il ne s'agit pas d'un spectacle. Il sait conserver tout l'aspect bestial des rapports charnels. Ce choix graphique transcrit l'horreur des viols et le caractère transgressif de certaines relations. Lors de la traversée maritime, des criminels endurcis descendent dans l'entrepont où sont parqués les prisonniers et se mettent à violer systématiquement les femmes. Les dessins ne deviennent pas hypocrites, mais ils montrent l'horreur de ces agressions, sans complaisance, sans un soupçon d'érotisme, scène pourtant difficile à réussir. Quand Pavel, encore enfant, doit satisfaire les besoins sexuels d'une garde, à nouveau les dessins montrent la perversion, sans dépourvue de toute possibilité d'excitation. Boucq sait également allier l'horreur à la poésie macabre, avec ce cadavre de femme pris dans la glace. Les 2 auteurs racontent leur récit de manière adulte, montrant la réalité de la violence sans la transformer en spectacle. Il s'agit de décrire un état de société dégénéré, revenu à la loi du plus fort. Chaque niveau fait partie d'un système duquel il participe. Bien sûr, dès la découverte du camp de travail, le lecteur comprend que les meurtres commis à New York en 1970 ont un lien direct avec le passé de Pavel. En fait, le mystère relatif au coupable passe rapidement au second plan, derrière l'histoire personnelle de Pavel. La description de la société des camps constitue à la fois un témoignage historique, et à la fois un constat de la rapidité avec laquelle une société peut revenir en arrière, à un état antérieur dans lequel les plus faibles sont la proie de l'avidité des plus forts, à commencer par les femmes et les enfants, premières victimes. le lecteur constate que dans ces séquences, les auteurs savent toujours inclure une attitude personnelle d'un des principaux personnages, par exemple quand Pavel perd son cahier de dessins alors que les prisonniers sont groupés dans un filet pour être déposés sur le pont du navire. Lorsqu'il découvre la résolution de l'intrigue, et plus particulièrement la manière dont le tueur est série est appréhendé, le lecteur se retrouve décontenancé et il est en droit d'estimer que les auteurs se sont montrés un peu désinvolte dans leur résolution. À l'évidence, ce n'est pas ce que le lecteur attendait, et ce n'est pas ce que la scène du parc promettait. Il revient d'ailleurs au début du récit pour s'en assurer et remarque qu'il y avait d'autres scènes avant, à commencer par celle où Pavel se tatoue lui-même et celle où il dessine un portrait-robot. À plusieurs reprises, les auteurs évoquent sa capacité à dessiner, à représenter avec justesse des choses qui ne sont le plus souvent que perçues de manière inconsciente. le père de Pavel dit que quand il dessine, il tente de saisir l'esprit qui se trouve dans les formes qui nous entourent. C'est l'esprit qui crée les formes et, comme un miroir, les formes renvoient son image. Dans un premier temps, le lecteur peut se contenter de ne voir dans ses capacités à dessiner qu'une compétence qui permet à Pavel de se faire une place un peu particulière au sein du camp de travail. Mais les auteurs reviennent à plusieurs reprises sur ce don, faisant dire à Andreï (le maître tatoueur) que l'art libère l'esprit. le lecteur se souvient alors qu'au début du récit (page 11) Pavel se considère comme une bête féroce, mais dans le même temps il vit une vie apaisée dans les années 1970. le lecteur peut alors y voir un credo sur le pouvoir de transformation de l'art, ainsi qu'une mise en avant de ce qui a permis à Pavel de résister au camp, le moteur de sa résilience. de ce point de vue, le dénouement fait sens, ainsi que la dernière phrase : Mes rêves avaient trouvé une complice. La fin peut être envisagé sous un aspect métaphorique, et elle complète une figure d'épanadiplose, avec Pavel se tatouant lui-même au début pour se transformer. I est également possible de la considérer sous un angle systémique, quand Andreï indique que celui qui ne sait pas voir ne mérite que le monde qui lui a été dicté. Un peu intimidé, le lecteur se plonge dans cette lecture l'attention en éveil pour être sûr de repérer les éléments faisant sens. Rapidement, il se laisse emporter par l'histoire, en appréciant la narration adulte qui évite les écueils voyeuristes, pris par le suspense. Décontenancé par la fin, il se rend compte que le récit reste avec lui après avoir refermé la bande dessinée, et qu'il en observe d'autres facettes moins immédiatement perceptibles à la lecture.

03/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 3/5
Couverture de la série The girl from Ipanema
The girl from Ipanema

Perdu à Hollywood - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, parue en 2005. le scénario a été écrit par Yves H. (Yves Huppen, le fils d'Hermann). L'histoire a été dessinée et peinte par Hermann (Huppen). le père et le fils avaient déjà collaboré sur 3 autres récits : Liens de sang (2000), Zhong Guo (2003), Manhattan Beach 1957 (2002). À Los Angeles, à bord de sa Ferrari, Tony Masciello (36 ans, surnommé Jazz) est allée chercher Dorothy Knowles (21 ans) et Jennifer Shapiro (18 ans) pour les emmener essayer des robes chez Bodo Horvarth, avant qu'une autre voiture vienne les chercher pour les conduire à une soirée chez Dan Hannah et George Scarpa. Sur place, elles trouvent plusieurs robes étalées sur le lit du propriétaire qui les engage à se changer rapidement. Dorothy demande à Bodo Horvarth de quitter la pièce, et il va se soulager aux toilettes. Après avoir enfilé une robe, elle profite de son absence pour farfouiller dans sa chambre. Elle y découvre des accessoires sexuels, ainsi que son pistolet dans le tiroir de sa table de nuit. Elle commence à le manipuler et quand Bodo Horwarth revient, elle refuse de lui rendre. Elle prend une balle dans l'empoignade qui s'en suit. Bodo Horvarth appelle Jazz à l'aide. Il prend en charge le cadavre et Jennifer Shapiro bâillonnée et ligotée. Il recommande à Bodo Horvarth de ne rien dire à personne. Dans une maison éloignée de la ville, il commence à découper le cadavre en petits morceaux. Ayant repris connaissance pendant ce temps-là, Jennifer Shapiro en profite pour s'échapper. Elle tombe aux mains de Mickey Sweany que Jazz a appelé en renfort. le cadavre de Dorothy, sans la tête ni les mains, est retrouvé par la police au pied du signe Hollywood dans le Griffith Park. le lieutenant Ron Chevez est chargé de l'enquête, avec son adjoint Munroe. Pendant ce temps-là, Ed Jennings (capitaine de police, à la solde de George Scarpa, 52 ans) fait ce qu'il peut pour limiter les dégâts et détruire toute preuve pouvant mener à son employeur officieux. Avant même de commencer cette bande dessinée, le lecteur sait qu'il a affaire à un ouvrage de qualité. Hermann est un auteur confirmé, ayant débuté sa carrière professionnelle en 1966, et ayant réalisé sa première série Comanche en 1969, avec des scénarios de Greg. Il a ensuite illustré les séries Bernard Prince, Jeremiah et Les tours de Bois-Maury, écrivant les scénarios de ces 2 dernières. Il constate dès le début qu'Yves H. a construit un scénario de telle sorte à ce que les personnages se déplacent dans plusieurs quartiers de Los Angeles, ce qui donne l'occasion à son père de les représenter. le lecteur peut donc admirer la grande voie bordée de palmiers de Beachwood Canyon, les lettres Hollywood sur le mont Lee, une belle villa avec piscine sur les hauteurs, une bicoque bon marché de nuit dans un canyon isolé, la maison modeste du lieutenant Ron Chavez dans un quartier résidentiel, un studio de cinéma à Burbank, un chambre de l'hôtel Belvédère à Pasadena, une route de terre de la Perdido River Trail, un petit tour par Mulholland Drive dans le hauteurs de Los Angeles, etc. Un coup de fil ou un souvenir peuvent également faire apparaître une illustration d'un endroit différent comme le quartier de la Jolla à San Diego. Le lecteur constate rapidement que pour les décors naturels, Hermann réalise des cases en peinture directe, sans forcément détourer les formes par un trait encré ou tracé au pinceau. Il rend ainsi compte de la qualité de la lumière, de la texture des éléments (arbres, rochers, végétation, etc.), et des reliefs de chaque forme. le lecteur a l'impression de voir la brise de l'océan agiter les palmiers, de trébucher dans le noir sur des cailloux qu'il distingue mal, de profiter de l'ombre des parasols, de sentir, dans sa bouche, la poussière soulevée par le 4*4 sur une piste du désert, de contempler un paysage surréaliste d'un désert dans lequel pousse un champ d'éolienne (le parc d'éoliennes de San Gorgonio Pass). Il apprécie la dimension touristique du récit car il peut se projeter dans chacun de ces endroits, même s'il trouve ces cases un peu petites. Les auteurs ont opté pour des constructions de planche sur la base de 5 à 8 cases par page, avec des cellules de texte assez copieuses. le lecteur est un peu décontenancé au départ par ce choix narratif d'inclure des cellules de texte pouvant occuper jusqu'à un tiers de la page. le premier effet est de laisser moins de place aux dessins, ce qui est vraiment dommage, car Hermann est en très grande forme. Pour les cases établissant un fait ou un lieu, il sait à la fois évoquer des caractéristiques visuelles qui sont devenues iconiques dans la représentation de l'Amérique, et les restituer dans le contexte original de l'histoire, ne tombant jamais dans le cliché visuel. Pour les pages décrivant une action, le lecteur est sous le charme d'une mise en scène dynamique sans être épileptique, rendant bien compte des mouvements des personnages, et de l'enchaînement des gestes. du coup, il ressent une forme de frustration à voir que plusieurs de ces prises de vue sont réduites à moins d'une page. Il est assez décontenancé que les auteurs choisissent de couper court à une scène milieu ou en tiers de page, pour continuer sur une autre, ne souhaitant pas faire correspondre l'unité d'une page à l'unité d'une scène. Cette caractéristique narrative n'empêche pas le lecteur de se régaler de l'apparence des personnages et des jeux d'acteurs, entre attitudes légèrement dramatisées, et naturalisme des vêtements et des gestes. Hermann maîtrise les compétences de directeur d'acteurs et de metteur en scène, insufflant une vie naturelle à chaque personnage, au point que le lecteur éprouve l'impression qu'ils se tiennent dans la même pièce que lui. du coup, il est également un peu déstabilisé par le lettrage un peu irrégulier, dépassant même de la bordure d'une case en page 34. D'un côté cette irrégularité apporte plus de personnalité ; de l'autre elle n'est pas en phase avec le style de l'écriture. Yves H. a pris un parti narratif qui sort de l'ordinaire pour une bande dessinée. Dès la première page, le lecteur ne peut faire autrement que de constater que la quantité de texte est plus importante que dans une bande dessinée traditionnelle, et qu'il a choisi de l'inclure dans des cellules de texte traversant toute la page, plutôt que de le disséminer dans de petites cellules à chaque case, ou de le répartir dans des dialogues. Yves H. raconte une partie de l'histoire par le biais de ces cellules de texte. Il les rédige dans un style très factuel, sans jugement de valeur, sans transcrire l'émotion d'un personnage, ou son ressenti. Cette histoire se classe dans le genre polar, avec une enquête sur un meurtre, menée par un inspecteur de police, se déroulant dans un milieu social et un lieu bien défini. le lecteur s'attend dès lors à ce que l'auteur utilise les conventions du polar : narrateur racontant son histoire orientée en fonction de ses convictions personnelles, et récit révélateur de la condition sociale des personnages. du coup, l'absence de point de vue dans les cellules de texte, de prise de position, de jugement de valeur dénote par rapport aux habitudes du genre. Par contre, le déroulement de l'intrigue découle bel et bien de la condition sociale de Ron Chevez, et des milieux dont sont issus la victime et les autres protagonistes. Alors que la psychologie des personnages n'est pas très développée, leur comportement et leur histoire personnelle sont façonnés par leur condition sociale et les cercles dans lesquels ils évoluent. Yves H. ne s'attache pas à décrire les souffrances de Jennifer Shapiro, la cruauté de George Scarpa, ou les motivations d'Ed Jennings. Il préfère montrer qu'expliquer. Jennifer Shapiro est réduite au rôle de jeune écervelée n'ayant pas pris conscience à temps des risques inhérents à son style de vie. George Scarpa se comporte comme un salaud sans égard pour autrui, agissant quasiment par nécessité pour rester maître de la situation et préserver ses investissements. L'histoire fait bien ressentir son manque d'émotions et d'empathie lors d'une scène de torture avec un pistolet comme objet intrusif. Ed Jennings a adopté une ligne de conduite qu'il ne remet jamais en cause, à nouveau sans grand égard pour autrui sauf son fils envers qui il éprouve une forme de responsabilité, dénuée d'affection. de ce point de vue, l'histoire s'inscrit bien dans le genre polar puisqu'elle montre des individus dont la trajectoire de vie est déterminée par des contraintes sociales dont ils sont le jouet, le récit s'avérant un révélateur de la société dans laquelle ils se tiennent. Du coup, l'appréciation du lecteur dépend fortement de ce qu'il attendait du récit. D'un côté, il découvre un polar honnête bien ficelé, révélateur des mécanismes d'une société aux règles du jeu truquées, avec une bonne dose de poisse, et bénéficiant de magnifiques dessins. Il peut alors juste regretter que les personnages ne soient pas plus consistants, 4 étoiles. Il peut également avoir été alléché par la perspective de profiter de magnifiques images qu'ils trouvent un peu trop petites, de lire une bande dessinée classique et déchanter à la vue de cette narration qui repose beaucoup sur de copieuses cellules rendant la narration assez lourde. Il regrette alors que les auteurs n'aient pas pris le parti de réaliser un album avec une pagination plus élevée, pour une meilleure mise en valeur des personnages et des dessins, 3 étoiles. Dans tous les cas, il ressort de sa lecture avec une envie irrépressible de (ré)écouter A Garota de Ipanema (1962) de Antônio Carlos Jobim & Vinícius de Moraes, par exemple la version de Stan Getz.

03/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Bomb X
Bomb X

Bon… Les auteurs me plaisent : il y a Brice Cossu et Yoann Guillo qui ont bossé sur Goldorak, d’ailleurs l’album est préfacé par Denis Bajram, j’y reviendrai. Ainsi que le duo de choc, un classique bien connu : Ronan Toulhoat et Vincent Brugeas dont je ne rappellerai pas la bibliographie. Mais… pas convaincu, pour l’instant en tout cas. Je donnerai bien évidemment sa chance à la série dans le second tome, mais en attendant je suis resté sur ma faim. Il y a une ambiance façon Lost, des gens qui ne se connaissent ni d’Eve ni d’Adam doivent apprendre à faire communauté sur une planète inconnue. Le concept est à la fois original et en même temps il sent un peu le réchauffé. Je ne parviens pas à mettre le doigt dessus mais j’ai comme une impression d’avoir déjà croisé dans mes différentes lectures ou visionnages ce genre d’histoire. Reste à voir où les auteurs vont nous embarquer bien sûr, en fait il y a quelques trucs qui me dérangent là-dedans : le personnage de Béhémond par exemple. Le récit veut lorgner du côté de la hard science d’une certaine façon avec cette expérience sociale (ce n’est pas annoncé clairement ok, mais Denis Bajram parle d’une SF « sérieuse »), mais moi j’ai eu du mal à prendre cela au sérieux justement. Désolé, mais un chevalier du XIIIème siècle qui se fait comprendre de tout le monde, apprend à conduire, à piloter, une vraie Mary Sue qui pige mieux tout que tout le monde, moi ça me sort du récit. Je veux dire, c’est dans les séries kitch type Stargate SG-1 qu’on voit des personnages parler en anglais où les barrières de la langue s’effondrent miraculeusement. Bah là c’est pareil : les gars peuvent venir du Moyen-Âge européen, ou de l’Indonésie du XXIVème siècle, pas de soucis de communication. Pour moi c’est rédhibitoire. Alors, encore une fois, ce n’est pas fini, il va y avoir d’autres explications, car le récit soulève pas mal d’interrogations intrigantes, mais en l’état c’est un « meh » pour moi. J’ai apprécié les dessins et l’association des deux artistes, ça marche plutôt très bien, c’est vachement plaisant à parcourir. Après j’aurai aimé un peu plus de « whoua », un trait plus fouillé dans les arrières plans. J’ai eu la sensation de trop contempler du désert. Mad Max Fury Road ça passe bien parce que c’est un film mais en bd ça claque sûrement un peu moins. Là c’est pareil, les courses poursuites motorisées dans le sable c’est cool quelques pages mais… bon… voilà quoi. A relire et à juger dans son ensemble je pense.

03/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Ubu Roi (Reuzé)
Ubu Roi (Reuzé)

Reuzé, qui se fera ensuite une spécialité de récits ou de gags où l’absurde, le foutraque non-sensiques règneront en maîtres, adapte ici un classique du genre, écrit par un jeune Nantais plein de talent (Jarry avait une quinzaine d’année lorsqu’il a écrit sa pièce !). J’étais curieux de voir ce que la rencontre des deux univers allait bien pouvoir donner. Même s’il diffère un peu de ce qu’il fera ensuite (où il usera moins d’un trait caricatural), j’ai bien aimé le dessin de Reuzé, dynamique, jouant sur des anachronismes, une foultitude de décalages, et un trait caricatural. Un dessin pas toujours abouti, avec quelques défauts, mais qui accompagne très bien le récit. Pour ce qui est du récit justement, Reuzé s’affranchit quelque peu du texte d’origine. Les chapitres du premier tome sont encore des « actes », mais rapidement ceci disparait ensuite (et surtout plus de trace de théâtre). Reuzé ajoute aussi certains passages, Ubu s’éloignant parfois du personnage de Jarry (il faudrait que je relise les pièces successivement écrites par Jarry pour mieux cerner les apports de Reuzé, certains m’ont sans doute échappé). Ubu est en tout cas là aussi un personnage grotesque, carnavalesque – un des rares personnages de fiction à avoir donné naissance à un adjectif. Un personnage que Reuzé n’a pas de peine à mettre en scène : gueulard et lâche, pétant bien plus haut que son cul – qu’il a gros (j’ai aussi en tête la chanson de Dick Annegarn), jurant haut, fort – je me demande s’il n’a pas inspiré Hergé pour cet aspect du capitaine Haddock – il se révèle ambitieux, et se met immanquablement dans la « merdre », le royaume de Pologne lui échappant. Une adaptation qui s’écarte du texte d’origine, mais qui reste intéressante (même si j’ai préféré le premier tome, concentré autour des rêves de coup d’état, la suite, tournée sur l’aventure – toujours absurde bien sûr – étant ici moins captivante). Une lecture sympathique.

03/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Le Voyage de Shuna
Le Voyage de Shuna

Miyazaki – avec quelques complices des studios Ghibli (comme Takahata) a produit pas mal de très beaux dessins animés, que j’ai vus, à différents âges, généralement avec grand plaisir. J’avais découvert son travail « sans animation » avec Nausicaä de la vallée du vent, qu’on m’avait offert à sa sortie (sans doute l’une des rares séries manga que je possède !) – qu’il faudrait d’ailleurs que je relise pour pouvoir l’aviser, mais qui m’a laissé un bon souvenir. J’étais en tout cas curieux de lire cet album, visiblement conçu à la même période que « Nausicaä ». Et je dois dire que je suis sorti quelque peu déçu de cette lecture. Déçu par rapport à mes attentes certainement (comparaison avec Nausicaä ou mes souvenir de dessins animés). Mais je pense qu’intrinsèquement ce « Voyage de Shuna » n’est pas à la hauteur de ce qui ailleurs a fait la force de Miyazaki. L’histoire se laisse lire, on y retrouve des thématiques chères au créateur japonais : le respect de certaines traditions, la défense d’une nature menacée par l’homme, etc. Mais lorsque j’ai eu fini cet album, j’ai eu l’impression d’avoir lu des ébauches, sorties d’un fond de tiroir et assemblées pour bâtir tant bien que mal un récit – qui manque de coffre, mais aussi de liant (une narration en off le plus souvent accompagne une histoire pas hyper originale).

03/05/2024 (modifier)
Par PAco
Note: 3/5
Couverture de la série La Légion Sombre
La Légion Sombre

I.S.S. Snipers s'offre un spin off se déroulant 200 après avec pour narrateur et héros un certain "Khalipside". Point besoin d'avoir forcément lu les différents tomes de la série mère pour se lancer dans cette lecture, ce tome peut très bien se lire indépendamment, même si certains protagonistes se joignent à la curée. Car nous sommes ici dans une tragique histoire de vengeance de longue haleine... Khalipside est en effet le seul rescapé de sa planète, sauvagement dévastée par la Légion Sombre. Légion qu'il va lui même intégrer en gravissant petit à petit la hiérarchie, espérant ainsi aller au bout de sa vengeance. J'avoue avoir passé un moment de lecture sympathique, mais j'ai trouvé que le scénario peinait quand même à me surprendre. Je suis arrivé au terme de mon album en me disant "tout ça pour ça"... Je vous laisserai découvrir pourquoi, je ne vais pas vous spoiler la fin non plus :P Côté dessin, Erwan Seure-Lebihan fait le job, notamment avec un très bon découpage de ses planches ; certaines pleines pages sont même remarquables ! Un bon divertissement, mais qui m'a laissé un peu sur ma faim quand même. (2.5/5)

03/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Chicagoland
Chicagoland

Il faut bien croire à quelque chose. - Ce tome comprend une histoire complète indépendante de tout autre. Il s'agit d'une adaptation d'un roman de Roger Jon Ellory paru dans un format particulier en 2012 : 3 nouvelles disponibles sous format dématérialisé, puis réunies sous le titre de 3 jours à Chicagoland (1. La sœur ; 2. Le flic ; 3. Le tueur). La présente adaptation en bande dessinée a été réalisée par Fabrice Colin (scénario) et Sasha Goerg (dessins, encrage, couleurs), initialement parue en 2015. Chapitre 1 - Maryanne Shaw est en train de se préparer avant de sortir : toilette, rouge à lèvre, petit déjeuner, première cigarette de la journée. Elle se rend au centre de détention où elle arrive en avance pour l'exécution de Lewis Woodroffe, le meurtrier de sa sœur Carole Shaw (1927-1956). Après avoir accompli les démarches d'identification, elle s'assoie et attend. Elle est abordée par le père Henry, l'aumônier de la prison qui lui propose des paroles réconfortantes. Elle assiste à l'arrivée des autres et se souvient de sa relation avec sa sœur. Elle se remémore ce qu'elle a appris des faits au travers des audiences du procès. Elle s'interroge sur ce que sa sœur pouvait représenter pour son meurtrier avant les faits. Chaptire 2 - Il y a plus de 20 ans, Robert Maguire se rendait régulièrement au cinéma de quartier, surtout pour avoir le plaisir de voir la caissière. Un jour Evie a fini par lui adresser la parole et ils ont fini par fonder une famille. En 1956 (le présent du récit), un soir, l'inspecteur Roger Maguire est appelé par Bob son adjoint pour se rendre séance tenante sur le lieu d'un crime. Il quitte le repas familial et se rend dans l'appartement où se trouve le corps de Carol Shaw. Après avoir observé la scène, il participe aux questionnements de quelques autres habitants de l'immeuble, puis il retrace les sorties de la victime. Chapitre 3 - Lewis Woodroffe évoque sa vie à commencer par son père Ray Woodroffe, individu violent maltraitant femme et enfant, sa mère femme battue et parfois étrange, et son frère Eugène. R.J. Ellory est un auteur né en 1965, à la vie personnelle étonnante, dont les romans ont commencé à être publiés au début des années 2000. À la lecture, il n'est pas discernable qu'il s'agit d'une adaptation de roman. Fabrice Colin et Sacha Goerg ont su éviter les écueils classiques de ce type de transposition en laissant les images raconter la majeure partie du récit, et en évitant de recopier des pavés de texte. le lecteur peut donc apprécier cette bande dessinée, en la détachant de l’œuvre originale. Il constate vite que les auteurs ont respecté la structure originale en 3 chapitres, chacun consacré au point de vue de 3 personnages différents relatifs au même événement, à savoir le meurtre de Carol Shaw. Cette structure traduit une volonté de rendre compte qu'un événement est perçu, vécu et interprété de manière différente par chaque personne qui en ressent les conséquences dans sa vie, de manière directe. le lecteur sait donc par avance que l'auteur (ainsi que les adaptateurs) a conscience de la pluralité des points de vue, et adopte une approche postmoderne dans laquelle il n'y a pas de vérité absolue. Par le biais du premier chapitre, les auteurs exposent les faits. le lecteur prend connaissance des actions du meurtrier par le biais de ses dépositions devant le juge, ou plutôt du souvenir qu'en a Maryanne Shaw. Ses souvenirs comprennent donc une charge émotionnelle et affective puisqu'ils correspondent à ceux de sa sœur. le lecteur constate rapidement que Maryanne ne les enjolive pas. Son ressenti est celui d'une femme adulte, consciente de sa forme de jalousie vis-à-vis de sa sœur plus jeune, de l'affection qu'elle lui portait, mais aussi d'une forme douce de réprobation sur son mode de vie. La narration de ce chapitre dégage une impression étrange car elle porte le biais affectif de Maryanne, mais aussi la narration visuelle montre les faits comme si le lecteur assistait au rendez-vous entre Carol Shaw et sa victime. De prime abord, les dessins donnent l'impression d'avoir été exécutés un peu rapidement, comme si le dessinateur n'avait pas pris la peine de les finaliser, de les peaufiner. Lorsque Maryanne Shaw applique son rouge à lèvre, le dessus des lèvres et vaguement détouré, par un trait de contour non fermé. Lorsqu'elle se prépare les œufs au plat, les étagères en arrière-plan sont vaguement esquissées d'un trait fin non assuré. Les personnages ont souvent des yeux tout ronds, soit dont les pupilles sont réduites à un simple point noir, soit dont le blanc des yeux a une forme ronde. le jeu des acteurs semble un peu figé par endroits, un peu outré à d'autres. Les décors sont souvent représentés à gros traits, avec uniquement les éléments majeurs et structurants, sans aucune velléité de précision descriptive. Néanmoins le lecteur constate qu'il ne s'ennuie pas à regarder les images parce qu'elles semblent représenter les éléments essentiels de la réalité au travers du prisme réducteur de l'état d'esprit des personnages. Sasha Goerg habille ses dessins encrés, avec des couleurs qui semblent avoir été appliquées à l'aquarelle. Ce mode de colorisation confère des nuances immédiates à chaque surface, en fonction des disparités de dilution. Les formes assez simples gagnent ainsi en substance. L'artiste utilise majoritairement les couleurs de manière naturaliste, pour donner une idée de la teinte de chaque élément représenté. Il s'en sert également de manière souvent discrète pour rendre compte de la teinte majeure d'une scène, en fonction du moment de la journée, et s'il s'agit d'un éclairage naturel ou artificiel. Ce parti pris graphique aboutit à des dessins qui sont lus très rapidement par l’œil, sans paraître superficiels ou vides d'information. Le lecteur apprécie également le travail d'adaptation dès la première page. Il constate que Fabrice Colin a conservé une narration avec accès au flux de pensée de chaque personnage principal du chapitre concerné (Maryanne, puis Robert, puis Lewis), sans abuser de ce dispositif narratif, ni en volume de phrase, ni en nombre d'utilisation. du coup, les dessins portent le gros de la narration. Durant les scènes de dialogue, l'artiste resserre les plans au niveau du buste ou de la tête, mais en alternant les angles de vue, et en montrant que les postures des interlocuteurs changent au fur et à mesure. Il prend soin de continuer à donner une idée de l'environnement dans lequel se déroule la conversation, et bien souvent, il montre aussi les gestes que font les personnages. Il adapte ses cadrages de manière à focaliser l'attention du lecteur sur ce que disent les personnages, sur l'existence d'une vie intérieure qui ne s'exprime que partiellement par le biais des mots, tout en incluant assez d'éléments visuels pour éviter la monotonie d'une suite de têtes en train de parler. En découvrant chaque nouvelle scène, le lecteur voit les gestes machinaux et les gestes du quotidien. Cela donne une réelle proximité avec les personnages, allant parfois jusqu'à l'intimité. Il regarde Maryanne en train d'ajuster son chapeau avant de sortir, Carol Shaw renversant son café pour provoquer un début de conversation avec le monsieur à ses côtés, l'inspecteur Robert Maguire allumer machinalement sa clope, les habitants de l'immeuble de Carol Shaw répondre aux inspecteurs en exprimant leur personnalité, Lewis Woodroffe encore enfant anticiper les coups portés par son père sans disposer de mécanisme de compréhension, etc. Sasha Goerg a l'art et la manière de faire vivre les personnages, de les décrire se comportant avec naturel, et d'induire que chaque acte est relié à une vie intérieure insondable, mais déterminante dans le comportement des personnages. Par le biais des dessins, le lecteur éprouve donc l'impression d'observer des individus débarrassés des signaux parasites habituels, pour ne laisser que ce qui importe au regard du récit. Ayant conscience de la construction de l'histoire en 3 chapitres avec le point d'un personnage différent à la fois, il se doute qu'il ne doit pas prendre pour argent comptant la première ou la deuxième version, et que peut-être la vérité, ou au moins des éléments complémentaires apparaîtront dans le dernier chapitre. du coup, il prend connaissance des faits avec un esprit critique, et il s'attache plus au ressenti de Maryanne Shaw. Il comprend que dans sa phase de deuil, elle en est au stade de la colère. L'étude de caractère gagne en consistance avec les souvenirs que Mayanne garde de sa sœur, et qui sous-entendent une forme de jalousie latente. le deuxième chapitre semble beaucoup plus anodin car il propose au lecteur de suivre l'enquête de l'inspecteur Robert Maguire, de façon très pragmatique. Il n'y a pas de découverte fracassante, d'intuition fulgurante, encore moins de course-poursuite. Il s'agit d'un travail qui exige de la patience et de la rigueur, et la force de surmonter les déconvenues et les absences de résultats. Roger Maguire est confronté à l'absurdité de son métier : l'enquête avance indépendamment des efforts qu'il déploie, le meurtrier est un individu banal, la mort de Carol Shaw reste arbitraire, sans raison que ça soit tombé sur elle plutôt que sur une autre. le lecteur regarde le chapitre se terminer sur une impasse existentielle, et la dernière phrase du chapitre apparaît comme une révélation (ou une confirmation) de l'angoisse existentielle qui mine Robert Maguire. Il s'agit là encore d'une belle étude de caractère. le dernier chapitre apporte les réponses attendues, ainsi que d'autres constats sur l'absurdité de l'existence, sur les phénomènes arbitraires qui président à une vie. Fabrice Colin & Sasha Goerg adaptent le roman de RJ Ellory vraisemblablement avec une certaine justesse, au vu du résultat très cohérent et plein de sensibilité. le lecteur plonge dans un vrai polar, à la fois témoin d'une époque en filigrane, à la fois sondant l'âme humaine et les aléas de l'existence. Les 3 points de vue construisent une description de l'interaction entre la vie de 5 individus, profitant de dessins épurés conservant l'essentiel, avec le pouvoir extraordinaire d'indiquer l'existence de processus mental complexe, sans pour autant l'expliciter. Même sans la pirouette finale, le lecteur se retrouve confronté de plein fouet à l'absence de sens de la vie, au hasard arbitraire, à des trajectoires de vie d'individus se heurtant à l'impossibilité de maîtriser les circonstances de sa vie, à l'absence de justice immanente, à la déconnexion entre le ressenti intérieure et le comportement, à l'incommunicabilité.

03/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Proies faciles
Proies faciles

Ils sont insatiables ! - Ce tome contient une histoire complète et indépendante. Il est initialement paru en 2017, écrit, dessiné et mis en couleurs par Miguelanxo Prado. Cet artiste est également l'auteur de Trait de craie (1992), Après l'amour (1996), Chroniques absurdes, et d'autres. En février 2013, un couple de personnes âgées se donne la mort en avalant une dose létale de médicaments. Ils venaient de recevoir un mandant d'exécution d'ordre d'expulsion. le lundi 10 mars 2014, l'inspectrice Olga Tabares et son adjoint Carlos Sotillo se rendent sur le lieu d'un crime : un appartement de célibataire, appartenant à la victime Juan Taboda Rivas 37 ans, commercial à la banque Ovejero, empoisonné à l'arsenic. Alors que Sotillo raccompagne Tabares en voiture, la radio évoque la mort accidentelle de José Manuel de la Villa, directeur général de Bancamar, écrasé par une voiture. le lendemain, c'est une femme, directrice de l'agence de la banque Bancanova, qui est retrouvée morte dans un café. Puis c'est Juan Luis Sanchez président de la banque Caixatlantica, qui est retrouvé mort sur une plage. L'adjoint Sotillo est persuadé qu'il s'agit de l’œuvre d'un tueur en série. L'inspectrice est plus circonspecte. Ils se rendent sur la plage où le dernier cadavre a été retrouvé, alors qu'il faisait son footing. Alors qu'ils examinent les lieux du décès et qu'ils interrogent le voisin qui l'a retrouvé, un nouveau décès soudain est annoncé : une contrôleuse financière de la banque Banco Consignatario, morte dans son bureau. le mercredi Tabares et Sotillo font le point avec le commissaire et les représentants de la police scientifique. Il n'y a pas beaucoup de possibilités : un tueur en série, ou un groupe terroriste, peut-être des mafieux éliminant leur réseau de blanchiment d'argent. Si le lecteur a choisi de se plonger dans cet ouvrage, il y a de grandes chances pour qu'il connaisse déjà le mobile de ces meurtres. S'il lui prend l'idée de lire l'introduction de 2 pages écrite par Miguelanxo Prado, son idée aura été transformée en certitude. Dans tous les cas, le récit positionne le lecteur aux côtés de l'inspectrice et de son adjoint, et il les accompagne pendant leur vie professionnelle. Il n'y a aucun élément ayant trait à leur vie privée. Mises à part les 2 pages d'introduction relatives à la mort du couple de vieux, le reste du récit se déroule de manière chronologique avec ce seul point de vue. le lecteur prend donc connaissance des développements de l'affaire, en même temps que les 2 protagonistes. Il ne lui manque que le contexte politique et social de l'époque. Là encore, il peut tout ignorer de ce qui a fait les gros titres de la presse à cette époque, ou au contraire très bien se souvenir de l'affaire qui a indigné l'opinion publique. Quoi qu'il en soit, il se rend compte que l'auteur joue honnêtement le jeu de raconter une enquête. Les crimes ont été inventés pour le récit, mais le mode opératoire de la police est le plus réaliste possible. Miguelanxo Prado inscrit donc son récit dans le genre du polar. L'histoire personnelle des 2 enquêteurs n'est pas développée. Seules une partie des convictions politiques de l'inspectrice Olga Tabares sont évoquées, plutôt de gauche, sans être militante ou extrémiste, sans que cela n'interfère avec son travail. En se calquant sur un schéma réaliste, l'auteur ne peut pas s'appuyer sur le sensationnalisme, ou sur des effets de manche. Les enquêteurs sont informés d'une mort suspecte puis d'une autre. Il se rendent sur place, observent les lieux et savent qu'ils devront attendre un peu de temps pour disposer des rapports scientifiques. Ils interrogent quelques personnes d'intérêt, en se rendant à leur domicile, ou plus rarement en les convoquant au commissariat. Ils savent pertinemment qu'ils n'obtiennent que des réponses partielles et pas toujours très précises. L'auteur a bel et bien abandonné les artifices propres au récit policier. Les meurtres ne sont pas spectaculaires. Les discussions sont banales et basiques. Les indices sont banals, à l'opposé d'une intuition géniale ou d'une révélation subite. En plus ils ne s'assemblent pas bien entre eux, laissant planer des doutes, et supposant des actions improbables. Cette narration dédramatisée et naturaliste déconcerte le lecteur car visiblement l'intérêt du récit ne se situe pas dans la personnalité des protagonistes, pas dans un suspense qui irait crescendo, ni même dans les réflexions pénétrantes sur la société. Les dessins sont tout autant modestes en apparence. Les personnages ont des morphologies normales, sans tenues vestimentaires extraordinaires, sans musculature surdéveloppée, sans visage de demi-dieu, avec des expressions de visage mesurées. Miguelanxo Prado réalise des dessins avec des traits de contour assez fin et précis, d'une épaisseur égale. Il habille chaque surface avec des nuances de gris, donnant l'impression d'être tramée. le relief de chaque surface peut être rehaussé par des variations dans les nuances de gris. L'artiste s'attache à représenter les décors dans chaque page, mais pas forcément dans chaque case pendant les dialogues. Lorsque la séquence le nécessite, il représente les décors dans le détail : les façades lors des déplacements dans les rues, l'ameublement de la chambre du vieux couple, les modèles de voiture, les arbres en bordure de plage, l'aménagement d'un bar, le décor d'un club pour personnes du troisième âge, le bureau de l'inspectrice. Sinon, il peut se contenter de planter le mobilier fonctionnel du commissariat, juste une table et quelques chaises, sans plus s'attarder sur les accessoires. Il s'agit donc d'une approche visuelle naturaliste qui ne cherche pas à épater le lecteur, qui reste à un niveau fonctionnel, sans esbroufe. Malgré tout le lecteur habitué des BD policières se rend bien compte que cette simplicité et cette évidence ne sont qu'apparentes. Dans une enquête policière sans scène d'action, le récit progresse essentiellement par des scènes de dialogue. Or ce type de scène est assez pauvre sur le plan visuel. Il faut un vrai talent de metteur en scène pour que des dialogues deviennent visuellement intéressant, à commencer par des variations régulières d'angle de prise de vue, pour montre l'environnement, une bonne maîtrise du langage corporel, une construction intelligente du récit pour que les dialogues ne soient pas trop longs, tout en en disant assez. Effectivement, Miguelanxo Prado maîtrise ces différentes composantes de la narration visuelle, et le lecteur ne ressent pas une impression d'enfilade de cases uniquement occupées à des têtes en train de parler. le déroulement de l'enquête n'a rien de sensationnel, mais il n'est pas ennuyeux pour autant. le lecteur voit les personnages bouger, et les scènes ne s'éternisent pas. En fin d'ouvrage, Miguelanxo Prado remercie le commissaire principal Luis Garcia Maña pour l'avoir aidé à rester dans un registre naturaliste, avec un déroulement d'enquête conforme aux pratiques réelles. du coup, l'intérêt de cette bande dessinée n'est pas à rechercher dans le divertissement qu'elle peut apporter, ni dans des séquences d'action (il n'y en a pas), ni dans un portrait psychologique, et pas même dans le mécanisme de l'enquête, ou dans l'originalité de l'intrigue. En fait, ce récit raconte comment l'inspectrice et son adjoint parviennent à identifier l'instigateur de ces meurtres, et expliquer des comportements ou des circonstances qui ne semblent pas faire sens. Il y a également le motif de ces crimes. Celui-ci est indiqué dans l'introduction par l'auteur, signalant par là qu'il ne s'agit pas de l'intérêt premier de cette lecture, et il est évoqué lors qu'une discussion en page 23 du récit, c'est-à-dire à la fin de son premier tiers. Finalement, ce récit fait acte de témoignage et d'indignation. Miguelanxo Prado ne rentre pas dans le détail des malversations qui ont conduit des personnes à vouloir se venger. Mais il évoque cette affaire en Espagne dans les années 2012/2013 et les victimes. Au travers de cette affaire, il rappelle que le monde de la finance n'obéit qu'au profit, sans morale aucune. Cette bande dessinée permet de laisser une trace de cette affaire, de ne pas oublier, et même de questionner la possibilité d'une justice populaire s'exerçant à l'encontre des individus qui ne font que leur travail dans un système capitaliste, sans penser une seule minute aux conséquences pour les individus bien réels qui sont pris dans ces manigances financières. Le ton du récit n'est pas tant celui de la vengeance, que celui de la colère froide contre un système échappant au contrôle, et contre des individus qui participent à ce système pour peu qu'ils en tirent profit. La forme de récit choisie par Miguelanxo Prado est un peu déroutante car elle ne permet de ressentir l'émotion des victimes, elle n'explique pas la nature de l'affaire et les mécanismes de l'abus de ces proies faciles. L'enquête ne repose pas sur le suspense, et les policiers effectuent un travail sans beaucoup d'éclat. Par contre, le devoir de mémoire est accompli avec respect et élégance.

03/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Natures Mortes
Natures Mortes

Vous ne fermez jamais la porte ? - Ce tome comprend un récit complet, indépendant de tout autres. Il est initialement paru en 2017, écrit par Zidrou, dessiné et peint par Oriol. Ces 2 auteurs avaient déjà collaboré pour La peau de l'ours (2012) et Les 3 fruits (2015). Sur le toit en tuiles d'une maison à Barcelone, Vidal Balaguer, un jeune peintre, discute avec une jeune femme nue sous son blouson. Ils parlent des muses. Ils finissent par faire l'amour sur le toit, sous le ciel étoilé. La scène suivante se déroule le 30 décembre 1939, dans l'atelier du peintre Joaquim Mir. Il est en train d'esquisser au crayon le sujet d'une toile. N'arrivant pas à dessiner à sa satisfaction, il indique au modèle de ce nu que la séance est terminée. S'étant rhabillée, la jeune femme observe l'un des tableaux accrochés au mur, signé Vidal Balaguer. La séance payée au modèle n'étant pas parvenue à son terme, le peintre propose à son modèle de lui raconter l'histoire de cette toile réalisée par Vidal Balaguer. Joaquim Mir remonte au tournant du siècle, peu de temps avant 1900. Il se rappelle d'une exposition de toiles regroupant quelques-unes de ses oeuvres et de ses amis artistes : Vidal Balaguer, Isidre Nonell, Ricard Canals et Ramón Pitchot. Il était allé chercher Vidal Balaguer, attablé au café, parce qu'Augusti Puig souhaitait acheter une de ses toiles, titrée La jeune femme au mantón. Balaguer avait fermement refusé, au point de la décrocher et de partir avec dans la rue. Il avait été rejoint par Mir, et ils avaient dû se cacher dans un recoin, pour ne pas être vus par Herzog, un usurier auquel Balaguer devait une certaine somme. Balaguer réussit à rentrer dans son appartement et atelier sans être vu. Il salue son canari Stradivarius en rentrant. Lorsque le lecteur prend cette bande dessinée en main, il en apprécie la finition avec un matériau de couverture qui évoque la texture de la toile. Il admire (discrètement) cette belle femme, sa chevelure, ses courbes, et le rendu qui évoque ces caractéristiques, plus qu'il ne les décrit de manière photographique. Il déchiffre le titre du livre qu'elle tient à la main : Crime et châtiment (1866) de Fiodor Dostoïevski. Voilà une lecture qui s'annonce comme étant placée sous le signe de l'art pictural et de la littérature. En feuilletant rapidement l'ouvrage, le lecteur constate que chaque page semble avoir été peinte, comme autant de tableaux. Certaines cases font penser aux techniques picturales de Vincent van Gogh (19853-1890). Oriol ne se contente donc pas d'une approche descriptive, il intègre une dimension émotionnelle, rendant compte d'impressions, de ressentis. Tout au long de ces pages, le lecteur peut relever les cases évoquant le métier de peintre, ou des hommages picturaux à cet art. Cela commence page 6 avec Joaquim Mir âgé entamant une esquisse pour sa prochaine œuvre. Il y a plusieurs tableaux dans son atelier, que le lecteur peut voir. Il a accroché des tableaux d'autres artistes aux murs de son appartement. Il y a bien sûr le tableau de Vidal Balaguer : La jeune femme au mantón. le lecteur a droit à un aperçu de l'atelier de Balaguer, à la fois pendant la séance de pose de Mar, mais aussi plus tard quand il peint une nature morte. Il aperçoit plusieurs de ses toiles dont certaines font penser à des œuvres de Vincent van Gogh (1853-1890). S'il est un peu curieux, il peut trouver la biographie d'Isidre Nonell (1872-1911), celle de Ricard Canals (1876-1931) et de Ramón Pitchot (1871-1925), 3 peintres catalans membres du groupe du Safran. le récit est donc bien enraciné dans le milieu artistique de l'époque. le narrateur initial Joaquim Mir fut lui-même un peintre espagnol (1873-1940), représentant du post-modernisme. Il n'y a finalement que Vidal Balaguer qui soit un peintre fictif. le lecteur est un peu surpris de découvrir un article qui lui soit consacré en fin de tome, avec la reproduction d'une partie de ses œuvres. Une petite vérification en ligne permet de comprendre qu'il s'agit d'un article réalisé pour promouvoir cette bande dessinée à l'occasion de sa sortie. Dès qu'il plonge dans la lecture, le lecteur se retrouve totalement immergé dans un univers visuel très riche. Oriol met ses talents de peintre au service de l'histoire pour rendre compte de ses différentes saveurs. Il peut se montrer très descriptif : la vue sur les toits de Barcelone depuis le toit de l'atelier de Balaguer, le poêle à charbon de l'atelier de Joaquim Mir, l'aménagement un peu chargé de son salon (toiles au mur, tapis richement décoré, fauteuils confortables, table basse, carrelage, horloge comtoise), la Sagrada Familia en cours de construction, une vue en plongée de la foule venue admirer l'exposition de peinture, les façades d'immeubles barcelonais, l'intérieur bourgeois de l'appartement de l'usurier Herzog. Il croque les visages en fonction de la nature de la scène en y projetant également la personnalité de chacun : le visage un peu lunaire et blafard de Vidal Balaguer, parfois un peu vide, le visage à la peau tout aussi blanche de Mar, les visages plus marqués de l'inspecteur et de l'usurier comme si leur métier y avait laissé des traces. En filigrane, le lecteur peut également noter quelques éléments attestant de l'époque à laquelle se passe le récit : essentiellement les tenues vestimentaires, mais aussi l'absence de technologie et de produits industriels de masse. de séquence en séquence, il observe les choix picturaux de mise en scène qui en racontent autant que les dialogues ou les gestes des personnages. Celle d'ouverture se déroule de nuit sur le toit d'un petit immeuble. Les personnages se détachent sur un ciel luminescent où scintillent des étoiles trop grosses. Il s'en dégage l'impression d'une féérie, rendant compte de la félicité éprouvée par les personnages. Page 6, 4 cases montrent la main de Joaquim Mir en train d'esquisser la silhouette nue de son modèle. Il se produit un effet de mise en abîme dans lequel les auteurs montrent un artiste entamer la création d'une image, incitant le lecteur à envisager la page qu'il lit de la même manière, comme la création finalisée des auteurs. Dans la page d'après une case montre le visage de Joaquim mir ressortant sur le fond coloré d'un de ses tableaux achevés, comme si les couleurs flamboyantes en arrière-plan rendaient compte de son état d'esprit agité. En page 10, Joaquim Mir cite le nom de 3 artistes, alors que le modèle regarde leur toile accrochée au mur, et Oriol réalise 3 cases, à la manière des tableaux de Canals, Nonell et Pichot. Page 19, Malaguer rentre chez lui, et le lecteur voit l'intérieur de son appartement avant qu'il n'ouvre la porte, selon un angle de guingois évoquant celui retenu par Vincent van Gogh pour une de ses toiles. Pour des accessoires très concrets, le rendu du dessin donne l'impression que l'artiste les a réalisés à partir d'une photographie, ou même les a intégrés à l'infographie, par exemple la petite horloge de buffet dont s'empare Josefina, ou le motif de carrelage si distinctif de l'atelier de Balaguer. de scène en scène, le lecteur se rend compte que les murs de l'appartement de Balaguer et de son atelier changent de couleur. le lecteur y voit une subjectivité qui rend compte de l'état d'esprit changeant de Balaguer, au gré des événements. Arrivé au dénouement, les cases deviennent plus épurées pour rendre compte du nouvel état d'esprit de Balaguer, après avoir pris sa décision et agi en conséquence. De fait, dès la première page, le lecteur ressent la coordination étroite entre le dessinateur et le scénariste comme si cette histoire avait été réalisée par un unique créateur. Il apprécie la richesse picturale de l'ouvrage, apportant des informations visuelles pour une narration dense et diversifiée. La scène d'introduction présente un caractère un peu onirique, une forme d'échappée de la banalité du quotidien vers un monde plus sensuel, comme si Balaguer pouvait éprouver en cet instant l'émotion qu'il exprime au travers de ses toiles. Mar est sa muse. Les auteurs ne font apparaître Mar qu'à 4 reprises au cours de cette soixantaine de pages. À chaque fois, elle est nue, qu'elle soit en train de poser, ou juste après une séance de pose, avec ou non le mantón sur ses épaules. Elle ne dégage pas une forte personnalité, si ce n'est une forme de légèreté et le fait qu'elle lise Dostoïevski. Son corps dispose de rondeurs bien présentes, sans être exagérées, la rendant un peu gironde. Parmi les différents personnages, le lecteur constate qu'il apparaît 2 autres personnages féminins qui interagissent directement avec Vidal Balaguer : Josefina qui semble plus âgée que Balaguer et qui entretient son appartement et lui prépare à manger, et Melpomène une petite fille rencontrée dans un parc. le prénom de cette dernière met la puce à l'oreille du lecteur : il s'agit de celui de la Muse du chant, de l'Harmonie musicale et de la Tragédie. Or Balaguer a également déclaré à Mar qu'elle est sa muse. En outre, un trio de femmes à différents âges de maturité (jeune fille, mère potentielle, et vieille femme) évoque les Érinyes, parfois appelées les Euménides, c'est-à-dire les Bienveillantes. En commençant cette histoire, le lecteur ne sait pas a priori dans quel genre elle s'inscrit. Il découvre un peintre peu de temps avant le vingtième siècle qui entretient une relation charnelle avec son modèle, tout en sachant qu'elle exerce occasionnellement le métier de prostituée. Il découvre qu'il fait partie d'un cercle de peintres locaux et qu'il évite un créancier. le lecteur peut alors penser à un drame naturaliste, dans la tradition des romans d'Émile Zola. le cadrage de la narration par la discussion entre Joaquim Mir et son modèle des décennies plus tard apporte une touche de destin inéluctable à la narration puisque les événements sont déjà advenus. Cela renforce l'impression dans l'esprit du lecteur qu'il s'agit d'un drame. En cours de récit, apparaît un inspecteur qui est à la recherche de Mar qui a disparu. le récit emprunte alors quelques conventions au genre policier pour une enquête menée en arrière-plan, comme si la justice des hommes était aux basques de l'artiste, prête à l'enfermer dans la réalité concrète et les lois des hommes. le lecteur se doute aussi qu'il y a une forme d'histoire d'amour entre Balaguer et Mar, et entre Balaguer et son art. En outre, les auteurs ont soigné leur reconstitution historique et celle de Barcelone, avec de nombreuses références culturelles espagnoles : mantón, butifarra, la Sagrada Familia, cava, moscatel. La somme de ces différentes composantes fait de cette bande dessinées l'équivalent d'un roman ambitieux et substantiel. En décrivant l'évolution de la situation de Vidal Balaguer avec autant de facettes, les auteurs prennent le risque de s'éparpiller. Mais en fait les images rappellent au lecteur que chaque séquence parle de l'art de Balaguer, de son rapport avec son art. le lecteur apprécie de lire un récit avec du suspense : découvrir ce qui est arrivé à cet artiste. Il absorbe mécaniquement les références diverses et variées, culturelles et autres, en se laissant porter par l'enquête, la découverte des informations, et les ressentis de Balaguer. Il se demande comment ce dernier va se débarrasser de son usurier Herzog. Il peut s'en tenir là de sa lecture, et s'en trouver un peu déçu par un dénouement trop surnaturel. Il peut aussi prendre un peu de recul pour penser aux autres éléments contenus dans la narration. Pour commencer, il y a cette couverture qui repose sur un oxymore hétérogène. La couverture est donc la reproduction du tableau qui est au centre du récit. Cependant il ne s'agit pas d'une nature morte, mais d'un nu, à partir d'un modèle bien vivant. En réalisant cette alliance de 2 éléments au sens contraire, les auteurs donnent déjà une indication sur le thème du récit, sur l'interprétation que fait l'artiste de la vie de certains personnages, alors que lui est vivant. En outre, le fait que Mar lise Crimes et Châtiments oriente l'a priori du lecteur sur le fait qu'il s'agit d'un drame. Les auteurs sous-entendent qu'il s'agit des Bienveillantes, sans jamais le rendre explicite. Elles personnifient une malédiction s'exerçant à l'encontre du personnage principal. À nouveau, la nature de cette malédiction n'est pas explicite, mais comme il est question d'art pictural tout au long du récit et de muse, le lecteur comprend que la malédiction qui pèse sur Balaguer est celle de l'artiste cherchant à exprimer un absolu intemporel, à créer quelque chose d'immanent, et que ce but est devenu sa raison d'être. Il est dans la recherche d'un absolu et il vit pour cet absolu. Ce thème est repris par Stradivarius, son canari. Les auteurs montrent un petit oiseau jaune prisonnier de sa cage et qui demande (page 46) si Balaguer ne ferme jamais la porte (dans une mise en scène très habile). le sous-entendu est que l'artiste est prisonnier du monde matériel et qu'il cherche à ouvrir la porte de ce confinement par le biais de ses toiles, d'accéder à un état plus libre. Au cours du récit, Josefina (la dame qui prend en charge les corvées matérielles de l'existence de Vidal Balaguer) finit par claquer la porte, en emportant avec elle la pendulette posée sur le manteau de cheminée. Il s'agit d'un acte banal dicté par le fait que Balaguer l'a traitée de voleuse et ne lui a pas payé ses gages depuis un certain temps. À la lumière des éléments précédents, le lecteur y voit aussi une métaphore de l'artiste libéré du temps, échappant à cette contrainte, à cette mesure. En prenant en compte ces métaphores, la fin du récit prend une toute autre dimension, et les 2 épilogues se comprennent comme un autre déroulement possible de la vie de l'artiste s'il avait pris une autre décision. Cette bande dessinée est une réussite exceptionnelle, à la fois pour la richesse de ses images, pour la sensibilité de son scénario, et pour la synergie entre scénariste et dessinateur. le lecteur plonge dans un drame, mais aussi une enquête, une reconstitution historique, et une quête existentielle, parfaitement intégrés les uns aux autres, qu'il s'agisse des scènes, des images, ou des dialogues.

03/05/2024 (modifier)