Les derniers avis (105711 avis)

Par Alix
Note: 4/5
Couverture de la série Arrêt de jeu - Journal d'un footballeur mal dans ses pompes
Arrêt de jeu - Journal d'un footballeur mal dans ses pompes

Le foot a toujours fait partie de ma vie, je suivais religieusement le championnat français dans ma jeunesse, et je m’intéresse beaucoup au championnat anglais depuis mon déménagement en Angleterre. J’y ai aussi beaucoup joué, mais entre amis, jamais en club, parce que je ressentais justement le même malaise que Maxime Schertenleib. Je me suis toujours senti trop faible, pas assez « homme ». J’ai donc été fasciné par ce témoignage cathartique, par cette vision tellement cynique d’un sport que j’aime pourtant beaucoup. J’ai fini par me demander si l’auteur n’en faisait pas un peu trop, si son cas était peut-être extrême, et pas forcément représentatif. De même, ce genre de comportement est-il spécifique au foot ? A tous les sports d’équipe ? Ou le retrouve-t-on dans tout regroupement masculin de manière plus générale ? L’excellente postface du journaliste sportif Chérif Ghemmour illustre le propos, et cite de nombreux exemples de joueurs connus broyés par le monde du football et ses tendances chauvinistes, misogynes, racistes et homophobes. L’auteur conclut son récit en prétendant vouloir faire face à ses démons, et confronter ce genre de masculinité toxique… mais dommage que l’album se termine sans nous raconter le résultat de cette démarche louable mais compliquée. Je ressors en tout cas troublé, voire ébranlé de ma lecture… je vais quand même suivre le match de l’OM ce soir contre Atalanta, puis celui des Wolverhampton Wanderers ce weekend contre Crystal Palace, mais avec un léger goût amer dans la bouche, je pense. Et je serais curieux d’avoir l’avis d’autres fans de football sur cet excellent premier album.

29/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Il fallait que je vous le dise
Il fallait que je vous le dise

Les hommes ne montent jamais sur une table de gynéco. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, un témoignage sur un avortement. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2019. Il a été réalisé par Aude Mermilliod, scénario, dessins, couleurs. Il comporte 155 pages de BD. Il commence par trois strophes extraites de la chanson Non, tu n'as pas de nom, d'Anne Sylvestre. Se trouvent ensuite un avant-propos d'Aude Mermilliod expliquant pourquoi elle a réalisé un tel ouvrage, puis une introduction de Martin Winckler. À Montréal, en janvier 2017, Aude Memilliod a rendez-vous dans un café, avec le docteur Marc Zaffran, écrivant sous le nom de plume de Martin Winckler. Elle l'attend en sirotant un thé, et en relisant le manuscrit de sa bande dessinée. Il arrive, s'assoit et commande à son tour. Elle lui explique sa démarche : réaliser une bande dessinée sur avortement, projet qu'elle a bâti après avoir lu le Chœur des Femmes (2009) de Martin Winckler. Elle ajoute qu'elle aimerait compléter cette première partie, avec une deuxième retraçant la vie professionnelle du médecin. Il accepte bien volontiers de l'écouter. Pour Aude, l'histoire de son avortement a commencé en 2011, à Bruxelles, quand elle était serveuse dans un bar. Sa journée était fatigante, et elle était contente de rentrer dans son appartement et de retrouver son chat. À cette époque, Aude sort d'une relation suivie de 3 ans avec Jonathan. Elle a entamé une autre relation avec Christophe. Elle se rend compte qu'au quotidien elle a des impulsions qu'elle a du mal à réprimer : envie de tuer une interlocutrice avec une voix insupportable, envie irrépressible d'une tarte à l'oignon suive d'un dégout prononcé pour le goût de l'oignon, fredonner la Javanaise (1963) de Serge Gainsbourg pendant des semaines. Lucie, sa colocataire, finit par lui demander si elle ne serait pas enceinte. Après la journée de travail du lendemain, Aude se dit qu'il faut effectivement qu'elle fasse un test. Elle passe par la pharmacie en rentrant pour en acheter un et l'utilise dès qu'elle est rentrée : il est positif, ce qui la met hors d'elle sachant qu'elle porte un stérilet. Finalement, elle appelle sa copine Vic, enceinte de 8 mois, et en discute avec elle. Deuxième partie - Aude Mermilliod finit de raconter son histoire personnelle à Marc Zaffran, en disant qu'elle a lu son livre le chœur des femmes après coup, et qu'elle souhaite raconter son histoire à lui. Il lui propose d'aller parler en marchant, malgré la neige qui tombe. Tout en marchant, il lui raconte son histoire : son père médecin qui faisait partie d'un réseau pratiquant des IVG clandestines. Il continue : sa première année à la fac de médecine du Mans, sa rencontre avec Caroline, une jeune femme libérée prenant la pilule. En mai 1974, Simone Veil est nommée Ministre de la Santé. le 29 novembre 1974, elle prononce un discours sur la loi IVG devant l'Assemblée Nationale. le 17 janvier 1975, la loi est promulguée : il reste à la mettre en œuvre. Il s'agit donc d'un récit autobiographique en 2 parties : la première (76 pages) est consacrée à Aude Mermilliod et racontée par elle-même, la seconde (62 pages) est consacrée à Marc Zaffran, racontée par lui et dessinée par Aude. Dès la première page, le lecteur est sous le charme des dessins : ils sont très proches de la ligne claire, avec juste quelques rares traits dans les surfaces pour rehausser le pli des vêtements, et parfois l'usage très limité de 2 teintes d'une même nuance dans une surface détourée pour évoquer la luminosité. L'artiste arrondi un peu les visages et les silhouettes, les rendant plus douces, plus agréables à l’œil, plus sympathiques. Elle met en œuvre une approche naturaliste et descriptive, que ce soit pour les tenues vestimentaires, ou le jeu de ses acteurs. le lecteur suit les différents personnages, comme s'il se tenait à leurs côtés, dans la même pièce. Il se sent le bienvenu en leur présence, assistant à des moments de vie banals, pris sur le vif, parfois invité dans leur intimité (une séance de massage relaxante). Il ne se sent jamais un intrus, plutôt un témoin privilégié qui bénéficie de la confiance que lui portent les personnages, sûrs de son regard bienveillant. Il lui semble partager la vie d'Aude comme un ami intime : sa colère en se découvrant enceinte, son regard préoccupé jusqu'à l'opération, ses sautes d'humeur, sa force de caractère, son assurance face à un mec trop insistant, son abandon en toute confiance lors de la séance de massage. L'autrice met un peu plus de distance dans sa représentation de Marc Zaffran, d'une part parce que ce n'est pas elle, ensuite parce qu'il s'agit plus de ses deux vies professionnelles (médecin & auteur) que de sa vie privée. Quoi qu'il en soit du sujet abordé, la lecture est des plus agréables, grâce à une forme de prévenance et à un humour discret et naturel, toujours bienveillant. Aude n'hésite pas à se moquer gentiment d'elle-même : sa rage à se laver les dents pour faire disparaître le goût de la tarte aux oignons, sa traversée des phases de déni, de colère, de déprime pour accepter le résultat du test de grossesse, ses bouffées de chaleur, son exaspération face aux copines qui lui disent que ce n'est rien, son énervement face au mec trop insistant, etc. Elle se montre tout aussi habile à faire passer les émotions plus délicates comme les moments de détresse émotionnelle passagers d'Aude, le ressenti lors de l'opération d'avortement, son inquiétude à constater que les saignements continuent plusieurs jours après l'opération, ses ressentis à la lecture du livre de Martin Winckler, l'étonnement de Marc Zaffran face à la franche proposition de Caroline, le calme imposant de Simone Veil face à une assemblée composée uniquement d'hommes, le regard de jugement de la femme à l'accueil orientant vers le tout nouveau service d'IVG, le visage plein de sérieux d'un jeune Marc Zaffran apprenant à pratiquer une IVG, le regard plein de compréhension de l'aide-soignante expliquant à Marc Zaffran, médecin, qu'il y a un temps pour aborder la question de la contraception avec ses patientes, etc. Le lecteur a parfois du mal à croire à l'élégance de la mise en images pour des scènes délicates. L'opération d'IVG se déroule sur 6 pages : le lecteur ressent les sensations physiques et les émotions d'Aude, sans que les dessins ne deviennent trop graphiques, ou photographiques, ou cliniques, un moment bouleversant. Il en va de même pour les 6 pages consacrées au massage pratiqué par Lætitia, dépourvu de toute vulgarité, de toute sensation de voyeurisme. le lecteur est tout aussi transporté dans l'esprit de Marc Zaffran quand il apprend à pratiquer une interruption volontaire de grossesse, en observant un collègue, ou quand il pratique sa première opération, à nouveau sans voyeurisme, sans gros plans techniques. Il le regarde également se mettre à la place d'une femme venant pour l'opération, le médecin s'imaginant ce qu'elle ressent au fur et à mesure du rendez-vous et de l'opération, le lecteur éprouvant ses sensations. Avec la première partie autobiographique, Aude Memilliod atteint l'objectif qu'elle annonce dans son introduction : évoquer son expérience sans fard et sans dramatisation, sans tabou et sans mettre le lecteur mal à l'aise, avec une narration douce, drôle, grave, précise dans les faits et les émotions. le lecteur passe ensuite à la deuxième partie en se demandant si elle est bien indispensable. L'autrice fait le lien avec sa propre expérience par la lecture de le chœur des femmes, un roman, mais aussi une réflexion sur la pratique de la gynécologie et sur la relation soignant-soigné. le lecteur comprend bien que l'autrice ne pouvait pas envisager son témoignage, en omettant l'expérience de Marc Zaffran, médecin à l'écoute des femmes, ses patientes. Sa vie constitue également un témoignage sur la mise en pratique de la loi de 1975 sur l'interruption volontaire de grossesse, sur la façon d'écouter les patients au lieu de se limiter à appliquer des techniques médicales, sur la question de la transmission de ce savoir acquis de l'expérience, par l'écriture. Dans son introduction, Marc Zaffran se questionne que ce soit lui, un homme, qui rapporte les paroles des femmes, pas tant sur sa légitimité, mais sur la justesse de sa sensibilité. En découvrant sa pratique de la médecine, le lecteur constate que son humilité lui a permis d'écouter, et que son savoir lui vient des femmes qu'il a écoutées : celles en fac de médecine avec lui, Aline (docteure pratiquant l'IVG en hôpital), Yvonne Lagneau, aide-soignante en centre de planification. Cette partie constitue également, par moment, un témoignage historique : le discours de Simone Veil, les jugements de valeurs moraux associés à l'IVG, le besoin d'avoir plus de médecins pratiquant l'IVG, le partage des bonnes pratiques. Cette partie n'est pas un historique de l'IVG : pour cela, l'autrice renvoie à la bande dessinée le choix (2015) de Désirée et Alain Frappier. Le lecteur entame cette bande dessinée peut-être un peu intimidé par la pagination, peut-être pas totalement convaincu de la pertinence de la deuxième partie. Il est tout de suite charmé par Aude, en totale empathie avec elle grâce à une narration visuelle élégante et sensible. Il passe dans la foulée à la deuxième partie : elle fait immédiatement sens, à la fois en donnant à voir l'autre côté (la médecine), mais aussi par l'empathie de Marc Zaffran en phase parfaite avec les ressentis d'Aude Mermilliod. le lecteur aura pu se faire une idée de ce que peut représenter un avortement pour une femme. La lectrice aura pu bénéficier d'un témoignage informatif, ou partager cette expérience.

29/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 3/5
Couverture de la série Guacamole Vaudou
Guacamole Vaudou

Stéphane Chabert ! Pour une France qui gagne la victoire ! - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il s'agit d'un roman-photo en couleurs, de soixante-dix pages, avec une histoire écrite par Éric Judor & Fabcaro, réalisé par Nathalie Fiszman, avec Judor dans le rôle principal. Il a nécessité quinze personnes pour la production : réalisation, stylisme, costumes, production, régie, repérages des décors, photos, casting, perruques, accessoires, maquillage, stagiaire, création et exécution de la maquette intérieure, création de la couverture et des pages liminaires, photogravure. Il a mobilisé quarante-neuf acteurs. Dans un grand immeuble impersonnel, le patron d'une agence de communication spécialisée en marketing demande à ses créatifs de faire des propositions de slogan pour la mayonnaise Amoros, leader sur le segment de la mayonnaise. Chacun leur tour, Jean-Michel, Jean-Christophe, et Philippe font une proposition. Puis vient le tour de Stéphane Chabert qui propose : Amoros, j'en applique sur la viande afin d'en accentuer le goût. Dans la salle de réunion, tout le monde est consterné. La proposition de Stéphane instaure un climat de gêne, de malaise et d'état dépressif qui rappelle à chacun sa propre finitude, la fin inéluctable de toute chose, l'existence de Dieu et les origines du Big Bang. En quoi leur action fait-elle progresser l'humanité ? Ne seraient-ils pas en train de manipuler les esprits à des fins purement financières ? Ne seraient-ils pas plus en phase avec leur mère Gaia la Terre en allant s'adonner à la capoeira en Ardèche ? Le patron demande à chacun de regagner son bureau et de continuer à réfléchir à un meilleur slogan. Stéphane Chabert passe devant la photocopieuse où Marie-Françoise est en train de rêvasser, avec une liasse de feuilles à la main. Chaque fois qu'il la voit, il sent son cœur s'enflammer comme une chamade. Il se dit qu'il ne va pas rester puceau toute sa vie et il se décide à lui adresser la parole. Il fait remarquer que ça sent le bourrage par ici. Il précise qu'il parle du bourrage papier. Il lui propose de regarder ce qui arrive à la photocopieuse, mais elle insinue qu'elle n'a pas commencé à photocopier ce qui explique qu'elle ne soit pas en train de fonctionner. Il lui propose alors de manger à la cantine avec lui, mais elle décline car elle s'est préparé un Tupperware qu'elle va manger à son bureau. Il lui dit qu'il suppose qu'il n'aurait pas dû parler d’œufs Mimosa, car ça a dû remuer en elle des souvenirs qu'elle préférait peut-être occulter, qu'au collège les garçons lui criaient dans la cour que ses seins étaient des œufs Mimosa, qu'elle était complexée par ses seins trop petits. Elle prend congé de lui pour aller retourner travailler. Il se présente à la cantine et demande un poulet-frites, mais le cuisinier lui répond qu'il ne reste que du gras de jambon. Il cherche une place où s'installer mais ses collègues indiquent qu'il n'y a plus de place à leur table, car la dernière est prise par quelqu'un qui pourrait très bien arriver à l'improviste. Il finit par s'installer seul à une table isolée tout au fond près de la poubelle et des toilettes, la chance. L'alliance de deux créateurs à la forte personnalité comique, dans un média jugé désuet, le tout affublé d'un titre improbable. L'absurde est bien au rendez-vous, ainsi que le kitsch et la dérision au troisième, quatrième, cinquième degré, ou peut-être plus encore. le lecteur reconnaît rapidement la forme si particulière de l'humour d'Éric Judor à base de dérision, d'absurde, de comportement infantile et de banalité surréaliste. Il relève également les répliques improbables et décalées propres à Fabcaro, bifurquant sans ralentir vers un onirisme surréaliste. Il remarque que Nathalie Fiszman s'est également bien amusée à conférer une allure ringarde et désuète aux visuels. Il y a cet usage systématique de perruques pour chaque acteur, et ce choix de vêtements issus des années soixante, pour obtenir un effet daté et ridicule. Elle prend un grand plaisir à choisir un papier peint aux motifs imprimés tout aussi datés, et à inclure des accessoires d'un temps révolu comme le Minitel que l'avènement de l'ordinateur personnel a rendu obsolète, et pire encore a condamné comme une technologie sans avenir. Pour autant, elle a bien réalisé toutes les photographies du récit, sans en reprendre dans des romans-photos du passé, et avec un niveau de définition de l'image contemporain, sans grain ou flou, ou couleurs baveuses. Le lecteur fait donc connaissance avec Stéphane Chabert, créatif au pragmatisme navrant, dépourvu d'imagination et de toute fibre de séduction, un perdant ridicule qui n'en éprouve qu'une vague conscience, préférant se complaire dans l'illusion d'une vie qu'il estime tranquille et agréable. Seule son postiche est flamboyant. L'intrigue repose la médiocrité banale de cet individu qui va acquérir la gagne d'un battant lors d'un improbable stage vaudou. Cela va lui permettre de grimper les échelons de la société en un temps record. Dès la couverture, le lecteur sait que le récit appartient au registre de la parodie : ce titre incongru alliant deux mots (le premier faisant référence à une purée d'avocat devenu incontournable à l'apéritif, l'autre à une pratique jugée comme surnaturelle, et souvent tournée en dérision), ce plan poitrine avantageux sur l'acteur avec une chevelure artificielle et une expression de visage indéchiffrable. Les costumes et les décorations intérieures datées renvoient à un passé révolu, à une époque qui se prenait comme étant celle du progrès et d'une forme de succès, d'un capitalisme prometteur porté une généralisation des progrès industrialisés de la science, et qui est maintenant ringardisée, comme si le présent était beaucoup plus avancé, avec une condescendance hautaine. le regard porté contient comme une touche de mépris, impliquant que les auteurs dépeignent des gens qui s'y croyaient vraiment à l'époque. Sur le plan narratif, la réalisatrice utilise les conventions de découpage de la page, qui sont celles de la bande dessinée : des cases majoritairement bien alignées en bande, avec une poignée d'exceptions où la hauteur d'une case sera un plus grande que celles de sa voisine. Nathalie Fiszman utilise majoritairement des plans taille pour laisser la place à ses acteurs de pouvoir adopter une posture parlante, généralement naturelle. Ils ne sont pas en train de grimacer à chaque vignette, mais la photographie a cet effet de figer le visage dans une expression qui du coup en perd son caractère naturel, un instant arrêté, alors qu'en face à face il s'agit d'un moment fugace dans un visage en mouvement. Elle joue sur cette artificialité en la renforçant avec l'usage fréquent de postiches, de bonne qualité mais présentant cette impression de chevelure sans vie. le lecteur s'installe dans le train-train de cette narration visuelle douce et gentiment moqueuse. Il note le travail sur les accessoires obsolètes que ce soit le minitel ou un plateau en plastique, un motif imprimé, etc. Il sourit en voyant que des collages et des incrustations viennent ajouter une touche surréaliste. Par exemple, Stéphane assis à la table de cantine et des objets collés juste au-dessus de sa tête, alors qu'il commente que ses collègues plaisantent en lui lançant une miette de pain. Puis il s'agit d'un crouton de pain qui vient se poser sur sa tête, d'un pot de yaourt, d'un plateau repas garni, d'une chaise en plastique. Quelques pages plus loin, il découvre une photographie en pleine page, avec un personnage géant en pâte à modeler. Puis lors d'un rêve, elle s'amuse à réaliser des collages mettant Stéphane dans des situations oniriques. L'affiche pour la campagne présidentielle sort également du moule. Voici donc l'histoire d'un perdant pas magnifique qui obtient un pouvoir lui permettant de devenir un gagnant. Sur ce fil directeur, les auteurs entremêlent les situations et les phrases moqueuses dont le sarcasme est atténué par la sympathie que le lecteur ressent pour Stéphane Chabert, un peu benêt tout en étant gentil, et aspirant à la réussite sociale promue par le système professionnel et capitaliste. La sensibilité humoristique des deux auteurs se marie bien, avec des phrases irrésistibles et des réactions désarmantes. Stéphane maintenant président de l'agence de communication s'adressant à un collaborateur : Jean-Pat, tu annihileras le présentéisme disruptif du flex office chamarré sans compromission ! Gourou Jean-Claude se mettant derrière Stéphane lors du stage vaudou pour l'aider dans ses gestes afin d'égorger un poisson pané sanguinolent : positionner la lame un peu plus haut, il faut qu'elle soit au deux tiers du cou à partir de la base, et qu'elle forme avec le cou un angle de quarante-cinq degrés, et tenir fermement le poulet afin que la coupure soit nette (alors qu'il tient un rectangle de poisson pané dans la main). Enfin le geste doit se faire de l'intérieur vers l'extérieur pour éviter que le sang ne gicle - et les deux hommes sont en train de gigoter par terre comme s'il s'agissait d'une vraie bagarre. Au fil des pages, le lecteur ne sait que penser : la narration visuelle reste très sage, que ce soient les photographies ou leur agencement, avec quelques moments surréalistes imparables, et une forme de moquerie latente générée par la dérision du regard porté sur ces individus et leur environnement daté. L'usage d'un humour à froid au cinquième degré (ou plus) s'avère très déstabilisant, le lecteur n'arrivant pas toujours à se situer entre une mise en abîme ridiculisant une attitude, une mode, un comportement, ou bien un moment d'une banalité insipide dont l'intention de dérision retourne ou détourne la moquerie sur une convention se moquant elle-même d'un autre cliché, avec un empilement de ce mécanisme sur deux ou trois étages dans un moment unique, ce qui finit par aboutir à une banalité, ou par perdre le lecteur qui n'est peut-être pas familier d'une de ces conventions enchâssées. La critique moqueuse de la gagne fonctionne bien, même si elle est globalement désamorcée jusqu'à être inoffensive par l'ironie moqueuse et la dérision, et l'absence d'alternative à cette trajectoire de vie. Mais la tonalité générale est pleine de verve, d'inventivité humoristique et d'une forme de tendresse, même si elle peut être un peu vache, pour Stéphane Chabert, être humain qui est le jouet des événements, de ses désirs, de la société. Pour l'anecdote, en compulsant le générique en fin d'ouvrage, le lecteur relève la participation en tant qu'acteur de Nathalie Fiszman (la voisine gentille), d'Arthur H (Habib), de Clémentine Mélois (dans le rôle de Leonardo DiCaprio, elle-même autrice du roman-photo Les Six Fonctions du langage, 2021), de Fabcaro (un punk). Difficile de résister à l'attrait d'un roman-photo parodique, écrit par Éric Judor et Fabcaro : l'assurance d'un divertissement absurde avec des répliques hilarantes et des situations décalées. Avec un roman-photo choisissant le registre de la parodie dans un environnement suranné, la réalisatrice allie pastiche et ironie, pour un petit récit, comportant une touche de réalisme magique avec ce pouvoir issu d'une cérémonie vaudou. Par moment, le lecteur ne sait plus trop s'il est en train de lire une parodie avec une mise en abîme de moqueries référentielles ou juste une séquence d'une banalité affligeante, tout en ressentant une forme d'humour cruel du fait de personnages qui sont, au fond d'eux-mêmes résignés à leur sort. Il prend plaisir au jeu sur les formes avec une narration qui peut briser le quatrième mur (Stéphane s'adressant à la voix du narrateur omniscient ou modifiant le déroulement en virant un personnage d'une scène), le décalage entre les paroles et l'action montrée, la frustration quand le principe de réalité ramène à une mesure plus raisonnable des projets de nature diverse. Dans le même temps, le lecteur fait l'expérience douloureuse de l'absence de sens de ces situations, dans un récit postmoderne désenchanté.

29/05/2024 (modifier)
Par Spooky
Note: 4/5
Couverture de la série Le Loup des Cordeliers
Le Loup des Cordeliers

Je savais qu'Henri Lœvenbruck avait écrit pas mal de polars historiques, mais ne les ai pas lus, et encore moins les adaptations. C'est donc en n'en sachant pas grand-chose que j'ai abordé cette nouvelle série, qui met en scène un journaliste spécialiste des chiens écrasés qui tombe par hasard sur une affaire de meurtres en série dans une ville de Paris qui s'apprête à basculer dans ce qu'on appellera par la suite la Révolution française. Et je dois avouer que c'est une belle découverte. Le personnage de Gabriel Joly est intéressant, même si je trouve qu'il est presque aussi fort que Sherlock Holmes en termes de déduction. Il y a une galerie de personnages assez bien campée autour de lui, du "pirate" au commissaire en passant par l'archiviste muette. L'ambiance si particulière de l'année 1789 est plutôt prenante, l'auteur de l'œuvre originale (et son adaptateur, Philippe Thirault) combinant les séquences historiques et les scènes d'investigation, les deux trames étant peut-être liées. C'est relativement complexe, mais on arrive à ne pas perdre le fil, grâce au personnage de Gabriel, qui sert de fil rouge. Le dessin est assuré par Damien Jacob, dont c'est visiblement le premier album complet. Il fait preuve d'une belle énergie dans une mise en scène inventive. Au départ je trouvais les couleurs ternes, mais au fil des pages on s'habitue. On passe un très bon moment de lecture, je lirai la suite avec plaisir.

28/05/2024 (modifier)
Par Spooky
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire
Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire

Cet album est l'adaptation d'un roman très connu de Jonas Jonasson, dont la couverture, assez similaire à celle de la BD, place d'emblée le roman dans la catégorie de l'humour. La BD a donc gardé la même optique, même si cette fois on voit le "vieux", Allan, en train de s'échapper de l'EHPAD où l'on s'apprêtait à fêter ses 100 ans. Nous avons donc son odyssée, doublée de nombreux flash-backs Sa longévité lui a ainsi permis de traverser tout le XXème siècle ou presque, et de rencontrer diverses figures influentes du monde occidental. C'est à la fois drôle, inventif, spirituel et intéressant. Taillefer, qui se charge de l'adaptation, a donc su (je suppose, je n'ai pas lu le roman original) capter l'essence de cette histoire un brin frappadingue, mais il nous permet de passer un bon moment de lecture. Grégoire Bonne a un style graphique très particulier, avec des personnages ayant des têtes un brin surdimensionnées. mais il y a une belle expressivité dans leurs traits, et sa mise en scène, si elle n'est pas très originale, est efficace. Bref, un bon moment de lecture, à tous les niveaux.

28/05/2024 (modifier)
Par Spooky
Note: 3/5
Couverture de la série Naissance
Naissance

J'ai un sentiment un peu partagé sur cet album. Samuel Wambre n'est pas le premier, loin de là, à raconter l'arrivée de son premier enfant en BD. A dire son excitation, à faire part de ses peurs, à à relater les montagnes russes d'émotions qui surviennent lorsque l'enfant est sur le point de paraître. Il le sait, mais il essaie d'être original, si j'ose l'écrire, en entrecoupant les différents épisodes de cette délivrance interminable de quelques textes revenant en arrière sur sa rencontre avec celle qui sera la mère de ses enfants, sur la révélation de sa grossesse, sur les moyens de l'hôpital... Si le jeune homme apparaît comme très prévenant, anxieux malgré toute la préparation qu'il a suivie auprès de sa compagne, il se montre un peu exigeant par moments avec le personnel. Souhaitant bénéficier d'un meilleur lit alors que le système hospitalier agonise d'un manque de moyens dramatique, ne cessant de poser des questions à la future mère alors que celle-ci a besoin de se concentrer sur ses contractions. je sais que dans ces moments-là on ne réfléchit pas forcément, on n'est pas forcément correct, mais cet égoïsme -relatif, ce n'est pas Donald Trump qui pense que tout lui est dû- m'a un peu agacé, et a un peu gâché ma lecture. Samuel Wambre a probablement voulu être sincère dans son histoire, et il apparaît tout à fait humain, mais dans un album qui se veut plein d'amour, il n'en montre pas totalement pour le corps médical. A la limite le comportement de la future grand-mère m'a moins énervé. Graphiquement l'auteur fait preuve d'une belle maîtrise. Il est secondé aux couleurs par Juliette Vaast, livrant un album lumineux, aux teintes chaudes qui changent nettement dans la deuxième moitié de l'album, lorsque la perte des eaux date de 48 heures et que la santé du bébé à naître est en péril. Mais curieusement dans l'avant-dernière section de l'histoire, le dessin perd de sa maîtrise réaliste et Stéphanie, par exemple, voit son visage déformé, un peu comme dans une BD d'humour. C'est un brin perturbant.

28/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Indes fourbes
Les Indes fourbes

Mais que vaut la vie de celui qui ne sert à rien ? - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2019. le scénario est d'Alain Ayrolles, les dessins et les couleurs de Juanjo Guarnido, avec l'aide d'Hermeline Janicot Texier pour les couleurs, Jena Bastide ayant réalisé la mise en couleurs des pages 75, 77 à 79, 81 à 84. L'ouvrage s'ouvre avec un court avant-propos d'un paragraphe évoquant El Buscon la Vie de l'Aventurier Don Pablos de Segovie (1626) de Francisco Gomez de Quevedo y Villegas (1580-1645), un des chefs d'œuvre du roman picaresque. Au seizième siècle, à la cour du roi d'Espagne, Pablos de Ségovie raconte son histoire : né gueux en Castille, il finit par décider de quitter l'Espagne pour gagner les Indes afin de connaître une vie meilleure. Il effectue la traversée vers l'Amérique du Sud sur un magnifique trois mats, en tant que membre d'équipage, tout en plumant les matelots aux cartes, en trichant. Mais l'un d'eux finit par comprendre la combine et Pablos est balancé par-dessus bord au large des côtes. Après une nuit difficile accroché à un bout de bois, il finit par échouer, épuisé, sur une plage. Quand il relève la tête, il constate qu'il est observé par une demi-douzaine d'africains. Au temps présent du récit, Pablos est allongé sur un chevalet de torture, en train d'être interrogé par l'alguazil de la place forte de Cuzco, assisté par l'intendant le seigneur Reyes. L'alguazil perd sa patience, mais Pablos insiste : il doit tout raconter dans l'ordre pour l'alguazil comprenne ce qu'il en est de l'Eldorado. Alors que Pablos perd conscience d'épuisement, Reyes fouille ses affaires et y trouve une tête réduite que l'alguazil identifie tout de suite : celle de don Diego, nom que Pablos pousse dans un cri soudain. Reyes lui conseille de raconter ce qu'il sait à l'alguazil. Pablos continue son histoire en reprenant au moment où il venait d'être intégré dans le petit village d'anciens esclaves africains, à qui il apprenait qu'une bulle papale interdisait de réduire les indiens en esclavage et que c'est la raison pour laquelle des africains avaient importés dans ce pays. Un soir, alors que les anciens discutent de son sort, Pablos se met à mimer sa vie en Espagne devant les autres villageois : son père, sa mère, son petit frère, leur vie de gueux. L'alguazil recommence à s'impatienter, mais Pablos explique que tout est important pour comprendre comment il en est arrivé à l'Eldorado. Après quelques jours passés avec la tribu, Pablos a décidé de s'en aller en catimini, ne souhaitant pas être cantonné à une vie de villageois fermiers. En logeant la côte, il finit par tomber sur un campement d'espagnols, des ouvriers dans une exploitation de cannes à sucre. L'un d'eux lui temps une machette pour aller travailler aux champs. Pablos se souvient du conseil de son père : ne jamais travailler. Alors que les travailleurs l'accompagnent vers leur nouvelle tâche, Pablos demande au meneur où on peut trouver l'or des Indes. le cavalier lui répond que toute la Nouvelle-Espagne a été grattée jusqu'à l'os et que pour l'or il faut aller au Pérou. Ils arrivent en vue d'un village et Pablos voit pour la première fois des Indiens, avec leur peau cuivrée. Il voit aussi le sort que leur réserve la main d'oeuvre de la plantation, à ces indiens qui ne peuvent servir à rien. Impressionnant de découvrir cette bande dessinée, d'un format un peu plus grand que d'habitude, avec une pagination plus importante (152 pages), et réalisée par le scénariste de de Cape et de Crocs (avec Jean-Luc Masbou), et le dessinateur de Blacksad (avec Juan Díaz Canales). D'autant plus que la couverture annonce qu'il s'agit d'une bande dessinée picaresque, le tome 2 d'El Buscón, jamais écrit par son auteur. Mais il est aussi possible de le lire comme une bande dessinée comme une autre, et même de se sentir un peu plus à l'aise en découvrant qu'Alain Ayrolles ne manque pas d'humour. L'ouvrage est composé de trois chapitres et il a intitulé, avec malice, le dernier : Qui traite de ce que verra celui qui lira les mots et regardera les images. de fait, cette bande dessinée se lit très facilement, avec de jolies cases, et une intrigue simple à lire. Les pérégrinations de Pablos de Ségovie sont hautes en couleurs, comme on peut s'y attendre dans un ouvrage se réclamant du genre picaresque, avec un personnage de rang social très bas qui ne rêve que de s'élever sans travailler, raconté sous la forme d'une biographie (Pablos racontant sa vie à d'autres personnages, la mimant parfois), réaliste, avec une discrète touche satirique. Le lecteur n'a pas besoin de disposer de connaissances préalables sur la conquête du Mexique par les espagnols pour apprécier l'histoire, même si le scénariste incorpore des éléments authentique. La reconstitution histoire réalisée par Juanjo Guarnido est très impressionnante. le lecteur éprouve la sensation d'être un invité de marque à la cour du roi d'Espagne, de s'appuyer contre un montant du trois-mâts pour assister à la partie de cartes de Pablos avec les marins, de se trouver dans une cave de la forteresse de Cuzco pour écouter l'histoire de la vie de Pablos, de regarder le port de Callao depuis la mer, de descendre au fond d'un mine de mercure, etc. L'artiste réalise des dessins en détourant traditionnellement les personnages et les éléments de décor, puis en les habillant de couleurs à l'aquarelle, pour des planches très plaisantes à l'œil, gorgées de lumière. le niveau de détails est épatant du début jusqu'à la fin, sans baisse de qualité, avec des décors représentés dans plus de 95% des cases, un travail descriptif de titan, de bout en bout. S'il souhaite prendre le temps pour savourer, le lecteur observe les différentes tenues vestimentaires, des officiels espagnols avec leurs armes aux simples indiens ruraux en passant par les mendiants, un prêtre, une matrone, le chef des rebelles péruviens… L'artiste sait donner des visages très expressifs à chaque personnage, parfois avec une touche d'exagération : la mine innocente de Grajalita qui explique que Pablos l'a forcée à tricher, l'alguazil excédé de la durée du récit de Pablos qui ne semble vouloir jamais aboutir à l'Eldorado, le visage souriant du prêtre Balthazar, le visage hostile de la tenancière de l'auberge La Mona de Gibraltar à Cuzco, etc. C'est un régal de côtoyer cette humanité si naturelle. C'est souvent irrésistible de comique, par exemple quand Pablos indique sa joie de revoir des figures de chrétiens, alors qu'en face lui il n'a que des individus à la mine patibulaire, et qu'il vient de quitter les africains réellement fraternels. Enfin, Juanjo Guarnido est passé maître dans l'art de tailler la barbe et la moustache aux personnages masculins, avec une variété inimaginable. À plusieurs reprises, Pablos est amené à user de la pantomime pour distraire des individus plus ou moins amènes. La première fois se produit en page 21 et les dessins montrent à nouveau avec clarté et évidence à quel point Pablos se montre expressif et est compris par les africains, malgré la barrière de la langue et de la culture. le spectacle des paysages s'avère tout aussi enchanteur : la mer et son écume (page 15), la dense jungle et sa faune (page 24), une superbe vue du dessus d'une crique (page 26), les routes et les chemins de montagne, les cimes enneigées, les rues et les bâtiments de Cuzco ainsi que sa forteresse, etc. Cela culmine avec l'expédition qui finit par aboutir à Eldorado, une séquence muette de 12 pages (de p.66 à p.77). Cette bande dessinée est un splendide spectacle visuel du début jusqu'à la fin, avec des moments étonnants. le lecteur ne s'attend pas forcément à des combats avec massacre d'indiens (un passage difficile à regarder), ou à l'explosion d'un crapaud dans le cadre d'un jeu d'enfants cruel. Cette histoire est pleine de surprises visuelles découlant directement du moment ou du lieu. Alain Ayrolles met en scène un individu créé dans un roman et il évoque rapidement son passé, en particulier ce que sont devenus son père, sa mère et son petit frère. Sous des dehors parfois burlesques, il montre un individu issu d'une classe sociale inférieure, celle des gueux, et bien décidé à améliorer sa situation sociale. le lecteur se lie tout de suite d'amitié avec lui, du fait de ses talents de conteur, formidablement mis en scène par le scénariste. Il lui faut presque faire un effort conscient pour reconnaître que ce même gugusse n'hésite pas à prostituer une de ses compagnes, en page 35. Au fil de ces tribulations, Pablos de Ségovie se retrouve à côtoyer bien des personnages, et dans des situations sociales diverses. Cela le conduit à faire des remarques en passant qui sont autant de commentaires sur l'état de la société. Mais que vaut la vie de celui qui ne sert à rien ? se demande-t-il. Un peu plus loin, il fait le constat que partout les gros mangent les petits, et veillent à ce que jamais ils ne puissent enfler jusqu'à leur taille. Il ne peut que constater la façon dont les indiens sont traités, malgré la bulle papale sensée leur assurer une protection. Il grimace et il frémit quand le père Balthazar a pour objectif de faire de Pablos un bon pauvre, c'est-à-dire un individu qui reste à sa place sans chercher à la remettre en cause, à questionner l'ordre établi. Il ne perd aucune illusion quand les nobles révèlent leur véritable motivation, leur façon de faire. Cette dimension sociale reste toujours à l'arrière-plan, le lecteur étant totalement captivé par les aventures de Pablos, par sa ressource, par les revers de fortune, par la soif de l'or et ce qu'elle fait faire aux individus. Il se rend bien compte qu'il semble parfois y a voir plus que ce que raconte Pablos, ou un ou deux points pas si clairs que ça. Tout sera expliqué à la fin du récit dont l'intrigue ne se limite pas à trouver l'Eldorado, loin de là. Les Indes fourbes est un de ces albums dont le lecteur sait qu'il sera excellent avant même d'avoir commencé la première page. En fonction de sa disposition d'esprit, cela peut l'allécher ou au contraire le rebuter. Une fois qu'il a commencé l'histoire, il a bien du mal à s'arrêter. La narration visuelle est extraordinaire, sans aucune faiblesse, descriptive et lumineuse, un spectacle de chaque page sans pour autant jamais sacrifier la clarté de l'histoire. L'intrigue articule une succession de tribulations sur un fil directeur très simple, offrant une richesse impressionnante. À la rigueur, le lecteur peut regretter que les commentaires de Pablos de Ségovie ne soient pas plus mordants vis-à-vis des différents cercles de la société où il évolue. Mais il est vrai que cette critique très feutrée est en cohérence avec sa personnalité.

28/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Mister X.
Mister X.

L'influence subliminale de l'architecture - Ce tome regroupe les épisodes 1 à 4 de la première série, initialement parus en 1984/1985. Il s'agit d'un concept créé par Dean Motter, développé par Motter et Paul Rivoche, ces 4 épisodes ayant été écrits et dessinés par Gilbert Hernandez, avec l'aide de son frère Mario Hernandez pour le scénario, mis en couleurs par Paul Rivoche et Klaus Schönefeld, et publiés par un éditeur indépendant Vortex Comics. Ces épisodes ont été réédités dans Mister X Archives (en VO, les 14 épisodes de la première série). La deuxième série a été rééditée dans The brides of Mister X, and other stories (en VO). Un dessin pleine page occupe la première page : Mister X soulève un plaque d'égout pour en sortir dans une rue de Radiant City. Épisodes 1 & 2 - Arnold Zamora est à la tête d'un réseau de clubs et de boîtes. Il a acquis sa position sociale grâce à des affaires louches et criminelles. Un soir alors qu'il survole la cité à bord de sa voiture volante pour épater Patrice (une femme, sa conquête du moment), il aperçoit fugitivement Mister X dans sa chambre en train de farfouiller dans son coffre fort mural. Il demande la tête de Mister X à ses hommes de main. Épisodes 3 & 4 - Alors que Mister X loge dans l'appartement de Mercedes, l'une de ses expériences pour rétablir l'équilibre dans l'architecture de la cité explose, le blessant. Alors qu'il est opéré à l'hôpital, les femmes de sa vie évoquent son passé. Il s'agit de Consuela (son ex-épouse, divorcée), Mercedes (la jeune femme qui l'accueille dans son appartement) et Katsuda (actuellement officier de police, ex-conseillère juridique de Mister X). Il est question du suicide de Simon Myers son ancien associé et de L.Z. Reinhart qui fut l'associé de Myers, après Mister X. Une petite vérification sur une encyclopédie en ligne permet de confirmer que la genèse de cette série originale est bien le fait de Dean Motter, aidé par Paul Rivoche. Motter a établi les bases des scénarios de ces épisodes, et l'histoire a été réalisée par Gilbert Hernandez. Ce dernier avait déjà commencé sa longue carrière de scénariste / dessinateur sur la série Love & Rockets coté Palomar (à commencer par Heartbreak Soup). Il a donc accepté de collaborer avec Dean Motter pour que Mister X puisse exister sur le papier et atteindre les lecteurs. La première page donne l'impression au lecteur, d'un dessin encore un peu amateur, tirant vers le symbolisme, avec la silhouette des gratte-ciels en arrière plan, presqu'abstraites, et le visage dépassant de Mister X, émergeant de la descente d'égout, avec un demi cercle parfait pour le crâne chauve, des lunettes noires parfaitement rondes et noires, reflétant la silhouette des immeubles. La séquence suivante met en scène des personnages normaux en civils, plutôt agréables à regarder du fait d'une approche réaliste et épurée, avec des traits simples, efficaces et faciles à lire. Patrice (la compagne de Zamora) respire la joie de vire et son entrain est communicatif. Zamora est représenté comme un homme normal d'une cinquantaine d'années, élégant sans être ostentatoire. Tout au long de ces 4 épisodes, Hernandez crée des morphologies variées pour chaque individu, ainsi que des formes de visages (et des coiffures différentes). Les expressions des visages couvrent une large gamme de nuances, avec des gens capables de sourire, et une ou deux exagérations comiques peu fréquentes. En ce qui concerne les décors et l'environnement, Hernandez s'en tient aux consignes de Motter qui définissent le cadre de la série. Il y a une forme de science-fiction simplifiée, d'un âge d'or des années 1950. L'important n'est pas dans les détails, mais dans une forme d'évidence intemporelle, presque rétrofuturiste. Ainsi les voitures volantes présentent de belles formes simples arrondies. Les robots sont massifs et dépourvus de toute forme de sophistication. Il y a des trucs qui volent dans le ciel au dessus des tours, mais qui restent indistincts. Pour le reste, le monde de demain ressemble au notre, avec de belles toilettes élégantes pour ces dames (très séduisantes, sous la plume d'Hernandez, sans être aguicheuses). De temps à autre, le lecteur détecte un élément humoristique visuel au détour d'une case, relevant souvent du registre de l'humour noir. C'est ainsi qu'il est possible d'apercevoir une minuscule silhouette noire tombant dans le vide signalant un suicide, ou une voiture volante encastrée dans un mur, en haut d'une case. Alors que Mister X navigue entre les invités d'une soirée, son hôtesse lui présente Luba (de la série "Love & Rockets" de Gilbert Hernandez). Gilbert Hernandez transcrit fidèlement les 2 composantes majeures voulues par Motter : une science-fiction au relent rétro, et une enquête rendant hommage aux polars. L'enjeu des 2 premiers épisodes est de savoir comment Mister X se débarrassera des sbires d'Arnold Zamora, les 2 suivants permettent de découvrir l'histoire de la conception et de la construction de Radiant City. Cette ville constitue l'aboutissement d'une expérience ratée. Au départ, Simon Myers et Walter Eichmann (2 architectes) souhaitaient construire une ville nouvelle, sur la base d'une architecture ayant une influence bénéfique sur l'état d'esprit de ses habitants. En particulier, Eichmann avait développé le concept de psychétecture (contraction de psyché + architecture), des aménagements capables d'influencer le psychisme des individus. Suite à un concours de circonstances complexe, les plans d'Eichmann n'ont pas été réalisés comme prévus, et le résultat à des conséquences néfastes plutôt que bénéfiques. Motter et Hernandez arrivent à combiner la présentation et le développement des personnages (de Mister X aux 3 femmes l'entourant, Consuelo, Mercedes et Patrice, en passant par des petites touches sympathiques pour les personnages secondaires comme les hommes de main Canelo et René), avec l'exposé de l'histoire de la conception de Radiant City, sur la base d'une intrigue de roman noir (trahison, amour contrarié, meurtre), sans oublier quelques bizarreries (comme le fait que Mister X ne dort plus, il se vante d'en être à son soixante-dixième jour consécutif sans sommeil). Sous des dehors de dessins gentils et inoffensifs et de science-fiction superficielle et naïve, ce premier tome développe un environnement riche et original, avec une intrigue bien fournie dont la noirceur sous-jacente s'apparente à celle d'un polar, mais sans jamais devenir la composante principale. Des années plus tard, Dean Motter réalisera plusieurs histoires en tant que scénariste et dessinateur, à commencer par Condemned (2009).

28/05/2024 (modifier)
Par greg
Note: 2/5
Couverture de la série Le Temps des loups
Le Temps des loups

Une oeuvre vaine car elle ne sait pas ce qu'elle raconte. Notre histoire met en scène un personnage qui semble être un fugitif. Il va se retrouvé plus ou moins coincé dans un petit village qui va se faire assiéger par une horde de loup-garous. Et le fameux personnage principal se révèle être une sorte de démon. Ce simple postulat de départ aurait pu se suffire à lui-même. Hélas, tout est gâché par de multiples flash-backs n'apportant rien à l'histoire, PIRE, ceux-ci apportent de nombreux points d'interrogations (alors que le but d'un flash-backs est au contraire normalement d'éclairer le lecteur), sans oublier une conclusion toute aussi incompréhensible. On découvre donc au gré de ces flash-backs que: 1)Le personnage principal est immortel et a participé à la battue contre la bête du Gévaudan qui se révèle être un loup-garou. Y-a-t-il un lien entre sa damnation et cet évènement? On ne sait pas. Alors pourquoi nous montrer ça? Sans compter qu'il a une cicatrice en forme en crucifix inversé. Pareil, on n'en saura pas plus. Alors pourquoi nous montrer plusieurs gros plans dessus dans le premier tome? 2)On voit des chevaliers au Moyen-Âge attaquer une secte satanique, massacrer tout le monde, et condamner au bûcher le gourou qui prétend être un démon. Pareil, cette "révélation" n'apporte aucune connexion avec l'intrigue. Pourquoi nous montrer ça? 3)Le personnage principal toujours semble avoir servi de muscle dans un gang, et est en fuite après avoir vengé les siens. Mais pourquoi son gang ne le protège pas? Comment les "méchants" savent-ils que c'est lui le coupable vu qu'il a massacré tous les témoins? Et encore plus bizarre, les tueurs à sa poursuite nous expliquent plusieurs fois qu'une autre équipe va les relayer...Ce qui n'arrivera jamais sans aucune explication. Pourquoi nous montrer ça? 4)On découvre qu'il y a eu une guerre nucléaire. Cette "révélation" tombe comme un cheveu sur la soupe dans le dernier tome, sachant que rien ne laisse présager que l'humanité est à genoux dans 90% de l'intrigue...Pourquoi nous montrer ça? Passons sur les flash-backs. Le personnage principal se prend d'affection pour la femelle dominante du clan des loups-garous. On ne sait pas pourquoi, cela arrive tout seul. Il va même la faire soigner et se battre pour ne pas la rendre à son mâle. Pour finalement la rendre sans protester. WTF???? A la fin, notre zéro va se rendre dans un Lyon dévasté sans qu'on sache pourquoi, et sur la dernière case il se jette sur une foule déguenillée pour les massacrer...Okay. Restent des jolis dessins. Et un premier tome qui est assez plaisant par son aspect mystérieux. C'est finalement les révélations ne révélant rien qui pourrissent tout.

28/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Doktor Sleepless
Doktor Sleepless

Eschatologie - Ce tome contient les épisodes 1 à 4, initialement parus en 2007/2008, écrits par Warren Ellis, dessinés et encrés et mis en couleurs par Ivan Rodriguez. La série s'est arrêtée au numéro 13. Il est suivi du tome 2 Doktor Sleepless, Tome 2 : qui contient les épisodes 5 à 8. le présent commentaire porte sur les épisodes 1 à 8. John Reinhardt se tient nu devant son miroir et se parle à lui-même. Il se dit qu'il est temps qu'il devienne Doktor Sleepless, un savant fou de dessin animé, vivant dans son manoir situé en hauteur sur Scartop. Il arbore un tatouage vert de 3 roues dentelées sur le dos. En bas de la colline, dans une boîte de nuit de la ville d'Heavenside, DJ Amun est en train d'effectuer une prestation de DJ. Une femme vient le trouver lui présentant un fœtus dans une éprouvette. Peu de temps après, DJ Amun se donne la mort en s'ouvrant la gorge avec un couteau dans sa cuisine. le lendemain, Doktor Sleepless se promène à pied dans un des quartiers de la ville pendant que Nurse Igor (son assistante rémunérée) placarde des affiches indiquant que la Terre ne doit pas être considérée comme un simple produit. Sur les murs, il y a des graffitis demandant où est le futur promis, avec jetpack et voiture volante. Dans la librairie Catastrophe Books, la propriétaire Sing Watson s'agace de la question d'un client demandant si elle a un exemplaire du livre de John Reinhardt. Elle répond quand même poliment. Elle et son employée Celia Rush sont surprises de devoir réceptionner un carton de livres qu'elles n'ont pas commandés : The darkening Sky, par Henrik Boemer, le livre qui gisait devant les cadavres de ses parents quand John Reinhardt les a découverts alors qu'il était encore un enfant. Doktor Sleepless et Nurse Igor se rendent dans un bar appelé Shank Valentine, où le docteur effectue une opération de réanimation sur un individu en état de choc suite à un dysfonctionnement de son implant informatique. L'opération est un succès. À la librairie Catastrophe Books, les habitués boivent un coup à la mémoire de DJ Amun qui était un pote de Sing Watson. Ils décident de tenter de se brancher sur la fréquence de sa radio, et ils tombent sur une émission de Doktor Sleepless. Ce dernier s'est lancé dans une diatribe contre les mécontents du présent réclamant un futur plus conforme aux promesses de la science-fiction, sans se rendre compte à quel point la science a déjà transformé leur vie au-delà de tout ce qu'avaient pu imaginer les auteurs de SF. Il les admoneste d'attendre un futur à leur goût comme si c'était un dû, alors qu'ils ne font rien de constructif pour participer à l'avènement d'un tel futur.il leur promet des changements. À partir de 1999, Warren Ellis entame une collaboration fructueuse avec le petit éditeur Avatar Press, pour des histoires s'éloignant des superhéros traditionnels, avec un goût pour l'exploration des formats, et des récits qui ne rentrent pas dans le moule de Mavel, DC (même Vertigo), ni même Image Comics. Cela lui permet d'écrire ce qu'il souhaite, avec un éditeur spécialisé dans les petits tirages, donc sans exigence d'un seuil minimum garanti pour les ventes. En fonction des récits, l'implication d'Ellis est plus ou moins importante, et l'artiste qui lui est associé est plus ou moins adapté. En se lançant dans la lecture de ce tome, le lecteur a également conscience qu'il s'agit d'une histoire qui n'a pas été menée à son terme et que les épisodes 9 à 13 n'ont pas bénéficié d'une édition en recueil. Néanmoins, il a également l'assurance de plonger dans un récit totalement choisi par l'auteur. Un rapide coup d'œil lui montre que la mise en image est de bonne qualité. Il repère tout de suite les couleurs un peu froides qui sont l'apanage des titres édités par Avatar. Elles sont réalisées par infographie avec une utilisation trop systématique de dégradés très lissés, indifféremment du type de surface concerné, bâtiments, sols ou peau humaine. Toutefois, il constate également que Rodriguez utilise la couleur pour faire ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres, et qu'il en fait un usage fin et méticuleux, ce qui contrebalance l'effet de lissage. Le lecteur habitué aux caractéristiques de l'écriture de Warren Ellis sait que ses scénarios représentent un défi pour les artistes chargés de les mettre en images, du fait de scènes de dialogues denses, alternant avec des pages d'action quasiment muettes où les dessins portent toute la narration. le lecteur découvre rapidement que ce n'est pas ce genre de récit ici, car il n'est pas basé sur l'action. du coup, le défi pour Ivan Rodriguez ne réside dans pas dans des séquences muettes, mais dans l'enfilade de séquences de dialogues pour lesquelles il doit concevoir des prises de vue vivantes. Il dessine dans un registre réaliste, avec des formes détourées d'un trait fin d'une épaisseur constante, parfois souligné par un trait plus gras supplémentaire. Il intègre un bon niveau de détails dans ses dessins que ce soit pour les éléments de décors ou pour les personnages. Il n'y a pas de page vide d'arrière-plans, mais ceux-ci sont parfois un peu simplifiés. L'artiste se concentre essentiellement sur les contours des bâtiments, des accessoires, des meubles, sans y apporter de texture. Ces dernières sont intégrées par le biais des couleurs. de plus Rodriguez a tendance à réaliser des contours à la régularité géométrique, comme si tout était neuf, sans aucune marque du temps qui passe et qui use. Il s'en suit une apparence un peu trop ordonnée. Pour autant, cela ne diminue pas la densité des décors, la qualité des environnements, et leur consistance, permettant au lecteur de s'y projeter facilement. Les dessins d'Ivan Rodriguez donnent un aperçu de plusieurs quartiers de la ville d'Heavenside, et de quelques lieux récurrents comme la demeure de John Reinhardt, la librairie de Sing Watson, ou encore un bar en particulier. Cette ville est peuplée par des individus qui semblent tous avoir entre 20 et 40 ans, avec des silhouettes élancées, voire musculeuse pour Doktor Sleepless. Ils disposent tous de visages aisément reconnaissables, et de tenues vestimentaires différenciées, adaptés à leur statut social et à leur occupation. Sleepless porte une sorte de tablier chirurgical assez démodé, qui évoque de loin un costume ce qui est en cohérence avec sa volonté de prendre l'apparence et de se comporter comme une caricature de savant fou. Pour conférer un intérêt visuel aux séquences de dialogues, l'artiste fait preuve d'une grande inventivité. Il bénéficie parfois du fait que les protagonistes se déplacent en même temps, ou accomplissent des gestes, ce qui apporte un intérêt visuel à la scène. Pour le reste, il conçoit des plans de prise de vue permettant de voir l'environnement dans lequel évoluent les personnages, montrant le langage corporel des individus, laissant voir l'expression de leur visage (manquant parfois de nuance dans le dessin), dans des prises de vue dépassant l'alternance de champ/contrechamp. La narration visuelle n'est pas aussi flamboyante que dans les récits de Warren Ellis avec plus d'action, mais elle remplit ses fonctions au-delà du minimum syndical. Le lecteur découvre progressivement la nature du récit et les motivations de Doktor Sleepless. Au départ, il s'agit d'un individu décidé à faire une différence sur la marche du monde grâce à ses compétences scientifiques et techniques et son inventivité pratique. Il évolue dans un monde d'anticipation, pas très loin du monde réel, la grande avancée étant des puces multifonctions implantées dans les individus pour le plaisir, la communication ou le monitoring médical. Ellis en profite pour intégrer quelques intuitions technologiques dont il a le secret, mais sans basculer dans la science-fiction de sa série Transmetropolitan. Doktor Sleepless apparaît alors comme un personnage créé par John Reinhardt pour apporter de force une forme de connaissance aux masses laborieuses, ou peut-être résoudre certaines crises, évoquant un peu Mister X (1984) créé par Dean Motter. Rapidement l'auteur brouille les cartes en insérant des références le temps d'une case au milieu d'un séquence, comme le symbole de Doktor Sleepless (son tatouage) projeté sur les nuages (à l'instar de l'emblème de Batman à Gotham), un jeune enfant menacé par des tentacules surgissant de la pénombre (évoquant les Grands Anciens d'Howard Philips Lovecraft), les tulpa et la vie d'Alexandra David-Néel (1868-1969). En cours de route il apparaît un tueur en série, et l'eschatologie prend une place prépondérante. Alors qu'il pensait avoir cerné l'histoire comme les aventures d'un scientifique urbain luttant contre des dysfonctionnements d'une technologie d'anticipation, le lecteur se rend compte que le récit est d'une nature toute autre, relative à l'histoire personnelle de John Reinhardt et à son funeste projet pour la société. Dans le même temps, il constate que Doktor Sleepless est un individu assez bavard, profitant de Nurse Igor comme d'un auditoire, déversant ses idées et ses points de vue dans son émission de radio et se parlant à haute voix en dernier recours. Certains de ses propos servent à nourrir le récit d'informations ; d'autres relèvent d'opinions dans lesquels le lecteur identifie rapidement celles de l'auteur. Il peut s'agir de l'apport de la technologie à la vie quotidienne et de sa capacité transformatrice, des expériences de développement spirituel personnel, de l'inéluctabilité pour l'individu de se soumettre aux produits de masse, des laboratoires d'idées (think tank), de l'authenticité des artistes de rock, de la puissance de la notion de complot (réel ou imaginaire), etc. Ces points de vue sont présentés avec la verve coutumière de l'auteur, imprégnés d'une causticité qui n'est pas méchante. Quand il ouvre un récit de Warren Ellis publié par Avatar Press, le lecteur s'interroge sur ce qu'il va trouver. Il se rend rapidement compte qu'il bénéficie pour Doktor Sleepless d'une solide narration visuelle, à défaut d'être vraiment originale ou personnelle. Il lui faut plus de temps pour comprendre l'enjeu réel du récit, car le scénariste a conçu une histoire très fournie sans être indigeste, avec une intrigue qui ne se révèle que progressivement, des thèmes chers à l'auteur sans qu'il ne rabâche des idées déjà utilisée, et des idées personnelles variées et intelligentes qui font de ce récit une aventure de lecture riche, divertissante et enrichissante.

28/05/2024 (modifier)