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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Camille Claudel - La création comme espace de liberté
Camille Claudel - La création comme espace de liberté

Les attentes : le démon caché dans toute âme enthousiaste. - Ce tome contient une approche biographique de la vie de la sculptrice Camille Claudel (1864-1943), également sœur du dramaturge Paul Claudel (1868-1955), et collaboratrice du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917). Son édition originale date de 2022 en Italie, et de 2023 en France. Il a été réalisé par Monica Foggia pour le scénario et Martina Marzadori pour les dessins et la mise en couleurs, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas. Il comporte cent-dix pages de bandes dessinées. Il se termine avec une postface de cinq pages, rédigée par la scénariste, revenant sur la relation entre la sculptrice et Rodin, sur son internement et la notion d’hystérie à l’époque, sur le fait qu’elle était considérée inadaptée pour exercer un métier réservé aux hommes, et sur l’inspiration de l’écoute de La mer de Claude Debussy pour son écriture. Viennent ensuite une page de remerciements, et une dernière page avec la bibliographie recensant sept ouvrages, le film de Bruno Nuytten dans lequel Sophie Marceau incarne la sculptrice, et deux sites internet. Une petite fille de bonne famille. La souffrance de la beauté qui déchire la roche, la met en pièces pour dominer sa forme. En 1876, dans la campagne de Montfavet, devant un rocher appelé géant de Montpreux, Camille Claudel est en train de façonné une petite statue de terre, son petit frère posant devant elle et commençant à fatiguer. Il finit par s’allonger dans l’herbe. Louise-Athanaïse, leur mère, les appelle, exigeant qu’ils viennent ici tout de suite. Elle admoneste sa fille qui devrait avoir honte : les demoiselles de bonne famille ne se salissent pas, et la robe de Camille est maculée de terre. Cette dernière répond que pour créer, il faut se salir, Dieu l’a fait. Montfavet en 1921 : Camille regarde par la fenêtre, elle observe un oiseau donner la becquée à ses oisillons. Une dame l’appelle : un paquet est arrivé pour elle. Il contient de la terre à modeler. À Villeneuve-sur-Fère en 1878, dans la maison familiale des Claudel, la jeune Camille indique à sa mère qu’elle a une grande envie de faire son portrait, elle ajoute que papa serait content. Après un mouvement de refus, sa mère accepte à condition que sa fille essaye de la mettre en valeur. La fille emmène la mère dans le jardin et cette dernière s’assied dans un fauteuil, sous l’ombre d’un feuillage. Camille se met au dessin en pensant que pour mettre sa mère en valeur, elle a dû déchirer le voile que sa mère avait elle-même tissé. Des grands yeux de sa mère, Camille a saisi la douleur secrète. De son corps, l’esprit de la résignation. De ses mains l’abnégation complète. Camille a toujours pensé que sa mère la détestait parce que sa fille n’avait pas voulu se soumettre comme sa mère l’avait fait. Mais avec le temps, elle a compris qu’au fond sa mère l’enviait parce que Camille n’était pas comme elle. Au temps présent de 1921, Camille se demande où est ce portrait à présent. Il doit être perdu, comme sa mère. Elle se rappelle comme sa mère détestait ses outils d’artiste, elle les aurait volontiers jetés au feu, et sa fille avec. Les autrices ont choisi d’adopter le point de vue de Camille Claudel (1864-1943) du début jusqu’à la fin, présente dans chaque page. Il s’agit donc d’une histoire de femme, avec son point de vue, l’accès de temps à autre à ses pensées. Dans sa postface, la scénariste explicite son choix de ne pas insister dans ce roman graphique sur la maladie mentale qui affligea Camille : il est dicté par la nécessité de rendre justice à la femme, à la sculptrice, à la personne et à sa grandeur artistique. Elle évoque également le comportement de sa mère à son égard : froide et bigote, ne cessant de la rabaisser, et de tenter de brider sa vocation artistique. Elle indique que son père, à l’inverse, était parfaitement conscient du talent de sa fille aînée : il la soutint jusqu’à la fin de ses jours. Le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934) a évalué et reconnu son talent. Son frère Paul Claudel (1868-1955) l’a également soutenue. Auguste Rodin l’a encouragée : elle est devenue sa plus proche collaboratrice, sa modèle et sa maîtresse. Elle dû vivre avec son infidélité, la possible appropriation de ses œuvres par Rodin, un avortement, la réaction d’une société patriarcale contre le mouvement d’émancipation des femmes, en particulier le recours abusif au diagnostic d’hystérie. Pour autant, ces faits sont évoqués comme les autres événements de sa vie, sans que la bande dessinée ne prenne les formes d’un pamphlet féministe ou anti-patriarcat, les autrices se focalisant sur les moments essentiels dans la vie artistique de cette créatrice. Le lecteur découvre Camille Claudel avant l’adolescence en train de modeler la terre pour sculpter son petit frère. Les cases sont dépourvues de bordure tracée, alignées en bande, quelques-unes biseautées en trapèze. L’absence de bordure introduit une forme de douceur, confortée par la mise en couleurs, comme réalisée au crayon, et estompée. De prime abord, la narration visuelle dégage une impression d’art naïf avec des visages simplifiés, des expressions parfois un peu enfantines, un regard qui s’attache plus à certains éléments de l’environnement qu’à d’autres. Dans le même temps, la composition des pages et la variété des découpages correspondent à une narration adulte, avec une quinzaine d’illustrations en pleine page, trois en double page, des pages où un personnage est représenté à plusieurs reprises dans des positions diverses dans une seule image, des cases avec uniquement un personnage et des accessoires sans arrière-plan, quelques magnifiques paysages ou intérieurs. Par exemple, le très bel effet de la lumière du soleil dans le feuillage à la fenêtre de la chambre de Camille à Montfavet, les motifs abstraits des tapis, une double page consacrée à une vue d’une rue de Paris avec son animation nocturne, les étudiants en train de s’affairer sur leur sculpture dans l’atelier de l’Académie Colarossi, la grande salle d’un théâtre parisien, les falaises de l’ile Wight, un quai en bord de Seine à Paris, une vue en extérieur du bâtiment de l’asile de Montfavet, etc. À plusieurs reprises, la narration visuelle saisit un moment fugace ou complexe, avec une grande sensibilité. Le lecteur ressent pleinement ce qui se joue entre la mère et la fille quand cette dernière demande à la dessiner, par les expressions de visages, les mouvements. Dans la scène suivante quand la mère fait obstacle à la volonté du père d’emmener leur fille à Paris pour qu’elle puisse étudier dans un atelier, le lecteur éprouve l’impression que le jeu des acteurs est forcé : il se dit que l’artiste représente les réactions du père et de la mère comme vues par les yeux d’enfants de Camille, ce qui explique ces émotions plus brutes. Il en a la confirmation en voyant l’entrain avec lequel la demoiselle prépare sa valise, tellement heureuse que son père ait emporté la décision. Lorsqu’elle rencontre Rodin pour la première fois, le lecteur voit qu’elle est devenue une jeune femme, consciente du désir. Plus tard, il peut comparer le comportement de Camille avec Claude Debussy (1862-1918), à son comportement avec Rodin : les deux jeunes gens apparaissent plus insouciants, plus gais, sans le poids de l’âge de Rodin, de vingt-quatre ans l’aîné de Camille. En page cent-onze, la sculptrice se retrouve devant un peloton d’exécution, une métaphore de la condamnation que la société fait peser sur elle, du fait de sa vie émancipée, que ce soit pour l’exercice d’un métier d’homme, ou pour la liberté de sa vie amoureuse. Du fait du mode narratif, le lecteur éprouve une empathie pleine et entière pour Camille Claudel, voyant sa vie par ses yeux, au travers de ses émotions. Il ressent le besoin de créer, la vocation sans doute possible pour sculpter. Il ressent son élan de bonheur quand elle apprend que son père a pu faire en sorte qu’elle étudie dans un atelier. Il ressent son assurance quand elle répond à Filippo Colarossi (1841-1906) qui estime qu’elle a un style viril, sans rien de mièvre, ni de décoratif, car l’œuvre qu’il contemple à un style incisif. Elle le reprend devant tous les autres étudiants et étudiantes, en lui enjoignant de ne pas confondre ce qui est masculin avec ce qui est expressif et profond, une femme aussi est capable d’exprimer cela. Il s’enthousiasme avec elle quand elle accueille Jessie Lipscomb (1861-1952). Il apprécie une deuxième fois sa confiance quand elle répond à Auguste Rodin que le style de ce dernier n’est pas celui à elle. Les autrices savent faire vivre Camille Claudel, par ses envies, ses convictions, ses émotions, son travail. Elles évoquent la nature de son talent, sans aller jusqu’à se livrer à une analyse de son apport à la sculpture. Elles dressent le portrait d’un être humain grandissant en faisant avec les caractéristiques de la société de l’époque, ballotée entre sa vocation, ses amours, la manière dont elle est traitée par son amant. En entamant la biographie d’une artiste, le lecteur ne sait pas toujours qu’elle en sera la nature, plutôt biographique axée sur les moments de vie personnelle, ou avec un accent plus important sur la carrière avec une analyse de l’œuvre. Ici, les autrices ont choisi la première approche, montrant avant tout un être humain faisant tout son possible pour exercer sa vocation, pour faire aboutir sa vision artistique, tout en composant avec les contraintes imposées par la société. La narration visuelle s’avère formidable par sa douceur, et par sa sensibilité, très adulte même si l’apparence des dessins peut évoquer certains aspects de l’art naïf.

08/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Dulcie - Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid
Dulcie - Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid

Avec le discret, on est peinard ! - Ce tome contient une enquête journalistique sur la mort de Dulcie September, abattu à Paris le 29 mars 1988. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Benoît Collombat, journaliste, et Grégory Mardon, bédéiste. Il compte deux-cent quatre-vingt-dix-huit pages de bandes dessinées, en noir et blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec deux pages de notes et crédits, un paragraphe de remerciements, et une page listant les autres ouvrages de ces auteurs. Paris 10e arrondissement, rue des petites Écuries, le 29 mars 1988, Dulcie September marche dans la rue, en se retournant une fois ou deux pour voir s’il y a quelqu’un derrière elle. Elle atteint le numéro trente-huit de la rue et pénètre par la porte d’entrée dans un porche. En passant devant loge, elle prend le courrier que lui remet la gardienne. Elle pénètre dans l’immeuble par l’accès au fond de la cour, ouvre la porte de l’ascenseur et appuie sur le bouton du quatrième étage. Elle sort de la cabine à 09h47. Elle prend les clés dans sa poche pour ouvrir la porte des locaux parisiens de l’ANC (Congrès National Africain) et commence à tourner la clé. Dans son dos, un homme fait feu à cinq reprises, un autre se tenant derrière lui. Ils descendent par l’escalier, alors que la femme gît morte, étendue sur le sol dans une flaque de sang. Ils croisent un homme qui entre dans l’immeuble et qui monte dans l’escalier après les avoir laissé sortir. Extraits du rapport d’enquête de la brigade criminelle – Le cadavre repose en position dorsale, en diagonale d’un axe imaginaire situé entre la porte d’ascenseur et la photocopieuse posée au sol. La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. La tête se situe à 60 cm de la porte d’ascenseur et 108 cm du mur de gauche, en sortant de ce dernier. Les paumes de mains sont tournées vers le plafond, les doigts repliés sur les paumes. La main gauche se situe à 60 cm du mur de gauche et à 34 cm de la porte d’ascenseur. Les jambes sont pliées et écartées, la distance entre les deux genoux est de 80 cm. À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22 LR, cinq balles ont atteint Dulcie September à courte distance, précise le rapport d’enquête. Six douilles cuivrées longues de 15 mm sont retrouvées sur place. Dans le salon d’un appartement, les auteurs écoutent Jacqueline Derens, ancienne militante anti-apartheid, raconter sa première rencontre avec Dulcie September : cette dernière était venue à l’UNESCO témoigner du sort des enfants sous l’apartheid, qui mouraient à cause de la malnutrition ou faute de vaccins. Jacqueline était fascinée par la passion avec laquelle Dulcie expliquait les choses. Elle ne se contentait pas d’aligner des chiffres, elle vivait l’horreur de l’apartheid dans sa chair, et ça, pour les militants, c’était irremplaçable Le sous-titre annonce clairement la nature de l’ouvrage : une enquête de journaliste sur un assassinat dans Paris, d’une militante anti-apartheid. Cette enquête est menée par un journaliste de profession, travaillant à la rédaction de France Inter depuis 1994 en qualité de grand reporter. Il raconte l’enquête qu’il a menée sur ce meurtre, et il explique la raison qui l’a amené à se lancer dans cette entreprise : Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui ? D’abord parce que cet assassinat s’est déroulé sur le sol français, en plein Paris, quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand à l’Élysée. Ensuite, parce que cette affaire reste un mystère. L’enquête judiciaire française s’est soldée par un non-lieu en juillet 1992, sans que soient identifiés les coupables. […] L’assassinat de Dulcie September est une histoire qui reste très gênante pour la France : Dulcie dénonçait les relations économiques illégales entre Paris et le régime de l’apartheid, notamment en matière d’armement. Ce soutien des autorités françaises à un régime officiellement raciste est, aujourd’hui, encore, largement méconnu. […] Depuis plus de dix ans, Collombat accumule de la documentation, il épluche les archives et il réalise des interviews filmées avec celles et ceux qui ont connu Dulcie à l’époque. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Le temps est venu de raconter cette histoire et de tenter de comprendre pourquoi Dulcie September est devenue une cible. Ayant conscience de cela, le lecteur s’attend à une narration visuelle adaptée en conséquence. En particulier, elle comporte une forte part de têtes en train de parler : des témoins d’origine très diverse, racontant ce qu’ils ont vécu, parfois au temps présent, parfois comme souvenirs du passé. L’artiste doit reproduire l’apparence de nombreuses personnes politiques et autres. Il a dû produire un grand nombre de pages, ce qui a dû s’accompagner d’une cadence assez élevée. Très rapidement, le lecteur se rend compte que chaque page contient une forte densité d’informations, et que la narration est entièrement soumise à l’enquête. De temps en temps, une page ne peut être composée que des cases avec le buste d’une personne en train de parler, au travers d'un copieux phylactère. Pour autant ce dispositif permet d’incarner chaque propos, de voir qui les tient, et il montre qui parle, en toute transparence. Les deux auteurs font en sorte que le lecteur puisse voir qui parle, et à quel moment de sa vie, c’est-à-dire autant d’éléments d’information et de contexte laissant le lecteur libre d’apprécier les biais potentiels du locuteur. Par exemple Jacqueline Derens évoquant ses souvenirs de Dulcie September, trente ans plus tard. Ou bien Jean-Marie Le Pen en train de s’exprimer en direct au cours de l’émission L’heure de vérité, le 27 janvier 1988, les archives permettant de reproduire la séquence sans risque de déformation du fait des décennies passées. De même, voir Collombat poser des questions rappelle que lui aussi se livre à cette enquête avec un objectif précis, ce qui oriente le champ de ses questions, ce qui peut avoir une incidence sur la réponse de ses interlocuteurs. Le journaliste réalise une enquête qui explore de nombreuses possibilités, en fonction des réponses des personnes qu’il interroge, avec qui il discute, aussi bien ceux qui ont côtoyé Dulcie September dans sa famille, dans la branche parisienne de l’ANC (African National Congress), aussi bien des policiers qui ont enquêté sur le meurtre, d’autres activistes, des politiciens avec des niveaux de responsabilité variés. L’enquête évoque aussi bien des enjeux politiques que des enjeux économiques à l’échelle d’entreprises internationales, à l’échelle également de plusieurs nations. Cela induit que le dessinateur représente des situations, des environnements, des accessoires très variés. Cela commence avec une rue de Paris, une cage d’escalier avec un ascenseur, pour déboucher dans cette première scène sur un pistolet équipé d’un silencieux et un cadavre ensanglanté. Par la suite, Grégory Mardon montre les discussions assises autour d’une table pour recueillir des témoignages, aussi bien dans une cuisine que dans un salon bourgeois, des colloques et des allocutions officielles, des violences de foule, la ville d’Althone dans la banlieue du Cap, des manifestations de protestation, une cellule de prison, des cartes géographiques pour montrer les frontières, la ville de Genève, de Nice, de Zagora, la place de la Bastille, son opéra et la colonne de Juillet, l’assemblée nationale, les couloirs du métro parisien, des installations de centrale nucléaire, la gare d’Amsterdam, des missiles, d’avions militaires Mirage F1, etc. Il reproduit également la ressemblance de nombreux hommes politiques ou de personnalités comme François Mitterrand, Jacques Chirac, Charles Pasqua, Nelson Mandela, Simone Signoret & Jean-Paul Sartre, Pierre Joxe, et d’autres moins connus. Deux musiciens : Johnny Clegg, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand). Dans un premier temps, le lecteur manque d’assurance quant à la construction de l’ouvrage. Celui-ci s’ouvre avec l’assassinat de sang-froid par un professionnel, permettant d’appréhender la réalité de ce crime, de cette exécution commanditée. Puis les deux auteurs se mettent en scène en train d’écouter Jacqueline Derens chez elle, au temps présent de la réalisation de l’ouvrage. Celle-ci raconte sa première rencontre avec Dulcie September en 1979. Il va ainsi se produire de nombreux va-et-vient temporels entre le temps présent des entretiens et celui des faits relatés, des développements sur la persistance du racisme dans la société française, trois pages consacrées au régime de l’apartheid, la jeunesse et la vie de Dulcie September jusqu’à son arrivée à Pairs, l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1964, suite au jugement à Rivonia, prison à perpétuité pour lui et sept autres compagnons de lutte (Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrex Mlangeni, Ahmed Kathrada, Denis Glodberg). Une page consacrée à l’ANC et à l’établissement de sa direction en exil à Lusaka en Zambie. L’élection de François Mitterrand en 1981. La visite des anciens locaux de l’ANC à Paris au temps présent de l’enquête. Un séjour à Genève en septembre 2011, pour rencontrer Margrit Lienert, ancienne hôtesse de l’air, engagée par la suite dans le mouvement anti-apartheid suisse (branche romande) au début des années 1970. Etc. Progressivement, la ligne conductrice de l’enquête apparaît : des recherches pour chaque possibilité à envisager, des recherches de témoignages, des explications concises sur les différents acteurs, des membres de l’ANC, des politiciens, des militaires, des patrons d’entreprise, etc. Il s’agit d’une véritable enquête menée avec rigueur, confrontée au fait que certains témoins sont décédés depuis, que certains ne sont pas forcément fiables, et que les enjeux se révèlent énormes, à la fois sur le plan économique et le plan politique. Il est question des services secrets de plusieurs nations, de mercenaires aux agissements discutables (l’ombre de Bob Denard, 1929-2007, se faisant sentir), et de secrets d’état. En fonction des témoignages, le lecteur voit bien quand les auteurs se heurtent à des murs, et à d’autres moments il est même surpris qu’ils puissent en apprendre autant. Une enquête d’un journaliste professionnel, sur un assassinat commis à Paris, contre une militante anti-apartheid, et jamais élucidé. Une mise en images réalisée par un bédéiste professionnel, adaptant son approche à la nature de l’ouvrage, réalisant un travail impressionnant pour montrer les différentes personnes, soit racontant leurs souvenirs, soit lors de reconstitution du passé, participant à la rigueur de la présentation, et à son honnêteté intellectuelle. Le lecteur explore ainsi les nombreuses ramifications de ce meurtre commandité, suivant chaque possibilité, pour voir progressivement se dessiner la plus probable, étayée par de nombreux faits. Édifiant. Benoît Collombat a réalisé le scénario d’autres bandes dessinées, en particulier Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la V? République (2015) avec Étienne Davodeau, Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) avec Damien Cuvillier.

05/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mon papa dessine des femmes nues
Mon papa dessine des femmes nues

Ça peut tout changer. Ces petites choses mises bout à bout. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, tout en s’inscrivant dans une réflexion sur l’art et sur la bande dessinée que l’auteur a initiée depuis plusieurs tomes, avec Une histoire de l’art (2016, sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso), suivi par Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale (2019). Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de son fils Hyppolyte. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec la liste des artistes et de leurs œuvres évoqués, de Mark Rothko avec Red Equal à Jean Dubuffet avec la Métafizix, en évoquant soixante-dix créateurs, et six œuvres réalisées par des artistes inconnus. Incipit : David Hockney montre toujours le chemin. Reprographie avec interprétation des œuvres Red Equal de Mark Rothko, Solen d’Edward Munch, Black sun d’Alexander Calder. Cycle : effroi, sidération, colère. Reprographie avec interprétation des œuvres : Le triomphe de la mort de Pierre Bruegel l’ancien, Pinturas Negras de Francisco de Goya, Teetering towers, The woodcuts, Heavy cloud d’Ansel Kiefer. Philippe Dupuy et son fils Hippolyte visitent un musée. L’enfant n’aime pas ces images, elles sont terrifiantes. Il ajoute qu’ils sont laids, et il y a celui qui mange quelqu’un. Sur l’avant-dernier, tout est cassé, brûlé, mort. Son père lui répond qu’il sait et qu’il est désolé. Il le prend par la main et l’emmène voir d’autres tableaux, parce que ceux-là, ça fait du bien, parce que ça existe encore : Amandier en fleurs de Vincent van Gogh, Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, Nave Nave Moe de Paul Gauguin, A closer winter tunnel de David Hockney, Le bonheur de vivre d’Henri Matisse. Le garçon fait remarquer à son père qu’ils sont tous tout nus. À Paris, dans son appartement, Philippe est à sa table à dessin en train de travailler. Son fils entre et lui demande ce qu’il fait : il répond qu’il travaille. L’enfant veut savoir ce que c’est : le père explique que c’est un collage avec un dessin de la main gauche, il fait ça de temps en temps. L’enfant remarque que son père aussi dessine des femmes toutes nues et il souhaite savoir pourquoi. Philippe explique qu’il aime bien, parce qu’il trouve ça beau. Et puis c’est quelque chose qui se fait souvent en art. Le fils renchérit : oui, dans les peintures, il y a plein de dames toutes nues. Comme la dame dans le coquillage qui cache sa zézette avec ses cheveux. Mais, bon, il aime bien quand même les dessins de son père. Ce dernier le remercie et lui indique qu’il aime beaucoup ceux de son fils. Puis Hippolyte demande la permission de regarder un dessin animé, il choisit les Pokémons. La chanson du générique débute, le héros indiquant sa volonté de devenir le meilleur dresseur, de gagner les défis et de parcourir la Terre entière. À table, l’enfant regarde le fond de son verre : quarante-quatre ans comme maman, celle-ci répond qu’elle a vingt-deux ans dans le fond de son verre. Philippe met ses lunettes mais il n’arrive pas à lire, c’est vraiment écrit trop petit. Son fils prend le verre et lit : quatre ans. Dès les premières planches, le lecteur fait connaissance avec la singularité de ce créateur. Il reproduit en les interprétant trois tableaux de maître, puis il réalise un triangle à main levée plaçant aux sommets les mots Effroi, Colère, Sidération. Puis suit l’interprétation d’autres tableaux, et des échanges avec son fils. À l’évidence, c’est le choix de l’auteur que de reproduire à sa manière ses œuvres d’art, plutôt que de faire usage d’une photographie de ces tableaux. Il monte ainsi comment il les perçoit, comment il les interprète, comme il les fait siens. Après ces pages en couleurs, à la peinture, au feutre, au crayon de couleur et au crayon noir, il réalise une page dans son mode graphique habituel : des traits de contour irréguliers et fins, à l’encre pour des dessins dans une veine représentative et descriptive, avec un niveau de détails variable en fonction des éléments représentés, êtres humains comme objets, entre esquisse et dessin précis à l’apparence malhabile. Dans le premier cas, le lecteur voit l’intention et la spontanéité ; dans le deuxième cas, il constate que l’artiste sait observer finement ce qui l’entoure, par exemple quand il peut identifier le mobilier urbain parisien comme les croix de Saint-André. S’il a déjà lu des bandes dessinées récentes de cet auteur, le lecteur s’attend à la diversité des approches graphiques, et à cette impression un peu penchée. Sinon, il découvre une multitude d’idiosyncrasies qui ne relèvent pas du maniérisme ou de l’affèterie, mais de l’expression de la personnalité de l’auteur, de ses intonations, de ses hésitations, de sa façon d’appréhender le monde. Ce créateur s’exprime par chaque trait, par chaque forme, chaque mise en page, par la structure de son récit. Au fil de sa carrière, il a maîtrisé différentes techniques, les règles académiques et le savoir-faire d’un bédéiste, jusqu’à pouvoir faire totalement sien toutes les dimensions de ce mode d’expression. Il suffit de regarder les textes pour en avoir la preuve : jeu sur les polices, lettrage manuel et artisanale, ondulation des textes qui peuvent parfois épouser la forme des bordures, ou suivre la forme d’une spirale, petites annotations manuscrites en bordure de case, texte en minuscule ou en majuscule, alternance de mots en minuscules et en majuscules, et toutes ces variations participent à exprimer l’état d’esprit de l’auteur, à l’opposé de facéties artificielles et gratuites. Les modes d’expression graphique varient également en fonction de ce que l’artiste souhaite exprimer : les pages avec des dessins à base de traits de contour fins et encrés, l’interprétation d’œuvres d’art classiques, des dessins à l’encre (de femmes nues) collés sur des photographies de montagnes, des peintures abstraites à l’aquarelle avec une silhouette dessinée et collée par-dessus, les dessins de son fils intégrés à une page, voire composant la narration visuelle pendant plusieurs pages, des compositions avec les dessins à l’encre et l’aquarelle, quatre vues de Taipei réalisées au pinceau et à l’encre sous forme d’illustration en double page, une modification du rendu des formes pour raconter une performance des cubes de Takako Saito, la reprographie de deux petits livres de bande dessinée réalisés par Hippolyte comme cadeau d’anniversaire, un dessin pour illustrer un texte de Greil Marcus sur les Sex Pistols, etc. Derrière ce titre aguicheur, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre : la dissection d’une pratique de dessin honteuse ? La visite au musée établit qu’une composante principale du récit réside dans la relation du père avec son fils. Celui-ci ressent les œuvres d’art, sans appareil analytique : il les voit mieux que l’auteur qui est incapable de se départir de sa culture picturale, de plusieurs décennies de pratique de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle Hippolyte pose cette question ingénue à son père : la forte proportion de corps féminins dénudés dans l’art lui saute aux yeux. À travers son fils, l’auteur retrouve la capacité d’émerveillement qui s’est émoussée en lui avec les décennies écoulées. Il se reconnecte aux émotions suscitées par les œuvres d’art, il retrouve une façon de voir qu’il avait perdue. Au fil des séquences, il apparaît d’autres facettes de sa relation avec son fils du fait du caractère intimement personnel de l’ouvrage. Ainsi il évoque le regard des autres parents commentant la différence d’âge entre les deux, le père ayant soixante ans et le fils bientôt onze ans, la mère Loo Hui Phang en a quarante-six. Les parents évoquent l’avenir de leur enfant, au regard de l’état du monde. Cela amène à des questions et des réflexions apaisées, mais pas faciles, comme Philippe se demandant à partir de quand son fils pensera que son père est vieux. La visite au musée établit aussi une autre composante majeure : la contemplation de l’art et la relation que l’auteur entretient avec. Il avait développé ce thème dans Peindre on ne pas peindre (2019), et avait poursuivi sa réflexion sur le sujet dans J'aurais voulu faire de la bande dessinée (2020, avec Dominique A et Stéphan Oliva). Outre les artistes cités plus haut, les visites d’exposition évoquent également des œuvres de Matisse, Man Ray, Joan Miró, Fernand Léger. L’auteur passe en revue la nudité féminine dans l’art, depuis les représentations du paléolithique jusqu’au monde moderne (Pop art, Op art, Figuration narrative, libre, Cobra, Estampes, Fluxus, Photographie, Nouveau réalisme, Arte povera, Art brut, Performance, Art vidéo). Il consacré également dix pages à Takako Saito (1929-), artiste japonaise, à l’occasion d’une de ses performances à base de cubes au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux. Le lecteur se retrouve fasciné par ce qu’en dit Dupuy qui s’avère un excellent passeur pédagogue pour parler de cette œuvre. Il revient à l’esprit du lecteur la remarque de l’auteur sur les différentes formes d’accessibilité à une œuvre, soit érudite grâce à un bagage culturel adéquat (y compris pour les bandes dessinées), soit plus immédiat comme en atteste la réponse de son fils participant spontanément à ladite performance comme les autres enfants présents, alors que les adultes ne peuvent envisager leur condition qu’en tant que spectateur. Dans cette bande dessinée, le lecteur découvre deux extraits de l’ouvrage Lipstick Traces (1989) de Greil Markus, analysant comment les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le lecteur comprend que ces remarques ont eu une grande importance dans la manière dont l’auteur considère l’art en général, et le sien en particulier. Un titre un peu provocateur, assorti d’une couverture composite cryptique. Une fois encore, le lecteur se retrouve déconcerté par la facilité et l’évidence de la narration, alors qu’elle semble si hétéroclite en apparence. Il fait entièrement confiance à l’auteur qui se montre attentionné vis-à-vis de lui, tout en réalisant une œuvre si personnelle que rien ne pourrait être modifié sans en changer profondément le sens. La narration visuelle s’avère protéiforme, dégageant un mélange de spontanéité et de sincérité, tout en révélant une extraordinaire unité parfaite entre le fond et la forme. Philippe Dupuy aborde des thèmes très personnels comme sa relation avec son fils, indissociables de son rapport à l’art, aux artistes, à sa pratique de la bande dessinée, à sa vie dans cette phase qu’il qualifie de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski : les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. Merveilleux.

04/11/2024 (modifier)
Par Linette
Note: 5/5
Couverture de la série Le Poids des héros
Le Poids des héros

D'abord un gros coup de coeur pour l'illustration, elle est magnifique, les couleurs sont incroyables. Après le choix du titre est parfait pour cette belle histoire. Nous suivons ce petit garçon curieux David grandir et devenir une homme mais sont hypersensibilité le charge du poids de l'histoire terrible de son grand père . La guerre, la résistance, l'emprisonnement, les camps de concentration... Toute cette charge émotionnelle lui est transmise comme un héritage mais ce sera son fardeau... Ça pousse à cette réflexion que nous avons tous à un moment de notre vie, avons-nous le droit à la tristesse alors que nous n'avons pas connu le vrai malheur ? Avons nous le droit de nous plaindre alors que nous avons le ventre plein et un toit sur la tête ? Alors comme David je pense que oui on doit s'estimer chanceux mais chaque période de l'histoire a sont lot de malheur et d'anxiété, nous avons tous le droit de ressentir des émotions négatives, c'est de cette façon que l'humanité arrive à se relever plus haut. David a la charge de transmettre l'histoire de son grand père. Lui aussi devra donner ce fardeau à l'un de ses enfants... Il y a cette très belle phrase au début du livre " lorsque vous écrivez un livre sur l'horreur de la guerre, vous ne dénoncez pas l'horreur, vous vous en débarrassez"

03/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Vie Secrète des écrivains
La Vie Secrète des écrivains

Pour survivre, il faut raconter des histoires. – Umberto Eco - Ce tome correspond à une adaptation du livre de Guillaume Musso portant le même titre, paru en 2019. Son édition originale date de 2023. L’adaptation a été réalisée par Miles Hyman pour la transposition, les dessins et les couleurs. Il compte environ cent quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec épilogue de cinq pages écrits par Musso (intitulé D’où vient l’inspiration ? apostille à La vie secrète des écrivains), une page de remerciements (une phrase de Musso et un paragraphe rédigé par Hyman), une bibliographie de l’écrivain et une du bédéiste. On appelle cela l’effet Streisand : plus on cherche à cacher quelque chose, plus on attire la curiosité sur ce qu’on souhaite dissimuler. Depuis son retrait soudain du monde des lettres à l’âge de trente-cinq ans, Nathan Fawles est victime de ce mécanisme pervers. Nimbée d’une aura de mystère, la vie de l’écrivain franco-américain a suscité tout au long des deux dernières décennies son lot de ragots et de rumeurs. Né à New York d’un père américain et d’une mère française, Fawles passe sa jeunesse entre la France et les États-Unis où il termine ses études, d’abord à la Phillips Academy, puis à l’université Yale. Il s’investit ensuite dans l’humanitaire, travaille quelques années pour Action contre la faim, et Médecins sans frontières au Salvador, en Arménie et au Kurdistan. De retour à New York en 1993, Nathan Fawles publie son premier roman, Loreleï Strange, parcours initiatique d’une adolescente internée dans un hôpital psychiatrique. Le succès n’est pas immédiat, mais en quelques mois le bouche-à-oreille porte le roman en tête des ventes. Avec son deuxième ouvrage, Une petite ville américaine, vaste roman choral de près de mille pages, Fawles rafle le prix Pulitzer. L’auteur s’impose comme l’une des voix les plus originales des lettres américaines. En 1997, Fawles s’installe à Paris où il publie son nouveau texte directement en français. Les Foudroyés est une déchirante histoire d’amour, mais aussi une réflexion sur le deuil, la vie intérieure et le pouvoir de l’écriture. C’est à cette occasion que le public français le découvre vraiment. Il participe à une édition spéciale de Bouillon de culture, avec Salman Rushdie, Umberto Eco et Mario Vargas Llosa. Quelques mois plus tard, âgé d’à peine trente-cinq ans, Fawles annonce dans un entretien décapant avec l’AFP sa décision irrévocable d’arrêter d’écrire. Depuis cette date, l’écrivain s’est installé dans sa maison de l’île Beaumont. Fawles n’a plus jamais publié le moindre texte, ni accordé d’interview à une journaliste. Il a aussi refusé toutes les demandes d’adaptation de ses romans au cinéma ou à la télévision. Netflix et Amazon s’y sont encore récemment cassé les dents, malgré des offres financières très importantes. Depuis bientôt vingt ans, le silence assourdissant du reclus de Beaumont n’a cessé d’alimenter les fantasmes. Pourquoi Fawles, à seulement trente-cinq ans, alors au sommet de son succès a-t-il choisi de se mettre en retrait du monde ? Impossible de faire semblant : il s’agit de l’adaptation d’un roman de l’écrivain qui vend le plus de livres en France à cette époque. Le titre évoque explicitement la condition de l’écrivain et sa vie secrète, le personnage principal est un écrivain ayant mis fin à sa carrière. Le deuxième personnage d’importance à intervenir, Raphaël Bataille, est un écrivain en herbe qui vient solliciter l’avis du premier. Régulièrement, le lecteur découvre une illustration représentant un écrivain célèbre, avec une citation sur la condition d’écrivain : Umberto Eco (1932-2016), Zora Neale Hurston (1891-1960), Margaret Atwood (1939-), Milan Kundera (1929-2023), Agatha Christie (1890-1976), Marcel Proust (1871-1922), Elena Ferrante (1943-), William Shakespeare (1564-1616), Anton Tchekov (1860-1904), Franz Kafka (1883-1924), Georges Simenon (1903-1989), Alexandre Soljenitsyne (1918-2008). Celle d’Eco fait le constat que : Pour survivre, il faut raconter des histoires. Margaret Atwood prévient que : Vouloir rencontrer un écrivain parce qu’on aime son livre, c’est comme vouloir rencontrer un canard parce qu’on aime le foie gras. Régulièrement, le personnage principal effectue des commentaires sur le métier d’écrivain. Par exemple : La première qualité d’un écrivain était de savoir captiver son lecteur par une bonne histoire, un récit capable de l’arracher à son existence pour le projeter au cœur de l’intimité des personnages. Plus loin, il complète : Un roman, c’est de l’émotion, pas de l’intellect. Concernant le métier proprement dit, il prévient Raphaël que : l’existence d’un écrivain est le truc le moins glamour du monde, on mène une vie de zombie, solitaire et coupée des autres. Au vu de ce qu’il écrit sur les éditeurs, contre lesquels il a la dent dure, peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sans oublier le lecteur en tant qu’espèce en voie de disparition, et les piques sur la vraie littérature. Dans un premier temps, l’esprit du lecteur ne peut faire autrement que de se focaliser sur cette mise en abîme : l’auteur parle de ce qu’il connait le mieux, son métier, il crée une forme de connivence avec le lecteur qui sait que l’auteur sait qu’il a fait exprès de parler de lui à travers un personnage écrivain, et même un autre personnage aspirant écrivain pouvant évoquer l’individu qu’il était à ses débuts. Cette écriture venant de l’intellect paraît démentir les conseils de Fawles qui dit que l’essentiel se trouvent dans les émotions. D’un autre côté, il y a le mystère de la raison pour laquelle Fawles a mis fin abruptement à sa carrière d’écrivain, Raphaël se fait tirer dessus avec un fusil dès la page trente-et-un et un cadavre nu cloué à un arbre est découvert dix-huit pages plus loin. L’affect du lecteur s’en trouve ainsi titillé et l’élégance de la narration visuelle le séduit instantanément dès la couverture, avec la joie ineffable de découvrir que les pages intérieures sont aussi belles, aussi soignées, aussi élégantes. Impossible de ne pas succomber à la séduction de ce ciel chaud et presque enflammé, de ce bleu entre turquoise et céruléen, de cette terrasse dépassant des falaises et promettant un panorama à couper le souffle, et de cette silhouette féminine chic, sans être provocatrice. Chaque page offre des dessins aussi plaisants à l’œil. L’artiste réalise des images dans un registre descriptif et réaliste avec un niveau de détail élevé dans chaque case. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque lieu et admirer cette même vue en double page, un quartier de Harlem dans lequel se trouve Zora Neale Hurston, un dessin en double page de la côte de l’île Beaumont vue depuis la mer, la silhouette du Flatiron Building à New York, le plateau de l’émission Bouillon de culture avec Bernard Pivot, les tables d’une terrasse avec l’ombre accueillante de leur parasol, une balade à vélo dans l’île Beaumont, l’intérieur du salon de la villa de Fawles avec son fusil accroché au mur, un plage d’Hawaï, une autre villa de l’île dans laquelle Raphaël s’introduit par effraction, un appartement parisien, un grand congélateur ensanglanté, la ville de Sarajevo pendant la guerre, etc. Chaque case impressionne par son niveau de détails et sa parfaite lisibilité, par la précision des traits et par la mise en couleurs. L’artiste réalise un dosage extraordinaire entre le degré de simplification de certaines formes, les réduisant parfois à de simples rectangles, et leur habillage par une teinte en aplat ou déclinée en nuances. À certains moments, s’il arrête sa lecture et qu’il se focalise sur un détail, le lecteur peut briser l’harmonie entre ces différentes composantes et se dire que tel ou tel élément est plus simplifié qu’il n’en avait eu l’impression, presque représenté de manière naïve, en particulier la surface des trottoirs ou des chaussées. Mais en recommençant à progresser dans la page, cette impression fugace d’un détail ou d’un autre disparaît, pour laisser la place à la sophistication de l’ensemble. Formidable. Écrivain comme bédéiste se montrent prévenants vis-à-vis du lecteur : pas de gros plan gore, pas de complaisance vis-à-vis de la violence, même le cadavre cloué à l’arbre paraît un peu irréel. De prime abord, les pages peuvent sembler un peu chargées en texte, mais en fait il s’agit essentiellement de dialogues. Hyman a vraisemblablement repris le texte de Musso : les réparties des uns et des autres se succèdent avec un certain rythme, le plaisir de lecture l’emportant et effaçant l’a priori d’un texte abondant. Se pensant bien malin, le lecteur peut se focaliser sur les remarques relatives au métier d’écrivain, à la nature d’un bon livre surtout en se demandant si l’auteur applique ses propres recettes, et à l’aspect touristique de pouvoir jouir des différents environnements de l’île et de la magnifique villa La croix du Sud. Il se trouve presque surpris quand l’intrigue s’étoffe avec un meurtre, puis une histoire de photographies retrouvées dans un appareil qui avait été perdu dans la mer, le mystère de la retraite lui semblant suffisant comme colonne vertébrale du récit. S’étant habitué à l’environnement insulaire protégé et coupé du monde, il se trouve encore plus surpris par l’intégration d’éléments plus réels, voire d’actualité comme un médecin célèbre ayant travaillé dans l’humanitaire ou la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le récit relève bien d’un roman policier, voire d’un polar pour ce qu’il dit de la société, d’un roman policier à énigme comme ceux d’Agatha Christie (sa citation incluse dans le roman : Une fois enclenchées, les coïncidences ont la capacité de se succéder de la façon la plus extraordinaire.) avec une résolution qui prend la forme de trente pages de révélations sur le passé, une méthode chère à Hercule Poirot. Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans cet enchevêtrement d’événements tragiques, souffrant avec les personnages, tout en étant pleinement conscient des conventions de genre (ou des ficelles) employées par l’auteur. Un auteur de romans à succès qui évoque le métier d’écrivain : Guillaume Musso évoque sa propre profession, Nathan Fawles étant son avatar. Il cite ses écrivains préférés, avec des passages qui provoquent un effet de résonnance, comme le fusil de Tchekov quand le lecteur voit un fusil accroché au mur du salon de Fawles, ou le titre emprunté à Gabriel García Márquez (Tout le monde a trois vies ; une vie privée, une vie publique et une vie secrète.). Qu’importe, la puissance de séduction de la narration visuelle emporte immédiatement le lecteur : la qualité des descriptions, les prises de vue, l’élégance des lieux et des individus, la palette de couleurs, magnifique. En cours de route, le lecteur se retrouve presque surpris de découvrir qu’il s’agisse d’un vrai polar, avec un crime sordide. À la fin, il est submergé par les émotions des personnages, car les auteurs lui ont fait développer une forte empathie pour eux.

03/11/2024 (modifier)
Couverture de la série Bluebells wood
Bluebells wood

Je ne connaissais pas encore Guillaume Sorel mais je dois dire que j'ai été littéralement envoûté par cette œuvre. Envoûté tout d'abord par ce trait magnifique, ces animaux superbement croqués (chevreuils, cerfs, écureuils, etc), ces paysages de forêts et de bords d'océans qui constituent de véritables aquarelles à eux seuls et bien sûr par ces sirènes à la fois belles et démoniaques, féminines et monstrueuses... Envoûté ensuite par l'ambiance Lovecraftienne de cette histoire qui, si elle reste relativement classique et assez lente, recèle une poésie et une féérie générant une certaine émotion pour le lecteur que je suis. La fin qui peut effectivement s'avérer déroutante de prime abord reste très ouverte est constitue également un bel hommage à l'univers d'H.P. Lovecraft. Côté références, on pensera également à la petite sirène d'Andersen, notamment lorsque cette dernière observe la cabane de notre héros, assise sur son rocher. Le très beau cahier graphique en fin d'ouvrage confirme cet hommage, la sirène arborant parfois une chevelure flamboyante comme celle de l’œuvre originale. Une BD gagnant à être plus connue (merci bdthèque :)) et à posséder sans nul doute. Originalité - Histoire : 9/10 Dessin - Mise en couleurs : 10/10 NOTE GLOBALE : 19/20

03/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Esprit critique
L'Esprit critique

La réalité n'est pas un sondage. - Ce tome est un exposé sur le thème de l’esprit critique, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Sa première publication date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bauthian pour le scénario, par Gally pour les dessins et les couleurs avec l’aide de Reiko Takaku assistante couleur. Cet ouvrage compte cent-vingt pages de bande dessinées. Il se termine par une courte biographie des deux auteurs en un paragraphe, une bibliographie de deux pages, et une double page intitulée Pour aller plus loin répertoriant douze ouvrages dont La petite Bédéthèque des Savoirs T24 Crédulité et rumeurs. Faire face aux théories du complot (2018) de Gérald Bronner & Krassinsky. Un groupe de six amis, de jeunes adultes des deux sexes, mangent sur la terrasse d’un appartement, rendue plus agréable par la présence de nombreuses plantes vertes. Une nouvelle venue sonne à la porte : Masha, habillées d’une longue robe violette ; elle indique qu’elle a apporté ses photographies de fées. Elle explique : ce sont des esprits de paix et de guérison. Elle a eu l’honneur de les rencontrer plusieurs fois, leur présence silencieuse lui a appris à améliorer ses facultés méditatives. Et quand elle y est parvenue, son asthme a été soulagé. Paul Boutet ironise en répondant que sûrement ça ne peut pas être juste la balade et l’air pur. La jeune femme se ferme immédiatement : un sceptique ! Elle continue : elle aussi elle l’a été, mais elle a testé sa foi. Elle est revenue à différentes heures, sous différentes lumières, alors qu’elle était d’humeurs variées. Leur présence ne dépendait en rien de ces facteurs.la dernière fois, lorsqu’elle s’est approchée, elle a entendu un son de clochettes. Paul ajoute une remarque narquoise comme quoi ça ne l’étonne pas. Elle rétorque que bien des visionnaires ont été pris pour des fous avant qu’on ne leur donne raison, comme Galilée, Gandhi… L’hôtesse ajoute que Paul est particulièrement lourd. Un autre invité s’adresse à Paul : il n’est pas surpris car Paul a toujours eu peur de ce qu’il ne pouvait pas expliquer. L’hôtesse continue : le monde est plein de mystères, c’est bien la preuve de l’existence de forces qui dépassent les humains. Un troisième intervient : il y a d’autres explications possibles. C’est facile de voir un motif dans de l’eau ou des nuages… Peut-être qu’un gamin avait construit un barrage un peu plus haut, et que ça perturbait le courant. Masha objecte qu’elle a remonté plusieurs fois cette rivière et il n’y avait aucun barrage : ce sont bien des fées ! Elle conclut : si ce n’est pas des fées, que les autres lui prouvent. Ses interlocuteurs interloqués ne répondant pas, elle conclut qu’elle veut bien se remettre en question, mais on parle là d’une technique de communication inter-spectrale utilisée par les druides depuis des millénaires. Paul ne peut pas retenir une exclamation : Mais c’est n’importe quoi ! Masha l’achève en accusant Paul de devenir insultant pour la culture celte. Paul rentre chez lui et se lâche sur les réseaux sociaux. Au vu du titre et du texte de la quatrième de couverture, le lecteur sait qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur l’esprit critique. À la lecture, il constate les liens avec la méthode scientifique, ainsi qu’avec la zététique. Pour la narration de ce type d’ouvrage de vulgarisation, les auteurs optent soit pour un candide, soit pour un avatar de l’auteur qui expose et explique les différentes notions, avec une interaction plus ou moins sophistiquée avec les dessins. Ici, le procédé retenu procède un peu d’un mélange, avec le personnage principal Paul Boutet jouant le rôle du candide, et une incarnation humaine du principe de l’esprit critique. Les dessins apparaissent tout de suite très agréables à l’œil : une approche réaliste avec un degré signification de simplification dans la description. Des personnages jeunes sans beaucoup d’exagération dans l’expressivité de leur visage ou de leur langage corporel, immédiatement sympathiques, parfois contrariés, mais jamais animés d’émotions négatives ou destructrices. Le lecteur sait que l’ouvrage s’avèrera forcément composé de parties explicatives, et dans le même temps la première scène propose une mise en situation très concrète, opposant une jeune femme convaincue de la justesse de ses propos, de l’existence des fées, et Paul faisant preuve d’une attitude cartésienne ne pouvant pas souffrir ce genre de billevesées. Pourtant, il n’a pas le beau rôle, et les auteurs ne condamnent pas Masha par la raillerie ou la moquerie. C’est plutôt Paul qui apparaît comme obtus en dénigrant Masha sur les réseaux sociaux. L’avatar de l’esprit critique apparaît dès la page neuf, en colère contre Paul qui use d’insultes et de moqueries sur les réseaux sociaux. Cette jeune femme joue le rôle de professeur qui se lance dans un exposé construit et structuré sur l’esprit critique. Paul intervient plus ou moins pour objecter avec une situation concrète ou une remarque, pour relancer en posant une question, parfois en essayant de mettre en pratique ce que l’esprit critique vient d’expliquer. Pour autant, le lecteur n’éprouve pas la sensation de se retrouver en classe, car les auteurs mettent à profit les spécificités de ce mode d’expression : mises en situation au budget illimité, retour dans le passé sans limite d’ancienneté, intervention de scientifiques et de chercheurs illustres, représentation d’expériences classiques, observations en direct de phénomènes naturels ou sociaux. Le lecteur ressent rapidement que l’ouvrage a été conçu comme une vraie bande dessinée, scénariste et dessinatrice concevant chaque séquence ensemble avec des constructions de séquence reposant autant sur l’exposé en paroles de l’esprit critique, que sur ce qui est montré dans les dessins. Le lecteur ressent également la variété des possibilités visuelles utilisées : êtres humains en train d’interagir, facsimilé d’une conversation en messages instantanés, réseau de neurones et de synapses, dragon crachant du feu, facsimilé de diagrammes, orbites de planètes, morceaux de puzzle, jeu de plateau pour les différentes étapes de la méthode scientifique moderne, fausses affiches de publicité, utilisation de personnalités diverses (de savants comme Galilée, à un présentateur télé comme John Oliver), logos de moteur de recherche scientifique, page de résultat google, onomatopée d’effets sonores, etc. La découverte des principes de l’esprit critique se trouve ainsi incarnée au travers de Paul et de son avatar. Cette dernière rentre dans le vif du sujet avec la première évidence : une corrélation n’est pas une relation de cause à effet, citant quelques exemples remarquables et amusants, extraits de l’ouvrage Spurious correlations (2015), de Tyler Vigen. La dessinatrice reprend quatre exemples sous forme de graphique mettant en évidence des courbes similaires entre le montant des dépenses U.S. pour la science et le nombre de morts par pendaison, entre le nombre de noyades dans des piscines et le nombre de films où Nicolas Cage apparaît, entre le taux de divorce dans le Maine et la consommation de margarine, entre la consommation de fromage et le nombre de morts étouffés dans leurs draps. Suit un diagramme pour expliquer que par rapport à une moyenne, il y a autant d’individus en dessous qu’au-dessus. Sous réserve qu’il soit familier de cet auteur, le lecteur sourit en voyant Terry Pratchet (1948-2015) chevaucher une tortue dans le ciel pour donner sa définition de la science : c’est une méthode qui consiste à poser des interrogations gênantes et à les soumettre à l’épreuve de la réalité, évitant ainsi la propension de l’homme à croire ce qui lui fait du bien. À partir de la page vingt-trois, l’esprit critique se lance dans l’histoire chronologique des activités scientifiques : l’artiste représente alors des hommes des cavernes, des éléments mythologiques (scandinave, grec…). Puis viennent les premiers hommes célèbres pour leurs théories scientifiques : Pythagore Platon, Eudoxe de Cnide, Héraclide du Pont… jusqu’à arriver à Anaximandre de Milet (de -610 à -546), premier Grec connu à avoir tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde de façon scientifique. Le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de l’exposé, à la fois pour sa narration animée, vivante et amusante, à la fois pour la clarté de chaque point développé. La première partie aboutit à une double page présentant les différentes étapes de la méthode scientifique : observation, hypothèses, expériences, théories, évaluation par les pairs. Puis les auteurs abordent la question des pseudo-sciences sous un angle critique (avec une petite pique contre la pseudo-science qui refuse de contredire les hypothèses d’un fondateur), les présentations manipulatrices pour parer de termes scientifiques sans en observer la méthode. Le lecteur découvre ensuite la longue liste des biais cognitifs, chacun illustré par un exemple ou une mise en situation très parlante : paréidolie, biais de statuquo, effet Dunning-Kruger, effet Barnum, illusion de savoir, erreur fondamentale d’attribution, effet de halo, illusion de corrélation, biais de négativité, biais d’omission, biais de projection, biais de confirmation, effet foule, biais de la tache aveugle, illusion de fréquence, autruche, biais de cadrage, biais d’ancrage, effet de l’humour, biais rétrospectif, biais de rationalisation, illusion de savoir, illusion de fréquence, biais de représentativité. En fonction de sa culture en la matière, le lecteur retrouve ou découvre des problématiques incontournables comme la charge de la preuve (l’absence de la preuve n’est pas la même chose que la preuve de l’absence), les cinq questions de base à se poser face à une information, les parasites argumentatifs (sophisme et paralogisme, avec leurs dérivés), le fait que toutes les hypothèses ne se valent pas (entre un avis et un consensus scientifique), que la réalité n’est pas un sondage, et que l’ouverture d’esprit n’est pas synonyme de relativisme. Ils vont jusqu’à aborder la place de la foi dans l’esprit critique, à nouveau sans mépris ou même condescendance, et le caractère indispensable des émotions comme moteur de la raison. Quelle que soit sa familiarité avec l’esprit critique et la méthode scientifique, le lecteur se retrouve vite passionné par cet exposé à la forme enjoué et rigoureuse. La narration visuelle a été pensé pour participer à l’exposé en apportant elle aussi sa part d’informations, de façon diversifiée et adaptée à chaque développement. L’ouvrage présente les différentes facettes de l’esprit citrique, d’abord par la méthode scientifique, puis par les biais cognitifs, les effets de rhétorique, avec à chaque fois des exemples concrets et actuels. Le tout aboutit à une présentation cohérente de ce qu’est une démarche scientifique quel que soit l’objet de son étude, et observe des situations sociales et des communications de l’industrie du divertissement et de la société du spectacle à cette lumière. Indispensable.

02/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Circuit court - Une histoire de la première AMAP
Circuit court - Une histoire de la première AMAP

Cette ferme, elle a toujours su s’adapter aux événements et aux situations. - Ce tome contient un reportage complet, indépendant de tout autre, ne nécessitant aucune connaissance préalable sur les AMAP. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Tristan Thil pour le récit, et par Claire Malary pour les dessins et la couleur. Il comprend cent vingt-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec les remerciements des auteurs. Baie de Minamata au Japon en 1957. Depuis toujours, pour les remercier d’éloigner les rats qui rongent leurs filets, les pêcheurs donnent aux chats du port les poissons trop petits ou abimés pour être vendus. Depuis quelque temps, à Minamata, un mal étrange se répand. Les filets des pécheurs sont grignotés, faute de chats, qui disparaissent, atteints d’un mal qui rend fou de douleur, et pousse au suicide. Depuis quelque temps, à Minamata, le mercure de l’usine pétrochimique Chisso se mêle aux eaux poissonneuses de la baie. C’est la première fois que des humains sont atteints, à cette échelle, en tant que maillon d’une chaîne élémentaire. Les signes cliniques de la maladie de Minamata sont principalement neurologiques. Ataxie, difficulté d’élocution, troubles visuels et auditifs, convulsions, coma, paralysies motrices, retards mentaux, décès. Le mercure de Chisso s’infiltre partout, jusqu’à traverser la barrière placentaire réputée infranchissable. Les victimes se comptent par milliers, et sur plusieurs générations. Dans les années 1960, les mères de famille japonaises, marquées par ce mal étrange et préoccupées par l’industrialisation de l’agriculture qui a massivement recours aux produits chimiques, se regroupent pour former les Teikei. Le principe est aussi simple que révolutionnaire : en échange d’assurer aux paysans une sécurité financière en achetant leurs productions par souscription, ceux-ci s’engagent à fournir des aliments sains et sans produits chimiques. Un système alternatif, simple de distribution directe et qui émancipe de l’économie de marché. En France, c’est au début des années 2000 que se développent les AMAP : les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne. La première AMAP de France commence aux Olivades, dans le Var, la ferme de Daniel et Denise Vuillon. Au temps présent, sur l’autoroute, les auteurs prennent la sortie quatorze, en direction de Ollioules-Chateauvallon. Il traverse une zone commerciale avec un énorme hypermarché et un établissement de restauration rapide. Ils pénètrent dans le domaine des Olivades : passer les remparts de bambous, franchir les douves par le pont-levis qui mène à cette ferme flanquée d’une tour qui se prendrait volontiers pour un donjon. Arriver aux Olivades, c’est un peu comme pénétrer dans une citadelle verte assiégée par le béton. Tristan et Claire sortent de leur voiture et s’approchent de la maison qui semble vide. Ils décident de se diriger vers la serre ils sont accueillis par le chien, puis la voix de Daniel s’élève pour indiquer qu’il se trouve au bout du rang de tomates. Oui, mais lequel ? Le sous-titre et le texte de la quatrième de couverture s’avèrent explicitent : cette bande dessinée raconte l’histoire de la première AMAP en France, celle des Olivades, une Association pour le Maintien d’une Agriculture paysanne. Les auteurs ont adopté une trame directe : ils racontent leur rencontre avec Denise & Daniel Vuillon, et transcrivent le récit quasi chronologique qu’ils font de l’histoire de leur entreprise. Daniel évoque la ferme telle que son père l’a développée, et que lui son fils a reprise par la suite. Cette rencontre se déroule dans le domaine des Olivades, situé à proximité d’Ollioules, une commune à l'ouest de Toulon dans le Var. Pour autant l’histoire commence au Japon dans les années 1960, et il emmène le lecteur pour un séjour aux États-Unis à l’occasion du passage à l’an 2000, dans les rayons de l’hypermarché Mammouth qui a ouvert à proximité d’Ollioules, à Monaco en Bretagne. Au fil des décennies, le lecteur retrouve des marqueurs économiques, sociologiques et sanitaires : l’ouverture progressif du marché agricole à l’Europe, d’abord à l’Italie, puis à l’Espagne, le développement des hypermarchés (dont la marque Mammouth disparue depuis) et leur mode d’achat en très grosse quantité, puis en encore plus grosses quantités au travers de centrales d’achats, l’imposition de critères sur les fruits et légumes limitant de fait les variétés vendues, l’encéphalite spongiforme bovine et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, l’avènement d’internet, la vie et la mort des coopératives agricoles, la naissance d’ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne), etc. En fonction de sa familiarité avec ces événements, le lecteur est ainsi amené à les reconsidérer avec la connaissance que donne le recul des décennies passées. Le lecteur découvre la première page : elle baigne dans des teintes vertes, céladon, amande, prasin, sauge, tirant parfois vers le gris bis, lin, plomb, souris. D’un côté, cela donne une forte unité et cohérence visuelle à l’ensemble de l’ouvrage ; de l’autre côté, il peut craindre une certaine forme d’homogénéité à la longue. Il fait l’expérience de l’effet de la mise en couleurs : une complémentarité avec les traits de contours et les traits utilisés pour apporter du relief et de la texture des éléments détourés. Ces différentes nuances de teinte augmentent le relief, permettent de faire ressortir une forme par rapport aux autres, de créer différents plans, et de rendre compte de la luminosité du moment. À l’opposé d’un effet de monotonie, la mise en couleurs habille et apporte de la consistance aux formes. Les traits de contour dessinent des formes assez simples, rendant la lecture immédiate. Le lecteur apprécie le juste dosage entre les cases, les dialogues et les cartouches de texte, l’ensemble engendrant une lecture fluide et agréable. L’artiste ne se contente pas de coller une tête en train de parler dans les cases en guise de mise en scène des propos de Denise & Daniel Vuillon. Les pages montrent les différents endroits où se déroulent les discussions, ainsi que de nombreuses mises en situation, variées. La scène introductive se déroule dans un petit village côtier japonais, avec une belle vue de la baie, et des usines dont les rejets la polluent. Par la suite, le lecteur se retrouve dans des environnements diversifiés : sous les serres tunnels pour voir les cultures, une vue de dessus des terres de l’exploitation agricoles, sur une plage pour récolter des algues, au niveau du canal de Provence pendant les travaux de sa réalisation, dans un blocage sur autoroute pour empêcher la progression des camions espagnols, dans un hypermarché, dans la cuisine familiale, en train de faire les courses dans un petit centre-ville, dans la grande salle du Louis XV à l’hôtel de Paris à Monaco, à New York, dans une AMAP étatsunienne (CSA : Community-supported agriculture) à visiter l’exploitation. Les dessins montrent de nombreuses activités liées à l’agriculture paysanne, de la conduite du tracteur à la récolte des courges. La tendance naturelle du lecteur peut être de se focaliser sur les échanges et les discussions constituant l’exposé historique de la première AMAP, sans prêter une attention aussi grande aux dessins. Pourtant, il finit par se rendre compte que la narration visuelle ne se réduit pas à un support prétexte et redondant : elle montre et raconte des circonstances, des environnements, des gestes, des actions en correspondance directe avec les discussions, les enrichissant, preuve d’une coordination remarquable entre artiste et scénariste. Dans cet exposé incarné et concret au travers des images, le lecteur découvre l’histoire de l’exploitation agricole des Olivades au fil de cinq décennies mouvementées. Le scénariste commence par donner d’entrée de jeu la définition et l’objection de l’agriculture paysanne, et les rappelle à quelques reprises, c’est-à-dire nourrir en apportant deux choses essentielles : la santé et le plaisir. Les repères historiques font partie intégrante de cette histoire puisque les paysans de l’installation doivent adapter leur modèle économique à chaque changement : ouverture à la concurrence européenne ou spécifications de la grande distribution. À chaque nouveau risque, chaque nouvel obstacle, le lecteur est curieux de savoir comment l’entreprise va pouvoir y faire face, lutter face à des entreprises mondialisées, ou des institutions capables de les exproprier. Il sourit en se rendant compte que la solution vient des États-Unis, s’inspirant donc du Teikei japonais : le libéralisme économique donnant naissance à une forme de relation économique permettant de retrouver le juste équilibre en le prix payé et le coût de la production. En outre, il mesure à quel degré il a pu intégrer le modèle économique hégémonique des grandes surfaces : Les Olivades, c’est l’histoire d’une aventure, d’une remise en question d’un modèle qui semble unique au point d’avoir l’impression qu’il n’y avait jamais eu que ça, qu’il n’y avait pas d’alternative. Il constate l’intelligence du chapitrage en saisons : automne (1973-1987), hiver (1988-1999), printemps (2000-2020), été (2022-). Enfin il lui tarde d’essayer les recettes figurants dans l’ouvrage : Tomates à la provençale, Soupe au potimarron et au pistou, Risotto au potimarron, Aubergines alla Darmigiana. Il ne peut qu’acquiescer aux constats de bon sens : le premier travail du paysan est donc de nourrir la terre, et c’est la terre ensuite qui nourrit la plante. Ou encore : La vraie nourriture est celle qui est en lien avec la terre, avec le terroir, avec une terre qui doit être vivante. À part s’il est déjà convaincu par le principe des AMAP et s’il sait ce que c’est, il est possible que le lecteur n’envisage pas la lecture de ce tome. S’il s’embarque avec les auteurs, il découvre l’histoire de la première association pour le maintien d’une agriculture paysanne, celle des Olivades dans le Var. La narration visuelle s’avère très facile d’accès tout en portant une part significative du récit, et le récit très vivant, à la fois par les remarques de Denise & Daniel Vuillon, à la fois par les grands événements ayant marqué l’évolution de l’agro-alimentaire. Passionnant.

01/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série J'aurais voulu faire de la bande dessinée
J'aurais voulu faire de la bande dessinée

Parce que le but, c’est quand même bien de faire de l’art. - Ce tome contient un récit complet et indépendant de tout autre, entre biographie, autobiographie et essai. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les touches de couleurs, avec la participation de Stéphan Oliva pianiste de jazz et compositeur français, et Dominique A (Dominique Ané) auteur-compositeur-interprète français. Il comprend soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec le récit court intitulé J’aurais voulu être Philippe Druillet, huit pages, initialement paru dans le Cahier Aire Libre en 2018, évoquant, entre autres, l’album La nuit paru en 1976. Sur la dernière page, l’auteur liste tous les bédéistes et artistes qu’il évoque de près ou de loin par ordre d’apparition, de Mœbius, Philippe Druillet, à Léonard de Vinci, Jean Solé, soit soixante-dix-sept artistes dont une dizaine de mangakas. Puis viennent une quinzaine de magazine ayant publié des bandes dessinées, une quinzaine de compositeurs et d’interprètes de musique classique ou pop. Philippe Dupuy se promène dans une zone naturelle entre jardin et forêt : il observe les fruits, qui ressemblent parfois à de grosses pépites. Il trouve que c’est fou, complètement fous ces machins-là. Des matrices. Dans son esprit, il les nomme : Arzach, La nuit, Ici-même, Le bar à Joe, La R.A.B., Philémon, Hyppolite, Les frustrés, Le démon des glaces, La foire aux immortels, Les éthiopiques, Griffu, Major Fatal. Perché sur une branche d’arbre, un autre lui-même lui dit qu’il ne comprend pas ce titre : il en fait, de la bande dessinée. Le Dupuy initial répond qu’il ne sait pas, il n’en est pas si sûr. Ou pas sûr que ce qu’il fait soit de la bande dessinée. Son autre lui-même lui répond que ce n’est pas toujours simple avec lui. La réponse : pas du tout, c’est limpide. Ils arrivent devant une mare limpide et ils plongent leur regard dedans : une autre version de Philippe Dupuy s’y trouve, il a cinq ans, six ans peut-être ? Il dessine. Il dessine tout le temps. Il est allongé par terre dans le salon, sur le ventre, en train de dessiner, son horizon : les jambes de sa mère. Ses jambes. Toujours ses jambes. Allongé sur le ventre, le jeune Philippe décalque les fascicules de Picsou Magazine. Picsou est la bande dessinée de son enfance. D’où vient tout ce calque ? Toujours il dessine. Toujours il a dessiné. Pilote débarque à la maison, comment cela est-il possible ? C’est quoi cette histoire ? Qui a eu l’idée de l’abonner à l’Hebdo ? C’est un raz-de-marée ! Il y a tout. La brèche est ouverte, il s’y engouffre. Un véritable geyser jaillit de la mare limpide, s’élevant vers le haut, charriant une vingtaine de héros comme Blueberry, le grand Duduche, la coccinelle, Laureline & Valerian, etc. New York City, en 1995, un séjour à New York avec Blutch. Francis Jacob, un ami guitariste joue ce soir-là, à l’Anarchy Café, un club de Manhattan. À l’époque Philippe dessinait ses voyages dans des carnets. Après le set, Francis fait les présentations. Le trompettiste laisse son enthousiasme jaillir en découvrant les planches du bédéiste, ce dernier estimant que jouer de la trompette est beaucoup plus impressionnant. Après avoir raconté le réapprentissage de son métier dans Left (2018), et réalisé une trilogie sur l’histoire de l’art (évoquant en particulier le parcours de Man Ray et celui de Paul Poiret), Philippe Dupuy continue en s’interrogeant sur son art, ou au moins sur la nature de ce qu’il réalise et qui se retrouve classé dans les rayonnages Bande dessinée. La couverture donne une bonne idée de l’esthétisme des dessins : des trucs pas droits, avec un trait de contour assez fin et un peu sec. Des personnages et des objets représentés avec un degré élevé de simplification, une graphie de texte irrégulière et un peu naïve par certains côtés. Les premières pages confortent ce ressenti, avec en plus un papier légèrement jaune comme si les planches avaient été collées sur des pages blanches, l’utilisation de bouts de photographie en noir & blanc à la définition pas très élevée, et même les traces de correcteur liquide pour recouvrir une portion de case et redessiner par-dessus. Le bédéiste s’en tient majoritairement à des bordures de cases horizontales et tracées à la règle, avec une partie significative de cases sans bordures, ou avec des bordures en forme de patate irrégulière. S’il a lu ses bandes dessinées sur l’histoire de l’art, il retrouve également sa propension à réaliser des textes suivant une ligne légèrement penchée et pas horizontale, les changements de graphie imprévisibles, et quelques schémas simplistes et vite exécutés. Dans le même temps, la cohérence de la forme apparaît exceptionnelle, parfaitement adaptée au propos, à la nature de la séquence (personnages en train de parler, de se déplacer, de se livrer à une activité) : tout coule de source avec un naturel organique. Au cours de la discussion sur le thème de la bande dessinée, le pianiste de jazz stipule l’importance de faire des œuvres personnelles : c’est exactement ce que découvre le lecteur, une œuvre personnelle, au sens où la personnalité de l’auteur s’exprime, transparaît à chaque page, à chaque case, un individu prévenant, attentif à ce que dit son interlocuteur, attentionné vis-à-vis de son lecteur pour être sûr d’être suivi et compris. Au bout de quelques pages, le lecteur s’est adapté aux idiosyncrasies narratives et visuelles, et il se retrouve bien incapable d’envisager cette narration autrement, tellement elle transcrit la personnalité de son auteur qui s’exprime sur des sujets très personnels, spécifiques à ce moment de sa carrière, à son parcours de créateur, aux personnes avec qui il échange. La narration visuelle l’emmène dans des endroits très différents : cette étrange forêt clairsemée qui doit correspondre au paysage mental de l’auteur, un club de jazz à New York, une salle de concert avec un orgue aux tuyaux fantasmagoriques, le salon familial vu par les yeux de l’enfance, une croisière au large de Nantes, un aperçu de la bibliothèque de bandes dessinées de Dominique A, le centre culturel Le lieu unique à Nantes, une soirée mondaine, une promenade dans les dunes, etc. Les images montrent des souvenirs, des concepts parfois sous la forme d’un schéma, elle recourt même à des photomontages sous la forme de collage. En quatrième de couverture, le lecteur découvre quatre cases extraites de la page six dans lesquelles l’auteur s’interroge littéralement lui-même sur la nature de ce qu’il crée. Cette question ne fait pas entièrement sens pour le lecteur qui voit qu’il est en train de lire une bande dessinée, certes très personnelle dans ses choix esthétiques et dans son thème. Lors d’une soirée mondaine, cette question se trouve explicitée par celles que posent des invités à l’auteur sur ce qu’il fait : C’est reconnu la bande dessinée maintenant, hein ? Quels sont les titres de ses albums ? Son personnage ? Sa série ? Et ses interlocuteurs finissent par se détourner de Dupuy qui finit par se dire qu’il aurait mieux fait de dire qu’il est prothésiste dentaire, en effet ses bandes dessinées ne rentrent pas dans ces critères implicites. Au fil de l’exposé et des discussions avec ses deux interlocuteurs, le lecteur voit se dessiner plusieurs fils directeurs. Le premier apparaît quand l’auteur évoque ses lectures d’enfance, celles qui ont laissé une empreinte intense et indélébile, celles qui ont posé les fondations de ce qu’est une bande dessinée pour ce bédéiste en devenir. Lors d’un échange, Dominique A évoque le fait que les artistes vivent dans un pays où le poids historique des institutions crée des classes… Et des complexes de classe. Pour les écrivains, par exemple, le poids historique est énorme. Le lecteur fait le lien avec les années de formation du goût de Dupuy en matière de bande dessinée et il mesure tout le poids historique, exprimé de manière explicite dans la liste de fin, avec plus de soixante-dix auteurs de premier plan. Les échanges avec le chanteur Dominique A abordent la nature de leur métier, par comparaison. Qu’est-ce qu’écrire une chanson ? Quel peut-être l’horizon d’avenir d’un chanteur-compositeur ? Est-ce forcément la renommée et le succès qu’il faut viser ? Est-ce que l’absence de renommée et de succès invalide leur démarche artistique, prouve que leur démarche est un échec par manque de légitimité par la reconnaissance du public ? La discussion développe la différence entre artisan et artiste, entre maîtrise des technique et liberté de création, en passant par les différences entre Prétendre et Avoir des prétentions, entre Avoir des ambitions et Être ambitieux. Les réflexions entre Stéphan Oliva et l’auteur s’avèrent tout aussi passionnantes et pénétrantes car le premier est un pianiste de jazz qui avait commencé à faire de la bande dessinée enfant, puis adolescent : il établit des parallèles entre la création dans ce mode d’expression, et l’improvisation en jazz ce qui est son métier. En particulier, il explique que : L’improvisation, c’est abstrait, c’est la partie non écrite de la musique. Il continue : Comme pour l’instantanéité du trait ou faire un trait, c’est déjà être dans le dessin, la pratique classique en bande dessinée est de faire d’abord un crayonné provisoire, puis d’encrer par-dessus pour rendre le dessin définitif. Pour lui, le dessin, ce n’est pas de la mise au propre : c’est quelque chose que l’on fait dans l’instant et qu’on ne pourra jamais reproduire, un saut dans le vide, sans filet, il y a alors une énergie qu’on ne retrouvera pas deux fois. En ayant consenti quelques minutes pour s’adapter à la narration visuelle, le lecteur plonge dans une bande dessinée des plus personnelles : une réflexion sur ce mode d’expression, et une véritable profession de foi, réalisée sous la forme même d’une bande dessinée. Pour Philippe Dupuy : La bande dessinée peut tout porter, tout dire, c’est un continent à explorer, un terrain vierge aux richesse insoupçonnées, il suffit de vouloir imaginer. En se promenant dans un jardin, il effectue un parallèle supplémentaire : si les cycles de régénérescence de la nature sont d’éternels recommencement, ils n’échappent pas à l’évolution. Rien n’est immuable. L’art, parce qu’il est le fruit d’un acte créateur, se doit d’être singulier. Il ne peut pas imaginer faire de la bande dessinée autrement qu’avec singularité.

31/10/2024 (modifier)
Par Yannis
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Judas
Judas

J'ai acquis Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft en début d'année à Angoulême et j'ai pu discuter avec l'éditeur. Celui-ci faisait alors la pub pour l'un de ses prochains titres dessiné par le même illustrateur Jakub Rebelka et montrait la couverture qui envoyait du lourd. Vous l'avez deviné ce titre c'est le Judas ici présent. Je dois dire que je trouve la couverture magnifique avec le personnage de Judas qui ressort derrière la couronne d'épines et ce personnage intrigant dans le fond qui a son importance dans l'histoire. L'objet en lui-même est également très soigné comme d'habitude chez 404. Pour 22€ vous avez un bel ouvrage solide avec du papier de qualité. Côté histoire, Jeff Loveness explique dans la préface être parti d'un rêve que les éditeurs de Boom ! (USA) ont transformé en histoire. Judas a trahi le Christ mais et si toute sa destinée était justement cette trahison. Est-ce que sans Judas le sacrifice de Jésus pour sauver les péchés de l'humanité aurait pu se faire ? C'est un axe de réflexion particulièrement intéressant et nous accompagnons l'interrogation de Judas tout au long de l'album et de ses rebondissements. Pas besoin spécialement d'être chrétien ou spécialiste de la Bible pour suivre (je ne suis pas particulièrement l'un ou l'autre) mais je pense que l'album interrogera peut-être plus les gens ayant la foi (quelque soit celle-ci d'ailleurs). J'aime beaucoup le travail de Jakub Rebelka et je trouve qu'une nouvelle fois il rend une copie impeccable dans ses choix. Pour les personnages ont a une vision traditionnelle des personnage du nouveau testament (blancs avec cheveux longs et barbes). J'ai adoré le graphisme de l'album ainsi que sa mise en couleur. En fin d'album nous avons la galerie de couverture De Jakub Rebelka et les couvertures alternatives de Jérémy Bastian (La Fille maudite du capitaine pirate) qui valent également le détour. Vraiment cet album est vraiment beau et bien fait ce serait péché de passer à côté.

31/10/2024 (modifier)