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Couverture de la série Mégalex
Mégalex

Il m'aura fallu beaucoup d'abnégation pour venir à bout de cette série... Et pourtant cela commençait plutôt bien avec ce premier tome qui introduit l'univers de Mégalex qui sans être très original (cité robotisée et ultra-contrôlée où la nature n'a plus sa place) arrivait malgré tout à susciter suffisamment d'intérêt pour poursuivre la lecture. Le dessin très informatisé et aux décors relativement dépouillés participait également selon moi à l'ambiance très aseptisée de la mégalopole. Quelques indices venaient tout de même entacher cette première impression positive comme par exemple les formes très généreuses de la quasi intégralités des personnages féminins (pourquoi les doter de protubérances mammaires aussi disproportionnées alors que cela n'ajoute rien au récit ?) ou encore les sous-entendus sexuels entre l'anomalie et l'héroïne féminine un peu lourdauds dès les premières pages du récit. Et puis dès le second tome, on sent que cette série n'a pas été réfléchie dès le départ dans son ensemble avec l'apparition d'un verbiage omniprésent, des personnages creux et caricaturaux et des délires des auteurs de plus en plus improbables : créateurs du monde dont un est dépourvu de son enveloppe charnelle, fusion des deux personnages principaux, des animaux qui parlent, etc. Même le dessin change radicalement dans le dernier tome avec la disparition de la 3D. Bref, vous l'aurez compris, c'est une série qui ne rentrera pas dans les annales et qui ne me laissera pas un souvenir impérissable (c'est un euphémisme). Originalité - Histoire : 1/10 Dessin - Mise en couleurs : 5/10 NOTE GLOBALE : 6/20

04/05/2024 (modifier)
Par Gaston
Note: 2/5
Couverture de la série Howard le Canard - L'Intégrale
Howard le Canard - L'Intégrale

Enfin cette série est publiée en intégrale et je vais pouvoir me venger ! En effet, il y a quelques années j'avais acheté le premier volume de l'intégrale en anglais au prix fort et j'ai vite déchanté en lisant les histoires et que je me suis rendu compte que je n'accrochais pas du tout alors qu'on m'avait dit du grand bien de la série. Depuis, j'ai relu quelques fois cette intégrale et aussi le reste de la série (mais cette fois-ci en empruntant) et j'arrive toujours au même constat que je n'aime pas Gerber lorsqu'il part dans des gros délires. Howard le canard a eu un petit buzz lorsqu'il a commencé à paraitre dans sa propre série (avant il va faire une apparition dans la série L'Homme-chose et ensuite va connaitre quelques histoires courtes dans les numéros géants de L'Homme-chose) au point qu'il aura assez de notoriété pour être le premier héros Marvel à avoir son film seulement une décennie après sa naissance alors qu'il a fallu presque 40 ans pour que Spider-Man apparaisse au cinéma. Perso, je ne comprends pas trop que ce personnage a été aussi populaire, mais j'imagine qu'il fallait être présent dans les années 70. L'humour de la série n'a pas fonctionné la plupart du temps pour moi. Gerber mélange à la fois la parodie des comics et de la pop culture en général (Star Wars par exemple) et la satire sociale et je trouve que la mayonnaise ne prend pas. Ça part dans tous les sens et c'est trop décousu pour moi. Il y a quelques passages qui m'ont fait sourire, mais au mieux je trouvais que c'était moyen. Même le célèbre récit où Howard se présente à l'élection présidentielle américaine m'a paru correct sans plus, je vois pas pourquoi c'est devenu un classique. Bref, l'humour vieillie souvent mal et pour moi c'est le cas d'Howard le canard. J'ai eu l'impression qui me manquait des références pour apprécier la série, mais si j'ai besoin d'une encyclopédie sur les années 70 à coté de moi pour comprendre une série, je pense que c'est un problème. Sur ce que j'ai vu sur internet, c'est une série qui divise avec ceux qui adorent et ceux qui n'aiment pas. C'est typique le gros délire d'auteurs où on adhère ou pas alors pour vous faire une idée ne faite pas la même erreur que moi et emprunter les albums pour voir ce que vous pensez de ce personnage. Dommage j'aurais voulu apprécier Howard, surtout que la plupart des histoires sont très bien dessinées par le grand Gene Colan.

04/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Bleu Lézard
Bleu Lézard

Je poste mon avis après la lecture des trois premiers albums (un diptyque suivi d’un one-shot). Disons que j’ai préféré le premier diptyque. Sans être follement original, il est relativement bien construit. L’album suivant a un rythme trop lent à mon goût et ne m’a pas vraiment intéressé. Les histoires sont totalement indépendantes (seule une femme fait le lien entre elles). Du polar qui peine à surprendre, en tout cas qui est un peu mollasson, de nombreux flash-back tentant de dynamiser l’ensemble (sans y réussir suffisamment). Quant au dessin, s’il est bon et lisible, je l’ai trouvé un peu « sec », , avare de détails (personnages et décors). Une lecture d’emprunt, mais qui m’a laissé sur ma faim. Note réelle 2,5/5.

04/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Le Collectionneur
Le Collectionneur

Des histoires inégales, mais toutes intrigantes, qui tournent autour d’un collectionneur très particulier, qui ne s’intéresse qu’à des objets uniques et marqués par l’Histoire – ou tout du moins des histoires fortes. Il est prêt pour cela à risquer sa vie, à traverser le monde (chaque album le voie sur un continent différent, au milieu de peuplades sauvages, traquant les possesseurs des objets convoités, impitoyable, froid lorsqu’il s’agit de tuer ou de sauver sa peau). Le héros est souvent aussi hiératique que beaucoup de décors, il n’est pas forcément charismatique. En tout cas il ne déclenche pas l’empathie. C’est une mécanique bien huilée – trop bien parfois, tant il réussit toujours à garder un miracle avec lui pour se sortir de très mauvaises passes. Mais on est prêt à accepter ces facilités, et à se laisser emporter dans ces pérégrinations dans lesquelles notre collectionneur se trouve souvent du côté des peuples indigènes (affabulateur parfois, comme lorsqu’il prétend avoir pris un temps la place de Crazy Horse au début de la bataille de la Little Big Horn). De la même façon, il a une propension à se déplacer un peu partout assez facilement qui surprend ! Mais ce qui fait tout accepter, c’est aussi et bien sûr le dessin de Toppi. On aime ou pas son style, mais on ne peut que lui reconnaître un immense talent. Il est amusant de voir comme il arrive à faire cohabiter sur une même planche d’importantes parties laissées blanches et d’autres parties foisonnantes de détails, d’un dessin méticuleux, quasi baroque. Une lecture franchement plaisante, un dessin souvent impressionnant (c’est lui qui justifie mon coup de cœur).

04/05/2024 (modifier)
Par Spooky
Note: 3/5
Couverture de la série Nyota et les Surveillants des Etoiles
Nyota et les Surveillants des Etoiles

Pierre Joly est un spécialiste de biologie, de microbiologie, qui rêvait depuis longtemps de faire une BD permettant de vulgariser des théories scientifiques. Son projet a trouvé en Lucile Thibaudier, remarquée pour Sorcières sorcières puis Enola et les animaux extraordinaires une dessinatrice motiée et passionnée, qui souhaitait également se diversifier dans les ambiances à mettre en images. Cette histoire est donc celle d'un cadet de l'espace, recalé à l'examen de titularisation, qui se retrouve à agir par défaut lorsqu'une planète appelle à l'aide, menacée par une étoile qui voit son rythme d'éruptions solaires s'accélérer. Nyota se retrouve contraint d'agir, secondé par un robot de ménage qui n'a pas sa langue dans sa poche. On ne s'ennuie pas trop, il y a pas mal de péripéties (et un méchant Surveillant de l'Espace). Cependant on est plus proche d'un conte que d'un récit de hard SF, même si le public visé, plutôt jeune, pourrait justifier cette édulcoration. Le dessin de Lucile Thibaudier est toujours aussi sympa, même si dans les premières pages, je le trouve hésitant, comme s'il se retrouvait dans un environnement où il n'est pas à l'aise. Mais à partir du moment où Nyota se retrouve forcé à agir, la dessinatrice montre une véritable énergie, et appose cette énergie à ses planches. Mais l'album propose deux initiatives bienvenues. D'abord quelques annotations dans une écriture qui rappelle un peu le cunéiforme, constituant un jeu pour les plus perspicaces, ainsi qu'un dossier précisant de manière plus scientifique la naissance d'une étoile. On notera aussi un test de personnalité. Sympa, donc, à réserver au jeune lectorat curieux.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Leçon de choses
Leçon de choses

Mais pas de gypaètes barbus - Ce tome contient une histoire complète de 78 planches en couleurs. Il a été réalisé par Grégory Mardon (scénario, dessins et couleurs) et est paru la première fois en 2006. Il a bénéficié d'une réédition en 2011. Il a été intégré dans une cycle baptisé L'extravagante comédie du quotidien qui comprend 3 autres albums : Les poils (2011), C'est comment qu'on freine ? (2011), le dernier homme (2012). Il s'agit de la cinquième bande dessinée réalisée par Grégory Mardon. Jean-Pierre Martin est un enfant qui est en classe de CE1, dans un petit village rural. En tant que parigot, il se fait souvent traiter de tête de veau, mais il côtoie aussi les différents animaux de la ferme comme les vaches, les chiens, les chats, les poules, les lapins, les rats, les canards, les perdrix, mais par les gypaètes barbus. Il a un bon copain qui s'appelle Cyril, et il aide avec lui aux travaux de la ferme, dans celle des Gérard. Parfois, il leur faut s'acquitter d'une tâche pas très bien définie comme tuer un chaton parce que la portée était trop nombreuse. À l'école, toutes les classes sont réunies dans une seule salle, du CP au CM2, sous l'égide d'un maître sévère mais juste. C'est également lui qui distribue les bons points, les petites images (= 10 bons points) et les grandes images (= 40 bons points), et qui dirige l'étude. À la fin d l'étude, les enfants rentrent tout seuls chez eux Jean-Pierre ayant quelques rues à faire tout seul dans le noir, et devant passer devant le terrible calvaire, avec son Christ en croix. À la maison, il retrouve sa maman, son père ne revenant que tard du travail. Il a le temps de regarder un peu la télévision (un documentaire animalier) avant d'aller prendre son bain, de manger, et de réviser ses leçons. Il lui arrive ensuite de regarder la télé avec sa mère en attendant le retour de son père et d'aller se coucher. le week-end il voit passer les hommes qui s'entraînent au vélo, et il va faire office d'enfant de chœur pour la messe. Il peut assister aux combats de coqs quand il y en a d'organisés et même aux jeux d'argents dans la grange du cafetier Ulysse. L'après-midi, il joue à ses jeux dans sa chambre. Il va se promener tout seul dans la campagne en s'imaginant l'existence de bêtes sauvages, mais aussi de personnages fantastiques. La couverture annonce la couleur : suivre la vie d'un jeune garçon à la campagne. Grégory Mardon lui donne rapidement une personnalité, à la fois issue de son histoire personnelle (il vient de la ville), à la fois de sa situation familiale (une mère présente, un père absent) et de son amitié avec Cyril. Dans les premières pages, le lecteur a du mal à s'impliquer fortement pour ce personnage. Il le voit faire des choses très banales, et les cellules de texte sont rédigées comme s'il les avait écrites, dans un style très simple et direct, premier degré. En outre les dessins ont un air naïf un peu simpliste, ce qui ajoute encore à l'impression infantile. Pourtant dès la page 5 (la troisième page de bande dessinée), il apparaît également une forme d'ironie dans les propos de l'enfant, involontaire de sa part, mais faite sciemment par l'auteur. Jean-Pierre évoque les animaux qu'il croise, et les dessins montrent la réalité prosaïque : les vaches sont frappées à la badine pour avancer, le chien est retenu par une chaîne pour éviter qu'il agresse tout ce qui passe, le chat est noyé dans le puits, les poules sont tuées et vidées, le lapin est éventré la tête en bas, les rats sont empoisonnés par un raticide, les canards ont la tête coupée et les perdrix sont abattues par les chasseurs. Si l'histoire est racontée du point de vue d'un enfant de 7 ans, la réalité n'est pas édulcorée pour autant. du coup, le lecteur comprend que l'auteur s'adresse bien aux adultes. Le lecteur qui a vécu dans les années 1970 ou dans un village rural retrouve tout de suite les petits détails de la vie quotidienne. Même si elles sont dessinées de manière épurées, les tenues vestimentaires font authentiques, à commencer par les patchs sur les genoux des pantalons et aux coudes des pullovers. le salon de la maison des Martin contient des chaises dont le modèle atteste de l'époque, ainsi que la forme de leur téléviseur, sans télécommande qui plus est. Lors du long dimanche d'après-midi, page 33, le circuit électrique de petites voitures rappellera bien des souvenirs à ceux qui y ont joué. Impossible aussi d'avoir oublié le papier tue-mouche qui apparaît dans une case muette de la page 66, ou les terribles Gauloises sans filtre de la page 77. Finalement, c'est bien volontiers que le lecteur se laisse emmener dans ce coin de France d'une autre époque, par un garçon gentil, avec une façon de penser et d'envisager de son âge, tout en étant dépourvu de niaiserie ou de condescendance. Jean-Pierre n'est pas parfait. Il n'hésite pas à essayer de tuer le chaton pour obéir à la consigne de la fermière et pour être à la hauteur de ce que fait son ami Cyril. Il est un bon élève, mais pas un élève modèle. Il mange une hostie piquée dans la réserve avant l'arrivée du curé, pour la messe. Il essaye de fumer. Il commet même une bêtise ayant des conséquences graves. Très rapidement, le lecteur se laisse également séduire par la capacité de l'auteur à le ramener dans l'enfance. Gréogry Mardon transcrit avec une rare sensibilité la manière dont les enfants rapprochent et associent des éléments hétéroclites, établissant un lien qui leur semble plus que logique, car il relève de l'évidence. Jean-Pierre ressent bien qu'avoir tué le chaton constitue un acte signifiant. La nuit même, son inconscient fait ressortir la dimension transgressive de l'acte au travers d'un rêve terrifiant. Lorsqu'il rentre de l'école à la nuit tombée, tous les sens du garçon sont aux aguets et il projette des fantasmagories sur ce qu'il ne peut appréhender clairement. Par exemple, il éprouve la sensation très réelle qu'il est capable de voir des gouttes de sang couler sur le front du Christ du calvaire, à partir des pointes de sa couronne d'épine transperçant la peau du front. Ces projections peuvent également revêtir une forme consciente, par exemple lorsqu'il se promène dans les champs et qu'il imagine que les vaches sont de dangereux minotaures, ou qu'un ver de terre dans une flaque d'eau peut être perçu comme le monstre du Loch Ness dans son lac. L'auteur utilise avec une rare pertinence cette spécificité des la bande dessinée qui permet d'établir ainsi des rapprochements entre ce qu'observe l'enfant et ce qu'il y projette, ce qu'il imagine. Au premier abord, le lecteur adulte peut ressentir une forme déception vis-à-vis de dessins un peu trop naïfs. Dans un premier temps, il constate rapidement que si les formes semblent simplifiées, la densité d'information dans chaque page s'avère élevée. Avec la page 3, il fait l'expérience de la maîtrise du média par Grégory Mardon quand les images donnent un autre sens au gentil texte sur les animaux présents dans le village. Avec la page 13, il découvre une autre facette du savoir-faire de l'auteur avec une planche de 12 cases de la même taille, dépourvue de texte, reconstituant avec une verve étonnante une journée en école primaire. 3 pages plus loin, il y a à nouveau 3 pages sans texte lorsque Jean-Pierre rentre chez lui de nuit, et le lecteur sent l'inquiétude monter en lui, au fur et à mesure que le garçon s'imagine des monstres et des horreurs tapies dans les ténèbres. le lecteur sourit en voyant une double page dessinée à la manière des comics de romance, occupant la moitié de la page 23. Il y a ainsi 21 pages dépourvues de texte et quelques autres avec uniquement un phylactère, ou un cartouche de texte. Grégory Mardon fait preuve d'encore plus de fluidité dans des pages muettes, en particulier les pages 52 et 66. Dans ces 2 pages il accole des vignettes de paysage ou de détail d'un décor, à nouveau sans texte, et dans la deuxième sans personnage, sauf dans la dernière case. La page 52 évoque l'arrivée du printemps au travers du temps changeant et les changements survenant dans les activités de tous les jours. La page 66 montre l'arrivée de l'été et de la chaleur. le lecteur ressent les sensations de Jean-Pierre observant chacun de ces détails, du vol d'hirondelles, au chien tirant la langue dans l'ombre de sa niche, en passant par le bourdonnement des insectes sous les frondaisons de la forêt. L'auteur fait passer au lecteur les sensations de cet été à la campagne, au travers d'impressions aussi fugaces que significatives. La dernière page est également muette et elle est d'une force peu commune dans sa couleur, dans les décors géométriques, et dans l'absence de personnages, donc de vie. Éventuellement, avec le recul donné par les années, le lecteur peut trouver que la narration ne transcrit pas la forme de vie très égocentrée des enfants et leur dépendance vis-à-vis des adultes. Mais ce n'est pas le propos de l'auteur, et cela ne diminue en rien la qualité de sa reconstitution de l'enfance, des impressions qui y sont associées et de l'acuité des enfants à percevoir ce qui se passe sous leurs yeux. En particulier, Jean-Pierre se montre des plus perspicaces pour comprendre le comportement de ses parents, et pour en percevoir le sens, en l'exprimant à sa manière, avec les éléments de langage à sa disposition en fonction de son expérience de vie à son âge. Grégory Mardon réussit un incroyable numéro d'équilibriste avec cette bande dessinée. Il ramène le lecteur à la vie de l'enfant, sans niaiserie ni sentimentalisme, en lui faisant percevoir la réalité comme Jean-Pierre, tout en lui montrant ce qui se passe de manière à ce qu'il puisse le comprendre avec ses yeux d'adulte. Dans un premier temps, les dessins semblent un peu trop naïfs et simplifiés pour un adulte, mais rapidement, leur charme opère au point que le lecteur se retrouve complètement immergé dans cette vie d'enfant insouciante, sans être dépourvue de drame. S'il souhaite y prêter attention, il se rend compte que de nombreuses pages racontent bien plus que l'histoire, faisant passer les émotions et les ressentis, avec une sensibilité d'une rare justesse.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série L'Innocente
L'Innocente

Dieu t'entende. Mais je crains que depuis quelques temps il ne soit devenu sourd. - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de tout autre, comprenant 73 pages de bande dessinée. Il est initialement paru en 1991. le récit se déroule entre 1945 et 1949, ce qui a conduit les auteurs à l'intégrer dans leur cycle commençant par Les temps nouveaux, tome 1 : le retour (en 2 tomes), et continuant par Après-guerre, tome 1 : L'espoir (en 2 tome), puis par Les jours heureux, tome 1 : Expo 58 (également en 2 tomes). du fait des dates, ce tome s'insère entre Les temps nouveaux, et Après-guerre. le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Raives, et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. À l'été 1944, un haut gradé de l'armée allemande (Gebietsführer) s'adresse aux jeunes filles de l'établissement Ordensburg Vogelsang, en Rhénanie-du-Nord–Westphalie. Il les harangue leur indiquant qu'elles sont l'avenir du IIIème Reich. Quelque temps plus tard, Nina Reuber (17 ans) est reçue par la directrice de l'école, ainsi que la commandante qui lui apprennent le décès de ses grands-parents. Elle se rend dans les douches pour aller pleurer et se rassurer sous le jet d'eau chaude. Son amie Lisel vient l'y retrouver pour la réconforter. Nina lui explique qu'elle a décidé de s'enfuir. Lisel l'aide en lui coupant les cheveux à la garçonne, en lui fournissant des habits de garçon et en couvrant administrativement sa fuite, à la faveur d'un déplacement du groupe de jeunes filles. le 04 février 1945, alors que Nina Reuter s'éloigne de l'établissement, elle voit l'arrivée des troupes américaines, et elle entend les soldats alliés fusillant les soldats allemands restés sur le site. Affamée, Nina Reuter (toujours habillée en jeune homme) s'introduit de nuit dans la cuisine d'une ferme occupée par les américains. Elle y est découverte par un soldat. Mais le sergent de la troupe intervient et décide d'utiliser ce jeune garçon comme interprète. Il met Nina sous la responsabilité du soldat Jessie Jones, un afro-américain. le 05 mars 1945, l'armée américaine libère Cologne dont la population est passée de 700.000 à 25.000 habitants. Plus tard, l'unité dans laquelle a été intégrée Nina s'arrête dans une ferme pour le ravitaillement. 3 soldats décident de violer la fermière. Malgré les tentatives d'intervention de Nina, rien n'y fait. Un peu plus tard elle accepte de porter le message de Wim, un soldat allemand prisonnier, à sa mère à Berlin. Après la fin de la guerre, elle rend visite à Wim en prison, pour apporter le message en retour de sa mère. Puis elle devient la secrétaire de Bénédicte, une journaliste française, travaillant à Berlin. Le lecteur constate rapidement que les auteurs n'y sont pas allés à moitié pour insérer leur histoire dans les faits historiques. Il y a bien sûr les dates précises. Les premières concernent la construction du centre de formation de la future élite de Vogelsang, construit en 1936, recueillant des adolescents des villes d'Aix, de Cologne et de Düren à partir de 1943. Les suivantes concernent des faits militaires de petite ou de grande importance, aisément vérifiables : la prise de l'Ordensburg Vogelsang le 04/02/45, la libération de Cologne le 05/03/45, l'offensive vers l'Elbe le 01/04/45, l'occupation d'Hanovre le 10/04/45, l'entrée dans Leipzig le 25/04/45, le procès de Nuremberg (20/11/45-01/10/46), etc. Pour cette réédition, le lecteur trouve, à la fin du volume, 2 pages de chronologie des principaux événements historiques du 09/08/45 (bombardement de Nagasaki) au 20/12/45 pour la victoire de Ray (Sugar) Robinson sur Tommy Bell au Madison Square Garden de New York. Il peut donc se fier entièrement à l'authenticité de cette reconstitution historique, que ce soit pour le déroulement des événements, ou pour les uniformes militaires, les armes, les véhicules et engins de guerre, les tenues civiles, et même les coiffures à la mode. S'il en a la curiosité, il peut même chercher sur internet des photographies de l'Ordensburg Vogelsang et constater que les 2 dessinateurs l'ont reproduit avec fidélité. Dans une interview, Éric Warnauts a même indiqué que son propre père avait été stationné dans l'Ordensburg Vogelsang, et que lui, son fils, avait appris à nager dans la piscine représentée en page 12. Le dessin de couverture envoie un message ambigu : celui d'une jeune femme (forcément l'innocente du titre), en tenue militaire américaine avec l'épaule dénudée. Dans le cours de récit, le lecteur découvre plusieurs scènes effectivement dénudées, avec des rapports sexuels, y compris des plans à trois. La première fois, il est surpris de découvrir Nina Reuter sous la douche, y compris avec une case centrée sur son entrejambe. La scène dénudée suivante montre les soldats américains de l'unité de Nina en train de la déshabiller, et se retrouvant très surpris de ce qu'ils découvrent. Par la suite, il s'agit de relations sexuelles consenties. le lecteur constate rapidement qu'il ne s'agit pas (uniquement) de titiller la libido du lecteur mâle. En particulier, lors de la scène viol de la fermière, il n'y a pas de nudité, pas de voyeurisme racoleur ou malsain. Ensuite, la vie sexuelle de Nina Reuter constitue une composante importante de la construction de sa personnalité et de l'environnement dans lequel elle évolue. Elle profite de la sensation de liberté qui accompagne la chute du régime nazi et la remise en question des coutumes et des mœurs. Les auteurs montrent que son choix de vie peut être interprété comme une réaction aux horreurs révélées lors du procès de Nuremberg, une pulsion de vivre maintenant. Les artistes n'hésitent pas à dessiner le corps humain nu de manière frontale, sans hypocrisie, y compris celui des hommes. Il n'y a pas de forme de culpabilité ou de concupiscence malsaine. En page 54 & 55, le lecteur accompagne Nina et Bénédicte aux bains turcs, et l'érotisme nait plus de l'expérience que raconte Bénédicte, que de la nudité des 2 femmes. Les auteurs s'y montrent d'ailleurs assez facétieux en utilisant alors une taille de police de caractère très petite pour contraindre le lecteur à faire un effort de lecture supplémentaire, s'il veut profiter de ces confidences coquines. S'il peut apprécier l'érotisme des dessins, le lecteur découvre surtout l'évocation historique de l'Allemagne juste après la seconde guerre mondiale, du point d'une jeune femme qui découvre le monde. Les auteurs racontent le parcours de Nina Reuber, côtoyant dans un premier temps les soldats américains, puis entretenant une relation sporadique et complexe avec Wim (ayant servi dans l'armée allemande) à Berlin. Les rappels historiques rigoureux permettent de situer l'action précisément et de de mesurer l'ampleur de leur incidence sur la vie des personnages. le récit se termine le 12 mai 1949 et Nina Reuber a assisté ou participé à différentes phases : la mise en place du marché noir à Berlin, le procès de Nuremberg, les risques d'annexion de Berlin par les russes. le récit se termine avec une ouverture sur d'autres pays d'Europe en 1948/1949, jusqu'en Israël. le lecteur intègre progressivement que le récit montre la vie d'allemands qui n'étaient pas des nazis, pas des partisans de cette idéologie, qui doivent apprendre à vivre dans un pays occupé et en reconstruction, et qui découvrent l'ampleur des ignominies perpétrées par le régime nazi, mais dont ils ne sont pas responsables personnellement. le titre renvoie alors à l'innocence de l'héroïne par rapport à ces crimes contre l'humanité. le terme d'innocente prend également une autre signification par rapport à ceux qui se livrent au trafic du marché noir, ou qui compromettent leurs idéaux en acceptant de collaborer avec les occupants. Cette bande dessinée est l'une des premières collaborations entre Raives & Warnauts, et déjà ils mêlaient avec harmonie l'évocation de l'Histoire et des protagonistes complexes, au travers de l'histoire personnelle d'un personnage principal. Nina Reuber n'est pas naïve ou idiote, elle n'a pas beaucoup d'expérience de la vie du fait de son âge. Incorporée dans une unité américaine, elle côtoie des soldats qui sont des hommes imparfaits, certains droits, d'autres profiteurs jusqu'à violenter une femme. Son comportement montre qu'elle reste attachée à aider ses compatriotes dans la mesure de ce que lui autorise sa propre situation. Les auteurs n'idéalisent donc pas les soldats américains. Plus tard, Nina Reuber est malade physiquement quand elle découvre l'existence des fours crématoires, la récupération des cheveux, ou encore des abat-jours en peau humaine. Il la voit évoluer au fil des mois et des années qui passent, acquérir des convictions, des valeurs, les défendre avec ses moyens, apprendre à apprécier la sensation de liberté que procure le jazz, en particulier celui de Glenn Miller. Elle s'étoffe de page en page, le lecteur étant tenu sous le charme de sa liberté et de ses indignations. Par la force des choses, dans ce tome, l'apparence des dessins de Warnauts & Raives diffère de celle des histoires plus récentes commencée dans Les temps nouveaux, puisque que 25 ans se sont écoulés. Pourtant le lecteur retrouve la même approche graphique, en moins aboutie. En particulier, ils détourent beaucoup plus systématiquement les contours avec des traits fins, donnant une impression plus détaillée plus appliquée, moins spontanée. Ce type de représentation confère également plus de précision à la reconstitution historique qui est très minutieuse. Dans la mesure où les informations visuelles sont essentiellement portées par les traits encrés, la mise en couleurs ne présente pas le même degré de sophistication que les aquarelles des albums des décennies suivantes. La narration visuelle de Raives & Warnauts s'avère dense et facile à lire, avec des moments mémorables. le lecteur observe avec curiosité la décoration de la piscine de l'Ordensburg Vogelsang. Il prend conscience du degré de destruction de Cologne lors d'une vue aérienne en page 17. Il grimace devant l'obscénité de la violence des soldats à l'encontre de la fermière. Il sourit devant le naturel avec lequel les soldats américains se baignent nu dans la rivière, ou se détendent sur la rive, en page 28. Il apprécie la valeur des chaussures de luxe portées par Wim page 36. Il partage la frustration de Wim regardant Nina ayant mis les sous-vêtements qu'il lui a offerts en page 44. Il détaille les cages d'escalier en pages 49 et 63. Il apprécie l'utilisation d'une teinte dominante dans certaines séquences pour installer une ambiance. S'il découvre cet album en dehors du contexte du cycle commencé avec Les temps nouveaux, le lecteur savoure une reconstitution historique solide, mettant en scène des allemands de différentes conditions sociales essayant de donner un sens à leur nation après la défaite de la seconde guerre mondiale et la mise au grand jour des atrocités perverses perpétrées dans les camps de concentration. Il s'attache à la personne de Nina Reuber qui évolue et grandit au fil des séquences, bénéficiant d'une narration visuelle riche et précise. Il regrette que la fin soit un peu abrupte. S'il le découvre dans le contexte dudit cycle, il prend conscience du savoir-faire déjà remarquable des auteurs au début de leur carrière, pour donner à voir L Histoire, en suivant une femme libérée. Il lui faut un temps pour accepter de ne pas retrouver les magnifiques aquarelles de Guy Raives, et de revenir à un mode de dessin très précis, mais moins chaleureux.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Otto, l'homme réécrit
Otto, l'homme réécrit

Illusion que de vouloir penser objectivement - Il s'agit d'une histoire complète, indépendante de tout autre, parue en 2016. Cet ouvrage est écrit et dessiné par Marc-Antoine Mathieu, également auteur complet de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, tome 1 : L'Origine. Le récit s'ouvre avec une citation de Baruch Spinoza, tirée du livre II de L'éthique : Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et qu'ils sont ignorants des causes par où ils sont déterminés. Puis une silhouette humaine couchée se découpe en noir sur fond blanc. L'auteur effectue un zoom de case en case : il s'agit d'un flashmob sur un lac gelé au-dessus du cercle polaire. Dans cette foule compacte, il reste une place vide, où il semble manquer un unique individu. L'histoire revient en arrière au Musée-miroir de Bilbao, alors qu'Otto Spiegel donne sa dernière représentation, réalise sa dernière performance. Il est pris d'un vertige, comme au bord du gouffre et il ne trouve comme issue qu'un seul geste, celui d'une rupture. de retour chez lui, il a la conviction que sa carrière d'artiste spécialisé dans la métaphysique du doute est terminée. Dans les jours qui suivent, Otto Spiegel apprend la mort de ses parents. Il se rend chez le notaire qui lui présente un cliché de ses parents dans l'accident de voiture, et il prend acte de leur legs : leur pavillon de banlieue. S'y étant rendu, il trouve une malle au grenier. L'ayant ouverte, il trouve des cahiers, des notes, des dessins, des documents photo, audio et vidéo qui retracent de manière exhaustive les 7 premières années de sa vie. Il vient d'hériter de lui-même. Il prend la décision de se retirer de la vie active, d'emménager dans un vaste loft en périphérie d'une ville reculée. Il choisit de consulter ces archives de sa vie à rebours, en commençant par le trois-cent soixante cinquième jour de sa septième année. Il se rend compte qu'il lui faut une journée pour parcourir les enregistrements décrivant une journée de sa vie. Même si le lecteur n'a jamais ouvert un ouvrage de Marc-Antoine Mathieu, il comprend qu'il va s'aventurer dans une expérience de lecture qui sort de l'ordinaire. Pour commencer, cette bande dessinée se présente dans un format à l'italienne, avec 2 cases carrées par page, à l'exception de 13 pages sur 76. Ces 16 pages sont quand même construites sur une structure similaire : soit les 2 cases sont réunies en une seule, soit décomposées en 4 cases carrées. Ensuite, elle bénéficie d'un fourreau en carton pour la ranger. Enfin, le lecteur contemple l'illustration de la couverture, les ramifications d'un arbre qui forme une silhouette humaine. Tout le long de l'ouvrage, il va retrouver cette image des branchages d'un arbre, utilisée de différente manière. Il y a l'arbre sans feuillage dans le jardin de ses parents (page 27), les nervures d'une feuille qui s'apparente aux ramifications des branchages (page 46). Si le lecteur y prête attention il distingue également la silhouette minuscule d'un arbre sans feuille dans la fenêtre page 37. le lecteur comprend rapidement que l'auteur utilise des éléments visuels, pour créer des liens entre des séquences, sous-entendant l'existence d'une cause à effet, ou effectuant un rapprochement poétique. le lecteur accepte bien volontiers de participer à ce jeu des signifiants à détecter et à interpréter. Il peut s'agir d'une sculpture en forme de ruban de Möbius qui est présente sur le parvis du musée Guggenheim à Bilbao, aperçue à la page 11, revue en page 71. Il y a bien sûr la silhouette humaine composée au cours d'une flashmob, qui se retrouve à la fin, dans une forme d'épanadiplose visuelle. le lecteur est très content de lui quand il arrive à rapprocher les bris de verre occasionnés par le final de la dernière performance d'Otto Spiegel (page 15), et les bris de verre du pare-brise de la voiture accidentée de ses parents (page 23). Il y a bien sûr le dallage de l'entrée du pavillon des parents (page 24), qui apparaît comme un écho du dallage plus simple de la piscine privée de Spiegel (page 20), et qui se retrouve dans une forme onirique en page 43. Marc-Antoine Mathieu réalise des dessins très sobres, s'inscrivant dans une approche ligne claire. Il simplifie les contours des formes de plusieurs degrés, sans pour autant sacrifier à la densité d'informations visuelles. L'épure permet de conserver une lisibilité immédiate, même lorsque beaucoup d'éléments divers sont dessinés, par exemple quand Spiegel commence à étendre des fils entre les poteaux de soutènement de son loft et les murs et à y accrocher des photographies. Cet artiste joue également sur des similitudes formes pour rapprocher des éléments hétéroclites. le lecteur en a pris conscience avec les débris de verre, de taille et de provenance très différentes. Il le retrouve à plusieurs reprises, que ce soit un dessin gravé sur un tronc d'arbre qui se superpose au visage d'Otto, ou un code QR (code matriciel) dessiné dans une case juxtaposée à une autre représentant les murs d'un labyrinthe, laissant le lecteur constater la similarité entre ces 2 dessins. Ce n'est pas tout : Mathieu joue également avec les formes géométriques pour intégrer une dimension onirique. En page 20, le lecteur se rend compte que Mathieu déforme la réalité en jouant sur le dallage. En page 57, l'installation artistique causale que Spiegel a réalisée à partir des souvenirs contenus dans la malle se substitue à la forme de sa tête. Tout du long de l'ouvrage, le lecteur est à l'affût de ces éléments visuels signifiants qui prennent des formes très variées et parfois humoristiques, comme le reflet d'Otto dans la glace du hall d'entrée chez ses parents, qui semble couvert de toiles d'araignée (celles qui se trouvent sur le miroir). Le lecteur peut parfois se retrouver débordé par le potentiel de sens d'une image. En page 12, il est indiqué qu'Otto avait façonné une œuvre prolifique fascinante autour de ce que les spécialistes nommaient une métaphysique du double. Plusieurs de ses performances utilisaient un miroir, ou un jeu de miroir. Les souvenirs contenus dans la malle laissée par ses parents jouent également le rôle de miroir renvoyant une image très minutieuse de son passé. du coup, l'esprit du lecteur est en éveil pour repérer les éléments visuels qui s'apparentent eux aussi à des miroirs ou à des jeux de miroir. Ils sont nombreux, se répondant entre plusieurs séquences. le lecteur finit par se dire que le cadre du miroir (mis en évidence en page 41) s'apparente lui aussi à un symbole visuel récurrent, une limite qui contient la réflexion du miroir. du coup, par ricochet, les fenêtres s'opposent au miroir puisqu'elles ne renvoient pas d'image (même si elles s'inscrivent dans un cadre), encore qu'elles donnent à voir l'image de ce qui est de l'autre côté. le lecteur se rend vite compte qu'il ne lui est pas possible d'envisager tous les sens potentiels de chaque élément visuel. À l'instar de ce qu'ont fait Alan Moore et Dave Gibbons dans Watchmen, Marc-Antoine Mathieu fait exprès de densifier les mailles du réseau en ajoutant des signes visuels ou textuels. En entrant dans le bureau du notaire (page 22), Otto Spiegel remarque une immense peinture : il s'agit de Tezcatlipoca, le dieu aztèque de la mémoire. Or la mémoire est l'épine dorsale du récit. Au cours du récit, il intègre d'autres références culturelles de nature très diverse : le ruban de Möbius (une surface avec une seule face et un seul côté), les attracteurs étranges (un système dynamique différentiel, prenant la forme d'une structure fractale) conçu par le météorologue Edward Lorenz, le galet de Makapansgat (un galet de 260 grammes en jaspérite rouge-brune portant des marques naturelles d'usure et d'ébréchure qui le font ressembler à d'un visage humain rudimentaire). Il ne s'agit aucunement d'étoffer un récit superficiel avec des citations piochées sur internet, mais d'expliciter les sources de certaines séquences, en toute transparence. L'auteur laisse le lecteur libre de ses envies. Soit il connaît déjà ces références culturelles et il peut en confronter sa compréhension à l'usage qu'en fait Marc-Antoine Mathieu. Soit il ne les connaît pas, et il peut se contenter de ce qui est dit dans l'ouvrage, ou aller consolider sa culture dans une encyclopédie. Outre ces références clairement identifiées, l'auteur surprend le lecteur par son inventivité, comme la taille de l'enregistrement de 7 ans de la vie d'un individu (8 pétaoctets, soit 8 millions de milliard d'octets), le GEIPS (groupe d'études internationales de la psychologie du soi), la codification d'un individu sous la forme d'un code QR, les 2.828 images qui retracent l'évolution du visage d'Otto Spiegel depuis sa naissance jusqu'à ses 7 ans. Sous des dehors épurés, des textes concis, il s'agit en fait d'une lecture très dense. Sous un aspect très rigide (cases carrées au rythme de 2 par pages, courts textes sous les cases), le récit regorge de trouvailles et d'innovations, y compris des variations sur ce canevas, que ce soit des cases réunies ou subdivisées, ou des phylactères en page 60 & 61, ou encore des cases muettes dépourvues de texte. Le lecteur s'immerge donc avec facilité dans la crise existentielle de cet artiste, ce créateur pour qui ses propres œuvres sont devenues muettes, dépourvues de sens, vides de sens même. Marc-Antoine Mathieu a imaginé un dispositif par lequel il est donné au créateur de regarder ses années de développement en tant qu'individu, les 7 premières, celles dont on dit qu'elles comptent le plus. le créateur va pouvoir voir au-delà des illusions, déjouer les jeux de miroir, retrouver la myriade de détails qui composent le quotidien, visualiser le temps, cette invention qui a tout mis en séquences et en logique. Il va découvrir comment il s'est formé en tant qu'individu, découvrir une partie des sources de ses inspirations, de ses questionnements au travers de ses performances. Il effectue l'expérience que plus il en connaît sur lui-même, plus il est déterminé par cette connaissance, plus il est libre également. L'auteur joue à plusieurs reprises sur ce paradoxe qui veut que les positions extrêmes d'une situation finissent par se rejoindre. Au travers de cette histoire, il questionne la liberté de l'individu, la possibilité d'un déterminisme absolu. Il a choisi de se focaliser sur Otto Spiegel, à l'exclusion des autres individus qu'il a pu côtoyer. Ce récit est entièrement égocentriste, sans ouverture sur un autre personnage qu'Otto. Il faut attendre la fin du récit pour que se produise cette ouverture, sous une autre forme que celle attendue. Avec ce récit, Marc-Antoine Mathieu prouve une fois encore sa maîtrise des outils de la bande dessinée, entremêlant le fond et la forme d'une manière formidable, les textes ne pouvant pas se comprendre sans les dessins, et réciproquement. Il emmène le lecteur dans un questionnement philosophique, tout en douceur, avec des dessins simples et claires des textes concis faciles à lire. Pourtant le lecteur se rend vite compte qu'il s'agit d'une narration de haute volée, les éléments visuels se répondant de manière vertigineuse, amenant le lecteur à s'interroger sur ce qui est signifiant, sur ce qui appartient au domaine des signes. Il suit le questionnement rigoureux de l'auteur sur le déterminisme, comme annoncé par la citation de Baruch Spinoza qui ouvre le récit.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série L'Île aux remords
L'Île aux remords

Regarde autrement. - Ce tome constitue une histoire complète et indépendante de toute autre, parue en 2017. le scénario a été écrit par Didier Quella-Guyot ; les dessins et les couleurs ont été réalisés par Sébastien Morice. le même duo de créateurs est également l'auteur de Boitelle et le café des colonies (2010), Papeete 1914, tome 1 : Rouge Tahiti (2011-2012, 2 tomes), Facteur pour femmes (2016). Dans les Cévennes, le 30 septembre 1958, l'eau de la crue monte vite et commence à s'infiltrer dans les maisons. En début de soirée, Jean Poujol arrive au café pour prendre un peu de repos, et il relaie les informations de la gendarmerie aux habitués : le Gardon et l'Ardèche ont monté de plus de 5 mètres et les propriétés agricoles avoisinantes sont dévastées, les usines sont submergées. Alors que Fernand, le cafetier, évoque les personnes qui se retrouvent isolées dans leur maison en campagne, Jean Poujol se rend compte brutalement qu'il a oublié de penser à quelqu'un. Il sort en trombe du café, monte dans sa voiture et démarre incontinent. Il arrive devant un pont dont l'accès est barré par les gendarmes. Il explique qu'il est médecin et qu'il doit aller voir un patient de toute urgence. Les gendarmes lui dressent un tableau de l'état des routes, et lui indiquent qu'il s'y engage à ses risques et périls. Jean Poujol décide de continuer sa route. Il réussit à franchir le pont, mais bientôt sa voiture se retrouve emmenée par le torrent d'eau et il doit l'abandonner. Il poursuit sa route à pied, jusqu'à parvenir à une maison isolée, établie sur une élévation devenue une île au milieu de l'inondation. Il y retrouve son père en bonne santé. En attendant la décrue, les deux hommes cohabitent, et discutent. Jean Pujol est ému de retrouver les vieux livres qui l'ont fait rêver, comme L'île au trésor (1881) de Robert Louis Stevenson. de fil en aiguille, ils abordent le souvenir des disparus, dont une certaine Simone. Ils évoquent le départ de Jean Poujol, de la maison, en 1933. le père évoque des voisins, comme Victor qui avait séduit et mis Simone enceinte. Jean découvre des réponses à des questions qu'il ne lui était jamais venu à l'esprit de poser. Le lecteur peut être séduit d'emblée par cette magnifique couverture, avec la mémoire d'une jeune femme (très jeune même puisqu'il apprend au cours du récit qu'elle avait 15 ans) qui surplombe une petite île avec une maison. le personnage en barque semble se diriger vers le lieu de ses souvenirs, au milieu d'une nature lavée par la pluie. Il peut aussi avoir lu un autre des ouvrages réalisés par Quella-Guyot & Morice et être sous le charme de leur narration douce et calme, pour des histoires fortement nourries par L Histoire. A priori, le lecteur ne sait pas trop à quel type d'histoire s'attendre en commençant ce volume. Il retrouve une composition de couverture qui évoque celle de Facteur pour femmes, avec une grande importance donnée au ciel, des tons bleus, et la silhouette du souvenir d'une femme. Mais le récit débute d'une toute autre manière avec cette inondation. Il comprend vite que l'inondation est le dispositif narratif qui justifie que Jean n'ait pas d'autre choix que de passer un laps de temps significatif avec son père. D'ailleurs, dès la fin du premier chapitre (le tome en compte 5), il apparaît que la trame du récit se compose des souvenirs du père et du fils. Dans un premier temps, il s'agit surtout de ceux du père qui révèle des secrets de famille au fils. le scénariste se lance dans un exercice périlleux de narration dans un ordre non chronologique, charge au lecteur de rassembler les morceaux. La prise de risque est bien réelle car l'intérêt du récit ne repose pas sur une énigme avec un enjeu spectaculaire, comme retrouver le coupable d'un meurtre par exemple. Jean Poujol apparaît comme sympathique de prime abord, mais le lecteur ne connaît quasiment rien de lui, et son père semble lui reprocher de ne pas avoir gardé contact avec lui. du coup, le lecteur ne sait pas trop bien sur quel pied danser concernant le positionnement moral du personnage principal. Le lecteur se laisse donc emmener dans ce qui s'apparente à une comédie familiale, avec enfant né hors du mariage, avec quelques éléments dramatiques, mais peu développés. Il est fait allusion à Clémence, la mère de Jean, morte depuis 18 ans, au chagrin que Jean lui a causé en quittant le domicile familial, et ça s'arrête là concernant Clémence. le lecteur a donc du mal à prendre parti dans un sens ou dans l'autre, manquant d'élément affectif. Fort heureusement la narration reste limpide, et le lecteur n'a pas à fournir d'effort particulier pour remettre les révélations dans un ordre chronologique. Puis vient le moment pour Jean Poujol d'évoquer ce qu'il a fait entre son départ en 1933, et le temps présent du récit en 1958. Il est parti comme médecin dans les colonies, et plus particulièrement dans des établissements pénitentiaires. Son parcours personnel l'a amené à faire l'expérience de cette vie d'expatrié, et à rencontrer des individus d'origine diverse, souvent déportés dans des colonies pénitentiaires pour éviter qu'ils ne fomentent des troubles dans leur pays d'origine. Sans en dévoiler plus sur l'intrigue, le lecteur constate que le père et le fils ont suivi 2 chemins de vie très différents, mais que celui qui s'est le plus ouvert au monde est finalement celui qui a le moins voyagé. Les auteurs n'opposent pas le père et le fils dans une confrontation idéologique ; ils montrent comment l'un et l'autre en sont venus à adopter des points de vue différents sur la vie. Évidemment, les souvenirs du père finissent par se mêler au thème du colonialisme et du rapport entre les civilisations. En douceur, Jean Poujol prend conscience du point de vue de l'autre, remettant en cause son rapport à autrui. La narration n'est jamais démonstrative, elle reste au niveau des ressentis des personnages, tout en se nourrissant de faits historiques clairement identifiés comme la position du Front Populaire par rapport à l'institution des bagnes. Alors que le récit se compose essentiellement de la discussion entre le père et le fils, les auteurs mettent en œuvre des outils narratifs diversifiés et sophistiqués qui assurent la prédominance de la dimension visuelle dans la narration. le lecteur s'immerge dans le récit avec l'inondation montrée dans le premier chapitre. Il apprécie tout de suite les choix de représentation de Sébastien Morice. Cet artiste ne détoure pas toutes les formes, il inclut également des informations visuelles en couleurs directes. Avec cette façon de faire, les coulées d'eau deviennent plus fluides. Les feux arrière de la voiture laissent une traînée pour rendre compte de sa trajectoire hasardeuse. En page 15, le lecteur découvre la maison du père sur l'île dans la douce lumière du matin. La page de Poulo Condor en 1946 baigne dans un soleil chaud. Morice proscrit les couleurs vives et clinquantes pour des tons plus apaisés, et plus feutrés. Il utilise l'infographie pour reproduire l'impression d'un rendu de peinture, mais sans les traces distinctives du pinceau. Cet outil lui permet de jouer sur les nuances d'une même couleur, de montrer comment 2 teintes peuvent se mélanger, comme le bleu de l'eau claire, et le brun de l'eau chargée de terre. Ce mélange de colorisation et de peinture directe aboutit à des cases où le relief de chaque surface apparaît par les variations de nuance, pour des dessins combinant une vision d'un monde riche, et une facilité de lecture. Le lecteur apprécie également la conception de du récit qui permet de conserver une variété visuelle dans les discussions. le premier chapitre montre donc les flots d'eau se déversant dans le village, léchant les pieds des maisons et envahissant la campagne. le dernier chapitre (le troupeau et le berger) se déroule dans un autre endroit, Morice incorporant une composante touristique dans ce qu'il montre. Pendant les 3 chapitres se déroulant sur l'île provisoire où se tient la maison du père, le lecteur peut voir le père et le fils vaquer à leurs occupations, tout en papotant : prendre un verre, couper une tranche de pain, monter au grenier, se tenir sur la terrasse pour observer le niveau de l'eau, aller chercher les moutons, etc. Ces différentes scènes offrent au lecteur l'occasion de se balader aux alentours de la maison, d'observer les paysages, et de voir les gestes du quotidien accomplis par les protagonistes. Il ne s'agit pas simplement de le distraire, mais aussi d'apporter des informations sur la vie des personnages, sur l'environnement dans lequel ils évoluent. Outre ces occupations banales, le lecteur bénéficie également des images montrant les souvenirs de Jean ou de ceux évoqués par le père, dans la mesure où le récit passe alors dans un mode de narration directe. Par exemple, il est transporté en 1933, et il observe Jean Poujol être pris en charge par un voisin qui l'emmène dans sa camionnette pour le conduire au village, le père lui intimant de donner de ses nouvelles, la mère se tenant à l'écart pour ne pas s'effondrer. le 2 août 1914, les auteurs lui montrent Simone vitupérer contre Victor qui lui annonce son départ à la guerre, du fait de la mobilisation générale. Un peu plus loin il se retrouve donc à Poulo Condor, une île dans la mer de Chine méridionale, aux côtés de militaires en uniforme blanc, avec casque colonial. Les auteurs lui font visiter du pays, tout en faisant également œuvre de reconstitution historique. Cette nouvelle collaboration entre Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice est encore une fois une réussite, et un plaisir de lecture rare. le lecteur se laisse tout de suite emmener par la simplicité apparente du récit, alors que les auteurs entremêlent une histoire personnelle, des secrets de famille, une crue, une reconstitution historique, l'existence des colonies pénitentiaires, sans aucune condescendance, avec des images sophistiquées, une mise en scène visuelle, des paysages magnifiques, et une réflexion sensible sur la relation à autrui.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Betty Boob
Betty Boob

La beauté est dans l’œil de celui qui la contemple. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de tout autre. Cette bande dessinée est parue en septembre 2017, écrite par Véro Cazot, dessinée et mise en couleurs par Julie Rocheleau. Elle présente la particularité de reposer sur une narration visuelle, sans dialogues, ni bulles de pensée ou autres indications dans des cellules de texte. La scénariste est également l'auteur de Et toi quand est-ce que tu t'y mets ?, Tome 1 : Celle qui ne voulait pas d'enfant dessinée par Madeleine Martin. La dessinatrice a également illustré la série La colère de Fantômas, tome 2 : Tout l'or de Paris sur un scénario d'Olivier Bocquet. Élisabeth B. fait un cauchemar. Elle est allongée toute nue sur son lit, avec son conjoint, nu également. Une nuée de petits crabes s'avancent vers elle depuis les ténèbres de la chambre. Ils s'attaquent à son sein gauche qui est orné d'un piercing. Elle reprend connaissance dans une chambre d'hôpital, la tête rasée, une cicatrice là où devrait se trouver son sein gauche. Elle le cherche partout dans sa chambre, renversant les tiroirs et agressant l'infirmière qui arrive pour lui prodiguer des soins. Elle exige qu'on lui rende son sein et la menace avec un urinal plein. La cancérologue accède à sa demande et lui ramène son sein dans un bocal. Peu de temps après, le conjoint d'Élisabeth arrive pour venir la chercher. Il se sent mal au moment de toquer sur la porte de sa chambre. Il est pris de vertige en regardant l'endroit où se trouvait le sein gauche de sa copine. Il perd connaissance en voyant son sein dans la boîte ramenée par le médecin. Élisabeth et son copain rentrent dans leur appartement, mais le soir elle éprouve des malaises en voyant son conjoint (il n'est jamais nommé) couper une pomme. Elle ressent une intense solitude et un sentiment d'abandon quand il se tient à l'écart d'elle dans le lit. le lendemain elle retourne travailler aux grands magasins Traubon Pourtoy, et elle éprouve une forme d'appréhension et de honte à se changer devant ses collègues dans les vestiaires. Elle décide de se rendre chez une spécialiste en prothèse et réussit à en obtenir une, malgré son prix exorbitant, par un étrange concours de circonstances. Mais les relations avec son conjoint ne vont pas en s'améliorant, et en plus elle perd sa perruque, ce qui la conduit à se lancer dans une course-poursuite farfelue échevelée pour la récupérer. le postiche finit sa course au milieu d'une troupe de burlesque en train d'embarquer sur une péniche. Quelle étrange couverture, avec cette jeune femme presque nue, ce phénix sortant de son sein gauche, ce nippie sur son téton droit associé aux spectacles burlesques, et cet éclairage radieux en arrière-plan. le lecteur a pu être attiré par cette image étonnante, par le thème de l'histoire (s'adapter après une ablation mammaire) ou par la forme de la narration sans texte. Il plonge dans un récit très linéaire au cours duquel Élisabeth se réveille après l'opération, se rend compte que son conjoint est incapable de s'adapter, perd son emploi du fait de son changement d'apparence, et s'intègre dans une troupe de comédiens burlesques. La narration visuelle est impeccable, il n'y a pas de page incompréhensible. Julie Rocheleau réalise des dessins descriptifs, avec de petites exagérations dans la morphologie ou dans les expressions des visages pour les rendre plus expressifs, pur en accentuer la dimension comique, avec une bonne humeur communicative. de ce fait le récit n'est jamais déprimant ou triste, mais toujours plein d'entrain. L'artiste dispose également d'un nombre de pages conséquent, 179 pages, ce qui lui permet d'en consacrer plusieurs à des dessins en pleine page, ou à des séquences oniriques. Elle détoure les formes, avec un trait élégant évoquant la légèreté du crayon graphite. Elle ne détoure pas les cases par une bordure. La plupart sont de format rectangulaire, mais elle peut aussi utiliser d'autres formes et un agencement différent de celui de cases disposées en bande quand la séquence le justifie, pour insuffler plus de mouvement. Elle sait varier le degré de précision des dessins en fonction de la séquence, de très précis et détaillés, à des représentations plus esquissées pour insister sur une ambiance ou un ressenti. Elle utilise une palette de couleurs réduite pour chaque scène, installant une ambiance chromatique spécifique, avec souvent une teinte dominante. Ces changements de rythme et de forme induisent un rythme enlevé à la narration, augmenté par l'absence de texte. Il s'agit donc d'une bande dessinée qui se dévore, et le lecteur se surprend à plusieurs reprises, à freiner sa lecture pour savourer l'inventivité des pages, et leur dimension burlesque. Par exemple, il finit par connecter la métaphore filée de la pomme, découpée par le conjoint, croquée par une collègue de travail. C'est quand même une lecture parfois un peu bizarre. le lecteur apprécie la mise en scène des crabes venant s'en prendre au sein d'Élisabeth, comme une métaphore délicate et terrifiante du cancer. Il sourit en voyant Élisabeth mettre sa chambre d'hôpital sens dessus-dessous pour retrouver cette partie de son anatomie. Il est un peu décontenancé de voir que le bocal contenant son sein se trouve sur un tapis roulant, à côté d'un bocal de fraises. Il grimace devant l'efficacité de l'association entre la pomme découpée en tranche et la sensation de charcutage de son propre corps, ressentie par Élisabeth, à nouveau une séquence visuelle exécutée de main de maître. Par contre la scène de cambriolage dans le magasin de prothèses Au sein Graal semble délirante et forcée. La plastique de la commerçante met en avant l'opulence d'une poitrine symbolisant une fertilité hors norme. La course-poursuite après sa perruque dure une quinzaine de pages (pages 74 à 90) ce qui fait basculer la narration dans le domaine du dessin animé pour enfants, sortant totalement le lecteur de l'immersion dans un monde normal. Il y a encore plusieurs séquences tout aussi fofolles, très enlevées, mais aussi peu réalistes. Le lecteur doit alors faire un petit effort de mémoire. Véro Cazot a inclus quelques références discrètes dans son récit à Betty Boop dans le titre et dans une loge (personnage créé en 1930 par Grim Natwick pour les studios Fleischer), à Alberto Vargas (1896-1982, page 96) dessinateur de pinups , ou encore à Dita von Teese effeuilleuse contemporaine. Mais bien sûr, la référence la plus évidente est celle au burlesque. Un petit tour par une encyclopédie permet de se rappeler que ce terme recouvre plusieurs domaines. Il peut s'agir (1) d'une bouffonnerie outrée, (2) d'un spectacle basé sur le comique de la surprise et de l'outrance, souvent légèrement racoleur, et aussi (3) dans le contexte du cinéma muet d'un comique du geste. En ayant à l'esprit ces différentes dimensions du burlesque, le lecteur se rend compte que les auteures les utilisent toutes les 3 dans leur narration. Ce qui peut parfois paraître comme outré ou très agité trouve alors sa place dans l'un des aspects du burlesque et le lecteur comprend la cohérence de la narration, à commencer par la course-poursuite à la façon Buster Keaton. Emporté par la vivacité et l'inventivité de la narration, le lecteur peut effectivement lire cette bande dessinée pour sa bonne humeur, sa gaieté, et le plaisir des images, complètement oublieux du thème développé à partir de la mastectomie totale subie par Élisabeth. Mais au fil des séquences, les auteures évoquent bien le traumatisme de l'amputation, la réaction des proches confrontés à quelqu'un qui est sortie de la norme corporelle, le travail de deuil à effectuer pour Élisabeth, la norme sociale totalitaire (pour sa cheffe, Élisabeth ne présente plus les caractéristiques attendues pour effectuer son travail), la monétarisation des prothèses (une médecine réparatrice accessible uniquement aux bons salaires), la panique irrépressible à l'idée de perdre ce qui rend normale (la course-poursuite avec la perruque), d'autres écarts physiques par rapport à la norme (le surpoids, mais aussi un appareil génital masculin de a taille d'une cacahuète), etc. Ces traumatismes alimentent un cauchemar saisissant (pages 154 à 158) rendu très impressionnant par des dessins qui s'envolent vers l'expressionnisme. La fin reste dans une optique optimiste et souligne à quel point un phénomène de mode peut changer le regard de l'opinion. Le plaisir de cette lecture provient également de l'absence de méchanceté des auteures. Elles mettent en scène le phénomène de rejet de la société normale qui s'exerce sur Élisabeth, mais sans pointer du doigt un individu ou un groupe de personnes. le conjoint est incapable de dépasser la mutilation, mais ce n'est pas intentionnel de sa part. Sa réaction n'est pas dictée par le mépris vis-à-vis d'une personne qu'il juge imparfaite, incomplète ou infirme. Les dessins montrent qu'il s'agit d'une réaction physique qui va jusqu'à la perte de connaissance. Il est incapable de contrôler ou de dominer sa réaction corporelle qui relève de la phobie, et pas du mépris ou de la répugnance. Les membres de la troupe burlesque ne sont pas monstrueux ou difformes. Ils présentent des caractéristiques physiques ne répondant pas aux critères de la perfection tels que véhiculés par les publicités de toute sorte. À nouveau la manière de les représenter fait ressortir leur bonne humeur et leur joie de vivre, les rendant bien plus agréables et plus sympathiques au lecteur qu'un personnage doté d'une simple séduction physique. La remise en cause des idées reçues va plus loin avec la mise en scène d'une femme tatouée, et d'une mangeuse d'hommes au cours du spectacle burlesque. Ces numéros reposent sur la surprise du renversement des rôles, sous-entendant l'artificialité des conventions comportementales attribuées au genre. le lecteur apprécie d'autant plus Élisabeth qu'elle refuse le rôle de victime. Elle n'accepte pas s'enfermer dans la façon dont elle est décrite et classée par le reste de la société, rejetant l'identité qui lui est ainsi imposée. En refermant ce tome, le lecteur se dit que les auteures ont tenu toutes les promesses faites par la couverture. Il a apprécié un récit très divertissant, avec une verve comique et une joie de vivre épatantes, s'exprimant au travers des émotions des personnages et des péripéties. Il s'est retrouvé entraîné dans des endroits et des situations inattendus, avec une lecture d'autant plus ludique qu'elle s'effectue sans le recours aux mots. le niveau de coordination entre Véro Cazot et Julie Rocheleau le laisse ébahi par sa fluidité, comme si l'album avait été réalisé par une seule et même personne. En outre les auteures mettent en scène le traumatisme de l'amputation et l'ostracisation banale de l'individu qui ne répond pas aux critères implicites de la normalité sociale. Il voit les petits rituels qui permettent d'acter une évolution, un changement, représentés avec sensibilité et humour, comme l'incroyable cérémonie d'enterrement. Enfin il s'agit d'un hommage à la tradition burlesque dans ses différentes manifestations, qui ne tombe jamais dans le plagiat. le lecteur en ressort rasséréné quant à son droit à la différence, réconforté d'avoir pu côtoyer une femme aussi pétillante qu'Élisabeth, et émerveillé par un spectacle drôle et surprenant.

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