Lénaïc Vilain, qui parle souvent de luttes sociales et de l'absurdité de notre monde d'aujourd'hui, sort (un peu) de son cadre pour nous parler de son autre passion, le football. Ou plutôt le Red Star FC.
C'est un club de la banlieue nord de Paris, qui a connu ses heures de gloire dans l'après-guerre, et qui est depuis retombé dans l'anonymat des divisions amateur, avant de remonter petit à petit jusqu'à acquérir un statut professionnel il y a quelques saisons. Vilain a découvert le club d'abord par l'intermédiaire du stade Bauer où il évolue, depuis la chambre de l'appart d'un copain chez lequel il s'est rendu un soir de match. L'ambiance lui a plu, il a voulu aller y goûter de plus près, et le virus l'attrapé pour ne plus le lâcher. Il nous parle donc de son rapport à l'enceinte, à l'industrie du foot, au groupe de supporters dont il fait partie. Et qui se trouve, heureux hasard, un brin politisé à gauche, correspondant aux convictions de Lénaïc Vilain.
Nous avons donc des tranches de vie autour du stade et du club, des moments humains, touchants, drôles aussi, mais graves par périodes. L'ensemble est très sympathique, ça respire l'authenticité. J'ai bien aimé, ayant moi-même assisté à un match dans ce stade désormais disparu sous sa configuration d'origine. Et puis aussi parce que sans avoir fait partie d'un groupe de supporters, j'ai moi-même vécu des instants comparables dans mon adolescence, dans un vieux stade, l'ancien plus grand de l'agglomération bordelaise. Séquence nostalgie...
Il ne me reste qu'une chose à faire : me mettre en jachère.
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Cette bande dessinée correspond à un journal réalisé sur le thème de la ménopause de l'autrice. La première édition date de 2017 dans les Pays-Bas, et de 2023 pour la version française. Il a été réalisé par Francine Oomen, autrice complète et, scénario & dessins, également autrice de nombreux ouvrages pour jeunes enfants et pour adolescents. Cet ouvrage compte deux-cent-quarante pages.
Elle se présente : Francine Oomen. Jusqu'à l'âge de cinquante-deux ans, elle était une mère, une fille, une amoureuse, une auteure à succès de livres pour enfants et une jongleuse émérite. Elle pouvait garder toutes ses quilles en l'air les doigts dans le nez… Mais un jour, une par une, elles se sont écrasées sur le sol. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : se mettre en jachère. Ce livre est le récit de cette aventure. À 52 ans, elle en avait ras-le-bol d'être elle. Cerveau en compote. Pas de doute, soit elle avait fait un AVC, soit elle était atteinte de démence précoce. Peut-être les deux. Ses neurones étaient à peu près dans le même état que ceux de sa mère, 87 ans, qui était en maison de retraite et tout à fait dingo. Quelques exemples. Un jour, Francine avait retrouvé son téléphone dans le congélo (il fonctionnait encore). Une autre fois, ses clés avaient atterri dans une chaussure (Logique non ? On rentre chez soi, on retire ses chaussures et on balance ses clés dedans). Sa carte de crédit ? Elle l'avait fait bloquée, paniquée, avant de s'apercevoir qu'elle était dans la machine à laver. Elle était foutue. Chez elle, au bout de trois pas, elle oubliait ce qu'elle voulait faire. Pas moyen de se souvenir du nom des gens et des mots les plus ordinaires.
En pleine tirade enflammée, il arrivait même à Francine d'oublier ce qu'elle voulait dire. Trou de mémoire ! Son sens d'orientation (enfin, le peu qu'elle en avait) s'était volatilisé. Flippant… Surtout que ça a faisait forcément penser à sa mère. Tout ça ne l'angoissait pas qu'un peu. Mais il y avait pire. Parfois, assise à sa table de travail, elle ne se souvenait plus de quoi parle son bouquin. Impossible de réfléchir. Son cerveau, son terrain de jeu favori, pédalait dans la choucroute. Avant, écrire un chapitre lui prenait une heure. À présent, une semaine ! Tout ça pour un piètre résultat. Ça empirait chaque jour ! Mais elle n'osait en parler à personne. En face de son éditrice qui lui propose de jeter un œil au planning de l'année suivante, Francine fait le décompte : trois livres, magazine, promo, site web, merchandising, signature du contrat, oui, oui. Parfait, pas de problème. Parfait ? Pas de problème ? Pendant des mois, elle réussit tant bien que mal à donner le change. du moins, elle l'espérait. Elle fournit des excuses de plus en plus minces, tout en s'inquiétant régulièrement de ne pas savoir où elle a rangé son téléphone portable. Sans parler des doutes à n'en plus finir à propos des choses les plus insignifiantes. Faire les courses ? Et une fois au magasin impossible de retrouver son porte-monnaie. Ou le code de sa carte.
Le titre s'avère très explicite, et l'autrice commence par se présenter avec une note d'humour dépréciateur sur le premier rabat intérieur. Puis elle se met en scène en train de chercher un titre, quelque chose avec le mot ménopause. Elle se lance alors dans la description de son état à cinquante-deux ans : un cerveau en compote et la grosse inquiétude d'être atteinte de sénilité précoce, ce dont souffre sa mère à cette époque. le lecteur constate qu'il ne s'agit pas vraiment d'une bande dessinée, plutôt d'un texte illustré, ou de courtes phrases par groupe de deux ou trois avec un dessin en correspondance en vis-à-vis, à raison de trois par page en moyenne. L'autrice a choisi de conserver un facsimilé de pages de cahier avec des lignes horizontales en fond de chaque page, et ce tout du long de l'ouvrage, avec quelques exceptions. Sur ce fond qui fait penser à un cahier de notes avec un vague relent scolaire ou appliqué, elle se dessine dans un registre simplifié, avec un trait de contour assez fin, un peu irrégulier, et une mise en couleurs de type aquarelle, généralement des personnages comme collés sur la page, sans arrière-plan. Elle utilise une écriture de type manuscrite, sans être cursive, des phrases courtes, un style plutôt oral et vivant, que très écrit. Son avatar et les autres personnes représentés présentent des caractéristiques faisant parfois penser à des adultes avec des mimiques d'enfant : émotion se lisant sur le visage, posture ou mouvement pas tout à fait maîtrisé, réaction infantile, ce qui rend la lecture très agréable, amenant souvent un sourire sur le visage du lecteur, avec un effet irrépressible d'empathie.
Étrangement ce parfum d'enfance véhiculé par la forme narrative correspond parfaitement à la sensation de désemparement éprouvée par l'autrice confrontée aux symptômes et aux effets de la ménopause. Voilà que sa vie bien ordonnée, sa rigueur professionnelle, ses capacités mentales, sa physiologie sont remises en question, la plongeant dans l'incompréhension, la confusion et la détresse de ne plus rien contrôler, d'être à nouveau soumise à des impondérables arbitraires qui lui donnent la sensation d'être diminuée, d'être le jouet d'un corps déréglé dont elle ne peut que subir le comportement erratique. En fonction de la phase qu'elle traverse, qu'elle soit en train de subir, ou qu'elle soit en train de passer par l'un ou l'autre état du processus de changement en cherchant comment s'y adapter, l'artiste peut changer de registre visuel de manière très libre. Ainsi le lecteur peut découvrir des pages avec des dessins en noir & blanc, une petite illustration en bas de page, en dessous d'une liste de mot écrits en gros caractère pour insister sur leur intensité (un jeu sur la forme d'écriture), un collage d'une image sur la page de carnet, des mots tapés à la machine et comme découpé dans de petits rectangle pour être collés sur la page, juste trois silhouettes (mère Tapedur et ses deux factotums Marteau & Enclume) en ombre chinoise, une vingtaine de petites silhouettes disposées sur quatre lignes en train de faire des exercices de yoga (de type ashtanga), un dessin en surimpression sur une page de texte de type livre, une peinture en pleine page, des paysages peints en double page ne laissant pas apparaître les lignes du cahier, une photographie de l'autrice jeune enfant, une photographie de la main droite de l'autrice, un facsimilé de la carte de la Grande Prêtresse dans un jeu de tarot pour illustrer un texte de Rachel Pollack (1945-2023), des dessins de type botanique représentant une fleur à différents stades de développement, la photographie d'un seau rouge, des facsimilés de l'application Tinder sur téléphone, une photographie de la boîte de peinture à l'eau utilisée par l'artiste, des pages de recettes de confiture, un labyrinthe, un mots croisés, quelques visuels récurrents comme un cachalot ou une éruption volcanique, etc.
Le lecteur ne risque pas de s'embêter à la lecture, avec l'inventivité visuelle de l'artiste, et le ton gentiment auto-dépréciateur. Francine Oomen n'est ni dans le défaitisme, ni dans la colère, en fait son développement n'est pas construit sur le principe du changement en cinq étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), il suit une autre structure. Elle expose son expérience de la ménopause, au travers de son cas personnel, sans rien généraliser. À l'occasion d'une étape ou d'un thème identifié, elle peut évoquer les connaissances médicales sur le sujet. Par exemple, un des premiers chapitres pose la question : Quand est-ce que ça commence ? Elle indique que pour son cas personnel, ça a commencé avant l'arrêt des menstruations, et que ces règles se sont manifestées à quelques reprises de manière erratique, avec une force imprévisible (par exemple, un soir au restau, où elle en avait jusqu'au milieu du dos). Elle évoque ces manifestations physiologiques de manière factuelle, les dessins simplifiés, avec leur touche humoristique, dédramatisant tout, et évitant toute impression désagréable ou vulgaire pour le lecteur. Dans le fil de la narration, elle évoque également une facette de sa vie psychique, plus particulièrement la forme et la personnalité que prend la petite voix intérieure qui la pousse à agir, personnifiée par une vieille dame, surnommée Mère Tapedur, et flanquée de deux factotums Marteau & Enclume.
Cette manière de raconter sa propre ménopause la rend très personnelle et indissociable du caractère de l'autrice, de son histoire personnelle, de sa construction, de son fonctionnement psychologique. Les changements générés par la ménopause s'apparentent parfois à des bouleversements, ayant des conséquences à court terme (la mémoire, les bouffées de chaleur qui la rendent incapable de faire quoi que ce soit sur l'instant), et à long terme. C'est ainsi qu'elle doit lutter contre une propension irrépressible à la procrastination, alors qu'elle était un véritable bourreau de travail, que sa compagne la quitte du fait de son changement de caractère. D'autres événements de la vie continuent de se produire pendant ce temps-là, comme le décès de sa mère, ou le départ des enfants qui prennent leur autonomie pleine et entière. L'humour de Francine fait des merveilles. Que ce soit une boutade en forme de devinette. Qu'y a-t-il de pire qu'une femme en pleine ménopause ? Bingo ! Deux femmes en pleine ménopause… (sans oublier son écho deux cents pages plus loin, avec une réponse alternative : Bingo ! Une femme ménopausée avec un ou plusieurs ados.). Ou que ce soit son analyse des catégories Tinder homme : Exhibant un poisson. Exhibant ses tatouages. Levant le pouce. Buvant l'apéro, souvent en levant le pouce. Prenant un selfie dans l'ascenseur ou dans la salle de bain. Posant devant un intérieur hideux. Faisant l'idiot devant une statue. Faisant l'idiot sans statue. Avec un chapeau dernier cri et une guitare. En voiture, ceinture attachée. Pas intéressé par les coups d'un soir. Replet, affalé sur un transat, le bidon rond comme un ballon (+ pouce levé, apéro, chapeau dernier cri). À bord d'une grosse cylindrée, d'un bateau, d'un avion qui ne lui appartient pas. Se décrivant comme : une belle prise, mieux que ton ex, 1,85m sans talonnettes. À chaque pot son couvercle.
Le récit relate également les actions entreprises par l'autrice pour s'adapter à ces changements physiologiques drastiques. Elle évoque ainsi le redoublement d'effort pour tenir le rythme professionnel sans rien lâcher, les solutions alternatives (le yoga, faire des confitures, le tarot, se mettre en jachère), évoquer la question avec des copines. En particulier l'une d'elles a opté pour l'hormonothérapie, ce qui conduit à Oomen à constater que la femme en pleine ménopause représente une véritable poule aux œufs d'or pour l'industrie pharmaceutique. Sa ménopause occasionne ainsi une remise en question de ses habitudes de vie, de son mode de vie même, l'amenant à se poser des questions difficiles, à entreprendre une thérapie (la mère Tapedur étant invitée à se reposer pour laisser Cinette s'exprimer), à se poser des questions sur quels sont ses engrais verts pour elle, quelles sont les pensées qui la nourrissent. Et elle expose ses réponses, toujours avec une forme visuelle inventive. Toujours avec cet humour chaleureux et plein d'humilité, elle répond à la question : Comment se comporter avec une femme en pleine ménopause ? Elle évoque même rapidement, en une page, le climactère masculin et ses effets.
Un ouvrage sur la ménopause : pas très folichon a priori. En fait, la lectrice tout comme le lecteur se trouve séduit dès les premières pages par le ton enjoué, par les petites piques gentiment moqueuses que l'autrice s'adresse. Francine Oomen parle de sa ménopause, visiblement assez intense, à la fois sur le plan des bouleversements personnels occasionnés dans sa chair et dans sa vie, en prenant du recul sur chaque facette évoquée. Elle raconte cette phase de sa vie intime avec une verve visuelle d'une variété et d'une gentillesse peu communes. Un ouvrage revigorant animé par un entrain chaleureux.
Hommage à Ayn Rand
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Ce tome fait suite à Give Me Liberty. L'ensemble des aventures de cette héroïne a bénéficié d'une intégrale.
L'action se déroule en 2014, Martha Washigton a 19 ans. Elle combat toujours pour les forces du Pax qui tentent de libérer le sud de ce qui fut les États-Unis de la domination de forces de Fat Boy (une multinationale spécialisée dans les hamburgers). Cette guerre est rendue plus complexe par des factions indépendantes agissant dans ce qu'il reste des États-Unis pour obtenir l'indépendance d'un état ou d'une ville. Chicago a été rayée de la carte par une explosion nucléaire. Martha finit par être grièvement blessée lors d'un lâcher de bombes sur le Texas. Les institutions de Pax la récupère, et la confie aux bons soins du Surgeon General (le responsable du gouvernement provisoire qui a pour devise que la maladie est un crime). Toutefois, l'administration de Pax et ses forces armées sont confrontées à deux problèmes majeurs : (1) leur technologie est de plus en plus victime de dysfonctionnements inexplicables et (2) des sortes de fantômes invisibles font sentir leur présence inopinément. À contrecœur, le Surgeon General va relâcher Martha pour la laisser enquêter pour le compte de Pax.
Frank Miller et Dave Gibbons poursuivent leur collaboration avec cette deuxième minisérie de 5 épisodes parus en 1994. Miller indique dans sa postface qu'il s'est franchement inspiré de Atlas Shrugged (La grève) d'Ayn Rand pour construire son récit. Celui-ci repose sur des séquences d'action rapides et à grand spectacle et sur l'éveil de Martha aux réalités politiques qui modèlent son monde. Coté grand spectacle, le lecteur passe d'un champ bataille à un autre et Dave Gibbons s'en donne à cœur joie pour inventer des technologies futuristes avec une énergie qui rappelle ses meilleures planches pour 2000AD. Le lecteur peut ainsi admirer et se repaître de deux chevauchées mémorables à moto, d'une poursuite moto/hélicoptère, d'un décollage de navette spatiale, d'une base atmosphérique portée par l'électromagnétisme, de soucoupes volantes, d'avions de chasse, etc. Gibbons utilise toujours son style simple, très prosaïque qui confère à chaque élément dessiné une haute probabilité, une évidence qui ne permet pas de douter de son existence. À la lecture, ces instruments futuristes vont de soi et le lecteur ne les remet pas en cause, or il faut en fait un vrai savoir faire pour faire croire à cette forme d'anticipation peu réaliste.
Miller développe également l'environnement de Martha. Elle évolue dans un pays qui a vu l'un de ses pires cauchemars devenir réalité : l'union n'est plus, les états se sont scindés en plusieurs parties différentes. Martha prend également peu à peu conscience qu'elle ne souhaite plus tuer comme une guerrière efficace, que le sens de ces affrontements finit par lui échapper et que les motivations des généraux et des donneurs d'ordre restent incompréhensibles, voire opposées à l'image qu'ils en donnent. Il profite de la destruction de Chicago pour développer une satire simple et efficace des télévangélistes. Dans un moment de préscience décontenançant, ce prédicateur parle de la chute des tours (de Chicago) en des termes qui évoquent ceux utilisés pour la chute des tours du World Trade Center (7 ans après la parution de ces épisodes). Plus intéressant, Miller insère dans sa narration la notion que dans notre monde de haute technologie il faut des gens compétents pour assurer le fonctionnement de nos appareils, que notre société est à quelques millimètres du dysfonctionnement, que tout ne tient qu'à des agents de maintenance qualifiés, que l'incompétence professionnelle sera la perte de notre mode de vie. Ce thème se révèle plus subtil que ce à quoi nous avait habitué Miller, et tellement plus pertinent et probable.
Enfin Miller et Gibbons continuent de faire de Martha Washington un individu crédible, complexe et très sympathique. Martha est un soldat très compétent doué d'un sens de l'initiative très développé. Malgré tout, elle n'est pas fermée à ses sentiments et elle retrouve les deux personnes qui lui étaient les plus proches : Raggyann et Wasserstein. Le récit ne verse pas pour autant dans la sitcom ou dans la comédie dramatique. Les auteurs gardent le postulat de base qui est que Martha est une professionnelle de terrain avant tout et qu'elle ne s'occupe de sa vie privée qu'à l'occasion du repos qui lui est accordé entre 2 missions. Il est impossible de ne pas s'attacher à cette jeune femme tête brûlée, butée, courageuse jusqu'à en être téméraire, mais aussi indépendante, solidaire de son prochain, toujours prête à défendre le plus faible.
Le style de Gibbons est devenu un peu moins raide pour les visages et les séquences d'action ; il indique avoir été influencé par les fondateurs d'Image Comics (je vous rassure tout est relatif et il est facile de reconnaître le style du dessinateur de Watchmen). La plus grande évolution réside dans la participation d'Angus McKie qui se charge de la mise en couleurs et d'étoffer les décors. À cette époque, l'industrie des comics intègre petit à petit l'outil informatique pour la mise en couleurs. McKie en fait un usage intelligent et efficace au vu de la technologie dont il dispose. Il ne cherche pas à mettre le plus de couleurs possibles, mais à créer des nuances jusqu'alors impossible à créer et à intégrer en douceur quelques références photographiques pour une poignée de décors. Le résultat enrichit les dessins de Gibbons et ne prête pas trop à sourire aujourd'hui encore (sauf peut être une ou deux textures).
Avec cette histoire, Miller et Gibbons continuent leur récit sur le mode aventure dans un monde d'anticipation, tout en passant au stade logique suivant sur le plan politique. Est-il possible de proposer une alternative gouvernementale réaliste à des politiciens tous plus pourris les uns que les autres (vision caricaturale chère à Frank Miller) ? Oui, Miller et Gibbons indiquent une piste concrète à peu de choses près possible (directement empruntée à Ayn Rand, philosophe rationaliste, créatrice de l'objectivisme). Dans le tome suivant, fini de rire, le sort de l'humanité est entre les mains de Martha dans Martha Washington Saves the World .
Le cinquième et dernier tome est enfin paru en Français… l’occasion de redécouvrir cette série, et j’adore toujours autant !
Pourtant il faut avouer que les intrigues ne sont pas foncièrement originales. Il s’agit de bêtes (c’est le cas de le dire) enquêtes policières, avec des ficelles éculées et des coupables relativement prévisibles. Il y a notamment une double page en fin de tome 2 où nos deux détectives mettent une plombe à arriver à une conclusion qui me semblait pourtant évidente. Cela dit, les intrigues deviennent plus riches et touffues au fil des tomes, pour attendre des sommets dans le volume 5, véritable apothéose scénaristique en 176 pages (contre 104 pages pour le tome 1). Ce dernier propose d’ailleurs une trouvaille rigolote (dans la VO) : un « anti-spoiler seal », cad une enveloppe en plastique glissée autour d’un certain nombre de pages, pour éviter les spoilers accidentels lors d’un feuilletage. Je me demande si l’éditeur VF va en faire de même.
Les intrigues font peut-être « déjà vues » mais sont rondement menées et parfaitement rythmées. Les personnages sont très attachants, grâce notamment à un humour corrosif « très anglais » dans les dialogues (je parle de la VO). L’inspecteur Lebrock, espèce de croisement dur à cuire entre Sherlock Holmes et James Bond, est un peu antipathique en début d’aventure, mais sa personnalité se développe beaucoup au fil des tomes. Et puis certains personnages secondaires sont vraiment cocasses.
L’univers uchronique mis en place est passionnant : Napoléon a gagné, l’Angleterre fut brièvement une colonie française avant de regagner partiellement son indépendance, et la situation politique est complexe. Le tout saupoudré de Steam Punk, et de messages sociaux et politiques faisant échos à notre société (pas toujours de manière très subtile certes, mais la réflexion reste intéressante). L’auteur s’est inspiré du travail animalier du caricaturiste français Jean Ignace Isidore Gérard, plus connu sous son pseudonyme, Grandville. On retrouve aussi une bonne dose de Sherlock Holmes, ainsi qu’une multitude d’autres références plus subtiles, dans le nom des personnages secondaires, le nom de rues etc.
Enfin, le dessin de Bryan Talbot est magistral. Il ne sera pas du goût de tout le monde, certes. Il est très typé « comics », notamment au niveau des couleurs. L’auteur utilise des effets informatiques (flou, incrustation de photos etc.), le trait est gras, et certaines cases manquent de décors. Mais j’adore son esthétisme, les personnages anthropomorphiques sont magnifiques, et quel dynamisme, les scènes d’action sont très lisibles.
Le tome 5 conclut a priori la série (même si une suite reste possible). Les personnages attachants de Talbot vont me manquer, et je compte bien un jour relire leurs aventures. Je suis ravi que Delirium ait repris la publication française suite à la faillite de Milady Graphics.
Une série que je recommande chaudement !
Dégraissé
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Ce tome contient le crossover issu de la série Venom , écrite par Donny Cates et lancée avec Ryan Stegman en 2018. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, les 1 et 5 étant doubles, initialement parus en 2020/2021, écrits par Donny Cates, dessinés par Ryan Stegman, encrés par JP Mayer, avec l'aide de Stegman pour l'épisode 5, mis en couleurs par Frank Martin, avec l'aide de Jason Keith pour le 5. Les couvertures ont été réalisées par Stegman. Les couvertures variantes ont été réalisées par Peach Momoko, Superlog, Donny Cates, Ian Dederman (*6), Taurin Clarke, Ken Lashley, Declan Shalvey (*2), Paolo Rivera, Iban Coello, Ryan Stegman (*3), Joshua Cassara, Rahzzah, Gerardo Sandoval (*2), Philip Tan, Leinil Francis Yu, Todd Nauck, Alex Horley, Natacha Dustos, Skotie Young, Brett Booth.
Le temps est venu : Eddie et son symbiote le ressentent sans ambiguïté possible. Knull, le dieu des symbiotes, arrive, traversant les ténèbres de l'espace. Venom s'élance dans le vide depuis le sommet d'un building, après avoir averti les Avengers de l'arrivée imminente de Knull. Lui-même se dirige vers un appartement où il entre par la fenêtre et il contemple son fils endormi. Il aimerait tellement pouvoir le laisser dormir, que Dylan n'ait pas à faire face à toutes les horreurs de ce monde dans lequel il l'a entraîné. Il aurait tellement aimé que son fils n'hérite pas de ses ténèbres. Il le réveille et lui explique ce qui va se passer. Au coeur de la montagne des Avengers, Tony Stark est au pupitre de surveillance, avec à ses côtés Captain Ameirca (Steve Rogers), Captain Marvel (Carol Danvers) et She-Hulk (Jennifer Walters). Iron Man est confiant dans leur première ligne de défense : Captain America lui fait remarquer à quel point il aime bien transformer les choses en bombe, Stark le reconnaît bien volontiers. Carol dit qu'il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : ça y est les radars ont localisé les ennemis. La mauvaise : ils vont avoir besoin d'une bombe plus grosse.
Effectivement la première vague de dragons symbiotes déferle dans l'espace proche de la Terre, et leurs pertes ne sont pas très élevées au regard de leur nombre. Stark reste confiant, et fait observer qu'il n'a pas encore appuyé sur le détonateur. Il le fait et c'est un carnage incendiaire. Dans son communicateur, Eddie les informe que ça a à peine tué une centaine de dragons symbiotes, mais ça ne les a pas ralentis dans leur progression. Captain America sonne l'alarme et appelle tous les Avengers à se rendre à New York. Pendant ce temps-là, Eddie est parvenu à la pièce sécurisée et il demande à son fils d'y pénétrer et d'y rester, ainsi il sera à l'abri, invisible pour Knull. Dylan lui fait promettre qu'il reviendra. À New York, les Avengers tiennent les symbiotes à l'écart des civils du mieux qu'ils peuvent, pour les évacuer. La deuxième vague de superhéros descend sur la ville : les X-Men.
A priori, pas beaucoup de surprises. Ce genre d'événement obéit à des contraintes formelles très codifiées : plein de superhéros partout, pas le temps de les développer, de l'action spectaculaire qui éclate de partout, un ennemi très méchant, pas de place pour la nuance ou pour la demi-mesure. C'est bien le cas ici. Les superhéros se battent contre un dieu des ténèbres, donc pas de questions morales à se poser : il faut l'exterminer car c'est la seule façon de l'empêcher de nuire. D'ailleurs Knull ne fait pas non plus les choses à moitié : il souhaite tuer tous les êtres humains. Ensuite, il faut plein d'ennemis pour que les superhéros aient quelqu'un contre qui se battre en quantité suffisante. Les dragons symbiotes remplissent cet office et en plus on peut les massacrer sans remords cas ils ne sont pas doués de conscience : juste de la chair à canon contre les gentils. Il faut plein de superhéros partout. le dessinateur joue également le jeu des cases grand format, avec des actions plus grandes que nature, des énergies qui pètent de partout, des symbiotes fluides, gluants, tentaculaires, sans oublier leurs grandes dents. Enfin, le coloriste s'en donne également à coeur joie avec des camaïeux de noir et de rouge, des paillettes d'énergie voletant au gré des destructions, des effets spéciaux pour accentuer la violence des coups et des explosions. Lui et le dessinateur effectuent un travail remarquable pour faciliter la reconnaissance des nombreux superhéros : Fantastic Four, Avengers, Spider-Man, Black Cat (Felicia Hardy), Lightning (Miguel Santos), Spectrum (Monica Rambeau), Cloak (Tyrone Johnson) et bien d'autres encore.
Le lecteur a pleinement conscience qu'une bonne partie de l'action se situe hors de ces épisodes, dans les nombreuses miniséries créées spécialement à l'occasion de cet événement, pour les valkyries, Namor et Atlantis, Avengers, Thunderbolts, Gwenom, et tant d'autres encore. Or, dans ce cas précis, cette forme de construction fonctionne bien : le lecteur n'éprouve pas la sensation de rater des choses. Il apprécie plutôt d'avoir l'essentiel, dégraissé du superflu, d'avoir l'intrigue de Donny Cates qui n'a pas trop à se préoccuper de caser toutes les accroches pour ces miniséries. En fait s'il a suivi la série Venom de l'auteur depuis le début, le lecteur y voit l'aboutissement de plusieurs fils d'intrigue, sans avoir la sensation qu'ils sont alourdis par des invités parasites. D'ailleurs, le responsable éditorial a eu du mal à assurer une continuité rigoureuse avec l'état des superhéros à ce moment-là dans l'univers partagé Marvel, Thor ayant encore ses deux yeux par exemple. D'un autre côté, le lecteur constate que l'auteur continue de développer sa propre continuité au sein de l'univers partagé Marvel, en particulier avec l'arrivée de Norrin Radd. Sous cet angle-là, le récit prend une saveur d'oeuvre personnelle très inattendue dans un tel exercice. de la même manière, le dessinateur reprend l'esthétique spécifique de la série Venom, entre saveur personnelle et hommage à Tod McFarlane, avec un entrain très particulier, mâtiné d'un peu de macabre. Il est visible qu'il prend grand plaisir à façonner les formes des symbiotes pour les rendre plus horrifiques et plus formidables.
Le lecteur se rend compte que le récit fait la part belle à Eddie Brock. Il éprouve l'impression de ne rien rater de ses faits et gestes, même s'il continue d'avoir sa série mensuelle continue en parallèle de ces épisodes, une étonnante maîtrise narrative de la part de l'auteur. Certes le symbiote a d'abord placé ce personnage du côté des criminels, s'en prenant à Spider-Man. Depuis quelques épisodes dans sa série, il est devenu plutôt un héros et a été pardonné pour ses précédentes activités criminelles. Il doit continuer à vivre avec les conséquences de ses actes, en particulier son lien avec le symbiote, et par lui avec Knull, conséquences qui rejaillissent directement sur son propre fils. Contre toute attente, le scénariste parvient à développer ce thème au milieu de cet affrontement plein de bruit et de fureur, ce qui permet à Eddie de conserver une accroche humaine générant de l'empathie chez le lecteur, évitant que le récit ne se réduise à une simple suite de combats cataclysmiques et pyrotechniques. Ce qui n'empêche pas le déroulement de ces derniers.
Dans Absolute Carnage , le précédent événement de cette ampleur issue de la série mensuelle Venom, le scénariste avait fini par perdre la vitesse acquise, sous l'inertie du nombre de personnages, et l'essoufflement de l'intrigue, alors que le dessinateur s'épuisait à vue d'oeil dès le troisième épisode. Ici, il est possible de déceler qu'il marque le coup de la cadence à partir de l'épisode 4, mais les coloristes pallient sa fatigue en composant des arrière-plans qui comprennent assez d'effets pour maintenir l'illusion de la présence de vagues bâtiments. Dans le même temps, il continue de s'éclater à composer des pages spectaculaires et des cases qui en mettent plein la vue et le lecteur s'en délecte : Venom et sa toile au-dessus des gratte-ciels, l'arrivée de Knull épée au poing en toute majesté, la chute d'Eddie Brock dans le vide sans son symbiote, l'arrivée tout en majesté de Thor, Iron Man chevauchant le dragon, la transformation de Stephen Strange, Dylan Brock tenant tête à Knull, etc. le grand spectacle attendu par le lecteur est au rendez-vous, et avec du panache à revendre. Dans le même temps, Cates garde le cap de son récit, ménage ses surprises avec l'arrivée de renforts attendus et inattendus. Pour stopper Knull, il revient à un constat très basique, dichotomique, mais qui fait sens. Il est évident qu'il y a un ennemi naturel à cette incarnation des ténèbres primordiales, et que cet ennemi à ses propres forces et faiblesses face aux ténèbres. S'il y est sensible, le lecteur peut détecter que cette opposition entre les ténèbres et son ennemi naturel peut aussi se comprendre comme deux forces psychiques se livrant bataille dans l'esprit d'Eddie, une métaphore facile et simple, mais qui parvient à exister dans ce maelstrom de combats physiques.
Alors oui, c'est un événement superhéroïque avec tout ce que ça implique de spectaculaire, de multitudes de superhéros qui ne se différencient que par les couleurs de leur costume et leurs superpouvoirs avec des combats d'une ampleur étourdissante. Contre toute attente, le dessinateur parvient à conserver son élan tout du long sans capituler au dernier ou à l'avant dernier épisode pour bâcler, et le scénariste parvient à conserver une fibre humaine à son héros, assurant que le lecteur puisse continuer à ressentir quelque chose pour lui. Cerise sur le gâteau : il est possible de déceler une légère fibre métaphorique pertinente et savoureuse.
Combattre l’ordre racial et l’ordre du genre contribue aussi à saper les bases du capitalisme.
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Ce tome contient un essai qui se suffit à lui-même et qui ne nécessite pas de lecture préalable. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Céline Bessière, Sibylle Gollac et Jeanne Puchol pour le scénario, et par cette dernière pour les dessins et les nuances de gris. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste d’une quinzaine d’ouvrages pour aller plus loin, écrits par Pierre Bourdieu, Collectif Onze, Christine Delphy, Sylvia Federici, Nicolas Frémeaux & Marion Leturcq, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin Heredia, Thomas Picketty, Florence Weber, Viviana Zelizer. Mmes Bessière et Gollac avaient collaboré au Collectif Onze, auteur d’un ouvrage qui avait été adapté en bande dessinée par Baptiste Virot en 2020 : Au tribunal des couples (Enquête sur des affaires familiales).
Dans une cabane de fortune construite sur un rond-point, une gilet jaune est en train de dîner frugalement dans sa protestation pour la justice sociale et la justice fiscale, et contre la casse des services publics. Elle écoute la radio : Trois mois après son divorce, MacKenzie Bezos renonce à tous ses intérêts dans le Washington Post et dans Blue Origin, à 75% de ses actions Amazon, ainsi qu’à ses droits dans cette entreprise. Ceci afin de soutenir l’action de son ex-mari, a-t-elle précisé. Jeff Bezos garde donc le contrôle d’Amazon et reste l’homme le plus riche du monde. Les marchés financiers peuvent respirer. Un tel discours met la gilet jaune hors d’elle : à haute voix, elle suggère que McKenzie vienne partager ses fins de mois. Un chat a réussi à tromper sa vigilance et est en train de goûter au plat préparé sur la table. Elle le chasse, car elle n’a sûrement pas trop de quoi à manger. Il détale ventre à terre, il croise un autre chat et ils commencent à papoter. Le premier est à la rue parce que son humaine est morte subitement, et ses enfants, se disputant pour l’héritage, se sont débarrassés de lui. Le deuxième explique que ses humains sont en train de déménager et il ne sait pas s’ils vont le garder. Ils croisent un troisième chat qui interrompt leur conversation.
Ce dernier chat les emmène dans un coin sympa. Il explique que dans la séparation, c’est surtout l’humaine qui va y laisser des plumes dans le divorce. Non seulement, l’écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres n’a jamais été aussi important, mais l’écart entre leurs patrimoines se creuse encore plus. Patrimoine, ou richesse ou capital, peu importe l’appellation : des terres, de l’immobilier, des actifs financiers, des entreprises. À une interrogation, il répond que les pauvres peuvent parfois y prétendre grâce au crédit ou à l’épargne. Alors que les plus riches en bénéficient souvent dès leur plus jeune âge, parce que ces biens se transmettent au sein de la famille. Bon, ces inégalités-là font beaucoup parler. On sait moins que les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes augmentent elles aussi. Même si les femmes travaillent et gagnent leur argent, en moins de vingt ans, l’écart entre ce que détiennent les hommes et femmes a presque doublé.
Il s’agit d’un exposé condensé d’une enquête analysant les inégalités de patrimoines et économiques entre femmes et hommes, au sein de familles de classe sociale différente. Le défi impressionne : restituer une étude sociologique sous forme de bande dessinée. La forme narrative adoptée par les trois autrices fonctionne très bien. Quelques reconstitutions et mises en situation : des entretiens avec les deux sociologues, des discussions entre membres d’une même famille, des entretiens devant la ou le juge avec les avocats, des entretiens chez une avocate ou un avocat, chez une ou un notaire. Quelques moments d’une activité professionnelle ou d’une autre. La dessinatrice représente les trois autrices (dont elle-même) en train d’échanger en présentiel ou en distantiel pour approfondir une notion, ou demander un développement sur un constat contre-intuitif. Ces passages peuvent être représentés avec les trois autrices en situation, ou des gros plans sur leur visage simplifié et représenté comme des avatars infographiques. Le lecteur ne s’attend pas à la troisième forme d’exposition : des chats en train d’échanger entre eux sur leur situation personnelle, et par voie de conséquence la situation de leur maîtresse.
En feuilletant rapidement le tome, le lecteur pourrait entretenir quelques réserves sur ce qui donne l’impression d’une narration visuelle peut-être un peu pauvre (beaucoup de têtes en train de parler, des décors représentés sporadiquement), mais à la lecture il ressent toute la pertinence des choix effectués, car ainsi l’exposé devient vivant et coule de source, avec une forme de tension dramatique qui sert le propos, sans le sensationnaliser ou le dramatiser. Au fur et à mesure, il fait l’expérience que les pages présentent une grande variété d’éléments visuels : l’intérieur du cabanon sur le rond-point, les murs et les toits parcourus par les chats, les cabinets et bureaux, et des éléments avec une fonction symbolique comme une balance à plateau, un extrait de tableur, un plan de réaménagement d’un appartement, un caddie de supermarché, des arbres généalogiques, un plateau de Monopoly, des billets de banque qui poussent sur une plante en pot, etc. Le lecteur fait l’expérience de l’apport de la dessinatrice dans la conception des planches, dans la conception même de l’exposé pour qu’il ne soit pas juste un texte livré ficelé avec des images redondantes ou superfétatoires, mais bien un exercice pédagogique mettant à profit les possibilités du moyen d’expression, ainsi que ses spécificités. La facilité de la lecture rend le propos aisément accessible, et pourtant lorsqu’il prend un peu de recul en faisant une pause pour réfléchir à ce qu’il vient de lire, le lecteur prend conscience de la densité des informations, qu’il s’agisse des description des situations, de la démarche de recherche, des constats, des analyses, des conclusions. Il se rend également compte de la profondeur de la réflexion, nourrie par un travail conséquent de recherche et d’analyse. En prime, il est visible que Jeanne Puchol aime bien dessiner les chats et qu’elle en a longuement observés.
Les autrices affichent d’entrée jeu leur point de vue : analyser les inégalités de patrimoine et de richesse entre femmes et hommes, en défaveur de ces premières, avec le parti pris de l’écriture inclusive pour ne pas les invisibiliser. Ce positionnement n’affecte en rien la rigueur de leur enquête. L’annoncer permet au lecteur de savoir dans quelles directions ladite recherche va s’effectuer : il s’agit de repérer et d’analyser les mécanismes et les paramètres systémiques sociaux qui sont à l’œuvre dans l’apparition ou la reconduction de ces inégalités. L’exposé comprend plusieurs parties. Un premier exemple de succession dans la famille Pilon, avec utilisation du dispositif de donation-partage devant notaire, la veuve donnant la boulangerie ainsi que la maison attenante à son fils, ses trois filles recevant quelques biens immobiliers et terrains avoisinants. Des explications complémentaires issues des entretiens menés avec les différents membres de la famille. Vient ensuite la partie analytique et réglementaire exposée par les deux sociologues, relancées par les questions de la bédéiste. Suivent encore deux exemples de successions. Puis de des exemples choisis pour des situations particulières : femme âgée et démunie, méconnaissance du droit chez les modestes, rôles respectif des avocats et des notaires, autres situations de divorce, de succession, dans des milieux aisés, dans des milieux populaires, au sein d’une famille ou l’épouse a élevé les enfants et travaillé dans l’entreprise de son époux, ou bien s’est entièrement consacrée à la famille.
En annonçant leur positionnement en toute transparence, les autrices indiquent qu’elles se focalisent sur les mécanismes qui font perdurer les inégalités entre femmes et hommes dans ces situations, voire les aggravent, avec le constat de départ que les statistiques sur l’écart de richesse entre femme et homme est allé en grandissant ces dernières décennies. Leur exposé est donc orienté puisqu’elles partent d’un constat factuel et chiffré, dans le même temps l’analyse desdits mécanismes est menée avec rigueur et méthode. Les exemples sont choisis pour un jugement qui va dans le sens de la préservation ou de l’augmentation de la richesse de l’homme, et la diminution de celle de la femme. Les autrices exposent alors la situation de départ, les éléments qui motivent le jugement, le lecteur restant libre de se faire une idée par lui-même, de nourrir son opinion, et de relativiser comme il l’entend les conclusions des sociologues s’il estime que le constat de départ est trop prégnant. Il retrouve bien évidemment des idées féministes tel que l’invisibilisation des tâches domestiques, ainsi que la priorité donnée à la conservation du patrimoine familial lors de sa transmission d’une génération à l’autre. À nouveau, il peut exercer son libre-arbitre en fonction de ses convictions et de ses valeurs, que ce soit pour les questions de capital, de travail ou de famille. À chaque étape, les deux sociologues exposent la méthodologie qu’elles ont mise en œuvre, les moyens dont elles ont disposé, les entretiens qu’elles ont pu mener, les professionnels auxquels elles ont eu accès, les entretiens qu’elles ont pu observer, leur nombre et leur variété. Le lecteur peut donc également se faire une idée de leurs sources et de leur démarche.
Tout commence par un titre bien singulier et un a priori sur le fait que l’exposé sera orienté pour pointer du doigt des mécanismes favorisant les hommes aux dépens des femmes. Les autrices affichent que leur ouvrage va dans ce sens, libre au lecteur de le garder à l’esprit au cours de sa lecture. Réaliser un exposé en sciences humaines et sociales en bande dessinée constitue un défi délicat, car il faut savoir trouver le bon mode narratif pour réaliser une vraie bande dessinée (et pas un texte illustré) sans dénaturer les propos tenus. S’il peut entretenir quelques a priori sur les choix de la dessinatrice, le lecteur ressent rapidement qu’ils étaient infondés, et que le mode narratif a été conçu par la bédéiste avec les deux chercheuses, pour un résultat parfaitement adapté à l’exercice de la restitution d’une enquête et de l’analyse afférente. La lecture s’avère très agréable, avec ses différents niveaux narratifs (mises en situation, échanges entre les autrices, commentaires, analyses et conclusions), et la prise de recul sous la forme de la discussion entre des observateurs inattendus que sont les chats. Une lecture passionnante, éclairante, enrichissante, édifiante.
Courage ordinaire
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication, en 2020 pour la première fois. Il a été réalisé par Garth Ennis pour le scénario, P.J. Holden pour les dessins et l'encrage, et Kelly Fitzpatrick pour la mise en couleurs. Ennis & Holden avaient déjà collaboré ensemble à deux reprises pour Battlefields: Happy Valley (2010) et World of Tanks: Citadel (2018).
Pendant la seconde guerre mondiale, l'armée britannique avait besoin de bombardiers-torpilleurs dernier cri. Malheureusement, l'aéronavale de la Royal Navy (Fleet Air Arm) fut dotée de modèles Fairey Swordfish, surnommés Stringbag. Ces avions furent mis en service en 1935 : des biplans avec une structure de bois et de métal, et une toile tendue par-dessus, avec une vitesse moitié moindre que celle des chasseurs ennemis, et deux mitrailleuses de petit calibre, une à l'avant, une à l'arrière. La communication entre les trois membres de l'équipage se faisait par des tubes et les températures s'avéraient terribles dès que l'appareil se trouvait au-dessus des nuages. Les équipages n'avaient que deux avantages : leur jeunesse et leur entraînement, l'un comme l'autre non évalué. Pourtant, ils montaient dans leur avion et s'en allaient au combat. Ce jour de 1940, un Stringbag approche de la flotte britannique. Son équipage est composé d'Archie, Ollie et Pops. Ils ne savent pas trop si les navires en-dessous d'eux sont bien ceux qu'ils doivent rejoindre, et ils ne sont plus sûrs s'ils doivent se signaler par une fusée verte, ou d'une autre couleur. La fusée verte est tirée, le crochet pour agripper le câble est sorti et ils se posent sur le porte-avion. À la fin de l'année 1940, la Grande Bretagne se retrouve seule face à l'Allemagne, toute l'Europe étant occupée. le Duce vient de déclarer que la mer Méditerranée appartient à l'Italie. Les anglais doivent mettre en œuvre une opération pour sécuriser le canal de Suez, la base navale de Malte et la route des convois maritimes à travers cette mer.
Sur le porte-avion, Archie, Ollie et Pops se font proprement recevoir par le capitaine Shanks. Il leur reproche de s'y être pris à quatre reprises pour réussir leur atterrissage, de ne prêter aucune attention lors des briefings au point qu'il se demande si leur cerveau est bien présent, et pour couronner le tout de s'être trompé de couleur dans le signal de reconnaissance. Il leur reproche d'être incompétents et lâches. Ils sortent du bureau la queue entre les jambes, et Pops estime que la réaction du capitaine est encore aggravée par le fait que Ollie ait séduit sa fiancée. le lendemain, ils assistent au briefing de leur mission : il s'agit de bombarder la flotte de la Regia Marina italienne, mouillée dans le port de Tarente, lors de la nuit du 11 au 12 novembre 1940. Une fois cette mission accomplie avec succès, le même équipage participe quelques mois plus tard à l'attaque contre le cuirassé Bismarck, le 26 mai 1941. Pour leur troisième mission, il participe à la mission visant à interrompre l'opération Cerberus du 11 au 13 février 1942, également appelée Channel Dash, ayant pour objet de rapatrier trois gros bâtiments de la Kriegsmarine de Brest en Mer du Nord.
Le tome se termine avec une postface de 5 pages, dans laquelle le scénariste sépare les faits historiques de la fiction. Il explique qu'il a inventé les trois personnages de l'équipage car il ne voulait pas mettre des propos dans la bouche d'individus ayant réellement existé et ne s'étant pas comporté de cette manière en réalité. Il détaille quels éléments il a un peu arrangé, sans devenir impossibles pour autant : le parcours militaire de ces trois individus qui les a fait participer à ces trois missions, la dernière étant assez éloignée géographiquement. Il expose qu'effectivement les avions de type Fairey Swordfish ont bien participé à chacune de ces trois missions, et que qu'il s'agissait d'un modèle déjà dépassé lors de leur mise en service par rapport aux chasseurs et autres qui étaient passés à une technologie plus récente que les biplans ou les triplans. Il explique qu'il a choisi une forme particulière pour pouvoir dispenser toutes les informations nécessaires à la compréhension de chaque bataille et à son enjeu : un dessin en double page avec une petite dizaine de cartouches de texte exposant les faits. Pour le lecteur de bande dessinée, cette forme de présentation peut constituer un puissant répulsif, puisqu'on passe à du texte illustré. Mais il ne s'agit que de deux doubles pages par mission, et l'auteur se montre aussi clair que synthétique et concis.
L'objectif des auteurs est de rendre hommage aux hommes qui ont volé dans ces avions et qui ont participé à des missions avec peu de chance d'en réchapper. Il ne s'agit pas d'un récit militariste. Archie, Ollie et Pops (et quelques autres) se retrouvent engagés ou mobilisés, et pas vraiment motivés pour les personnages principaux. Ils n'ont pas de conviction patriotique fermement chevillée au corps, pas de réelle conviction politique, et aucune fibre belliqueuse. Mais ils se retrouvent à pied d'œuvre, montant dans leur fragile avion parce qu'ils sont là pour ça et participant à des attaques. Ils peuvent voir les soldats ennemis se jeter à l'eau d'un bâtiment en train de couler, et ils pensent à la mort atroce qui les attend. Dans le même temps, ils pensent aux morts faits par l'ennemi, et se rendent bien compte que dans cette situation ne rien faire est pire que de laisser faire. le récit prend alors la forme d'un quasi-témoignage sur la réalité de faire son boulot pilote dans ces circonstances, sans jugement de valeur sur ces individus, si ce n'est d'abord l'inconscience de monter dans de tels appareils, puis progressivement le courage nécessaire pour le faire en toute connaissance de cause.
Garth Ennis est un auteur expérimenté dans le genre des récits de guerre, et plus particulièrement des reconstitutions historiques de la seconde guerre mondiale. C'est une de ses passions, et il ne rate jamais une offre d'éditeur de pouvoir en réaliser une, que ce soient sa série des Battlefields, ou sa série des War Stories, ou d'autres histoires plus récentes comme Out of the Blue, Dreaming Eagles, et même deux récits pour la franchise World of Tanks. C'est un auteur exigeant qui n'hésite pas à faire refaire des planches au dessinateur s'il y a une erreur sur un modèle d'avion, de navire, d'arme à feu ou d'uniforme. le lecteur sait que l'artiste a dû passer un temps conséquent en recherches pour s'assurer de l'authenticité de ses descriptions. P.J. Holden a débuté sa carrière pour l'hebdomadaire 2000 AD. Il réalise bien sûr des dessins réalistes et descriptifs, avec un degré de simplification pour les personnages, et pour certains éléments techniques. le lecteur n'éprouve pas la sensation de regarder des cases avec un niveau de précision photographique : s'il se met à contempler un endroit bien précis d'un cuirassé, il ne va pas trouver chaque boulon pour les tôles. Cela ne l'empêche pas de pouvoir avoir confiance dans la représentation de chaque élément militaire représenté.
De fait l'artiste a beaucoup à faire. Dès la première page, il lui faut représenter une demi-douzaine de Stringbags en plein ciel. Cette première page met tout de suite le lecteur en confiance : Holden les représente avec un degré de détails qui permet de bien les mémoriser, et il sait composer des cases avec une sensation de profondeur de champ telle que le lecteur se représente bien la position relative de chaque avion dans un ciel pourtant dépourvu de repère. Il peut ensuite avoir un aperçu des chaudes tenues de vol de l'équipage, puis de leur uniforme quand ils se présentent au capitaine Shanks. La première bataille est très impressionnante, non pas parce qu'elle est présentée une forme romanesque, mais parce que le lecteur peut voir ce que voient les aviateurs, ainsi que des vues plus générales. Par exemple il peut voir les explosions de la défense anti-aérienne à l'approche des vaisseaux, puis il éprouve la sensation d'être secoué par les explosions des FliegerabwehrKanone (Flak). Lors de la deuxième mission, il ressent bien la solitude de l'équipage au beau milieu du ciel nuageux, le surgissement devant le cuirassé Bismarck, le déchainement des canons anti-aériens. La troisième mission s'avère encore plus angoissante, avec l'intervention des chasseurs ennemis. La narration visuelle est à l'opposé d'une série de cases spectaculaires pour faire joli : l'artiste se focalise sur la façon de raconter pour être intelligible, transmettre les sensations, sans oublier les êtres humains accomplissant la mission. le lecteur ne ressent pas le vent contre son visage, mais il n'en mène pas large à bord de ce fragile aéronef.
Raconter la guerre sans être ni militariste, ni antimilitariste, sans transformer chaque soldat en boucher ou en héros, tout en évitant de réaliser un exposé illustré aride et froid : pas facile. Garth Ennis & P.J. Holden se montrent excellents. Ils évoquent un avion très particulier, le Fairey Swordfish, sous l'angle de trois militaires formant un équipage au cours de trois missions. Ils savent à la fois effectuer une reconstitution historique remarquable, et montrer es hommes très ordinaires, devant composer avec les circonstances et ce qui est attendu d'eux, avec des enjeux qu'ils ne perçoivent que partiellement et une conscience grandissante des risques qu'ils prennent. Pour autant, le récit ne vire pas vers le mélodrame, peut-être du fait du légendaire flegme anglais. le lecteur en ressort avec une compréhension tactique de l'avantage de ces avions, et une vision changée sur les individus qui se sont retrouvés à participer à ces batailles.
Empathie
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Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il regroupe les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2020, écrits par Peter Milligan, dessinés par ACO, encrés par David Lorenzo, et mis en couleur par Dean White. Les couvertures ont été réalisées par ACO. Le tome comprend également la couverture variante de Keron Grant, et celle de Mike Deodato junior, et celle de Rahzzah, une postface d'une page et demie de Milligan, et une d'une demi-page de ACO.
À Hong-Kong, Barrett Cornell, un homme d'affaires millionnaires, imagine ce qui se passerait s'il se jetait d'une fenêtre depuis le haut étage du gratte-ciel où il séjourne : la paix qui viendrait enfin envahir son corps sans vie écrasé sur la chaussée. Burke, un de ses subalternes, lui indique que les amusements sont arrivés : deux jeunes femmes dans des tenues très dénudées. Il lui répond que, finalement, il va aller faire un tour. Burke lui répond qu'il va prévenir la sécurité de cette sortie. Cela fait dix jours que Rônin suit la trace de Cornell. Il pense à quel point les frontières n'ont pas de sens pour un individu tel que Cornell, qu'elles n'assurent aucune protection aux nations, et que ce sont les multinationales comme celle dont il fait partie qui gouvernent le monde : Lincoln's Eye, American Dream, et même Book of Changes Inc. en Chine. Cornell monte dans sa limousine, et il est escorté par un groupe d'une demi-douzaine de gardes du corps à moto. Rônin a enfourché la sienne et les suit en se montrant très professionnel, avec une touche d'inexpérience pour se faire remarquer. Cela ne manque pas de se produire, et l'un des motards le prend en chasse.
Rônin fait en sorte de se coincer tout seul dans une impasse déserte, et fait une chute à moto. Son poursuivant arrive, descend de moto et le tient en joue avec son pistolet. Rônin le désarme rapidement, avec un maximum de brutalité pour bien faire comprendre qu'il ne plaisante pas. Il a besoin d'informations sur Barnett Cornell. Ce dernier a réussi à faire accepter par Gigi Lo qu'elle lui consacre quelques minutes. C'est l'héritière de l'entreprise Lo Electrics, et elle a vingt-cinq ans de moins que lui. Elle le reçoit dans un musée, avec ses deux panthères et ses gardes du corps. Il déclare tout de go que coucher avec elle est la seule chose qui donne un sens à sa vie. Elle lui répond sarcastiquement qu'elle pensait qu'il était venu pour parler d'expressionnisme abstrait. Il continue : il est prêt à lui offrir une des îles qu'il possède dans les Caraïbes si elle accède à sa demande. Elle rit, avec une note de cruauté et de moquerie. Rônin a tout observé à l'abri et il se dit qu'il lui faut absolument comprendre ce que veut Cornell, si c'est un besoin d'humiliation, de masochisme psychologisme, ce qui le fait souffrir. Gigi Lo dispose également de ses propres gardes du corps, mais ils ne sont pas de la trempe de ceux de Barrett Cornell. Quelques jours après, elle revient à son hôtel après son footing et elle trouve Rônin installé dans le canapé de sa suite, avec les deux panthères à ses côtés.
La couverture parle d'elle-même : un homme énigmatique qualifié de rônin, un combattant sans maître, avec un pistolet fumant à la main. Le lecteur n'éprouve pas de doute : un assassin qui va accomplir des contrats. Effectivement il y a de cela. Rônin, son nom n'est jamais dit, a décidé de se venger contrer une multinationale qui lui a injecté des nanites dans le sang pour construire un agent de terrain supérieur à un être humain normal. Il a donc décidé de se venger en assassinant les hauts dirigeants, des individus intouchables dans la vie de tous les jours, vivant au-dessus des lois, dictant leurs conditions aux chefs d'état. Peter Milligan n'y va pas avec le dos de la cuillère : les hommes d'affaires assis à la table des directoires et les présidents des conseils d'administration sont des individus corrompus par le pouvoir, et ils manient un pouvoir presque absolu. Ils traitent leurs employés comme des consommables, et ils considèrent les femmes comme de la marchandise qu'ils achètent pour leur bon plaisir. Sans oublier que, bien sûr, ils vivent dans le luxe et l'opulence, protégés par l'élite des gardes du corps, totalement dévoués à leur survie. Il va donc ainsi réussir à assassiner Barrett Cornell haut placé dans la hiérarchie de Lincoln's Eye, et passer à Warren Kennedy, le suivant sur sa liste.
Le lecteur remarque tout de suite le choix de couleurs très tranché de la couverture, ainsi que l'élégance de Rônin assis sur son fauteuil à roulette. À l'intérieur, Dean White, un coloriste remarquable, met en œuvre une approche naturaliste, venant nourrir les dessins de manière remarquable, que ce soit pour les textures, les reliefs, ou encore les effets spéciaux, et quelques incursions plus psychédéliques en phase avec l'intrigue. Aco dessine dans un registre réaliste avec un bon niveau de description. L'artiste joue le jeu de montrer un homme viril, fort et sachant se battre, avec des touches discrètes pour le rendre plus romanesque, plus admirable, grâce à un angle de vue un peu incliné, une mise en scène qui le privilégie, une exagération de sa souffrance tout en restant dans un domaine réaliste. Il l'habille de tenues élégantes tut en restant simples. Le lecteur suit un individu mystérieux, souvent dans l'action, et sachant se battre. Il évolue souvent dans des endroits luxueux auxquels le dessinateur sait donner une personnalité par le mobilier, l'agencement, les dimensions. Il affronte ou il traque des individus avec des vêtements plus luxueux, une attitude souvent hautaine et méprisante vis-à-vis des autres qu'ils jugent être d'une classe inférieure à la leur. Il est visible que Aco prend plaisir à représenter les voitures de luxe et les jets privés. Il sait bousculer les cases pour des structures de page qui accompagnent les mouvements et les soubresauts, saupoudrés de quelques détails gore.
Le lecteur a vite fait de prendre goût pour cette narration nerveuse, violente, tout en se disant que finalement la couverture était trop fidèle : une simple série d'action bien ficelée. Mais non, il y a plus : les pages ne sont pas juste bien faites et séduisantes. Régulièrement, la narration visuelle s'écarte un peu de ces clichés de bonne facture, en introduisant des éléments inattendus. Ça commence quand Rônin s'injecte dans les veines une substance contenant des traces d'ADN de Barrett Cornell. Aco réalise montre le personnage assis en tailleur, et une trentaine d'images comme des clichés disposés tout autour de sa silhouette, des souvenirs et des sensations que ressent Rônin. Il reprend ce dispositif très parlant à l'identique dans le deuxième épisode, avec la même efficacité. Dans l'épisode 3, il bouscule les cases qui sont de guingois pour un cauchemar éprouvé par Rônin pendant son sommeil. Dans le même épisode, Dean White passe à une palette psychédélique le temps d'une courte séquence. Ces moments tranchent avec l'ordinaire d'une série d'action.
Effectivement, Peter Milligan ne s'est pas limité à un justicier vengeur qui élimine de richissimes hommes d'affaire qui agissent impunément au-dessus des lois. Rônin dispose d'un avantage : lorsqu'il s'injecte de l'ADN de sa victime, sa capacité d'empathie totale se déclenche, lui permettant de percevoir des fragments de la vie de la personne, ou plutôt de ressentir les émotions associées à ces moments. Dans la postface, il explique qu'il a voulu ainsi opposer au capitalisme froid et dévorant des multinationales qui sapent le pouvoir des démocraties, un individu ressentant les émotions avec acuité. Le fait est que ça fonctionne bien. Certes il s'agit d'un élément à cheval entre anticipation et fantastique, et l'image de Rônin en train de s'injecter un produit pas très bien défini nécessite un petit supplément de suspension consentie d'incrédulité de la part du lecteur. Une fois cet ajustement effectué, cette dynamique fonctionne très bien. Rônin se glisse dans la peau de sa victime et perçoit sa peur intime, pas un gros monstre baveux et plein de dents acérées, mais une angoisse profonde de l'individu qui s'avère capable de la mettre à profit comme source d'énergie, e la sublimer, mais qui est aussi incapable de la surmonter. Il vit avec et c'est pour toute sa vie. Ça le ronge autant que ça le fortifie. Cette composante prend alors le dessus, transformant un récit entre espionnage et policier, en un thriller psychologique. Le lecteur reconnaît bien le savoir-faire de Milligan dans quelques angoisses malsaines, et la manière dont l'individu les exorcise en maltraitant d'autres êtres humains.
Ce récit rappelle qu'il est difficile de juger un livre sur sa couverture, même pour une bande dessinée. Les auteurs semblent tout d’abord raconter une histoire de vengeance très classique, et très bien menée. Puis en cours de route, le lecteur tombe sous le charme de la narration visuelle, Aco ayant parfaitement intégré l'influence de Jim Steranko qui était si manifeste dans Nick Fury: Deep-Cover Capers (2017) de James Robinson. Il se souvient peut-être que Peter Milligan avait écrit une série avec un thème assez similaire, un individu qui prenait la place de personnes avec un contrat : Human Target (1999-2004). Ici la psyché de l'individu est moins explorée en profondeur, et l'accent est mis sur la force de l'empathie, avec assez de subtilité pour fasciner le lecteur.
Je suis surpris que cette excellente série soit passé sous les radars du site. C'est donc avec beaucoup de plaisir que je me colle à faire rentrer le triptyque de Néjib sur le site.
Dans une fiction originale Néjib nous entraine sur les pas de Swan, jeune et riche américaine et nous fait vivre une des périodes les plus riches et les plus inovantes de la peinture française. Néjib choisit de concentrer son récit sur quelques années autour de 1860 avec comme fil rouge trois œuvres majeures d'Edouard Manet: Le Buveur d'absinthe, Le Chanteur espagnol et surtout Le Déjeuner sur l'herbe. En fin connaisseur de l'histoire de l'art et des technique picturale l'auteur crée un récit vivant, crédible et savant. L'auteur montre comment cette époque fut une transition majeure vers la peinture contemporaine qui n'a pas rejeté le classicisme mais a utilisé ses codes sur des sujets considérés comme "vulgaires" si ils n'étaient pas vu avec le prisme de l'antiquité ou du récit biblique. C'est surtout vrai pour la thématique de la nudité.
A travers une riche galerie de portraits où la fiction se mêle au réel de façon très convaincante, l'auteur en profite pour introduire plusieurs thématiques qui nous touchent encore aujourd'hui comme l'homosexualité ou la reconnaissance du potentiel des femmes. Ce sont des thèmes devenus assez convenus mais ils sont traités avec finesse et maîtrise.
Néjib propose un graphisme très moderne. Ses traits à la plume alternent le très fin jusqu'au trait épais. Ce jeu permet de mettre en valeur la forte expressivité des comportements. Dans une fiction qui parle de l'histoire de la peinture la couleur est rare et Néjib travaille beaucoup sur les noirs. Je le vois d'ailleurs comme un clin d'œil malicieux puisque le frère de Swan trouve sa personnalité artistique en bannissant le noir de sa palette. Tout le contraire de ce que propose l'auteur avec maestria.
Une très bonne lecture qui reste d'un égal niveau tout au long des trois épisodes.
Sapere vedere
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été écrit par Théa Rojzman, dessiné et mis en couleurs par Joël Alessandra. Il compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec un carnet graphique de dix-huit pages, agrémenté de courtes citations de Léonard de Vinci.
Musée du Louvre, Paris, France. Patrick exerce le métier de gardien pour Le Louvre et il est régulièrement affecté dans l'aile Denon, où il doit supporter les hordes de touristes, accompagnés par des guides, qui se pressent pour admirer la Joconde. Leur comportement stéréotypé lui tape sur le système. Alors qu'il est en train de s'énerver tout seul dans sa tête, un groupe arrive, et la guide entame son commentaire. Elle leur demande s'ils connaissent les deux titres de ce tableau : La Joconde, ou le Portrait de Mona Lisa. Ils peuvent voir qu'il s'agit d'une peinture sur huile sur panneau de bois. du peuplier pour être exact. Attention, elle ne veut voir personne s'approcher trop près du tableau. Les deux particularités principales de cette peinture sont ce sourire énigmatique et le fait que le regard suit le spectateur où qu'il soit. Les deux paysages : l'un semble habité par les hommes, l'autre est comme un paysage imaginaire. Certains commentateurs estiment qu'il s'agit d'une sorte de paysage intérieur. le paysage est peut-être essentiel dans ce tableau. Regarder le pont et la rivière. La Joconde ne serait-elle pas aussi une évocation du temps ? le temps qui passe et rend la beauté, un sourire, la vie humaine éphémères. Regarder comme ce sourire est énigmatique, quel est son secret ? Qui était vraiment la Joconde ? 500 ans plus tard, on ne le sait toujours pas et on ne le saura certainement jamais. Ce tableau est scandaleux pour l'époque, une femme souriante plantée devant un paysage quasi imaginaire et plutôt inquiétant comme un mémorial préhumain. Léonard de Vinci ne l'a d'ailleurs jamais remis à son commanditaire.
Un autre gardien rejoint Patrick estimant également que cette guide est particulièrement ennuyeuse. En revanche, elle a de jolies jambes. Patrick lui rétorque que c'est pas pour eux des jambes comme ça. La visite est terminée, le car les attend, la guide emmène son groupe et dit au revoir à Patrick, accompagné d'un Bonne soirée. Il reprend son attitude professionnelle et commence à indiquer aux visiteurs qu'ils doivent se diriger vers la sortie car le musée ferme dans trente minutes. Certains râlent car ils n'ont pas disposé d'assez de temps. Patrick se rend dans les vestiaires pour se changer, avec les autres gardiens. Marc, l'un des gardiens, en invitent d'autres à sa fête d'anniversaire, mais pas Patrick. Marc lui demande en revanche un service : aller dire à Geneviève, la moche de la billetterie, qu'elle a encore oublié de prévenir les gens que le musée fermait à 18 heures. Une fois ses collègues partis, Patrick flanque un grand coup de tatane dans un casier, pour évacuer sa frustration. Il se dirige vers la billetterie et il s'acquitte de sa promesse. Puis il rentre chez lui, supportant mal à la sérénade d'un accordéoniste dans le métro.
Une lecture facile, très aérée, quarante-quatre pages muettes, une dizaine de dessins en double page. Assez peu de dialogues. Tout est fait pour procurer une sensation de lecture rapide, sans effort, avec quelques passages oniriques. Un dispositif narratif assez classique : la possibilité de pénétrer dans un tableau pour en explorer l'univers. Les auteurs ont choisi la Joconde, le tableau le plus célèbre au monde, assez énigmatique dans les faits, contenant peu d'éléments visuels, et offrant donc un champ d'exploration très libre. Une histoire d'un homme seul, subissant une relation abusive avec sa mère, vivant encore chez maman à cinquante ans, une situation peut-être un tantinet exagérée. Il a fini par être aigri, ce que le lecteur comprend parfaitement. Les dessins ne le rendent pas particulièrement joli ou avenant, et certainement pas souriant. le lecteur le prend rapidement en pitié, car il est évident qu'il est passé à côté de sa vie, mais en même temps il prend soin de sa vieille mère. La narration visuelle offre une expérience consistante un peu terne dans le monde réel du fait du choix d'une mise en couleurs cantonnée à des nuances de bleu un peu fades. Il en va autrement dans le monde du tableau qui se bénéficie de séquences en couleurs. le voyage arrive à son terme. Et voilà… En fait pas du tout. Dès la première séquence avec la guide qui commente le chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), il se passe autre chose.
L'empathie du lecteur peut s'éveiller avec le commentaire lui-même sur le tableau : encore une personne qui parle de la Joconde, comme c'est original, c'est-à-dire exactement le sentiment de lassitude de Patrick. Ou par la remarque sur les jambes de la guide et le fait que c'est pas pour des gardiens de musée, une forme de résignation à être un individu insignifiant, un d'une banalité tellement ordinaire que les bonnes choses de la vie ne sont pas accessibles. Ou alors par l'écrasant sentiment de solitude, amplifié par le musicien qui chante la Vie en rose dans le métro, par le réconfort accablant de retrouver sa mère, par l'absence de toute marque festive pour son cinquantième anniversaire, par la monotonie débilitante du quotidien qui se répète dans un cycle sans fin, uniquement marqué par l'entropie qui grignote implacablement l'énergie vitale. Il ressent ces émotions en regardant simplement le personnage se déplacer mécaniquement dans sa vie, en ressentant le vide émotionnel qui émane de ces pages qui se tournent vite, de cette couleur qui donne l'impression d'être presque uniforme, de ces moments si rares d'échanges verbaux, et si vides d'implication. En contraposée, peut-être que l'artiste met à profit ces croquis de carnet de voyage en Toscane, mais quelle bouffée d'air frais, quel enchantement de couleurs, et si ce sont des souvenirs de vacances, il est évident que l'artiste y a pris plaisir, s'est délecté de ces visions et leur a fait honneur dans ses dessins.
Il est aussi possible que le lecteur s'interroge lui-même sur ce qu'incarne ce chef d’œuvre mondialement connu, sur ce qui en fait un chef d’œuvre, sur ce que lui-même y perçoit, ou au contraire sur ce qui en fait un portrait qui ne lui parle pas, à la surface duquel il reste. La relation à sa mère de Patrick est peut-être un peu appuyée, mais elle n'est pas moins universelle : chaque lectrice ou lecteur, quelle que soit sa situation, s'est interrogé dessus, a dû entamer ou faire le chemin de la séparation d'avec cette personne dans le ventre de laquelle il a vécu pendant la gestation, la personne qui a littéralement construit son corps. La représentation qu'en donne l'artiste s'avère très troublante : sa banalité, son visage dénué d'amour, mais aussi une forme de proximité physique attendrie. D'ailleurs, les dessins ne dégagent pas de fadeur, en fait ils montrent bien le quotidien de Patrick avec un bon niveau de détails dans les représentations, des zones du Louvre, immédiatement identifiables, une Joconde très fidèle, aussi vraie que nature, quelques statues, d'autres œuvres d'art. Patrick baigne chaque jour dans des chefs d’œuvre, et cela finit par provoquer le lecteur sur sa propre relation à l'art. sa façon de les considérer, de les interpréter, de leur imposer le sens qu'il leur donne. Patrick lui-même donne plusieurs sens successifs à la Joconde : en fonction de son état d'esprit, Mona Lisa incarne une personne ou quelque chose de différent. le sens est dans l’œil de celui qui contemple l’œuvre. le lecteur n'est pas dupe : il sait que lui-même effectue sa propre interprétation et qu'elle s'avère changeante en fonction de son état d'esprit. Autant d'interprétations ou de sens à une œuvre d'art, que de personnes qui la contemplent. Et par voie de transposition, autant de sens possibles à cette bande dessinée qu'il est en train de lire.
D'ailleurs, comment lui arrivent-elles ces interprétations à Patrick ? Des réminiscences de ce qu'il a pu entendre des guides, certaines très séduisantes ? Peut-être des lectures faites par lui-même ? Ou une discussion avec un libraire ? Une librairie bien étrange que celle dans laquelle il pénètre, avec un libraire qui ne s'occupe que de cet unique client, de manière plus ou moins sibylline, et une pièce cocon envahie de livres dans laquelle il doit faire bon se réfugier. Cette exhortation en latin : Sapere Vedere, c'est-à-dire Savoir voir. Et puis ce voyage, ou plutôt ces voyages dans le monde de Mona Lisa, dans l'environnement du tableau, et hors cadre : de belles métaphores visuelles, à commencer par Sortir du cadre. L'enfant dans l’œuf, des inventions de Léonard de Vinci : voilà qui rappelle que le créateur de ce tableau était un génie. L'artiste aménage des visuels du maître, et leur choix atteste du fait que la scénariste a fait plus que survoler quelques images sur la toile. le lecteur acquiert la conviction qu'elle-même a effectué ce cheminement de s'interroger sur son rapport aux œuvres d'art. À chaque fois, Mona Lisa prend les traits d'une personne différente, une projection de Patrick sur cette femme en fonction de ce qui accapare ses pensées. Progressivement, il se produit une catharsis au travers de la contemplation du tableau et de ce qu'il y projette. La Joconde reste inchangée, mais à chaque fois il la regarde d'un œil neuf, ou en tout cas différent, ce que montrent bien les dessins. Lors de sa rencontre suivante avec le libraire, celui-ci évoque la technique du sfumato, utilisée par de Vinci. Une autre métaphore s'impose : cela correspond également à l'effet produit par les réflexions et rêveries de Patrick sur lui-même. Jusqu'à cette image saisissante en page cent-neuf, d'un facsimilé de radiographie du tableau de la Joconde : il n'y a quasiment plus de personnage car il s'est ouvert aux autres, il a pour partie gommé ses propres frontières.
Arrivé à la fin de l'ouvrage, le lecteur découvre le carnet graphique et les citations de Léonard de Vinci : pas de doute possible, cette bande dessinée est l’œuvre de deux créateurs qui se sont abreuvés à l'esprit du maître. Il considère le chemin parcouru au fil des pages et il a du mal à en croire ce qu'il constate : une lecture d'une facilité déroutante, une sensation de simplicité qu'il a confondue avec une narration à la teneur un peu légère. En fin de course, une déclaration d'amour à Léonard de Vinci, à Florence et à la Toscane, une réflexion sur le rapport de l'individu à l’œuvre d'art fonctionnant sur la participation du lecteur, un ressenti analytique sur la séparation d'avec la mère, une histoire d'amour constructive et touchante, une forme de développement personnel intime et émotionnel d'une sensibilité rare. Une vraie merveille.
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Tribune(s) - Chroniques de gradins
Lénaïc Vilain, qui parle souvent de luttes sociales et de l'absurdité de notre monde d'aujourd'hui, sort (un peu) de son cadre pour nous parler de son autre passion, le football. Ou plutôt le Red Star FC. C'est un club de la banlieue nord de Paris, qui a connu ses heures de gloire dans l'après-guerre, et qui est depuis retombé dans l'anonymat des divisions amateur, avant de remonter petit à petit jusqu'à acquérir un statut professionnel il y a quelques saisons. Vilain a découvert le club d'abord par l'intermédiaire du stade Bauer où il évolue, depuis la chambre de l'appart d'un copain chez lequel il s'est rendu un soir de match. L'ambiance lui a plu, il a voulu aller y goûter de plus près, et le virus l'attrapé pour ne plus le lâcher. Il nous parle donc de son rapport à l'enceinte, à l'industrie du foot, au groupe de supporters dont il fait partie. Et qui se trouve, heureux hasard, un brin politisé à gauche, correspondant aux convictions de Lénaïc Vilain. Nous avons donc des tranches de vie autour du stade et du club, des moments humains, touchants, drôles aussi, mais graves par périodes. L'ensemble est très sympathique, ça respire l'authenticité. J'ai bien aimé, ayant moi-même assisté à un match dans ce stade désormais disparu sous sa configuration d'origine. Et puis aussi parce que sans avoir fait partie d'un groupe de supporters, j'ai moi-même vécu des instants comparables dans mon adolescence, dans un vieux stade, l'ancien plus grand de l'agglomération bordelaise. Séquence nostalgie...
Déréglée - Journal d'une ménopause
Il ne me reste qu'une chose à faire : me mettre en jachère. - Cette bande dessinée correspond à un journal réalisé sur le thème de la ménopause de l'autrice. La première édition date de 2017 dans les Pays-Bas, et de 2023 pour la version française. Il a été réalisé par Francine Oomen, autrice complète et, scénario & dessins, également autrice de nombreux ouvrages pour jeunes enfants et pour adolescents. Cet ouvrage compte deux-cent-quarante pages. Elle se présente : Francine Oomen. Jusqu'à l'âge de cinquante-deux ans, elle était une mère, une fille, une amoureuse, une auteure à succès de livres pour enfants et une jongleuse émérite. Elle pouvait garder toutes ses quilles en l'air les doigts dans le nez… Mais un jour, une par une, elles se sont écrasées sur le sol. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : se mettre en jachère. Ce livre est le récit de cette aventure. À 52 ans, elle en avait ras-le-bol d'être elle. Cerveau en compote. Pas de doute, soit elle avait fait un AVC, soit elle était atteinte de démence précoce. Peut-être les deux. Ses neurones étaient à peu près dans le même état que ceux de sa mère, 87 ans, qui était en maison de retraite et tout à fait dingo. Quelques exemples. Un jour, Francine avait retrouvé son téléphone dans le congélo (il fonctionnait encore). Une autre fois, ses clés avaient atterri dans une chaussure (Logique non ? On rentre chez soi, on retire ses chaussures et on balance ses clés dedans). Sa carte de crédit ? Elle l'avait fait bloquée, paniquée, avant de s'apercevoir qu'elle était dans la machine à laver. Elle était foutue. Chez elle, au bout de trois pas, elle oubliait ce qu'elle voulait faire. Pas moyen de se souvenir du nom des gens et des mots les plus ordinaires. En pleine tirade enflammée, il arrivait même à Francine d'oublier ce qu'elle voulait dire. Trou de mémoire ! Son sens d'orientation (enfin, le peu qu'elle en avait) s'était volatilisé. Flippant… Surtout que ça a faisait forcément penser à sa mère. Tout ça ne l'angoissait pas qu'un peu. Mais il y avait pire. Parfois, assise à sa table de travail, elle ne se souvenait plus de quoi parle son bouquin. Impossible de réfléchir. Son cerveau, son terrain de jeu favori, pédalait dans la choucroute. Avant, écrire un chapitre lui prenait une heure. À présent, une semaine ! Tout ça pour un piètre résultat. Ça empirait chaque jour ! Mais elle n'osait en parler à personne. En face de son éditrice qui lui propose de jeter un œil au planning de l'année suivante, Francine fait le décompte : trois livres, magazine, promo, site web, merchandising, signature du contrat, oui, oui. Parfait, pas de problème. Parfait ? Pas de problème ? Pendant des mois, elle réussit tant bien que mal à donner le change. du moins, elle l'espérait. Elle fournit des excuses de plus en plus minces, tout en s'inquiétant régulièrement de ne pas savoir où elle a rangé son téléphone portable. Sans parler des doutes à n'en plus finir à propos des choses les plus insignifiantes. Faire les courses ? Et une fois au magasin impossible de retrouver son porte-monnaie. Ou le code de sa carte. Le titre s'avère très explicite, et l'autrice commence par se présenter avec une note d'humour dépréciateur sur le premier rabat intérieur. Puis elle se met en scène en train de chercher un titre, quelque chose avec le mot ménopause. Elle se lance alors dans la description de son état à cinquante-deux ans : un cerveau en compote et la grosse inquiétude d'être atteinte de sénilité précoce, ce dont souffre sa mère à cette époque. le lecteur constate qu'il ne s'agit pas vraiment d'une bande dessinée, plutôt d'un texte illustré, ou de courtes phrases par groupe de deux ou trois avec un dessin en correspondance en vis-à-vis, à raison de trois par page en moyenne. L'autrice a choisi de conserver un facsimilé de pages de cahier avec des lignes horizontales en fond de chaque page, et ce tout du long de l'ouvrage, avec quelques exceptions. Sur ce fond qui fait penser à un cahier de notes avec un vague relent scolaire ou appliqué, elle se dessine dans un registre simplifié, avec un trait de contour assez fin, un peu irrégulier, et une mise en couleurs de type aquarelle, généralement des personnages comme collés sur la page, sans arrière-plan. Elle utilise une écriture de type manuscrite, sans être cursive, des phrases courtes, un style plutôt oral et vivant, que très écrit. Son avatar et les autres personnes représentés présentent des caractéristiques faisant parfois penser à des adultes avec des mimiques d'enfant : émotion se lisant sur le visage, posture ou mouvement pas tout à fait maîtrisé, réaction infantile, ce qui rend la lecture très agréable, amenant souvent un sourire sur le visage du lecteur, avec un effet irrépressible d'empathie. Étrangement ce parfum d'enfance véhiculé par la forme narrative correspond parfaitement à la sensation de désemparement éprouvée par l'autrice confrontée aux symptômes et aux effets de la ménopause. Voilà que sa vie bien ordonnée, sa rigueur professionnelle, ses capacités mentales, sa physiologie sont remises en question, la plongeant dans l'incompréhension, la confusion et la détresse de ne plus rien contrôler, d'être à nouveau soumise à des impondérables arbitraires qui lui donnent la sensation d'être diminuée, d'être le jouet d'un corps déréglé dont elle ne peut que subir le comportement erratique. En fonction de la phase qu'elle traverse, qu'elle soit en train de subir, ou qu'elle soit en train de passer par l'un ou l'autre état du processus de changement en cherchant comment s'y adapter, l'artiste peut changer de registre visuel de manière très libre. Ainsi le lecteur peut découvrir des pages avec des dessins en noir & blanc, une petite illustration en bas de page, en dessous d'une liste de mot écrits en gros caractère pour insister sur leur intensité (un jeu sur la forme d'écriture), un collage d'une image sur la page de carnet, des mots tapés à la machine et comme découpé dans de petits rectangle pour être collés sur la page, juste trois silhouettes (mère Tapedur et ses deux factotums Marteau & Enclume) en ombre chinoise, une vingtaine de petites silhouettes disposées sur quatre lignes en train de faire des exercices de yoga (de type ashtanga), un dessin en surimpression sur une page de texte de type livre, une peinture en pleine page, des paysages peints en double page ne laissant pas apparaître les lignes du cahier, une photographie de l'autrice jeune enfant, une photographie de la main droite de l'autrice, un facsimilé de la carte de la Grande Prêtresse dans un jeu de tarot pour illustrer un texte de Rachel Pollack (1945-2023), des dessins de type botanique représentant une fleur à différents stades de développement, la photographie d'un seau rouge, des facsimilés de l'application Tinder sur téléphone, une photographie de la boîte de peinture à l'eau utilisée par l'artiste, des pages de recettes de confiture, un labyrinthe, un mots croisés, quelques visuels récurrents comme un cachalot ou une éruption volcanique, etc. Le lecteur ne risque pas de s'embêter à la lecture, avec l'inventivité visuelle de l'artiste, et le ton gentiment auto-dépréciateur. Francine Oomen n'est ni dans le défaitisme, ni dans la colère, en fait son développement n'est pas construit sur le principe du changement en cinq étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), il suit une autre structure. Elle expose son expérience de la ménopause, au travers de son cas personnel, sans rien généraliser. À l'occasion d'une étape ou d'un thème identifié, elle peut évoquer les connaissances médicales sur le sujet. Par exemple, un des premiers chapitres pose la question : Quand est-ce que ça commence ? Elle indique que pour son cas personnel, ça a commencé avant l'arrêt des menstruations, et que ces règles se sont manifestées à quelques reprises de manière erratique, avec une force imprévisible (par exemple, un soir au restau, où elle en avait jusqu'au milieu du dos). Elle évoque ces manifestations physiologiques de manière factuelle, les dessins simplifiés, avec leur touche humoristique, dédramatisant tout, et évitant toute impression désagréable ou vulgaire pour le lecteur. Dans le fil de la narration, elle évoque également une facette de sa vie psychique, plus particulièrement la forme et la personnalité que prend la petite voix intérieure qui la pousse à agir, personnifiée par une vieille dame, surnommée Mère Tapedur, et flanquée de deux factotums Marteau & Enclume. Cette manière de raconter sa propre ménopause la rend très personnelle et indissociable du caractère de l'autrice, de son histoire personnelle, de sa construction, de son fonctionnement psychologique. Les changements générés par la ménopause s'apparentent parfois à des bouleversements, ayant des conséquences à court terme (la mémoire, les bouffées de chaleur qui la rendent incapable de faire quoi que ce soit sur l'instant), et à long terme. C'est ainsi qu'elle doit lutter contre une propension irrépressible à la procrastination, alors qu'elle était un véritable bourreau de travail, que sa compagne la quitte du fait de son changement de caractère. D'autres événements de la vie continuent de se produire pendant ce temps-là, comme le décès de sa mère, ou le départ des enfants qui prennent leur autonomie pleine et entière. L'humour de Francine fait des merveilles. Que ce soit une boutade en forme de devinette. Qu'y a-t-il de pire qu'une femme en pleine ménopause ? Bingo ! Deux femmes en pleine ménopause… (sans oublier son écho deux cents pages plus loin, avec une réponse alternative : Bingo ! Une femme ménopausée avec un ou plusieurs ados.). Ou que ce soit son analyse des catégories Tinder homme : Exhibant un poisson. Exhibant ses tatouages. Levant le pouce. Buvant l'apéro, souvent en levant le pouce. Prenant un selfie dans l'ascenseur ou dans la salle de bain. Posant devant un intérieur hideux. Faisant l'idiot devant une statue. Faisant l'idiot sans statue. Avec un chapeau dernier cri et une guitare. En voiture, ceinture attachée. Pas intéressé par les coups d'un soir. Replet, affalé sur un transat, le bidon rond comme un ballon (+ pouce levé, apéro, chapeau dernier cri). À bord d'une grosse cylindrée, d'un bateau, d'un avion qui ne lui appartient pas. Se décrivant comme : une belle prise, mieux que ton ex, 1,85m sans talonnettes. À chaque pot son couvercle. Le récit relate également les actions entreprises par l'autrice pour s'adapter à ces changements physiologiques drastiques. Elle évoque ainsi le redoublement d'effort pour tenir le rythme professionnel sans rien lâcher, les solutions alternatives (le yoga, faire des confitures, le tarot, se mettre en jachère), évoquer la question avec des copines. En particulier l'une d'elles a opté pour l'hormonothérapie, ce qui conduit à Oomen à constater que la femme en pleine ménopause représente une véritable poule aux œufs d'or pour l'industrie pharmaceutique. Sa ménopause occasionne ainsi une remise en question de ses habitudes de vie, de son mode de vie même, l'amenant à se poser des questions difficiles, à entreprendre une thérapie (la mère Tapedur étant invitée à se reposer pour laisser Cinette s'exprimer), à se poser des questions sur quels sont ses engrais verts pour elle, quelles sont les pensées qui la nourrissent. Et elle expose ses réponses, toujours avec une forme visuelle inventive. Toujours avec cet humour chaleureux et plein d'humilité, elle répond à la question : Comment se comporter avec une femme en pleine ménopause ? Elle évoque même rapidement, en une page, le climactère masculin et ses effets. Un ouvrage sur la ménopause : pas très folichon a priori. En fait, la lectrice tout comme le lecteur se trouve séduit dès les premières pages par le ton enjoué, par les petites piques gentiment moqueuses que l'autrice s'adresse. Francine Oomen parle de sa ménopause, visiblement assez intense, à la fois sur le plan des bouleversements personnels occasionnés dans sa chair et dans sa vie, en prenant du recul sur chaque facette évoquée. Elle raconte cette phase de sa vie intime avec une verve visuelle d'une variété et d'une gentillesse peu communes. Un ouvrage revigorant animé par un entrain chaleureux.
Martha Washington - Temps de guerre (Goes to War)
Hommage à Ayn Rand - Ce tome fait suite à Give Me Liberty. L'ensemble des aventures de cette héroïne a bénéficié d'une intégrale. L'action se déroule en 2014, Martha Washigton a 19 ans. Elle combat toujours pour les forces du Pax qui tentent de libérer le sud de ce qui fut les États-Unis de la domination de forces de Fat Boy (une multinationale spécialisée dans les hamburgers). Cette guerre est rendue plus complexe par des factions indépendantes agissant dans ce qu'il reste des États-Unis pour obtenir l'indépendance d'un état ou d'une ville. Chicago a été rayée de la carte par une explosion nucléaire. Martha finit par être grièvement blessée lors d'un lâcher de bombes sur le Texas. Les institutions de Pax la récupère, et la confie aux bons soins du Surgeon General (le responsable du gouvernement provisoire qui a pour devise que la maladie est un crime). Toutefois, l'administration de Pax et ses forces armées sont confrontées à deux problèmes majeurs : (1) leur technologie est de plus en plus victime de dysfonctionnements inexplicables et (2) des sortes de fantômes invisibles font sentir leur présence inopinément. À contrecœur, le Surgeon General va relâcher Martha pour la laisser enquêter pour le compte de Pax. Frank Miller et Dave Gibbons poursuivent leur collaboration avec cette deuxième minisérie de 5 épisodes parus en 1994. Miller indique dans sa postface qu'il s'est franchement inspiré de Atlas Shrugged (La grève) d'Ayn Rand pour construire son récit. Celui-ci repose sur des séquences d'action rapides et à grand spectacle et sur l'éveil de Martha aux réalités politiques qui modèlent son monde. Coté grand spectacle, le lecteur passe d'un champ bataille à un autre et Dave Gibbons s'en donne à cœur joie pour inventer des technologies futuristes avec une énergie qui rappelle ses meilleures planches pour 2000AD. Le lecteur peut ainsi admirer et se repaître de deux chevauchées mémorables à moto, d'une poursuite moto/hélicoptère, d'un décollage de navette spatiale, d'une base atmosphérique portée par l'électromagnétisme, de soucoupes volantes, d'avions de chasse, etc. Gibbons utilise toujours son style simple, très prosaïque qui confère à chaque élément dessiné une haute probabilité, une évidence qui ne permet pas de douter de son existence. À la lecture, ces instruments futuristes vont de soi et le lecteur ne les remet pas en cause, or il faut en fait un vrai savoir faire pour faire croire à cette forme d'anticipation peu réaliste. Miller développe également l'environnement de Martha. Elle évolue dans un pays qui a vu l'un de ses pires cauchemars devenir réalité : l'union n'est plus, les états se sont scindés en plusieurs parties différentes. Martha prend également peu à peu conscience qu'elle ne souhaite plus tuer comme une guerrière efficace, que le sens de ces affrontements finit par lui échapper et que les motivations des généraux et des donneurs d'ordre restent incompréhensibles, voire opposées à l'image qu'ils en donnent. Il profite de la destruction de Chicago pour développer une satire simple et efficace des télévangélistes. Dans un moment de préscience décontenançant, ce prédicateur parle de la chute des tours (de Chicago) en des termes qui évoquent ceux utilisés pour la chute des tours du World Trade Center (7 ans après la parution de ces épisodes). Plus intéressant, Miller insère dans sa narration la notion que dans notre monde de haute technologie il faut des gens compétents pour assurer le fonctionnement de nos appareils, que notre société est à quelques millimètres du dysfonctionnement, que tout ne tient qu'à des agents de maintenance qualifiés, que l'incompétence professionnelle sera la perte de notre mode de vie. Ce thème se révèle plus subtil que ce à quoi nous avait habitué Miller, et tellement plus pertinent et probable. Enfin Miller et Gibbons continuent de faire de Martha Washington un individu crédible, complexe et très sympathique. Martha est un soldat très compétent doué d'un sens de l'initiative très développé. Malgré tout, elle n'est pas fermée à ses sentiments et elle retrouve les deux personnes qui lui étaient les plus proches : Raggyann et Wasserstein. Le récit ne verse pas pour autant dans la sitcom ou dans la comédie dramatique. Les auteurs gardent le postulat de base qui est que Martha est une professionnelle de terrain avant tout et qu'elle ne s'occupe de sa vie privée qu'à l'occasion du repos qui lui est accordé entre 2 missions. Il est impossible de ne pas s'attacher à cette jeune femme tête brûlée, butée, courageuse jusqu'à en être téméraire, mais aussi indépendante, solidaire de son prochain, toujours prête à défendre le plus faible. Le style de Gibbons est devenu un peu moins raide pour les visages et les séquences d'action ; il indique avoir été influencé par les fondateurs d'Image Comics (je vous rassure tout est relatif et il est facile de reconnaître le style du dessinateur de Watchmen). La plus grande évolution réside dans la participation d'Angus McKie qui se charge de la mise en couleurs et d'étoffer les décors. À cette époque, l'industrie des comics intègre petit à petit l'outil informatique pour la mise en couleurs. McKie en fait un usage intelligent et efficace au vu de la technologie dont il dispose. Il ne cherche pas à mettre le plus de couleurs possibles, mais à créer des nuances jusqu'alors impossible à créer et à intégrer en douceur quelques références photographiques pour une poignée de décors. Le résultat enrichit les dessins de Gibbons et ne prête pas trop à sourire aujourd'hui encore (sauf peut être une ou deux textures). Avec cette histoire, Miller et Gibbons continuent leur récit sur le mode aventure dans un monde d'anticipation, tout en passant au stade logique suivant sur le plan politique. Est-il possible de proposer une alternative gouvernementale réaliste à des politiciens tous plus pourris les uns que les autres (vision caricaturale chère à Frank Miller) ? Oui, Miller et Gibbons indiquent une piste concrète à peu de choses près possible (directement empruntée à Ayn Rand, philosophe rationaliste, créatrice de l'objectivisme). Dans le tome suivant, fini de rire, le sort de l'humanité est entre les mains de Martha dans Martha Washington Saves the World .
Grandville
Le cinquième et dernier tome est enfin paru en Français… l’occasion de redécouvrir cette série, et j’adore toujours autant ! Pourtant il faut avouer que les intrigues ne sont pas foncièrement originales. Il s’agit de bêtes (c’est le cas de le dire) enquêtes policières, avec des ficelles éculées et des coupables relativement prévisibles. Il y a notamment une double page en fin de tome 2 où nos deux détectives mettent une plombe à arriver à une conclusion qui me semblait pourtant évidente. Cela dit, les intrigues deviennent plus riches et touffues au fil des tomes, pour attendre des sommets dans le volume 5, véritable apothéose scénaristique en 176 pages (contre 104 pages pour le tome 1). Ce dernier propose d’ailleurs une trouvaille rigolote (dans la VO) : un « anti-spoiler seal », cad une enveloppe en plastique glissée autour d’un certain nombre de pages, pour éviter les spoilers accidentels lors d’un feuilletage. Je me demande si l’éditeur VF va en faire de même. Les intrigues font peut-être « déjà vues » mais sont rondement menées et parfaitement rythmées. Les personnages sont très attachants, grâce notamment à un humour corrosif « très anglais » dans les dialogues (je parle de la VO). L’inspecteur Lebrock, espèce de croisement dur à cuire entre Sherlock Holmes et James Bond, est un peu antipathique en début d’aventure, mais sa personnalité se développe beaucoup au fil des tomes. Et puis certains personnages secondaires sont vraiment cocasses. L’univers uchronique mis en place est passionnant : Napoléon a gagné, l’Angleterre fut brièvement une colonie française avant de regagner partiellement son indépendance, et la situation politique est complexe. Le tout saupoudré de Steam Punk, et de messages sociaux et politiques faisant échos à notre société (pas toujours de manière très subtile certes, mais la réflexion reste intéressante). L’auteur s’est inspiré du travail animalier du caricaturiste français Jean Ignace Isidore Gérard, plus connu sous son pseudonyme, Grandville. On retrouve aussi une bonne dose de Sherlock Holmes, ainsi qu’une multitude d’autres références plus subtiles, dans le nom des personnages secondaires, le nom de rues etc. Enfin, le dessin de Bryan Talbot est magistral. Il ne sera pas du goût de tout le monde, certes. Il est très typé « comics », notamment au niveau des couleurs. L’auteur utilise des effets informatiques (flou, incrustation de photos etc.), le trait est gras, et certaines cases manquent de décors. Mais j’adore son esthétisme, les personnages anthropomorphiques sont magnifiques, et quel dynamisme, les scènes d’action sont très lisibles. Le tome 5 conclut a priori la série (même si une suite reste possible). Les personnages attachants de Talbot vont me manquer, et je compte bien un jour relire leurs aventures. Je suis ravi que Delirium ait repris la publication française suite à la faillite de Milady Graphics. Une série que je recommande chaudement !
King in Black - Le Roi en noir
Dégraissé - Ce tome contient le crossover issu de la série Venom , écrite par Donny Cates et lancée avec Ryan Stegman en 2018. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, les 1 et 5 étant doubles, initialement parus en 2020/2021, écrits par Donny Cates, dessinés par Ryan Stegman, encrés par JP Mayer, avec l'aide de Stegman pour l'épisode 5, mis en couleurs par Frank Martin, avec l'aide de Jason Keith pour le 5. Les couvertures ont été réalisées par Stegman. Les couvertures variantes ont été réalisées par Peach Momoko, Superlog, Donny Cates, Ian Dederman (*6), Taurin Clarke, Ken Lashley, Declan Shalvey (*2), Paolo Rivera, Iban Coello, Ryan Stegman (*3), Joshua Cassara, Rahzzah, Gerardo Sandoval (*2), Philip Tan, Leinil Francis Yu, Todd Nauck, Alex Horley, Natacha Dustos, Skotie Young, Brett Booth. Le temps est venu : Eddie et son symbiote le ressentent sans ambiguïté possible. Knull, le dieu des symbiotes, arrive, traversant les ténèbres de l'espace. Venom s'élance dans le vide depuis le sommet d'un building, après avoir averti les Avengers de l'arrivée imminente de Knull. Lui-même se dirige vers un appartement où il entre par la fenêtre et il contemple son fils endormi. Il aimerait tellement pouvoir le laisser dormir, que Dylan n'ait pas à faire face à toutes les horreurs de ce monde dans lequel il l'a entraîné. Il aurait tellement aimé que son fils n'hérite pas de ses ténèbres. Il le réveille et lui explique ce qui va se passer. Au coeur de la montagne des Avengers, Tony Stark est au pupitre de surveillance, avec à ses côtés Captain Ameirca (Steve Rogers), Captain Marvel (Carol Danvers) et She-Hulk (Jennifer Walters). Iron Man est confiant dans leur première ligne de défense : Captain America lui fait remarquer à quel point il aime bien transformer les choses en bombe, Stark le reconnaît bien volontiers. Carol dit qu'il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : ça y est les radars ont localisé les ennemis. La mauvaise : ils vont avoir besoin d'une bombe plus grosse. Effectivement la première vague de dragons symbiotes déferle dans l'espace proche de la Terre, et leurs pertes ne sont pas très élevées au regard de leur nombre. Stark reste confiant, et fait observer qu'il n'a pas encore appuyé sur le détonateur. Il le fait et c'est un carnage incendiaire. Dans son communicateur, Eddie les informe que ça a à peine tué une centaine de dragons symbiotes, mais ça ne les a pas ralentis dans leur progression. Captain America sonne l'alarme et appelle tous les Avengers à se rendre à New York. Pendant ce temps-là, Eddie est parvenu à la pièce sécurisée et il demande à son fils d'y pénétrer et d'y rester, ainsi il sera à l'abri, invisible pour Knull. Dylan lui fait promettre qu'il reviendra. À New York, les Avengers tiennent les symbiotes à l'écart des civils du mieux qu'ils peuvent, pour les évacuer. La deuxième vague de superhéros descend sur la ville : les X-Men. A priori, pas beaucoup de surprises. Ce genre d'événement obéit à des contraintes formelles très codifiées : plein de superhéros partout, pas le temps de les développer, de l'action spectaculaire qui éclate de partout, un ennemi très méchant, pas de place pour la nuance ou pour la demi-mesure. C'est bien le cas ici. Les superhéros se battent contre un dieu des ténèbres, donc pas de questions morales à se poser : il faut l'exterminer car c'est la seule façon de l'empêcher de nuire. D'ailleurs Knull ne fait pas non plus les choses à moitié : il souhaite tuer tous les êtres humains. Ensuite, il faut plein d'ennemis pour que les superhéros aient quelqu'un contre qui se battre en quantité suffisante. Les dragons symbiotes remplissent cet office et en plus on peut les massacrer sans remords cas ils ne sont pas doués de conscience : juste de la chair à canon contre les gentils. Il faut plein de superhéros partout. le dessinateur joue également le jeu des cases grand format, avec des actions plus grandes que nature, des énergies qui pètent de partout, des symbiotes fluides, gluants, tentaculaires, sans oublier leurs grandes dents. Enfin, le coloriste s'en donne également à coeur joie avec des camaïeux de noir et de rouge, des paillettes d'énergie voletant au gré des destructions, des effets spéciaux pour accentuer la violence des coups et des explosions. Lui et le dessinateur effectuent un travail remarquable pour faciliter la reconnaissance des nombreux superhéros : Fantastic Four, Avengers, Spider-Man, Black Cat (Felicia Hardy), Lightning (Miguel Santos), Spectrum (Monica Rambeau), Cloak (Tyrone Johnson) et bien d'autres encore. Le lecteur a pleinement conscience qu'une bonne partie de l'action se situe hors de ces épisodes, dans les nombreuses miniséries créées spécialement à l'occasion de cet événement, pour les valkyries, Namor et Atlantis, Avengers, Thunderbolts, Gwenom, et tant d'autres encore. Or, dans ce cas précis, cette forme de construction fonctionne bien : le lecteur n'éprouve pas la sensation de rater des choses. Il apprécie plutôt d'avoir l'essentiel, dégraissé du superflu, d'avoir l'intrigue de Donny Cates qui n'a pas trop à se préoccuper de caser toutes les accroches pour ces miniséries. En fait s'il a suivi la série Venom de l'auteur depuis le début, le lecteur y voit l'aboutissement de plusieurs fils d'intrigue, sans avoir la sensation qu'ils sont alourdis par des invités parasites. D'ailleurs, le responsable éditorial a eu du mal à assurer une continuité rigoureuse avec l'état des superhéros à ce moment-là dans l'univers partagé Marvel, Thor ayant encore ses deux yeux par exemple. D'un autre côté, le lecteur constate que l'auteur continue de développer sa propre continuité au sein de l'univers partagé Marvel, en particulier avec l'arrivée de Norrin Radd. Sous cet angle-là, le récit prend une saveur d'oeuvre personnelle très inattendue dans un tel exercice. de la même manière, le dessinateur reprend l'esthétique spécifique de la série Venom, entre saveur personnelle et hommage à Tod McFarlane, avec un entrain très particulier, mâtiné d'un peu de macabre. Il est visible qu'il prend grand plaisir à façonner les formes des symbiotes pour les rendre plus horrifiques et plus formidables. Le lecteur se rend compte que le récit fait la part belle à Eddie Brock. Il éprouve l'impression de ne rien rater de ses faits et gestes, même s'il continue d'avoir sa série mensuelle continue en parallèle de ces épisodes, une étonnante maîtrise narrative de la part de l'auteur. Certes le symbiote a d'abord placé ce personnage du côté des criminels, s'en prenant à Spider-Man. Depuis quelques épisodes dans sa série, il est devenu plutôt un héros et a été pardonné pour ses précédentes activités criminelles. Il doit continuer à vivre avec les conséquences de ses actes, en particulier son lien avec le symbiote, et par lui avec Knull, conséquences qui rejaillissent directement sur son propre fils. Contre toute attente, le scénariste parvient à développer ce thème au milieu de cet affrontement plein de bruit et de fureur, ce qui permet à Eddie de conserver une accroche humaine générant de l'empathie chez le lecteur, évitant que le récit ne se réduise à une simple suite de combats cataclysmiques et pyrotechniques. Ce qui n'empêche pas le déroulement de ces derniers. Dans Absolute Carnage , le précédent événement de cette ampleur issue de la série mensuelle Venom, le scénariste avait fini par perdre la vitesse acquise, sous l'inertie du nombre de personnages, et l'essoufflement de l'intrigue, alors que le dessinateur s'épuisait à vue d'oeil dès le troisième épisode. Ici, il est possible de déceler qu'il marque le coup de la cadence à partir de l'épisode 4, mais les coloristes pallient sa fatigue en composant des arrière-plans qui comprennent assez d'effets pour maintenir l'illusion de la présence de vagues bâtiments. Dans le même temps, il continue de s'éclater à composer des pages spectaculaires et des cases qui en mettent plein la vue et le lecteur s'en délecte : Venom et sa toile au-dessus des gratte-ciels, l'arrivée de Knull épée au poing en toute majesté, la chute d'Eddie Brock dans le vide sans son symbiote, l'arrivée tout en majesté de Thor, Iron Man chevauchant le dragon, la transformation de Stephen Strange, Dylan Brock tenant tête à Knull, etc. le grand spectacle attendu par le lecteur est au rendez-vous, et avec du panache à revendre. Dans le même temps, Cates garde le cap de son récit, ménage ses surprises avec l'arrivée de renforts attendus et inattendus. Pour stopper Knull, il revient à un constat très basique, dichotomique, mais qui fait sens. Il est évident qu'il y a un ennemi naturel à cette incarnation des ténèbres primordiales, et que cet ennemi à ses propres forces et faiblesses face aux ténèbres. S'il y est sensible, le lecteur peut détecter que cette opposition entre les ténèbres et son ennemi naturel peut aussi se comprendre comme deux forces psychiques se livrant bataille dans l'esprit d'Eddie, une métaphore facile et simple, mais qui parvient à exister dans ce maelstrom de combats physiques. Alors oui, c'est un événement superhéroïque avec tout ce que ça implique de spectaculaire, de multitudes de superhéros qui ne se différencient que par les couleurs de leur costume et leurs superpouvoirs avec des combats d'une ampleur étourdissante. Contre toute attente, le dessinateur parvient à conserver son élan tout du long sans capituler au dernier ou à l'avant dernier épisode pour bâcler, et le scénariste parvient à conserver une fibre humaine à son héros, assurant que le lecteur puisse continuer à ressentir quelque chose pour lui. Cerise sur le gâteau : il est possible de déceler une légère fibre métaphorique pertinente et savoureuse.
Le Genre du Capital
Combattre l’ordre racial et l’ordre du genre contribue aussi à saper les bases du capitalisme. - Ce tome contient un essai qui se suffit à lui-même et qui ne nécessite pas de lecture préalable. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Céline Bessière, Sibylle Gollac et Jeanne Puchol pour le scénario, et par cette dernière pour les dessins et les nuances de gris. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste d’une quinzaine d’ouvrages pour aller plus loin, écrits par Pierre Bourdieu, Collectif Onze, Christine Delphy, Sylvia Federici, Nicolas Frémeaux & Marion Leturcq, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin Heredia, Thomas Picketty, Florence Weber, Viviana Zelizer. Mmes Bessière et Gollac avaient collaboré au Collectif Onze, auteur d’un ouvrage qui avait été adapté en bande dessinée par Baptiste Virot en 2020 : Au tribunal des couples (Enquête sur des affaires familiales). Dans une cabane de fortune construite sur un rond-point, une gilet jaune est en train de dîner frugalement dans sa protestation pour la justice sociale et la justice fiscale, et contre la casse des services publics. Elle écoute la radio : Trois mois après son divorce, MacKenzie Bezos renonce à tous ses intérêts dans le Washington Post et dans Blue Origin, à 75% de ses actions Amazon, ainsi qu’à ses droits dans cette entreprise. Ceci afin de soutenir l’action de son ex-mari, a-t-elle précisé. Jeff Bezos garde donc le contrôle d’Amazon et reste l’homme le plus riche du monde. Les marchés financiers peuvent respirer. Un tel discours met la gilet jaune hors d’elle : à haute voix, elle suggère que McKenzie vienne partager ses fins de mois. Un chat a réussi à tromper sa vigilance et est en train de goûter au plat préparé sur la table. Elle le chasse, car elle n’a sûrement pas trop de quoi à manger. Il détale ventre à terre, il croise un autre chat et ils commencent à papoter. Le premier est à la rue parce que son humaine est morte subitement, et ses enfants, se disputant pour l’héritage, se sont débarrassés de lui. Le deuxième explique que ses humains sont en train de déménager et il ne sait pas s’ils vont le garder. Ils croisent un troisième chat qui interrompt leur conversation. Ce dernier chat les emmène dans un coin sympa. Il explique que dans la séparation, c’est surtout l’humaine qui va y laisser des plumes dans le divorce. Non seulement, l’écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres n’a jamais été aussi important, mais l’écart entre leurs patrimoines se creuse encore plus. Patrimoine, ou richesse ou capital, peu importe l’appellation : des terres, de l’immobilier, des actifs financiers, des entreprises. À une interrogation, il répond que les pauvres peuvent parfois y prétendre grâce au crédit ou à l’épargne. Alors que les plus riches en bénéficient souvent dès leur plus jeune âge, parce que ces biens se transmettent au sein de la famille. Bon, ces inégalités-là font beaucoup parler. On sait moins que les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes augmentent elles aussi. Même si les femmes travaillent et gagnent leur argent, en moins de vingt ans, l’écart entre ce que détiennent les hommes et femmes a presque doublé. Il s’agit d’un exposé condensé d’une enquête analysant les inégalités de patrimoines et économiques entre femmes et hommes, au sein de familles de classe sociale différente. Le défi impressionne : restituer une étude sociologique sous forme de bande dessinée. La forme narrative adoptée par les trois autrices fonctionne très bien. Quelques reconstitutions et mises en situation : des entretiens avec les deux sociologues, des discussions entre membres d’une même famille, des entretiens devant la ou le juge avec les avocats, des entretiens chez une avocate ou un avocat, chez une ou un notaire. Quelques moments d’une activité professionnelle ou d’une autre. La dessinatrice représente les trois autrices (dont elle-même) en train d’échanger en présentiel ou en distantiel pour approfondir une notion, ou demander un développement sur un constat contre-intuitif. Ces passages peuvent être représentés avec les trois autrices en situation, ou des gros plans sur leur visage simplifié et représenté comme des avatars infographiques. Le lecteur ne s’attend pas à la troisième forme d’exposition : des chats en train d’échanger entre eux sur leur situation personnelle, et par voie de conséquence la situation de leur maîtresse. En feuilletant rapidement le tome, le lecteur pourrait entretenir quelques réserves sur ce qui donne l’impression d’une narration visuelle peut-être un peu pauvre (beaucoup de têtes en train de parler, des décors représentés sporadiquement), mais à la lecture il ressent toute la pertinence des choix effectués, car ainsi l’exposé devient vivant et coule de source, avec une forme de tension dramatique qui sert le propos, sans le sensationnaliser ou le dramatiser. Au fur et à mesure, il fait l’expérience que les pages présentent une grande variété d’éléments visuels : l’intérieur du cabanon sur le rond-point, les murs et les toits parcourus par les chats, les cabinets et bureaux, et des éléments avec une fonction symbolique comme une balance à plateau, un extrait de tableur, un plan de réaménagement d’un appartement, un caddie de supermarché, des arbres généalogiques, un plateau de Monopoly, des billets de banque qui poussent sur une plante en pot, etc. Le lecteur fait l’expérience de l’apport de la dessinatrice dans la conception des planches, dans la conception même de l’exposé pour qu’il ne soit pas juste un texte livré ficelé avec des images redondantes ou superfétatoires, mais bien un exercice pédagogique mettant à profit les possibilités du moyen d’expression, ainsi que ses spécificités. La facilité de la lecture rend le propos aisément accessible, et pourtant lorsqu’il prend un peu de recul en faisant une pause pour réfléchir à ce qu’il vient de lire, le lecteur prend conscience de la densité des informations, qu’il s’agisse des description des situations, de la démarche de recherche, des constats, des analyses, des conclusions. Il se rend également compte de la profondeur de la réflexion, nourrie par un travail conséquent de recherche et d’analyse. En prime, il est visible que Jeanne Puchol aime bien dessiner les chats et qu’elle en a longuement observés. Les autrices affichent d’entrée jeu leur point de vue : analyser les inégalités de patrimoine et de richesse entre femmes et hommes, en défaveur de ces premières, avec le parti pris de l’écriture inclusive pour ne pas les invisibiliser. Ce positionnement n’affecte en rien la rigueur de leur enquête. L’annoncer permet au lecteur de savoir dans quelles directions ladite recherche va s’effectuer : il s’agit de repérer et d’analyser les mécanismes et les paramètres systémiques sociaux qui sont à l’œuvre dans l’apparition ou la reconduction de ces inégalités. L’exposé comprend plusieurs parties. Un premier exemple de succession dans la famille Pilon, avec utilisation du dispositif de donation-partage devant notaire, la veuve donnant la boulangerie ainsi que la maison attenante à son fils, ses trois filles recevant quelques biens immobiliers et terrains avoisinants. Des explications complémentaires issues des entretiens menés avec les différents membres de la famille. Vient ensuite la partie analytique et réglementaire exposée par les deux sociologues, relancées par les questions de la bédéiste. Suivent encore deux exemples de successions. Puis de des exemples choisis pour des situations particulières : femme âgée et démunie, méconnaissance du droit chez les modestes, rôles respectif des avocats et des notaires, autres situations de divorce, de succession, dans des milieux aisés, dans des milieux populaires, au sein d’une famille ou l’épouse a élevé les enfants et travaillé dans l’entreprise de son époux, ou bien s’est entièrement consacrée à la famille. En annonçant leur positionnement en toute transparence, les autrices indiquent qu’elles se focalisent sur les mécanismes qui font perdurer les inégalités entre femmes et hommes dans ces situations, voire les aggravent, avec le constat de départ que les statistiques sur l’écart de richesse entre femme et homme est allé en grandissant ces dernières décennies. Leur exposé est donc orienté puisqu’elles partent d’un constat factuel et chiffré, dans le même temps l’analyse desdits mécanismes est menée avec rigueur et méthode. Les exemples sont choisis pour un jugement qui va dans le sens de la préservation ou de l’augmentation de la richesse de l’homme, et la diminution de celle de la femme. Les autrices exposent alors la situation de départ, les éléments qui motivent le jugement, le lecteur restant libre de se faire une idée par lui-même, de nourrir son opinion, et de relativiser comme il l’entend les conclusions des sociologues s’il estime que le constat de départ est trop prégnant. Il retrouve bien évidemment des idées féministes tel que l’invisibilisation des tâches domestiques, ainsi que la priorité donnée à la conservation du patrimoine familial lors de sa transmission d’une génération à l’autre. À nouveau, il peut exercer son libre-arbitre en fonction de ses convictions et de ses valeurs, que ce soit pour les questions de capital, de travail ou de famille. À chaque étape, les deux sociologues exposent la méthodologie qu’elles ont mise en œuvre, les moyens dont elles ont disposé, les entretiens qu’elles ont pu mener, les professionnels auxquels elles ont eu accès, les entretiens qu’elles ont pu observer, leur nombre et leur variété. Le lecteur peut donc également se faire une idée de leurs sources et de leur démarche. Tout commence par un titre bien singulier et un a priori sur le fait que l’exposé sera orienté pour pointer du doigt des mécanismes favorisant les hommes aux dépens des femmes. Les autrices affichent que leur ouvrage va dans ce sens, libre au lecteur de le garder à l’esprit au cours de sa lecture. Réaliser un exposé en sciences humaines et sociales en bande dessinée constitue un défi délicat, car il faut savoir trouver le bon mode narratif pour réaliser une vraie bande dessinée (et pas un texte illustré) sans dénaturer les propos tenus. S’il peut entretenir quelques a priori sur les choix de la dessinatrice, le lecteur ressent rapidement qu’ils étaient infondés, et que le mode narratif a été conçu par la bédéiste avec les deux chercheuses, pour un résultat parfaitement adapté à l’exercice de la restitution d’une enquête et de l’analyse afférente. La lecture s’avère très agréable, avec ses différents niveaux narratifs (mises en situation, échanges entre les autrices, commentaires, analyses et conclusions), et la prise de recul sous la forme de la discussion entre des observateurs inattendus que sont les chats. Une lecture passionnante, éclairante, enrichissante, édifiante.
Stringbags
Courage ordinaire - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication, en 2020 pour la première fois. Il a été réalisé par Garth Ennis pour le scénario, P.J. Holden pour les dessins et l'encrage, et Kelly Fitzpatrick pour la mise en couleurs. Ennis & Holden avaient déjà collaboré ensemble à deux reprises pour Battlefields: Happy Valley (2010) et World of Tanks: Citadel (2018). Pendant la seconde guerre mondiale, l'armée britannique avait besoin de bombardiers-torpilleurs dernier cri. Malheureusement, l'aéronavale de la Royal Navy (Fleet Air Arm) fut dotée de modèles Fairey Swordfish, surnommés Stringbag. Ces avions furent mis en service en 1935 : des biplans avec une structure de bois et de métal, et une toile tendue par-dessus, avec une vitesse moitié moindre que celle des chasseurs ennemis, et deux mitrailleuses de petit calibre, une à l'avant, une à l'arrière. La communication entre les trois membres de l'équipage se faisait par des tubes et les températures s'avéraient terribles dès que l'appareil se trouvait au-dessus des nuages. Les équipages n'avaient que deux avantages : leur jeunesse et leur entraînement, l'un comme l'autre non évalué. Pourtant, ils montaient dans leur avion et s'en allaient au combat. Ce jour de 1940, un Stringbag approche de la flotte britannique. Son équipage est composé d'Archie, Ollie et Pops. Ils ne savent pas trop si les navires en-dessous d'eux sont bien ceux qu'ils doivent rejoindre, et ils ne sont plus sûrs s'ils doivent se signaler par une fusée verte, ou d'une autre couleur. La fusée verte est tirée, le crochet pour agripper le câble est sorti et ils se posent sur le porte-avion. À la fin de l'année 1940, la Grande Bretagne se retrouve seule face à l'Allemagne, toute l'Europe étant occupée. le Duce vient de déclarer que la mer Méditerranée appartient à l'Italie. Les anglais doivent mettre en œuvre une opération pour sécuriser le canal de Suez, la base navale de Malte et la route des convois maritimes à travers cette mer. Sur le porte-avion, Archie, Ollie et Pops se font proprement recevoir par le capitaine Shanks. Il leur reproche de s'y être pris à quatre reprises pour réussir leur atterrissage, de ne prêter aucune attention lors des briefings au point qu'il se demande si leur cerveau est bien présent, et pour couronner le tout de s'être trompé de couleur dans le signal de reconnaissance. Il leur reproche d'être incompétents et lâches. Ils sortent du bureau la queue entre les jambes, et Pops estime que la réaction du capitaine est encore aggravée par le fait que Ollie ait séduit sa fiancée. le lendemain, ils assistent au briefing de leur mission : il s'agit de bombarder la flotte de la Regia Marina italienne, mouillée dans le port de Tarente, lors de la nuit du 11 au 12 novembre 1940. Une fois cette mission accomplie avec succès, le même équipage participe quelques mois plus tard à l'attaque contre le cuirassé Bismarck, le 26 mai 1941. Pour leur troisième mission, il participe à la mission visant à interrompre l'opération Cerberus du 11 au 13 février 1942, également appelée Channel Dash, ayant pour objet de rapatrier trois gros bâtiments de la Kriegsmarine de Brest en Mer du Nord. Le tome se termine avec une postface de 5 pages, dans laquelle le scénariste sépare les faits historiques de la fiction. Il explique qu'il a inventé les trois personnages de l'équipage car il ne voulait pas mettre des propos dans la bouche d'individus ayant réellement existé et ne s'étant pas comporté de cette manière en réalité. Il détaille quels éléments il a un peu arrangé, sans devenir impossibles pour autant : le parcours militaire de ces trois individus qui les a fait participer à ces trois missions, la dernière étant assez éloignée géographiquement. Il expose qu'effectivement les avions de type Fairey Swordfish ont bien participé à chacune de ces trois missions, et que qu'il s'agissait d'un modèle déjà dépassé lors de leur mise en service par rapport aux chasseurs et autres qui étaient passés à une technologie plus récente que les biplans ou les triplans. Il explique qu'il a choisi une forme particulière pour pouvoir dispenser toutes les informations nécessaires à la compréhension de chaque bataille et à son enjeu : un dessin en double page avec une petite dizaine de cartouches de texte exposant les faits. Pour le lecteur de bande dessinée, cette forme de présentation peut constituer un puissant répulsif, puisqu'on passe à du texte illustré. Mais il ne s'agit que de deux doubles pages par mission, et l'auteur se montre aussi clair que synthétique et concis. L'objectif des auteurs est de rendre hommage aux hommes qui ont volé dans ces avions et qui ont participé à des missions avec peu de chance d'en réchapper. Il ne s'agit pas d'un récit militariste. Archie, Ollie et Pops (et quelques autres) se retrouvent engagés ou mobilisés, et pas vraiment motivés pour les personnages principaux. Ils n'ont pas de conviction patriotique fermement chevillée au corps, pas de réelle conviction politique, et aucune fibre belliqueuse. Mais ils se retrouvent à pied d'œuvre, montant dans leur fragile avion parce qu'ils sont là pour ça et participant à des attaques. Ils peuvent voir les soldats ennemis se jeter à l'eau d'un bâtiment en train de couler, et ils pensent à la mort atroce qui les attend. Dans le même temps, ils pensent aux morts faits par l'ennemi, et se rendent bien compte que dans cette situation ne rien faire est pire que de laisser faire. le récit prend alors la forme d'un quasi-témoignage sur la réalité de faire son boulot pilote dans ces circonstances, sans jugement de valeur sur ces individus, si ce n'est d'abord l'inconscience de monter dans de tels appareils, puis progressivement le courage nécessaire pour le faire en toute connaissance de cause. Garth Ennis est un auteur expérimenté dans le genre des récits de guerre, et plus particulièrement des reconstitutions historiques de la seconde guerre mondiale. C'est une de ses passions, et il ne rate jamais une offre d'éditeur de pouvoir en réaliser une, que ce soient sa série des Battlefields, ou sa série des War Stories, ou d'autres histoires plus récentes comme Out of the Blue, Dreaming Eagles, et même deux récits pour la franchise World of Tanks. C'est un auteur exigeant qui n'hésite pas à faire refaire des planches au dessinateur s'il y a une erreur sur un modèle d'avion, de navire, d'arme à feu ou d'uniforme. le lecteur sait que l'artiste a dû passer un temps conséquent en recherches pour s'assurer de l'authenticité de ses descriptions. P.J. Holden a débuté sa carrière pour l'hebdomadaire 2000 AD. Il réalise bien sûr des dessins réalistes et descriptifs, avec un degré de simplification pour les personnages, et pour certains éléments techniques. le lecteur n'éprouve pas la sensation de regarder des cases avec un niveau de précision photographique : s'il se met à contempler un endroit bien précis d'un cuirassé, il ne va pas trouver chaque boulon pour les tôles. Cela ne l'empêche pas de pouvoir avoir confiance dans la représentation de chaque élément militaire représenté. De fait l'artiste a beaucoup à faire. Dès la première page, il lui faut représenter une demi-douzaine de Stringbags en plein ciel. Cette première page met tout de suite le lecteur en confiance : Holden les représente avec un degré de détails qui permet de bien les mémoriser, et il sait composer des cases avec une sensation de profondeur de champ telle que le lecteur se représente bien la position relative de chaque avion dans un ciel pourtant dépourvu de repère. Il peut ensuite avoir un aperçu des chaudes tenues de vol de l'équipage, puis de leur uniforme quand ils se présentent au capitaine Shanks. La première bataille est très impressionnante, non pas parce qu'elle est présentée une forme romanesque, mais parce que le lecteur peut voir ce que voient les aviateurs, ainsi que des vues plus générales. Par exemple il peut voir les explosions de la défense anti-aérienne à l'approche des vaisseaux, puis il éprouve la sensation d'être secoué par les explosions des FliegerabwehrKanone (Flak). Lors de la deuxième mission, il ressent bien la solitude de l'équipage au beau milieu du ciel nuageux, le surgissement devant le cuirassé Bismarck, le déchainement des canons anti-aériens. La troisième mission s'avère encore plus angoissante, avec l'intervention des chasseurs ennemis. La narration visuelle est à l'opposé d'une série de cases spectaculaires pour faire joli : l'artiste se focalise sur la façon de raconter pour être intelligible, transmettre les sensations, sans oublier les êtres humains accomplissant la mission. le lecteur ne ressent pas le vent contre son visage, mais il n'en mène pas large à bord de ce fragile aéronef. Raconter la guerre sans être ni militariste, ni antimilitariste, sans transformer chaque soldat en boucher ou en héros, tout en évitant de réaliser un exposé illustré aride et froid : pas facile. Garth Ennis & P.J. Holden se montrent excellents. Ils évoquent un avion très particulier, le Fairey Swordfish, sous l'angle de trois militaires formant un équipage au cours de trois missions. Ils savent à la fois effectuer une reconstitution historique remarquable, et montrer es hommes très ordinaires, devant composer avec les circonstances et ce qui est attendu d'eux, avec des enjeux qu'ils ne perçoivent que partiellement et une conscience grandissante des risques qu'ils prennent. Pour autant, le récit ne vire pas vers le mélodrame, peut-être du fait du légendaire flegme anglais. le lecteur en ressort avec une compréhension tactique de l'avantage de ces avions, et une vision changée sur les individus qui se sont retrouvés à participer à ces batailles.
American Ronin
Empathie - Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il regroupe les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2020, écrits par Peter Milligan, dessinés par ACO, encrés par David Lorenzo, et mis en couleur par Dean White. Les couvertures ont été réalisées par ACO. Le tome comprend également la couverture variante de Keron Grant, et celle de Mike Deodato junior, et celle de Rahzzah, une postface d'une page et demie de Milligan, et une d'une demi-page de ACO. À Hong-Kong, Barrett Cornell, un homme d'affaires millionnaires, imagine ce qui se passerait s'il se jetait d'une fenêtre depuis le haut étage du gratte-ciel où il séjourne : la paix qui viendrait enfin envahir son corps sans vie écrasé sur la chaussée. Burke, un de ses subalternes, lui indique que les amusements sont arrivés : deux jeunes femmes dans des tenues très dénudées. Il lui répond que, finalement, il va aller faire un tour. Burke lui répond qu'il va prévenir la sécurité de cette sortie. Cela fait dix jours que Rônin suit la trace de Cornell. Il pense à quel point les frontières n'ont pas de sens pour un individu tel que Cornell, qu'elles n'assurent aucune protection aux nations, et que ce sont les multinationales comme celle dont il fait partie qui gouvernent le monde : Lincoln's Eye, American Dream, et même Book of Changes Inc. en Chine. Cornell monte dans sa limousine, et il est escorté par un groupe d'une demi-douzaine de gardes du corps à moto. Rônin a enfourché la sienne et les suit en se montrant très professionnel, avec une touche d'inexpérience pour se faire remarquer. Cela ne manque pas de se produire, et l'un des motards le prend en chasse. Rônin fait en sorte de se coincer tout seul dans une impasse déserte, et fait une chute à moto. Son poursuivant arrive, descend de moto et le tient en joue avec son pistolet. Rônin le désarme rapidement, avec un maximum de brutalité pour bien faire comprendre qu'il ne plaisante pas. Il a besoin d'informations sur Barnett Cornell. Ce dernier a réussi à faire accepter par Gigi Lo qu'elle lui consacre quelques minutes. C'est l'héritière de l'entreprise Lo Electrics, et elle a vingt-cinq ans de moins que lui. Elle le reçoit dans un musée, avec ses deux panthères et ses gardes du corps. Il déclare tout de go que coucher avec elle est la seule chose qui donne un sens à sa vie. Elle lui répond sarcastiquement qu'elle pensait qu'il était venu pour parler d'expressionnisme abstrait. Il continue : il est prêt à lui offrir une des îles qu'il possède dans les Caraïbes si elle accède à sa demande. Elle rit, avec une note de cruauté et de moquerie. Rônin a tout observé à l'abri et il se dit qu'il lui faut absolument comprendre ce que veut Cornell, si c'est un besoin d'humiliation, de masochisme psychologisme, ce qui le fait souffrir. Gigi Lo dispose également de ses propres gardes du corps, mais ils ne sont pas de la trempe de ceux de Barrett Cornell. Quelques jours après, elle revient à son hôtel après son footing et elle trouve Rônin installé dans le canapé de sa suite, avec les deux panthères à ses côtés. La couverture parle d'elle-même : un homme énigmatique qualifié de rônin, un combattant sans maître, avec un pistolet fumant à la main. Le lecteur n'éprouve pas de doute : un assassin qui va accomplir des contrats. Effectivement il y a de cela. Rônin, son nom n'est jamais dit, a décidé de se venger contrer une multinationale qui lui a injecté des nanites dans le sang pour construire un agent de terrain supérieur à un être humain normal. Il a donc décidé de se venger en assassinant les hauts dirigeants, des individus intouchables dans la vie de tous les jours, vivant au-dessus des lois, dictant leurs conditions aux chefs d'état. Peter Milligan n'y va pas avec le dos de la cuillère : les hommes d'affaires assis à la table des directoires et les présidents des conseils d'administration sont des individus corrompus par le pouvoir, et ils manient un pouvoir presque absolu. Ils traitent leurs employés comme des consommables, et ils considèrent les femmes comme de la marchandise qu'ils achètent pour leur bon plaisir. Sans oublier que, bien sûr, ils vivent dans le luxe et l'opulence, protégés par l'élite des gardes du corps, totalement dévoués à leur survie. Il va donc ainsi réussir à assassiner Barrett Cornell haut placé dans la hiérarchie de Lincoln's Eye, et passer à Warren Kennedy, le suivant sur sa liste. Le lecteur remarque tout de suite le choix de couleurs très tranché de la couverture, ainsi que l'élégance de Rônin assis sur son fauteuil à roulette. À l'intérieur, Dean White, un coloriste remarquable, met en œuvre une approche naturaliste, venant nourrir les dessins de manière remarquable, que ce soit pour les textures, les reliefs, ou encore les effets spéciaux, et quelques incursions plus psychédéliques en phase avec l'intrigue. Aco dessine dans un registre réaliste avec un bon niveau de description. L'artiste joue le jeu de montrer un homme viril, fort et sachant se battre, avec des touches discrètes pour le rendre plus romanesque, plus admirable, grâce à un angle de vue un peu incliné, une mise en scène qui le privilégie, une exagération de sa souffrance tout en restant dans un domaine réaliste. Il l'habille de tenues élégantes tut en restant simples. Le lecteur suit un individu mystérieux, souvent dans l'action, et sachant se battre. Il évolue souvent dans des endroits luxueux auxquels le dessinateur sait donner une personnalité par le mobilier, l'agencement, les dimensions. Il affronte ou il traque des individus avec des vêtements plus luxueux, une attitude souvent hautaine et méprisante vis-à-vis des autres qu'ils jugent être d'une classe inférieure à la leur. Il est visible que Aco prend plaisir à représenter les voitures de luxe et les jets privés. Il sait bousculer les cases pour des structures de page qui accompagnent les mouvements et les soubresauts, saupoudrés de quelques détails gore. Le lecteur a vite fait de prendre goût pour cette narration nerveuse, violente, tout en se disant que finalement la couverture était trop fidèle : une simple série d'action bien ficelée. Mais non, il y a plus : les pages ne sont pas juste bien faites et séduisantes. Régulièrement, la narration visuelle s'écarte un peu de ces clichés de bonne facture, en introduisant des éléments inattendus. Ça commence quand Rônin s'injecte dans les veines une substance contenant des traces d'ADN de Barrett Cornell. Aco réalise montre le personnage assis en tailleur, et une trentaine d'images comme des clichés disposés tout autour de sa silhouette, des souvenirs et des sensations que ressent Rônin. Il reprend ce dispositif très parlant à l'identique dans le deuxième épisode, avec la même efficacité. Dans l'épisode 3, il bouscule les cases qui sont de guingois pour un cauchemar éprouvé par Rônin pendant son sommeil. Dans le même épisode, Dean White passe à une palette psychédélique le temps d'une courte séquence. Ces moments tranchent avec l'ordinaire d'une série d'action. Effectivement, Peter Milligan ne s'est pas limité à un justicier vengeur qui élimine de richissimes hommes d'affaire qui agissent impunément au-dessus des lois. Rônin dispose d'un avantage : lorsqu'il s'injecte de l'ADN de sa victime, sa capacité d'empathie totale se déclenche, lui permettant de percevoir des fragments de la vie de la personne, ou plutôt de ressentir les émotions associées à ces moments. Dans la postface, il explique qu'il a voulu ainsi opposer au capitalisme froid et dévorant des multinationales qui sapent le pouvoir des démocraties, un individu ressentant les émotions avec acuité. Le fait est que ça fonctionne bien. Certes il s'agit d'un élément à cheval entre anticipation et fantastique, et l'image de Rônin en train de s'injecter un produit pas très bien défini nécessite un petit supplément de suspension consentie d'incrédulité de la part du lecteur. Une fois cet ajustement effectué, cette dynamique fonctionne très bien. Rônin se glisse dans la peau de sa victime et perçoit sa peur intime, pas un gros monstre baveux et plein de dents acérées, mais une angoisse profonde de l'individu qui s'avère capable de la mettre à profit comme source d'énergie, e la sublimer, mais qui est aussi incapable de la surmonter. Il vit avec et c'est pour toute sa vie. Ça le ronge autant que ça le fortifie. Cette composante prend alors le dessus, transformant un récit entre espionnage et policier, en un thriller psychologique. Le lecteur reconnaît bien le savoir-faire de Milligan dans quelques angoisses malsaines, et la manière dont l'individu les exorcise en maltraitant d'autres êtres humains. Ce récit rappelle qu'il est difficile de juger un livre sur sa couverture, même pour une bande dessinée. Les auteurs semblent tout d’abord raconter une histoire de vengeance très classique, et très bien menée. Puis en cours de route, le lecteur tombe sous le charme de la narration visuelle, Aco ayant parfaitement intégré l'influence de Jim Steranko qui était si manifeste dans Nick Fury: Deep-Cover Capers (2017) de James Robinson. Il se souvient peut-être que Peter Milligan avait écrit une série avec un thème assez similaire, un individu qui prenait la place de personnes avec un contrat : Human Target (1999-2004). Ici la psyché de l'individu est moins explorée en profondeur, et l'accent est mis sur la force de l'empathie, avec assez de subtilité pour fasciner le lecteur.
Swan
Je suis surpris que cette excellente série soit passé sous les radars du site. C'est donc avec beaucoup de plaisir que je me colle à faire rentrer le triptyque de Néjib sur le site. Dans une fiction originale Néjib nous entraine sur les pas de Swan, jeune et riche américaine et nous fait vivre une des périodes les plus riches et les plus inovantes de la peinture française. Néjib choisit de concentrer son récit sur quelques années autour de 1860 avec comme fil rouge trois œuvres majeures d'Edouard Manet: Le Buveur d'absinthe, Le Chanteur espagnol et surtout Le Déjeuner sur l'herbe. En fin connaisseur de l'histoire de l'art et des technique picturale l'auteur crée un récit vivant, crédible et savant. L'auteur montre comment cette époque fut une transition majeure vers la peinture contemporaine qui n'a pas rejeté le classicisme mais a utilisé ses codes sur des sujets considérés comme "vulgaires" si ils n'étaient pas vu avec le prisme de l'antiquité ou du récit biblique. C'est surtout vrai pour la thématique de la nudité. A travers une riche galerie de portraits où la fiction se mêle au réel de façon très convaincante, l'auteur en profite pour introduire plusieurs thématiques qui nous touchent encore aujourd'hui comme l'homosexualité ou la reconnaissance du potentiel des femmes. Ce sont des thèmes devenus assez convenus mais ils sont traités avec finesse et maîtrise. Néjib propose un graphisme très moderne. Ses traits à la plume alternent le très fin jusqu'au trait épais. Ce jeu permet de mettre en valeur la forte expressivité des comportements. Dans une fiction qui parle de l'histoire de la peinture la couleur est rare et Néjib travaille beaucoup sur les noirs. Je le vois d'ailleurs comme un clin d'œil malicieux puisque le frère de Swan trouve sa personnalité artistique en bannissant le noir de sa palette. Tout le contraire de ce que propose l'auteur avec maestria. Une très bonne lecture qui reste d'un égal niveau tout au long des trois épisodes.
Le Voyageur (Rojzman & Alessandra)
Sapere vedere - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été écrit par Théa Rojzman, dessiné et mis en couleurs par Joël Alessandra. Il compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec un carnet graphique de dix-huit pages, agrémenté de courtes citations de Léonard de Vinci. Musée du Louvre, Paris, France. Patrick exerce le métier de gardien pour Le Louvre et il est régulièrement affecté dans l'aile Denon, où il doit supporter les hordes de touristes, accompagnés par des guides, qui se pressent pour admirer la Joconde. Leur comportement stéréotypé lui tape sur le système. Alors qu'il est en train de s'énerver tout seul dans sa tête, un groupe arrive, et la guide entame son commentaire. Elle leur demande s'ils connaissent les deux titres de ce tableau : La Joconde, ou le Portrait de Mona Lisa. Ils peuvent voir qu'il s'agit d'une peinture sur huile sur panneau de bois. du peuplier pour être exact. Attention, elle ne veut voir personne s'approcher trop près du tableau. Les deux particularités principales de cette peinture sont ce sourire énigmatique et le fait que le regard suit le spectateur où qu'il soit. Les deux paysages : l'un semble habité par les hommes, l'autre est comme un paysage imaginaire. Certains commentateurs estiment qu'il s'agit d'une sorte de paysage intérieur. le paysage est peut-être essentiel dans ce tableau. Regarder le pont et la rivière. La Joconde ne serait-elle pas aussi une évocation du temps ? le temps qui passe et rend la beauté, un sourire, la vie humaine éphémères. Regarder comme ce sourire est énigmatique, quel est son secret ? Qui était vraiment la Joconde ? 500 ans plus tard, on ne le sait toujours pas et on ne le saura certainement jamais. Ce tableau est scandaleux pour l'époque, une femme souriante plantée devant un paysage quasi imaginaire et plutôt inquiétant comme un mémorial préhumain. Léonard de Vinci ne l'a d'ailleurs jamais remis à son commanditaire. Un autre gardien rejoint Patrick estimant également que cette guide est particulièrement ennuyeuse. En revanche, elle a de jolies jambes. Patrick lui rétorque que c'est pas pour eux des jambes comme ça. La visite est terminée, le car les attend, la guide emmène son groupe et dit au revoir à Patrick, accompagné d'un Bonne soirée. Il reprend son attitude professionnelle et commence à indiquer aux visiteurs qu'ils doivent se diriger vers la sortie car le musée ferme dans trente minutes. Certains râlent car ils n'ont pas disposé d'assez de temps. Patrick se rend dans les vestiaires pour se changer, avec les autres gardiens. Marc, l'un des gardiens, en invitent d'autres à sa fête d'anniversaire, mais pas Patrick. Marc lui demande en revanche un service : aller dire à Geneviève, la moche de la billetterie, qu'elle a encore oublié de prévenir les gens que le musée fermait à 18 heures. Une fois ses collègues partis, Patrick flanque un grand coup de tatane dans un casier, pour évacuer sa frustration. Il se dirige vers la billetterie et il s'acquitte de sa promesse. Puis il rentre chez lui, supportant mal à la sérénade d'un accordéoniste dans le métro. Une lecture facile, très aérée, quarante-quatre pages muettes, une dizaine de dessins en double page. Assez peu de dialogues. Tout est fait pour procurer une sensation de lecture rapide, sans effort, avec quelques passages oniriques. Un dispositif narratif assez classique : la possibilité de pénétrer dans un tableau pour en explorer l'univers. Les auteurs ont choisi la Joconde, le tableau le plus célèbre au monde, assez énigmatique dans les faits, contenant peu d'éléments visuels, et offrant donc un champ d'exploration très libre. Une histoire d'un homme seul, subissant une relation abusive avec sa mère, vivant encore chez maman à cinquante ans, une situation peut-être un tantinet exagérée. Il a fini par être aigri, ce que le lecteur comprend parfaitement. Les dessins ne le rendent pas particulièrement joli ou avenant, et certainement pas souriant. le lecteur le prend rapidement en pitié, car il est évident qu'il est passé à côté de sa vie, mais en même temps il prend soin de sa vieille mère. La narration visuelle offre une expérience consistante un peu terne dans le monde réel du fait du choix d'une mise en couleurs cantonnée à des nuances de bleu un peu fades. Il en va autrement dans le monde du tableau qui se bénéficie de séquences en couleurs. le voyage arrive à son terme. Et voilà… En fait pas du tout. Dès la première séquence avec la guide qui commente le chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), il se passe autre chose. L'empathie du lecteur peut s'éveiller avec le commentaire lui-même sur le tableau : encore une personne qui parle de la Joconde, comme c'est original, c'est-à-dire exactement le sentiment de lassitude de Patrick. Ou par la remarque sur les jambes de la guide et le fait que c'est pas pour des gardiens de musée, une forme de résignation à être un individu insignifiant, un d'une banalité tellement ordinaire que les bonnes choses de la vie ne sont pas accessibles. Ou alors par l'écrasant sentiment de solitude, amplifié par le musicien qui chante la Vie en rose dans le métro, par le réconfort accablant de retrouver sa mère, par l'absence de toute marque festive pour son cinquantième anniversaire, par la monotonie débilitante du quotidien qui se répète dans un cycle sans fin, uniquement marqué par l'entropie qui grignote implacablement l'énergie vitale. Il ressent ces émotions en regardant simplement le personnage se déplacer mécaniquement dans sa vie, en ressentant le vide émotionnel qui émane de ces pages qui se tournent vite, de cette couleur qui donne l'impression d'être presque uniforme, de ces moments si rares d'échanges verbaux, et si vides d'implication. En contraposée, peut-être que l'artiste met à profit ces croquis de carnet de voyage en Toscane, mais quelle bouffée d'air frais, quel enchantement de couleurs, et si ce sont des souvenirs de vacances, il est évident que l'artiste y a pris plaisir, s'est délecté de ces visions et leur a fait honneur dans ses dessins. Il est aussi possible que le lecteur s'interroge lui-même sur ce qu'incarne ce chef d’œuvre mondialement connu, sur ce qui en fait un chef d’œuvre, sur ce que lui-même y perçoit, ou au contraire sur ce qui en fait un portrait qui ne lui parle pas, à la surface duquel il reste. La relation à sa mère de Patrick est peut-être un peu appuyée, mais elle n'est pas moins universelle : chaque lectrice ou lecteur, quelle que soit sa situation, s'est interrogé dessus, a dû entamer ou faire le chemin de la séparation d'avec cette personne dans le ventre de laquelle il a vécu pendant la gestation, la personne qui a littéralement construit son corps. La représentation qu'en donne l'artiste s'avère très troublante : sa banalité, son visage dénué d'amour, mais aussi une forme de proximité physique attendrie. D'ailleurs, les dessins ne dégagent pas de fadeur, en fait ils montrent bien le quotidien de Patrick avec un bon niveau de détails dans les représentations, des zones du Louvre, immédiatement identifiables, une Joconde très fidèle, aussi vraie que nature, quelques statues, d'autres œuvres d'art. Patrick baigne chaque jour dans des chefs d’œuvre, et cela finit par provoquer le lecteur sur sa propre relation à l'art. sa façon de les considérer, de les interpréter, de leur imposer le sens qu'il leur donne. Patrick lui-même donne plusieurs sens successifs à la Joconde : en fonction de son état d'esprit, Mona Lisa incarne une personne ou quelque chose de différent. le sens est dans l’œil de celui qui contemple l’œuvre. le lecteur n'est pas dupe : il sait que lui-même effectue sa propre interprétation et qu'elle s'avère changeante en fonction de son état d'esprit. Autant d'interprétations ou de sens à une œuvre d'art, que de personnes qui la contemplent. Et par voie de transposition, autant de sens possibles à cette bande dessinée qu'il est en train de lire. D'ailleurs, comment lui arrivent-elles ces interprétations à Patrick ? Des réminiscences de ce qu'il a pu entendre des guides, certaines très séduisantes ? Peut-être des lectures faites par lui-même ? Ou une discussion avec un libraire ? Une librairie bien étrange que celle dans laquelle il pénètre, avec un libraire qui ne s'occupe que de cet unique client, de manière plus ou moins sibylline, et une pièce cocon envahie de livres dans laquelle il doit faire bon se réfugier. Cette exhortation en latin : Sapere Vedere, c'est-à-dire Savoir voir. Et puis ce voyage, ou plutôt ces voyages dans le monde de Mona Lisa, dans l'environnement du tableau, et hors cadre : de belles métaphores visuelles, à commencer par Sortir du cadre. L'enfant dans l’œuf, des inventions de Léonard de Vinci : voilà qui rappelle que le créateur de ce tableau était un génie. L'artiste aménage des visuels du maître, et leur choix atteste du fait que la scénariste a fait plus que survoler quelques images sur la toile. le lecteur acquiert la conviction qu'elle-même a effectué ce cheminement de s'interroger sur son rapport aux œuvres d'art. À chaque fois, Mona Lisa prend les traits d'une personne différente, une projection de Patrick sur cette femme en fonction de ce qui accapare ses pensées. Progressivement, il se produit une catharsis au travers de la contemplation du tableau et de ce qu'il y projette. La Joconde reste inchangée, mais à chaque fois il la regarde d'un œil neuf, ou en tout cas différent, ce que montrent bien les dessins. Lors de sa rencontre suivante avec le libraire, celui-ci évoque la technique du sfumato, utilisée par de Vinci. Une autre métaphore s'impose : cela correspond également à l'effet produit par les réflexions et rêveries de Patrick sur lui-même. Jusqu'à cette image saisissante en page cent-neuf, d'un facsimilé de radiographie du tableau de la Joconde : il n'y a quasiment plus de personnage car il s'est ouvert aux autres, il a pour partie gommé ses propres frontières. Arrivé à la fin de l'ouvrage, le lecteur découvre le carnet graphique et les citations de Léonard de Vinci : pas de doute possible, cette bande dessinée est l’œuvre de deux créateurs qui se sont abreuvés à l'esprit du maître. Il considère le chemin parcouru au fil des pages et il a du mal à en croire ce qu'il constate : une lecture d'une facilité déroutante, une sensation de simplicité qu'il a confondue avec une narration à la teneur un peu légère. En fin de course, une déclaration d'amour à Léonard de Vinci, à Florence et à la Toscane, une réflexion sur le rapport de l'individu à l’œuvre d'art fonctionnant sur la participation du lecteur, un ressenti analytique sur la séparation d'avec la mère, une histoire d'amour constructive et touchante, une forme de développement personnel intime et émotionnel d'une sensibilité rare. Une vraie merveille.