Les derniers avis (240 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Vie est belle malgré tout
La Vie est belle malgré tout

Réflexions déambulatoires -Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, et indépendante de toute autre, initialement parue en 1996. Seth est un auteur de bandes dessinées qui a une vingtaine d'années alors que le récit commence. Il s'adresse au lecteur par le biais de sa voix intérieure indiquant que sa vie baigne dans son amour pour les comic strips et les dessins humoristiques. En ce jour de 1986, il profite d'un séjour chez sa mère pour rechercher des compilations de comic strips dans les librairies de London (en Ontario). Après ce bref séjour, il rentre à Toronto. Il se promène dans un arboretum où il papote avec Chester Brown, son meilleur ami, lui aussi auteur de comics (par exemple le petit homme). Il évoque sa façon de voir les gens, sa rupture avec sa dernière copine. Arrivé chez lui, il montre à Chester ses dernières trouvailles en matière de dessins humoristiques, en particulier ceux publiés dans le New Yorker (The complete cartoons of the New Yorker). Il a été particulièrement touché par un dessin d'un artiste ayant signé Kalo. Par la suite il croise une jeune femme prénommée Ruthie, avec laquelle il noue une relation, il rencontre à plusieurs reprises Chester Brown, il emmène son chat chez le vétérinaire pour une infection des gencives. Et il se met à la recherche de ce mystérieux Kalo au style si séduisant. Seth (de son vrai nom Gregory Gallant) est un auteur canadien rare, au style très personnel. À ce jour (2013), il a réalisé 5 bandes dessinées : (1) La vie est belle malgré tout publié en 1996 dans les numéros 4 à 9 de son magazine "Palookaville", (2) le commis voyageur initialement publié en 2 tomes sortis en 2000 et 2003, (3) Wimbledon Green : le plus grand collectionneur de comics du monde en 2005, (4) George Sprott (1894-1975) en 2009, et (5) La Confrérie des cartoonists du grand nord en 2011. Dans ce récit, il se met en scène dans le cadre d'une autofiction. Il est visible que le personnage Seth partage beaucoup de points communs avec l'auteur Seth, mais cette quête de Kalo est fictive. Seth dessine dans un style très épuré pouvant parfois évoquer celui d'Hergé ou des nombreux cartoonistes qu'il évoque en fin de volume (Charles Addams, Dan DeCarlo, Ernie Bushmilller, Charles Schultz…). L'ouvrage est dessiné en noir et blanc, avec une seule couleur vert sauge appliquée pour faire ressortir quelques formes dans chaque case. Dans sa version originale (en VO), il est imprimé sur du papier jauni pour accentuer l'effet suranné et nostalgique. Seth s'applique à dessiner des personnages aux morphologies et aux visages tous différents et distincts, avec cette simplification des traits qui en fait des personnages de bandes dessinées, déjà assez éloignés visuellement de leur contrepartie réelle, plus proche d'un assemblage de traits que d'une ressemblance photographique. Ce parti pris volontairement détaché de la réalité se retrouve également dans la représentation des bâtiments divers et variés. Seth accorde une grande place à la contemplation des constructions immobilières et des maisons. À plusieurs reprises, le lecteur se retrouve face à une maison dans la campagne canadienne, ou des maisons à 1 ou 2 étages dans la banlieue de Toronto, ou l'horizon délimité par le somment des immeubles. Seth est un individu qui se déplace souvent en marchant et le lecteur peut apprécier un parc sous la neige, les gens marchant sur le trottoir, un feu d'artifice. Les bâtiments présentent la même distanciation d'avec une représentation réaliste ; ils ont cette même qualité un peu factice. Au fur et à mesure, Seth expérimente avec sa façon de raconter. Au début de la cinquième partie, il y a 5 pages consécutives dépourvues de tout texte qui montrent le passage des saisons. D'un coté, il utilise le dispositif très classique d'insérer de la neige, ou un soleil de plomb pour signifier la saison, de l'autre il juxtapose des images traduisant le mouvement de son regard, le papillonnement de son attention. Il s'agit d'une technique très courante dans les mangas qui permet à l'auteur de figurer la sensation éprouvée par le personnage, ou son état d'esprit. Intégrée dans une narration plus occidentale, l'effet est tout aussi saisissant. Sous des apparences visuelles simples et évidentes, Seth fait déjà preuve d'une solide maîtrise des techniques de la bande dessinée, et les utilise pour faire ressentir au lecteur, ses états d'âmes, ses états d'esprit, sa légère mélancolie. Pour autant, il ne s'agit pas d'un récit passéiste ou pessimiste. Seth expose sa passion pour les comic-strips avec délicatesse. Il reconnaît son goût pour les années 1930 et 1940 (pas très loin d'un "c'était mieux avant", mais pas tout à fait), son goût pour les objets manufacturés avec soin (par opposition à industrialisés avec économie de moyens), sa capacité à se sentir ému par ses souvenirs d'enfance. Seth se révèle être un individu très agréable à côtoyer, à découvrir petit à petit au fil de ses discussions avec Chester Brown ou Ruthie, de son monologue intérieur sur sa peur du changement, son habitude de faire des listes, etc. Cette forme de confession se combine avec ce qui constitue la dynamique ou le fil conducteur du récit : la recherche de ce dessinateur remarquable ayant eu une courte carrière. À un premier niveau, cette lente recherche de cet artiste fournit la trame principale et transforme un journal intime en un roman avec une intrigue. Mais Seth s'attache plus à évoquer les traces de la carrière de cet artiste fictif, qu'à décrire ses qualités d'artiste. Petit à petit, le lecteur finit par se dire que cette évocation ressemble fort à une projection de ce que pourrait être le devenir de Seth lui-même : un auteur connaissant une forme de gloire limitée, puis sombrant dans l'oubli. Sous cet angle, ce récit prend une dimension étonnante : Seth évoque ses impressions d'enfance (son passé), il évolue dans le présent, et il contemple ce qui pourrait être sa trajectoire d'artiste. Avec ce point de vue, "It's a good life if you don't weaken" n'est plus une autofiction douce et intime, mais un regard sur une vie en devenir, comme si le moment présent contenait déjà tout les moments futurs. Cette impression est encore renforcée alors que l'histoire s'achève dans une maison de repos pour personnes âgées. Dans cette histoire, Seth se met en scène dans une autofiction tenant à la fois du journal intime, de son approche de la vie et de sa propre individualité, mais aussi d'une possible structure prédéterminée de son avenir.

23/04/2024 (modifier)
Par Gaston
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Tombée d'une autre planète - D'après les aventures indécentes de Patricia Highsmith
Tombée d'une autre planète - D'après les aventures indécentes de Patricia Highsmith

Ce comics raconte la vie de l'écrivaine Patricia Highsmith ou plutôt un moment de sa vie, lorsqu'elle écrivait des comics et essayait tant bien que mal de faire publier son premier roman et aussi de combattre son homosexualité. Je ne connaissais pas cette écrivaine qui semble avoir marqué la littérature queer en publiant un roman lesbienne qui était un des premiers (sinon le premier) où les personnages principaux finissent heureuses ensembles. À l'époque, lorsqu'il y avait des personnages homosexuelles, il faillait qu'ils finissent 'normaux' avec un mari/une épouse ou qu'ils se suicident ou qu'ils meurent pour expier leur terrible pêché. J'ai adoré cette biographie qui m'a fait découvrir une personnalité hors du commun. Highsmith était une personnalité complexe avec de gros défauts et j'ai bien aimé que les autrices n'aient pas peur de montre son coté sombre. Trop souvent dans les biographies en bande dessinée, les auteurs qui veulent rendre hommage à une personnalité gomment souvent leurs défauts et on se retrouve avec un personnage principal lisse. Ici, ce n'est pas le cas et cela rends Highsmith attachante malgré tout et on comprend mieux l'époque dans laquelle est vie. On voit bien, par exemple, comment les membres des LGBT vivaient lorsque leurs orientations étaient considérées comme une maladie et pourquoi quelqu'un comme Highsmith va chez le psychiatre dans l'espoir d'être guéri de son lesbianisme. Un autre défaut récurent des biographies est qu'en résume une vie complète et cela finit souvent en une simple suite d'anecdote. Ici, comme on ne voit qu'un moment de la vie de Highsmith, cela permet de mieux développer les thématiques abordées par les autrices. Le dessin est très bon, du réaliste dynamisme comme je l'aime.

22/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série George Sprott
George Sprott

Et maintenant que vais-je faire de tout ce temps ? - Il s'agit d'un récit complet, initialement paru en feuilleton dans le New York Times Magazine, complété et publié en 2009, dans un très grand format (36,3cm*30,48cm). C'est l'œuvre d'un seul auteur Seth qui a réalisé le scénario, les dessins, l'ajout de tons. George Sprott a 81 ans, il est à quelques heures de sa mort. le récit intercale le compte-rendu de ses dernières activités (repas, papotage, siestes inopinées, préparation de sa conférence imminente), avec de courtes saynètes revenant sur des moments de son quotidien (ses expéditions dans le Grand Nord canadien, ses émissions de télévision, ses conférences, son passage au séminaire, l'annonce de la mort de son père, sa relation avec sa femme, etc.), et des interviews de personnes l'ayant côtoyé à titre professionnel ou à titre amical. le tome s'achève avec la mort de George Sprott, et une dernière interview d'un collectionneur de souvenirs de la station de télévision qui enregistrait et diffusait les émissions de Sprott. Seth apparaît comme un auteur sophistiqué qui demande à son lecteur de participer activement dès les 2 premières pages placées en introduction avant le titre. Il s'agit de 2 fois 21 cases sur un fond bleu gris dans lesquelles flottent la tête de Sprott nouveau né et celle de Sprott à 81 ans, avec des considérations sur le néant existant après la mort, mais aussi avant la naissance. Par la suite, la voix du narrateur omniscient explique qu'il ne sait pas tout sur le personnage, qu'il a raté un moment crucial (ou pas) une demie heure avant sa mort et que l'histoire n'est pas forcément racontée dans le bon ordre. Seth attire donc l'attention du lecteur sur les conventions qui régissent la création d'une histoire et sa structuration. le lecteur a donc la responsabilité de prendre du recul pour s'interroger sur la signification de telle ou telle anecdote à ce moment précis du récit, ou dans sa trame globale. Il joue avec le lecteur en observant que les dates de séminaire de Sprott (1914-1918) coïncident avec celle de la seconde guerre mondiale tout en indiquant juste après qu'il ne faut voir aucune signification particulière dans cette information. C'est dans l'une des saynètes du passé que Seth donne la clef sur l'intention de son ouvrage : pour lui l'expérience du contraste entre l'extérieur et l'intérieur d'un individu constitue l'une des expériences d'humanité les intenses. Cette bande dessinée hors norme propose donc au lecteur de se former son propre jugement de valeur sur l'individu imaginaire George Sprott. Évidemment dans toute démarche de cette nature, la réflexion renvoie le lecteur à son système de valeurs, à ses convictions, à son éventuelle spiritualité, à ses croyances. Sur ce dernier thème, Seth est clair dès le début : aucune composante religieuse, ou même spirituelle. Seth se tient même à l'écart de toute théorie psychanalytique. Malgré des sujets aussi sérieux que la vie intérieure et l'altérité insondable d'autrui, cette histoire se lit avec une facilité exceptionnelle au point d'en devenir déroutante. Seth bannit les éléments trop modernes ou trop technologiques pour une sorte de présent immédiatement assimilable. Il utilise un graphisme épuré qui tutoie à la fois l'icône, le symbole, et dans certains recoins l'abstraction. Ces dessins procurent une lisibilité immédiate et très simple, mais pas tout à fait simpliste du fait de la réflexion graphique pour le choix des formes de base. La compréhension du visage de Sprott est immédiate, mais l'analyse des composantes montre un assemblage de traits basiques qui pris un à un perdent du sens pour relever d'une géométrie abstraite. La mise en page procède d'une maîtrise de composition tout aussi savante, pour une apparence tout aussi trompeusement simple. Seth utilise une grammaire graphique d'une étendue impressionnante, tout en faisant en sorte qu'elle reste en arrière-plan. Dans la saynète "Merrily we roll along", Seth raconte par les images une des expéditions de Sprott dans le grand nord, tout en évoquant son premier amour dans les inserts de texte. Il réutilise ce dispositif déconnectant images et textes un peu plus loin. Dans la page d'après il construit une biographie approximative de Sprott à base de photos juxtaposées donnant évoquant à merveille le temps qui passe et la distance impossible à franchir entre ces quelques moments choisis et la construction psychologique et émotionnelle de l'individu. Alors que le lecteur pourrait craindre une forme d'homogénéité soporifique due au graphisme, les mises en page (toutes sur la base de cases rectangulaires sagement juxtaposées) reposent sur des mises en scènes différentes qui introduisent des variations tonales dans la narration, rendant impossible la sensation d'uniformité soporifique. Même les différentes interviews avec plusieurs cases dédiées à des têtes en train de parler deviennent signifiantes dans leur forme qui rappelle que ces propos sont eux aussi artificiels et incapables de retranscrire la vie intérieure du sujet George Sprott. Il y a également quelques pleines pages qui capturent un instant dans toutes ses composantes matérielles, elles aussi graphiquement tirées vers l'épure, l'icône, l'élément générique qui symbolise tous ceux de cette famille d'objets. Il y a également une ou deux doubles pages qui mettent en évidence la nature abstraite de chaque trait utilisé pour composer chaque forme, chaque objet, chaque visage. Il attire l'attention du lecteur sur le mode de fonctionnement de l'attribution de signification, de la reconnaissance d'une forme connue avec des traits sur une page. Ces doubles pages forment des exercices à la frontière de la paréidolie aussi exemplaires que pédagogiques. Seth a même intégré des photographies des modèles réduits de bâtiments qu'il a réalisés avec du carton fort, habillé de surfaces dessinées. Dès le début, Seth place son histoire sous le signe de la mort et de l'art du narrateur. le lecteur plonge alors dans le récit d'une vie fictive avec ses actions remarquables (les expéditions dans le grand nord) et sa forme de célébrité dérisoire, de solitude, de vieillissement, le quotidien immuable des 20 dernières années de Sprott qui n'a jamais cessé de travailler. Les illustrations simples (en apparence presqu'enfantines) dédramatisent le discours sur la mort, tout en composant une tapisserie d'une grande richesse. le lecteur est amené à peser le sens de quelques actions de Sprott et de la perception qu'en ont eu ceux qui l'entouraient ou le croisaient, au regard de sa mort qui approche. Seth propose au lecteur de mettre en pratique la maxime de Nietzsche, en douceur, gentiment, mais inexorablement : quand on contemple l'abysse, l'abysse vous contemple aussi.

22/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Les Kids
Les Kids

Souvenirs d'enfance enlaidis - Ce tome contient une histoire complète parue pour la première fois en recueil en 2002. Joe Matt (scénariste et dessinateur) raconte 2 jours (samedi + dimanche) de sa jeune adolescence, en noir & blanc. Dave (le meilleur copain de Joe, peut-être le seul) se rend de chez lui à la maison de Joe en bicyclette, dans une banlieue pavillonnaire boisée et assez étalée, où le petit jardin devant chaque maison n'a pas de clôture. Dave vient chercher Joe parce que les pneus de sa bicyclette sont crevés. le vélo de Dave dispose d'une selle à 2 places. Alors qu'ils circulent dans les rues de la ville, ils passent devant la maison de Rizzo, un autre gamin du quartier. Rizzo et Joe échangeaient des comics il y a quelques semaines, mais maintenant Rizzo souhaite le bastonner. Alors qu'ils passent devant chez lui, l'inquiétude de Joe monte et il demande à Dave de pédaler plus vite de peur que Rizzo leur jette quelque chose dessus. Une fois cette maison dépassée, Joe se moque copieusement de Rizzo en le traitant de lâche. Ils rencontrent un groupe de jeunes ayant creusé 2 tunnels dans un terrain vague. Ils se moquent ensuite d'une jeune fille un peu attardé. Joe se fait inviter chez Dave et répond à sèchement au téléphone à sa mère en lui signifiant son refus de tondre la pelouse à titre gracieux. Ce troisième recueil autobiographique de Joe Matt sort un peu du lot. À ce jour (2012), Joe Matt a sorti 4 albums : Strip-tease (1992), le pauvre type (1996), Les Kids (2002) et Epuisé (2007). Les 3 autres correspondent à une forme de journal autobiographique, alors que "Les Kids" est un récit ramassé sur 2 jours qui traite de souvenirs d'enfance. Pour les habitués de Joe Matt, la scène d'introduction déconcerte un instant car il s'agit de 3 pages muettes dans lesquelles il s'applique à donner une idée d'un quartier de cette banlieue paisible (alors que d'habitude les décors jouent un faible rôle dans ses comics). Par contre, on reconnaît tout de suite le style très rond des dessins, une approche simplifiée des formes, avec un esthétisme très doux, très plaisant à l'oeil, presque pour une publication destinée à la jeunesse. En fait seuls les thèmes abordés en font un récit pour lecteurs plus âgés. Pour les habitués de Joe Matt, sa description de lui-même en jeune adolescent participe de la même approche que son journal autobiographique. En une dizaine de pages, Joe Matt enfant ressort comme un individu au caractère détestable et veule. Au fur et à mesure de son interaction avec sa mère, sa soeur, Dave et d'autres, le lecteur découvre les différentes facettes de sa personnalité : trouillard, mauviette, pingre, cupide, rancunier et obsessionnel (surtout en ce qui concerne sa collection de comics). Joe Matt n'utilise pas l'autobiographie pour se dépeindre comme héros de sa propre vie, mais comme un individu sans aucune valeur rédemptrice. Il n'est pas méchant, il est juste médiocre et mesquin. Matt évite toute analyse psychologique pour uniquement raconter les petits événements de ces 2 journées ordinaires qui font ressortir tous les défauts de sa personnalité. Par comparaison, Dave apparaît comme un jeune équilibré et enjoué, un peu bagarreur, un modèle de normalité. Parmi les différents personnages de l'histoire, il est évident que Matt entretient des relations conflictuelles avec sa mère, des oppositions pas encore dépassées au moment où il réalise cette bande dessinée. Au fil des pages, comme dans toute autobiographie, le lecteur est amené à se demander quelle est la part de vérité et la part romancée, enlaidie en l'occurrence. Joe Matt réalise une mise en scène entièrement à charge contre sa propre personne, alors que tous les autres individus sont normaux, à l'exception certaine de sa mère. Il est évident que ce récit constitue pour Matt un exercice de reconstruction de ses souvenirs pour leur donner la forme construite d'un récit. Il n'est donc pas à prendre au premier degré, et d'ailleurs l'enfance de Joe Matt n'a qu'une portée très restreinte en termes d'intérêt puisqu'il n'est par à proprement parler une célébrité qu'il n'y a pas de faits marquants. Cette démarche de reconstruction narrative des souvenirs évoque celle effectué par Chester Brown, un des amis de Joe Matt, dans Je ne t'ai jamais aimé. D'une manière assez étonnante, cette autocritique acerbe se lit facilement et même avec plaisir. Il faut dire que l'aspect visuel presqu'enfantin désamorce complètement tout risque d'apitoiement ou de pitié envers cet enfant, mais aussi toute forme de dégoût vis-à-vis de ce jeune garçon totalement inoffensif. Les anecdotes relatées fournissent la matière narrative nécessaire pour éviter de tomber dans une analyse de caractère destructive. Joe Matt a l'art et la manière de se mettre en scène en suscitant le ridicule et la dérision, c'est à dire que malgré une vision peu reluisante de lui-même, le lecteur a plutôt le sourire aux lèvres devant cet exemple peu plaisant d'être humain.

22/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Epuisé
Epuisé

Addiction - Il s'agit du quatrième tome des récits autobiographiques de Joe Matt après : (1) Strip-tease (1992), (2) le pauvre type (1996), et (3) Les Kids (2002). Ce tome est initialement paru en 2007. Joe Matt réalise le scénario, les dessins, l'encrage et l'application d'une nuance de vert. La première scène s'ouvre avec Joe Matt et Seth (auteur de George Sprott) dans une librairie à la recherche de vieux comic strips. Joe Matt trouve un exemplaire de "Birdseye center" et l'accapare, tout en sachant pertinemment que Seth y attache plus de valeur que lui. Après un peu de marche à pied et une conversation amicale et parfois amère, ils se séparent. Joe Matt à rendez-vous avec Mario, un copain qui l'approvisionne en cassettes vidéo pornographiques. Une nouvelle discussion très spécialisée commence dans un café. Par la suite, Joe Matt met en scène son addiction à la pornographie, ses stratégies mesquines pour éviter de se retrouver face aux autres locataires de la maison où il loue une chambre, ses discussions avec Seth et Chester Brown (par exemple le petit homme) qui tournent autour de son addiction et de ses défauts en tant qu'individu, sa collectionnite aigüe pour Gasoline Alley, son incapacité à réaliser de nouvelles planches de BD, etc. Le lecteur retrouve pour la quatrième fois les réflexions de Joe Matt sur sa personnalité qu'il met en scène au travers d'épisodes de sa vie réarrangé. Il l'indique clairement dans la quatrième partie de ce tome : il choisit les moments qu'il raconte, il les retravaille n'incorporant que les éléments qui servent son propos, laissant les autres de coté. En tant que narrateur il effectue un travail de montage de ses souvenirs. Matt ne fait pas un mystère du fait qu'il s'agit d'une autofiction (d'une forme romancée de sa vie), plus que d'une autobiographie qui rechercherait un semblant d'authenticité. le flux des souvenirs est réarrangé et structuré pour aboutir à une narration ordonnée. de ce fait le personnage Joe Matt n'est pas une représentation honnête ou littérale de l'individu Joe Matt ; c'est un double de fiction. D'un point de vue visuel, Joe Matt a conservé son approche graphique du tome précédent, en ajoutant des tons vert sauge. Il s'agit donc toujours de contours simples, arrondis et élégants pour délimiter les formes, de visages simplifiés dans lesquels les yeux peuvent être représentés juste par 2 ovales, ou 2 traits. Ce registre graphique permet d'assimiler les images avec une grande rapidité, et il a également pour effet de rendre les personnages plus sympathiques, plus proches du lecteur car définis de manière simple. Seth et Chester apparaissent comme 2 individus très chaleureux, agréables à vivre (malgré leurs piques contre Joe) du fait de leur apparence inoffensive. Cette approche permet également à Matt d'exagérer les expressions des visages, sans que cela ne paraisse choquant, ou que cela ne vienne distraire de la lecture. de ce fait les émotions sont exprimées avec plus de force, mais aussi plus de nuance. Joe Matt le scénariste ne facilite pas la tâche du dessinateur : il inclut de longs plans séquence composés uniquement de conversation, ou de monologue à voix haute de Joe. Cela donne des pages assez statiques qui sont heureusement rendues visuellement intéressantes par cette expressivité des visages. Comme pour le tome précédent, Joe Matt s'en tient à une mise en page unique et immuable : 8 cases par page, réparties en 4 lignes de 2 cases. Autant de fois que nécessaire, Matt dessine les décors qui se composent d'une poignée d'éléments qui suffisent pour comprendre où se déroule la scène. le seul passage à la mise en scène un peu trop artificielle correspond à la marche à pied effectuée par Seth et Joe, où Matt dessine des silhouettes d'immeubles en arrière plan, comme si elles n'avaient pas de lien direct avec les personnages. Dès les premières pages, le lecteur se rend compte que Joe Matt a diminué le niveau de la composante humoristique de son récit, et a augmenté la composante geignarde, ou tout du moins l'inquiétude éprouvée par le personnage. Effectivement ce tome est moins drôle que les précédents. Au fil des pages, le lecteur comprend que Matt écrit ces pages alors qu'il a atteint la trentaine et qu'il semble éprouver une crise de la quarantaine. Déjà peu confiant en lui de nature, ce passage de sa vie voit cette inquiétude augmenter. Matt doute de tout, et commence à faire ses premiers bilans. Sa relation profonde avec Seth et Chester Brown permet aux uns et aux autres de parler de choses qui leur tiennent à cœur, de manière approfondie. C'est ainsi qu'ils n'hésitent pas à dire ses 4 vérités à Joe Matt qui s'en nourrit pour développer son introspection. Il s'agit d'un aspect de ce récit qui ne peut pas laisser indifférent : Joe Matt parle de choses qui le touchent intimement (quel que soit le degré de véracité) et il en parle librement et avec intelligence. Lorsque Seth parle de ses principaux défauts, il est évident que Matt a fait le cheminement intérieur qui lui permet de savoir que Seth à raison sur toute la ligne, mais aussi qu'il s'agit de sa nature profonde sur laquelle il n'a que peu d'emprise. Quand Matt retranscrit sa discussion sur la pornographie avec Mario, le lecteur ressent toute la charge émotionnelle qui accompagne ces échanges. Joe Matt sait faire passer l'importance que le sujet à pour lui, le plaisir que lui procure le visionnage de ces K7, la culpabilité qu'il ressent en s'imaginant ce que peut être la vie de ces femmes, l'échelle de valeur qu'il s'est construit en catégorisant chaque acte pour déterminer quels plans l'excitent plus que d'autres, la concentration intense qu'il met dans cette activité (au point de reconnaître les actrices, et de s'apercevoir si elles ont eu recours à la chirurgie esthétique d'un film sur l'autre). Mario et lui parlent en connaisseurs, presqu'experts citant les pratiques du réalisateur Ed Powers (de son vrai nom Mark Krinsky), ou les mérites des actrices figurant dans les films de la collection "Private" (sans parler du goût immodéré de Matt pour les asiatiques). En fait plus de la moitié du récit est consacré à son addiction à la pornographie. Petit à petit, le lecteur prend conscience au travers de cette BD des symptômes de son addiction et des conséquences sur sa vie qui vont de l'incapacité à avoir une relation affective avec une femme, jusqu'à une forme de marginalisation douce mais tranchée. Effectivement on est loin de l'insouciance avec lesquelles il exposait ses petites névroses. Avec cette bande dessinée, Joe Matt va beaucoup plus loin dans l'autofiction que dans les 3 tomes précédents. Toujours sous des dehors simples et agréables, il aborde une facette peu reluisante de sa vie. Il montre comment sa recherche du plaisir a pris la forme d'une addiction qui mange son quotidien. Comme à son habitude, il relate ce récit sans moralisation, ou apitoiement larmoyant (il y a juste une ou deux tentatives maladroites de recourir à une forme de moment clef dans sa vie, assez risible du fait de leur simplisme qui sous-entend que Matt est condamné à reproduire les mêmes schémas comportementaux). Il fait rire de ses défauts, mais le constat est glaçant dans sa force émotionnelle.

22/04/2024 (modifier)
Par Blue boy
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Fleur de lait
Fleur de lait

Si vous vous sentez déconcerté par la couverture — et pour être déconcertante, elle l’est assurément —, vous n’avez pas fini de l’être en vous lançant dans cette lecture. Cette jeune femme – du moins vraisemblablement encore jeune, mais comme usée avant l’âge —, dotée d’une poitrine si gonflée, si lourde, que son centre de gravité semble avoir basculé vers l’avant, nous fixe étrangement de ses yeux cernés, à la fois vides et interrogateurs. Et c’est autour de cette jeune femme, prénommée Ludovica comme on va le découvrir plus tard, que va se centrer le récit. Si laide et si négligée soit-elle en apparence, Ludovica dégage quelque chose de fascinant – et ce n’est pas dû seulement à sa poitrine monumentale, résultat d’un accouchement récent comme on va l’apprendre au début du récit. Ses yeux sont comme des trous noirs, capables d’aspirer tout ce qui passe à sa portée, à commencer par les garçons croisés sur son chemin… Encore une question de gravité… « Fleur de lait » est sans conteste le plus gros OVNI éditorial qu’il m’ait été donné de lire ces derniers mois. Et cet OVNI nous vient de l’autre côté des Alpes, ce qui semble démontrer une certaine vitalité en matière de neuvième art chez nos voisins italiens. Il s’agit du deuxième album de Miguel Vila, après son Padovaland paru en 2022, déjà accueilli comme une révélation. Il y a beaucoup à dire, et ce n’est pas une vaine expression, sur cette bande dessinée tout à fait unique, tant au niveau du contenu narratif que du graphisme. Miguel Vila nous livre ici une véritable étude sociologique de l’Italie contemporaine, dont on constate, comme partout ailleurs, la tendance à se fondre dans la grande marmite mondiale des technologies de communication. Et pour cela, l'auteur s’avère un fin observateur des petites choses du quotidien, de ces détails apparemment sans importance des vies ordinaires, et cela se reflète d’abord dans cette extraordinaire mise en page hyper déstructurée, une approche cubiste, à la fois graphiquement et intellectuellement, avec parfois des suites de cases minuscules disséminées au milieu de larges espaces blancs. Le tout donne quelque chose de très avant-gardiste, qui peut déconcerter au premier abord et pourtant la narration n’est pas négligée, et même curieusement assez captivante, même s’il faut l’avouer, il ne se passe pas grand-chose. Vila dresse ici un portrait cruel et, ce qui est peut-être pire, sans ironie, d’une génération biberonnée aux écrans et sous leur emprise permanente. « Fleur de lait » est une peinture hyper réaliste d’une société ultra connectée où paradoxalement toute authenticité des rapports humains a disparu, où le futile prend le pas sur la gravité, où la solitude des âmes semble ressortir avec plus d’acuité, et ce quel que soit la classe sociale (celle plus éduquée à laquelle appartient Stella ou le sous-prolétariat des petits boulots dans lequel végètent Ludovica et Marco). Et en marge de ce constat quelque peu affligeant, il y a cette histoire de fluide mammaire suggérée par le titre, qui est le nom de la boutique de crème glacée où travaille cette dernière (« Fior di Latte »). Symbole nourricier rendu ici prépondérant par les seins gonflés à bloc d’une Ludovica décomplexée et assumant son récent statut de mère allaitante, des « charmes » auxquels Marco ne va pas manquer de succomber. De plus, sa libido n’en est pas amoindrie, bien au contraire, et de façon assez sordide. En effet, comme on va le voir, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez cette jeune mère, alcoolique et sans une once d’instinct maternel, qui nourrit son bébé avec son propre lait à l’arrière-goût de mauvais Spritz. L’accouchement l’a spectaculairement enlaidie, et son apparence semble être le cadet de ses soucis. Ludovica apparaît désormais comme une sorte de pieuvre grotesque suintant ses propres fluides corporels, obscènes. Chez Miguel Vila, la laideur, incarnée par celle qui s’impose comme le personnage central du récit, devient objet de fascination, pour le lecteur peut-être mais en particulier pour Marco, qui semble trouver entre ses seins une sorte de réconfort maternel, si trouble soit-il. Pendant ce temps-là, sa petite amie Stella s’efforce de stimuler son désir sexuel, allant jusqu’à s’épiler le minou. Peine perdue, Marco n’a de désir que pour Ludovica… Derrière le lustre des apparences, mise en évidence au début par la joliesse d’une ligne claire associés à d’aimables pastels pour représenter les paysages, les fissures vont apparaître, celles révélant un microcosme de citoyens paumés livrés à eux-mêmes et dont l’horizon s’arrête à l’écran de leur smartphone. Un univers étriqué où les valeurs sont distillées par un hyperconsumérisme mortifère qui s’est désormais substitué aux canaux traditionnels, miroir aux alouettes atomisant où argent facile, pornographie à gogo et gros fun semblent à portée de clic d’une jeunesse déboussolée. Sans rien déflorer davantage de l’intrigue, on reste déconcerté devant « Fleur de lait », photographie grinçante de notre époque contemporaine qui réussit à instaurer le malaise, à mille lieues d’une « dolce vita » suggérée par les premières pages. Miguel Vila, qui réussit à allier avec brio fond et forme (propos passionnant et graphisme innovant), est un auteur qui méritera toute notre attention dans les années à venir.

22/04/2024 (modifier)
Par Titanick
Note: 4/5
Couverture de la série Juge Bao
Juge Bao

Étant amatrice des enquêtes du juge Ti (autre personnage historique mais quelque temps plus tôt que Bao, sous les Tang), j’ai été très tentée par celles du juge Bao, parangon de la justice impartiale. J’aime beaucoup, on y retrouve cette même ambiance de la chine médiévale et de sa politique administrative et judiciaire. Le juge enquête à la demande de plaignants, en véritable Sherlock Holmes de l’époque, aidé de ses acolytes exerçant les fonctions de limiers, gardes du corps et médecin légiste qui lui sont d’un grand secours. Mais ce sont quand même ses dons d’observation et de déduction qui lui permettent de retrouver les criminels et de les punir, fussent-ils des notables de la ville. Non seulement le scénario retranscrit bien ces ambiances, mais le dessin est excellent. J’ai été très sensible à ce noir et blanc finement hachuré et gratté. J’ai trouvé que ça rendait les textures, visages et mains surtout, d’un réalisme saisissant, j’ai vraiment admiré les planches. Je n’ai pu lire que les quatre premiers tomes, seuls dispos à ma bibliothèque, mais j’espère bien trouver la suite pour continuer ma lecture, plaisante, vraiment.

22/04/2024 (modifier)
Par doumé
Note: 4/5
Couverture de la série Le Combat d'Henry Fleming
Le Combat d'Henry Fleming

Adapté d'un roman de Stephen Crane, ce roman marque la littérature Américaine par son approche hors standard dans la description et la vision que l'on a d'un conflit. Ce conflit, c'est la guerre de sécession qui n'est pas présentée en mettant en avant ses enjeux politiques, il n'y a pas de vision stratégique ni de célèbres généraux. Ce récit est centré sur le quotidien d'un simple soldat récemment engagé qui découvre la guerre dans une bataille peu connue. L'auteur nous fait partager toutes les interrogations de ce jeune garçon et c'est tout l'intérêt et la force du récit. Tiraillé entre courage, lâcheté, instinct de survie,gloire ou honte tout ces sentiments contradictoires vécus par un homme qui vit sa propre bataille intérieure. Un roman inspiré à partir de témoignages de soldats, la description fidèle des conditions de vie et de la férocité des batailles donnent un réalisme aux scènes de guerre. Le dessin accompagne le message envoyé par l'auteur, les visages et les uniformes sont identiques quelque soit leurs camps. Les visages avant la bataille sont flous, hachurés et représentés comme des cadavres ou des êtres qui ont perdu toute humanité. Réaliste et poignant

21/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Dans l'antre de la pénitence
Dans l'antre de la pénitence

Obsession - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2016, écrits par Peter J. Tomasi, dessinés et encrés par Ian Bertram, et mis en couleurs par Dave Stewart. En 1905, dans le cimetière de Mount Hope, à New Haven dans le Connecticut, un individu costaud creuse pour récupérer deux cercueils. Une semaine plus tard, Murcier arrive à San José en Californie, pour réceptionner les deux cercueils qui sont en train d'être déchargés du train, pour les emmener dans sa carriole. Il se rend alors à la maison des Winchester, où résonnent les coups de marteaux, de manière incessante. Dans une pièce, Sarah Winchester est en train d'aligner des balles de fusil, tout en répétant inlassablement deux mots : cuivre et poudre. Deux ingrédients simples et bon marché pour éteindre des vies. Murcier pénètre dans la pièce et lui indique qu'ils sont arrivés. Elle répond qu'elle va s'occuper elle-même de les enterrer. Effectivement, elle s'en va creuser deux tombes pour y déposer les cercueils : celui d'Annie Winchester, et celui de William Winchester. Une pierre tombale avec leur nom est apposée. À proximité de la rivière San Joaquin, dans le nord de la Californie, Warren Peck s'est installé dans les branches d'un arbre et il tient dans ses mains un fusil à lunette. Il s'en sert pour abattre cinq indiens. Une fois les assassinats commis, il descend de l'arbre, monte sur son cheval et se rend auprès des cadavres. Il y fiche des flèches pour faire croire à une guerre entre tribus. Il est attaqué par un indien qui lui fiche un couteau dans l'épaule droite. Une bagarre s'en suit au cours de laquelle l'indien perd son œil gauche, tout en regardant fixement l'homme blanc. Celui-ci décide de le laisser vivre alors qu'il le tient à bout portant avec son revolver. Il s'éloigne, enfourche son cheval, et s'en va. Dans la demeure des Winchester, les coups de marteaux continuent de résonner en continu, alors que dans sa chambre Sarah s'adresse à son époux et ses enfants défunts. le lendemain matin, il pleut à verse et madame Winchester reçoit les hommes qui arrivent pour être ouvrier, dans la serre. Ils se présentent. Elle leur demande leur nom, la raison de leur venue. Elle leur expose ses trois exigences. Ils ne doivent faire preuve d'aucune violence, ne pas mentir et être ponctuels. Ils doivent également déposer leurs armes, leurs munitions et leur holster et les remettre à Murcier. Puis, comme chaque jour, elle passe en revue les plans de la demeure, et indique à Murcier à quel endroit elle souhaite une nouvelle extension, les pièces qui sont à reprendre, les escaliers à ajouter, ceux à démonter. Lors de la passation de consigne, deux ouvriers s'interrompent : un blanc a commencé à lancer des injures raciales à un afro-américain, un grand costaud. Il semble que la bagarre est imminente. Sarah Winchester s'interpose entre les deux. Si, c'est vrai : Sarah Winchester (1839-1922) a réellement existé et elle a consacré sa fortune à bâtir cette maison aux plans déroutants, pas toujours cohérents. Elle a consacré 70 millions de dollars à cette entreprise pendant les 38 ans qu'elle y a consacré. Les ouvriers devaient travailler en continu, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an. Il y a eu plusieurs hypothèses d'émises sur cette obsession, l'une d'elle supputant qu'il s'agissait d'offrir un abri à l'âme de tous les défunts ayant péri abattus par une Winchester. La mystérieuse maison Winchester est devenue une attraction touristique et cette histoire a fait l'objet de films et de bandes dessinées. En particulier, Alan Moore en avait donné sa version horrifique dans l'épisode 45 de la série Swamp Thing, paru en 1985. Il est donc probable que le lecteur ait déjà entendu parler de cette demeure avant de se lancer dans cet ouvrage. Il vaut effectivement mieux en avoir une vague notion car Peter J. Tomasi utilise l'ellipse à deux ou trois reprises : il ne rappelle pas les faits dans le détail, et il développe son récit sur quelques jours, sans développer le passé qui a conduit à cette situation, sans évoquer ce qu'il est advenu après 1906. le récit se focalise sur trois principaux personnages : Sarah Winchester, Warren Peck et Murcier. Une ambiance morbide pèse du début à la fin, et il apparaît progressivement que la source de la richesse des Winchester pèse également sur Sarah : l'afflux d'argent provenant de la vente d'instruments de mort, ayant causé le décès d'individus par dizaine, par centaine, par millier. Pour donner à voir son récit, le scénariste bénéficie d'un artistique à la vision assez personnelle, sachant faire apparaître la bizarrerie de certains comportements, sachant faire se manifester la folie, ou en tout cas l'obsession qui habite Sarah Winchester, et celle différente qui hante Peck. L'apparence des dessins est un peu particulière. Bertram détoure tous les éléments d'un trait fin et sec, rarement cassant. Il ne s'en dégage donc pas une impression de fragilité, mais plutôt de formes pas toujours bien finies, qui auraient parfois mérité d'être peaufinées. Cela lui permet également de jouer avec quelques exagérations, comme la taille des yeux de Sarah, la forme du visage de plusieurs personnages, la stature de Murcier, des expressions de visage un peu appuyées pour montrer la force d'une émotion, pour conférer la sensation d'une obsession. Il utilise également de très courts traits secs dans les formes détourées pour faire apparaître comme des marques laissées par la fatigue, l'usure, ou un état émotionnel enfiévré. Cette caractéristique fait parfois penser aux dessins de Frank Quitely, ou à ceux de Moebius mais avec un rendu moins aéré et moins élégant qu'eux, sensation renforcée par les bordures de case au tracé irrégulier effectué à la main, sans règle. Une fois qu'il s'est habitué aux caractéristiques des dessins, le lecteur se trouve plus en mesure d'en relever les qualités. Pour commencer, l'artiste s'attache à planter les décors avec soin, et à les représenter très régulièrement. Il soigne les différents aspects de la maison, profitant du fait qu'il n'a pas à maintenir une cohérence parfaite d'un plan à l'autre, d'un jour à l'autre puisqu'elle est sujette à évolution en fonction de ce qui passe par la tête de sa propriétaire donnant l'impression d'être fantasque. le lecteur en a une vision globale dès la deuxième planche, puis il peut voir la pièce où seule Sarah Winchester a le droit d'entrer, un salon avec les ouvriers, les tapis et un escalier qui aboutit dans un plafond, le jardin d'été et sa verrière, la chambre à coucher de la propriétaire, les toits, la buanderie avec sa chaudière, le jardin, la pièce où sont entreposées les armes, etc. La mystérieuse maison Winchester devient véritablement un personnage à part entière. Au fur et à mesure de la progression du récit, des trainées de sang apparaissent, et des lianes entre vrilles et tentacules s'immiscent parfois dans une pièce, sur le membre d'un personnage. Parfois, c'est juste un petit bout qui dépasse, d'autrefois c'est un entrelacs qui peut être présent dans une pièce, ou qui peut avoir des ramifications dans toute la demeure. Il est manifeste que scénariste, dessinateur et coloriste ont travaillé ensemble pour définir la forme de ces vrilles, la façon dont elles se développent dans l'espace. La complémentarité entre traits encrés et couleurs les fait ressortir comme un élément surnaturel, sans que le scénariste n'ait besoin de le dire de manière explicite. Il faut également un peu de temps pour s'habituer à la construction du récit, à la manière dont le scénariste raconte son histoire. Il entremêle les consignes de Sarah Winchester avec ses occupations quotidiennes, les ordres qu'elle donne à Murcier, les tâches des ouvriers, les interventions de Warren Peck et ses tâches quotidiennes, la visite de la sœur de Sarah, etc. Il y a donc ces vrilles rouges qui font leur apparition, sans que leur nature ne soit explicitée. Il y a cette obsession avec les morts, celle avec le fait d'avoir tué des êtres humains, et bien sûr l'obsession d'entendre des marteaux résonner à toute heure du jour et de la nuit. le scénariste ne donne pas de clé de compréhension claire et explicite. Charge au lecteur de rattacher les propos de Sarah ou de Warren à la présence de ces vrilles. Libre à lui d'y projeter une signification ou une autre, d'y voir la manifestation des obsessions, ou effectivement la présence surnaturelle de l'esprit des morts. le récit se termine avec une scène de destruction massive, compatible avec la réalité des événements historiques, et une explication donnée par Sarah Winchester. Il n'est pas possible d'y ajouter foi d'une manière littérale, ce qui renvoie tout le récit dans le domaine du conte. En revanche, la métaphore sur la culpabilité fonctionne du début jusqu'à la fin : ce poids insupportable de l'argent généré par la fabrication et la vente d'arme, et donc la mort de tous ceux atteints par les balles issues de ces armes. le simple fait d'y penser sous cet angle donne le vertige. À l'évidence, ce récit sort de l'ordinaire. Tout d'abord pour son sujet : quelques jours de la vie de Sarah Winchester, dépositaire de la moitié de la fortune de la famille, acquise par la vente d'armes de l'entreprise Winchester Repeating Arms Company. Ensuite, il y a la narration visuelle à la fois claire et personnelle, installant une ambiance pesante et inquiétante par les dessins et les couleurs. En fonction de sa sensibilité, le lecteur s'avère plus ou moins réceptif à la personnalité narrative de Peter J. Tomasi, parfois très inspiré pour l'interprétation de Sarah Winchester, parfois de manière un peu heurtée ou elliptique, ce qui peut s'avérer frustrant.

21/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Femme rebelle - L'histoire de Margaret Sanger
Femme rebelle - L'histoire de Margaret Sanger

Rebelle pour une cause - Il s'agit d'un récit complet, indépendant de tout autre, publié sans sérialisation. Sa première édition date de 2013. Il est écrit, dessiné, encré et mis en couleurs par Peter Bagge (plus connu pour sa série sur Buddy Bradley, voir Buddy Bradley, Tome 1 : En route pour Seattle). Il commence par une introduction de 2 pages rédigée par Tom Spurgeon, un spécialiste des comics. Il se termine par un texte de 2 pages dans lequel Bagge explique ce qui l'a motivé à réaliser une bande dessinée sur Margaret Sanger. Suivent 18 pages de texte en petits caractères, dans lesquelles il précise le contexte des événements évoqués dans cette biographie, ainsi que l'identité des différentes célébrités apparaissant. Il termine avec une brève biographie, précisant les textes à parti desquels il a conçu son ouvrage. Cette histoire constitue une biographie de la vie de Margaret Sanger, en 72 pages de bandes dessinées. La première séquence se déroule dans les années 1880, alors que la jeune Margaret (née en 1879) va chercher son père en ville, en compagnie de ses frères, car un client le réclame à la maison, pour tailler une pierre tombale. Dans la séquence suivante, Margaret accompagne l'un de ses frères (d'une famille de 18 enfants) pour aller déterrer le cadavre d'un de leur frère mort jeune. Dans les pages suivantes, le lecteur suit ainsi la vie de Margaret Sanger, jusqu'en septembre 1966. Chaque séquence est assez courte (entre 1 et 3 pages) et revient sur une anecdote ou un événement dans la vie exceptionnelle de cette femme. Elle a consacré sa vie à la promotion des moyens contraceptifs aux États-Unis, allant du lobbying pour leur légalisation, à l'aide au développement de nouveaux moyens. Elle a croisé la route de personnages célèbres comme Herbert George Wells, John D. Rockefeller, Pearl Buck, et des hommes d'état éminents comme le Mahatma Mohandas Karamchand Gandhi. Lorsque que le lecteur découvre cet ouvrage, il s'interroge sur le bienfondé d'une biographie réalisée par Peter Bagge. Cet artiste réalise des dessins incluant une forte dimension caricaturale qui ne semble pas adaptée à une évocation historique. Dans la postface, il évoque ses difficultés à trouver des références photographiques pour que ses personnages soient ressemblants. le lecteur est en droit de s'interroger sur la nature de cette ressemblance. Bagge ne dessine pas du tout de manière photographique ou même réaliste. Bagge dessine les décors et les environnements de manière simplifiée, comme dans un dessin animé pour enfants. Il s'inscrit dans un registre qui tire les objets vers des épures, à l'opposé d'une forme descriptive souhaitant recréer l'objet en question. Il suffit de regarder comment il représente un lit ou un bat-flanc dans une cellule de prison : les traits sont droits et assurés, mais il délimite la forme de manière générique, sans se préoccuper des détails du modèle représenté. Il serait vain de tenter d'identifier une façade ou un détail architectural dans la représentation des immeubles d'un quartier défavorisé de New York en 1912 (page 13). Cela ne veut pas dire que ses dessins sont banals ou insipides. L'artiste les épure pour les rendre le plus facilement lisibles. Toutefois, le lecteur peut aussi constater que les tenues vestimentaires évoluent au fil des années qui passent, par exemple les robes laissant par la place aux pantalons pour les femmes, ou le port des chapeaux venant à disparaître. le lecteur peut donc regretter que les images ne transmettent pas plus d'informations visuelles sur l'époque et les lieux. La façon dont Peter Bagge dessine les personnages est beaucoup plus remarquable. Il exagère de manière prononcée les arrondis pour certaines parties du corps (surtout les bras) et pour les visages. Majoritairement Bagge représente les bras sous forme d'arc de cercle, sans marquer l'angle que fait le coude. Cela confère une apparence de bras en caoutchouc, une modélisation de l'anatomie qui fait penser à l'enfance, alors qu'il l'applique à tous les âges. Les visages présentent une apparence tout aussi remarquable, avec des formes de bouche très exagérées, des dents représentées comme des rectangles plats et blancs de taille uniforme. Les yeux ont souvent la forme de cercle, et régulièrement la forme d'amande. Contre toute attente les personnages arborent des expressions très parlantes, car ces représentations ont pour effet de les exagérer plutôt que de les affadir. L'artiste n'hésite à emprunter des codes visuels appartenant au registre de l'enfance, tel un adulte qui tire la langue quand il s'applique. Peter Bagge utilise donc son mode de représentation habituel, dans l'exagération comique, avec un effet étrange sur la narration de cette biographie. Ce registre graphique lui permet de représenter les événements les plus atroces, sans donner l'impression de voyeurisme ou de dramatisation sensationnaliste (même quand il s'agit d'une femme perdant son foetus au cours d'une manifestation où elle a été rouée de coups par les forces de l'ordre). Il a aussi pour effet de focaliser l'attention du lecteur plus sur le ressenti des personnages (exprimé par ses visages aux traits exagérés) que sur le fond de ce qui est en train de se jouer (la cause de la contraception). Le choix du découpage en courte séquence éloigne encore plus cette BD d'une biographie académique. de temps à autre, le lecteur éprouve l'impression que Bagge conçoit une séquence (de 1 à 3 pages) comme une forme de tranche de vie, avec une chute en fin de séquence. Cela insiste sur le caractère immédiat de la scène, en la détachant artificiellement de son contexte, c'est-à-dire la vie de Margaret Sanger. Le lecteur plonge donc dans une narration très personnelle au service d'une personnalité très controversée. Dans la postface, Peter Bagge explique qu'à ses yeux Margaret Sanger est la personne grâce à qui la contraception a été légalisée aux États-Unis, et qui a permis aux recherches sur la pilule d'aboutir. Il la voit donc comme la femme ayant permis le contrôle des naissances, ayant permis aux femmes de s'émanciper de leur rôle de reproductrice, et d'avoir un choix. En bon américain, il estime que ses actions ont eu un retentissement à l'échelle de la planète. Pourtant à lire cette biographie, le lecteur ne ressent pas ce parti pris de manière si affirmée. Bagge explique qu'il a dû choisir parmi les moments incroyables qui abondent dans la vie de cette dame exceptionnelle, qu'il a dû transiger sur la vérité historique à quelques reprises pour que cette BD conserve une taille raisonnable et qu'il s'est attaché à donner des éléments de contexte. Le lecteur peut effectivement suivre le parcours de vie de Margaret Sanger au travers d'épisodes sortant tous de l'ordinaire sans exception. Il se fait une idée approximative des difficultés auxquelles elles se heurtent (procès, exil loin de ses enfants, instrumentalisation, etc., un vrai roman). Il comprend dans les grandes lignes comment elle-même se révèle excellente manipulatrice des médias, et pour quelles raison elle acquiert une mauvaise réputation (même au-delà des ligues de vertus opposées à la contraception). Peter Bagge réussit à faire ressortir à la fois la raison pour laquelle Margaret Sanger prend des décisions équivoques, comment elle les justifie, et pour quelles raison elles apparaissent contre-productives. Ainsi il décrit une intervention de Sanger devant une assemblée féminine du Ku Klux Klan où elle a été invitée. Il souligne que déjà à l'époque (1926) cette organisation était plus que tendancieuse, pourquoi Sanger estime qu'elle doit faire son discours, et comment il est récupéré par la suite. Au final, le lecteur ressort très satisfait d'avoir découvert la vie (en accéléré) de cette militante pour la contraception, sous une forme divertissante (les dessins, les émotions) qui s'avère pédagogique sans être académique. Il attaque donc les 18 pages de la postface en souhaitant en apprendre plus. Il s'agit d'annotations explicatives de chaque séquence, un peu indigestes, oscillant entre justification de l'auteur et anecdotes pas toujours judicieuses.

21/04/2024 (modifier)