La couverture, très belle, particulièrement réussie, à la forte connotation sexuelle, vous oblige à ouvrir cet album.
D'autant qu'il s'agit d'un road-trip de pré-ados qui souhaitent aller voir la Mano Negra à... 100km de de là, et espèrent y aller à deux avec leur petit solex.
La lecture est fluide, les dessins très beaux.
Un pas de côté discret dans l'histoire semble aborder une histoire douloureuse d'agression sexuelle du personnage ado principal.
On y croise aussi des adultes gris, tel un garagiste mélancolique, plein de regrets, ou un chauffeur de bus graveleux.
Heureusement au milieu de tout ça, il y a la Mano Negra, avec son énergie positive et solaire.
Culte ou qui le mériterait ! A rempli le job pour moi, une histoire et des dessins agencés de telle sorte qu'on plonge dedans avec l'idée de revenir. Parfois, on confond des personnages ? Quand bien même, quelle importance, car cela montre le chaos de l'époque, soit une des raisons poussant si fortement au détachement, soit dans un monastère, soit seul au hasard des routes ! De plus, quand j'ai tenu ces bd, je n'ai eu de cesse de les relire. C'est dense, et en même temps, rempli de moments de grâce contemplative, une grâce qui exprime le meilleur du Japon !
Le héros ne serait pas sympatoche ? Eh bien, les êtres en quêtes, par exemple les artistes et les mystiques ne le sont pas toujours : obsédés par leur but et ne prenant pas toujours de gants. En plus, le bouddhisme prône certes la compassion, mais aussi toutes sortes de moyens pour sortir les gens de leurs illusions, et parler de façon énigmatique ou brutale peut en faire partie. Le héros a une sorte de rival pas présenté de façon très flatteuse, mais qui ne manque pas non plus de perspicacité, comprenant bien comment tout ce que rejette le héros peut être utile aux masses de fidèles. Les samouraïs ne sont pas flattés, ce n'est rien de le dire et ça change, le peuple souffre, les aristocrates sont raffinés, eux ne font que ravager ! L'enfant qui subsiste dans le héros ne cesse de regretter d'être séparé de sa mère, et c'est ce qui conserve une humanité secrète mais poignante au héros.
Cette série n'a pas été censurée mais Chott l'a arrêtée de lui-même en 1949 par peur d'être censuré. C'est en 1955 que les soucis commencent avec une série de 5 procès contre BIG BILL le Casseur, un cow-boy masqué. Après avoir gagné les 4 premiers procès, Chott perd le dernier en 1961. Ceci met fin à sa maison d'édition.
Pour se replonger dans cette série mythique (le numéro 1 a été tiré à 90 000 exemplaires à l'époque), il existe 6 albums regroupant toutes les aventures de FANTAX accompagnées de documents et récits inédits sur la vie de Pierre Mouchot.
Et cette année, deux nouveaux albums couleurs sont sortis pour relancer les nouvelles aventures de FANTAX avec ARROYO et MILLET aux crayons et DEPELLEY et MORNET aux stylos.
Site : https://fantaxbd.com
Pour moi, c'est donc incontournable mais en fouillant vous comprendrez pourquoi... ;)
« Silent Jenny » était l’une des BD les plus attendues de cette rentrée. Et sans trop se tromper, on peut affirmer que le résultat est tout à fait à la hauteur des attentes. L’objet en lui-même est déjà impressionnant : un pavé grand format de 311 pages, bénéficiant de la touche haut de gamme du « Label 619 » des éditions Rue de Sèvres. La couverture représentant la monade géante hébergeant le groupe de dissidents de ce road trip SF fait également son petit effet.
Il ne s’agit là que de la « vitrine », mais lorsqu’on franchit la porte du magasin, la promesse est tenue, et l’émerveillement opère instantanément. Mathieu Bablet est un démiurge du neuvième art, cela va sans dire. Comme pour ses précédents opus, il a édifié ici un univers avec ses codes et une structure très élaborée. Et bien que l’action se déroule sur une Terre totalement ravagée, le lecteur aurait presque l’impression d’être transporté dans une autre galaxie, même si nombre de détails nous semblent familiers. Et pourtant, non. Il s’agit juste de notre planète en voie d’extinction, asséchée par un soleil brûlant et les diverses pollutions des siècles passés.
Avant de poursuivre cet avis, peut-être serait-il utile de rappeler la signification du terme « monade ». Si dans cette histoire, il s’agit de ces mastodontes mécaniques errant à travers des paysages désolés, c’est à la base un concept philosophique, qui signifie étymologiquement « unité », l’unité parfaite qui est le principe absolu, ce qui prend ici tout son sens. Dans le roman de l’écrivain de science-fiction Robert Silverberg, « Les Monades urbaines » sont des tours gigantesques où s’entasse la population.
Bref. C’est dans ce contexte cataclysmique que « Jenny la silencieuse » va effectuer des missions pour la Pyrrhocorp, l’entreprise tentaculaire qui contrôle ce qui reste du monde. La jeune femme est obsédée à l’idée de trouver de l’ADN d’abeilles qui permettrait de « repoliniser » le monde, un véritable sacerdoce pour elle, plus instinctif que raisonné. Mais la multinationale, si elle la rémunère pour ses actions, et plutôt mal d’ailleurs, n’est pas une organisation altruiste. Ankylosée par ses propres procédures administratives qui lui ont fait oublier le sens de ces missions, elle se contente de consigner les découvertes des prospecteurs dans d’immenses salles aux murs garnis de tiroirs, sans que l’on sache vraiment si celles-ci seront un jour exploitées.
De plus, Jenny prend de très gros risques lors de ses expéditions. Dans sa combinaison usée qui laisse passer l’air vicié, elle doit se rendre sous terre (« l’inframonde ») après s’être miniaturisée, puis affronter les microïdes, des humains ayant échoué dans leur mission après avoir muté en zombies informes en voie de calcification. Mais il en faudrait plus pour dissuader la jeune femme de poursuivre son projet. Et même si elle se révèle une solitaire invétérée, elle reste fidèle à sa tribu de dissidents et ne s’éloigne jamais vraiment de l’itinéraire de la monade dans laquelle elle peut reprendre des forces.
Sur cette planète devenue hostile, le danger est partout. La monade ne doit jamais s’arrêter, au risque d’être détruite par les canons de la Pyrrhocorp ou attaquée par les mange-cailloux, des parias cachant leur maladie sous des casques, espérant ainsi gagner les faveurs de la multinationale.
On l’aura compris, « Silent Jenny » est une lecture riche et foisonnante, mais bénéficiant d’une narration fluide, même s’il faudra peut-être un peu de temps pour rentrer dedans. Mathieu Bablet prend le temps de poser son histoire, évite les rebondissements faciles et à outrance, et tant pis pour les lecteurs les plus impatients. Mais ici, la réflexion philosophique et l’action parviennent à trouver un point d’équilibre idéal, avec une tension omniprésente tout au long du récit.
Les thématiques y sont nombreuses, en résonance avec notre époque. La trame principale du livre porte sur l’insoumission de ces « déserteurs » ayant opté pour le « nomadisme en monades », des monades énormes et passablement déglinguées se déplaçant à l’allure de l’escargot, face à une multinationale qui s’est substituée on ne sait trop comment au pouvoir politique, peu versée dans la démocratie et déterminée à mettre au pas les moutons égarés… En marge de ce duel larvé, il y a ces mange-cailloux, des clodos casqués, maladifs et teigneux. Ils sont à la fois les petits soldats et les idiots utiles d’un pouvoir autoritaire et sans visage, dont le seul but semble être le contrôle pour le contrôle. En s’en prenant au peuple des monades, ils espèrent obtenir de leurs maîtres une reconnaissance plus qu’hypothétique.
Dans ce contexte anxiogène, les personnages sont bien campés psychologiquement, et on s’attache à ce petit groupe en résistance, même si on peut regretter une vision unilatérale voire manichéenne des choses, sachant que les personnages des camps adverses (ceux qui vivent sous l’emprise de la corp ou les mange-cailloux) sont réduits à de simples « silhouettes ». Quant à Jenny, la figure centrale, elle nous touche par son action sacrificielle et son sentiment de solitude inconsolable dissimulé sous un scaphandre usé. La jeune femme se burine à chacune de ses missions, la rapprochant un peu plus de la calcification donc de la mort, cette dernière représentée par cette faucheuse qui va la hanter tout au long du récit.
Côté dessin, le trait de Mathieu Bablet est toujours très fouillé. On reste abasourdi devant l’abondance de détails et la richesse graphique, avec une bonne part d’onirisme, donnant l’impression que rien n’a été fait par hasard. L’influence d’un certain Moebius semble incontestable, mais un Moebius qui aurait intégré une dose de cyberpunk dans sa boîte à outil. L’imagination fertile de l’auteur fait le reste. Le Cherche-Midi, cette monade rafistolée, telle un Centre Pompidou zadiste à roulettes, est impressionnant, s’imposant comme une image forte, à l’instar du Nostromo dans « Alien ». Pour preuve sa mise à l’honneur en couverture. Quant à la colorisation, très soignée, elle est raccord avec cet univers toxique et calciné, oscillant généralement du rouge ardent au brun oxydé en passant par le vert maladif, tandis que le bleu du ciel, plutôt rare, symbolise principalement l’espoir du renouveau.
D’une ambition folle, « Silent Jenny » est une œuvre que certains jugeront peut-être un peu complexe, mais la puissance du propos et la sophistication graphique sont telles qu’elles battent potentiellement en brèche les critiques des plus réticents. Cet album en forme de road trip post-apo n’est assurément pas une balade de santé, mais s’apparenterait plutôt à un pèlerinage hasardeux et difficile sur une route très escarpée, une quête où il n’est pas seulement question de retour aux origines mais de résistance, de résilience et d’humanité. Incontestablement un des albums qui marquera l’année.
La beauté ?! C’est la plus grande arnaque de la création !
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Pierre Alexandrine pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-vingt-huit pages de bande dessinée.
Au temps présent, un soir à Paris, dans le vingtième arrondissement, non loin du parc des Buttes-Chaumont, Zayn, un jeune homme, se rend dans un bel appartement spacieux et haut de plafond, habité par Louise. Elle accepte qu’il monte chez elle. Elle l’accueille poliment en lui disant qu’elle était en train de s’endormir devant une série. Il est très impressionné par l’appartement. Il finit par indiquer qu’il est venu parce qu’il n’arrête pas de penser à elle depuis la dernière fois, et il voulait savoir s’il y avait la moindre chance que… Elle répond immédiatement : Non. Elle pensait avoir été claire : c’était bien, tous les deux, mais elle préfère qu’ils en restent là. Il lui dit qu’il ne comprend pas : c’est elle qui l’a abordé dans ce bar, qui l’a séduit, qui l’a embrassé, et cette nuit chez lui, il avait cru… Et ses textos à elle, ses déclarations enflammées. Elle ne s’en souvient pas. Il a juste besoin de comprendre pourquoi. Il la supplie. Elle finit par accepter, tout en le prévenant qu’il risque d’avoir du mal à la croire. Elle lâche le morceau : elle a fait en sorte qu’il tombe amoureux d’elle parce que, faute d’amour, elle se met à vieillir. Mais quand on l’aime elle devient éternelle. C’est la stricte vérité : tant que quelqu’un a des sentiments pour elle, elle ne peut pas vieillir. Elle lui montre un tableau dont elle a été le modèle, datant de 1527.
Zayn acceptant de l’écouter, Louise continue. Elle a dans les six ans, elle est née au quinzième siècle. Au risque de le décevoir, elle raconte qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de gens célèbres. Jean-Sébastien Bach lui a parlé une fois. Elle a dû croiser Oscar Wilde à deux trois soirées. Elle a bu du porto avec Marlene Dietrich en 1934… C’est tout. Ah, et elle a couché avec Spinoza, excellent amant d’ailleurs. Répondant à une question du jeune homme, elle indique qu’il lui est arrivé quelques bricoles, mais la plupart des trucs qui font mourir les humains sont inefficaces sur elle. Son corps se régénère de façon quasi instantanée. Il n’y a guère que le feu qui puisse la détruire. Elle est née avec ce pouvoir miraculeux, et elle ignore d’où il lui vient. Devant ses yeux, elle se tire une belle dans la poitrine et en ressort indemne. Il comprend qu’elle est une sorte de vampire de l’amour et que la vie a dû être facile pour elle. Cette remarque la fait sortir de ses gonds. IL n’a aucune idée de ce à quoi ressemblait le monde avant son petit vingt-et-unième siècle. A-t-il déjà connu le vrai froid ? Et la faim ? La guerre ? La misère ? La peur ? A-t-il déjà été traqué par un village entier juste parce qu’on le trouvait bizarre ? Est-ce qu’on l’a déjà pendu parce qu’il avait flirté avec la mauvaise personne ? Combien de fois dans sa vie s’est-il fait traiter de succube ? De renarde, de stryge ? De chienne impudique ? De puterelle malfaisante et vérolée ?
Un point de départ fantastique très simple : tant que quelqu’un aime Louise, elle ne peut pas vieillir, et elle a maintenant six cents ans. Un jeune homme épris d’elle vient pour obtenir une réponse claire sur les raisons qui ont poussé Louise à le laisser tomber du jour au lendemain : parce qu’il est sympathique elle accepte de lui raconter son histoire. Le lecteur trouve ce qu’il est en droit d’attendre : des moments historiques, ou plutôt des époques identifiées avec parfois une référence historique, des leçons d’amour, ou plutôt de séduction, ou plutôt comment rendre un homme fou de désir, des périodes sans rien de particulier, le temps qui passe, le questionnement sur le pourquoi de cette immortalité, la solitude, la tentation de succomber à l’amour, etc. Il s’agit d’une histoire avec une forte pagination qui se lit très facilement. L’artiste se place dans un registre proche de la Ligne Claire : des traits de contours nets et une légère simplification dans les visages et dans la représentation des objets et des décors, par comparaison avec une approche qui aurait été plus photoréaliste. La mise en couleurs déroge quelque peu aux dogmes de la Ligne Claire : elle intègre des variations de nuances pour une même couleur, de discrets ombrages en fonction des sources de lumière, quelques rares effets discrètement expressionnistes. Le lecteur remarque également quelques personnages en ombre chinoise, se faisant écho entre ces séquences, une demi-douzaine de dessins en pleine page.
Le lecteur ressent immédiatement qu’il s’agit de l’œuvre d’un artiste complet : à la fois pour la complémentarité entre les textes et les dessins sans redondances, à la fois pour la personnalité de la narration. En effet l’appartenance à la famille de la Ligne Claire donne une apparence assez jeune aux personnages, de jeunes adultes en tout cas, à l’exception de Martin de la Fôle étant devenu un vieil homme, ou encore d’Eleanore, elle aussi atteinte par l’âge. Dans le même temps, le soin apporté aux tenues vestimentaires et aux décors place la narration visuelle dans un registre adulte, plutôt que tout public, sans voyeurisme graphique pour autant. Au fil des années qui passent, des décennies qui défilent, des siècles qui siècles qui s’accumulent, le personnage principal voit du paysage, à la fois par ses voyages, à la fois par l’évolution de la société aussi bien technologique que sociétale. Une fois bien calé dans son fauteuil dans ce bel appartement parisien aux côtés de Zayn pour écouter Louise, le lecteur voyage lui aussi : au galop dans un champ, dans une maison close parisienne au quinzième siècle y compris lors d’une réception aussi somptueuse que décadente ou dans la plus belle chambre, en Hollande au pied des moulins, dans une cathédrale, dans un grand bal à Venise, sur une scène de théâtre, aux portes de l’université de Samarcande, à la cour de Catherine II. Puis le temps d’une case : à Lhassa, à bord d’un grand voilier militaire, dans la jungle des Indes, au Japon devant le mont Fuji. Etc. L’artiste sait faire voyager le lecteur, sans ostentation, de manière organique et intégrée au récit, servant le déroulement de la vie de l’amourante.
Tout au long du récit, le lecteur relève également un usage à bon escient d’éléments visuels variés. Quelques exemples : trente pages muettes dépourvues de tout texte où les dessins portent toute la narration, cinq dessins en pleine page, un dessin en double page, quelques visuels se répondant (par exemple le passage au pied des moulins qui revient plus tard avec le même cadrage, mais à une autre saison, page cinquante rappelé en page cent-trente-trois), des silhouettes en ombre chinoise, le jeu des couleurs, etc. Il remarque que l’artiste utilise des découpages de page à base de cases rectangulaires bien alignées en bande, avec un nombre variable en fonction de la nature de la scène. Il met en œuvre une direction d’acteurs de type naturaliste, sans exagérer les émotions ou les gestes, sauf lorsqu’ils sont en représentation, littéralement sur une scène de théâtre, ou en phase de séduction en appliquant des techniques. Le lecteur se trouve vite séduit par cette narration visuelle facile à lire, agréable à l’œil, riche en informations sans être indigeste. Une narration douce et substantielle donnant à voir cette vie longue de plusieurs siècles, riche de voyages et de découvertes, avec quelques péripéties, sans se transformer en une suite d’aventures échevelées. Louise elle-même dit qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de personnes célèbres.
L’histoire raconte donc la vie de cette femme qui se découvre un pouvoir extraordinaire : vivre éternellement jeune, sous réserve que quelqu’un soit amoureux d’elle. Elle rencontre Eleanor qui lui explique comment faire pour séduire et éveiller la passion, et les décennies se succèdent les unes aux autres. Le lecteur voit apparaître un thème : l’évolution de la vie amoureuse de Louise. Cela commence par un bon mariage de raison avec un paysan, puis par un veuvage soudain. Dans ce quinzième siècle, elle se retrouve jeune veuve sans le sou et décide de monter à Paris. Dépourvue de ressources, elle se retrouve contrainte à la prostitution dans une maison close, où ses qualités (la maladie n’a pas de prise sur elle, elle ne risque pas de tomber enceinte) en font une professionnelle inégalable. Puis le schéma s’inverse : ayant bénéficié de la tutelle d’une autre amourante, c’est elle qui suscite l’amour chez les hommes, selon sa volonté. Le lecteur assiste alors à une leçon, une technique en cinq étapes : le désir, le mystère, l’obstacle, une pincée d’espoir, la souffrance. L’amour devient ainsi un simple moyen pour parvenir à ses fins. Eleanor le décrit ainsi : Le véritable amour, celui qui fait brûler de désir et mourir de jalousie… L’amour qui brise les amitiés et provoque des guerres, le grand et terrible amour qui se presse dans les cœurs depuis que le monde est monde, ce n’est pas un noble sentiment. Il est chaotique, violent, incontrôlable. C’est une maladie…
L’histoire raconte également une forme d’émancipation : cette femme qui maîtrise son corps, qui séduit les hommes pour les utiliser, qui maîtrise parfaitement la psychologie de la séduction. Une chose importante à retenir, c’est qu’à chaque variété d’homme correspond une approche bien précise. Avec les jeunes, il suffit d’être entreprenante. Les types mûrs, il faut les flatter. Les riches, ne pas avoir l’air impressionné par leur argent. Avec les débauchés, il faut surjouer l’innocence. Avec les chastes, la dépravation. Être directe avec les timides et évasive avec les téméraires. Face à un orgueilleux, le coup de froideur indifférente est la meilleure option. Sauf si on a affaire à un demeuré. Auquel cas mieux vaut passer tout de suite à la technique de la demoiselle en détresse. […] Un être humain également détaché des contingences matérielles pouvant satisfaire sa soif de découvertes, de voyages, de savoir grâce à un temps sans limite. Une personne dans un corps jeune, avec une expérience de plusieurs siècles, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Comme tout être humain, Louise est la recherche du sens à donner à sa vie, à cette existence éternelle, cette vie dont elle a la totale jouissance et la totale responsabilité, dont la seule limite est de devoir s’accommoder des évolutions de la société.
Une simple histoire d’amour, ou d’amoureuse, avec une touche de fantastique ? Tellement plus que ça : une narration visuelle accessible et impeccable, riche et agréable, sympathique et solide. Un récit s’étalant sur plusieurs siècles, mêlant amour, séduction, quelques aventures, et une touche de perversité dans la manière d’instrumentaliser le désir des hommes. Un exercice de pensée sur ce que l’on peut attendre de l’existence, ou ce que l’on peut rechercher dans la vie de telles conditions de vie. Formidable.
Visuellement, dramatiquement, c'est fort, peut-être un peu outré…. Mais contrairement à d'autres, je n'ai rien contre le sacrifice, à la guerre, qui n'est pas une partie de croquet. Si on n'est pas prêt à tuer l'ennemi et à mourir, on n'a rien à faire sur un champ de bataille, et il faut donc se dépêcher de se soumettre au premier envahisseur fronçant le sourcil. La liberté des Grecs et donc la notre a été sauvée par les Spartiates, mais aussi par les Athéniens, dont il me semble forcé qu'ils soient quelque peu minorés, comme l'aurait été un récit vu par un Anglais ou par un Français glorifiant son pays aux dépens du pays depuis longtemps rival. Mais avec la progression de la narration, il se fait une conscience grandissante de l'enjeu de la sauvegarde de la liberté des Grecs. Par contre, les Perses sont montrés de façon caricaturale. Problématique ! L'Histoire, et même ce qui ne prétend pas l'être mais à une certaine tenue, se doit d'éviter ce travers.
Après la question des amis et ennemis, quoi ? L'homosexualité est dénigrée, au mépris de la réalité historique de toutes les cités grecques. Je me demande si c'est par pure homophobie ou aussi parce qu'on ne veut voir que sacrifice et violence dans la guerre, quand on peut aussi y trouver de l'amour, relégué au seul foyer. Il y a certes les valeurs, la liberté et la loi, dont on ne remerciera jamais assez les Grecs de nous les avoir légués avec la science… Par contre, on évacue les ombres comme l'esclavage avec l'imputation que tous les Perses seraient esclaves de leur roi et leurs guerriers menés à coup de fouet, des légendes à laquelle fait pièce un mythe moins connu et plus moderne comme quoi la Perse aurait abolie l'esclavage.
La construction du récit est habile, la mise en page qui y répond ainsi qu'à la violence, parfaite. En somme, cette BD aurait pu être écrite par un Spartiate moderne, si Sparte n'avait laissé les arts et les sciences au reste de la Grèce et singulièrement à Athènes !
L'Incal est une œuvre dont l'inventivité foisonnante et le dessin - Moebius à son meilleur niveau ! - pourraient me suffire. Mais il n'y a pas que ça, c'est une œuvre dont les enjeux sont grands, salut du monde, libération des êtres, la dramatisation parfaite, l'humour discrètement présent, par exemple avec son antihéros dont les dialogues avec l'Incal mais aussi sa mouette à béton ne manquent pas de sel !
On pourrait avoir l'impression d'un manque de structure, mais au contraire, il y aurait presque excès comme ne le cachent pas les titres, Incal lumière, Incal ténèbre, ce qui est en haut, ce qui est en bas…. Structure binaire, en reflet, car "ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", dans la série - pour le reste je ne vais pas me prononcer… Il y a encore le jeu de tarot divinatoire, Solune, est par exemple, le soleil et la lune, la forteresse techno une version perverse de la Maison-Dieu.
Il n'est pas sans intérêt de savoir que Moebius et Jorodosky avaient préparé un storyboard de Dune, ce qui fait qu'à la force des symboles divers que j'ai évoqués plus haut sans parler de ceux qui m'ont forcément échappé, s'ajoute l'armature littéraire d'un texte important de la sf - les suites et les préquels sont moins bons, hélas ! Et il rentre dans l'Incal quelque chose du dynamisme de la préparation à l'image animée qu'est un film. Bref, si vous soupçonnez du mysticisme à tous les coins de page, vous avez raison. Mais il n'est pas requis d'entrer dans autre chose que dans l'émerveillement du récit, seulement de rêver, car "rêver, c'est survivre".
Si les œuvres dérivées de l'Incal ne sont pas mauvaises, elles restent tout de même clairement dispensables.
Batman: Imposter est une plongée sombre et réaliste dans les débuts du Chevalier Noir. Écrit par Mattson Tomlin (coscénariste du film The Batman) et magnifiquement illustré par Andrea Sorrentino, le récit se démarque par son ton cru et psychologique, bien loin des récits de super-héros classiques.
L’histoire imagine un Batman traqué par un imitateur meurtrier, qui compromet l’image déjà fragile du justicier auprès de la police et du public. Cette idée d’un “faux Batman” sert de prétexte à une réflexion profonde sur la frontière entre justice et vengeance, mais aussi sur la solitude et la paranoïa de Bruce Wayne.
Les dessins de Sorrentino sont sublimes : composition éclatée, jeu d’ombres saisissant, et ambiance poisseuse qui rappelle les thrillers néo-noirs. Le coloriste Jordie Bellaire accentue cette atmosphère réaliste avec une palette terne, presque oppressante.
Ce qui frappe, c’est la dimension humaine du récit : Bruce n’est pas un héros infaillible mais un homme brisé, en lutte contre sa propre obsession. Le personnage du Dr. Leslie Thompkins, ici plus présent et lucide que jamais, sert de contrepoint moral à ce Batman au bord du gouffre.
En bref : Batman Imposter est une réussite du Black Label. Une relecture mature et crédible du mythe, idéale pour les fans du film The Batman ou des versions plus terre-à-terre du héros.
C'est une série BD très originale et par sa forme et par son fond.
Dessinée par une dessinatrice reconnue, Jean-Claire Lacroix, qui a été membre-fondateur de la revue 9ème Rêve, à laquelle participaient entre autre François Schuiten et Benoît Sokal, cette œuvre à la fois historique et fantastique captive par son histoire mais aussi par son dessin en vert et noir, particulier mais aussi très lisible.
Avec cette BD, je découvre une autrice dont j'avais jusqu'ici beaucoup entendu parler sans l'avoir jamais lue, à savoir Ursula Le Guin, un illustrateur inconnu au bataillon, ainsi qu'un éditeur que je n'aurais pas soupçonné frayer avec l'univers de la BD : Le Livre de Poche.
Bon, pour ce qui est de l'éditeur, Le Livre de Poche c'est Hachette, et Hachette, c'est la caillasse. Or, la BD ayant actuellement le vent en poupe, il était logique qu'Hachette s'y colle. Toujours est-il que quand on m'a parlé de cette BD, j'ai cru à une blague. Pour tout dire, je cherchais un cadeau à faire et la BD à laquelle je pensais n'étant pas dispo chez mon libraire, j'ai entamé un petit tour des popotes. C'est là que, chez un concurrent, une jeune libraire certaine de son coup m'a sorti le dit-bidule (et non pas le Bidibule !). Le dessin s'est immédiatement incrusté dans ma rétine, et si je ne suis pas reparti avec, j'ai bien pris soin de noter la chose dans mon calepin. Et nous y voilà !
Oui, le dessin, c'est avec le scénario le gros truc de cette BD. Je dis dessin, mais il faudrait peut-être mieux parler de graphisme car il faut bien l'avouer, tout ça sent l'outil informatique. Perso, je n'ai pas trop de problème avec ça, surtout quand c'est bien fait, ce qui est le cas ici. Il se dégage en effet une ambiance tout à fait onirique. Que ce soient les forêts baignées de brume, les nuits sans lune où il s'agit de discerner les contours, le halo des flammes verdâtres ou les tempêtes en pleine mer, tout concourt à l'élaboration d'un univers fort et cohérent. C'est vraiment très chouette et plaisant pour les yeux. S'il fallait pointer un bémol, je dirais que c'est l'expression des personnages qui pâti un peu de l'infographie, mais je n'en suis même pas certain. En tout cas, ça a très bien fonctionné sur moi, et si tout cela devait se révéler n'être qu'une création purement AI-assisted, alors je me suis fais berné, je l'avoue par anticipation.
Le scénario n'est pas en reste. D'abord, je l'ai trouvé très bien équilibré. J'entends par-là qu'il se développe à un rythme constant qui me sied particulièrement. Ca prend son temps, mais ça avance et se dévoile progressivement. On a le sentiment de s'enfoncer dans le monde de Terremer comme dans un bon fauteuil. Les personnages sont bien taillés et échappent au manichéisme. Ils sont souvent en proie à leurs démons intérieurs : envie de revanche, vexations, volonté de puissance, égotisme... Tout cela rend l'histoire haletante car on sent bien qu'ils peuvent basculer à tout moment, et que cette magie ancestrale que les maitres leur enseignent avec une sagesse profonde peut être source d'un grand désordre, porteuse d'une dualité intrinsèque : pas de lumière sans ombre ! Univers riche donc, mais qui ne repose pas nécessairement sur des aventures épiques à rebondissements multiples, plutôt sur un climat, une ambiance, des psychologies. Un truc philosophique quoi ! L'œil a le temps de s'imprégner des illustrations. C'est très bon de ce point de vue.
Là où j'ai plus de réserve, c'est sur les textes que j'ai trouvés parfois un peu maladroits, et globalement mal écrits. C'est très dommageable car ils cassent la fluidité. Peut-être suis-je un peu trop pointilleux... Et d'accord avec Cacal à propos du format du livre, trop petit pour mettre pleinement en valeur les illustrations !
Le sorcier de Terremer reste une BD tout à fait recommandable. Elle m'a en outre donné envie de lire le roman original. Et petite cerise à l'eau de vie sur le gâteau : en menant quelques recherches, j'ai découvert qu'Ursula K. Le Guin était la fille d'Alfred Kroeber, anthropologue américain qui a écrit un livre magnifique qui m'a beaucoup marqué, Ishi : testament du dernier Indien sauvage de l'Amérique du Nord, dont le tire parle de lui-même. Mieux : il a été tiré une série télé de cette histoire !!! C'est très personnel et n'a certes rien à voir avec l'œuvre en elle-même, mais c'est le genre de liens que j'adore faire.
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La Main heureuse
La couverture, très belle, particulièrement réussie, à la forte connotation sexuelle, vous oblige à ouvrir cet album. D'autant qu'il s'agit d'un road-trip de pré-ados qui souhaitent aller voir la Mano Negra à... 100km de de là, et espèrent y aller à deux avec leur petit solex. La lecture est fluide, les dessins très beaux. Un pas de côté discret dans l'histoire semble aborder une histoire douloureuse d'agression sexuelle du personnage ado principal. On y croise aussi des adultes gris, tel un garagiste mélancolique, plein de regrets, ou un chauffeur de bus graveleux. Heureusement au milieu de tout ça, il y a la Mano Negra, avec son énergie positive et solaire.
Ikkyu
Culte ou qui le mériterait ! A rempli le job pour moi, une histoire et des dessins agencés de telle sorte qu'on plonge dedans avec l'idée de revenir. Parfois, on confond des personnages ? Quand bien même, quelle importance, car cela montre le chaos de l'époque, soit une des raisons poussant si fortement au détachement, soit dans un monastère, soit seul au hasard des routes ! De plus, quand j'ai tenu ces bd, je n'ai eu de cesse de les relire. C'est dense, et en même temps, rempli de moments de grâce contemplative, une grâce qui exprime le meilleur du Japon ! Le héros ne serait pas sympatoche ? Eh bien, les êtres en quêtes, par exemple les artistes et les mystiques ne le sont pas toujours : obsédés par leur but et ne prenant pas toujours de gants. En plus, le bouddhisme prône certes la compassion, mais aussi toutes sortes de moyens pour sortir les gens de leurs illusions, et parler de façon énigmatique ou brutale peut en faire partie. Le héros a une sorte de rival pas présenté de façon très flatteuse, mais qui ne manque pas non plus de perspicacité, comprenant bien comment tout ce que rejette le héros peut être utile aux masses de fidèles. Les samouraïs ne sont pas flattés, ce n'est rien de le dire et ça change, le peuple souffre, les aristocrates sont raffinés, eux ne font que ravager ! L'enfant qui subsiste dans le héros ne cesse de regretter d'être séparé de sa mère, et c'est ce qui conserve une humanité secrète mais poignante au héros.
Fantax
Cette série n'a pas été censurée mais Chott l'a arrêtée de lui-même en 1949 par peur d'être censuré. C'est en 1955 que les soucis commencent avec une série de 5 procès contre BIG BILL le Casseur, un cow-boy masqué. Après avoir gagné les 4 premiers procès, Chott perd le dernier en 1961. Ceci met fin à sa maison d'édition. Pour se replonger dans cette série mythique (le numéro 1 a été tiré à 90 000 exemplaires à l'époque), il existe 6 albums regroupant toutes les aventures de FANTAX accompagnées de documents et récits inédits sur la vie de Pierre Mouchot. Et cette année, deux nouveaux albums couleurs sont sortis pour relancer les nouvelles aventures de FANTAX avec ARROYO et MILLET aux crayons et DEPELLEY et MORNET aux stylos. Site : https://fantaxbd.com Pour moi, c'est donc incontournable mais en fouillant vous comprendrez pourquoi... ;)
Silent Jenny
« Silent Jenny » était l’une des BD les plus attendues de cette rentrée. Et sans trop se tromper, on peut affirmer que le résultat est tout à fait à la hauteur des attentes. L’objet en lui-même est déjà impressionnant : un pavé grand format de 311 pages, bénéficiant de la touche haut de gamme du « Label 619 » des éditions Rue de Sèvres. La couverture représentant la monade géante hébergeant le groupe de dissidents de ce road trip SF fait également son petit effet. Il ne s’agit là que de la « vitrine », mais lorsqu’on franchit la porte du magasin, la promesse est tenue, et l’émerveillement opère instantanément. Mathieu Bablet est un démiurge du neuvième art, cela va sans dire. Comme pour ses précédents opus, il a édifié ici un univers avec ses codes et une structure très élaborée. Et bien que l’action se déroule sur une Terre totalement ravagée, le lecteur aurait presque l’impression d’être transporté dans une autre galaxie, même si nombre de détails nous semblent familiers. Et pourtant, non. Il s’agit juste de notre planète en voie d’extinction, asséchée par un soleil brûlant et les diverses pollutions des siècles passés. Avant de poursuivre cet avis, peut-être serait-il utile de rappeler la signification du terme « monade ». Si dans cette histoire, il s’agit de ces mastodontes mécaniques errant à travers des paysages désolés, c’est à la base un concept philosophique, qui signifie étymologiquement « unité », l’unité parfaite qui est le principe absolu, ce qui prend ici tout son sens. Dans le roman de l’écrivain de science-fiction Robert Silverberg, « Les Monades urbaines » sont des tours gigantesques où s’entasse la population. Bref. C’est dans ce contexte cataclysmique que « Jenny la silencieuse » va effectuer des missions pour la Pyrrhocorp, l’entreprise tentaculaire qui contrôle ce qui reste du monde. La jeune femme est obsédée à l’idée de trouver de l’ADN d’abeilles qui permettrait de « repoliniser » le monde, un véritable sacerdoce pour elle, plus instinctif que raisonné. Mais la multinationale, si elle la rémunère pour ses actions, et plutôt mal d’ailleurs, n’est pas une organisation altruiste. Ankylosée par ses propres procédures administratives qui lui ont fait oublier le sens de ces missions, elle se contente de consigner les découvertes des prospecteurs dans d’immenses salles aux murs garnis de tiroirs, sans que l’on sache vraiment si celles-ci seront un jour exploitées. De plus, Jenny prend de très gros risques lors de ses expéditions. Dans sa combinaison usée qui laisse passer l’air vicié, elle doit se rendre sous terre (« l’inframonde ») après s’être miniaturisée, puis affronter les microïdes, des humains ayant échoué dans leur mission après avoir muté en zombies informes en voie de calcification. Mais il en faudrait plus pour dissuader la jeune femme de poursuivre son projet. Et même si elle se révèle une solitaire invétérée, elle reste fidèle à sa tribu de dissidents et ne s’éloigne jamais vraiment de l’itinéraire de la monade dans laquelle elle peut reprendre des forces. Sur cette planète devenue hostile, le danger est partout. La monade ne doit jamais s’arrêter, au risque d’être détruite par les canons de la Pyrrhocorp ou attaquée par les mange-cailloux, des parias cachant leur maladie sous des casques, espérant ainsi gagner les faveurs de la multinationale. On l’aura compris, « Silent Jenny » est une lecture riche et foisonnante, mais bénéficiant d’une narration fluide, même s’il faudra peut-être un peu de temps pour rentrer dedans. Mathieu Bablet prend le temps de poser son histoire, évite les rebondissements faciles et à outrance, et tant pis pour les lecteurs les plus impatients. Mais ici, la réflexion philosophique et l’action parviennent à trouver un point d’équilibre idéal, avec une tension omniprésente tout au long du récit. Les thématiques y sont nombreuses, en résonance avec notre époque. La trame principale du livre porte sur l’insoumission de ces « déserteurs » ayant opté pour le « nomadisme en monades », des monades énormes et passablement déglinguées se déplaçant à l’allure de l’escargot, face à une multinationale qui s’est substituée on ne sait trop comment au pouvoir politique, peu versée dans la démocratie et déterminée à mettre au pas les moutons égarés… En marge de ce duel larvé, il y a ces mange-cailloux, des clodos casqués, maladifs et teigneux. Ils sont à la fois les petits soldats et les idiots utiles d’un pouvoir autoritaire et sans visage, dont le seul but semble être le contrôle pour le contrôle. En s’en prenant au peuple des monades, ils espèrent obtenir de leurs maîtres une reconnaissance plus qu’hypothétique. Dans ce contexte anxiogène, les personnages sont bien campés psychologiquement, et on s’attache à ce petit groupe en résistance, même si on peut regretter une vision unilatérale voire manichéenne des choses, sachant que les personnages des camps adverses (ceux qui vivent sous l’emprise de la corp ou les mange-cailloux) sont réduits à de simples « silhouettes ». Quant à Jenny, la figure centrale, elle nous touche par son action sacrificielle et son sentiment de solitude inconsolable dissimulé sous un scaphandre usé. La jeune femme se burine à chacune de ses missions, la rapprochant un peu plus de la calcification donc de la mort, cette dernière représentée par cette faucheuse qui va la hanter tout au long du récit. Côté dessin, le trait de Mathieu Bablet est toujours très fouillé. On reste abasourdi devant l’abondance de détails et la richesse graphique, avec une bonne part d’onirisme, donnant l’impression que rien n’a été fait par hasard. L’influence d’un certain Moebius semble incontestable, mais un Moebius qui aurait intégré une dose de cyberpunk dans sa boîte à outil. L’imagination fertile de l’auteur fait le reste. Le Cherche-Midi, cette monade rafistolée, telle un Centre Pompidou zadiste à roulettes, est impressionnant, s’imposant comme une image forte, à l’instar du Nostromo dans « Alien ». Pour preuve sa mise à l’honneur en couverture. Quant à la colorisation, très soignée, elle est raccord avec cet univers toxique et calciné, oscillant généralement du rouge ardent au brun oxydé en passant par le vert maladif, tandis que le bleu du ciel, plutôt rare, symbolise principalement l’espoir du renouveau. D’une ambition folle, « Silent Jenny » est une œuvre que certains jugeront peut-être un peu complexe, mais la puissance du propos et la sophistication graphique sont telles qu’elles battent potentiellement en brèche les critiques des plus réticents. Cet album en forme de road trip post-apo n’est assurément pas une balade de santé, mais s’apparenterait plutôt à un pèlerinage hasardeux et difficile sur une route très escarpée, une quête où il n’est pas seulement question de retour aux origines mais de résistance, de résilience et d’humanité. Incontestablement un des albums qui marquera l’année.
L'Amourante
La beauté ?! C’est la plus grande arnaque de la création ! - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Pierre Alexandrine pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-vingt-huit pages de bande dessinée. Au temps présent, un soir à Paris, dans le vingtième arrondissement, non loin du parc des Buttes-Chaumont, Zayn, un jeune homme, se rend dans un bel appartement spacieux et haut de plafond, habité par Louise. Elle accepte qu’il monte chez elle. Elle l’accueille poliment en lui disant qu’elle était en train de s’endormir devant une série. Il est très impressionné par l’appartement. Il finit par indiquer qu’il est venu parce qu’il n’arrête pas de penser à elle depuis la dernière fois, et il voulait savoir s’il y avait la moindre chance que… Elle répond immédiatement : Non. Elle pensait avoir été claire : c’était bien, tous les deux, mais elle préfère qu’ils en restent là. Il lui dit qu’il ne comprend pas : c’est elle qui l’a abordé dans ce bar, qui l’a séduit, qui l’a embrassé, et cette nuit chez lui, il avait cru… Et ses textos à elle, ses déclarations enflammées. Elle ne s’en souvient pas. Il a juste besoin de comprendre pourquoi. Il la supplie. Elle finit par accepter, tout en le prévenant qu’il risque d’avoir du mal à la croire. Elle lâche le morceau : elle a fait en sorte qu’il tombe amoureux d’elle parce que, faute d’amour, elle se met à vieillir. Mais quand on l’aime elle devient éternelle. C’est la stricte vérité : tant que quelqu’un a des sentiments pour elle, elle ne peut pas vieillir. Elle lui montre un tableau dont elle a été le modèle, datant de 1527. Zayn acceptant de l’écouter, Louise continue. Elle a dans les six ans, elle est née au quinzième siècle. Au risque de le décevoir, elle raconte qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de gens célèbres. Jean-Sébastien Bach lui a parlé une fois. Elle a dû croiser Oscar Wilde à deux trois soirées. Elle a bu du porto avec Marlene Dietrich en 1934… C’est tout. Ah, et elle a couché avec Spinoza, excellent amant d’ailleurs. Répondant à une question du jeune homme, elle indique qu’il lui est arrivé quelques bricoles, mais la plupart des trucs qui font mourir les humains sont inefficaces sur elle. Son corps se régénère de façon quasi instantanée. Il n’y a guère que le feu qui puisse la détruire. Elle est née avec ce pouvoir miraculeux, et elle ignore d’où il lui vient. Devant ses yeux, elle se tire une belle dans la poitrine et en ressort indemne. Il comprend qu’elle est une sorte de vampire de l’amour et que la vie a dû être facile pour elle. Cette remarque la fait sortir de ses gonds. IL n’a aucune idée de ce à quoi ressemblait le monde avant son petit vingt-et-unième siècle. A-t-il déjà connu le vrai froid ? Et la faim ? La guerre ? La misère ? La peur ? A-t-il déjà été traqué par un village entier juste parce qu’on le trouvait bizarre ? Est-ce qu’on l’a déjà pendu parce qu’il avait flirté avec la mauvaise personne ? Combien de fois dans sa vie s’est-il fait traiter de succube ? De renarde, de stryge ? De chienne impudique ? De puterelle malfaisante et vérolée ? Un point de départ fantastique très simple : tant que quelqu’un aime Louise, elle ne peut pas vieillir, et elle a maintenant six cents ans. Un jeune homme épris d’elle vient pour obtenir une réponse claire sur les raisons qui ont poussé Louise à le laisser tomber du jour au lendemain : parce qu’il est sympathique elle accepte de lui raconter son histoire. Le lecteur trouve ce qu’il est en droit d’attendre : des moments historiques, ou plutôt des époques identifiées avec parfois une référence historique, des leçons d’amour, ou plutôt de séduction, ou plutôt comment rendre un homme fou de désir, des périodes sans rien de particulier, le temps qui passe, le questionnement sur le pourquoi de cette immortalité, la solitude, la tentation de succomber à l’amour, etc. Il s’agit d’une histoire avec une forte pagination qui se lit très facilement. L’artiste se place dans un registre proche de la Ligne Claire : des traits de contours nets et une légère simplification dans les visages et dans la représentation des objets et des décors, par comparaison avec une approche qui aurait été plus photoréaliste. La mise en couleurs déroge quelque peu aux dogmes de la Ligne Claire : elle intègre des variations de nuances pour une même couleur, de discrets ombrages en fonction des sources de lumière, quelques rares effets discrètement expressionnistes. Le lecteur remarque également quelques personnages en ombre chinoise, se faisant écho entre ces séquences, une demi-douzaine de dessins en pleine page. Le lecteur ressent immédiatement qu’il s’agit de l’œuvre d’un artiste complet : à la fois pour la complémentarité entre les textes et les dessins sans redondances, à la fois pour la personnalité de la narration. En effet l’appartenance à la famille de la Ligne Claire donne une apparence assez jeune aux personnages, de jeunes adultes en tout cas, à l’exception de Martin de la Fôle étant devenu un vieil homme, ou encore d’Eleanore, elle aussi atteinte par l’âge. Dans le même temps, le soin apporté aux tenues vestimentaires et aux décors place la narration visuelle dans un registre adulte, plutôt que tout public, sans voyeurisme graphique pour autant. Au fil des années qui passent, des décennies qui défilent, des siècles qui siècles qui s’accumulent, le personnage principal voit du paysage, à la fois par ses voyages, à la fois par l’évolution de la société aussi bien technologique que sociétale. Une fois bien calé dans son fauteuil dans ce bel appartement parisien aux côtés de Zayn pour écouter Louise, le lecteur voyage lui aussi : au galop dans un champ, dans une maison close parisienne au quinzième siècle y compris lors d’une réception aussi somptueuse que décadente ou dans la plus belle chambre, en Hollande au pied des moulins, dans une cathédrale, dans un grand bal à Venise, sur une scène de théâtre, aux portes de l’université de Samarcande, à la cour de Catherine II. Puis le temps d’une case : à Lhassa, à bord d’un grand voilier militaire, dans la jungle des Indes, au Japon devant le mont Fuji. Etc. L’artiste sait faire voyager le lecteur, sans ostentation, de manière organique et intégrée au récit, servant le déroulement de la vie de l’amourante. Tout au long du récit, le lecteur relève également un usage à bon escient d’éléments visuels variés. Quelques exemples : trente pages muettes dépourvues de tout texte où les dessins portent toute la narration, cinq dessins en pleine page, un dessin en double page, quelques visuels se répondant (par exemple le passage au pied des moulins qui revient plus tard avec le même cadrage, mais à une autre saison, page cinquante rappelé en page cent-trente-trois), des silhouettes en ombre chinoise, le jeu des couleurs, etc. Il remarque que l’artiste utilise des découpages de page à base de cases rectangulaires bien alignées en bande, avec un nombre variable en fonction de la nature de la scène. Il met en œuvre une direction d’acteurs de type naturaliste, sans exagérer les émotions ou les gestes, sauf lorsqu’ils sont en représentation, littéralement sur une scène de théâtre, ou en phase de séduction en appliquant des techniques. Le lecteur se trouve vite séduit par cette narration visuelle facile à lire, agréable à l’œil, riche en informations sans être indigeste. Une narration douce et substantielle donnant à voir cette vie longue de plusieurs siècles, riche de voyages et de découvertes, avec quelques péripéties, sans se transformer en une suite d’aventures échevelées. Louise elle-même dit qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de personnes célèbres. L’histoire raconte donc la vie de cette femme qui se découvre un pouvoir extraordinaire : vivre éternellement jeune, sous réserve que quelqu’un soit amoureux d’elle. Elle rencontre Eleanor qui lui explique comment faire pour séduire et éveiller la passion, et les décennies se succèdent les unes aux autres. Le lecteur voit apparaître un thème : l’évolution de la vie amoureuse de Louise. Cela commence par un bon mariage de raison avec un paysan, puis par un veuvage soudain. Dans ce quinzième siècle, elle se retrouve jeune veuve sans le sou et décide de monter à Paris. Dépourvue de ressources, elle se retrouve contrainte à la prostitution dans une maison close, où ses qualités (la maladie n’a pas de prise sur elle, elle ne risque pas de tomber enceinte) en font une professionnelle inégalable. Puis le schéma s’inverse : ayant bénéficié de la tutelle d’une autre amourante, c’est elle qui suscite l’amour chez les hommes, selon sa volonté. Le lecteur assiste alors à une leçon, une technique en cinq étapes : le désir, le mystère, l’obstacle, une pincée d’espoir, la souffrance. L’amour devient ainsi un simple moyen pour parvenir à ses fins. Eleanor le décrit ainsi : Le véritable amour, celui qui fait brûler de désir et mourir de jalousie… L’amour qui brise les amitiés et provoque des guerres, le grand et terrible amour qui se presse dans les cœurs depuis que le monde est monde, ce n’est pas un noble sentiment. Il est chaotique, violent, incontrôlable. C’est une maladie… L’histoire raconte également une forme d’émancipation : cette femme qui maîtrise son corps, qui séduit les hommes pour les utiliser, qui maîtrise parfaitement la psychologie de la séduction. Une chose importante à retenir, c’est qu’à chaque variété d’homme correspond une approche bien précise. Avec les jeunes, il suffit d’être entreprenante. Les types mûrs, il faut les flatter. Les riches, ne pas avoir l’air impressionné par leur argent. Avec les débauchés, il faut surjouer l’innocence. Avec les chastes, la dépravation. Être directe avec les timides et évasive avec les téméraires. Face à un orgueilleux, le coup de froideur indifférente est la meilleure option. Sauf si on a affaire à un demeuré. Auquel cas mieux vaut passer tout de suite à la technique de la demoiselle en détresse. […] Un être humain également détaché des contingences matérielles pouvant satisfaire sa soif de découvertes, de voyages, de savoir grâce à un temps sans limite. Une personne dans un corps jeune, avec une expérience de plusieurs siècles, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Comme tout être humain, Louise est la recherche du sens à donner à sa vie, à cette existence éternelle, cette vie dont elle a la totale jouissance et la totale responsabilité, dont la seule limite est de devoir s’accommoder des évolutions de la société. Une simple histoire d’amour, ou d’amoureuse, avec une touche de fantastique ? Tellement plus que ça : une narration visuelle accessible et impeccable, riche et agréable, sympathique et solide. Un récit s’étalant sur plusieurs siècles, mêlant amour, séduction, quelques aventures, et une touche de perversité dans la manière d’instrumentaliser le désir des hommes. Un exercice de pensée sur ce que l’on peut attendre de l’existence, ou ce que l’on peut rechercher dans la vie de telles conditions de vie. Formidable.
300
Visuellement, dramatiquement, c'est fort, peut-être un peu outré…. Mais contrairement à d'autres, je n'ai rien contre le sacrifice, à la guerre, qui n'est pas une partie de croquet. Si on n'est pas prêt à tuer l'ennemi et à mourir, on n'a rien à faire sur un champ de bataille, et il faut donc se dépêcher de se soumettre au premier envahisseur fronçant le sourcil. La liberté des Grecs et donc la notre a été sauvée par les Spartiates, mais aussi par les Athéniens, dont il me semble forcé qu'ils soient quelque peu minorés, comme l'aurait été un récit vu par un Anglais ou par un Français glorifiant son pays aux dépens du pays depuis longtemps rival. Mais avec la progression de la narration, il se fait une conscience grandissante de l'enjeu de la sauvegarde de la liberté des Grecs. Par contre, les Perses sont montrés de façon caricaturale. Problématique ! L'Histoire, et même ce qui ne prétend pas l'être mais à une certaine tenue, se doit d'éviter ce travers. Après la question des amis et ennemis, quoi ? L'homosexualité est dénigrée, au mépris de la réalité historique de toutes les cités grecques. Je me demande si c'est par pure homophobie ou aussi parce qu'on ne veut voir que sacrifice et violence dans la guerre, quand on peut aussi y trouver de l'amour, relégué au seul foyer. Il y a certes les valeurs, la liberté et la loi, dont on ne remerciera jamais assez les Grecs de nous les avoir légués avec la science… Par contre, on évacue les ombres comme l'esclavage avec l'imputation que tous les Perses seraient esclaves de leur roi et leurs guerriers menés à coup de fouet, des légendes à laquelle fait pièce un mythe moins connu et plus moderne comme quoi la Perse aurait abolie l'esclavage. La construction du récit est habile, la mise en page qui y répond ainsi qu'à la violence, parfaite. En somme, cette BD aurait pu être écrite par un Spartiate moderne, si Sparte n'avait laissé les arts et les sciences au reste de la Grèce et singulièrement à Athènes !
L'Incal
L'Incal est une œuvre dont l'inventivité foisonnante et le dessin - Moebius à son meilleur niveau ! - pourraient me suffire. Mais il n'y a pas que ça, c'est une œuvre dont les enjeux sont grands, salut du monde, libération des êtres, la dramatisation parfaite, l'humour discrètement présent, par exemple avec son antihéros dont les dialogues avec l'Incal mais aussi sa mouette à béton ne manquent pas de sel ! On pourrait avoir l'impression d'un manque de structure, mais au contraire, il y aurait presque excès comme ne le cachent pas les titres, Incal lumière, Incal ténèbre, ce qui est en haut, ce qui est en bas…. Structure binaire, en reflet, car "ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", dans la série - pour le reste je ne vais pas me prononcer… Il y a encore le jeu de tarot divinatoire, Solune, est par exemple, le soleil et la lune, la forteresse techno une version perverse de la Maison-Dieu. Il n'est pas sans intérêt de savoir que Moebius et Jorodosky avaient préparé un storyboard de Dune, ce qui fait qu'à la force des symboles divers que j'ai évoqués plus haut sans parler de ceux qui m'ont forcément échappé, s'ajoute l'armature littéraire d'un texte important de la sf - les suites et les préquels sont moins bons, hélas ! Et il rentre dans l'Incal quelque chose du dynamisme de la préparation à l'image animée qu'est un film. Bref, si vous soupçonnez du mysticisme à tous les coins de page, vous avez raison. Mais il n'est pas requis d'entrer dans autre chose que dans l'émerveillement du récit, seulement de rêver, car "rêver, c'est survivre". Si les œuvres dérivées de l'Incal ne sont pas mauvaises, elles restent tout de même clairement dispensables.
Batman - Imposter
Batman: Imposter est une plongée sombre et réaliste dans les débuts du Chevalier Noir. Écrit par Mattson Tomlin (coscénariste du film The Batman) et magnifiquement illustré par Andrea Sorrentino, le récit se démarque par son ton cru et psychologique, bien loin des récits de super-héros classiques. L’histoire imagine un Batman traqué par un imitateur meurtrier, qui compromet l’image déjà fragile du justicier auprès de la police et du public. Cette idée d’un “faux Batman” sert de prétexte à une réflexion profonde sur la frontière entre justice et vengeance, mais aussi sur la solitude et la paranoïa de Bruce Wayne. Les dessins de Sorrentino sont sublimes : composition éclatée, jeu d’ombres saisissant, et ambiance poisseuse qui rappelle les thrillers néo-noirs. Le coloriste Jordie Bellaire accentue cette atmosphère réaliste avec une palette terne, presque oppressante. Ce qui frappe, c’est la dimension humaine du récit : Bruce n’est pas un héros infaillible mais un homme brisé, en lutte contre sa propre obsession. Le personnage du Dr. Leslie Thompkins, ici plus présent et lucide que jamais, sert de contrepoint moral à ce Batman au bord du gouffre. En bref : Batman Imposter est une réussite du Black Label. Une relecture mature et crédible du mythe, idéale pour les fans du film The Batman ou des versions plus terre-à-terre du héros.
Banal Canal - Lucien Néons
C'est une série BD très originale et par sa forme et par son fond. Dessinée par une dessinatrice reconnue, Jean-Claire Lacroix, qui a été membre-fondateur de la revue 9ème Rêve, à laquelle participaient entre autre François Schuiten et Benoît Sokal, cette œuvre à la fois historique et fantastique captive par son histoire mais aussi par son dessin en vert et noir, particulier mais aussi très lisible.
Terremer
Avec cette BD, je découvre une autrice dont j'avais jusqu'ici beaucoup entendu parler sans l'avoir jamais lue, à savoir Ursula Le Guin, un illustrateur inconnu au bataillon, ainsi qu'un éditeur que je n'aurais pas soupçonné frayer avec l'univers de la BD : Le Livre de Poche. Bon, pour ce qui est de l'éditeur, Le Livre de Poche c'est Hachette, et Hachette, c'est la caillasse. Or, la BD ayant actuellement le vent en poupe, il était logique qu'Hachette s'y colle. Toujours est-il que quand on m'a parlé de cette BD, j'ai cru à une blague. Pour tout dire, je cherchais un cadeau à faire et la BD à laquelle je pensais n'étant pas dispo chez mon libraire, j'ai entamé un petit tour des popotes. C'est là que, chez un concurrent, une jeune libraire certaine de son coup m'a sorti le dit-bidule (et non pas le Bidibule !). Le dessin s'est immédiatement incrusté dans ma rétine, et si je ne suis pas reparti avec, j'ai bien pris soin de noter la chose dans mon calepin. Et nous y voilà ! Oui, le dessin, c'est avec le scénario le gros truc de cette BD. Je dis dessin, mais il faudrait peut-être mieux parler de graphisme car il faut bien l'avouer, tout ça sent l'outil informatique. Perso, je n'ai pas trop de problème avec ça, surtout quand c'est bien fait, ce qui est le cas ici. Il se dégage en effet une ambiance tout à fait onirique. Que ce soient les forêts baignées de brume, les nuits sans lune où il s'agit de discerner les contours, le halo des flammes verdâtres ou les tempêtes en pleine mer, tout concourt à l'élaboration d'un univers fort et cohérent. C'est vraiment très chouette et plaisant pour les yeux. S'il fallait pointer un bémol, je dirais que c'est l'expression des personnages qui pâti un peu de l'infographie, mais je n'en suis même pas certain. En tout cas, ça a très bien fonctionné sur moi, et si tout cela devait se révéler n'être qu'une création purement AI-assisted, alors je me suis fais berné, je l'avoue par anticipation. Le scénario n'est pas en reste. D'abord, je l'ai trouvé très bien équilibré. J'entends par-là qu'il se développe à un rythme constant qui me sied particulièrement. Ca prend son temps, mais ça avance et se dévoile progressivement. On a le sentiment de s'enfoncer dans le monde de Terremer comme dans un bon fauteuil. Les personnages sont bien taillés et échappent au manichéisme. Ils sont souvent en proie à leurs démons intérieurs : envie de revanche, vexations, volonté de puissance, égotisme... Tout cela rend l'histoire haletante car on sent bien qu'ils peuvent basculer à tout moment, et que cette magie ancestrale que les maitres leur enseignent avec une sagesse profonde peut être source d'un grand désordre, porteuse d'une dualité intrinsèque : pas de lumière sans ombre ! Univers riche donc, mais qui ne repose pas nécessairement sur des aventures épiques à rebondissements multiples, plutôt sur un climat, une ambiance, des psychologies. Un truc philosophique quoi ! L'œil a le temps de s'imprégner des illustrations. C'est très bon de ce point de vue. Là où j'ai plus de réserve, c'est sur les textes que j'ai trouvés parfois un peu maladroits, et globalement mal écrits. C'est très dommageable car ils cassent la fluidité. Peut-être suis-je un peu trop pointilleux... Et d'accord avec Cacal à propos du format du livre, trop petit pour mettre pleinement en valeur les illustrations ! Le sorcier de Terremer reste une BD tout à fait recommandable. Elle m'a en outre donné envie de lire le roman original. Et petite cerise à l'eau de vie sur le gâteau : en menant quelques recherches, j'ai découvert qu'Ursula K. Le Guin était la fille d'Alfred Kroeber, anthropologue américain qui a écrit un livre magnifique qui m'a beaucoup marqué, Ishi : testament du dernier Indien sauvage de l'Amérique du Nord, dont le tire parle de lui-même. Mieux : il a été tiré une série télé de cette histoire !!! C'est très personnel et n'a certes rien à voir avec l'œuvre en elle-même, mais c'est le genre de liens que j'adore faire.