Les derniers avis (52 avis)

Couverture de la série Le Grizzli
Le Grizzli

Ma lecture remonte à quelques mois déjà, la BD ayant déjà les faveurs du site, je ne m’étais pas pressé de l’aviser. D’autant que mon avis rejoindra la majorité, un album franchement pas mal, on va dire un 3,5 arrondi au sup’. Un bon moment de lecture. J’aime bien le duo Audiard/Lautner mais je n’en suis pas non plus un inconditionnel. En tout cas, Matz s’en inspire grandement et tend à leur rendre un bel hommage à travers son intrigue, ses personnages et bien sûr ses dialogues. Cette partie est agréable mais un peu sans surprises, classique et solide j’ai envie de dire. Par contre, j’ai vraiment bien aimé la proposition de Fred Simon, un auteur qui ne m’avait jamais réellement interpellé, mais les années 60 lui vont comme un gant. Design, décors, ambiances … tout est là pour une chouette balade vintage. Ses couleurs sont vraiment réussies, mention spéciale. Mais (bah oui un petit mais au passage, histoire de se démarquer ^^), je ne trépigne pas pour une suite éventuelle. Je préférerai que ça reste à l’état de one-shot pour garder cette bonne vibe, qui à mes yeux, perdrait en force en série.

18/04/2024 (modifier)
Par gruizzli
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Tout est possible mais rien n'est sûr
Tout est possible mais rien n'est sûr

Il est assez rare qu'une lecture parvienne à m'émouvoir. M'amuser, me distraire, m'énerver, me porter, me toucher, oui. M'émouvoir, c'est plus difficile. Parce que je suis un garçon et qu'on m'a appris à ne rien laisser paraitre, surtout. Et pourtant, de temps en temps, une lecture me touche et m'émeut. Lorsque le volume est reposé, j'ai une larme au coin de l’œil et je sens que quelque chose à remué en moi. Un écho à ma propre vie, qui agite mes émotions. Cette lecture fait partie de celles-ci. Je connaissais déjà Lucille Gomez à travers les blogs-bd où elle postait des dessins, et j'avais noté son trait en personnage filiforme, avec un usage de la couleur qui m'avait déjà tapé dans l’œil et une absence de case comme pour être plus libre. J'avais apprécié plusieurs de ses BD et c'est un vrai plaisir de pouvoir lire à nouveau quelque chose de sa main. Mais là, c'est vraiment l'histoire qui m'a pris au tripes. Et c'est parce que, pour une fois, j'ai été porté par le récit qui m'a fait clairement écho à ma propre vie. J'ai déjà reproché à des BD de faire, selon moi, un portait de jeunesse dans lequel je ne me reconnaissais pas du tout et surtout qui me semblait trop superficielles dans leurs traitements (Génération Y ou Ce que font les gens normaux notamment). Là, ça n'a pas du tout été le cas. Sans doute parce que je suis plus proche de ces milieux là, des questionnements présents dans la BD ou simplement parce qu'elle m'a semblé plus pertinente, mais Lucille Gomez fait, à travers son personnage, une synthèse diablement efficace de la jeunesse. C'est des artistes en devenir sans travail, un monde de l'emploi catastrophique pour les nouveaux arrivants, des considérations sur l'écologie et le capitalisme, la question de nos positions dans ce monde (entre volontés et réalités), la portée de nos convictions, les idéaux, le patriarcat ... C'est riche, dense (près de 200 planches tout de même) et surtout riche de réponses. La BD exploite beaucoup de procédés que j'ai trouvé très bon. Déjà les doubles pages, présentes plusieurs fois dans la BD, des idées de mises en scène par le découpage (je pense aux cases à la fenêtre qui enferment le personnage habituellement libre) ou encore l'utilisation du chat. C'était un procédé couramment utilisé dans les blogs-bd pour pouvoir faire une discussion (Frantico, Gally ou Lucille Gomez s'en servaient) mais je le trouve très bien utilisé ici. Cette voix intérieure, mélange de conscience, de reste d'éducation parentale et de nos peurs, qui revient nous hanter et nous parler régulièrement. La narration exploite aussi les bulles, disposées parfois de façon peu conventionnelles, et le dessin, avec cet ami qui semble flou dans son corps et sa voix, décoloré pour montrer son décalage avec le monde autour de lui. Je pourrais parler longuement de ce qui m'a plu ici : les débats et les questionnements, les attaques contre ce monde détesté, les remarques entendus en tant que jeune, les coups durs de la vie pour te rappeler ta place, les moments tendres, drôles, durs. C'est une plongée dans l'enfer de ce que peut être la jeunesse pleine d'espoir qui sort de diplômes et découvre le capitalisme, le libéralisme et le chômage. Bienvenu dans la réalité, prenez un siège ... Et pourtant, Lucille Gomez fait une histoire au final presque heureux, même s'il n'est clairement pas le Happy End qu'on attendrait. Plein d'espoirs, plus que plein de joie, il m'a tiré une larme parce qu'il incarne parfaitement ce qu'on doit garder en tête après toute cette noirceur. Et rien que pour ça, j'ai trouvé la BD extraordinaire. Il y a quelques passages de poésie dans les dialogues qui m'ont particulièrement touchés. C'est une BD que je vais garder précieusement. Parce qu'elle me rappelle des gens, des situations, parce qu'elle est juste dans ce qu'elle montre et ce qu'elle dénonce, mais aussi qu'elle laisse place à l'espoir. Un espoir qui est ce qu'il reste, en fin de compte. L'avenir est encore à nous, même s'il s'annonce sombre. Et j'aime beaucoup la tendresse qui se dégage de cette BD. Je ne m'attendais pas à grand chose, j'ai été époustouflé par ce récit. L'autrice à fait preuve d'une grande maitrise dans la narration pour donner cette synthèse réussie. A mon sens, c'est une excellente BD.

18/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Global Frequency
Global Frequency

Une association civile désamorce des crises extraordinaires. - Ce tome comprend les 12 épisodes de cette maxisérie, initialement parus en 2002/2004, tous écrits par Warren Ellis (auparavant regroupés en 2 tomes). - - Planet ablaze (épisodes (1 à 6) - Dans notre monde, il survient des situations qui requièrent l'intervention de spécialistes. L'organisation dénommée Global Frequency compte 1.001 membres (le mille et unième est recruté dans le premier épisode). Elle est gérée par une femme qui se fait appeler Miranda Zero. Les interventions des uns et des autres sont coordonnées par Aleph (une jeune femme) qui utilise un centre de communications haute technologie. Lorsqu'une situation se déclenche, Miranda Zero choisit ses agents parmi les 1.001, en fonction de leurs compétences et de leur proximité éventuelle au site de la situation. Global Frequency intervient face à des menaces surnaturelles ou qui dépassent les capacités de la police, de l'armée ou d'autres services de secours. Les intervenants peuvent être sur le terrain, ou des consultants dont l'expertise est relayée par Aleph. Chaque épisode constitue une mission distincte. Dans ce tome, Global Frequency (GF en abrégé) intervient pour limiter les dégâts occasionnés par un homme manifestant des pouvoirs parapsychiques destructeurs issu d'expériences menées par l'ex-URSS, mettre un terme à l'existence d'un homme bionique, limiter l'expansion d'un mème d'origine extraterrestre, mettre fin à une prise d'otages dans un immeuble de bureaux, comprendre l'apparition d'un ange en Norvège, et éviter la propagation d'une souche vivace du virus Ébola à Londres. Warren Ellis utilise un format classique qui évoque la série Mission : impossible (une équipe de spécialistes pour une mission que personne d'autre ne peut mener à bien), sauf que les membres de l'équipe change à chaque fois (mis à part Miranda Zero et Aleph). La trame reste identique d'épisode en épisode : Global Frequency arrive sur place, enquête et analyse et agit pour mettre un terme à la menace. C'est donc tout à l'honneur d'Ellis de réussir à développer autant d'histoires prenantes qu'il y a d'épisodes. Pour commencer, Ellis insuffle une bonne dose d'anticipation avec sa perspicacité coutumière. Sa variation sur Steve Austin ne se contente pas de plagier le concept, elle comprend également quelques réflexions sur les contraintes induites par ces améliorations bioniques. L'utilisation du concept de mème (élément culturel reconnaissable, répliqué et transmis) s'avère largement supérieur à ce qu'en avait fait Grant Morrison dans Marvel Boy. Le lecteur retrouve donc un Warren Ellis en pleine forme qui prouve sa maîtrise de cette forme d'histoire racontée en 1 épisode, avec des concepts qui ne se réduisent pas à des clichés. On retrouve quand même une fois ou deux le tic d'Ellis à insérer des éléments gratuits juste pour faire genre (l'agent de GF appelé chez lui de nuit qui porte une combinaison sadomaso en latex). Le lecteur retrouve également sa capacité extraordinaire à atteindre l'équilibre parfait entre les scènes d'action et les dialogues exposant l'intrigue. Pour renforcer l'unicité de chaque mission, chaque épisode est illustré par un dessinateur différent. Gary Leach utilise un style plutôt photoréaliste, sans être encombré. Il met en scène une course poursuite de voitures très convaincante. Glenn Fabry (encré par Liam Sharp) installe l'équipe de GF dans un laboratoire souterrain convaincant et il donne une forme imposante et terrifiante à l'homme bionique, complétant parfaitement le scénario. Steve Dillon emmène les illustrations vers un style réaliste, mais plus dépouillé. Il maîtrise mieux ses raccourcis graphiques que d'habitude, même si le lecteur a l'impression déconcertante de se retrouver dans les pages de la série Preacher, car ce dessinateur est l'artiste d'un seul style. Roy Allan Martinez dessine des cases très sèches qui évoquent à la fois Frank Quitely (en plus dur) et John Cassaday. Les manifestations surnaturelles en Norvège sont conjurées par Jon J. Muth qui a recours à des dessins encrés. Sa capacité à évoquer un arbre en 4 traits relève aussi du surnaturel, même s'il est un peu en dessous de ce qu'il avait pour un épisode de The Wake. Le tome se termine avec un épisode illustré par David Lloyd (l'illustrateur de V for Vendetta) qui met en images une courses contre la montre sur les toits de Londres, façon Yamakasi (ou Parkour). Il a un peu allégé ses à-plats de noir, ce qui rend les acrobaties plus légères, mais l'histoire un peu moins dense. Chacun de ses artistes appartient à la catégorie supérieure du métier et leurs illustrations ne sont pas simplement fonctionnelles. Warren Ellis et son aréopage d'illustrateurs de renom délivrent 6 histoires denses mêlant action et anticipation pour un résultat dynamique et intelligent. Aucun doute, je passe au tome suivant. - - Detonation Radio (épisodes 7 à 12) - Ces aventures reprennent le même dispositif que dans le premier tome : une organisation civile de 1.001 personnes appelée Golbal Frequency (GF en abrégé) qui intervient pour régler des situations extraordinaires que les autorités normales ne savent pas gérer. Le lecteur retrouve les 2 personnages qui servent d'ancre à la série (Miranda Zero qui dirige GF, et Aleph l'opératrice qui assure le lien entre les membres de l'organisation). Il découvre également de nouveaux agents de GF au fil des missions. Dans ce tome, GF intervient pour protéger des hauts dignitaires des services secrets anglais, allemands et russes. Puis Miranda Zero est détenue en otage par des individus souhaitant démanteler GF. Ensuite un agent assez particulier est contraint par Aleph à reprendre du service pour évacuer un hôpital pratiquant des traitements expérimentaux. Je vous laisse la surprise des 3 autres histoires. Le premier tome regorgeait de concepts surnaturels et de science-fiction passés à la moulinette créatrice de Warren Ellis. La question qui se pose tout naturellement est de savoir si ce scénariste est capable de maintenir un tel jaillissement d'idées sur le deuxième tome. Réponse : les doigts dans le nez. Encore une fois, chaque histoire tient en 1 épisode, sans autre lien avec les autres que le principe même des interventions de GF. Ce type d'écriture exige une concision rigoureuse (chaque page est comptée) et des concepts forts rapidement expliqués. Warren Ellis excelle dans cet exercice. Alors bien sûr, chaque lecteur aura ses histoires préférées et celles qui lui parlent moins. Sur les 6 présentes ici, il y en a 2 qui m'ont moins intéressé : une que j'ai trouvée un peu facile et une autre où le concept (la force par la douleur) ne m'a pas convaincu. Pour le reste, Ellis se déchaîne avec les risques biologiques liés une technologie toujours plus complexe et puissante, toujours difficile à maîtriser, mais avec des risques augmentant exponentiellement. Il a recours à quelques concepts qui font appel à des notions de physiques qui me dépassent. Ce qui est plus inattendu et très savoureux, c'est qu'il trouve l'espace nécessaire pour développer plusieurs personnages dont Aleph et Miranda Zero. L'attitude de cette dernière face à son kidnappeur apparaît parfaitement cohérente avec la fonction qu'elle occupe tout en prenant le lecteur par surprise. Comme dans le premier tome, chacun des épisodes est illustré par une personne différente. Simon Bisley fait un travail honnête avec une belle case de tête qui explose, et un agent menaçant avec une hache ; pour le reste c'est efficace et maîtrisé comme l'exige le découpage au millimètre du scénario. Chris Sprouse illustre la séquestration de Miranda Zero. Il a légèrement densifié son encrage par rapport aux aventures de Tom Strong et le résultat est d'une fluidité exceptionnelle. Le personnage de Miranda devient aussi séduisant que dangereux, les scènes d'action sont crédibles et tous les agents qui participent aux recherches disposent d'une identité visuelle spécifique. Lee Bermejo illustre le troisième épisode dans son style aisément reconnaissable utilisé pour Joker et Lex Luthor. Il s'agit d'un style très réaliste qui transcrit avec détails les horreurs que découvre l'agent dans l'hôpital. Tomm Coker porte la lourde responsabilité de mettre en images une longue scène de combat de 17 pages. Il construit des cases avec une forte densité d'à-plats de noir. Le résultat plonge le lecteur dans des locaux relativement confinés, en mettant en valeur les coups et les blessures. Ce dernier élément est atteint en dosant savamment les détails montrés et ceux sous-entendus dans ces zones noires. Il s'acquitte bien de sa tâche, même si ce scénario m'a paru un peu moins dense. L'épisode consacré à Aleph est illustré par Jason Pearson, plus connu pour son mariage entre des éléments cartoony et une violence sèche, comme dans Body Bags ou Wade Wilson's War. Pour cet épisode, il a eu la présence d'esprit de gommer toutes les touches cartoony afin d'accentuer le réalisme de ses illustrations. Le résultat est très efficace qu'il s'agisse des scènes d'actions ou des scènes de dialogue. Cette adaptation de son style lui permet de s'intégrer sans dénoter parmi le reste des dessinateurs. Le tome se termine sur un épisode magnifique illustré par Gene Ha, surtout connu pour sa collaboration avec Alan Moore dans Top Ten. Il dessine des cases de toute beauté. Gene Ha est le seul à oser illustrer le scénario compact de Warren Ellis, sans rien sacrifier d'une ambition visuelle. Son savoir-faire lui permet de faire honneur au scénario en lui laissant le premier rôle, tout en réalisant une mise en scène inoubliable. Aucun des 11 autres dessinateurs (en prenant en compte le premier tome) n'a su aussi bien transcrire l'atmosphère visuelle des interventions d'Aleph. Chaque scène bénéficie de son camaïeu de couleurs propres, de ses détails de décors qui les rendent crédibles, de ses personnages qui s'impriment dans la rétine. C'est magnifique et Ellis est sommet de son art car il aborde un thème qui lui est cher : l'espace. Avec l'aide d'illustrateurs expérimentés et doués, Warren Ellis entraîne son lecteur dans une suite de missions originales à haut risque, avec à chaque fois une dimension sociale ou politique de bon niveau. Qui plus est, Ellis transpose admirablement bien la notion de réseau développé sur la base des nouvelles technologies de l'information et de la communication, en bandes dessinées.

18/04/2024 (modifier)
Par Spooky
Note: 4/5
Couverture de la série La Route
La Route

La lecture du roman de Cormac Mc Carthy m'avait longuement marqué, il y a une dizaine d'années de cela. J'avais vu par la suite l'adaptation en film, avec un Viggo Mortensen comme souvent bluffant d'intensité et de présence. L'adaptation en BD par Larcenet semble procéder d'une certaine logique : parce que le monsieur a montré qu'il pouvait écrire et illustrer des histoires où il laisse éclater sa colère, son désespoir. La Route s'inscrit dans cette logique, j'ai rarement lu quelque chose d'aussi noir. Larcenet nous propose donc un road-movie en BD où les paroles sont rares, où les décors témoignent d'une fin du monde imminente, inéluctable. Les personnages se fondent dans une brume polluée permanente, ils errent comme des fantômes à la recherche d'un semblant de subsistance et de substance. Il n'y a pas de place pour l'espoir, même si le père essaie d'en fournir à son fils. Mais on sent bien, très vite, que c'est peine perdue. L'innocence du petit est un leurre. Un choc.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Moonshadow
Moonshadow

Confronter ses convictions à la réalité - Ce tome comprend les 12 épisodes de la maxisérie parue de 1985 à 1987, ainsi que "Farewell, Moonshadow" paru en 1997. Moonshadow, un vieil homme (plus de cent ans) écrit ses mémoires et s'adresse parfois directement au lecteur. Il s'intéresse plus précisément à ce qui lui est arrivé après ses 15 ans, jusqu'à ses 17 ans. Il est le fruit de l'union de Sheila Fay Bernbaum et d'un représentant de la race extraterrestre de G'I Doses (des sortes de sphères lumineuses dont les actes sont totalement arbitraires). Cette race collectionne les spécimens des espèces vivant dans l'univers et les rassemble dans un zoo où chaque individu a droit à son dôme. Pour son quinzième anniversaire, son père l'expulse du zoo en compagnie d'Ira (un humanoïde couvert de poils comme un ours en peluche avec un cigare aux lèvres, un chapeau melon et une bonne dose de cynisme), de Sunflower (sa mère, une hippie de 1968) et de Frodo (un chat nommé en hommage au Seigneur des Anneaux de Tolkien). Moonshadow raconte les différentes expériences qui lui ont permis de confronter sa vision romantique de l'existence à la réalité. le lecteur découvre avec lui un vaisseau où une extraterrestre est proche de l'accouchement, il découvre les membres de la famille Unkshuss, il assiste à un enterrement. Moonshadow raconte comment il a été amené à voler l'Oeuf de Dieu, comment il a été enrôlé dans une guerre, comment il a été fait prisonnier, comment il a découvert la sexualité, etc. Ce tome se clôt avec "Farewell, Moonshadow" dont l'action se situe 20 ans après et qui apporte au lecteur quelques compléments sur la vie de Moonshadow devenu adulte. En 1980, Marvel Comics tente de capter le lectorat de la version américaine de "Métal Hurlant" en publiant un magazine appelé "Epic illustrated". Puis ils éditent des comics dont les créateurs restent propriétaires des droits de leur série. "Moonshadow" fait partie de la deuxième vague desdites séries Epic. JM DeMatteis a déjà une belle carrière de scénariste de superhéros derrière lui. Mais "Moonshadow" n'a rien à voir avec le superhéros, ou avec quoi que ce soit d'autre qui se fait à l'époque. le texte commence par une citation d'un texte de William Blake. DeMatteis met en exergue à chaque début d'épisode (sauf le douzième) un extrait d'un ouvrage qui a marqué sa vie ; défilent ainsi des textes de L. Frank Baum (Magicien d'Oz), Tolkien, Percy Shelley, James Matthew Barrie (Peter Pan), Robert Louis Stevenson, Dostoïevski, Keats, Henry Miller et Samuel Beckett. Toutefois, si Moonshadow souligne par 3 fois l'importance de la lecture dans sa vie, il ne s'agit pas d'un récit sur les romans, ou du moins il n'est possible de qualifier cette composante de principale. Moonshadow a développé une vision idiosyncrasique de la vie à partir de ses lectures romantiques et comme tous les adolescents il découvre que la vie recèle bien des niveaux de complexités qu'il ne soupçonnait pas. Mais là encore il n'est pas possible de limiter cette histoire à un récit initiatique de l'adolescence, même si le Moonshadow âgé explique qu'il raconte son Éveil (journey to awakening). du début à la fin, DeMatteis détaille les péripéties pétries de science-fiction de son héros qui voyage dans l'espace et qui croise des races extraterrestres et extraordinaires. Cependant toutes ces tribulations constituent autant d'occasion pour le héros de s'interroger sur le sens qu'il donne à la réalité (DeMatteis invente 2 ouvrages, l'un développant la thèse de la création de l'univers par un Dieu, l'autre la thèse du hasard et du "c'est comme ça"). Mais cet ouvrage n'est pas non plus réductible à une quête métaphysique ou à un récit d'anticipation. Il est évident qu'il s'agit également d'un récit intimiste et d'une forme décalée d'introspection (le décalage est imputable à la part importante des aventures et d'une forme douce de dérision). Cette histoire comprend de nombreux éléments qui semblent de nature autobiographique (en particulier les références à Brooklyn), sauf que DeMatteis n'a jamais voyagé à bord d'un vaisseau spatial. "Moonshadow" n'a rien à voir non plus avec les formes traditionnelles de comics. Chaque page se présente effectivement sous la forme de plusieurs cases assurant une narration séquentielle (à part "Farewell, Moonshadow" qui est composé pour les 2 tiers d'une page de texte en vis-à-vis d'une illustration pleine page). Mais la nature des textes fait que la moitié des cases s'apparente à une illustration avec un texte accompagnateur, le plus souvent le flux de pensées du héros, ou des constations du narrateur (Moonshadow âgé de plus de 100 ans). "Moonshadow" détient également le titre de premier comics entièrement peint. À part pour 3 numéros où il a été aidé par Kent Williams et George Pratt, Jon J. Muth a illustré l'ensemble de cette histoire à l'aquarelle. Au-delà de l'anecdote, Muth prend 3 ou 4 épisodes avant de trouver le bon équilibre entre ce qu'il montre et ce qu'il évoque. Au début il se repose trop sur de l'encrage traditionnel (délimitation des formes par un trait foncé). Dès qu'il a trouvé le bon équilibre, ses aquarelles suggèrent des espaces où l'imagination du lecteur peut se déployer sans contrainte. Sa capacité à évoquer une forme, un objet ou un visage par une simple tâche relève du surnaturel. Une grosse tâche blanche et c'est la barbe de Moonshadow vieux qui resplendit en pleine lumière, un grand à-plat de vert et un autre de bleu et le lecteur se retrouve dans une vaste prairie dont l'herbe ondoie sous le vent léger, quelques tâches roses pales et des corps féminins surgissent du blanc de la page dont il émane une sensualité et un érotisme d'autant plus irrésistibles qu'ils suggèrent au lieu de montrer, etc. Bien sûr, certains passages sont plus réussis que d'autres. Bien sûr le mélange des genres devient parfois plus déconcertant que signifiant. Mais je n'ai jamais rien lu de pareil et la forme comme le fond continuent de m'enchanter comme un conte pour adulte, plein de merveilleux et de poésie, sans mièvrerie. J'ai eu du mal à quitter Moonshadow après plus de 460 pages et il n'est pas près de me quitter. Après ce coup de maître, JM DeMatteis a continué avec les superhéros, mais aussi avec des récits métaphysiques (Blood, avec Kent Williams), ou dédié à son quartier d'origine (Brooklyn Dreams), ou même à un superhéros dont l'évolution suit celle de l'industrie des comics et de l'histoire des États-Unis (Life and Times of Savior 28). Jon J. Muth a réalisé un autre comics sous une forme inattendue (une adaptation de M de Fritz Lang) et des histoires pour enfants magnifiques (Les trois questions &La soupe aux cailloux).

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Blood
Blood

Dans l'inconscient collectif - Il s'agit d'une histoire complète indépendante de toute autre, initialement paru en quatre parties en 1987, en VO. L'histoire s'ouvre sur un dialogue de 2 pages, sous forme de texte, avec un bandeau de cases en haut de page, sa déroulant sur la double page, et un autre en bas de page. Un roi alité à l'article de la mort, mais toujours bien accroché à la vie, est visité par un esprit féminin qui lui raconte l'histoire de Blood. Son histoire commence avec la mer qui se transforme en sang, et la dérive d'un berceau sur un fleuve où il est récupéré par une femme nue qui adopte le nouveau né le ramène chez elle malgré la réprobation de sa mère. L'enfant grandit et la grand-mère indique qu'il est temps pour lui de partir. Il est confié aux bons soins d'un monastère qui veille à son éducation de manière stricte. Au bout d'un temps indéterminé, Blood quitte le monastère, ayant refusé de succéder à son responsable, s'enfuit en ballon et finit par s'écraser dans une vallée où des miséreux font la queue pour bénéficier des attentions d'un sage. Ce résumé est factuellement exact, et complètement trompeur. La lecture de "Blood" est une expérience comparable à peu d'autres. John-Marc DeMatteis est un scénariste qui a débuté avec les superhéros Marvel (La dernière chasse de Kraven) et DC (Justice League International en anglais), avant d'écrire les siens propres (Life and Times of Savior 28 en anglais). Parallèlement à ce parcours classique dans les comics, il a eu la chance de pouvoir écrire des récits sortant du moule habituel. Grâce à la branche adulte de Marvel (Epic Comics), il a écrit le récit initiatique de Moonshadow (avec de magnifiques aquarelles de Jon J. Muth, en anglais). Pour l'une des branches adultes de DC Comics (Paradox Press), il a écrit une bande dessinée autobiographique de sa jeunesse Brooklyn Dreams (illustrations de Glenn Barr). Et il a souvent intégré à ses histoires des réflexions sur la création littéraire, mais aussi sur la spiritualité (Seekers into the Mystery, en anglais). "Blood" est le récit indépendant qui a suivi Moonshadow. Ce dernier prenait la forme d'un roman de science-fiction mâtiné de récit initiatique d'un adolescent, et de recherche du sens de la vie. S'il comprenait des passages plus réflexifs, le lecteur pouvait se raccrocher à la trame du récit sans se sentir perdu. Au contraire "Blood" favorise les sensations et l'expérience mystique. le récit devient secondaire, il n'est plus que le support d'un voyage spirituel et parfois psychanalytique. C'est à dire que le lecteur suit bien les pérégrinations d'un personnage principal appelé Blood, les différentes séquences s'inscrivent dans une suite chronologique et elles sont reliées entre elles par des liens de causalité discernables. Mais dès le départ, le dispositif narratif, celui de l'histoire dans l'histoire, indique au lecteur que ces séquences sont autant de métaphores et d'allégories de la vie psychique. DeMatteis a donc l'ambition de mettre en bandes dessinées la soif spirituelle de l'être humain. Cette BD réussit le pari de montrer cette soif de la spiritualité, plus par les images que par le texte. DeMatteis laisse les illustrations porter les 2 tiers de la narration. Kent Williams dispose d'une grande liberté pour représenter des concepts liés à la vie de l'esprit, à sa soif de compréhension, à son besoin d'absolu. La première fois que j'ai lu cette histoire, je n'y ai rien compris, la seconde non plus. Pris littéralement ce récit est une suite de scènes disjointes défiant la logique. Une lecture premier degré ne permet pas de comprendre l'inclusion d'une vie de bureau pour Blood dans la deuxième partie. Prise à part, cette scène évoque l'aliénation de l'individu dans la vie moderne. Insérée dans la narration globale, le lecteur se demande ce qu'elle vient faire là. Remise dans son contexte, elle montre par les images que le reste du récit doit se comprendre comme la vie intérieure de Blood, par opposition à la vie quotidienne. Il faut donc aborder cet ouvrage avec un autre point de vue, sachant que DeMatteis ne donne pas de clef d'interprétation, il livre le récit comme un bloc, charge au lecteur de déterminer ce qu'il peut en faire. Pour pouvoir en saisir la substance, il faut donc lire, regarder, observer, déchiffrer et interpréter les images. Kent Williams réalise ses illustrations principalement à l'aquarelle, avec parfois de l'encrage pour délimiter le contour des formes. Il développe à la fois des narrations séquentielles (suite de case montrant un mouvement, ou mettant en rapport 2 actions, une action et une réaction, etc.), et des images pleine page. La fonction des images est à la fois de montrer des actions, mais surtout de développer des ambiances, de faire ressentir des sensations. de temps à autre, une scène exige une représentation réaliste, ce que Williams accomplit sans difficulté. La majeure partie du temps il doit montrer les sentiments et les sensations éprouvés par les personnages. le lecteur contemple donc des individus à la morphologie plus ou moins détaillée, évoluant souvent nus dans des camaïeux de couleurs sombres et délavées. Ce mode de rendu met en avant la représentation de l'individu et la manière dont son état émotionnel colore la réalité qui l'entoure. Passé la double page de dialogue, le lecteur est donc confronté à 6 cases figurant le sang et sa viscosité. À l'évidence il s'agit du sang comme symbole du fluide de la vie, mais aussi comme évocation des menstruations, et Blood naît de cette mer de sang, directement dans son panier en osier porté par les flots. Cette nouvelle image renvoie aux premiers jours de Moïse. Pourtant Blood ne devient jamais une figure messianique. le sens de cette métaphore m'a échappé. L'apprentissage de Blood au monastère s'achève sur le meurtre de son mentor et de la personne qui l'a accueilli à son arrivée. Il est facile de percevoir dans ces images le meurtre du père, une notion psychanalytique de base. Pour entrer dans l'âge adulte, Blood doit détruire l'image de toute puissance de ses parents, afin de construire sa propre vie, avec ses propres valeurs. Dans le passage suivant, Blood arrive dans une vallée peuplée de personnes souffrantes, une vallée de larmes. Il rencontre cet individu accomplissant les fonctions de gourou pour cette communauté. Cet homme porte un rond sur le front et au cours de la séquence, il se trouve une image de crâne avec un rond sur le front. Ça se complique. En fait il n'y a pas d'explication du symbole, il n'y a pas d'indication sur son sens. Il faut attendre les chapitres suivants pour voir le motif du crâne réapparaître dans d'autres circonstances, et rester attentif au déroulement du récit pour percevoir le motif de cycle, et donc de cercle. le titre du premier chapitre apporte un indice : "Uroborous". Il s'agit d'une variante orthographique de l'Ouroboros, l'image du serpent qui se mord la queue. John-Marc DeMatteis et Kent Williams racontent une histoire un peu hermétique qui repose sur des symboles à l'interprétation délicate. Ce n'est qu'au gré d'autres lectures que j'ai pu faire le rapprochement avec la notion de symbole développée par Carl Gustav Jung. Les symboles utilisés par les auteurs ont effectivement la fonction de matérialiser des sensations ou des concepts indicibles ; ils leur permettent d'évoquer des expériences spirituelles ineffables. L'objet de "Blood" est de parler d'expérience mystique, de faire appel à des archétypes de l'inconscient collectif. de ce point de vue, il devient évident que la pensée de DeMatteis a été façonnée par les théories de Jung. D'ailleurs, les autres ouvrages personnels de DeMatteis montrent également qu'il est fortement influencé par la pensée orientale et hindoue où il est possible également de reconnaître des archétypes psychologiques. DeMatteis et Williams proposent au lecteur un voyage plus spirituel que mystique dans l'inconscient collectif. Il s'agit d'une expérience spirituelle honnête qui n'impose pas la vision des auteurs, mais qui la présente. À l'instar du personnage principal qui est en quête de sens dans la vie, le lecteur se met en quête de sens dans les symboles charriés par le récit. Cette bande dessinée ne présentera d'intérêt pour le lecteur qu'à la condition que ce dernier soit sensible à ces questionnements.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Silverfish
Silverfish

Silverfish - Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2007. Il a été écrit, dessiné et encré par David Lapham. Il s'agit d'un récit en noir & blanc, les tons de gris ont été réalisés par Don Ramos. L'histoire commence par une scène bizarre. D'étranges poissons à la bouche de piranha munis de flagelles nagent pour s'attaquer au cerveau d'un individu qui chantonne pour lui-même, tout en assassinant une femme avec un couteau. 3 ans plus tard, le 22 décembre 1988, Mia Fleming s'amuse au tir au pistolet dans une fête foraine fermée pour l'hiver, en compagnie de sa copine Vonnie Cray. Elles terminent leur virée dans un centre commercial pour acheter un bikini riquiqui. Pour noël, Ray (le père de Mia, veuf) lui offre un bijou avec la photographie de sa mère, ainsi qu'une robe de princesse pour Stacey, sa soeur asthmatique. Mia offre le maillot minuscule à Suzanne, la nouvelle compagne de son père qu'elle ne supporte pas. Suzanne et Ray partent quelques jours dans un chalet en pleine forêt. Avant le départ, Mia subtilise le carnet d'adresses de Suzanne à qui elle ne fait pas confiance. Pendant l'absence du couple, elle appelle différentes personnes sur le carnet (avec l'aide de Scott, le copain de Vonnie). En tâtonnant ils finissent par tomber sur un certain Daniel qui est très intéressé de revoir Colleen, le nom sous lequel il connaît Suzanne. La scène de prologue ne laisse planer aucun doute sur la nature du récit : un meurtre atroce commis sous le coup de la colère. Il s'agit bien d'un thriller et le lecteur sait dès le départ que Mia et sa copine risquent gros à farfouiller à l'aveugle dans le passé de Suzanne. Il sait également que Suzanne a des choses à cacher, sans en connaître l'étendue, sans idée de sa dangerosité. Il y a également l'artifice narratif un peu grossier de la jeune sœur fragile du fait de sa dépendance aux aérosols. Mais Lapham ne l'utilise pas comme le lecteur pourrait s'y attendre. Il commence par montrer comment les grands adolescents (Mia, Vonnie, Scott, et 2 copains) s'amusent avec le répertoire d'adresses (et de téléphones) pour essayer de trouver une trace du passé du Suzanne. Il ne les dépeint pas comme des enquêteurs chevronnés, mais comme des individus aux motivations diverses. Mia a la conviction chevillée au corps que Suzanne cache un lourd secret, le sous-entendu de la narration étant une jalousie et une rancœur dirigée contre la nouvelle femme qui accapare l'attention de son père et qui occupe la place de sa mère défunte. Lapham n'expose pas lourdement ce ressort psychologique, il montre les sentiments et les réactions de Mia, laissant le lecteur en faire l'interprétation. Les copains de Mia participent à sa recherche, mais pour eux il ne s'agit que d'un jeu, une occupation vaguement transgressive procurant un frisson. Et encore, ils ne sont pas tous investis de la même manière, et pas tout à fait pour les mêmes raisons. Avec un point de départ solide, Lapham met en scène des personnages différenciés, aux comportements motivés par des caractères différents. Lapham introduit les éléments de preuve à charge petit à petit, faisant monter progressivement la tension. Il intercale des scènes du passé, avec parcimonie, et avec un sens du rythme impressionnant. Comme dans les meilleurs thrillers, le lecteur découvre petit à petit les crimes, les comportements dangereux. Ce qui a commencé comme un défi inquisiteur provoque des conséquences inattendues, évolue vers des confrontations à haut risque, des jeux du chat et de la souris, entre individus inconscients de ce qu'ils mettent à jour, et imposteurs ayant beaucoup à perdre, prêts à commettre des actes désespérés. David Lapham dessine de manière descriptive, avec un petit degré de simplification par rapport à une photographie, ce qui rend les images plus rapidement lisibles. Cette simplification n'est pas synonyme d'une approche enfantine de la description. Tout du long du récit, le lecteur peut apprécier les détails qui rendent palpable l'environnement, les personnages et les actions. Ainsi la palissade de bois aux planches de guingois, la mouette et la silhouette au loin d'un grand huit positionne le lecteur en bord de mer, hors saison, avec un vent frais. L'intérieur du magasin de vêtements comporte des présentoirs avec des vêtements sur cintre, des clientes en train de regarder (seule la pente de l'escalator semble un peu raide). le chalet est superbe, entouré d'arbres dénudés par l'hiver. L'aménagement de la cuisine des Fleming est fonctionnel et atteste de revenus modestes. Lapham utilise des accessoires en nombre suffisant pour donner une personnalité à chaque endroit, même si quelques aménagements de pièces semblent avoir été réalisés un peu rapidement. Il n'est donc pas dans le détail et la précision, mais plus dans l'efficacité professionnelle. Par exemple, il représentera avec exactitude une fiche de téléphone pour qu'elle soit immédiatement reconnaissable ; par contre il ne s'attardera pas sur la texture du bois d'une table. Cette volonté d'avoir des images rapidement lisibles ne nuit pas à leur qualité. Chaque personnage est aisément identifiable, et les expressions des visages sont diverses et variées. Par contre elle participe au rythme de la lecture. L'enjeu pour Lapham est que le lecteur soit tenu en haleine par l'intrigue, le suspens, l'inquiétude grandissante pour les personnages et la certitude que tout peut arriver, que chaque situation peut déraper et basculer dans la violence. Son approche graphique lui permet également de conserver une forme d'urgence et de mouvements dans les dessins. Ainsi les vagues de la mer sont grossièrement esquissées, mais elles transcrivent bien leur clapot. Au fur et à mesure, les images et le séquençage de chaque scène (nombre de pages, nature de l'action, insert de retour en arrière) manipulent le lecteur, lui imposant le rythme de lecture, lui donnant les points de vue de différents personnages, en jouant sur le temps, la concomitance réelle ou artificielle, pour mieux l'entortiller dans ce récit dont les personnages foncent droit vers la confrontation hasardeuse. Avec cette histoire, David Lapham n'a d'autre ambition que de raconter un thriller efficace, et il le fait bien. Sa maîtrise du découpage et de la construction narrative lui permettent d'agripper le lecteur qui ne peut plus lâcher ce tome, comme un thriller dans un autre média (livre ou cinéma). Sans recourir à des émotions tire-larme faciles (pas d'abus de l'asthme de Stacey qui finalement ne fait qu'attirer l'attention du lecteur sur la fragilité de la vie), la mécanique de Lapham s'avère rigoureuse et bien huilée, ne laissant aucune chance au lecteur qui termine le récit à bout de souffle.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Système
Le Système

Des actions plus parlantes que des mots - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en 1996, sous la forme d'une minisérie de 3 épisodes publiés par Vertigo. Cette histoire est écrite, dessinée et mise en couleurs par Peter Kuper qui a réalisé toutes les cases au pochoir. À New York, un monsieur en costume avec un catogan entre dans un club de stripteaseuses. Une fois son numéro fini, celle sur scène se rend dans les loges et se change. Elle sort dans la rue, allume une clope et achète un journal. Elle descend dans le métro où elle se fait sauvagement poignarder par un assaillant dont l'identité demeure masquée. La rame de métro continue son chemin et passe devant l'appartement de l'inspecteur de police McGuffin, qui picole pour oublier une bavure qu'il a commise et qui a coûté la vie à garçon innocent. Un pigeon passe devant sa fenêtre, et son vol l'amène au dessus d'un équipage de benne de collecte des ordures ménagères, qui passe devant un SDF, etc. Dans la page d'introduction, Peter Kuper se demande encore comment il a pu avoir le courage (ou l'inconscience) de réaliser autant de cases au pochoir, en découpant autant de surfaces. Cette histoire d'environ 80 pages est singulière à bien des points de vue. Pour commencer, Peter Kuper est un artiste qui est également coéditeur du magazine de bandes dessinées World War 3 Illustrated (1979-2014). Ensuite, il a réalisé cette histoire avec un mode de représentation qui défie l'entendement. Au-delà du caractère contraignant de cette façon de réaliser les images, le résultat marque l'imagination. Il ressort comme un mélange d'art de la rue (graffitis sophistiqués figuratifs), et de dessins réalisés aux crayons de couleurs. Loin de ressembler à des compositions abstraites ou anémiques, ces dessins regorgent de détails qui établissent une continuité resserrée, par le biais de leitmotivs visuels (objets ou personnages). Cette histoire est également singulière dans la mesure où elle est dépourvue de tout texte (il n'y a que quelques manchettes de journal et quelques enseignes qui comprennent des caractères alphabétiques formant des mots). Peter compose des pages et des séquences d'une grande intelligence. D'un coté, la densité d'informations visuelles contenues dans chaque page conduit à une lecture mesurée, dépassant largement la demi-heure pour la totalité de l'ouvrage. de l'autre, le savant dosage de Kuper fait que le lecteur n'a pas l'impression de peiner à assimiler toutes les informations contenues dans chaque case. Lorsque cela s'avère nécessaire, il n'hésite pas à répéter ces informations visuelles pour que le lecteur distrait ne perde pas le fil (par exemple le rappel des marques Syco et Maxxon). Au départ, le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre. Il se concentre donc sur chaque dessin pour être sûr de ne pas rater une information qui pourrait avoir une importance dans une séquence suivante. Ainsi dans la première case, il relève l'affiche sur la personne disparue s'appelant Betty Russell, le message défilant relatif aux 2 candidats pour l'élection à venir, le SDF en premier plan à gauche de l'image, le taxi qui passe, et la moitié de médaillon représentant le symbole du Système. L'absence de texte confère un caractère ludique à la lecture, une sorte de puzzle visuel que le lecteur doit recomposer, au fur et à mesure qu'il se produit des associations visuelles entre 2 éléments. Dès la deuxième page, le lecteur a repéré le fil conducteur : à chaque fin de séquence, il y a un élément visuel qui fait le lien avec la suivante. Il peut s'agir d'un personnage qui passe par le même endroit que le personnage central de la séquence en cours, ou d'un motif visuel récurrent (le rectangle d'une bouche de métro). Ainsi, le lecteur découvre les différents personnages récurrents qui offrent autant de point de vue sur la vie dans la cité, et sur les activités professionnelles : la stripteaseuse, l'inspecteur de police, le dealer de rue, le SDF, le graffeur, le prédicateur, le monsieur qui rend visite à son ami hospitalisé, le flic corrompu, le chauffeur de taxi pakistanais, l'agent de change, la chanteuse dans le métro, etc. À nouveau les dessins font des merveilles pour que chaque personnage soit immédiatement identifiable, sans doute possible. Même si aucun personnage ne parle, leurs actes en disent long sur la société qu'ils incarnent : trafic d'influence en tout genre, vente de charmes féminins, trafic de drogue, intimidation au nom de la religion, dégradation de l'habitat urbain au nom de l'art éphémère, corruption, violence urbaine, etc. Peter Kuper réussit avec maestria à relier tous ces thèmes au travers des différents personnages, avec une facilité impressionnante. Malgré ces thèmes sombres, "The system" n'est pas un récit noir et désespéré. Kuper les contrebalance avec des moments ordinaires de la vie, et même certains moments de joie. le récit perd un peu de sa force narrative quand Kuper s'appuie sur des stéréotypes spectaculaires (de type attentat à la bombe) qui semblent exagérés dans la veine réaliste du récit. Cela reste un défaut mineur par rapport à l'ampleur du récit, et la réussite spectaculaire de cette narration sans paroles. de temps à autre, Kuper s'autorise à s'échapper à bon escient de cet environnement urbain pour des visions magnifiques, dont une de la savane et une autre du vol autonome d'un être humain). La lecture de "The System" plonge le lecteur dans un quotidien très urbain, où il devient participatif, obligé d'exprimer en son for intérieur ce qui est montré. Cela induit un degré d'implication plus important que pour une lecture normale, mais sur un mode plus ludique que contraint. Kuper utilise une narration chorale parfaitement maîtrisée qui fait émerger les liens qui existent entre individus, sous formes de conséquences, d'ondes se propageant à la surface de la société.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Can't get no (satisfaction)
Can't get no (satisfaction)

Détour libre - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. le récit est paru d'un seul tenant sans prépublication. La première édition date de 2006. Il s'agit de l'œuvre de Rick Veitch, scénario, dessins et encrage. Cette bande dessinée est en noir & blanc et se présente sous un format à l'italienne. Il comprend environ 340 pages de bandes dessinées. Dans une belle demeure, avec vue sur l'océan, Chad Roe vient de se lever, laissant son lit défait, au pied du tableau le philosophe en méditation (ou Intérieur avec Tobie et Anne) peint en 1632 par Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606- 1669). Il est en train de farfouiller dans l'armoire à pharmacie à la recherche de ses médicaments contre l'anxiété. Il remplit son gobelet d'eau et avale la gélule. Il s'asperge le visage d'eau et se regarde dans la glace, le visage défait de l'eau qui s'égoutte comme s'il pleurait. Il reprend deux autres gélules et s'habille. Il n'oublie pas de fixer deux marqueurs indélébiles (Etern-O-Mark) dans la pochette de sa chemise. Il descend avec sa mallette à la main et passe par la cuisine. Son épouse est déjà en train de papoter par internet, et elle ne se tourne même pas pour lui dire au revoir, ni même pour faire mine d'avoir remarqué sa présence. Il sort dehors pour monter dans sa voiture, tout en profitant de la belle vue de Manhattan de l'autre côté du fleuve. Il conduit sa voiture jusqu'au bac pour aller dans l'île de Manhattan. Alors que le bateau s'apprête à accoster, il peut voir une énorme affiche vantant le caractère permanent du marqueur qu'il a dans sa pochette. Il débarque au volant de sa voiture et rend jusqu'à un parking souterrain dont les murs sont maculés de graffitis réalisés au marqueur, à coup sûr de la même marque Etern-O-Mark. Il prend l'ascenseur et parvient au siège social de la marque de ces feutres indélébiles. Il est visible par son comportement qu'il en est le président directeur général. Il donne son avis sur une nouvelle affiche : la Joconde affublée d'une moustache en arabesque, tracée au marqueur. Cette présentation est interrompue par sa secrétaire qui lui dit de regarder les nouvelles sur internet : la ville de New York a rejoint l'association de propriétaires qui portent plainte contre son entreprise l'accusant d'être responsable de la recrudescence des graffitis. Dans le même temps, un flux de pensée court en parallèle. Alors qu'il s'ouvre, l'œil pourrait reculer. Craignant la tentation du fruit le plus bas sur l'arbre de la connaissance. Mieux vaut fixer droit devant soi, avec une grimace figée artificielle qui est en phase avec sa position désignée sur le totem de la vie. Se faire plaisir dans un vide caverneux qui sépare les objets brillants oscillants du désir, de la froide nécropole où l'esprit réside. Regarde tes mains, elles agrippent une arme, comme tous les autres conscrits, avançant épaule contre épaule en traversant le front. Alors là : objet bédéique non identifié. C'est à la fois très simple et très compliqué. Rick Veitch est un auteur de comics qui a entamé sa vie professionnelle dans la première moitié des années 1970, qui a régulièrement travaillé avec Alan Moore, avec Stephen R. Bissette. Il a un peu travaillé pour DC et pour Marvel, et produit de nombreux oeuvres indépendantes, soit en auteur complet, soit en tant que scénariste. Il est entre autres l'auteur d'une série de comics de rêve, et d'une analyse spirituelle, historique et philosophique du mythe du superhéros avec Maximortal. C'est très simple : ce créateur raconte une tranche de la vie d'un brillant chef d'entreprise, confronté à la ruine par une déclaration d'action en justice, qui va se consoler en buvant plus que de raison, et deux femmes artistes en profitent pour l'inviter chez elle et tracer des courbes sur tout son corps avec un marqueur indélébile, un de ceux qu'il avait dans la pochette de sa chemise. Il s'en suit un périple étrange alors qu'il se retrouve parmi les individus en marge de la société, ou juste des individus banals, voyageant dans des endroits normaux, ou en également en marge des routes les plus fréquentées. L'artiste réalise des dessins descriptifs et réalistes, avec un bon niveau de détails. Ses pages, tout juste plus grandes qu'un demi-format comics, contiennent souvent 3 cases, parfois 2 très rarement 4 ou 5. Il se cantonne la majeure partie du temps à des cases rectangulaires, soit juxtaposées, soit en insert. Sporadiquement, il peut utiliser une case en trapèze, plus rarement une case arrondie, régulièrement des cases en insert. Il reste dans une narration visuelle très traditionnelle, avec des personnages normaux, aux morphologies réalistes et variées, avec des environnements nettement décrits. Il alterne des traits un peu rigides pour les éléments industriels, les bâtiments et les objets, avec des traits plus souples pour les corps humains et les vêtements. Le lecteur se rend vite compte que les images racontent une histoire sans parole, très facile à suivre, sans lien immédiat avec le texte qui court dans les cartouches. La narration visuelle est d'une clarté irréprochable, quelle que soit la nature de la scène ou le lien d'une case à la suivante. L'artiste représente tout avec une évidence et un naturel élégant, que ce soient les individus croisés ou côtoyés par Chad Roe, ou les situations ordinaires ou inattendues. Cette narration visuelle muette ne relève pas d'un registre intellectuel : elle mêle le factuel au sensoriel et à l'émotionnel avec une facilité confondante, générant une empathie irrépressible chez le lecteur quel que soit le jugement qu'il peut porter sur le personnage principal. Il ressent de plein fouet le choc vécu par Chad Roe lorsqu'il voit l'avion percuter une tour du World Trade Center, son désarroi mêlé d'angoisse, son soulagement à retrouver des personnes qu'il connaît, etc. Ses errements se succèdent à un rythme posé, avec des événements allant du plus banal (prendre un café avec quelqu'un rencontré sur la route) au vaguement surréaliste (se retrouver au beau milieu d'une fête nocturne). L'histoire de ce personnage aurait pu se suffire à elle-même dans cette forme de bane dessinée muette, mais il y a des cartouches de texte… Pour un lecteur de bande dessinée chevronné, c'est un réflexe conditionné : il lit soit d'abord l'image, puis les textes, soit l'inverse, procédant ainsi une case après l'autre. Il remarque vite un jeu d'écho entre le texte et les images. le fruit le plus accessible répond au fait que Chad se calme en piochant direct dans l'armoire à pharmacie, la solution de facilité pour calmer son angoisse. le vide caverneux semble être une image de son vide émotionnel en voyant que sa femme ne prête aucune attention à lui. La mention des mains agrippant une arme est apposée sur une case où Chad a les mains sur son volant : le lien est direct, même si le lecteur ne saisit pas très bien en quoi son volant, ou par extension sa voiture peut être une arme. Mais très vite, le lecteur ressent une difficulté à effectuer ainsi sa lecture. le lien de cause à effet d'une image à l'autre est soit celui de la temporalité, soit celui de la causalité, immédiate dans les 2 cas. le lien entre deux brefs cartouches de texte est soit la suite d'une phrase, soit un lien thématique, ou une association d'idées, une métaphore filée, une question posée suivie d'une autre similaire, ou d'une réponse prenant des détours. Une même idée peut-être ainsi développée sur plusieurs pages d'affilée, alors que la narration visuelle va changer deux ou trois fois de scènes, d'action. Très vite l'esprit se trouve confronté à un effet dissociatif qui rend très difficile, voire impossible de suivre les deux logiques simultanément. En outre, parfois le lien entre une case et un cartouche est immédiat, parfois non. Par la force des choses, le lecteur suit prioritairement l'histoire racontée par les images, parce que c'est plus facile, que le flux de pensée qui n'est pas décousu mais qui fonctionne parfois sur des associations libres, une sorte de poésie en prose, de réflexion au fil de l'eau sur des aspects de l'existence à forte teneur en spiritualité, teintée de religion. de temps à autre, une phrase ou une bribe de phrase entre en résonnance parfaite avec l'image, et le lecteur se surprend à reprendre le texte sur 2 ou 3 pages en arrière pour savoir comment il en est arrivé là, comment le flux de pensée se retrouve en phase avec l'instant présent du personnage. L'association texte & images se fait de manière déstabilisante, différente du processus ordinaire d'une bande dessinée, nécessitant une certaine souplesse de la part du lecteur, l'acceptation de ne pas tout suivre de manière linéaire en ce qui concerne le texte qui pourtant n'a rien d'une divagation improvisée. C'est une expérience de lecture singulière, impossible à transcrire. Ainsi l'auteur évoque les caractéristiques de l'existence dans un langage fleuri nourri par des métaphores plus ou moins directes, faisant que le lecteur se dit que l'impression produite est juste, même si l'image est très éloignée de ce qu'elle évoque. le personnage fait l'expérience d'avoir tout perdu : son statut social, son épouse trophée, son confort matériel, et d'interagir avec des êtres humains auquel il n'aurait jamais jeté un regard en temps normal, encore moins adressé la parole. Il se retrouve terrassé par l'angoisse, tout en constatant qu'elle est chimérique comparée à la catastrophe inimaginable de l'attentat terroriste du 11 septembre, de la vague de racisme haineux attisé par une peur irrationnelle de l'étranger. Il se retrouve dans un parc d'animation à se promener entre des bustes géants des présidents des États-Unis, comme une confrontation inusuelle avec certaines facettes du mythe américain. C'est riche de résonnances inattendues, de rapprochements d'idées aussi saugrenus qu'évidents. Il est des bandes dessinées qui défient les codes narratifs normaux, les conventions tenues comme immuables. Celle-ci figure en très bonne place dans cette famille, une expérience de lecture à nulle autre pareille, à la fois histoire premier degré d'un homme dont la réussite sociale vole en éclat en une journée et qui reprend contact avec le commun des mortels et sa vie banale, à la fois une réflexion au gré du vent sur la nature de la vie humaine.

17/04/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série The Maximortal
The Maximortal

De l’œuf et de la poule - Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute autre. Toutefois une connaissance préalable de Superman et de ses créateurs Joe Shuster (1914-1992) & Jerry Siegel (1914-1996) permet de mieux comprendre le propos de l'auteur. Il comprend les 7 épisodes de la minisérie, initialement publiés en 1992/1993, écrits, dessinés et encrés par Rick Veitch. Cette superbe édition est en couleurs, le coloriste étant Sam Parsons. Elle s'achève avec une postface de Rick Veitch de 11 pages développant deux thèmes du récit : la manière dont l'industrie des comics a traité Siegel & Shuster, et Superman comme incarnation du concept du surhomme développé par Friedrich Nietzsche. Le premier juillet 1908, dans la région de Toungouska, en Sibérie Centrale d'ans l'empire russe, un trappeur cosaque chevauche son cheval, avec un cheval de bât en remorque, pénétrant dans une zone dévastée, avec un cratère encore fumant. Il passe devant un cadavre d'ours déjà attaqué par des insectes. Il avance dans une zone où la roche semble avoir été comme vitrifiée. Il descend de cheval en arrivant devant une carcasse de mammouth dont l'une des cuisses a été mise à rôtir sur une broche géante. Il en découpe un minuscule morceau qu'il savoure immédiatement. Il entend comme un bruit derrière lui et se retourne : ses deux chevaux sont couchés au sol, morts. Il prend refuge derrière des rochers, sans se rendre compte qu'une entité humanoïde femelle descend du ciel derrière lui. Des rayons sortent de ses yeux, brûlant vêtements, poils et cheveux. L'entité sourit, dispose du trappeur comme elle l'entend puis va accoucher dans la rivière. Elle crée une sorte d'œuf en faisant fondre la roche, pour y abriter le nouveau-né et le lance loin dans le ciel. Cette opération terminée, l'entité est devenue un géant de sexe mâle. le trappeur se redresse sur son séant en le regardant partir dans le ciel, tout ça sans avoir prononcé un seul mot, un seul son. 06 janvier 1918, au lieu-dit Visitation une zone désertique au Nouveau Mexique, George Winston est en train de chercher de l'or en tamisant les roches qu'il a taillé avec sa pioche, pendant que sa femme Meryl attend dans son véhicule à plateau motorisé qu'il est en train de charger avec les caissettes de minerai. Il constate qu'il n'a trouvé aucun métal précieux, depuis deux ans qu'il prospecte sur son terrain. Sa femme lui dit que leur chance va bientôt tourner, car l'ange lui a dit : ils vont bientôt devenir une famille. Son mari se moque d'elle car elle a toujours refusé toute relation charnelle. Elle évoque l'immaculée conception de la Vierge Marie. Une météorite laisse une trace dans le ciel : en fait il s'agit d'un morceau de roche qui s'écrase non loin de là. George monte dans son véhicule, démarre et se dirige vers le point d'impact. Ils y découvrent comme un œuf géant, avec un jeune garçon qui en sort, pour aussitôt se rendormir. Meryl l'adopte incontinent. Ils le ramènent chez où il reprend conscience et fait preuve d'une force herculéenne. Sans faire exprès, il traverse un mur en bois de la maison, puis il mord un doigt de George le sectionnant net. Il se rendort en approchant du camion. Puis il se réveille à nouveau, s'installe sur les épaules de George et l'oblige à marcher vers le désert. 07 janvier 1918, dans une faille géologique au Nouveau Mexique, le trappeur s'enfonce dans une grotte peuplée de chauve-souris. Il est en plein trip sous mescaline. Dans un premier temps, le lecteur peut se dire que l'auteur ne s'est pas foulé : une reprise à l'identique des origines de Superman, mélangée à l'histoire de ses deux créateurs, pour une dénonciation des pratiques du métier, avec des dessins dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contours un peu gras. D'un autre côté, en 1992-1994, la mise en abîme de la création des superhéros constituait encore un genre peu exploré. C'est vrai qu'à la lecture, on peut voir un ressenti un peu bizarre : certains éléments visuels contiennent une forme d'exagération outrée : l'entité féminine avec des attributs extraordinairement développés que ce soit sa poitrine, ou sa musculature, les expressions de visage traduisant des émotions intenses de situation de stress avec des grosses gouttes de sueur, des cases avec des bordures en polygone irrégulier, quelques touches gore bien sales, quelques cases avec du texte à côté, quelques cases avec de la nudité frontale. Pour un lecteur habitué aux comics de superhéros DC ou Marvel, il y a une phase d'adaptation à la narration visuelle qui n'est ni aseptisée, ni normalisée. Dans un deuxième temps, le lecteur peut se dire que c'est quand même trop bizarre : la scène d'introduction de 11 pages sans phylactère ni cartouche de texte, Meryl Winston persuadée qu'un ange lui parle et en tout cas elle a connaissance d'événements qui vont survenir, l'individu appelé El Guano (la fiente, la déjection) qui se baigne dans une mare de déjection de chauve-souris, le jeune Wesley qui arrache la tête des êtres humains et les collectionne, les problèmes digestifs de Jerry Spiegal, le vomi de l'acteur Byron Reeves sur l'actrice qui lui donne la réplique, le regard halluciné de True-Man quand il utilise ses rayons oculaires. Rick Veitch introduit un décalage par rapport à l'ordinaire, dans à peu près tout, à commencer par ces noms Jerry Spiegal (scénariste) & Joe Schumacher (dessinateur), en lieu et place de Jerry Siegel & Joe Shuster, les créateurs de Superman. Cette étrangeté peut même rebuter le lecteur, comme si le mode d'expression et même le mode de pensée de l'auteur comportaient trop d'idiosyncrasies, soit parce qu'il ne fait pas d'effort pour se conformer à raconter de manière classique, soit parce que ce qu'il raconte est trop différent des schémas de pensées habituels. Après quelques dizaines de pages, le lecteur éprouve la sensation que le récit est même un peu décousu, dans un troisième temps. Certes, True-Man est un personnage central autour duquel tout le reste s'articule, mais tout le reste comprend aussi bien une référence directe à l'événement de la Toungouska (30/06/1908), un chercheur d'or, qu'un individu défoncé à la mescaline, l'un des premiers tests civils du parachute, la dernière journée de Sherlock Holmes, le développement de la bombe atomique et son test sur le site de Los Alamos au Nouveau Mexique, des vers de terre sortant de la tête d'un homme vivant, par ses orbites, son nez, sa bouche, ses oreilles. Ça ne part pas dans tous les sens, mais il y a beaucoup d'éléments hétéroclites. Dans un quatrième temps, le lecteur s'aperçoit qu'en fait ce récit est très fort. En fonction de sa familiarité avec Superman et de son degré d'investissement dans le personnage. Il parvient à un moment du récit où il se dit que c'est exactement ça. Cela peut survenir assez tôt quand Wesley Winston est hors de contrôle, pique une colère et son usage incontrôlé de sa force occasionne des destructions de grande ampleur : c'est une évidence car un enfant en colère ne se maîtrise pas et avec la force de Superman ça ne peut que devenir mortel. Cela peut survenir plus tard quand Siegel & Shuster prennent conscience que leur création rapporte des centaines de milliers de dollars à l'employeur dont ils ne voient pas la couleur, ou encore quand une séquence se déroule à South Downs dans le Sussex, le 17 juin 1924. Il s'agit du dernier jour de Sherlock Holmes et il assiste à l'apparition de True-Man dans son rucher. le lecteur comprend que True-Man cause la mort du détective : un personnage de fiction d'un type nouveau vient de supplanter un personnage de fiction plus ancien. C'est l'avènement d'une nouvelle ère, d'un nouveau modèle de héros, d'un surhomme. Cette scène s'avère très intense car Rick Veitch représente les décors avec minutie, avec une reconstitution historique de bonne facture, et un Sherlock Holmes aussi intense qu'on peut l'imaginer. Ce niveau de compréhension est accessible à tous les lecteurs, ainsi que le concept de personnage devenu obsolète du fait des capacités extraordinaires de True-Man. De même (dans un cinquième temps), le lecteur lambda perçoit bien le commentaire amer sur l'histoire personnelle de Joe Shuster & Jerry Siegel. Certes ils ont signé un contrat type avec leur éditeur, pratique normale à l'époque de main d'œuvre, mais l'éditeur en question s'est montré particulièrement impitoyable. Certes Rick Veitch en rajoute une couche en amalgamant cette histoire vraie avec l'ascension de Walt Disney (appelé Sydney Wallace dans le récit), mais ça ne rend pas ce processus capitaliste moins écœurant. D'autant que les dessins montrent deux individus très normaux pour Joe et Jerry, soucieux de bien faire, vivant très modestement, avec des problèmes de santé, et que Sydney Wallace se montre impitoyable. S'il est familier de l'histoire de ces 2 créateurs et des comics en général, le lecteur remarque tout de suite la précision des scènes développées par l'auteur. Effectivement, ils ont travaillé pendant des années avec un salaire minimum, pendant que la maison d'édition engrangeait des bénéfices énormes, sans aucun retour pour eux. Il se rend compte que les moments les plus énormes sont ceux qui relatent des faits réels : Jerry Siegel a bel et bien été postier et il livrait le courrier dans les bureaux de l'éditeur publiant les aventures de Superman après qu'il l'ait licencié. Ce n'est pas Siegel, mais Joe Simon (1913-2011) qui a découvert qu'il existait un film de Captain America (cocréé par lui et Jack Kirby) en allant au cinéma, son éditeur ne lui en ayant rien dit. le lecteur identifie sans peine Will Nozner comme étant une référence à Will Eisner (1917-2005). Il lui faut un peu plus de culture comics pour identifier une case la planche 124 (un zoom sur un œil en très gros plan jusqu'à voir l'irrégularité des traits de contour) comme étant une citation directe d'une case de l'épisode 1 de Miracle/Marvel d'Alan Moore. Etc. Mais quand même, le lecteur se demande bien pourquoi l'auteur a choisi de transformer les vrais noms. Il suppose qu'il ne voulait pas nuire à l'image de Joe Shuster & Jerry Siegel. Mais pourquoi avoir transformé Robert Oppenheimer (1904-1967, directeur du projet scientifique Manhattan) en Robert Uppenheimer ? Littéralement, Rick Veitch raconte une histoire inventée sur la base de faits réels : l'utilisation de noms très proches a pour effet à la fois d'évoquer les personnes réelles (Docteur Fredrico Warthumb pour Fredric Wertham Bill Games pour William Gaines, Byron Reeves pour Christopher Reeves & George Reeves), à la fois de bien indiquer qu'il s'agit d'une fiction, de personnages inventés. D'ailleurs, dans une séquence, True-Man rencontre Doctor Blasphemy, un personnage de Brat Pack (1990/1991) de Rick Veitch. Par ce changement de noms, l'auteur attire l'attention du lecteur sur la nature fictionnelle de son récit, sur le fait qu'il se déroule dans le monde des idées, créant une mise abîme avec le fait que True-Man est aussi un personnage de fiction créé par Jerry Spiegal & Joe Shumacher, eux-mêmes des personnages de fiction, pour Cosmo Comics, un éditeur de fiction. Ce thème de la création se prolonge quand El Guano crée une sorte de golem, bien vivant dans ce monde de fiction. Avec le recul, et en lisant la postface rédigée par l'auteur, le lecteur perçoit que True-Man n'est pas qu'un thème unificateur de séquences semblant parfois hétérogènes (par exemple le contraste entre la vie de Siegel & Shuster, et celle d'El Guano). Superman (sous l'avatar de True-Man le MaxiMortel) est un personnage de fiction qui a des conséquences très réelles sur les êtres humains, que ce soient ses créateurs, son éditeur, la maison d'édition, l'acteur qui l'incarne au cinéma, les parents qui achètent des jouets ou des déguisements pour leurs enfants, la culture mondiale. C'est un personnage qui, vu sous un certain angle, n'est pas loin de disposer d'une vie propre, une idée ou un concept qui évolue et prend de l'ampleur, quasiment comme un être vivant. Dans ce sixième temps, il apparaît que Rick Veitch met en scène cette idée qu'un élément imaginaire puisse avoir une réalité, que l'imagination puisse créer la réalité. Cela apparaît clairement dans le récit quand Albert Einstein (1879-1955) a écrit une nouvelle formule sur son tableau : Réalité = Croyance * Conscience². Cela est explicité dans la postface quand Veitch cite les théories de Lyall Watson (1939-2008, biologiste Sud-Africain) & Michael Talbot (1953-1992, théoricien d'un mysticisme quantique et de modèles de réalité qui font de l'univers un hologramme) : l'information est vivante. En fonction de la sensibilité du lecteur, cela peut lui paraître une évidence ou totalement absurde. C'est toute l'habileté et l'intelligence de l'auteur d'avoir su préserver les 2 interprétations dans son œuvre. Mais quand même : le lecteur le plus cartésien ne peut pas se départir de l'idée que toutes ces séquences bizarres et ces événements décousus participent bien d'une même réalité, et qu'il parviendra à identifier le schéma qui les rend logiques tellement le récit est convaincant, même s'il ne souscrit pas à l'idée d'une information qui se développerait comme un être vivant. Après avoir démonté violemment les assistants adolescents des superhéros dans Bratpack, Rick Veitch met en scène la création de Superman et la vie de ses créateurs dans un récit foisonnant, attestant d'une connaissance fine de l'histoire des comics, créant des liens avec des événements à l'échelle mondiale, évoquant l'avènement du surhomme prédit par Friedrich Nietzsche (1844-1900), pointant du doigt ses retombées sur l'inconscient collectif et les archétypes, dans une narration très charnelle jusqu'à générer un malaise physique chez le lecteur. Chef d'œuvre.

17/04/2024 (modifier)