Une nouvelle bande dessinée d'Alain Ayroles, c'est toujours la fête pour un bédéphile. C'est donc tout naturellement que je me suis précipité en librairie et je n'ai pas trop été déçu ! Encore une fois, Ayroles accouche à la fois d'un bel objet et d'une histoire puissante. Les jeux de pouvoirs et de domination qu'il met en scène sont savamment mis en place avec l'art qu'on lui connaît. Ses personnages sont intelligemment écrits, et même si on est parfois dans le domaine de la caricature, il sait faire sortir les protagonistes de cette ornière. Ainsi, notre perception des personnages principaux change constamment, au fur et à mesure qu'on découvre leurs vilenies ou leur excessive naïveté. L'univers du XVIIIe siècle français est en cela très bien rendue, avec l'hypocrisie qu'on lui connaît. L'auteur menace toutefois régulièrement de réduire le siècle des Lumières à cette hypocrisie, et c'est à mon sens un peu dommage, car il bénéficie quand même d'une richesse culturelle indéniable. Certes, Ayroles la met bien en scène mais toujours à travers ce prisme de l'hypocrisie d'une élite déconnectée du vrai peuple.
D'un côté, on est contents de voir cette description d'une noblesse d'Ancien Régime, qui n'invoque le progrès, la philosophie et la culture que pour mieux se conforter dans un entre-soi détestable, à milles lieues des vertus invoquées au sein même d'une religion affichée qui ne signifie plus rien à leurs yeux, ou d'un athéisme étonnamment plus dogmatique encore que la religion qui le précéda. Heureusement, au fur et à mesure des 3 tomes parus à ce
Ce contact avec le Nouveau Monde est d'ailleurs une des grandes surprises du récit pour ma part (mais révélé dès la lecture de la 4e de couverture, puisqu'il suffit de lire le titre des deux tomes à venir pour le comprendre). Je ne m'attendais pas à ce que le récit explore le lien entre l'Ancien Régime et les colonies américaines, cela donne une ampleur inattendue au récit : on s'attendait aux Liaisons dangereuses et on se retrouve avec Le Dernier des Mohicans en plus ! Belle surprise, qui permet à Ayroles de s'amuser avec ce qu'il préfère : le récit d'une colonisation cynique où les innocents sont écrasés par les politiques et les commerçants. Même s'il n'atteint pas ici le ton épique de Les Indes fourbes, il nous offre un récit bien différent, qui étend ses ramifications petit à petit jusqu'à nous plonger dans l'Histoire, la vraie, sans qu'on s'y attende vraiment.
Le tome 2 nous plonge déjà dans l'univers dangereux des Grands Lacs avec une réussite indéniable, mais avec le tome 3, c'est la consécration ! Les différents fils narratifs y trouvent une conclusion plus que satisfaisante, y compris un fil narratif essentiel du premier tome dont on n'attendait pas la suite ici. Surtout, le récit nous immisce peu à peu dans les guerres franco-britanniques qui viennent envahir le sol canadien, vues par de multiples points de vue, ceux des colons, des soldats, mais aussi des indiens. Ce qui est fort, c'est que malgré le (très) grand nombre de points de vue, le récit conserve tout le temps sa fluidité !
Au dessin, Richard Guérineau n'a certes pas le génie de Juanjo Guarnido, mais il a néanmoins une jolie patte graphique, qui colle bien avec l'univers d'Ayroles. Manquant peut-être un peu de finesse par rapport au raffinement extrême du XVIIIe siècle français, le dessin se révèle parfaitement efficace quand il s'agit de dépeindre le grand nord canadien. Élégant, mais brutal quand il le faut, le dessin de Guérineau accompagne à point nommé les retournements de situation et autres jeux de manipulation sournoise qui ponctuent le récit.
Là aussi, on sent Guérineau très à son aise particulièrement dans un tome 3 où les conflits (plus ou moins) larvés éclatent, et où la guerre s'impose de plus en plus à des autochtones qui n'ont rien demandé. Même si ces guerres restent en toile de fond du récit, elles confèrent au tome 3 un ton plus grandiose que les précédents, peut-être un peu plus sérieux alors que paradoxalement, en même temps, les manigances du chevalier de Saint-Sauveur deviennent des ressorts plus ouvertement comiques (pour un peu, on se croirait dans du Goscinny, par moments !).
Peut-être mon seul reproche serait-il de nous avoir vendu une trilogie, avant de découvrir qu'il va y avoir un tome 4. Mais bon, vu le cliffhanger du tome 3, il est difficile de ne pas attendre le tome 4 avec la même impatience que les autres ! Un arc narratif s'est clairement refermé et ces 3 tomes pourront se lire comme une trilogie à peu près complète (sauf qu'on ignore toujours l'identité de Mme de ***, qui sera probablement au cœur des prochains volumes). L'aventure canadienne semble terminée, mais espérons que la suite de la saga soit au même niveau !
En tous cas, Le Démon des Grands Lacs clôt dignement une belle et grande trilogie, tout en ouvrant de belles perspectives pour la suite. Le chevalier de Saint-Sauveur va sûrement voir son passé ressurgir et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on a plus que hâte !
Avis subjectif, pour un album pas très courant, et qui je pense plaira surtout aux amateurs de l’auteur. Mais aussi aux lecteurs curieux, férus de poésie – surréaliste essentiellement. Et comme je fais partie de ces deux catégories, voilà un album que j’ai grandement apprécié !
L’album est vite lu, car totalement muet. Même s’il y a un récit sous-jacent, c’est surtout une suite d’images, de rêveries, l’exploration de l’imaginaire de Moebius.
J’ai parlé d’une lecture rapide. Certes. Mais elle en appelle presque à l’infini d’autres, pour observer les détails. Car Moebius allie ici la minutie et l’épure, dans un dessin excellent, souvent hypnotique et onirique.
Giraud/Moebius a toujours aimé les déserts, les a souvent représentés, dans les Blueberry de façon réaliste, et dans pas mal d’œuvres moebiusiennes de façon plus épurée, comme c’est le cas ici. Ses visites aux États-Unis, au Mexique – et probablement l’usage de substances « exotiques » – l’ont fortement inspiré, pour donner ici quelque chose de superbe visuellement, et d’intrigant intellectuellement.
Une lecture envoûtante.
Les 7 mercenaires au temps des Croisades !
À la fin du XIIe siècle, une jeune forgeronne se rend à Jérusalem pour recruter des chevaliers capables de défendre son village contre des croisés sans scrupules. Sa seule monnaie d'échange : des armures d'une qualité exceptionnelle qu'elle est la seule à savoir forger. En chemin, elle réunit une équipe hétéroclite de combattants venus d'horizons très divers, qui acceptent de la suivre et de se battre à ses côtés.
Voilà une publication des plus réjouissantes. Certes, le schéma des 7 mercenaires a été exploité maintes fois, mais le transposer dans le royaume de Jérusalem, véritable carrefour où se côtoyaient Européens, Africains, Nizârites, Mongols ou Tatars, offre un terrain culturel riche et propice à un récit haut en couleurs. Et confié à Arthur de Pins, le concept fonctionne d'autant mieux.
Son graphisme fait toujours mouche. Il s'éloigne ici un peu de l'esthétique très numérique de Zombillénium : pas de dégradés, et la 3D n'apparaît que dans certains décors, tandis que les personnages et l'essentiel des planches adoptent un rendu en aplats, plus sobre visuellement mais tout aussi efficace. L'auteur s'autorise en prime plusieurs compositions d'une grande élégance, proches d'illustrations d'artistes conceptuels.
La narration, elle aussi, apporte une vraie fraîcheur. Malgré un cadre historique soigné et quasiment dépourvu d'anachronismes, les dialogues adoptent une vivacité très contemporaine, presque cinématographique. Le rythme est excellent, soutenu par une galerie de personnages réussie, par la personnalité forte de la forgeronne qui les rassemble et par un zeste d'humour bienvenu dans la mise en scène. L'intrigue principale reste simple et rappelle les exactions commises par certains croisés en Terre sainte, mais elle s'enrichit de sous-intrigues bien dosées qui maintiennent l'intérêt et donnent envie d'avancer.
C'est une BD très aboutie et particulièrement plaisante.
J’ai découvert la BD Son odeur après la pluie dans son édition collector à dos toilé, et rien que l’objet en lui-même est superbe. Cette version enrichie, avec l’interview et une histoire courte supplémentaires, donne vraiment la sensation d’avoir entre les mains un ouvrage pensé pour durer, presque un livre-souvenir. Ça correspond parfaitement au ton de l’œuvre, qui parle justement de mémoire, de traces laissées, de ce qui demeure quand tout le reste s’efface.
L’adaptation réalisée par José Luis Munuera m’a profondément touché. Il parvient à conserver l’âme du roman de Cédric Sapin-Defour tout en lui offrant une vie nouvelle grâce au dessin. Son trait, à la fois doux et expressif, donne un relief incroyable à la relation entre Cédric et Ubac. Les couleurs amplifient encore cette sensation d’intimité et de sérénité : on a l’impression de partager de vrais instants de vie, dans leur simplicité la plus sincère. Rien n’est forcé, tout respire la retenue et l’humanité.
Un des grands plaisirs de cette BD, et l’un de ses choix narratifs les plus réussis, est ce chapitre où l’on se retrouve dans la tête d’Ubac. On voit le monde à travers sa perception, ses pensées simples mais d’une sincérité absolue, son rapport au maître, au temps, aux sensations, les odeurs. C’est un moment très fort, à la fois touchant et lumineux, qui offre un contrepoint unique au récit. Cette parenthèse narrative renforce encore l’attachement que l’on ressent pour lui et permet de vivre leur relation d’une manière plus intime, presque instinctive. C’est l’un des vrais “plus” de la BD.
Ce qui m’a marqué, au-delà de la beauté du dessin, c’est la manière dont le deuil est représenté. Le lien entre l’homme et son chien est traité avec une pudeur rare, et c’est peut-être ce qui rend les moments les plus difficiles encore plus percutants. La mémoire, ce qu’il reste de l’autre, “l’odeur après la pluie”, tout cela est raconté avec une tendresse immense.
Comme Gruizzli, j’ai aussi été bouleversé par la phrase du veuf devant la tombe. Je ne vais pas divulgâcher cette phrase, mais je partage totalement son ressenti : elle est sublime, incroyablement juste, et parfaitement mise en valeur par cette planche muette qui précède. Tout y est construit pour que ces quelques mots résonnent longtemps, comme un murmure qui persiste. C’est un moment qui m’a profondément marqué.
En refermant la BD, j’ai eu le sentiment de quitter une histoire qui m’avait réellement accompagné. Comme si le livre lui-même avait quelque chose de précieux à transmettre. Son odeur après la pluie est une œuvre délicate, sincère, et profondément humaine. Elle parle de l’amour, de la compagnie, de la perte, mais surtout de ce qui reste : les souvenirs, les gestes, l’odeur aimée que la pluie n’efface jamais tout à fait.
Une histoire courte, sans rebondissement, bien observée, bien racontée .
Une mère révèle à sa fille un moment de sa vie audacieux qu'elle avait presque occulté parce qu'il ne correspondait pas à l'image qu'elle donne habituellement. Cela m'a touché parce que cela met en lumière notre tendance à persévérer dans une apparence qui rassure autant les autres que nous-même. Ce qui ne cadre pas, on ne veut pas le voir. Nous sommes hétéroclites et nous essayons de créer un personnage vraisemblable, racontable. Ici les autrices mettent au jour une petite partie de ce qui est caché sous le voile de notre belle construction raisonnable.
Le dessin et la couleur très vive sont un peu surprenants au départ mais se révèlent très adaptées finalement, en montrant les détails touchants qui révèlent des gestes et des choix et donnent des clefs pour situer les personnages. La maison landaise sous les immenses pins, les fauteuils en plastic blanc sur la terrasse en grosses pierres irrégulières, les vélos appuyés à l'intérieur du garage, les hortensias contre le mur de l'entrée.
Je ressors touchée mais effectivement il ne faut pas attendre un récit haletant et complexe, c'est juste le battant d'un volet qui s'ouvrirait après des années resté fermé. Ça donne de l'air.
Wow ! La claque !
Ca faisait longtemps ! Quelle puissance graphique ! Fluide, originale, forte, travaillée et lâchée. Un parti pris visuel également dans les couleurs extrêmement réussie.
Une narration bien construite, originale avec de nombreuses trouvailles. Une ville qui vit et qui est morte à la fois.
Des passages touchants.
L'année 2025 se rapprochant à l'heure ou j'écris, c'est l'une des meilleures lectures de l'année. C'est comme entrer dans une rivière fraiche et en ressortir vivifié, vivant, conscient. Merci à l'autrice pour cette bd très réussie.
Tome 3 : Le Serpent qui danse
Avec le dernier volet de cette trilogie, le lecteur va suivre Baudelaire dans la dernière partie de sa vie, une vie minée par les problèmes d’argent, son addiction aux substances illicites, et ce mal rampant qu’est la syphilis. Il faut dire qu’il a perdu de sa superbe, le Charles ! Le poids des ans n’arrange rien et commence à se faire sentir sur sa dégaine de dandy à présent quadragénaire : yeux rougis et regard fiévreux, visage marqué et démarche voutée, son arrogance des premières années semble s’être envolée avec sa jeunesse.
Sa nouvelle célébrité, entravée par ses démêlés avec la justice, ne suffit pas à compenser le train de vie du poète hédoniste et flambeur, désormais pourchassé par les huissiers. « Coco mal perché », son éditeur, devra bientôt mettre la clé sous la porte et fuir vers Bruxelles, là où Baudelaire, dont la réputation commence à traverser les frontières, est venu donner des lectures qui se solderont par un bide fracassant.
Quant à Jeanne Duval, sa muse de toujours, la grande vérole aura eu raison d’elle : là voilà désormais hémiplégique. Baudelaire loue une chambre à Neuilly et devient son « tuteur ». Mais c’est sans compter sur le frère de Jeanne, qui vient taper l’incruste et est devenu le proxénète de celle-ci !
Dans la parfaite lignée des deux premiers tomes, « Le Serpent qui danse » conclut de fort belle manière cette fresque épique consacrée à l’homme qui aura révolutionné la poésie dans la France du XIXe siècle. Fidèle à la narration très fluide de Jean Teulé, Dominique Gelli vient la sublimer avec un dessin très pictural qui évoque les peintures de ce siècle, mais avec la touche de modernité induite par la bande dessinée. Un pur régal pour les yeux. On sent bien que Baudelaire a été pour lui une source d’inspiration. Son style conjugue l’admiration qu’il porte au poète au pittoresque caractérisant le roman de Teulé. Tino Gelli continue de son côté à insérer ses respirations graphiques en illustrant quelques poésies extraites des « Fleurs du mal ». Le tout contribue à faire de ce double hommage (à Jean Teulé autant qu’à Charles Baudelaire, un immense poète si l’on fait abstraction des aspects les plus détestables du personnage) une œuvre qui fera date.
Tome 2 : Les Fleurs du mal
Dans la ligne du tome 1, cette suite ne faiblit pas et reste totalement conforme à ce qu’on pouvait en attendre. Baudelaire et ses frasques de dandy mal léché, racontés avec brio par Jean Teulé, ont décidément été une source d’inspiration pour Dominique Gelli, et cela se ressent dans la qualité narrative et visuelle de cette adaptation.
Tout comme Teulé, l’auteur parvient à nous immerger dans ce Paris du XIXe siècle, un Paris qui basculait rapidement vers la modernité, avec les travaux spectaculaires du baron Haussmann qui allaient donner à la capitale un nouveau visage, se rapprochant de celui qu’on lui connaît aujourd’hui. Gelli décrit très bien ce contexte qui suscitait la grogne parmi la population, en particulier celle des classes laborieuses et des sans-grades, qui se voyaient contraints de s’exiler vers les faubourgs, ou bien celle des artistes qui assistaient impuissants à la disparition du Paris populo et gouailleur qu’ils chérissaient. Bien qu’issu d’un milieu aisé, Baudelaire en était, un peu contre son gré, lui dont la principale préoccupation en tant que poète hédoniste consistait à vivre sans contrainte tout en rejetant les codes hypocrites de la haute société.
D’un point de vue graphique, on peut dire que Dominique Gelli s’est surpassé, nous offrant des scènes superbes de la vie parisienne qui évoquent les peintures de Renoir, Pissaro, Monet et j’en passe, avec des tonalités obscures faisant ressortir les vêtements colorés du poète dandy. Tino Gelli, dans sa démarche picturale plus abstraite, vient enrichir la narration en illustrant les vers de ce dernier avec des pleines pages comme autant de respirations.
Tout en restant fidèle au roman de Jean Teulé, notamment par l’humour qui le traverse, Dominique Gelli est parvenu à se l’approprier totalement. Sa représentation de Baudelaire peut toutefois apparaître éloignée des photographies que l’on connaît du poète. Si son accoutrement reflète bien l’extravagance de l’homme, dont le narcissisme n’avait d’égal que la folie, son visage, ordinaire et peu séduisant sous le pinceau du dessinateur, ne joue guère à son avantage. Certes, Baudelaire était loin d’être aimable, on pouvait même légitimement le qualifier de connard arrogant et fantasque, mais indiscutablement il était conscient de la fascination qu’il pouvait exercer sur son entourage, et il en jouait. Sa force était sans doute de ne pas faire cas de ce que l’on pensait de lui et d’aller jusqu’au bout de ses désirs.
En résumé, ce tome 2 est une réussite et laisse à penser que la trilogie, une fois terminée, fera partie des biographies en BD les plus marquantes dans le domaine de l’art et de la littérature.
Tome 1 : Jeanne
Quelques mois après la mort de Jean Teulé, la sortie de cet ouvrage prend une dimension tout à fait particulière. Cet auteur, qui avait débuté dans la bande dessinée au tournant des années 80, s’était par la suite converti au roman où il évoquait comme personne la vie de personnages illustres de l’Histoire. Et pourtant, le lien avec le neuvième art n’a jamais été véritablement rompu, beaucoup de ses romans ayant fait l’objet d’une adaptation en BD, la plus emblématique étant sans doute Charly 9, de Richard Guérineau, une fresque grandiose consacrée au roi Charles IX. Il y eut également Je, François Villon, de Luigi Critone, et Ô Verlaine, de Philippe Thirault et Olivier Deloye.
« Crénom, Baudelaire ! », le roman, n’était paru qu’en 2020. Après plusieurs années d’absence, Dominique Gelli, dont c’est ici la deuxième adaptation d’un ouvrage de ce conteur hors pair qu’était Jean Teulé, après Mangez-le si vous voulez, récit incroyable d’un fait divers effrayant pendant la guerre franco-prussienne de 1870, aura eu avec cette BD l’opportunité de se remettre sur les rails tout en révélant le talent graphique dont il était capable. Et lorsqu’on découvre ce nouvel opus, on se dit que le précédent n’était en fait qu’une mise en bouche…
Pour ce faire, Dominique s’est adjoint les services de son fils Tino (on est artiste dans la famille !), davantage tourné vers la peinture, « inspiré par le mysticisme et l’ésotérisme », peignant et composant « sa propre musique qui devient la bande originale de son œuvre picturale », selon les termes de l’éditeur. Ainsi, ce portrait composé à quatre mains est le fruit d’une alchimie père-fils qui semble avoir fonctionné à plein. La partition narrative au trait légèrement charbonneux, assuré par Dominique, est entrecoupée de planches le plus souvent en pleine page, dévoilant le travail du fiston, entre abstraction et symbolisme. Gelli père quant à lui, a visiblement été très inspiré par ce portrait, et sa maîtrise sur la couleur que l’on avait constatée dans Mangez-le si vous voulez donne ici sa pleine mesure. Les scènes en clair-obscur sont splendides, avec ces touches de vert fluorescent ou de rouge qui explosent sous la grisaille parisienne, sans parler des délicats effets de drapés (la robe démesurée et voluptueuse de Madame Baudelaire !). Jeanne Duval, le « soleil noir » de Baudelaire, apparaît tel une reine africaine antique, d’une flamboyance presque terrifiante à faire pâlir — et c’est le cas — tous ceux gravitant autour d’elle, d’autant qu’à l’époque les Noirs étaient extrêmement rares à Paris. Les quelques scènes sexuelles un peu crues ne contiennent aucune once de vulgarité, et en ce sens reflètent parfaitement le propos baudelairien.
Si le roman a ici été très bien synthétisé dans sa narration, évitant même de reproduire les tics un brin agaçants de Teulé de recourir à des expressions modernes, surtout dans la première partie de son livre, il a été littéralement magnifié d’un point de vue graphique. On ne pourra être que subjugué par ce qui s’avère un des joyaux éditoriaux de l’année. Cette BD, premier volet d’une trilogie pour laquelle l’écrivain a dispensé ses conseils, constitue donc désormais un double hommage, dédié d’une part à un immense poète (malgré son caractère invivable) et d’autre part un talentueux conteur des temps modernes. Il va sans dire qu’on est impatient de découvrir la suite.
4 ans après l’excellent Un été cruel, le trio Brubaker / Phillips père et fils revisite l’univers noir de Criminal, avec ce nouveau one-shot qui peut se lire indépendamment, le lien avec la série mère se faisant via le personnage de Tracy Lawless.
Pas de surprise niveau histoire, les auteurs sont au sommet de leur art. L’intrigue est complexe et passionnante, et parfaitement narrée. Les personnages de Jacob et Angie sont attachants, les sauts temporels nous permettent de découvrir les méandres de la galère dans laquelle ils se sont fourrés… impossible de refermer l’album avant d’en connaitre le dénouement.
Pas de surprise non plus du coté du dessin… c’est du Phillips, père et fils, c’est efficace, l’ambiance noire et poisseuse est parfaitement retranscrite.
Un excellent polar noir, immanquable pour les amateurs du genre… et pour couronner le tout, Brubaker annonce dans la postface que le prochain album de Criminal est déjà en cours de réalisation… vivement !
Un sacré pavé de près de 400 pages. J'ai étalé ma lecture et il m'a fallu plusieurs semaines pour enfin le terminer. Ce n'était pas spécialement haletant pour que je le plie rapidement, c'était un peu dérangeant mais attirant à la fois. Une seconde passe est presque nécessaire pour bien appréhender ce qu'il s'y passe. C'est une lecture dense qui commence par une histoire quelque peu banale, d'un homme en voiture qui crève sur la route. Il cherche alors de l'aide dans une maison proche. Déjà cela commence à virer bizarre quand le mari lui propose de coucher avec sa femme. Et sur plusieurs pages l'auteur décrit la chambre à coucher et une maladroite relation. Mais sans trop en dévoiler il y a ensuite une vraie rupture dans le récit, on découvre les personnages sous un nouvel angle. Tout cela est une machination, un programme. Cela m'a rappelé des scénarios tortueux et psychologiques comme Mind MGMT de Matt Kindt. On vire sur le fantastique mais dans un contexte tout ce qu'il y a de plus réel et ordinaire dans un endroit indéterminé des USA. Le dessin est bien réalisé, je ne sais pas si c'est fait au stylo bille, pas mal d'hachures, des pages monochromes de différentes couleurs. Un travail de dingue. Bref un ouvrage exigeant que je recommande.
Tout simplement une très belle histoire.
Cela commence un peu de manière conventionnelle, une petite silhouette féminine qui fuit en courant dans la forêt, poursuivie par deux gros types avec des chiens, des chapeaux melons, des carabines... de grandes pages muettes noir et blanc, aux traits gras et surfaces grisées : feutre, pinceaux, graphite, tout est permis pour représenter les branches mortes, les pins dressés, les prairies, la surface éclaboussée par la course, des rivières...
Mais les ressors de la fuite sont remontés par des rencontres surprenantes et des personnages qui se trompent, se pardonnent, et nous donnent à penser, à rêver, à désespérer mais aussi à espérer.
C'est une adaptation d'un roman de Gil Adamson que la BD donne envie de lire, on devine une subtilité psychologique qui reste en partie hors de portée mais sous-jacente. L'esprit western n'est pas si présent que ça, si ce n'est dans la brochette des mineurs épuisés qui se retrouvent à la messe pour boxer.
Ce qui est un peut frustrant c'est l'inhumanité des poursuivants, en comparaison de la délicatesse d'observation du reste, cela fait perdre en intérêt, le seul trou dans la cuirasse arrive vers la fin quand le plus jeune frère fait part de son envie d'abandonner la poursuite...
Finalement ce n'est pas la jeune fille non plus qui nous intéresse, mais plutôt les personnages qui la croisent et leurs réactions devant son destin. On s'attend au pire, mais c'est autre chose qui se produit.
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L'Ombre des Lumières
Une nouvelle bande dessinée d'Alain Ayroles, c'est toujours la fête pour un bédéphile. C'est donc tout naturellement que je me suis précipité en librairie et je n'ai pas trop été déçu ! Encore une fois, Ayroles accouche à la fois d'un bel objet et d'une histoire puissante. Les jeux de pouvoirs et de domination qu'il met en scène sont savamment mis en place avec l'art qu'on lui connaît. Ses personnages sont intelligemment écrits, et même si on est parfois dans le domaine de la caricature, il sait faire sortir les protagonistes de cette ornière. Ainsi, notre perception des personnages principaux change constamment, au fur et à mesure qu'on découvre leurs vilenies ou leur excessive naïveté. L'univers du XVIIIe siècle français est en cela très bien rendue, avec l'hypocrisie qu'on lui connaît. L'auteur menace toutefois régulièrement de réduire le siècle des Lumières à cette hypocrisie, et c'est à mon sens un peu dommage, car il bénéficie quand même d'une richesse culturelle indéniable. Certes, Ayroles la met bien en scène mais toujours à travers ce prisme de l'hypocrisie d'une élite déconnectée du vrai peuple. D'un côté, on est contents de voir cette description d'une noblesse d'Ancien Régime, qui n'invoque le progrès, la philosophie et la culture que pour mieux se conforter dans un entre-soi détestable, à milles lieues des vertus invoquées au sein même d'une religion affichée qui ne signifie plus rien à leurs yeux, ou d'un athéisme étonnamment plus dogmatique encore que la religion qui le précéda. Heureusement, au fur et à mesure des 3 tomes parus à ce Ce contact avec le Nouveau Monde est d'ailleurs une des grandes surprises du récit pour ma part (mais révélé dès la lecture de la 4e de couverture, puisqu'il suffit de lire le titre des deux tomes à venir pour le comprendre). Je ne m'attendais pas à ce que le récit explore le lien entre l'Ancien Régime et les colonies américaines, cela donne une ampleur inattendue au récit : on s'attendait aux Liaisons dangereuses et on se retrouve avec Le Dernier des Mohicans en plus ! Belle surprise, qui permet à Ayroles de s'amuser avec ce qu'il préfère : le récit d'une colonisation cynique où les innocents sont écrasés par les politiques et les commerçants. Même s'il n'atteint pas ici le ton épique de Les Indes fourbes, il nous offre un récit bien différent, qui étend ses ramifications petit à petit jusqu'à nous plonger dans l'Histoire, la vraie, sans qu'on s'y attende vraiment. Le tome 2 nous plonge déjà dans l'univers dangereux des Grands Lacs avec une réussite indéniable, mais avec le tome 3, c'est la consécration ! Les différents fils narratifs y trouvent une conclusion plus que satisfaisante, y compris un fil narratif essentiel du premier tome dont on n'attendait pas la suite ici. Surtout, le récit nous immisce peu à peu dans les guerres franco-britanniques qui viennent envahir le sol canadien, vues par de multiples points de vue, ceux des colons, des soldats, mais aussi des indiens. Ce qui est fort, c'est que malgré le (très) grand nombre de points de vue, le récit conserve tout le temps sa fluidité ! Au dessin, Richard Guérineau n'a certes pas le génie de Juanjo Guarnido, mais il a néanmoins une jolie patte graphique, qui colle bien avec l'univers d'Ayroles. Manquant peut-être un peu de finesse par rapport au raffinement extrême du XVIIIe siècle français, le dessin se révèle parfaitement efficace quand il s'agit de dépeindre le grand nord canadien. Élégant, mais brutal quand il le faut, le dessin de Guérineau accompagne à point nommé les retournements de situation et autres jeux de manipulation sournoise qui ponctuent le récit. Là aussi, on sent Guérineau très à son aise particulièrement dans un tome 3 où les conflits (plus ou moins) larvés éclatent, et où la guerre s'impose de plus en plus à des autochtones qui n'ont rien demandé. Même si ces guerres restent en toile de fond du récit, elles confèrent au tome 3 un ton plus grandiose que les précédents, peut-être un peu plus sérieux alors que paradoxalement, en même temps, les manigances du chevalier de Saint-Sauveur deviennent des ressorts plus ouvertement comiques (pour un peu, on se croirait dans du Goscinny, par moments !). Peut-être mon seul reproche serait-il de nous avoir vendu une trilogie, avant de découvrir qu'il va y avoir un tome 4. Mais bon, vu le cliffhanger du tome 3, il est difficile de ne pas attendre le tome 4 avec la même impatience que les autres ! Un arc narratif s'est clairement refermé et ces 3 tomes pourront se lire comme une trilogie à peu près complète (sauf qu'on ignore toujours l'identité de Mme de ***, qui sera probablement au cœur des prochains volumes). L'aventure canadienne semble terminée, mais espérons que la suite de la saga soit au même niveau ! En tous cas, Le Démon des Grands Lacs clôt dignement une belle et grande trilogie, tout en ouvrant de belles perspectives pour la suite. Le chevalier de Saint-Sauveur va sûrement voir son passé ressurgir et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on a plus que hâte !
40 days dans le désert B
Avis subjectif, pour un album pas très courant, et qui je pense plaira surtout aux amateurs de l’auteur. Mais aussi aux lecteurs curieux, férus de poésie – surréaliste essentiellement. Et comme je fais partie de ces deux catégories, voilà un album que j’ai grandement apprécié ! L’album est vite lu, car totalement muet. Même s’il y a un récit sous-jacent, c’est surtout une suite d’images, de rêveries, l’exploration de l’imaginaire de Moebius. J’ai parlé d’une lecture rapide. Certes. Mais elle en appelle presque à l’infini d’autres, pour observer les détails. Car Moebius allie ici la minutie et l’épure, dans un dessin excellent, souvent hypnotique et onirique. Giraud/Moebius a toujours aimé les déserts, les a souvent représentés, dans les Blueberry de façon réaliste, et dans pas mal d’œuvres moebiusiennes de façon plus épurée, comme c’est le cas ici. Ses visites aux États-Unis, au Mexique – et probablement l’usage de substances « exotiques » – l’ont fortement inspiré, pour donner ici quelque chose de superbe visuellement, et d’intrigant intellectuellement. Une lecture envoûtante.
Knight club
Les 7 mercenaires au temps des Croisades ! À la fin du XIIe siècle, une jeune forgeronne se rend à Jérusalem pour recruter des chevaliers capables de défendre son village contre des croisés sans scrupules. Sa seule monnaie d'échange : des armures d'une qualité exceptionnelle qu'elle est la seule à savoir forger. En chemin, elle réunit une équipe hétéroclite de combattants venus d'horizons très divers, qui acceptent de la suivre et de se battre à ses côtés. Voilà une publication des plus réjouissantes. Certes, le schéma des 7 mercenaires a été exploité maintes fois, mais le transposer dans le royaume de Jérusalem, véritable carrefour où se côtoyaient Européens, Africains, Nizârites, Mongols ou Tatars, offre un terrain culturel riche et propice à un récit haut en couleurs. Et confié à Arthur de Pins, le concept fonctionne d'autant mieux. Son graphisme fait toujours mouche. Il s'éloigne ici un peu de l'esthétique très numérique de Zombillénium : pas de dégradés, et la 3D n'apparaît que dans certains décors, tandis que les personnages et l'essentiel des planches adoptent un rendu en aplats, plus sobre visuellement mais tout aussi efficace. L'auteur s'autorise en prime plusieurs compositions d'une grande élégance, proches d'illustrations d'artistes conceptuels. La narration, elle aussi, apporte une vraie fraîcheur. Malgré un cadre historique soigné et quasiment dépourvu d'anachronismes, les dialogues adoptent une vivacité très contemporaine, presque cinématographique. Le rythme est excellent, soutenu par une galerie de personnages réussie, par la personnalité forte de la forgeronne qui les rassemble et par un zeste d'humour bienvenu dans la mise en scène. L'intrigue principale reste simple et rappelle les exactions commises par certains croisés en Terre sainte, mais elle s'enrichit de sous-intrigues bien dosées qui maintiennent l'intérêt et donnent envie d'avancer. C'est une BD très aboutie et particulièrement plaisante.
Son odeur après la pluie
J’ai découvert la BD Son odeur après la pluie dans son édition collector à dos toilé, et rien que l’objet en lui-même est superbe. Cette version enrichie, avec l’interview et une histoire courte supplémentaires, donne vraiment la sensation d’avoir entre les mains un ouvrage pensé pour durer, presque un livre-souvenir. Ça correspond parfaitement au ton de l’œuvre, qui parle justement de mémoire, de traces laissées, de ce qui demeure quand tout le reste s’efface. L’adaptation réalisée par José Luis Munuera m’a profondément touché. Il parvient à conserver l’âme du roman de Cédric Sapin-Defour tout en lui offrant une vie nouvelle grâce au dessin. Son trait, à la fois doux et expressif, donne un relief incroyable à la relation entre Cédric et Ubac. Les couleurs amplifient encore cette sensation d’intimité et de sérénité : on a l’impression de partager de vrais instants de vie, dans leur simplicité la plus sincère. Rien n’est forcé, tout respire la retenue et l’humanité. Un des grands plaisirs de cette BD, et l’un de ses choix narratifs les plus réussis, est ce chapitre où l’on se retrouve dans la tête d’Ubac. On voit le monde à travers sa perception, ses pensées simples mais d’une sincérité absolue, son rapport au maître, au temps, aux sensations, les odeurs. C’est un moment très fort, à la fois touchant et lumineux, qui offre un contrepoint unique au récit. Cette parenthèse narrative renforce encore l’attachement que l’on ressent pour lui et permet de vivre leur relation d’une manière plus intime, presque instinctive. C’est l’un des vrais “plus” de la BD. Ce qui m’a marqué, au-delà de la beauté du dessin, c’est la manière dont le deuil est représenté. Le lien entre l’homme et son chien est traité avec une pudeur rare, et c’est peut-être ce qui rend les moments les plus difficiles encore plus percutants. La mémoire, ce qu’il reste de l’autre, “l’odeur après la pluie”, tout cela est raconté avec une tendresse immense. Comme Gruizzli, j’ai aussi été bouleversé par la phrase du veuf devant la tombe. Je ne vais pas divulgâcher cette phrase, mais je partage totalement son ressenti : elle est sublime, incroyablement juste, et parfaitement mise en valeur par cette planche muette qui précède. Tout y est construit pour que ces quelques mots résonnent longtemps, comme un murmure qui persiste. C’est un moment qui m’a profondément marqué. En refermant la BD, j’ai eu le sentiment de quitter une histoire qui m’avait réellement accompagné. Comme si le livre lui-même avait quelque chose de précieux à transmettre. Son odeur après la pluie est une œuvre délicate, sincère, et profondément humaine. Elle parle de l’amour, de la compagnie, de la perte, mais surtout de ce qui reste : les souvenirs, les gestes, l’odeur aimée que la pluie n’efface jamais tout à fait.
La Nuit retrouvée
Une histoire courte, sans rebondissement, bien observée, bien racontée . Une mère révèle à sa fille un moment de sa vie audacieux qu'elle avait presque occulté parce qu'il ne correspondait pas à l'image qu'elle donne habituellement. Cela m'a touché parce que cela met en lumière notre tendance à persévérer dans une apparence qui rassure autant les autres que nous-même. Ce qui ne cadre pas, on ne veut pas le voir. Nous sommes hétéroclites et nous essayons de créer un personnage vraisemblable, racontable. Ici les autrices mettent au jour une petite partie de ce qui est caché sous le voile de notre belle construction raisonnable. Le dessin et la couleur très vive sont un peu surprenants au départ mais se révèlent très adaptées finalement, en montrant les détails touchants qui révèlent des gestes et des choix et donnent des clefs pour situer les personnages. La maison landaise sous les immenses pins, les fauteuils en plastic blanc sur la terrasse en grosses pierres irrégulières, les vélos appuyés à l'intérieur du garage, les hortensias contre le mur de l'entrée. Je ressors touchée mais effectivement il ne faut pas attendre un récit haletant et complexe, c'est juste le battant d'un volet qui s'ouvrirait après des années resté fermé. Ça donne de l'air.
Le Grand Vide
Wow ! La claque ! Ca faisait longtemps ! Quelle puissance graphique ! Fluide, originale, forte, travaillée et lâchée. Un parti pris visuel également dans les couleurs extrêmement réussie. Une narration bien construite, originale avec de nombreuses trouvailles. Une ville qui vit et qui est morte à la fois. Des passages touchants. L'année 2025 se rapprochant à l'heure ou j'écris, c'est l'une des meilleures lectures de l'année. C'est comme entrer dans une rivière fraiche et en ressortir vivifié, vivant, conscient. Merci à l'autrice pour cette bd très réussie.
Crénom, Baudelaire !
Tome 3 : Le Serpent qui danse Avec le dernier volet de cette trilogie, le lecteur va suivre Baudelaire dans la dernière partie de sa vie, une vie minée par les problèmes d’argent, son addiction aux substances illicites, et ce mal rampant qu’est la syphilis. Il faut dire qu’il a perdu de sa superbe, le Charles ! Le poids des ans n’arrange rien et commence à se faire sentir sur sa dégaine de dandy à présent quadragénaire : yeux rougis et regard fiévreux, visage marqué et démarche voutée, son arrogance des premières années semble s’être envolée avec sa jeunesse. Sa nouvelle célébrité, entravée par ses démêlés avec la justice, ne suffit pas à compenser le train de vie du poète hédoniste et flambeur, désormais pourchassé par les huissiers. « Coco mal perché », son éditeur, devra bientôt mettre la clé sous la porte et fuir vers Bruxelles, là où Baudelaire, dont la réputation commence à traverser les frontières, est venu donner des lectures qui se solderont par un bide fracassant. Quant à Jeanne Duval, sa muse de toujours, la grande vérole aura eu raison d’elle : là voilà désormais hémiplégique. Baudelaire loue une chambre à Neuilly et devient son « tuteur ». Mais c’est sans compter sur le frère de Jeanne, qui vient taper l’incruste et est devenu le proxénète de celle-ci ! Dans la parfaite lignée des deux premiers tomes, « Le Serpent qui danse » conclut de fort belle manière cette fresque épique consacrée à l’homme qui aura révolutionné la poésie dans la France du XIXe siècle. Fidèle à la narration très fluide de Jean Teulé, Dominique Gelli vient la sublimer avec un dessin très pictural qui évoque les peintures de ce siècle, mais avec la touche de modernité induite par la bande dessinée. Un pur régal pour les yeux. On sent bien que Baudelaire a été pour lui une source d’inspiration. Son style conjugue l’admiration qu’il porte au poète au pittoresque caractérisant le roman de Teulé. Tino Gelli continue de son côté à insérer ses respirations graphiques en illustrant quelques poésies extraites des « Fleurs du mal ». Le tout contribue à faire de ce double hommage (à Jean Teulé autant qu’à Charles Baudelaire, un immense poète si l’on fait abstraction des aspects les plus détestables du personnage) une œuvre qui fera date. Tome 2 : Les Fleurs du mal Dans la ligne du tome 1, cette suite ne faiblit pas et reste totalement conforme à ce qu’on pouvait en attendre. Baudelaire et ses frasques de dandy mal léché, racontés avec brio par Jean Teulé, ont décidément été une source d’inspiration pour Dominique Gelli, et cela se ressent dans la qualité narrative et visuelle de cette adaptation. Tout comme Teulé, l’auteur parvient à nous immerger dans ce Paris du XIXe siècle, un Paris qui basculait rapidement vers la modernité, avec les travaux spectaculaires du baron Haussmann qui allaient donner à la capitale un nouveau visage, se rapprochant de celui qu’on lui connaît aujourd’hui. Gelli décrit très bien ce contexte qui suscitait la grogne parmi la population, en particulier celle des classes laborieuses et des sans-grades, qui se voyaient contraints de s’exiler vers les faubourgs, ou bien celle des artistes qui assistaient impuissants à la disparition du Paris populo et gouailleur qu’ils chérissaient. Bien qu’issu d’un milieu aisé, Baudelaire en était, un peu contre son gré, lui dont la principale préoccupation en tant que poète hédoniste consistait à vivre sans contrainte tout en rejetant les codes hypocrites de la haute société. D’un point de vue graphique, on peut dire que Dominique Gelli s’est surpassé, nous offrant des scènes superbes de la vie parisienne qui évoquent les peintures de Renoir, Pissaro, Monet et j’en passe, avec des tonalités obscures faisant ressortir les vêtements colorés du poète dandy. Tino Gelli, dans sa démarche picturale plus abstraite, vient enrichir la narration en illustrant les vers de ce dernier avec des pleines pages comme autant de respirations. Tout en restant fidèle au roman de Jean Teulé, notamment par l’humour qui le traverse, Dominique Gelli est parvenu à se l’approprier totalement. Sa représentation de Baudelaire peut toutefois apparaître éloignée des photographies que l’on connaît du poète. Si son accoutrement reflète bien l’extravagance de l’homme, dont le narcissisme n’avait d’égal que la folie, son visage, ordinaire et peu séduisant sous le pinceau du dessinateur, ne joue guère à son avantage. Certes, Baudelaire était loin d’être aimable, on pouvait même légitimement le qualifier de connard arrogant et fantasque, mais indiscutablement il était conscient de la fascination qu’il pouvait exercer sur son entourage, et il en jouait. Sa force était sans doute de ne pas faire cas de ce que l’on pensait de lui et d’aller jusqu’au bout de ses désirs. En résumé, ce tome 2 est une réussite et laisse à penser que la trilogie, une fois terminée, fera partie des biographies en BD les plus marquantes dans le domaine de l’art et de la littérature. Tome 1 : Jeanne Quelques mois après la mort de Jean Teulé, la sortie de cet ouvrage prend une dimension tout à fait particulière. Cet auteur, qui avait débuté dans la bande dessinée au tournant des années 80, s’était par la suite converti au roman où il évoquait comme personne la vie de personnages illustres de l’Histoire. Et pourtant, le lien avec le neuvième art n’a jamais été véritablement rompu, beaucoup de ses romans ayant fait l’objet d’une adaptation en BD, la plus emblématique étant sans doute Charly 9, de Richard Guérineau, une fresque grandiose consacrée au roi Charles IX. Il y eut également Je, François Villon, de Luigi Critone, et Ô Verlaine, de Philippe Thirault et Olivier Deloye. « Crénom, Baudelaire ! », le roman, n’était paru qu’en 2020. Après plusieurs années d’absence, Dominique Gelli, dont c’est ici la deuxième adaptation d’un ouvrage de ce conteur hors pair qu’était Jean Teulé, après Mangez-le si vous voulez, récit incroyable d’un fait divers effrayant pendant la guerre franco-prussienne de 1870, aura eu avec cette BD l’opportunité de se remettre sur les rails tout en révélant le talent graphique dont il était capable. Et lorsqu’on découvre ce nouvel opus, on se dit que le précédent n’était en fait qu’une mise en bouche… Pour ce faire, Dominique s’est adjoint les services de son fils Tino (on est artiste dans la famille !), davantage tourné vers la peinture, « inspiré par le mysticisme et l’ésotérisme », peignant et composant « sa propre musique qui devient la bande originale de son œuvre picturale », selon les termes de l’éditeur. Ainsi, ce portrait composé à quatre mains est le fruit d’une alchimie père-fils qui semble avoir fonctionné à plein. La partition narrative au trait légèrement charbonneux, assuré par Dominique, est entrecoupée de planches le plus souvent en pleine page, dévoilant le travail du fiston, entre abstraction et symbolisme. Gelli père quant à lui, a visiblement été très inspiré par ce portrait, et sa maîtrise sur la couleur que l’on avait constatée dans Mangez-le si vous voulez donne ici sa pleine mesure. Les scènes en clair-obscur sont splendides, avec ces touches de vert fluorescent ou de rouge qui explosent sous la grisaille parisienne, sans parler des délicats effets de drapés (la robe démesurée et voluptueuse de Madame Baudelaire !). Jeanne Duval, le « soleil noir » de Baudelaire, apparaît tel une reine africaine antique, d’une flamboyance presque terrifiante à faire pâlir — et c’est le cas — tous ceux gravitant autour d’elle, d’autant qu’à l’époque les Noirs étaient extrêmement rares à Paris. Les quelques scènes sexuelles un peu crues ne contiennent aucune once de vulgarité, et en ce sens reflètent parfaitement le propos baudelairien. Si le roman a ici été très bien synthétisé dans sa narration, évitant même de reproduire les tics un brin agaçants de Teulé de recourir à des expressions modernes, surtout dans la première partie de son livre, il a été littéralement magnifié d’un point de vue graphique. On ne pourra être que subjugué par ce qui s’avère un des joyaux éditoriaux de l’année. Cette BD, premier volet d’une trilogie pour laquelle l’écrivain a dispensé ses conseils, constitue donc désormais un double hommage, dédié d’une part à un immense poète (malgré son caractère invivable) et d’autre part un talentueux conteur des temps modernes. Il va sans dire qu’on est impatient de découvrir la suite.
Criminal - Les Acharnés
4 ans après l’excellent Un été cruel, le trio Brubaker / Phillips père et fils revisite l’univers noir de Criminal, avec ce nouveau one-shot qui peut se lire indépendamment, le lien avec la série mère se faisant via le personnage de Tracy Lawless. Pas de surprise niveau histoire, les auteurs sont au sommet de leur art. L’intrigue est complexe et passionnante, et parfaitement narrée. Les personnages de Jacob et Angie sont attachants, les sauts temporels nous permettent de découvrir les méandres de la galère dans laquelle ils se sont fourrés… impossible de refermer l’album avant d’en connaitre le dénouement. Pas de surprise non plus du coté du dessin… c’est du Phillips, père et fils, c’est efficace, l’ambiance noire et poisseuse est parfaitement retranscrite. Un excellent polar noir, immanquable pour les amateurs du genre… et pour couronner le tout, Brubaker annonce dans la postface que le prochain album de Criminal est déjà en cours de réalisation… vivement !
Ultrasons
Un sacré pavé de près de 400 pages. J'ai étalé ma lecture et il m'a fallu plusieurs semaines pour enfin le terminer. Ce n'était pas spécialement haletant pour que je le plie rapidement, c'était un peu dérangeant mais attirant à la fois. Une seconde passe est presque nécessaire pour bien appréhender ce qu'il s'y passe. C'est une lecture dense qui commence par une histoire quelque peu banale, d'un homme en voiture qui crève sur la route. Il cherche alors de l'aide dans une maison proche. Déjà cela commence à virer bizarre quand le mari lui propose de coucher avec sa femme. Et sur plusieurs pages l'auteur décrit la chambre à coucher et une maladroite relation. Mais sans trop en dévoiler il y a ensuite une vraie rupture dans le récit, on découvre les personnages sous un nouvel angle. Tout cela est une machination, un programme. Cela m'a rappelé des scénarios tortueux et psychologiques comme Mind MGMT de Matt Kindt. On vire sur le fantastique mais dans un contexte tout ce qu'il y a de plus réel et ordinaire dans un endroit indéterminé des USA. Le dessin est bien réalisé, je ne sais pas si c'est fait au stylo bille, pas mal d'hachures, des pages monochromes de différentes couleurs. Un travail de dingue. Bref un ouvrage exigeant que je recommande.
La Veuve
Tout simplement une très belle histoire. Cela commence un peu de manière conventionnelle, une petite silhouette féminine qui fuit en courant dans la forêt, poursuivie par deux gros types avec des chiens, des chapeaux melons, des carabines... de grandes pages muettes noir et blanc, aux traits gras et surfaces grisées : feutre, pinceaux, graphite, tout est permis pour représenter les branches mortes, les pins dressés, les prairies, la surface éclaboussée par la course, des rivières... Mais les ressors de la fuite sont remontés par des rencontres surprenantes et des personnages qui se trompent, se pardonnent, et nous donnent à penser, à rêver, à désespérer mais aussi à espérer. C'est une adaptation d'un roman de Gil Adamson que la BD donne envie de lire, on devine une subtilité psychologique qui reste en partie hors de portée mais sous-jacente. L'esprit western n'est pas si présent que ça, si ce n'est dans la brochette des mineurs épuisés qui se retrouvent à la messe pour boxer. Ce qui est un peut frustrant c'est l'inhumanité des poursuivants, en comparaison de la délicatesse d'observation du reste, cela fait perdre en intérêt, le seul trou dans la cuirasse arrive vers la fin quand le plus jeune frère fait part de son envie d'abandonner la poursuite... Finalement ce n'est pas la jeune fille non plus qui nous intéresse, mais plutôt les personnages qui la croisent et leurs réactions devant son destin. On s'attend au pire, mais c'est autre chose qui se produit. Est-ce le meilleur ? Non, c'est l'inventivité du sort.